Le Sergent de Chevert (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY)

Vaudeville historique en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 19 décembre 1822.

 

Personnages

 

CHEVERT

DERMONT, capitaine dans le régiment de Chevert

HENRY, jeune sergent de Grenadiers

EMMA, fille de Dermont

BRETIGNAC, Gascon, chirurgien et maître d’hôtellerie

LACAISSE, vieux tambour attaché au capitaine Dermont

OFFICIERS

SOLDATS

CHŒUR

 

La Scène se passe, en 1741, dans un village aux environs de Prague.

 

Le Théâtre représente une place de village ; dans le fond, des redoutes ; à gauche, une hôtellerie qui a pour enseigne les Armes de France. Au lever du rideau les soldats sont endormis ; ils se lèvent au bruit d’un roulement et défilent.

 

 

Scène première

 

LACAISSE, seul

 

Aye, aye, aye les reins... Qu’c’est donc dur de passer les nuits tous les jours comme ça à la belle étoile... et de n’avoir pour lit que la terre... et qu’mon tambour pour oreiller !... aussi dans queuqu’temps.

Air du vaudeville de M. Guillaume.

C’est décidé, j’dis bonsoir au service,
J’peux ben, maint’nant, r’poser sous mes lauriers ;
Oui, je l’sentons, il est temps qu’ça finisse,
On est ben ais’ de revoir ses foyers ;
J’lons éprouvé, tant d’campagn’s n’sont pas drôles,
Ded’puis vingt ans que j’suis sous les drapeaux,
Avoir toujours un sac sur les épaules,
J’dis qu’on en a plein l’dos.

C’pendant, j’me suis queuq’fois fourré dans l’idée que j’frais du bruit dans l’monde... foi d’tambour...  que j’deviendrais p’têt sergent, p’têt capitaine, p’têt major... ? Ah ! par exemple ça s’rait joliment drôle... d’voir un tambour... major.

On entend chanter dans la maison.

Mais qu’est-ce que j’entends là ?... Et pardienne, c’est la voix de c’maudit médecin gascon qui fait la cour à la fille de M. Dermont mon capitaine.

À Bretignac qui entre.

Serviteur, monsieur le chirurgien aubergiste.

 

 

Scène II

 

BRETIGNAC, LACAISSE

 

BRETIGNAC, sortant de son hôtellerie.

Qu’est-ce à dire ?... Doctur en médecine et maître d’hôtel né badinons pas là-dessus, s’il vous plaît.

LACAISSE.

Comme il vous plaira, papa.

BRETIGNAC.

À la bonne heure !... Mais, dites-moi, mons Lacaisse, vous qui êtes l’homme dé confiance dé M. Dermont, pourriez-vous mé dire s’il est sorti, et si je pourrai bientôt voir sa fille, ma prétendue ?

LACAISSE.

Mamz’elle Emma vot’ prétendue ?... Allons donc, vous avez la berlue... Elle aura suivi son père à l’armée, tout exprès pour vous épouser, n’est-ce pas ?... D’ailleurs, son cœur est pris ; ainsi, franchement, j’vous conseille d’éteind’ ce feu-là.

BRETIGNAC.

Comment, sandis, quelqu’un osérait-il sé dire mon rival ?... Et vite... nommez-le-moi.

LACAISSE.

Et pardienne, c’est M. Henry.

BRETIGNAC.

Quoi !... cé pétit sergent qui sé permet de rôder ici quelque fois !... quelle audace !... un simple sergent sé mettre sur lé même rang qué dé Brétignac !

LACAISSE.

Un sergent vous vaut bien... mon ancien.

BRETIGNAC.

Qu’il n’y révienne plus, sandis, ou jé lui coupe les oreilles.

Air : Pégase.

Jé tire la pointe à merveille,
Et j’ai fait mes pruves, je crois,
Aussi, d’honnur : jé lui conseille
Dé né pa’s sé frotter à moi...
Qu’il tremble, s’il aime la vie !...

LACAISSE.

Il doit vous r’douler aujourd’hui,
Car, monsieur l’médecin, je l’parie,
Vous avez tué plus d’mond’ que lui.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BRETIGNAC, seul

 

Ah ! drôle... tu mé lé paieras... Il sé moque dé moi... n’importe... Jé suis bien avec le capitaine, et c’est l’essentiel... Heureux dé Brétignac ! enfin donc lé soit né té persécute plus ! Obligé de quitter Pézenas mon pays natal par l’obstination dé maudits créanciers qui n’avaient pas honte dé vouloir sé faire payer jé m’esquive, et j’arrive dans ce village dé la Bohême où jé m’établis... doctur en médecine ; je n’y connais rien... mais c’est égal... n’ai-je pas fait un peu de tout ?

Air de Valse.

J’ai fait dé tout, mais
Sans succès,
Et si jé n’ai jamais
Attrapé la fortune,
C’est qué l’ingrate, sur ma foi,
Jé né sais trop pourquoi,
Court plus vite qué moi.
Trottant,
Jamais né m’arrêtant,
Et toujours m’écartant
Dé la route commune,
Jé fus tantôt fripon, vaurien,
Ou bien
Homme dé bien
Sans réussir à rien,
À mon but pour mieux parvenir,
Jé sus toujours agir
Sélon la circonstance ;
L’on m’a vu dans chaque pays :
Flattant tous les partis,
Changer d’habits,
D’avis.
Dans un bourg ; jé mé mis barbier,
Mais las ! dans cé métier,
Jé né fis pas merveilles,
Car les femmes, dans cé pays,
Faisaient toutes, sandis,
La barbe à leurs maris.
Cessant d’écorcher le menton,
En moderne amphion,
J’écorchai les oreilles,
Mais trop souvent, filles, garçons,
Dans beaucoup de cantons,
Dansent sans violons.
Quittant l’archet, je fus laquais,
Et souvent jé montais
Derrière une voiture :
Par là, croyant avoir, enfin,
Trouvé lé vrai moyen
Dé faire mon chemin,
Malgré mon talent
Étonnant,
J’échouai... cépendant
La méthode est très sûre,
Car on voit tant d’honnêtes gens
Qui, naguère
Derrière,
Aujourd’hui sont dédans,
Pourtant l’exacte probité
Pour moi n’a pas été
Un obstacle, j’espère :
J’ai toujours eu
Dé la vertu,
Juste autant qu’il en faut pour n’être pas pendu...
Bref, j’ai tout fait, mais
Sans succès,
Et si je n’ai jamais
Attrapé la fortune,
C’est qué l’ingrate, sur ma foi,
Jé ne sais trop pourquoi,
Court plus vite qué moi.

Malhurusement, quand jé suis arrivé ici, tout le monde sé portait bien, et jé serais mort de faim si l’ancien propriétaire dé cette hôtellerie n’avait eu la complaisance de tomber malade... Il m’appelle auprès de lui, jé lé soigne, et au bout de deux jours, crac... il n’était plus. Lé digne homme... avant de mourir, j’eus l’adresse dé lui persuader que j’étais son arrière-parent... Il n’avait pas d’enfants, jé dévins son légataire, et j’héritai dé cette hôtellerie... Il avait une enseigne jaune, vu qué les Allemands étaient dans ce pays... les Français s’en emparent... sur-le-champ jé la rétourne et jé la fais peindre en bleu... Dépuis ce temps, jé cumule dans le canton... jé saigne, jé taille, jé rogne, jé loge à pied et à cheval, jé coupe les bras et les jambes, lé tout à juste prix... Mais voici lé capitaine, mon futur beau-père... feignons d’être en colère... et tachons d’exécuter mon projet.

 

 

Scène IV

 

BRETIGNAC, DERMONT

 

BRETIGNAC, l’épée à la main.

Qu’il craigne ma furur !

DERMONT.

Après qui donc en avez-vous, M. Bretignac ?

BRETIGNAC.

Comment ! un maraud dé sergent qui sé permet dé faire la cour à votre fille, à mon nez et à ma barbe... Jé bouillonne de colère.

DERMONT.

Oh ! n’est-ce que cela ?... Tranquillisez-vous, je suis sûr de la soumission de ma fille.

BRETIGNAC.

Jé mé calme, et jé rengaine... Vous dites donc qué cette aimable enfant brûle de m’épouser.

DERMONT.

Je ne vous ai jamais dit cela, mais il paraît que vous persistez toujours dans votre projet de mariage ?

BRETIGNAC.

Jé lé crois bien, sambleu... et j’espère qué vous né mé réfuserez pas l’honnur dé dévenir votre gendre... Dans le fait... jé conviens à votre fille sous tous les rapports.

Air : Je loge au quatrième étage.

Vraiment, je suis un homme rare,
Partout on me trouve parfait,
Je sais pincer de la guitare,
Et tourne fort bien lé couplet ;
Être brave, c’est ma coutume,
Sur la danse on me dit très fort,
Je suis léger comme une plume,
Enfin, je vaux mon pésant d’or.

DERMONT.

J’avoue que vous pouvez lui plaire, quoiqu’un peu original, mais véritablement, nous connaissons-nous assez pour songer à une telle union ?... Blessé dans une de nos dernières affaires, on me transporte dans votre hôtellerie... je suis enchanté de trou ver en vous un compatriote... vous me prodiguer tous les soins et vous nécessaires, et je suis promptement guéri, grâce à votre talent dans la médecine.

BRETIGNAC.

Oh ! né parlons pas dé céla, jé vous prie.

DERMONT.

Depuis trois mois je loge chez vous avec ma fille Emma... Pendant ce temps, vous en devenez éperdument amoureux, me demandez sa main... Sans doute, je vous dois de la reconnaissance, mais vous avouerez qu’en conscience... d’ayant jamais connu votre famille...

BRETIGNAC.

Eh quoi ! c’est cela qui vous inquiète... bagatelle... un seul mot va vous tranquilliser.

À part.

Portons lé grand coup.

Haut.

Qué diriez-vous si je vous donnais la pruve authentique que jé suis dé parent de M. dé Chévert, votre colonel... ?

DERMONT.

Comment ! il serait possible... ?

BRETIGNAC.

Oui, capitaine, j’ai dernièrement découvert que les liens du sang m’unissent à cé vaillant guerrier.

DERMONT.

Je suis enchanté d’apprendre celle heureuse nouvelle, et je vous jure que, s’il en est ainsi, vous serez l’époux de ma fille.

BRETIGNAC, à part.

Bon !

Haut.

Jé m’engage à vous lé prouver sans réplique, aujourd’hui même... et donc c’est une affaire convenue, vous mé comptez la dot, vous sous rétirez du service, et sur-lé-clamp nous régagnons la France.

DERMONT.

Me retirer du service !... y pensez-vous ?... quand je puis être encore utile à mon pays... dans ce moment surtout, où tout doit nous faire présager de nouveaux succès !... M. de Chevert, qui nous commande, feint de vouloir se retrancher derrière ces redoutes ; mais je suis sûr que cette ruse n’a pour but que d’entretenir la sécurité de l’ennemi, et qu’il prépare un coup d’éclat qui terminera glorieusement la campagne, en nous rendant maître de la cita delle de Prague... Quel officier, quel soldat de notre régiment refuserait de partager la gloire de notre illustre colonel ?

BRETIGNAC.

Illustre, c’est lé mot... Ce n’est pas à cause dé ma parenté... mais jé soutiens qué cé doit être un jour un grand homme, et, sandis, dans ma famille ils né sont pas rares.

DERMONT, à Emma qui entre.

Ah ! te voilà ma fille...

EMMA.

Eh quoi ! vous vous éloignez, mon père ?

DERMONT.

Oui, je vais où le devoir m’appelle... mais je te laisse avec M. de Bretignac.

EMMA.

Ô mon père !

DERMONT.

Reste, je serai bientôt de retour. Adieu, M. de Bretignac.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BRETIGNAC, EMMA

 

BRETIGNAC.

Bonjour, belle démoiselle... monsu Dermont mé charge dé vous faire part d’une nouvelle qui vous enchantera, jé lé parie.

EMMA.

Qu’avez-vous donc à me dire ?

BRETIGNAC.

Cé qué j’ai... Cé que j’ai : ah ! pouvez-vous bien mé lé démander, lorsqué jé suis à la veille de vous posséder ?

EMMA.

Comment, vous pensez encore à moi...

Riant.

Ah, ah, ah ! M. de Bretignac, vous perdez votre temps.

BRETIGNAC.

Riez, riez, friponne... soutenez que vous né m’aimez pas... vos yeux, sandis, disent bien le contraire...

EMMA.

Vous croyez ?

BRETIGNAC.

Non, sandis... j’en suis sûr.

EMMA.

Vous voulez donc encore me forcer à vous avouer que... 

BRETIGNAC.

Qué votre petit cœur a parlé... n’est-ce pas... foi de Brétignac, jé m’en étais toujours douté...

EMMA.

Eh bien ! oui... j’aime, j’en conviens avec vous !

Air : Si je perdais mon Isabelle (de l’Irato).

Sans crainte, ici je le confesse,
Mon cœur obéit à l’amour,
Et je vais vous faire, en ce jour,
L’aveu de ma vive tendresse...

BRETIGNAC, à part.

Trop heureux dé Brétignac, c’est toi, il n’y a pas dé doute.

Tombant ridiculement à ses genoux.

Vous mé voyez à vos génoux,
Objet dé mon tendre martyre,
Qué jé vais faire de jaloux !

EMMA, à part.

Je ne puis m’empêcher de rire.

Haut.

Mon cœur, puisqu’il faut vous le dire,
Brûle de l’amour le plus doux...

Gaiment et le repoussant.

Mais, monsieur, ce n’est pas pour vous.

BRETIGNAC, se relevant.

Qu’est-ce à dire, madémoiselle... n’ai-je pas toutes les qualités réquises dans un cadet de bonne famille ?... Qué voulez-vous dé plus ?... Mais je vois cé qué c’est... une plaisanterie, n’est-ce pas ?... Jé mé rétire... plus tard vous serez moins cruelle... Adieu, tigresse, adieu, petit cur dé rocher...

Air : Allons aux prés Saint-Gervais.

Adieu donc, jusqu’au révoir ;
Avec peine,
Belle inhumaine,
Jé vous fuis, mais j’ai l’espoir
Dé pouvoir
Vous révoir
Cé soir :
Jé vous ai dit que j’expire,
Qué jé brûle à pétit feu ;
Qué faut-il encor vous dire ?

Ensemble.

EMMA.

Me dire adieu.

BRETIGNAC.

Adieu donc, jusqu’au révoir, etc.

EMMA.

Adieu donc, jusqu’au revoir :
Je serai toujours inhumaine,
Croyez-moi, perdez l’espoir
De pouvoir Me plaire ce soir.

Bretignac sort.

 

 

Scène VI

 

EMMA, seule

 

Enfin, il est parti... Voilà donc l’époux que mon père me destine... mais un moment, je ne suis pas encore madame Bretignac... Quelle différence... Henry est si aimable, il me chérit si tendrement... ! Cependant, voilà bientôt huit jours que je ne l’ai vu... Je devrais lui en vouloir... mais non... je sens qu’il m’est plus cher que jamais... Pourquoi faut-il que mon père me défende de penser à lui ?

Air : Tyrolienne variée.

Celui que mon cœur a choisi
Est pourtant digne de me plaire :
Puis-je donc oublier ainsi
Celui que mon cœur a choisi ?
Je voudrais bien, hélas ! obéir à mon père,
Mais j’ai grand peur
De n’obéir qu’à mon cœur.

 

 

Scène VII

 

HENRY, EMMA

 

HENRY.

Chère Emma, je puis enfin vous revoir.

EMMA.

Ah ! c’est vous, monsieur ; vraiment c’est bien heureux... venir une fois en huit jours ; on ne saurait être plus empressé, plus galant.

HENRY.

Plaignez-moi, mais ne m’accusez pas... Placé à un poste important, je ne pouvais le quitter sans déshonneur... et aujourd’hui même en m’échappant quelques instants, je crains de m’être exposé à la rigueur de la discipline militaire... mais n’importe, je vous ai revue, et je ne songe plus au danger.

EMMA.

Quelle imprudence !

HENRY.

Je ne pouvais supporter l’idée de vous voir à un autre. Vous savez que M. Dermont m’a reproché de n’être qu’un simple sergent, mais aujourd’hui l’on va se battre, et je veux me rendre digne de vous.

EMMA.

Que voulez-vous dire ?

HENRY.

Que je saurai vous mériter ou mourir.

Air : Tu ne vois pas, jeune imprudent.

S’il me faut périr en ce jour,
C’est pour l’honneur que je succombe.
Ô mon pays ! ô mon amour !
De fleurs vous couvrirez ma tombe.
Qu’est donc la mort pour un guerrier
S’il obtient en perdant la vie
Une couronne de laurier,
Une larme de son amie ?

EMMA.

On vient.

HENRY.

Ô Ciel ! monsieur de Chevert !

EMMA.

Imprudent ! sauvez-vous.

Il s’éloigne et Emma rentre dans la maison.

 

 

Scène VIII

 

CHEVERT, DERMONT, OFFICIERS

 

CHEVERT.

Oui, mon cher Dermont, vous me voyez au comble de la joie... M. le maréchal de Saxe vient de me charger d’une entreprise dont la réussite doit me couvrir de gloire.

DERMONT.

Pouvait-il faire un meilleur choix ?

CHEVERT.

L’affaire sera chaude... l’ennemi est nombreux, et nous opposera une vive résistance.

DERMONT.

Vous avez appris à vos grenadiers à ne connaître aucun obstacle.

CHEVERT.

J’espère bien encore, aujourd’hui, leur montrer le chemin.

DERMONT.

M. de Chevert, pourquoi toujours vous exposer ainsi ? 

Air : du Verre.

Un bon général ne doit pas,
Dans les combats, risquer sa vie :
Elle appartient à ses soldats,
Elle appartient à sa patrie.
N’écoutant jamais son ardeur,
Que la prudence le modère,
Car s’il est enfant de l’honneur, }
(bis.)
De ses soldats il est le père.        }

CHEVERT.

Ne dois-je pas l’exemple à ceux que je commande ?

Air : Te souviens-tu ?

Lorsqu’à leurs yeux le danger me menace,
Pour me sauver par leurs nobles efforts,
De mes soldats je sais quelle est l’audace :
Ils me font tous un rempart de leurs corps.
À ma voix rien ne les arrête
S’il faut mourir dans un jour de combat :
Aussi toujours quand je marche à leur tête,
Je me souviens que Chevert fut soldat.

DERMONT.

Tout doit nous faire présumer que les plus hautes destinées vous attendent... croyez-en un vieux militaire qui ne sut jamais flatter... Le nom de Chevert sera cité un jour parmi ceux de nos plus grands capitaines... Ménagez donc des jours aussi précieux : que ne portez-vous une cuirasse !

CHEVERT.

Mes soldats en ont-ils ?... Que tout mon régiment prenne les armes... l’affaire ne tardera pas à commencer.

DERMONT.

Vous savez que nous manquons de poudre.

CHEVERT.

N’avons-nous pas des baïonnettes... D’ailleurs, je le sais... nous sommes en petit nombre pour attaquer la citadelle de Prague... mais j’ai des ordres positifs, et je ne connais que mon devoir. Allez, capitaine, que, dans quelques instants, tous mes soldats soient rassemblés ici.

Dermont sort à la tête des officiers.

 

 

Scène IX

 

CHEVERT, seul

 

La citadelle de Prague est le but des entreprises de M. le maréchal de Saxe ; dans quelques beures, il faut qu’elle soit au pouvoir des Français, et c’est à moi qu’est réservé l’honneur de monter le premier à l’assaut, à la tête de mon régiment.

Il déroule un plan qu’il tenait à la main.

Examinons ce plan.

Il s’assied.

Le côté de l’est est le moins fortifié... l’ennemi doit présumer que c’est par là que nous commencerons l’attaque... Il y portera toutes ses forces, et, tandis que le maréchal le trompera par une fausse manœuvre, le fort du nord ne sera pas à l’abri d’un coup de main... Oui, c’est de ce côté qu’il faut tenter l’escalade.

Réfléchissant.

J’y suis... un seul homme pourrait... le coup est hardi... mais n’importe, il faut de l’audace, et la citadelle est à nous.

Il continue à examiner le plan.

 

 

Scène X

 

CHEVERT, BRETIGNAC

 

BRETIGNAC.

Cadédis, qu’ai-jé entendu dire ?... on va sé battre... sé battre... où pourrai-jé me cacher...

Apercevant Chevert.

Qué vois-je ? M. dé Chevert seul !... ô la bonne occasion... si jé pouvais... j’ai précisément là, dans ma poche... abordons-le.

Il le salue ridiculement.

CHEVERT, à part.

Que demande cet original ?

BRETIGNAC.

C’est à monsieur dé Chévert que j’ai l’honnur dé parler ?

CHEVERT.

Oui, monsieur ; que me voulez-vous ?

BRETIGNAC, avec mystère.

J’ai quelque chose dé la plus haute importance à vous communiquer... Jé mé nomme dé Brétignac, natif de Pézénas, descendant en ligne directe du fameux dé Brétignac.

CHEVERT.

Eh ! monsieur, au fait, s’il vous plaît.

BRETIGNAC.

M’y voici.

S’inclinant.

Jé vénais pour avoir l’honpur dé vous présenter en moi un dé vos proches parents.

CHEVERT.

Un parent !...

BRETIGNAC.

Céla vous étonne, jé lé vois ; vous né vous attendiez pas à cette huruse nouvelle ; mais veuillez prendre la peine de jeter un coup d’œil sur cette pétite liste

Il tire un énorme papier de sa poche.

qui forme la généalogie complète dé toute ma famille : vous y verrez qu’une demoiselle, Jeanne Merlusine dé Chévert, épousa en secondes noces un dé Brétignac ; dé la dite Merlusine advint un fils qui fut lé père de l’aïeul du bisaïeul de mon trisaïeul, et la souche dé cette grande branche dont vous voyez lé seul réjéton dans la personne de votre servitur... et donc jé présumé, d’après céla, qué nous pouvons à peu près nous regarder comme archi-pétits cousins, à la mode dé Brétagne.

CHEVERT.

Vous êtes de famille élevée, M. de Bretignac.

BRETIGNAC.

Pouvez-vous en douter ?

CHEVERT.

En ce cas, nous ne sommes pas parents ; car vous voyez en moi le premier et le seul gentilhomme de ma race. Ainsi laissez-moi.

Il rentre dans la maison sans être vu de Bretignac.

 

 

Scène XI

 

BRETIGNAC, seul

 

Croyez-vous donc qué jé vous en impose ? tournez cé feuillet... lisez vous-même... l’an huit cent nonante-trois... Eh bien ! où êtes-vous, monsieur dé Chévert, mon cher parent ?... Allons, mon stratagème n’a pas réussi... N’importe, plus tard, nous réviendrons à la charge... Quelle guignon... personne né voudra donc jamais être dé ma famille ?

Air : Tenez, je suis un bonhomme.

Je n’ai pas dé parents au monde,
Et j’en cherche partout en vain,
Jé né puis trouver, à la ronde,
Seulement un petit cousin,
Ma naissance est bien légitime,
Mais, par un fatal quiproquo,
Mon père a gardé l’anonyme,
Et ma mère l’incognito.

 

 

Scène XII

 

HENRY, BRETIGNAC

 

HENRY, sans voir Bretignac.

On va bientôt marcher... si je pouvais voir Emma, avant de partir.

BRETIGNAC, à part.

Cadédis ! voilà encore cé maudit sergent.

HENRY, de même.

Nous aurons sans doute une affaire décisive.

BRETIGNAC, à part.

Tant mieux, il sé fera tuer ; mais tâchons dé lui faire pur...

Haut.

Hum, hum.

HENRY.

Au diable l’importun... Que cherchez vous ici ?

BRETIGNAC.

Jé vais vous l’apprendre... Jé cherche un maraud dé sergent qui sé donne les tons d’aller sur mes brisées.

HENRY.

Serait-ce là mon rival, par hasard ?

BRETIGNAC.

Comme vous dites, votre rival, cé qui né fait pas le plus beau dé votre affaire... Je suis dé première force sur l’escrime ; j’ai dix ans dé salle... au pistolet mon adresse est encore plus surprénante... à cent cinquante pas jé fais sauter lé bouchon d’un flacon dé Bordeaux... enfin, mon pétit, je vous lé dis franchement, un homme, entre mes mains, est un homme mort.

HENRY.

Parbleu, M. le Gascon, il me prend envie d’éprouver votre bravoure.

BRETIGNAC, à part.

Sandis, cé diable d’homme né sé laisse pas intimider !

HENRY.

Je vous demande si vous avez du courage.

BRETIGNAC.

Il né s’agit pas dé céla. 

HENRY.

Comment, vous reculez !

BRETIGNAC, reculant.

Non, sandis, je né récule pas... mais croyez-vous donc, mon cher, qué jé veuille compromettre la dignité dé ma flamberge ?

HENRY.

Allons, suivez-moi, ou sinon...

BRETIGNAC.

D’honnur, jé né le puis.

Air : de l’écu de six francs.

Dans ma famille l’on nous cite
Pour notre étonnante baleur :
En duel, je m’en félicite,
De père en fils on fut vainqueur.
(bis)
Dé peur que l’ardeur de combattre
Ne vint ternir cette vertu,
J’ai fait, pour n’être pas vattu,
Serment dé né jamais mé vattre.

HENRY.

M. de Bretignac... vous êtes un lâche.

BRETIGNAC.

Un lâche, un lâche !... Pas de mots à double entente, jé vous prie, ou jé finirais par entrer en fureur.

HENRY, le prenant au collet.

Vous me menacez, je crois.

BRETIGNAC, criant.

Aye, aye, aye, au secours, au secours !

 

 

Scène XIII

 

HENRY, BRETIGNAC, CHEVERT

 

CHEVERT.

Que signifie ce bruit ?... Que vois-je ? un sergent de mon régiment !

BRETIGNAC.

Au nom des liens de famille qui nous unissent, délivrez-moi dé cé furieux.

CHEVERT, à Henry.

Sergent, que faisiez-vous ici ?

BRETIGNAC.

Cé qu’il faisait, sandis, il méprenait à la gorge et m’étouffait, rien qué cela.

CHEVERT.

Silence !

À Henry.

Répondez.

HENRY.

Cet homme m’insultait, et, quand on porte votre uniforme, on doit savoir le faire respecter.

CHEVERT.

Le motif de cette querelle ?

BRETIGNAC.

Jé m’en vais tout vous dire... Monsu sé donne les tons dé faire la cour à la fille du capitaine Dermont ma prétendue.

CHEVERT.

Serait-il vrai ?... Sergent, qui a pu vous engager à quitter votre poste ?

HENRY.

Pardon, mon colonel ; punissez-moi, si je l’ai mérité ; mais permettez-moi de garder un secret que la délicatesse m’ordonne de respecter.

CHEVERT.

Vous connaissez la sévérité des lois militaires, et vous serez puni.

BRETIGNAC, à part.

À merveille !

CHEVERT.

Je dois un exemple au régiment, et il sera sévère... Aujourd’hui nous allons combattre, et vous resterez à la garde du camp.

BRETIGNAC, à part.

Sandieu, céci né fait pas mon compte.

HENRY.

Air : de Turenne.

Mon colonel, écoutez-moi, de grâce,
Mes compagnons vont voler aux combats,
Des ennemis ils braveront l’audace,
Ils les battront, et je n’y serai pas,
Pour l’honneur lorsque je travaille,
N’est-ce pas une cruauté
De me ravir la liberté,
Le jour où l’on livre bataille.

Il se jette à ses genoux.

CHEVERT.

Relève-toi.

À part.

Bon, il est brave, intrépide, voilà l’homme qu’il me faut.

Haut.

Eh bien ! il est un moyen de réparer ta faute.

HENRY.

Lequel ?

CHEVERT.

M. de Bretignac, éloignez-vous.

BRETIGNAC.

Il suffit, mon cher parent, jé mé retire...

Bas.

Mais jé vous lé conseille, faites-moi fusiller cé drôle-là...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

CHEVERT, HENRY

 

CHEVERT.

Tu te nommes Henry, sergent dans mes grenadiers ?

HENRY.

Oui, mon colonel.

CHEVERT.

Je t’ai entendu citer plusieurs fois avec honneur ; on te voit souvent aux postes les plus périlleux.

HENRY.

J’aime à ne trouver auprès de vous, mon colonel.

CHEVERT.

Eh bien ! je veux te donner une preuve de mon estime.

HENRY.

Parlez.

CHEVERT.

Tu promets de m’obéir aveuglément.

HENRY.

Air : mon Galoubet.

J’obéirai. (bis.)

CHEVERT.

À l’honneur tu seras fidèle.

HENRY.

Pour moi c’est un devoir sacre.

CHEVERT.

Mais lorsque la gloire t’appelle,
S’il te fallait mourir pour elle ?

HENRY.

J’obéirai. (4 fois.)

CHEVERT.

Avant une heure, la citadelle de Prague doit être au pouvoir des Français... Ils vont monter à l’assaut, et c’est toi qui leur montreras le chemin.

HENRY.

Je suis prêt, que faut-il faire ?

CHEVERT, indiquant la gauche du théâtre.

Va droit à ce bastion que l’on découvre d’ici, tu marcheras sans t’arrêter : on te criera trois fois, qui vive ? tu ne répondras rien ; on fera feu sur toi, on te manquera, tu fondras sur la sentinelle, tu la tueras... Je suis là pour te soutenir.

HENRY.

Comptez sur moi.

CHEVERT.

Surtout, la plus grande discrétion.

On entend une marche.

Le régiment s’avance, va reprendre ton rang, et sois prêt au, premier signal.

 

 

Scène XV

 

CHEVERT, DERMONT, HENRY, à son rang, LACAISSE, OFFICIERS, SOLDATS

 

DERMONT.

Alle, front... Colonel, j’ai rempli vos ordres, nous sommes tous prêts à marcher.

CHEVERT.

Très bien, capitaine... Qu’un peloton se détache, et garde l’entrée de cette maison.

Cet ordre s’exécute... on entend le canon.

DERMONT, bas à Chevert.

Vous entendez.

CHEVERT.

Je sais... c’est le maréchal qui commence l’attaque, et je vais le seconder.

Haut.

Officiers, vous m’avez tous juré de vous faire tuer plutôt que de reculer ; soldats, je vous connais, et je compte sur vous.

Air : Honneur, honneur aux Enfants de la France, (de Mayer.)

Jadis Henry montrant son blanc panache
À ses soldats disait : vaincre ou mourir.
Depuis ce temps notre honneur fut sans tache,
Et cette gloire il faut la soutenir.
Oui, si le sort trahit notre vaillance
Sur ces remparts si nous trouvons la mort,
Nos ennemis diront encor,
Honneur, honneur aux enfants de la France.

CHŒUR.

Nos ennemis diront encore, etc.

Le régiment défile.

 

 

Scène XVI

 

LACAISSE, SOLDATS

 

Les soldats mettent leurs fusils en faisceau.

LACAISSE.

Eh ben ! camarades, les v’là partis... il paraîtrait, d’après ça, qu’on nous met z’au rebut... C’est égal... n’y a pas d’affront... pour nous consoler, j’ai précisément là, dans un coin de la maison, un p’tit régiment d’bouteilles qui se r’commande à nous... Elles ont été trouvées sur le champ d’bataille ; pas d’quartier pour les prisonniers.

Air : de Lantara.

Un jour qu’ils étiant on déroute,
L’z’impériaux ont eu l’honnêt’té.
D’nous laisser c’vin-là sur la route,
Morguenn’, faut l’boire à leu santé ;
C’est du ch’nu, vous pouvez m’en croire :
D’ailleurs, fut-il d’un mauvais crû,
Ça fait toujours plaisir à boire,
Le vin d’ l’enn’mi qu’on a battu.

Les soldats rentrent dans la maison ; pendant cette scène et les suivantes, on entend au loin le bruit du canon et le son des trompettes et des tambours.

 

 

Scène XVII

 

EMMA, LACAISSE

 

EMMA.

Lacaisse !...

LACAISSE, portant la main à son bonnet.

Mamz’elle...

EMMA.

Tu sais que M. de Chevert a parlé longtemps avec Henry, et je crains bien qu’il ne s’expose imprudemment.

LACAISSE.

Rassurez-vous ; allez, mam’zelle, il va se faire tuer aujourd’hui... ou il méritera votre main.

EMMA.

Tu me fais trembler !

LACAISSE.

Ça n’en vaut pas la peine... d’ailleurs, faut espérer qu’il n’ s’ra qu’blessé.

EMMA.

Blessé !

Air : du vaudeville de la Petite Sœur.

Je sens que je tremble pour lui,
De crainte à peine je respire.
(bis.)

LACAISSE.

Loin de le r’douter, aujourd’hui
Je crois plutôt qu’il le désire ;
Comm’ tant d’aut’s il aura pensé
Que, pour plair’, la méthode est sûre,
Car rien d’tel qu’un amant blessé ;
Pour faire au cour une blessure.

EMMA.

D’ailleurs, mon père n’a-t-il pas promis ma main à ce vilain monsieur de Bretignac ?

LACAISSE.

Oui, mais à une condition que vous n’savez p’têt’ pas.

EMMA.

Tu veux dire qu’il sera obligé de prouver à mon père sa prétendue parenté avec M. de Chevert.

LACAISSE.

Et vous croyez qu’un imbécile comme ça peut être l’parent d’not colonel, p’têt’ l’officier l’pus distingue d’l’armée... ? ah ! laissez donc...

EMMA.

Il est si faux, si rampant.

LACAISSE.

C’n’est pas l’embarras,

Air.

Dans le monde, l’on voit souvent,
Un nigaud, un fat, un bon drille,
Un honnête homme, un intrigant
Sortir de la même famille,
Et c’gascon, je l’dis en un mot,
Quoiqu’il se vante, Dieu sait comme,
Ne serait pas le premier sot
Qui fût le parent d’un grand homme.

Je n’sais pas pourquoi M. Dermont s’est entiché d’un blanc-bec comme ça... encor, s’il y avait un moyen d’lui prouver qu’il est plus volatile que la girouette qu’est sur sa maison, et qui tourne à tout vent.

EMMA.

Peut-être alors qu’il reviendrait de sa prévention ; mais comment faire ?

LACAISSE, réfléchissant.

Ça n’s’rait pas si bête... Oui, morguenne, c’est ça... Et puisque je n’pouvons pas nous donner z’un coup d’peigne avec l’z’amis les ennemis... faut nous divertir aux dépens du nigaud, et l’tout ? dans votre intérêt...

EMMA.

Quoi ! tu pourrais...

LACAISSE.

Oui, mam’zelle, soyez tranquille.

Air : rentrez, ou bien.

Rentrez chez vous,
Et ce gascon, sur mon âme,
De votre époux
N’aura pas le nom si doux.

EMMA.

Mais à tout prix, voulant que je sois sa femme,
Pour me charmer il dit avoir ce qu’il faut,
Et me soutient qu’il saura toucher mon âme.

LACAISSE.

Je crois plutôt qu’il n’veut que toucher la dot.

Ensemble.

Rentrez chez vous, etc.

EMMA.

Je rentre ; adieu, mais ce gascon, sur mon âme,
De mon époux
N’aura pas le nom si doux.

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène XVIII

 

LACAISSE, puis BRETIGNAC, à la fenêtre

 

LACAISSE.

J’ai mon projet dans la tête, et j’gage que l’jobard va donner dans l’panneau... Le v’là : z’à sa fenêtre... Qu’est-ce qu’il dit donc là ? Écoutons...

BRETIGNAC, à la fenêtre, regardant avec une lorgnette d’approche.

Sandis... ils sé ballent, comme des démons... Lé canon fait un tintamarre à rompre lé tympan... On né peut rien distinguer... à travers toute cette fumée...

Le bruit redouble.

Le bruit du canon sé rapproche... Qu’est-ce qué cela signifie... ? les ennemis auraient-ils lé dessus ?... ils sont dix contre un.

LACAISSE, à part.

Tant mieux, il y aura plus de prisonniers.

BRETIGNAC.

Il m’importe bien pourtant dé savoir comment tout cela va finir... afin de m’arranger en conséquence... Tourner selon le vent... jé né connais qué ça moi, d’abord.

LACAISSE.

Bon... v’là l’moment... en avant les grands moyens...

Feignant d’arriver en courant.

Aux armes ! aux armes ! sauve qui peut !...

BRETIGNAC, tremblant.

Qué dit-il ?... il mé fait frissonner.

LACAISSE.

Sauvez-vous vite... V’là les ennemis.

BRETIGNAC, tremblant encore plus fort.

Sérait-ce possible ?

LACAISSE.

Ah ! mon Dieu, oui, nous sommes battus.

À part.

Comme il donne dedans !

Air : de Marianne.

À l’assaut montant avec zèle,
L’armée entièr’, dans son ardeur
Pour s’emparer d’la citadelle,
A fait des prodig’s de valeur :
Bravant l’trépas,
Tous nos soldats,
Sous le canon ne r’culaient pas
D’un pas ;
Mais, le grand nombre
Les met l’ombre,
Et l’zimpériaux
Leur ont fait tourner l’dos ;
Enfin, not défaite,
Est complète,
Et, loin d’batt’ la charg’ comm’ toujours,
Pour la premier’ fois nos tambours
Ont battu la retraite.

BRETIGNAC.

Jé vous l’avais bien dit.

LACAISSE, à part.

Il croit ça... Est-il bête !

BRETIGNAC, se désespérant.

Ah ! sandis, voilà mon mariage flambé, ils vont mé chasser dé cé village... Mais, j’y pense... mon enseigne...crac... c’est céla.. comme jadis.

Il retourne son enseigne qui se trouve jaune, et représente les armes d’Autriche.

LACAISSE, à part.

Bon... c’est ce que je voulais...

Bruit.

BRETIGNAC.

J’entends l’ennemi... descendons... quant à vous, mon pauvre Lacaisse, il ne vous reste plus qu’à prendre la poudre d’escampette.

Il ferme la fenêtre et est censé descendre. Les soldats sont sortis de la maison, et ont repris leurs fusils qui étaient en faisceau.

 

 

Scène XIX

 

DERMONT, HENRY, le bras en écharpe, EMMA, LACAISSE, puis BRETIGNAC, SOLDATS

 

BRETIGNAC, sortant de chez lui et criant.

Vivent les vainqueurs !

À part.

Ça ne peut pas mé compromettre...

Apercevant les Français.

Ah ! sandis, qué vois-jé ? les Français !... Maudit tambour... si je pouvais... Mon enseigne...

Il veut entrer dans sa maison.

LACAISSE, lui barrant le chemin.

Halte-là ! papa, on n’entre pas...

BRETIGNAC, à part.

Ah ! là là ! faisons bonne contenance.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, CHEVERT, OFFICIERS, SOLDATS

 

CHŒUR.

Air : des Gardes-marine.

Amis, célébrons aujourd’hui
Ce héros chéri de Bellonne,
Puisque la gloire nous couronne
Nous sommes tous dignes de lui.

CHEVERT.

Bien... mes amis... mais ce n’est pas à moi seul qu’appartient l’honneur de cette journée.

Montrant Henry.

Voici celui à qui nous devons la prise de la citadelle de Prague.

EMMA, à part.

C’est Henry !

BRETIGNAC, de même.

Est-ce possible ?

CHEVERT.

Un défilé étroit conduisait seul au pied de la citadelle... Il fallait, pour y parvenir ; braver une mort presque certaine : j’ai fait choix de lui, et son courage a surpassé mon attente. Après avoir triomphe de cet obstacle, je l’ai vu s’élancer avec intrépidité sur les remparts ennemis, et le premier y arborer l’étendard de la France.

À Dermont.

Capitaine... vous étiez près de lui. je le sais... Au moment où vous alliez succomber sous le nombre, il n’a pas craint de se jeter au-devant du coup qui vous était destiné.

BRETIGNAC, à part.

Voilà qui mé désappointe furieusement !

HENRY.

Mon colonel, je n’ai fait que mon devoir en sauvant celui que je serais fier de nommer mon père.

CHEVERT, à Henry.

Votre dévouement vient de vous acquérir des droits à l’estime de l’armée... et monsieur le maréchal de Saxe, instruit de votre belle conduite, vous accorde aujourd’hui le grade que votre père occupa longtemps avec honneur... Il vous fait capitaine.

TOUS.

Capitaine !

CHEVERT, à ses officiers.

Oui, messieurs, qu’il devienne voire égal... et que cet exemple vous rappelle que nos meilleurs officiers sont souvent sortis des rangs de nos soldats.

BRETIGNAC, à part.

C’est jouer de malheur.

DERMONT, à Henry.

Ah ! capitaine, comment vous prouver ma reconnaissance ?

CHEVERT.

Mon cher Dermont, en confiant à votre fille le soin de vous acquitter envers lui.

DERMONT.

Je vous entends ; mais, colonel, j’ai donné ma parole à M. de Bretignac, votre parent.

BRETIGNAC.

C’est vrai, et j’ai prouvé tantôt à M. dé Chevert...

CHEVERT.

Que vous n’étiez qu’un sot.

BRETIGNAC.

Ouf...

LACAISSE, montrant l’enseigne.

En v’là la preuve.

BRETIGNAC, à part.

À l’autre, maintenant. Je ne sais comment cette diable d’enseigne s’est retournée toute seule

DERMONT.

Ah ! ah ! je devine...

CHEVERT.

Si cette action n’est pas d’un Français, elle annonce au moins votre prudence.

LACAISSE, frappant sur l’épaule de Bretignac.

C’est vrai que l’camarade est un peu dans les girouettes.

DERMONT.

M. de Bretignac, tout est fini entre nous. Henry, recevez la main de ma fille...

BRETIGNAC.

Allons, jé lé vois, il faut plier bagage...

Haut à Dermont.

Comment ! après votre promesse dé cé matin, vous mé sacrifiez... c’est indigne dé votre part... N’importe.

À Henry.

Capitaine, soyez heureux.

Prenant la main d’Emma.

Je vous la donne ; dé plus, jé vous pardonne notre pétite querelle dé cé matin... et désormais je veux prendre pour enseigne : Au sergent dé Chévert.

À part.

Cé jeune homme va faire son chémin, il faut lé ménager... peut-être un jour pourrai-jé lui persuader qué jé suis son parent.

Reprise du CHŒUR.

Amis célébrons, etc.

Vaudeville.

Air : du vaudeville de haine aux femmes.

LACAISSE, un verre et une bouteille à la main.

Au moment d’tenter un coup d’main
Quand l’canon gronde à mon oreille,
Je m’dis : vidons une bouteille,
Pt’ét’ ne pourrai-j’ plus boir’ demain ;
Qui sait c’que l’hasard de la guerre
Pourra m’réserver aujourd’hui ?
Vidons encor un’ fois mon verre ;

Il vide son verre.

Autant de pria sur l’ennemi.

HENRY.

À son amante, en la quittant,
Plus d’un brave, dans notre armée,
Voyant sa tendresse alarmée,
Promit d’être toujours constant ;
Mais, près d’une aimable étrangère,
On voit parfois ce tendre ami
Réclamer le droit de la guerre :
Autant de pris sur l’ennemi.

BRETIGNAC.

Un Gascon aborde un Normand ;
Dans ses bras, d’abord il lé presse,
Et puis mon drôle avec adresse
 Lui prend sa bourse en l’embrassant,
Mais, profitant de la rencontre,
À fripon, fripon et demi,
Lé normand lui vole sa montre :
Autant dé pris sur l’ennemi.

CHEVERT.

Lorsque d’un avide regard,
Dans une phalange ennemie,
Contre son prince et sa patrie
Le Français voit un étendard,
À cette conquête il aspire,
Il vole : à peine est-il parti,
Qu’avec assurance on peut dire :
Autant de pris sur l’ennemi.

EMMA, au public.

Air : de Teniers.

Jadis, guidé par la vaillance,
Chevert, en ses nobles travaux,
Lorsqu’il combattait pour la France,
Obtint le titre de héros ;
Son nom commande la victoire :
Messieurs, vous êtes tous Français,
Ah ! n’allez pas, ce soir, ternir sa gloire,
En lui refusant un succès.

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