Le Régent (Jacques-François ANCELOT)

Comédie en trois actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 25 février 1832.

 

Personnages

 

PHILIPPE D’ORLÉANS, régent

LE DUC DE SAINT-SIMON

LE DUC DE BRANCAS

LE MARQUIS DE CANILLAC

LE VICOMTE

L’ABBÉ DUBOIS

SAMUEL BERNARD

AROUET

LE PRINCE DE CELLAMARE, ambassadeur d’Espagne

LORD STAIR, ambassadeur d’Angleterre

UN SECRÉTAIRE de Dubois

UN HUISSIER

ISABELLE, duchesse de Brancas

LA COMTESSE DE PARABÈRE

LA MARQUISE, tante du duc de Brancas

COURTISANS

SOLLICITEURS

 

La scène se passe au Palais-Royal.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un riche salon ouvrant sur une galerie ; une table à droite ; au lever du rideau, Dubois est assis à droite contre la table ; la Marquise est assise à gauche.

 

 

Scène première

 

DUBOIS, assis, SAMUEL BERNARD, LE VICOMTE, LA MARQUISE, assise

 

DUBOIS.

J’en suis bien fâché, monsieur Samuel Bernard, mais la chambre de justice est établie, elle fera son devoir. Son altesse le régent de France veut enfin connaître et punir les malversations qui ont mis dans un si piteux état les finances du royaume.

SAMUEL BERNARD.

Son altesse a parfaitement raison.

DUBOIS.

Déjà un traitant de vos confrères a été pendu.

SAMUEL BERNARD.

Il a eu tort.

LE VICOMTE.

Et vous voudriez ne pas avoir ce tort-là ?

SAMUEL BERNARD.

Dame ! si c’est possible...

DUBOIS.

Que voulez-vous ? on examinera les comptes, et ma foi...

SAMUEL BERNARD.

Écoutez donc, monsieur l’abbé : est-ce qu’on pend un homme qui a prêté des millions au grand roi, qui a été promené dans le parc et dans le château de Marly par sa majesté Louis XIV ?

DUBOIS.

Oui, dans des temps malheureux vous avez rendu quelques services ; je ne le nie pas.

SAMUEL BERNARD.

Et ne puis-je donc en rendre encore ? Voyons : six millions versés dans les coffres de l’état...

DUBOIS.

Oh ! six millions !...

SAMUEL BERNARD, bas.

Et un dans les vôtres.

DUBOIS.

La proposition n’est pas inacceptable.

LE VICOMTE.

Comment donc, monsieur l’abbé ! six millions ! mais ce n’est pas un écu par friponnerie.

SAMUEL BERNARD.

Monsieur le vicomte est toujours facétieux !... a-t-il oublié la partie que nous devons faire ce soir ?

À demi-voix.

Il sait que je suis beau joueur.

LE VICOMTE, passant entre Samuel et Dubois.

Au fait, ce bon Samuel est un brave homme, quoi qu’on en dise.

LA MARQUISE.

Voilà comme vous êtes, messieurs ! toujours poussant le prince à une indulgence qui fait crier le peuple.

SAMUEL BERNARD.

L’indulgence, s’il en était besoin, n’a-t-elle pas choisi son asile dans le cœur des femmes ?...

Bas.

Les diamants que vous portez là, madame la marquise, ne sont pas dignes de votre rang : je pense que vous en trouverez chez vous qui feront envie à plus d’une duchesse.

LA MARQUISE, se levant.

Décidément, je crois que Samuel Bernard a été calomnié. N’est-il pas vrai, mon cher abbé ?

DUBOIS, se levant.

C’est mon avis.

LE VICOMTE.

C’est le mien.

SAMUEL BERNARD.

Il y a de l’écho, me voilà rassuré : je peux espérer de rencontrer des avocats auprès de son altesse et de la chambre de justice ?

DUBOIS.

Oui, sans doute, nous songerons à vous.

LA MARQUISE.

Ayez confiance dans notre appui.

SAMUEL BERNARD.

J’y compte, et je vous baise les mains.

À part en sortant.

Encore un marché conclu ! j’ai la conscience de toute cette cour-là dans mon gousset !

 

 

Scène II

 

LE VICOMTE, DUBOIS, LA MARQUISE

 

LE VICOMTE.

Eh bien ! monsieur l’abbé, quelles nouvelles nous apprendrez-vous aujourd’hui ? Notre excellent prince est tranquille maintenant ? Voici la régence affermie dans ses mains, et les intrigues de la cour de Sceaux désormais infructueuses.

DUBOIS.

Qui sait ? la duchesse du Maine n’est pas femme à quitter la partie si vite.

LA MARQUISE-

Combien de fois déjà ne l’a-t-elle pas perdue ?... Elle n’a plus pour elle que les bons mots de mademoiselle Delaunay.

DUBOIS.

Et l’appui du roi d’Espagne.

LE VICOMTE.

Comment !... Philippe V, en montant au trône, n’a-t-il pas renoncé pour jamais à toutes prétentions sur la France ?

DUBOIS.

Promesse de roi !

LA MARQUISE.

Est-il possible ?

DUBOIS.

Que voulez-vous ? le sceptre est aux mains d’un enfant débile, et Philippe V troquerait volontiers l’Escurial contre Versailles. Mais je veille et j’y mettrai bon ordre ; le prince de Cellamare et son petit abbé Porto Carrero ne sont pas encore où ils pensent.

LA MARQUISE.

Hier, le prince nous a paru soucieux ; est-ce donc cela qui le préoccupe ?

DUBOIS.

Non, madame, car il ne s’en doute pas : mon illustre élève est encore sous l’empire de ces illusions dont, mes conseils et l’expérience de la cour n’ont pu l’affranchir. Son courage et ses talents ont contribué puissamment à placer Philippe sur le trône d’Espagne, et il est sans crainte de ce côté ; pauvre prince ! il croit encore à la reconnaissance !

LE VICOMTE.

Quel est donc le sujet de sa mélancolie ?

DUBOIS.

Il ne me l’a pas dit, mais je l’ai deviné : las des plaisirs faciles et des amours tout faits, il cherche une affection qui remplisse le vide de son cœur : c’est l’amour sincère et fidèle qu’il rêve aujourd’hui.

LA MARQUISE.

En vérité ?

DUBOIS.

Je vous le répète, il est plein d’illusions.

LA MARQUISE.

Et qui fit naître celle-ci ?

DUBOIS.

Ma foi, madame la marquise, je crois que votre jolie nièce, la jeune duchesse de Brancas...

LA MARQUISE.

Isabelle !

DUBOIS.

Depuis un mois qu’elle est sortie du couvent pour entrer comme dame d’honneur près de la princesse Palatine, mère de son altesse, les yeux de monseigneur s’attachent sur elle avec complaisance. Belle, rêveuse et sentimentale, elle a tout ce qu’il faut pour intéresser le cœur du prince.

LA MARQUISE.

Ah ! si j’avais pu supposer cela, je n’aurais pas sollicité pour ma nièce l’honneur qu’elle vient d’obtenir.

DUBOIS.

Allons donc, madame la marquise, est-ce que vous auriez des préjugés ? Nous ne sommes plus sous le règne de la vieille, et le temps de l’hypocrisie est passé ; voici l’époque du plaisir.

LA MARQUISE.

Mais enfin Isabelle a un mari, et mon neveu le duc de Brancas...

DUBOIS.

Votre neveu ! le plus spirituel et le plus aimable de nos roués, l’élève et le rival du brillant marquis de Canillac ! est-ce un homme à se fâcher pour si peu de chose ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un époux comme celui-là ? il avait dix ans, Isabelle en avait six quand on les a mariés : depuis ce moment, ils ne se sont pas vus ; elle est entrée au couvent ; le duc s’est livré à tous les plaisirs de son âge, et maintenant il sert en Espagne sous le maréchal de Berwick. Pensez-vous que pendant quatre ans de séjour à Madrid, les beautés castillanes lui aient permis de se souvenir qu’il a une femme en France ? Non sans doute !... La situation de la duchesse a quelque chose de, piquant qui doit charmer le prince.

Air du premier Prix.

Pour plaire à cette âme encor neuve,
Il inventera des plaisirs ;
Ni fille, ni femme, ni veuve,
Elle réveille ses désirs :
Un double charme auquel tout cède,
À ses yeux la pare aujourd’hui ;
Personne encor ne la possède,
Et c’est pourtant le bien d’autrui !

LE VICOMTE.

Vous m’étonnez, mon cher abbé ; il me semblait que la jeune et brillante comtesse de Parabère n’était pas sans quelque influence sur l’esprit de son altesse. On soupçonnait même que bientôt son empire serait assuré.

DUBOIS.

Elle est infatuée de son marquis de Canillac, et jusqu’à ce jour elle a résisté au prince.

LE VICOMTE.

Voilà qui est bizarre.

DUBOIS.

Cette femme-là ne fait rien comme tout le monde.

LE VICOMTE.

Ses rigueurs ne peuvent pas durer.

DUBOIS.

Cela dépend d’un caprice ! mais sera-t-il encore temps ? Si l’esprit de monseigneur est séduit, entraîné par les vives et piquantes saillies, par la folle gaîté de la comtesse, près de la duchesse Isabelle, il me semble que son cœur s’émeut.

LA MARQUISE, avec hypocrisie.

Je vous sais mauvais gré de cette confidence.

LE VICOMTE.

Bon, madame la marquise, n’allez-vous pas afficher un rigorisme ridicule ?... Moi aussi, je suis le parent du cher duc de Brancas ; mais enfin, si tel est le bon plaisir de monseigneur le régent de France, qu’y faire ?

LA MARQUISE.

Il faudra se résigner !... je fermerai les yeux.

DUBOIS, à part.

Et elle ouvrira les mains.

On entend, des éclats de rire en dehors.

LE VICOMTE.

Eh bon Dieu ! quel est ce bruit ?

DUBOIS.

N’est-ce point la voix du marquis de Canillac ?

LA MARQUISE.

C’est lui-même.

 

 

Scène III

 

LE VICOMTE, DUBOIS, LE MARQUIS DE CANILLAC, LA MARQUISE

 

CANILLAC, entrant.

Oh ! j’en mourrai, c’est sûr !

DUBOIS.

Qu’y a-t-il donc, monsieur le marquis ? D’où peut naître une telle gaîté ?

CANILLAC.

Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille à deviner !... Oh ! ma foi, je ne me serais pas attendu à celle-là !

LA MARQUISE.

Veuillez vous expliquer, afin que, s’il y a lieu, nous partagions votre joie.

CANILLAC.

Vous avez raison : aussi bien, cela vous regarde. Mon ami, mon élève le duc de Brancas est ici.

LA MARQUISE.

Mon neveu ?

LE VICOMTE.

Le mari d’Isabelle ?

CANILLAC.

Lui-même ! Il arrive d’Espagne, je le quitte à l’instant ; à l’heure où je vous parle, il est auprès de sa femme.

DUBOIS, à part.

Eh bien ! il arrive à propos.

LE VICOMTE.

Cela me surprend, car nous ne l’attendions point ; mais je ne vois pas ce qu’il y a là de si risible.

CANILLAC.

Ah ! ce n’est pas son retour, c’est la façon dont il revient qui me fait rire.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?

CANILLAC.

Imaginez qu’il se présente à sa femme sous un nom supposé.

DUBOIS.

Comment ?

CANILLAC.

Oui, Dieu me damne, il revient comme un mari du temps des croisades. Oh ! les Espagnols nous l’ont gâté.

LE VICOMTE.

J’ai peine à comprendre...

CANILLAC.

Vous savez que le frère d’Isabelle était en Espagne avec Brancas ; elle ne connaît pas son frère plus que son mari, puisqu’elle a été cloîtrée depuis son enfance ; eh bien ! c’est sous le nom de ce frère qu’il s’offre à elle : il veut sans doute l’espionner, étudier ses sentiments, sonder son cœur, que sais-je ? Comment deviner toutes les sottises qu’un séjour de quatre ans à Madrid peut mettre dans la tête d’un mari ?

LA MARQUISE.

Mais vous a-t-il fait part de ses intentions ?

CANILLAC.

Non ; il m’a seulement, en courant, instruit de son déguisement, et m’a demandé le secret auprès de sa femme. Mais j’ai compris tout de suite, et je suis venu rire avec vous de la lubie conjugale de mon pauvre élève que je renie dès à présent.

DUBOIS.

Voilà qui est étrange !

CANILLAC.

Et il choisit bien son moment, n’est-ce pas, l’abbé ? Il en apprendra peut-être plus long qu’il ne voudrait... Ah ! çà, il va venir, il faut nous amuser : nous avions besoin de cet épisode pour nous distraire un peu ; depuis quelques jours, le prince est mélancolique et rêveur. Dubois, prenez-y garde ! si vous n’usez pas de votre influence sur son esprit pour nous le rendre aimable et gai, tel qu’il était, nous ferons comme tout le monde, nous dirons du mal de vous.

DUBOIS.

Je sais que les ennemis ne me manquent pas.

CANILLAC.

C’est pardieu vrai ; et tout à l’heure encore j’entendais des gens qui se plaignaient bien haut : conçoit-on, disaient-ils, que le fils à un apothicaire de Brive-la-Gaillarde...

DUBOIS.

Le fils d’un apothicaire !... Ils n’ont que ces mots à la bouche... Sarpedié, j ‘ai bien envie de faire exiler tous ces beaux seigneurs a Brive-la-Gaillarde, pour qu’ils puissent examiner a leur aise la boutique de mon père.

Air : Vaudeville du Piège.

Je veux leur donner le plaisir
De faire avec lui connaissance,
Et d’attaquer tout à loisir
L’obscurité de ma naissance.

LE VICOMTE.

L’apothicaire aussi sera chaîné
D’admirer semblables tournures ;
Car il n’est pas accoutumé
À voir de si nobles figures !

CANILLAC.

Ce serait, ma foi, un bon tour !... Ce doit être une drôle de ville que Brive-la-Gaillarde ?

DUBOIS.

Elle produit d’excellents pâtés, monsieur le marquis.

CANILLAC.

 Et d’admirables précepteurs de princes, monsieur l’abbé !... Mais chut ! voici notre jaloux.

 

 

Scène IV

 

LE VICOMTE, DUBOIS, LE DUC DE BRANCAS, CANILLAC, LA MARQUISE

 

CANILLAC.

Arrive donc, mon cher, nous t’attendions avec une impatience !...

BRANCAS.

Qui n’égalait pas la mienne, je vous en réponds !... Bonjour, ma tante ; salut à notre cher abbé ! Enchanté de vous retrouver, vicomte ! Me voilà donc rentre dans ce Palais-Royal où j’ai passé, de si beaux jours et de si heureuses nuits !... En vérité, je ne saurais dire comme mon cœur battait dans ma poitrine quand j’ai revu cette rue Saint-Honoré, cette place, cette petite porte qui nous livrait passage après minuit et qui servait à dépister le guet de monsieur le lieutenant de police !... Quatre années d’exil et d’ennui ont disparu ; j’ai voir encore les bouchons voler au plafond, entendre les chansons de nos amis., les énergiques jurons de l’abbé, et les gais propos de notre excellent prince !... Ah ! la gloire a des charmes sans doute ; un champ de bataille est une belle chose !... mais le Palais-Royal et ses plaisirs !... comment ne pas souhaiter de les connaît ? comment ne pas s’en souvenir, quand on les a connus ?

CANILLAC.

Allons ! il a encore du bon !

DUBOIS.

Tout le monde ici sera charmé de votre retour, monsieur le duc ; mais, après ce qui nous avait été dit, je m’étonne, je l’avouerai, de votre enthousiasme.

BRANCAS.

Et pourquoi donc cela ? Que vous a-t-on dit ?

LA MARQUISE.

Mais, mon neveu, monsieur de Canillac nous a raconté que vous vous êtes présenté à votre femme sous le nom de son frère.

BRANCAS.

Ah !... il a déjà trahi mon secret ?

DUBOIS.

Oui, sans doute, et nous avons été surpris...

BRANCAS.

Vous me blâmez donc ?

CANILLAC.

Te blâmer !... oh ! ce n’est point assez. Ce que tu fais là, vois-tu, est une véritable horreur ! Écoute, mon cher Brancas ; quand tu es entré dans le monde, il y a cinq ans, j’ai consenti à être ton guide, ton mentor ; tu avais répondu à mes soins, je le confesse : les femmes t’appelaient un monstre ; les maris te donnaient un titre moins honnête ; le guet s’épouvantait à ton nom ; les réverbères de monsieur d’Argenson s’éteignaient sur ton passage ; enfin, tu me faisais honneur, j’étais fier de mon élève !...

BRANCAS.

Eh bien ?

CANILLAC.

Eh bien !... quatre années d’absence ont suffi pour détruire tout le fruit de mes leçons et de mes exemples. Vous avez beau sourire, monsieur le duc, ceci est sérieux. Que vous disais-je sans cesse alors ? Qu’un homme de qualité ne doit point avoir des préjugés bourgeois ; qu’on peut être jaloux de sa maîtresse, mais jamais de sa femme ; qu’il faut avant tout craindre le ridicule, et que celui-là est le premier de tous ; qu’un mari, au retour d’un voyage, doit avoir soin d’annoncer son arrivée, et faire grand bruit en rentrant dans son hôtel... Voilà ce que je vous disais, monsieur : vous sembliez m’avoir compris ; vous écoutiez mes sages conseils, et voilà qu’aujourd’hui vous revenez en France comme un Espagnol du temps de Fernand Cortez ! vous tombez comme une bombe dans des lieux où l’on ne vous attend pas ! Et, bien pis, vous empruntez un faux nom pour revoir votre femme et l’espionner à loisir !... Fi ! c’est indigne ! je ne vous connais plus !... J’ai dit !... justifiez-vous maintenant si vous pouvez.

BRANCAS, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !... voilà bien de l’éloquence perdue !

CANILLAC.

Comment ! vous riez ?... Est-ce donc là le fruit de mon sermon ?

DUBOIS.

Il me semble, en effet, que les reproches de monsieur le marquis ne sont pas sans fondement.

BRANDAS.

Son sermon et ses reproches n’ont pas le sens commun.

CANILLAC.

Expliquez-vous donc, pécheur endurci !

BRANCAS.

Est-il possible ? moi, un jaloux ! moi, un mari soupçonneux et ridicule !... vous l’avez cru !

LE VICOMTE.

Mais cela y ressemble furieusement.

BRANCAS.

Écoutez, et jugez-moi mieux. Quand on nous a maries, j’étais un enfant et Isabelle aussi : voici le moment venu de ratifier les engagements qu’on a pris en notre nom ; mais ma femme n’a pas quitté le couvent depuis son mariage, et j’ai eu peur, je l’avoue, de m’associer à une jeune fille bien niaise, bien dévote, étrangère aux usages comme aux mœurs de l’heureuse époque où nous vivons. Sans doute, me disais-je, imbue de ce cagotisme hypocrite que madame de Maintenon avait mis à la mode, elle blâmera nos plaisirs, me jettera sans cesse ses principes à la tête, pleurera, prêchera, m’ennuiera... Eh bien ! ne nous faisons pas connaître, voyons un peu ce qu’elle est ; si mes craintes ne m’ont pas trompé, je retourne en Espagne, et de loin je romps un mariage qui ne me promet que de l’ennui ; car, voyez-vous, l’ennui est ce que je redoute le plus au monde : un gros malheur vaut mieux.

CANILLAC.

Dieu soit loué !... Duc de Brancas, je vous rends mon estime.

LA MARQUISE.

Eh bien ! mon neveu, vous avez vu Isabelle ? que pensez-vous ?

BRANCAS.

Elle est fort jolie, et j’en suis bien aise ; mais elle m’a paru mélancolique et rêveuse, et j’en suis fâché... Du reste, je suspends mon jugement : laissez-moi achever mon examen, et promettez-moi de respecter mon incognito.

CANILLAC.

Nous te le promettons, laisse-nous faire : dans peu, ta femme sera digne de toi.

BRANCAS.

C’est tout ce que je demande.

DUBOIS, qui a passé près de la marquise, bas.

Qu’est-ce que je vous disais, madame la marquise ?

LA MARQUISE, bas.

Ma foi, ça le regarde, et je m’en lave les mains.

LE VICOMTE.

Les portes s’ouvrent : c’est son altesse avec monsieur le duc de Saint-Simon.

BRANCAS.

Oh ! oh ! le représentant de la vieille étiquette !... Est-il toujours bien rigide et bien solennel ?

CANILLAC.

Toujours le même !... À propos, on dit qu’il écrit des mémoires.

BRANCAS.

Nous pouvons être tranquilles, nos portraits ne seront pas flattés. Je voulais vous voir, mes chers amis, vous expliquer le mystère de ma conduite, je me retire et vous laisse avec monseigneur. À bientôt.

CANILLAC.

Je sors avec toi pour te maintenir dans les bonnes dispositions où je te vois, et te remettre un peu au fait de cette cour que tu dois avoir oubliée.

Ils sortent ensemble.

 

 

Scène V

 

LE VICOMTE, SAINT-SIMON, LE RÉGENT, LA MARQUISE, DUBOIS

 

SAINT-SIMON.

Oui, monseigneur, je vous le répète, cela ne s’est jamais vu.

LE RÉGENT.

Eh bien ! monsieur le duc, est-ce une raison pour que cela ne se voie pas ?... Ah ! madame la marquise, recevez mes salutations ; bonjour, monsieur le vicomte ; je suis bien aise de te trouver ici, Dubois.

DUBOIS.

Monseigneur était encore en querelle avec monsieur le duc ?

LE RÉGENT.

Eh ! mon Dieu oui : il me grondé sans cesse ; il me reproche d’avoir fait monter avec moi dans le carrosse du roi mon écuyer Dampierre ; d’avoir permis l’entrée de la seconde cour du Palais-Royal à toutes sortes de voitures ; sais-je tous les crimes dont je suis coupable envers l’étiquette ?

SAINT-SIMON.

Ah ! je suis un censeur incommode ; que voulez-vous ? je me souviens des anciens usages et je voudrais qu’on s’en souvînt.

DUBOIS.

Mais, monsieur le duc, ces usages sont bien vieux.

SAINT-SIMON.

Mais, monsieur l’abbé, je ne suis pas un homme d’hier, moi !

LE RÉGENT.

Monsieur de Saint-Simon., j’honore comme je le dois votre rigide vertu ; je rends justice à la sagesse de vos avis, et pour ; tant quand il ne s’agit que de frivoles préjugés...

SAINT-SIMON.

Les préjugés sont peut-être les soutiens des principes.

LE RÉGENT.

Qu’il ne soit plus question de cela, je vous en prie, et pardonnez-moi mes infractions à l’étiquette de l’ancienne cour !... Tenez, j’ai reçu ce malin une pétition assez plaisante, elle est de Dufresny.

LA MARQUISE.

L’auteur de comédies ?

DUBOIS.

Toujours sans le sou ?

LE RÉGENT.

Mais non pas sans gaîté. Écoutez ce qu’il m’écrit : « Monseigneur, il importe à la gloire de votre altesse royale qu’il reste dans le monde un homme assez pauvre pour retracer à la nation la misère d’où vous l’avez tirée. Je vous supplie donc de ne rien faire pour moi, et de me laisser dans le piteux état où je me trouve. »

DUBOIS.

Eh bien ! voilà un homme qui n’est pas difficile à contenter.

LE RÉGENT.

Et pourtant je ne ferai pas ce qu’il demande : prends ce placet, Dubois, et vois ce que j’ai écrit au bas.

DUBOIS, passant entre le régent et la marquise, lisant.

« Néant à la requête : on enverra deux cent mille livres au poète Dufresny. »

LA MARQUISE.

Quelle générosité !

LE RÉGENT.

Puis-je faire moins en conscience ? Dufresny n’est-il pas un peu mon parent ?

SAINT-SIMON.

Votre parent !...

LE RÉGENT, souriant.

En ligne collatérale, j’en conviens... Ne descend-il pas de la belle Jardinière d’Anet, si fort aimée de mon aïeul Henri IV ? Ah ! Dubois, tout est-il expédié pour cette promotion de chevaliers des ordres du roi ?

DUBOIS.

Oui, monseigneur ; mais on a fait une remarque assez singulière.

LE RÉGENT.

Laquelle ?

DUBOIS.

C’est que le choix de votre altesse est tombé sur des gens presque tous disgraciés de la nature : il y a des borgnes, des manchots, des boiteux.

LE RÉGENT.

Quel mal trouve-t-on à cela ? nous sommes en paix depuis longtemps ; je n’avais pas de blessures à récompenser.

DUBOIS.

Et, à défaut de blessés, votre altesse a pris des infirmes.

LE RÉGENT.

Il y a des gens qui s’y tromperont.

SAINT-SIMON.

Permettez-moi de vous faire observer, monseigneur, que cette plaisanterie...

LE RÉGENT.

Aimeriez-vous donc mieux que nous eussions la guerre ?... La gloire est chère, monsieur le duc, et c’est le peuple qui la paie.

LE VICOMTE.

Que ces sentiments sont nobles dans la bouche de monseigneur ! Cet amour de la paix est un sacrifice qu’il fait au bonheur de la France, car sa brillante valeur, ses talents militaires...

LE RÉGENT.

Monsieur le vicomte !...

LA MARQUISE.

Qui pourrait oublier les victoires de Steinkerque et de Nerwinde ?

LE RÉGENT.

Ce n’est pas moi, certes, car on m’en parle assez souvent depuis que j’ai le pouvoir. Mais, croyez-moi, qu’il ne soit plus question de ces deux batailles ; je n’ai fait là que mon devoir, et en répétant sans cesse ces deux noms, on finirait par les rendre ridicules. Occupons-nous de choses plus agréables : madame la marquise, aurai-je le bonheur de voir ce matin votre charmante nièce la duchesse de Brancas ?

LA MARQUISE.

Elle va venir sans doute faire sa cour à votre altesse.

LE RÉGENT.

Sa cour !... ah ! ne changeons pas les rôles ! en France, la beauté est reine, et moi je ne suis que régent.

LA MARQUISE.

Que de grâce et de galanterie !

LE VICOMTE, bas, après avoir passé près de la marquise.

Je crois, ma chère marquise, que l’abbé avait raison, et que j’ai bien fait de m’adresser à notre aimable parente.

LA MARQUISE, à part.

Songera-t-elle à moi ? l’instant est propice.

LE RÉGENT.

Ah ! je suis bien heureux ; j’entends la voix de la duchesse.

DUBOIS.

Et les rires de madame de Parabère.

 

 

Scène VI

 

DUBOIS, SAINT-SIMON, MADAME DE PARABÈRE, LE RÉGENT, LA DUCHESSE DE BRANCAS, LA MARQUISE, LE VICOMTE

 

LE RÉGENT.

Permettez, mesdames, que je me félicite de la bonne fortune que me procure le hasard.

MADAME DE PARABÈRE.

Mon Dieu ! monseigneur, il n’y a point de hasard ; nous vous cherchions.

LE RÉGENT.

Je n’étais qu’heureux ; je vais être fier.

MADAME DE PARABÈRE.

Oh ! il n ‘y a pas de quoi ! chacune de nous a une grâce à vous demander.

LE RÉGENT.

Jamais le pouvoir ne m’a semblé plus doux.

MADAME DE PARABÈRE.

Mais la duchesse Isabelle tremblait ! c’était pitié de la voir !... j’en ai beaucoup ri.

LE RÉGENT.

Vous trembliez, madame !... Et pourquoi ?

ISABELLE.

Pardonnez-moi, monseigneur : j’ai si. peu l’habitude de solliciter.

MADAME DE PARABÈRE.

Oh ! cette habitude-là se prend vite à la cour.

LE RÉGENT.

Vous ne craigniez pas sans doute d’être refusée ?

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Comme il la regarde !

ISABELLE.

La bonté de votre cœur me rassurait.

LE RÉGENT.

Veuillez me dire ce que vous désirez.

LE VICOMTE, à part.

C’est sans doute pour mon gouvernement.

LA MARQUISE, à part.

Elle va parler de ma pension !... charmante enfant !

LE RÉGENT.

Eh quoi ! vous hésitez ?

ISABELLE.

C’est que j’ai si peu de droits pour obtenir ce que je demande.

DUBOIS, à Saint-Simon.

Il semblerait qu’elle ne s’est jamais regardée au miroir.

LA MARQUISE.

Il ne faut pas être si timide, mon enfant ; je soupçonne l’objet de votre requête : prenez courage et parlez ! son altesse est si généreuse.

DUBOIS, à part.

Voyez-vous la vieille qui faisait la scrupuleuse !... Elle s’était déjà inscrite.

LE VICOMTE.

Votre tante a raison, ma chère cousine ; cette crainte est une offense pour le cœur de son altesse.

DUBOIS, à part.

Et lui aussi ?... Diable, ils s’étaient pressés !

LE RÉGENT.

Vous voyez, madame, qu’ici l’on me juge mieux que vous ne le faites.

ISABELLE.

Eh bien ! monseigneur, je n’hésite plus, et j’ose demandera votre altesse...

LE RÉGENT.

Achevez !

LA MARQUISE.

Allons donc !

ISABELLE.

La liberté du jeune Arouet.

LA MARQUISE, à part.

La petite sotte !

LE RÉGENT.

La liberté d’Arouet !

LE VICOMTE, à part.

Que le diable l’emporte !

DUBOIS, à Saint-Simon.

Eh ! eh ! ils ne s’attendaient pas à celle-là.

ISABELLE.

Monseigneur, ce jeune poète est à la Bastille, soupçonné d’avoir composé des vers infâmes.

LE RÉGENT.

Sans doute.

ISABELLE.

Ils ne sont pas de lui.

LE RÉGENT.

Comment le savez-vous ?

ISABELLE.

J’ai lu Œdipe.

LE RÉGENT.

Je n’ai rien à répondre : Arouet sera libre aujourd’hui même.

ISABELLE.

Ah ! monseigneur, que de reconnaissance !

LE RÉGENT.

C’est moi qui vous en dois, puisque vous m’aidez à réparer une injustice. Monsieur de Saint-Simon, vous voudrez bien vous charger de cette affaire.

SAINT-SIMON.

J’obéirai, monseigneur ; et pourtant ce petit Arouet se mêle de ce qui ne le regarde pas. Un jeune fou de vingt ans qui, dit-on, ne respecte pas la noblesse !

ISABELLE.

Mais il fait de bien beaux vers, monsieur le duc.

LE VICOMTE.

De beaux vers !... à quoi cela sert-il ?

LE RÉGENT.

Vous le voyez, monsieur, cela sert à obtenir de bien douces protections.

DUBOIS, à part.

Décidément, voici l’astre vers lequel il faut se tourner.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Cette petite niaise-là a l’air de l’occuper, vraiment !

LE RÉGENT.

Et vous, madame, n’aviez-vous pas aussi une requête à m’adresser ?

MADAME DE PARABÈRE, d’un ton piqué.

Oui, sans doute, monseigneur, mais j’attends mon tour.

LE RÉGENT.

Moi, j’attends vos ordres.

MADAME DE PARABÈRE.

L’homme dont je veux vous parler ne fait pas de vers, mais sa prose est excellente.

LE RÉGENT.

Et quel est l’heureux mortel qui vous intéresse ?

MADAME DE PARABÈRE.

Samuel Bernard.

LE RÉGENT.

La prose de Samuel Bernard !

MADAME DE PARABÈRE.

« Le dix du courant, il sera payé à monsieur tel ou à son« ordre la somme de vingt mille écus. » Trouvez une prose qui vaille mieux que celle-là.

LE RÉGENT.

C’est juste !... mais qu’avez-vous à demander pour lui ?

MADAME DE PARABÈRE.

Il paraît que la chambre de justice le tracasse.

LE RÉGENT.

Que puis-je faire à cela ? Samuel est un fripon.

MADAME DE PARABÈRE.

Il nous a donné hier une fête magnifique : quel éclat ! quel luxe ! quelle profusion ! Ah ! monseigneur, que n’étiez-vous là ?

LE RÉGENT, d’un ton radouci.

Oui ?... c’était donc bien beau ?

MADAME DE PARADERE.

Comédie, jeu, bal et souper.

Air : Et voilà comme tout s’arrange. 

De ce riche enfant d’Israël
L’opulence est un vrai scandale,
Et nous ruinons Samuel
Afin de venger la morale !
Dépouiller un juif... c’est mieux fait
Que de brûler des hérétiques :
Aussi, chacun se l’arrachait,
Je crois même qu’on le trichait !...
Tant nous sommes bons catholiques !

LE RÉGENT.

Voilà un bal qui vous vaudra des indulgences.

MADAME DE PARABÈRE.

C’était charmant ! On s’est amusé jusqu’au jour.

LE RÉGENT.

On s’est amusé !... Ces coquins-là sont bien heureux !

À Isabelle.

Assistiez-vous à cette fête, madame la duchesse ?

ISABELLE.

Non, monseigneur.

MADAME DE PARABÈRE.

Je vous assure que Samuel Bernard est plus honnête qu’il n’en a l’air. Et puis, il s’exécute de bonne grâce ; il offre six millions à l’État.

LE RÉGENT.

Un brevet de probité vaut bien cela.

MADAME DE PARABÈRE.

Interrogez ces messieurs, monseigneur ; je gage qu’ils sont de mon avis.

LE VICOMTE.

Madame la comtesse a raison : on a été injuste envers Samuel Bernard.

DUBOIS.

Il a rendu et peut rendre encore de grands services.

LA MARQUISE.

Il fait un noble usage de sa fortune.

LE RÉGENT.

Allons, vous le voulez tous, on acceptera ses six millions, et on le croira honnête homme... si l’on peut.

À madame de Parabère.

Vous me raconterez en détail les fêtes qu’il vous donne.

SAINT-SIMON, à part.

Bien ! encore un coquin impuni !

MADAME DE PARABÈRE.

Vous êtes un homme charmant, monseigneur, et je suis fâchée d’être obligée de vous quitter.

LE RÉGENT.

Déjà !

MADAME DE PARABÈRE.

Il faut que je rende mes devoirs à la princesse votre mère.

À Isabelle.

Vous oubliez, ma chère duchesse, que votre service vous appelle auprès d’elle.

ISABELLE.

Je vous suis.

LE RÉGENT.

Je vais donc songer aux affaires ; mais laissez-moi du moins, espérer que je vous reverrai bientôt. Dans une heure, on se réunit ici, nous jouerons, je crois ; c’est Canillac qui a arrangé cela. Vous y serez, madame ?

MADAME DE PARABÈRE.

Je n’y manquerai pas.

LE RÉGENT, à Isabelle.

Et vous aussi ?

ISABELLE.

Je l’espère, monseigneur.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Je tâcherai bien.de t’en empêcher.

LA MARQUISE, bas à Isabelle en sortant.

Vous m’avez oubliée ma nièce ! Vous êtes une ingrate.

LE VICOMTE, à Isabelle en sortant, à demi-voix.

Folle que vous êtes ! à quoi diable usez-vous votre crédit ?

LE RÉGENT.

À revoir donc !

 

 

Scène VII

 

SAINT-SIMON, LE RÉGENT, DUBOIS

 

LE RÉGENT.

Eh bien ! Dubois, qu’as-tu à me dire aujourd’hui ? quelles affaires vont nous occuper ? Dépêche-toi, car je m’ennuie déjà.

DUBOIS.

Mais je n’ai pas encore parlé, monseigneur.

LE RÉGENT.

C*est que je te devine.

DUBOIS.

Ce que j’ai à vous dire n’est pas fort gai, j’en conviens.

LE RÉGENT.

Ah ! qu’est-ce donc ?

DUBOIS.

On en veut à votre régence.

LE RÉGENT.

Le duc et la duchesse du Maine ! Pardieu ! tu m’apprends là une belle nouvelle !

SAINT-SIMON.

Leurs espérances ont été renversées : ils y renoncent.

DUBOIS.

Pas le moins du monde.

LE RÉGENT.

Comment ?

DUBOIS.

Ils ont renoué de nouvelles intrigues.

LE RÉGENT.

Et avec qui, s’il vous plaît ?

DUBOIS.

Avec le roi d’Espagne.

LE RÉGENT.

Philippe V !

DUBOIS.

Par l’intermédiaire de son ambassadeur.

LE RÉGENT.

Le prince de Cellamare ! Cela est impossible.

SAINT-SIMON.

Vous êtes fou, monsieur l’abbé.

DUBOIS.

Pas tant qu’ils sont ambitieux, monsieur le duc.

LE RÉGENT.

Philippe V s’unir à mes ennemis ! vouloir m’arracher la régence ! lui que j’ai placé sur un trône ! lui pour qui j’ai combattu si longtemps !

DUBOIS.

Il veut vous délivrer du fardeau des affaires : c’est d’un bon parent !

LE RÉGENT.

Tous les jours le prince de Cellamare m’accable en son nom de protestations d’amitié.

DUBOIS.

Il est donc bien clair que je ne me trompe pas.

LE RÉGENT.

Je ne croirai jamais à une pareille ingratitude.

DUBOIS.

Ah ! monseigneur, vous ne connaissez pas encore les hommes !

LE RÉGENT.

Il est vrai que si je les jugeais tous d’après toi !...

DUBOIS.

Ce serait peut-être plus sûr.

LE RÉGENT.

Mais ce serait désespérant.

DUBOIS.

Cela se peut ; mais je n’en soutiens pas moins mon dire.

LE RÉGENT.

Que pensez-vous de ceci, monsieur de Saint-Simon ?

SAINT-SIMON.

Je pense, monseigneur, que monsieur l’abbé se laisse beaucoup trop aller à la manie de voir le mal partout.

LE RÉGENT.

Je partage votre avis, et je ne te crois pas, Dubois.

DUBOIS.

Comme vous voudrez, monseigneur : je n’en aurai pas moins les yeux ouverts ; déjà mes filets sont tendus ; j’espère que le poisson viendra s’y prendre, et j’attends.

LE RÉGENT.

Parlons d’autre chose. Le soupçon seul d’une semblable trahison attriste mon âme.

DUBOIS.

Occupons-nous de sujets plus gais, j’y consens : vos nouvelles amours, par exemple...

LE RÉGENT.

Que veux-tu dire ?

DUBOIS.

Eh oui ! la jeune duchesse de Brancas...

LE RÉGENT.

Dubois !...

DUBOIS.

N’ai-je pas l’habitude de lire dans votre cœur ?

SAINT-SIMON.

Monseigneur, je vois qu’il va être ici question d’affaires qui ne sont pas de mon ressort ; je n’envie point à monsieur l’abbé l’emploi qu’il exerce avec tant de distinction, permettez que je me retire.

LE RÉGENT.

Vous le voulez ?

SAINT-SIMON.

Je vous en prie.

LE RÉGENT.

Allez donc !... mais sans rancune, mon cher duc.

 

 

Scène VIII

 

LE RÉGENT, DUBOIS

 

DUBOIS

L’ennuyeux pédagogue !... Il a bien fait de s’en aller.

LE RÉGENT.

Faquin, respecte sa vertu.

DUBOIS.

La vertu !... il en dégoûterait !... Or, çà, monseigneur, reprenons l’entretien au point où nous Pavons laissé : je vous parlais de la duchesse Isabelle.

LE RÉGENT.

Dubois, écoute-moi bien : je te défends de prononcer son nom : quel que soit le sentiment qu’elle m’inspire, je t’interdis de t’en occuper.

DUBOIS.

Qu’entends-je, monseigneur ?

LE RÉGENT.

Ces amours-là ne te regardent pas.

DUBOIS.

Ah ! ah ! c’est donc sérieux ?

LE RÉGENT, allant s’asseoir près de la table.

Dubois, tu m’as entendu ? tâche de m’obéir une fois dans ta vie.

DUBOIS.

C’est fini, monseigneur !

À part.

Quoi que vous en disiez, je m’en mêlerai !

Haut.

Puisque votre altesse m’interdit le chapitre de ses amours, elle me permettra de revenir aux sujets graves.

LE RÉGENT.

De quoi s’agit-il ?

DUBOIS.

L’archevêché de Cambray est vacant.

LE RÉGENT.

Je le sais.

DUBOIS.

Votre altesse ne songe-t-elle pas à remplir ce siège ?

LE RÉGENT.

Est-ce que tu as un sujet à me proposer ?

DUBOIS.

Oui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Qui ?

DUBOIS.

Moi.

LE RÉGENT.

Toi !

DUBOIS.

Moi-même, monseigneur.

LE RÉGENT.

L’archevêché de Cambray ! le siège de Fénélon !... à toi, Dubois ?

DUBOIS.

Pourquoi pas, monseigneur ?

LE RÉGENT.

J’avoue que ton impudence me surprend.

DUBOIS.

C’est singulier.

LE RÉGENT.

En effet, je devrais y être accoutumé ; et pourtant ton audace m’étonne.

Il s’arrête un moment, puis il rit aux éclats.

Eh bien ! je veux que tu sois encore plus étonné que moi.

DUBOIS.

Comment cela, monseigneur ?

LE RÉGENT.

Je te l’accorde !

DUBOIS.

Oh ! cela ne m’étonne pas du tout

LE RÉGENT.

Tu comptais donc bien sur ma faiblesse ?

DUBOIS.

Je connais votre bonté ; et si votre altesse m’eût refusé, je m’étais ménagé près d’elle de puissantes protections : le roi d’Angleterre, par exemple.

LE RÉGENT.

Le roi d’Angleterre !... Pour obtenir un archevêché, tu t’adresses à un protestant !

DUBOIS.

Il faut avoir des amis partout.

LE RÉGENT.

Et tu es sûr de n’en pas manquer en enfer. Et qui aura le courage de te sacrer ?

DUBOIS.

Monsieur de Tressan, votre aumônier : c’est convenu.

LE RÉGENT.

Ah ! tu avais pris tes précautions. Mais tu et à peine tonsuré ! tu n’as été ni sous-diacre, ni diacre !

DUBOIS.

Je recevrai tout à la fois.

LE RÉGENT.

Je te conseille de te faire baptiser en même temps. Et la cour de Rome ?

DUBOIS.

La cour de Rome ?... Il y a longtemps, ma foi, que l’affaire est arrangée avec elle.

LE RÉGENT.

Je m’aperçois qu’en effet tu as des amis partout.

UN HUISSIER, annonçant.

Messieurs les ambassadeurs d’Espagne et d’Angleterre ; monsieur le duc de Saint-Simon.

LE RÉGENT, se levant.

Qu’ils entrent.

L’huissier sort.

Tu vois, Dubois, l’ambassadeur d’Espagne !... Viendrait-il me faire ta cour, s’il conspirait contre moi ?

DUBOIS.

Raison de plus, monseigneur !

 

 

Scène IX

 

LE PRINCE DE CELLAMARE, SAINT-SIMON, LE RÉGENT, DUBOIS, LORD STAIR

 

LE RÉGENT.

Soyez les bienvenus, messieurs ! Vous n’avez à je espère, que des paroles de paix et d’amitié ?

CELLAMARE.

En pourrait-il être autrement ?

LORD STAIR.

Vous savez, monseigneur, quelles sont pour la France les dispositions du roi Georges mon maître.

LE RÉGENT.

J’en suis heureux, milord : la paix est le premier de mes vœux ; j’ai fait, pour assurer, de grands sacrifices, et le roi d’Angleterre me sait gré sans doute de ma conduite envers le prétendant.

LORD STAIR, d’un air un peu ironique.

Ah ! monseigneur !

LE RÉGENT.

Comment !... N’ai-je pas devant vous donné tout haut au major des gardes l’ordre d’arrêter le prince Édouard ?

DUBOIS, à part.

Et tout bas l’ordre de ne pas le trouver.

LORD STAIR.

Mais le prince Édouard ne fut pas arrêté.

LE RÉGENT.

Si le major des gardes est un maladroit, est-ce ma faute ?

LORD STAIR.

Est-il aussi maladroit qu’il en a l’air ?

LE RÉGENT, avec dignité.

Milord !...

LORD STAIR.

N’en parlons plus, monseigneur : le prétendant est à Rome ; mon maître est satisfait.

LE RÉGENT.

J’en suis bien aise...

À Cellamare.

Et vous, prince, qu’avez-vous à me dire de la part de mon cousin le roi d’Espagne ?

CELLAMARE.

Rien qui ne doive plaire à votre altesse. Le roi Philippe V se souvient toujours avec reconnaissance de ce qu’il doit à votre courage.

LE RÉGENT.

Il est pourtant des gens qui prétendent que mon cousin est sujet à manquer de mémoire.

CELLAMARE.

Ces gens-là ont tort, monseigneur : J’ai reçu du roi, mon maître, aujourd’hui même, l’ordre d’offrir à votre altesse les moyens de resserrer encore les liens qui unissent l’Espagne à la France.

SAINT-SIMON, bas au régent.

Il recherche votre amitié !... Vous voyez que Dubois avait tort.

DUBOIS, bas au régent.

Il vous caresse !... Vous voyez bien que j’avais raison.

LE RÉGENT, à part.

Lequel croire ?

CELLAMARE, à demi-voix.

Que votre altesse prenne garde à l’Angleterre !

LORD STAIR, à demi-voix.

Défiez-vous de l’Espagne, monseigneur, et veuillez permettre que je vous parle seul.

LE RÉGENT, à part.

En vérité, il y a de quoi devenir fou ! À qui se fier, mon Dieu, dans ce pays-ci ?

Haut.

Je vous verrai, messieurs, je causerai avec vous ; mais, en ce moment, j’ai besoin de distractions. J’entends du bruit dans la galerie, ce sont mes amis, sans doute ; veuillez rester, messieurs, et ne pas vous dérober à nos jeux : une minute d’ennui est si longue ! une heure de plaisir est si courte !

LORD STAIR.

Nous restons, monseigneur.

LE RÉGENT.

Milord, je veux vous gagner vos guinées.

À Cellamare.

Prince, serrez bien vos doublons.

À lui-même.

Je vais revoir Isabelle.

DUBOIS, à part.

Ayons l’œil sur tout le monde.

 

 

Scène X

 

CELLAMARE, SAINT-SIMON, CANILLAC, MADAME DE PARABÈRE, LORD STAIR, LE RÉGENT, LA MARQUISE, DUBOIS, LE VICOMTE, COURTISANS, puis BRANCAS

 

LE RÉGENT.

Arrivez, mes amis, arrivez ! Ces messieurs veulent bien demeurer avec nous et partager nos plaisirs.

À madame de Parabère.

Combien je vous sais gré, madame, de votre exactitude !... Eh bien ! Canillac, as-tu fait tout préparer ?

CANILLAC.

On va dresser la table, monseigneur.

Sur un signe de Canillac, on dresse au milieu du théâtre une table de jeu sur laquelle sont des cornets et des dés.

LE RÉGENT, à Brancas qui entre.

Bien !... Ah ! bonjour, mon cher Brancas ! J’ai appris ton retour et ton incognito ; sais-tu bien que c’est terriblement espagnol ce que tu fais là ?

BRANCAS.

Non, monseigneur, c’est de la prudence.

LE RÉGENT.

Avec toute autre femme que la tienne, cela pourrait être dangereux !... Ne crains rien, je respecterai ton secret. La duchesse est la vertu même.

DUBOIS, au vicomte.

Si cela dure, ce ne sera pas de sa faute.

LE VICOMTE, à Dubois.

Il faut tâcher qu’il se décide-son incertitude est pénible.

DUBOIS, au vicomte.

Pour les solliciteurs, n’est-ce pas ?

LE VICOMTE, à Dubois.

Dame ! on est bien aise de savoir à qui s’adresser.

LE RÉGENT.

Pourquoi donc, madame la marquise, ne vois-je pas votre aimable nièce ?

MADAME DE PARABÈRE, à part.

J’y ai mis bon ordre.

LA MARQUISE.

Je pense, monseigneur, qu’elle va se rendre à votre invitation.

LE RÉGENT.

Je l’espère.

CANILLAC.

Tout est prêt : si votre altesse désire se placer ?

LE RÉGENT.

Oui ; venez, messieurs !...

À part.

Le jeu me distraira pendant son absence.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Pas un regard pour moi ! 

Le prince, les deux ambassadeurs, la marquise et le vicomte se placent à la table de jeu, ainsi que les courtisans.

BRANCAS, à Dubois, sur le devant.

Dites donc, mon cher abbé, on m’a écrit récemment que le prince songeait à madame de Parabère, et que ce pauvre Canillac...

DUBOIS.

Rien n’est encore décidé.

BRANCAS.

Mais cela ne tardera pas ?

DUBOIS.

C’est possible.

BRANCAS.

J’en serais charmé ; car, sans qu’il y paraisse, il est jaloux.

CANILLAC, à madame de Parabère, de l’autre côté.

Regardez donc ! le prince est préoccupé !... l’absence de la duchesse le chagrine. Je crois qu’en vérité son cœur est pris par cette innocente.

MADAME DE PARABÈRE, avec dépit.

Ah ! vous croyez ?

LE VICOMTE, à la table de jeu.

Deux cents louis de plus, monseigneur.

LE RÉGENT.

Je les tiens.

À part.

Elle ne vient pas !

CANILLAC.

Il faut que l’affaire s’arrange aujourd’hui même : vous m’aiderez, n’est-il pas vrai, ma chère comtesse ?

MADAME DE PARABÈRE.

Monsieur de Canillac, vous m’impatientez.

LE RÉGENT, à la table.

Canillac, viens donc ici !... Je gagne toujours.

MADAME DE PARABÈRE, à elle-même.

Je lui résistais ; je n’avais pas la moindre envie de lui céder !... mais voir cette petite échappée du couvent occuper son esprit et peut-être son cœur !... Jamais Canillac ne m’a tant ennuyée !... jamais le prince ne m’a paru si aimable !

DUBOIS, à Saint-Simon.

Eh bien ! monsieur le duc, vous demeurez là silencieux et rêveur !... Vous songez sans doute à vos mémoires ?

SAINT-SIMON.

Les matériaux du moins ne manqueront pas. Peut-on sans douleur voir s’user de la sorte de si brillantes facultés ?

DUBOIS.

Si le plaisir était interdit aux princes, mieux vaudrait naître goujat.

LE RÉGENT, à la table.

Pardieu ! c’est ennuyeux à la fin, gagner sans cesse !

MADAME DE PARABÈRE.

Ces messieurs ne savent pas jouer : laissez-moi prendre les dés, monseigneur.

LE RÉGENT.

Vous nous rendrez bien heureux, madame.

MADAME DE PARABÈRE, se plaçant à la table.

Oh ! moi, du moins, je ne vous marchanderai pas. Cinquante louis !

LE RÉGENT.

Je les tiens.

MADAME DE PARABÈRE.

Et vous, prince de Cellamare ? et vous, milord ?

TOUS ENSEMBLE.

Nous tenons !

Madame de Parabère est à la table de jeu, autour de laquelle tout le monde est groupé, excepte Dubois et Saint-Simon, placés chacun d’un côté sur le devant du théâtre.

DUBOIS, à part.

Je ne reçois rien de la Fillon !... La coquine n’aurait-elle pas réussi ? Mes instructions étaient pourtant bien précises.

MADAME DE PARABÈRE, à la table de jeu.

Air : Verse, verse le vin de France. (Guillaume-Tell.)

Des princes, qu’il faut ménager,
Souvent l’orgueil nous importune ;
Jouons donc, et pour nous venger,
Adressons-nous à la fortune :
À la fortune
Le hasard nous sourit déjà ;
Nos dés emportent dans leur course
Tout l’or que vous avez mis là ;
Mais qui peut en tarir la source ?
La gabelle offre une ressource !...
Si nos dés vident notre bourse,
Un jour d’impôt la remplira.

LE CHŒUR.

Le hasard nous sourit, etc.

LE RÉGENT, après le couplet.

Nous avons perdu !

MADAME DE PARABÈRE.

Trois cents louis !

TOUS.

Nous tenons !

Deuxième couplet.

MADAME DE PARABÈRE.

Même Air.

Ici, d’un parlement grondeur,
N’arrivent pas les longs mémoires ;
Loin des soucis de la grandeur,
Vous oubliez les robes noires,
Et leurs grimoires !
Mais hélas ! le plaisir fuira ;
Le temps l’emporte dans sa course :
Contre l’ennui, qui reviendra,
Nous vous offrons une ressource,
Des plaisirs épuisez la source !...
Si nos dés, etc.

LE CHŒUR.

Le hasard nous sourit, etc.

LE RÉGENT, après le couplet.

Encore perdu !

UN HUISSIER, entrant, une lettre à la main.

Pour monsieur l’abbé Dubois.

DUBOIS, allant prendre la lettre.

Très bien ! sortez... c’est de la Fillon.

LE RÉGENT.

Qu’est-ce donc, Dubois ?

DUBOIS.

Oh ! rien, monseigneur, n’interrompez pas vos plaisirs.

LE RÉGENT.

Tu as raison... à toi les affaires !... Notre revanche, madame ?

MADAME DE PARABÈRE.

Volontiers.

DUBOIS, lisant, sur le devant.

« L’abbé Porto-Carrero a donné dans le piège ; il est chez moi ; j’ai mis à ses trousses la plus adroite de mes pensionnaires. Si elle apprend quelque chose, je vous le ferai savoir. » Bravo !... Ah ! j’espère tenir bientôt tous les fils de l’intrigue.

LE RÉGENT.

Pardieu ! prince de Cellamare, vous jouez de malheur.

DUBOIS, ironiquement.

Ah ! monsieur l’ambassadeur d’Espagne n’est pas en veine aujourd’hui ?

CELLAMARE.

On ne gagne pas toutes les parties qu’on joue.

DUBOIS.

On en perd même qu’on croyait bien sûres.

MADAME DE PARABÈRE.

Dix-huit !... Tout est à moi !

LE RÉGENT, se levant.

À merveille, madame, vous nous avez ruinés !

On enlève la table.

MADAME DE PARABÈRE.

Je donne tout aux pauvres.

LE RÉGENT.

Aussi bonne que vous êtes jolie !

MADAME DE PARABÈRE.

Vous trouvez, monseigneur ?

LE RÉGENT.

Vous avez seule ramené la gaîté à cette table, où l’ennui s’était assis à côté de moi.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Allons, tout n’est pas désespéré : je la lui ai fait oublier un instant.

LA MARQUISE, bas à Dubois.

Concevez-vous cette petite folle, qui n’est pas venue ?

DUBOIS, de même.

Il faudra la gronder, madame la marquise : unissons-nous pour lui faire entendre raison.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Ils complotent tous le triomphe de la duchesse !... Ah ! nous verrons.

DUBOIS, à part.

Courons chez la Fillon pour tout concerter avec elle : ah ! monsieur l’Espagnol, je vous tiens !

Il sort.

CANILLAC, à Brancas, à demi-voix.

Eh bien ! mon cher, ta femme ne s’est pas rendue à l’invitation du prince ? 

BRANCAS, de même.

Je l’aurais parié !... pur cagotisme !... Je lui ferai la leçon.

CANILLAC.

Et tu feras bien.

Bas à madame de Parabère.

Il nous aidera lui-même a apprivoiser sa femme !... c’est charmant.

LE RÉGENT.

Messieurs, n’oubliez pas que dans quelques jours aura lieu le premier bal public dans la salle de

LORD STAIR.

Monseigneur, j’insiste pour un instant d’entretien.

LE RÉGENT.

Vous le voulez absolument ? Allons, je cède...

À tout le monde.

Pardonnez-moi mon impolitesse, et accusez l’Angleterre, mesdames.

MADAME DE PARABÈRE.

Nous vous quittons, monseigneur. Duc de Brancas, donnez-moi la main.

CELLAMARE, à part.

Personne n’a de soupçon ; tout va bien.

LE RÉGENT.

À revoir !... Je suis à vous, milord.

 

 

Scène XI

 

LORD STAIR, LE RÉGENT

 

LE RÉGENT.

Eh bien ! je vous écoute : qu’avez-vous à me dire ?

LORD STAIR.

Je veux, au nom du roi Georges mon maître, vous presser encore de vous unir étroitement à l’Angleterre.

LE RÉGENT.

Nos relations ne sont-elles pas amicales ?

LORD STAIR.

Elles devraient l’être davantage.

LE RÉGENT.

Je comprends, milord : l’Espagne peut être dangereuse, et la France est une puissante alliée.

LORD STAIR.

L’amitié de l’Angleterre est-elle donc à dédaigner ?

LE RÉGENT.

Je ne dis pas cela, milord.

LORD STAIR.

L’intérêt des deux peuples réclame une étroite union. Ah ! pourquoi le ciel n’a-t-il pas permis que la couronne tombât sur votre front ? les brillantes qualités que l’Europe admire en vous trouveraient un emploi ; les malheurs et les fautes du dernier règne seraient bientôt effacés : que de désastres réparerait votre génie ! que de bien votre cœur pourrait accomplir !

LE RÉGENT, pensif.

Oui ! ce serait une belle tâche ; se dire, à chaque instant : Le bonheur d’une grande nation peut être mon ouvrage ; des millions d’hommes me béniront !... Il me semble parfois que j’avais là ce qu’il faut pour être un roi !... Dieu ne l’a pas voulu.

LORD STAIR.

Ne voir sur le trône qu’un enfant débile !

LE RÉGENT.

Mais cet enfant, il existe.

LORD STAIR.

Sans doute !... que deviendra la France entre ses mains ?

LE RÉGENT.

Ce qu’il plaira au ciel.

LORD STAIR.

Que ne deviendrait-elle pas outre les vôtres ?

LE RÉGENT.

J’aurais tâché qu’elle fût puissante et glorieuse.

LORD STAIR.

Pourquoi lui enlever cet avenir ?

LE RÉGENT.

Milord !...

LORD STAIR.

La naissance du roi mon maître ne lui promettait point la couronne : le peuple anglais la lui a donnée.

LE RÉGENT.

Ah ! sans doute, il est beau d’être l’élu d’un peuple ! de recevoir de sa main le sceptre qu’il nous donne !... Mais le dérober ! se glisser furtivement sur un trône où l’on n’est appelé ni par la naissance ni par la voix imposante de la nation !... De quel droit exigerait-on du respect de ceux qu’on voudrait ainsi gouverner par surprise ?

LORD STAIR.

Combien il doit être douloureux pour vous de ne pouvoir accomplir tout le bien que votre cœur a projeté ! Entouré de mille liens, investi pour quelques jours d’une puissance précaire...

LE RÉGENT.

Oui, c’est une vie pénible que !a mienne.

LORD STAIR.

Il y a entre le trône et vous une bien faible barrière.

LE RÉGENT.

Il y a un crime !

LORD STAIR.

Que de gloire si vous parveniez jamais au trône ! Pour toujours uni au roi mon maître par une heureuse communauté d’intérêts et de situation, vous verriez la France florissante au dedans, puissante et respectée au dehors ! Plus éclairé que Louis XIV, vous la feriez remonter à ce rang d’où l’ont précipitée les fautes de sa vieillesse.

LE RÉGENT, à part.

Ah !... ce qu’il dit là, je l’ai plus d’une fois rêvé...

LORD STAIR.

Votre main cicatriserait toutes ses blessures ; les nations rivales s’inclineraient devant elle !

LE RÉGENT, rêveur.

Rappeler au sein de leur patrie ces milliers de familles que la plus stupide intolérance en a chassées !

LORD STAIR.

Ranimer le commerce.

LE RÉGENT.

Éveiller l’industrie.

LORD STAIR.

Faire asseoir la philosophie sur le trône.

LE RÉGENT.

Protéger les arts.

LORD STAIR.

Placer son nom parmi les plus grands noms.

LE RÉGENT, avec enthousiasme.

Ce serait un noble destin.

LORD STAIR.

Ce serait le vôtre.

LE RÉGENT.

Mais, pour cela, il faut une couronne.

LORD STAIR.

Il faut de l’audace !

LE RÉGENT.

Ah ! si je croyais...

 

 

Scène XII

 

LORD STAIR, LE RÉGENT, SAINT-SIMON

 

SAINT-SIMON.

Monseigneur, sa majesté, accompagnée du maréchal de Villeroy son gouverneur, vient rendre visite à votre altesse.

LE RÉGENT, comme se réveillant tout à coup.

Sa majesté !...

SAINT-SIMON.

Elle entre dans la galerie ; regardez, monseigneur.

On voit passer dans le fond le jeune Louis XV suivi d’une foule de courtisans ; on entend battre aux champs.

LE RÉGENT, à lord Stair.

Venez, milord, venez avec moi rendre hommage au roi Louis XV.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un riche salon ; porte au fond ; portes latérales ; une cheminée à droite de l’acteur ; une fenêtre à gauche ; une table de chaque côté, avec ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

ISABELLE, seule et pensive

 

Elle est assise à gauche, au lever du rideau.

Mon frère va venir : il veut causer avec moi ; je suis bien heureuse de son retour ! j’aurai du moins un cœur où je pourrai déposer mes secrètes pensées : pourquoi donc sont-elles triâtes ? on dit que je suis jolie ; j’ai un rang, de la fortune, de la jeunesse, et pourtant...

 

 

Scène II

 

BRANCAS, entrant par le fond, ISABELLE

 

BRANCAS l’examine en entrant, à part.

Elle a l’air triste et rêveur !... C’est qu’en vérité une femme comme cela ne m’amusera pas du tout.

ISABELLE.

Ah ! c’est vous, mon frère ?

BRANCAS.

Je remarquais, ma chère Isabelle, l’expression mélancolique de votre figure ; elle contraste avec l’aspect de ce séjour... Avez-vous quelque chagrin ?

ISABELLE.

Non.

BRANCAS.

Désirez-vous quelque chose ?

ISABELLE.

Que puis-je désirer ?

BRANCAS.

C’est vrai !... mais, voyons, causons un peu, : vous permettes, n’est-ce pas ?

Ils s’asseyent.

Nous avons à faire connaissance : parlez-moi franchement.

À part.

Il est bien juste que je connaisse ma femme.

Haut.

Les femmes ont souvent des arrière-pensées ; on dit qu’il est plus facile de pénétrer dans leur cœur que d’y lire ; mais à un frère on peut tout avouer, et je veux être votre confident... Y consentez-vous ?

ISABELLE.

Oui... mais je n’ai pas de confidence à faire ; si ce n’est mon désir de trouver en vous un ami, car ici je me sens seule.

BRANCAS.

Seule !... Il me semble pourtant que la cour du Régent ne passe point pour une solitude !... tous les biens, tous les plaisirs y sont à votre disposition : vous y pouvez prétendre à tous les succès.

ISABELLE.

Des succès !... Et qu’en ferais-je ?

BRANCAS.

Les hommages de nos jeunes élégants...

ISABELLE.

Des hommages !... Je n’y ai pas pris garde.

BRANCAS.

Il en est sans doute qui ont été amoureux de vous ?

ISABELLE.

Je ne crois pas.

BRANCAS.

Et vous n’avez pas désiré de leur plaire ?

ISABELLE.

Jamais.

BRANCAS, à part.

Voilà une vertu sur laquelle on peut compter.

Haut.

J’ai peur, ma chère Isabelle, qu’on ne vous ait élevée dans des idées bien gothiques. Je veux connaître toute votre pensée : vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout l’intérêt que j’y prends.

ISABELLE.

Cet intérêt m’enchante ; car ce qui me manque ici c’est un cœur qui m’entende, et qui préfère à tous ces vains plaisirs le bonheur de l’amitié, le charme de l’intimité.

BRANCAS.

Mais ce n’est pas cela du tout, ma bonne amie... vous êtes sentimentale à faire peur ; et cela sent la vieille cour en diable !

ISABELLE.

Comment ?

BRANCAS.

Nous devons partager les amusements de ce séjour, et non pas nous en éloigner ensemble.

ISABELLE.

Vous avez raison : il faudrait plus que l’amitié fraternelle pour se suffire ainsi !... Peut-être deux époux que l’amour unirait...

BRANCAS.

Qu’est-ce à dire ?

ISABELLE.

Oui, mon frère, on me l’a répété bien des fois :

Air : En amour, comme en amitié.

Le ciel sourit à de jeunes époux
Qui vont ensemble achever le voyage ;
Pour chacun d’eux les plaisirs sont plus doux,
Car le plaisir se double alors qu’on le partage.
Le chagrin vient ; mais, grâce à l’amitié,
Grâce à l’amour qui les enchaîne,
Ils portent mieux le fardeau de la peine,
Car chacun en prend la moitié ;
Oui, des chagrins chacun prend la moitié.

BRANCAS, riant et se levant.

Ah ! mon Dieu, et où avez-vous vu de pareilles choses ? vous, ma sœur, de ces idées bourgeoises !... ah ! çà, mais vous oubliez donc que vous êtes duchesse ?

ISABELLE, souriant.

L’ennui pourtant m’en fait souvenir quelquefois.

BRANCAS.

Que dirait votre mari s’il voyait sa femme, la duchesse de. Brancas, l’objet des railleries de ses camarades, de ceux auxquels il donnait le ton, et qui n’étaient remarqués qu’autant qu’ils le prenaient pour modèle ?

ISABELLE.

Il est donc très bien ?

BRANCAS.

On ne le trouve pas mal : et vous sentez, ma chère, qu’un homme comme lui ne s’arrangerait pas d’une jeune fille niaise, peut-être ridicule, et au moins sans importance dans ce monde où il est placé au premier rang. Je vous donne des conseils d’ami, et vraiment vous en avez besoin... Quel rôle jouez-vous à la cour ? il n’est pas brillant, n’est-il pas vrai ? Quels appuis, quels partisans vous êtes-vous faits ? Pas un, j’en suis sûr ?

ISABELLE.

Des appuis, des partisans ! pourquoi faire ? Nous n’avons besoin de personne ; nous n’avons rien à demander.

BRANCAS.

Ah ! çà, où avez-vous donc été élevée ? À la cour on a besoin de tout le monde, et l’on a toujours quelque chose à demander.

ISABELLE.

J’avais été joyeuse, il est vrai, quand la tante de mon mari vint, il y a un mois, me chercher au couvent pour me présenter à la cour ; mais cette joie passa vite !... Il paraît pourtant qu’on me trouva jolie, car les femmes critiquèrent ma toilette, et se moquèrent de ma gaucherie le jour de ma présentation.

BRANCAS.

On s’est moqué de vous !... quel malheur !...

ISABELLE.

On m’oublia bientôt, personne ne s’occupa plus de moi ; alors, combien je regrettai mes bonnes compagnes du couvent, dont l’amitié répondait à la mienne !

BRANCAS.

A-t-on idée de cela ?

ISABELLE.

Ah ! peut-être m’eût-il aimée, m’eût-il comprise celui dont je porte le nom !... mais il était absent. Je me sentais mal à l’aise ; l’air qu’on respire ici me pesait, j’aurais voulu m’éloigner.

BRANCAS.

Cela n’avait pas le sens commun.

ISABELLE.

Le prince... le croiriez-vous, mon frère ? le prince devina ce que j’éprouvais, entendit ce que je ne disais pas ; il eut pitié de mon isolement ; sa bonté m’encouragea, et maintenant je pense que le retour du duc de Brancas achèvera de donner à mon cœur toute la joie, tout le bonheur dont il a besoin ; aidée de vos conseils, je parviendrai peut-être à lui plaire et à me montrer digne de lui.

BRANCAS.

Oui, ma chère Isabelle, je l’espère aussi : que votre gaîté, vos charmes et votre esprit deviennent l’âme de cette cour : mettez de côté toutes les vieilles idées, le duc sera content, et vous aimera comme vous le méritez, soyez en sûre.

ISABELLE.

Quel bonheur !

BRANCAS, à part.

Elle a quelque chose de naïf et d’original. Allons, c’est moins mal que je croyais.

UN DOMESTIQUE.

Un jeune homme, nommé Arouet, demande s’il peut avoir l’honneur de parler à madame la duchesse.

ISABELLE.

Qu’il entre.

Le domestiqué sort.

C’est mon protégé, je veux vous le présenter.

BRANCAS.

Arouet ! Ah ! oui, ce fils de procureur, qui fait des vers et qu’on a mis à la Bastille.

 

 

Scène III

 

AROUET, ISABELLE, BRANCAS

 

AROUET.

Madame la duchesse ajoute un bien grand prix à ses boutés, en me permettant de venir l’en remercier.

ISABELLE.

Mon frère, c’est un jeune poète de la plus belle espérance ; son nom sera célèbre un jour, j’en suis certaine. J’espère, monsieur Arouet, que vous viendrez quelquefois me voir et me lire vos ouvrages ?

AROUET.

Le bonheur que vous m’offrez m’est bien précieux, madame, et cependant

Air : Soldat français. (Julien.)

Je crains les belles et les rois,
Dussé-je ici passer pour un sauvage ;
Car ils abusent de leurs droits,
Ils exigent de l’esclavage ;
Qui veut un jour éclairer l’univers
Doit éviter la cour et tes ruelles...
Que de pièges nous sont offerts !
Auprès des rois l’orgueil dore nos fers ;
L’amour les cache auprès des belles.

BRANCAS.

Vous faites des vers satiriques, dit-on ? Vous vous moquez de ce que vous appelez des abus, vous autres ; vous frondez les grands... et cela leur déplaît.

AROUET.

Ils s’y accoutumeront.

BRANCAS.

Ils vous empêcheront d’imprimer.

AROCET.

Ils n’empêcheront pas de parler : les épigrammes des salons ? feront prendre patience, en attendant la liberté d’écrire.

BRANCAS.

La liberté ! Palsembleu ! voilà du nouveau ! Vous croyez donc qu’il viendra un temps où l’on osera blâmer ceux qui gouvernent, sans être mis à la Bastille ?

AROUET.

Mais oui, je crois que cela viendra.

BRANCAS.

Où un grand seigneur ne pourra plus faire impunément ce qui lui plaît ?

AROUET.

Justement.

BRANCAS, riant.

Vous pensez peut-être aussi qu’on laissera des gens de rien se mêler de tout, parler, agir, et qui sait ? arriver au pouvoir ?

AROUET.

Eh ! mais, pourquoi pas ?

BRANCAS.

Et un roturier se croira l’égal d’un gentilhomme ?

AROUET.

Cela ne tardera peut-être pas beaucoup.

BRANCAS, riant.

Pardieu ! voilà une bonne folie !

Bas à Isabelle.

Je ne sais pas si votre protégé a du talent, mais à coup sûr il n’a pas le sens commun.

ISABELLE.

Mon frère, s’il avait raison ?

BRANCAS.

Ah ! monsieur le poète, vous voulez, à ce qu’il paraît, nous faire rire à vos dépens ?

AROUET.

C’est pour rendre à la cour ce qu’elle nous prête.

BRANCAS.

Ah ! ah !

AROUET.

Veuillez m’écouter, monsieur le duc : quoique jeune encore, j’ai déjà réfléchi. Le passé appartint à la force ; le préjugé de la naissance exploite le présent ; c’est à l’intelligence que l’avenir est réservé.

BRANCAS, riant aux éclats.

Et alors tout sera dit pour nous ! Vous verrez même que nous cesserons d’être ducs et pairs ! Ah ! ah ! ah ! c’est trop drôle ! Il est, pardieu, fort plaisant votre poète, ma chère sœur ! moi, j’aime les choses originales : venez, mon petit ami. Je le présenterai à Canillac et à quelques autres mauvais sujets : il nous amusera.

AROUET.

Il n’est pas sûr que vous me le rendiez.

BRANCAS.

Permis à vous de rire si vous nous trouvez des ridicules !

AROUET.

Alors, je ne suis plus en peine et j’accepte.

ISABELLE.

Mais il me semble, mon frère, que vous faites un mauvais marché.

AROUET.

Si monsieur est le plus riche ?...

BRANCAS.

Diable ! déjà des épigrammes ! Épargnez au moins votre patron.

AROUET.

Une seule chose pourrait me réduire au silence.

BRANCAS.

Laquelle ?

AROUET.

L’amitié d’un grand seigneur homme d’esprit.

BRANCAS.

Voulez-vous de la mienne ?

AROUET.

Volontiers.

BRANCAS.

Voilà ma main.

AROUET, souriant et serrant sa main.

Vous voyez bien que j’ai déjà fait faire un pas à l’avenir.

ISABELLE.

Et l’avenir ne vous oubliera pas.

BRANCAS.

Allons, mes amis sont rassemblés ; ils m’attendent pour déjeuner : venez, mon cher poète, soyez des nôtres, et divertissons-nous !

AROUET.

Je vous suis, monsieur le duc : madame, daignez agréer, avec mon hommage, la nouvelle expression de ma reconnaissance.

ISABELLE.

À revoir, monsieur Arouet.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, seule

 

Tout s’embellit pour moi dans cette cour. La présence de mon frère, l’amitié du prince vont rendre ce séjour aussi gai qu’il était triste naguère... Le prince est si bon ! il a pour moi tant d’indulgence !... qu’on trouve de charmes dans sa société !

 

 

Scène V

 

ISABELLE. LE RÉGENT, entrant par la porte de droite

 

LE RÉGENT.

C’est elle !

ISABELLE.

Le prince !...

LE RÉGENT.

Aurais-je le malheur d’être importun ?

ISABELLE.

Importun ! vous, monseigneur !... cela se peut-il ?... On vous voit rarement à cette heure ; et pourtant il me semble que je vous attendais.

LE RÉGENT.

Et moi je devinais que j’allais vous trouver ici.

ISABELLE.

Vraiment ?

LE RÉGENT.

Oui ! aujourd’hui je suis en bonheur.

ISABELLE.

Ah ! qu’il en soit toujours ainsi !

LE RÉGENT.

C’est que je suis content de moi.

ISABELLE.

Vous avez fait une bonne action ?

LE RÉGENT.

J’ai résisté à une mauvaise pensée.

ISABELLE.

Je suis sûre qu’elle ne venait pas de vous.

LE RÉGENT.

Que vous êtes bonne !

ISABELLE.

Vous occupez si dignement ce rang élevé !... si près du trône !...

LE RÉGENT.

Dites si loin !

ISABELLE.

Vous avez tout le pouvoir de la royauté.

LE RÉGENT.

Dites que j’en ai tout le fardeau.

ISABELLE.

Le second du royaume.

LE RÉGENT.

Savez-vous que César aimait mieux être le premier dans un village que le second dans Rome ?

ISABELLE, le regardant étonnée.

Et cette pensée d’un ambitieux vous vient à l’esprit ?

LE RÉGENT, ayant l’air de chasser une idée importune, et reprenant un ton gracieux.

À moi ? Non, certes ! Qu’importe un trône ? qu’importe la renommée ? Je ne donnerais pas un sourire de celle que j’aime pour ce bruit qui met un nom au-dessus de tous les autres noms... J’ai vu la gloire du grand roi ; elle ne fit que le malheur des peuples !... Mieux vaut une heure de plaisir.

ISABELLE.

On dit que ce n’est point là parler en prince ?

LE RÉGENT.

Mais c’est parler en homme ; en homme qui sent son cœur battre de joie près de celle qui le comprend ; en homme qui désire faire partager ce qu’il éprouve, et qui place le bonheur à être aimé pour lui-même.

ISABELLE.

C’est ainsi que vous devez l’être. Ce pouvoir que vous semblez dédaigner, il peut servir à se faire bénir par tout un peuple ; à prêter au pauvre et au faible un appui contre le riche et le puissant... à écouter votre cœur plutôt que les flatteurs qui vous environnent.

Air d’Aristippe.

Les courtisans, dont la foule ici veille,
Sur la louange ont fondé leur crédit,
Leur voix bruyante arrive à votre oreille,
Et sans peine vous étourdit,
Un prince écoute et croit qui l’applaudit !
Le malheureux que l’injustice frappe,
Bien loin de vous succombe au même instant ;
Sa voix, hélas ! est faible et vous échappe...
Mais, croyez-moi, le ciel l’entend !

LE RÉGENT.

Mon cœur s ‘éveille et se ranime à votre voix : ce découragement qui m’ôte le désir d’agir cède à votre influence ; je sens près de vous qu’il est doux de faire le bien.

ISABELLE.

Que je suis heureuse !... Déjà le jeune Arouet a reçu de vous la liberté ; mais dans cette prison où il fut enfermé, d’autres malheureux gémissent encore, victimes de haines particulières et d’un odieux abus de la force : qu’ils soient libres aussi !

LE RÉGENT.

J’y avais pensé déjà ! car, depuis quelque temps, je deviens meilleur ; il me semble que chaque bonne action doit vous dire combien vous m’êtes chère.

ISABELLE.

C’est peut-être pour cela qu’elles me causent tant de plaisir, et que je cherche à les faire naître.

LE RÉGENT.

Vous m’aimez donc un peu ?

ISABELLE.

Ce que j’éprouve est tout nouveau pour moi. Des le premier jour où je vous ai vu, il m’a semblé que nous nous connaissions depuis longtemps ; que vous saviez mes pensées, et que je devinais les vôtres. Ici, tous ces gens qui vous entourent, ils sont près de vous depuis des années ; eh bien ! j’ai découvert en vous des pensées qu’ils ignorent encore. Cette défiance, que je ressens avec tout le monde, elle cesse quand vous êtes là !... Vous paraissez ? tout change d’aspect ; j’étais triste, je deviens joyeuse ; je tremblais, je me sens rassurée ! Quand je souffre, mon mal se dissipe ; votre nom seul me fait du bien !... N’est-ce pas là ce qu’on appelle de l’amitié ?

LE RÉGENT, à part.

Adorable enfant !

Haut.

Oui, chère Isabelle, c’est cette amitié qui fait le charme de la vie.

ISABELLE.

Je me sens bien heureuse de vous avoir dit tout cela.

LE RÉGENT.

Et moi bien heureux de l’avoir entendu.

UN HUISSIER, annonçant.

Monsieur l’abbé Dubois.

LE RÉGENT, avec humeur.

Qu’il attende.

ISABELLE.

Non. C’est pour affaires, je me retire.

LE RÉGENT.

Maudit soit celui qui vous éloigne !

ISABELLE.

Ah ! ne maudissez pas l’abbé !... Vous venez, dit-on, de le faire archevêque : c’est sans doute la récompense de ses services et de ses vertus ?

LE RÉGENT.

Ses vertus !...

ISABELLE.

Est-ce qu’il y aurait quelque chose à dire contre lui ? Pardonnez mon ignorance ; je suis à la cour depuis si peu de temps !

LE RÉGENT.

Ah ! cette précieuse ignorance, cette candeur adorable, conservez-la !

ISABELLE.

Allons, il faut vous occuper, vous êtes régent du royaume de France, ne l’oubliez pas !... Je vous laisse.

LE RÉGENT.

Vous le voulez ?

ISABELLE.

À revoir, monseigneur !

Il la reconduit : elle sort par la porte de gauche.

 

 

Scène VI

 

LE RÉGENT, à l’huissier

 

Dites à l’abbé qu’il peut venir.

L’huissier sort.

Je ne fus jamais si mal disposé à le recevoir !... C’est un démon qui vient chasser un ange... Je suis aimé ! véritablement aimé !... Oh ! combien cet amour qui s’ignore lui-même est plus puissant que toutes les séductions qui me sont offertes !... Chère Isabelle, tout pour mériter ton amour !...

Il va s’asseoir à gauche.

 

 

Scène VII

 

DUBOIS, un portefeuille sous le bras, LE RÉGENT

 

DUBOIS. En entrant il jette un regard autour du salon, à part.

Ah ! la duchesse est sortie !

Haut.

Je viens, monseigneur, faire près de vous une nouvelle tentative : j’ai de fortes raisons de croire que le duc et la duchesse du Maine sont d’accord avec le prince de Cellamare, et conspirent.

LE RÉGENT.

La preuve ?

DUBOIS.

Vous l’aurez bientôt.

LE RÉGENT.

Encore une fois, je ne te crois pas !

DUBOIS.

Mais j’en suis sûr.

LE RÉGENT.

Tu es toujours sûr du mal !... Tu fais tous le, hommes à ton image.

DUBOIS.

Je ne fais, pardieu, pas tant d’honneur il ceux-ci, car ce sont des coquins maladroits : ils échouent.

LE RÉGENT.

Et toi, tu réussis toujours, n’est-ce pas ?

DUBOIS.

Mais assez souvent.

LE RÉGENT.

Eh bien, pas aujourd’hui !... car je te refuse la place de secrétaire d’état.

DUBOIS.

Secrétaire d’état !... Fi donc, je n’en veux plus. C’est la place de premier ministre qu’il me faut, et vous ne tarderez pas à me la donner.

LE RÉGENT, sévèrement.

Dubois, trêve de plaisanteries !

DUBOIS.

Mais je ne plaisante pas du tout, monseigneur ; et, puisque vous m’avez mis sur ce chapitre, écoutez-moi, pour que vous puissiez réfléchir à loisir à ma demande. Ensuite nous parlerons d’affaires...

LE RÉGENT.

Je suis curieux de voir sur quoi tu peux appuyer une pareille prétention.

DUBOIS.

Mon Dieu, sur un raisonnement bien simple ! D’abord, il vous faut absolument un premier ministre ; vous ne pourrez pas vous en passer.

LE RÉGENT.

C’est ce que nous verrons.

DUBOIS.

C’est ce que vous verrez. Je sais tout ce qu’on vous corne aux oreilles pour vous empêcher de me nommer ; mais je m’en rapporte à votre haute sagacité. Ne suis-je pas le seul homme en France à qui votre altesse puisse faire impunément une si haute fortune ? Un grand seigneur, quel qu’il soit, ne croirait-il pas y avoir des droits ?... Mais moi, fils d’un mauvais apothicaire de Brive-la-Gaillarde, je n’ai de parents ni à la cour, ni dans la robe, ni dans l’armée : seul de ma race, je suis à vos pieds ! Quant à mon mérite, personne s’avise-t-il de m’en trouver aucun ? On sait que je ne prétends qu’au bonheur de vous convenir. Quant à ma réputation, n’est-elle pas détestable ? Quel parti, quelle faction, quels intérêts pourraient se rallier à moi ? Je suis absolument votre créature. Ainsi, monseigneur...

LE RÉGENT.

À merveille ! comme il n’y a pas de sujet plus indigne, je n’ai pas de meilleur choix à faire... Voilà un étrange raisonnement, et tu es un impudent drôle !

DUBOIS.

Et comptez-vous pour rien, monseigneur, le plaisir de pouvoir dire de pareilles choses en face à votre premier ministre ? ensuite, vous débarrasser des importunités, des soucis du pouvoir, de l’ennui des affaires...

LE RÉGENT, d’un ton sévère et se levant.

C’en est assez, Dubois ! les affaires ? je veux m’en charger désormais ! Tu abuses de ma facilité, ou tu me trompes pour accomplir des actes iniques : cela ne sera plus... Qu’est-ce que cela ?

Indiquant le portefeuille.

DUBOIS.

Des ordonnances que j’apporte à signer à votre altesse.

LE RÉGENT.

Pose-les sur cette table ! je signerai, mais quand j’aurai lu, et si je n’y trouve rien à redire. Je t’avais ordonné de faire mettre en liberté des malheureux injustement détenus à la Bastille... qu’ils soient dehors aujourd’hui même !... Tu me feras un rapport sur tout ce qui touche à la révocation de l’édit de Nantes : mon projet est de revenir sur cette affaire... c’est une des sottises de la vieille !... Louis XIV ne l’eût point faite quand il aimait La Vallière !... L’amour élève l’esprit ; la bigoterie pouvait seule rabaisser à ce point celui qu’on nomma le grand roi !... Tu m’entends, Dubois ? je veux de bonnes actions, de grandes et nobles choses, et je prétends les faire moi-même... entends-tu ?

Il va prendre le portefeuille sur la table.

Tu diras à mes roués que ce soir je ne soupe pas avec eux.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

DUBOIS, seul

 

Oh ! oh ! suis-je bien éveillé ? Je signerai, mais quand j’aurai lu !... je veux de bonnes actions et je prétends les faire moi-même !... Qu’est-ce que cela ? quelle mouche l’a piqué ?... Sarpedié ! si c’est une plaisanterie, elle ne me convient pas du tout... Ne nous tenons pas cependant pour battu, et voyons d’abord où est l’ennemi ; car cette lubie-là lui a été suggérée, c’est évident. Il est trop paresseux pour prendre de lui-même une semblable résolution... Voyons... Il y a bien le duc de Saint-Simon ?... mais non, ses remontrances sont usées, elles ne font plus d’effet... Eh ! pardieu, j’y suis !... cette petite duchesse de Brancas... c’est élevé dans les grands principes ; ça croit à la vertu !... Ah ! madame la duchesse, c’est ainsi que vous usez de votre influence ?... et moi qui voulais la pousser ; qui étais convenu avec la vieille marquise sa tante... Diable ! changeons de batteries ; l’ennemi est là, il s’agit de le débusquer, et de dégoûter le prince des affaires. Ah ! il veut de l’occupation ? eh bien ! on lui en donnera ; ne perdons pas un moment, et surtout ne laissons rien transpirer.

Air de la République.

Les gens qui me vantent leur zèle,
Et devant moi sont prompts à se courber,
S’ils soupçonnaient que je chancelle,
Me pousseraient pour me faire tomber :
Ces vils flatteurs, quand ma fortune échoue,
Relèveraient leurs fronts humiliés ;
Puis ils viendraient sur moi jeter la boue
Dont ils, se couvrent à mes pieds !

Il va pour sortir ; Canillac, Brancas, le Vicomte, Samuel Bernard, la Marquise, entrent en riant et arrêtent Dubois.

 

 

Scène IX

 

BRANCAS, DUBOIS, CANILLAC, LE VICOMTE, SAMUEL BERNARD, LA MARQUISE

 

CANILLAC, retenant Dubois.

Halte-là ! monsieur l’abbé.

DUBOIS.

Excusez-moi, il faut que je sorte.

CANILLAC.

Pardieu ! nous ne vous lâcherons pas sans que vous nous ayez dit des nouvelles.

DUBOIS.

Il n’y en a pas.

BRANCAS.

Nous les réservez-vous pour le petit souper d’aujourd’hui ?

DUBOIS.

Je ne sais rien, en vérité.

CANILLAC.

Que diable ! vous nous direz au moins si le régent prend une maîtresse en titre ?

DUBOIS.

J’en ai peur.

BRANCAS.

Et moi j’en suis charmé.

DUBOIS.

Bah !

BRANCAS.

Oui, sans doute ; quand on aura quelque chose à demander, on s’adressera à une jolie femme, au lieu de faire la cour à un vieux singe tonsuré.

DUBOIS.

Monsieur le duc !

BRANCAS.

Allons donc, l’abbé ; entre nous, est-ce qu’on se fâche ?

CANILLAC, retenant Dubois.

Dieu me damne si tu t’en vas sans nous avoir dit son nom !

DUBOIS.

Son nom !

BRANCAS.

Oui, son nom !

TOUS.

Son nom, son nom !

SAMUEL BERNARD, bas au vicomte et à la marquise.

Silence devant monsieur de Canillac ; mais j’ai parié mille louis que ce serait madame de Parabère.

LA MARQUISE, à demi-voix.

Je crois que vous perdrez.

CANILLAC, à Dubois.

Tu hésites, l’abbé !... ah ! c’est juste !...

À demi-voix.

C’est Isabelle ?

DUBOIS, bas.

Eh bien oui !... maintenant laissez-moi sortir.

Il s’esquive.

 

 

Scène X

 

LE VICOMTE, CANILLAC, LA MARQUISE, BRANCAS, SAMUEL BERNARD

 

CANILLAC.

Bravo, ma foi, bravo !

Pendant ce temps, Brancas cause bas avec Samuel Bernard, dans le fond.

LE VICOMTE, à demi-voix.

Dubois vous a parlé bas.

CANILLAC.

Oui, je sais tout.

LE VICOMTE, à demi-voix.

Eh bien ?

CANILLAC, de même.

Ce diable de Brancas est-il heureux d’être marié !

LE VICOMTE, de même.

Ah ! j’entends !

CANILLAC, de même.

Mais taisons-nous ; il est capable de ne pas comprendre son bonheur : quoi qu’il en dise, il a encore des préjugés.

LE VICOMTE, de même.

Tant mieux, ce sera plus drôle.

Bas à la marquise.

Il paraît que c’est arrangé.

Ils vont causer bas dans le fond.

SAMUEL BERNARD, revenant sur le devant avec Brancas.

Non, monsieur le duc, je vous jure qu’en ce moment je n’ai pas de fonds à ma disposition.

BRANCAS.

Le séjour d’Espagne m’a ruiné : il me faut deux mille louis aujourd’hui même.

CANILLAC.

Eh pardieu ! monsieur Samuel Bernard te les prêtera.

SAMUEL BERNARD.

Impossible !

CANILLAC.

Je vous dis, moi, que vous les lui prêterez : j’en réponds. Sois tranquille, mon cher, tu les auras.

BRANCAS, ironiquement.

Je te remercie. Ah ! çà, je soupçonne que tu es en relations avec la future favorite : voudras-tu me protéger auprès d’elle ?

CANILLAC, de même.

Te protéger !... très volontiers... à charge de revanche si par hasard tu avais plus de crédit que tu ne penses ?

BRANCAS.

C’est convenu.

CANILLAC.

Eh bien ! comment trouves-tu la duchesse ?

BRANCAS.

Si elle n’était pas ma femme, je crois, Dieu me damne, que j’en deviendrais amoureux.

CANILLAC.

Allons donc !... tiens, la voici ! elle est plus belle encore et plus gracieuse qu’à l’ordinaire.

BRANCAS.

Oui, elle est, pardieu, charmante.

 

 

Scène XI

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, ISABELLE, AROUET, BRANCAS, CANILLAC, SAMUEL BERNARD

 

ISABELLE.

Je suis ravie de vous trouver tous rassemblés : voici monsieur Arouet, que je vais présenter au prince ; madame la marquise, c’est un homme d’esprit.

LA MARQUISE.

Il vous intéresse, ma chère nièce, c’est là près de moi son plus beau titre.

AROUET.

C’est aussi celui qui me flatte le plus.

ISABELLE.

Savez-vous, monsieur de Canillac, que notre aimable poète est enchanté de votre gaîté ? Il trouve que nos jeunes seigneurs valent mieux que leur réputation.

CANILLAC.

Ce n’est pas beaucoup dire.

ISABELLE.

Monsieur le vicomte, vos vœux sont remplis : vous aurez le gouvernement du Languedoc.

LE VICOMTE.

Ah ! ma belle cousine, que de grâces !... Une faveur double de prix en passant par vos mains.

BRANCAS, à Canillac.

Regarde-la donc ! Elle a pris un air d’aisance et de gaîté !... à la bonne heure !

ISABELLE, à Brancas.

Vous parlez de moi, mon frère !... Peut-être trouvez-vous encore de la timidité, de la gaucherie dans mes manières ? mais cela se passera, vous serez content ; je n’oublie pas vos conseils...

LA MARQUISE.

Ah ! il vous a conseillé...

ISABELLE.

De me défaire de quelques vieilles idées de l’ancienne cour, de préjugés gothiques dont mon mari se moquerait.

LA MARQUISE.

Oui-dà ?

BRANCAS.

Eh ! sans doute, n’ai-je pas eu raison ?

CANILLAC.

Parfaitement raison.

BRANCAS, à Isabelle.

Vous voyez que mes avis vous ont profité. Vous êtes déjà beaucoup mieux.

ISABELLE.

Ah ! ma tante, cette pension de dix mille écus que vous sollicitiez, et dont vous m’aviez parlé, en voici le brevet.

CANILLAC, à part.

Diable ! il paraît que ses avis profitent à toute la famille.

LA MARQUISE.

Cette chère enfant !... quelle bonne parente ! ah ! je lui ai toujours rendu justice ; aussi spirituelle que jolie !

CANILLAC, à part.

Hier elle en disait pis que pendre.

ISABELLE.

Je ne demandais pas mieux que de vous rendre service : mais je n’ai aucun mérite à tout cela ; la nomination du vicomte et le brevet de la marquise ont été envoyés chez moi avant même que j’en eusse parlé.

LA MARQUISE.

En vérité ?... Alors, vous serez en position d’employer votre crédit pour autre chose.

SAMUEL BERNARD, bas à Canillac.

Monsieur le marquis, tout ce que j’entends me fait croire est-ce que ce serait-elle ?

CANILLAC, bas.

Refuserez-vous encore les deux mille louis au mari ?

SAMUEL BERNARD, bas.

Ils seront remis ce soir même.

CANILLAC.

Je le savais bien.

SAMUEL BERNARD, passant entre Arouet et Isabelle.

Madame la duchesse me permettra-t-elle de lui dire un mot ?

ISABELLE.

À moi ? volontiers.

SAMUEL BERNARD.

Mon affaire n’est pas signée, madame.

ISABELLE.

Je n’y peux rien, monsieur.

SAMUEL BERNARD, avec intention.

Vous pouvez tout.

ISABELLE, étonnée.

Moi !

SAMUEL BERNARD.

Madame la duchesse se connaît en diamants ?

AROUET.

Mieux que vous ne vous connaissez en femmes,

SAMUEL BERNARD, offrant un diamant à Isabelle.

Celui-ci est de la plus belle eau.

ISABELLE, le repoussant.

Grand Dieu ! que signifie cela ? qu’osent-ils donc penser ?

UN HUISSIER.

Monseigneur le Régent.

 

 

Scène XII

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, ISABELLE, AROUET, LE RÉGENT, BRANCAS, CANILLAC, SAMUEL BERNARD

 

LE RÉGENT.

Ah ! qu’il m’est doux de vous rencontrer ! je vous l’ai dit, aujourd’hui je suis en bonheur ; vous m’avez permis de passer la soirée près de vous.

ISABELLE, troublée.

Moi !... Je ne sais pas.

LE RÉGENT.

Qu’y a-t-il donc ? quel changement ?

BRANCAS, à Canillac.

Eh bien ! voilà sa timidité qui la reprend.

LE RÉGENT.

Vous vous taisez ?

ISABELLE, dans le plus grand trouble.

Je croyais... j’espérais... 

CANILLAC, à Brancas.

Parle-lui donc, mon cher ; cela devient ridicule.

BRANCAS.

Qu’est-ce donc, ma chère sœur ? qui peut vous troubler ainsi ?

ISABELLE, tâchant de se remettre.

Ah !... ce n’est rien !... Monseigneur, voici ce jeune poète que par votre ordre on a remis en liberté.

LE RÉGENT.

Monsieur Arouet, restez à la cour ; voyez de près le sort des princes, et vous serez moins sévère pour eux.

AROUET,

Il en est près de qui l’on oserait à peine être juste, dans la crainte de passer pour flatteur.

BRANCAS.

Monseigneur, je vous le donne pour un garçon d’esprit.

LE RÉGENT.

Je veux faire quelque chose pour vous, jeune homme

AROUET.

Tout ce qu’il vous plaira, monseigneur seulement je prierai votre altesse de ne plus s’occuper de mon logement.

LE RÉGENT.

Ah ! très bien !

ISABELLE, qui est pensive et rêveuse, à part.

Je ne sais pourquoi je tremble... mais ici je me sens mal à l’aise !...

LE RÉGENT, à Isabelle.

Eh quoi ! ne confierez-vous pas à un ami...

ISABELLE.

Je n’ai rien à vous dire, monseigneur : permettez que je me rapproche de mon frère.

Elle va près de Brancas.

LE RÉGENT.

Vous me fuyez !...

BRANCAS, bas à Isabelle.

Qu’est-ce donc qui vous passe par la tête, ma chère amie ?... Oh ! à la cour, il faut avoir un caractère égal.

ISABELLE.

Mon frère !...

 

 

Scène XIII

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, ISABELLE, AROUET, LE RÉGENT, BRANCAS, CANILLAC, SAMUEL BERNARD, DUBOIS et SAINT-SIMON

 

DUBOIS, des papiers à la main.

Il ne s’agit plus de plaisanter, monseigneur... J’ai des preuves... Pardon, messieurs et mesdames ; mais il faut, prince, que je vous parle sur-le-champ. Le salut de l’État en dépend peut-être.

LE RÉGENT.

Comment !... Je viens déjà de travailler plus que je ne fais ordinairement en huit jours.

ISABELLE.

Vous courez des dangers, prince !... Au nom du ciel !...

LE RÉGENT.

Vous l’ordonnez ? il suffit... Je suis à toi, l’abbé.

ISABELLE.

Retirons-nous.

LE RÉGENT.

Laissez-moi espérer que je vous reverrai bientôt.

DUBOIS, à part.

Si je le permets.

 

 

Scène XIV

 

DUBOIS, LE RÉGENT, SAINT-SIMON

 

DUBOIS.

Enfin, on peut vous parler !... L’agent de l’ambassadeur d’Espagne, l’abbé Brigaut est arrêté ; voici tous ses papiers : le duc et la duchesse du Maine sont à la tête du complot ; Philippe V aura la régence, et peut-être mieux... Quant à vous et au jeune roi

LE RÉGENT, avec calme.

Eh bien ?

DUBOIS.

Assassinés sans doute.

LE RÉGENT.

Philippe V !... Mais j’ai soutenu son trône chancelant !... Tu me trompes, l’abbé.

SAINT-SIMON.

Monseigneur, il dit vrai.

DUBOIS.

Voyez ces lettres : elles sont du prince de Cellamare.

LE RÉGENT, parcourant les lettres.

Comme j’y suis traité !... Ah ! Philippe !... Et tout y est prévu ! Des places de sûreté, des secours d’hommes et d’argent !... Mais cela pouvait réussir.

SAINT-SIMON.

Le duc et la duchesse du Maine ont en France de nombreux partisans.

DUBOIS.

Les papiers saisis sur l’abbé Brigaut renferment les noms de plusieurs d’entre eux.

LE RÉGENT.

Donnez, et qu’il n’en transpire pas un ! Je veux seul les connaître.

DUBOIS.

Eh bien ! monseigneur, si je vous avais cru ? vous ne vouliez rien voir.

LE RÉGENT.

Je m’en voudrais si j’avais pu deviner tant de bassesses et d’ingratitude !

Il jette les papiers sur la table avec dédain.

DUBOIS.

Mais, monseigneur, il faut agir.

LE RÉGENT, vivement et s’animant.

Crois-tu donc que je ne sache pas ce qu’il faut faire ?... Attends... Ah ! ils pensent que je suis incapable de force, parce que je n’ai pas fait peser sur eux la main qui les gouverne ! Ils croient que je ne sais pas punir, parce que je n’ai voulu que pardonner ! Ils disent que je n’aime ql1 mes plaisirs, parce que les crimes m’ont fait horreur !... Ils ajoutent peut-être que je n’ai pas pris le trône, parce que je m’en sens indigne ?... Ils mentent... C’est parce que je me sens au-dessus.

DUBOIS.

Mais il faudrait examiner soigneusement ces papiers, et s’occuper...

LE RÉGENT.

J’en ai assez vu pour tout empêcher.

Il sonne, se place à la table de droite et écrit ; un huissier entre.

Qu’on remette cela à l’officier de service.

L’huissier sort.

C’est l’ordre d’arrêter le prince de Cellamare ; Dubois, tu visiteras ses papiers...

Il rit.

S’il y a quelques lettres de femmes, cela t’amusera : c’est de ta compétence.

SAINT-SIMON.

De telles plaisanteries dans un pareil moment !...

LE RÉGENT, reprenant l’air et le ton sérieux.

Si la cour d’Espagne trouve mauvais qu’on arrête son ambassadeur, celui qui a fait de Philippe V un roi puissant lui apprendra peut-être à se conduire en homme vertueux.

DUBOIS.

Ce sera plus difficile.

LE RÉGENT.

Maintenant nous allons faire arrêter le duc et la duchesse du Maine, et les mettre en un lieu où l’on ne puisse plus rien craindre d’eux.

DUBOIS.

Diable ! arrêter le duc et la duchesse à Sceaux, au milieu de leurs gens, de leur maison, de leurs amis !

LE RÉGENT.

Ils seront arrêtés avant deux heures par une compagnie de gardes-du-corps, et s’il le faut, une brigade de mousquetaires.

SAINT-SIMON.

C’est leur neveu qui les commande, et la duchesse allait elle-même dans les casernes distribuer de l’argent aux soldats.

LE RÉGENT.

Et moi, j’y cours à l’instant ; je fais rassembler les gardes, je monte à cheval avec eux, je leur parle du roi, je cause dix minutes avec le neveu de la duchesse... et vous verrez !... Les princes n’iront point à la Bastille, c’est trop près... on y mettra ceux de leurs gens qu’il faut enfermer... Le duc du Maine, à Dourlens !... Charost en est gouverneur, c’est un homme sûr... La duchesse, elle crie si haut qu’il faut empêcher ses cris d’arriver jusqu’ici : elle ira au château de Dijon ; oui, son neveu lui-même lui servira de geôlier ! Vous, duc de Saint-Simon, assemblez le parlement ; j’y serai dans une heure. Toi, Dubois, réunis le conseil de régence... Eh bien ! tu gardes le silence ?

DUBOIS.

La présence d’esprit, l’activité de votre altesse m’étonnent.

LE RÉGENT, riant.

Comment donc ! mais c’est le fruit de la bonne éducation que tu m’as donnée.

DUBOIS.

Ah ! si vous me devez quelques vertus...

LE RÉGENT, riant.

Ce n’est pas sur ton propre fonds que tu m’as prêté.

À Saint-Simon.

Mon cher duc, voyez aussi les ambassadeurs étrangers, afin de leur expliquer ma situation avec Cellamare.

Il écrit un mot debout sur le coin de la table.

DUBOIS, à part.

Est-ce que vraiment il voudrait gouverner ?

LE RÉGENT, à Dubois.

Remets ce billet à la duchesse de Brancas : que je la trouve ici à mon retour.

DUBOIS.

Comptez-y !

LE RÉGENT.

Venez, monsieur de Saint-Simon : allons sauver l’État et punir des rebelles !

À Dubois.

Je reviendrai le plus tôt possible chercher le repos et le plaisir.

 

 

Scène XV

 

DUBOIS, seul

 

Oui, monseigneur, comptez-y !... Sarpedié ! voilà qui est dangereux ! il s’est fait une révolution dans son esprit ! Ah ! ce n’est pas assez d’une conspiration ! le péril et peut-être la colère lui ont ôté toute sa paresse ; il pense aussi que sa belle duchesse le récompensera. Un moment, il faut mettre ordre à tout cela.

Il sonne, un huissier entre.

Que mes secrétaires se tiennent prêts ; je les verrai dans un moment.

L’huissier sort.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE PARABÈRE, entrant par la porte de droite, DUBOIS

 

DUBOIS, à part.

Madame de Parabère !... Ah ! voilà l’auxiliaire dont j’ai besoin.

MADAME DE PARABÈRE.

Qu’est-ce donc, monsieur l’abbé ? qu’y a-t-il ? Le prince est sorti à cheval précipitamment ; on dit qu’il a travaillé toute la matinée...

DUBOIS.

Tout est perdu, madame, il se convertit.

MADAME DE PARABÈRE.

Êtes-vous fou, l’abbé ?

DUBOIS.

Fou !... C’est lui qui l’est ! Cette petite duchesse de Brancas lui a tourné la tête.

Air : Vaudeville du Premier prix.

Vraiment, c’est à n’y rien comprendre !
Il est ensorcelé, je crois ;
Tout à l’heure il m’a fait entendre
Des discours bien nouveaux pour moi :
Oui, sa folie est sans égale ;
Il ne rêve plus désormais
Qu’honnêtes gens, vertu, morale !...
Nous pouvons faire nos paquets.

MADAME DE PARABÈRE.

Comment ? nous !... Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi, s’il vous plaît ?

DUBOIS.

Cette grâce séduisante, cet esprit qui charme la cour auraient eu tant de pouvoir sur le prince, si vous l’aviez voulu ?

MADAME DE PARABÈRE.

Qu’est-ce que cela ?

DUBOIS.

Oui, au lieu d’écouter cet étourdi de Canillac...

MADAME DE PARABÈRE.

Eh bien, voilà du nouveau ! mais n’étiez-vous pas d’accord avec toute la famille d’Isabelle ?

DUBOIS.

Moi ! oh ! par exemple !... Savez-vous qu’il est cruel de voir le sceptre s’échapper de nos mains ? Dans cette cour vous teniez celui de la mode. Et dire que cette duchesse vous aura détrônée ! une petite niaise !...

MADAME DE PARABÈRE.

Un enfant !

DUBOIS.

Au lieu que vous, à toutes les grâces de la jeunesse vous unissez les ressources de l’expérience.

MADAME DE PARABÈRE.

En vérité ?

DUBOIS.

Si vous vouliez en faire usage, vous l’emporteriez bien certainement. Il est temps encore... Un capitaine, qui a fait la guerre, sait, pour surprendre une place, cent moyens qu’ignore un jeune soldat.

MADAME DE PARABÈRE, chantant.

Monsieur l’abbé, où allez-vous ?
Vous allez vous casser le cou.

DUBOIS.

Qu’est-ce à dire ?

MADAME DE PARABÈRE.

Pensez-vous donc que je n’entende pas à demi-mot ? Ah ! l’abbé, vous avez besoin de moi. L’influence d’Isabelle vous fait peur, et vous cherchez à me séduire !

DUBOIS, souriant.

Oh ! vous séduire !

MADAME DE PARABÈRE.

Oui, oui ! Vous voulez maintenant vous opposer au triomphe de la duchesse.

DUBOIS.

Son triomphe vous ferait-il plaisir ?

MADAME DE PARABÈRE.

Tout pour l’empêcher !

DUBOIS.

Eh bien ! nous voilà d’accord. Si j’ai besoin de vous je ne vous serai pas inutile ; de cette façon, les comptes sont bientôt faits.

MADAME DE PARABÈRE.

Et les bons comptes font les bons amis.

DUBOIS.

Je vous le livrerai si ennuyé, qu’il sera affamé de distractions.

MADAME DE PARABÈRE.

Je m’en charge ;

D’un ton plaisamment sévère.

mais en tout bien tout honneur, monseigneur l’archevêque.

DUBOIS.

Cela va sans dire, madame la comtesse, ou plutôt madame la duchesse.

MADAME DE PARABÈRE.

Duchesse ! hélas ! je ne le suis pas.

DUBOIS.

Vous le serez ! nous ne lui laisserons point avoir le pas sur vous.

MADAME DE PARABÈRE.

Ah ! si nous arrivons là !... quel titre peut-on ajouter à celui d’archevêque ?

DUBOIS.

L’église réserve une plus haute dignité à ses fidèles serviteurs.

MADAME DE PARABÈRE.

Ah ! ah ! je comprends. L’abbé, tu veux un chapeau ?

DUBOIS.

En échange d’un duché.

MADAME DE PARABÈRE.

Il y aura des obstacles.

DUBOIS.

En est-il dont la beauté ne triomphe ?

MADAME DE PARABÈRE.

Et que l’intrigue ne renverse ?

DUBOIS.

L’intrigue ! mot vide de sens. La légitime des gens d’esprit est dans la poche des sots.

MADAME DE PARABÈRE.

Et tu vas y chercher la tienne ?

DUBOIS.

Je n’ai jamais fait une mauvaise action pour rien.

MADAME DE PARABÈRE.

Tu en ferais même une bonne pour de l’argent ?

DUBOIS.

Pourquoi pas ?

MADAME DE PARABÈRE.

Quand je t’écoute, Dubois, ta fortune ne m’étonne plus.

DUBOIS.

Et moi, quand je me regarde, elle m’étonne toujours.

MADAME DE PARABÈRE.

Du moins, tu es modeste.

DUBOIS.

Je suis parti de si bas !

MADAME DE PARABÈRE, riant.

Et tu mérites d’arriver si haut !...

DUBOIS.

Ah ! pas d’épigrammes ! l’intérêt nous rapproche.

MADAME DE PARABÈRE.

Silence ! Voici l’ennemi.

DUBOIS.

Laissez-moi faire. Il est écrit : aides-toi, le ciel t’aidera.

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE PARABÈRE, DUBOIS, LA MARQUISE, ISABELLE

 

DUBOIS.

Comme madame la duchesse paraît inquiète et rêveuse !

ISABELLE, soupirant.

Hélas !...

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Quelle mijaurée !

LA MARQUISE, bas à Dubois.

Je ne sais ce qu’elle a, mon cher abbé ; elle a été du dernier ridicule avec le prince. Parlez-lui.

DUBOIS, bas à madame de Parabère.

La vieille s’adresse bien !

LA MARQUISE.

Je ne puis vous comprendre, ma nièce : dites-nous donc la cause de votre chagrin.

ISABELLE.

Je ne la connais pas moi-même. Une vague frayeur, des mots que je ne comprends pas... troublent mon esprit : il me semble que je suis menacée d’un grand danger, et que je suis la seule qui l’ignore.

DUBOIS, d’un ton cafard.

C’est un avertissement du ciel, ma fille.

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Oh ! oh ! quel air il prend !

Haut.

Vos conseils, monsieur l’abbé, calmeraient sans doute l’esprit de la duchesse.

ISABELLE.

Je le crois. Jetée dans cette cour, sans le guide qui conduit ordinairement une jeune femme : mariée sans mari, j’ai fait peut-être quelques démarches imprudentes ; pourtant, je n’eus jamais que le désir du bien et la crainte du mal.

LA MARQUISE, cédant à Isabelle sa place près de Dubois.

Vous vous troublez à tort. Monsieur l’abbé va vous rassurer.

DUBOIS.

Oui, mon enfant. Croyez-moi, ne vous écartez jamais des principes sévères que vous avez reçus dans la sainte maison où vous fûtes élevée. On paie bien cher, on paie du repos de toute sa vie l’oubli de ses devoirs. On perd, en oubliant la vertu, I ‘estime des autres et de soi-même.

LA MARQUISE, à part.

Que dit-il donc là ? Ah ! çà, est-il fou ?

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Dubois prédicateur ! ça va être curieux !

ISABELLE.

Ah ! monsieur l’abbé, vos saintes exhortations ne seront pas perdues.

DUBOIS.

Mais souvent un penchant qui d’abord ne semble point criminel, un sentiment qui parfois nous entraîne à notre insu, peuvent nous conduire aux remords et au déshonneur !...

ISABELLE, agitée.

Se pourrait-il ?

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Il a un front d’airain !

LA MARQUISE.

Mais, monsieur l’abbé, quel est ce tangage ? doit-on ainsi jeter la terreur dans une jeune âme ?

DUBOIS.

Oui, si l’on veut la retenir sur le bord de l’abîme où pourraient la précipiter son inexpérience et de perfides conseils.

MADAME DE PARABÈRE, riant.

Il parle comme un père de l’église.

DUBOIS, à Isabelle.

Madame la marquise, votre tante, doit m’approuver, elle me secondera même, j’en suis sûr, dans la pieuse tâche que j’entreprends. N’est-il pas vrai, madame ?

LA MARQUISE, avec embarras.

Mais, monsieur l’abbé...

DUBOIS.

Je vois que votre vertu s’indigne à l’aspect des dangers que je révèle à votre nièce.

LA MARQUISE, voyant sourire madame de Parabère.

Plus de doute ! ils sont d’accord, et Dubois nous trahit.

DUBOIS, à Isabelle.

Mon enfant, rentrez en vous-même, examinez vos affections, voyez s’il n’en est point de coupable...

ISABELLE.

Hélas ! que sais-je ?

Elle pleure.

DUBOIS.

Il est temps encore de conserver votre réputation sans tache, et à élever au ciel des mains innocentes ; mais un seul jour... et peut-être il serait trop tard !... Réfléchissez !... Je me retire, en vous remettant toutefois cette lettre dont j’ai été chargé à mon grand regret : méditez sur ce que je vous ai dit, et choisissez !...

DUBOIS, bas à madame de Parabère.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

MADAME DE PARABÈRE, bas.

Massillon n’aurait pas fait mieux.

DUBOIS, bas.

Voilà les amours dérangées pour quelque temps.

LA MARQUISE.

Ma chère nièce, il faudrait...

ISABELLE.

Madame, veuillez me laisser seule un moment ; je vous en conjure, mon cœur est si agité...

LA MARQUISE.

Je sors...

À part.

Oh ! le scélérat !... s’il n’était pas si puissant...

DUBOIS, avec ironie.

Vous semblez soucieuse, madame la marquise ; venez avec nous, et laissons cette chère enfant à ses réflexions.

 

 

Scène XVIII

 

ISABELLE, seule

 

Que m’a-t-il dit ? quelles sont ces affections coupables ? mon cœur est pur ! un seul attachement l’occupe ; mais il est innocent ! ce n’est qu’une amitié tendre !... Pourquoi donc ce trouble dont je ne puis me rendre compte ?... cette lettre ?... c est l écriture du prince !... Ah ! mon cœur bat bien vite !... l’aimerais-je donc trop ?

Elle lit.

« Des affaires importantes me forcent à m’éloigner ; je ne tarderai pas à revenir chercher près de vous le bonheur et l’amour. »

L’amour !... c’était donc de l’amour ?... et il le savait, lui !... Mes yeux s’ouvrent !... ces discours de tantôt, ces sollicitations... les offres de ce traitant... Oh ! comme ils m’ont crue méprisable !... Et lui ? lui !... Je comprends mon effroi maintenant !... Il n’y a de calme qu’avec la vertu... et je m’en écartais sans le savoir !... mais c’en est fait !

Elle va écrire.

Je refuse de le voir seul ; je ne viendrai plus ici qu’avec toute la cour !

Elle revient sur le devant avec un air désespéré.

À présent je dois être heureuse !... je n’entendrai plus ses protestations d’amitié ; il ne me dira plus ses chagrins ; je ne lui confierai plus mes pensées !...

Elle marche très vite.

mais aussi, je serai calme, tranquille, contente !...

Elle essaie ses larmes.

Dieu !... j’entends quelqu’un... sortons !... on croirait peut-être que je suis malheureuse !

Elle sort ; un secrétaire de Dubois entre suivi de plusieurs huissiers portant des papiers et des cartons.

 

 

Scène XIX

 

LE SECRÉTAIRE, puis LE RÉGENT

 

LE SECRÉTAIRE, aux huissiers.

Posez là ces cartons : allez, et que tout soit prêt pour exécuter les ordres de monseigneur l’archevêque de Cambray.

Les huissiers sortent après avoir posé papiers et cartons sur la table de droite.

Que vois-je sur cette table ? un billet pour son altesse !... plaçons-le en évidence.

Le régent entre, le secrétaire se tient dans te fond, le prince s’assied à gauche comme un homme harassé.

LE RÉGENT.

 Quelle fatigue !... je n’en puis plus !... Qui est là ?

LE SECRÉTAIRE.

Le premier secrétaire de monsieur Dubois.

LE RÉGENT.

C'est bien !... allez chercher l’abbé ; qu’il vienne !

Le secrétaire sort.

Tout a réussi ! plus d’inquiétude !... De ce côté du moins tout est tranquille !... mais tant de soins, tant de peines... pour conserver...

Avec dédain. 

quoi ? un pouvoir fatigant sur des hommes que chaque jour m’apprend à mépriser davantage !... un pouvoir qu’il faut disputer à des intrigants... un pouvoir d’emprunt qu’il faudra remettre à un autre... qui sera roi, lui !... roi !...

Il se lève.

Il disait, cet Anglais, que je pouvais t’être... comme Georges !... Roi !... non, soyons honnête homme !... Elle va venir sans doute, et je serai plus heureux que le plus puissant monarque !... Une femme !... une femme qu’on aime !...

Il va vers la table et voit la lettre d’Isabelle.

Ah !... une lettre !

Il l’ouvre.

elle est à elle !... lisons ! que vois-je ? elle refuse !...

Il froisse la lettre entre ses mains, et s’assied d’un air triste ; le secrétaire rentre, portant une masse énorme de papiers.

LE SECRÉTAIRE.

Monseigneur...

LE RÉGENT.

Que me veut-on ?... qu’est-ce que tout cela ?

LE SECRÉTAIRE.

C’est le travail d’aujourd’hui, monseigneur.

LE RÉGENT.

Que voulez-vous dire ?

LE SECRÉTAIRE.

Monsieur Dubois nous a annoncé que désormais nous travaillerions avec votre altesse.

LE RÉGENT, se levant vivement.

Comment ! encore du travail !...

LE SECRÉTAIRE.

Je n’ai apporté à monseigneur que ce qui est urgent ; et il n’y a là que les solliciteurs qui ne peuvent se remettre.

LE RÉGENT.

Des solliciteurs !... ah ! mon Dieu !... et Dubois ?...

LE SECRÉTAIRE.

Votre altesse voulant tout voir par elle-même, il n’a point osé donner son audience accoutumée.

Il va à la porte de gauche et fait signe aux solliciteurs d’entrer ; par la porte de droite entrent en même temps Saint-Simon et le vicomte.

Voici seulement l’indispensable pour aujourd’hui.

LE RÉGENT.

Bonté divine !... mais c’est toute une armée !... et Isabelle qui refuse de me voir !... ah ! elle ne m’aime pas !... J’ai encore été trompé.

La table est encombrée de dossiers, de paperasses et de cartons.

SAINT-SIMON, s’approchant du prince.

Que je félicite votre altesse de la résolution qu’elle a prise !

LE RÉGENT.

Ouf !... comment sortir de là ?... damné Dubois !

LE VICOMTE, au prince.

Voici le rapport des maréchaux sur les derniers duels.

Il le remet au prince.

SAINT-SIMON.

Voici le mémoire du procureur général d’Aguesseau, relativement à l’expulsion des jésuites.

Il le remet au prince.

LE RÉGENT.

Nous verrons.

LE SECRÉTAIRE.

Ceci a trait à l’examen des comptes des fermiers généraux : monseigneur n’aura pas plus tôt parcouru ce dossier...

Il lui présente une énorme liasse de papiers.

LE RÉGENT.

Ah !... ce dossier !... rien que cela ?

SAINT-SIMON.

Je demande la priorité pour la lecture de ce mémoire.

LE VICOMTE.

Monseigneur verra dans ces rapports que, malgré son désir de remettre en vigueur les lois contre les duels, ils se renouvellent d’une manière effrayante : et ne voilà-t-il pas les femmes qui s’en mêlent aussi !

LE RÉGENT, ayant dans la main une masse de papiers considérable et assis contre la table de droite.

Les femmes !... Comment cela ?

LE VICOMTE.

La marquise de Nesles et madame de Polignac se sont battues au pistolet dans le bois de Boulogne.

LE RÉGENT.

Et la cause ?

SAINT-SIMON.

Est une nouvelle preuve de la corruption des mœurs. ‘

LE VICOMTE.

C’est pour le duc de Richelieu.

LE RÉGENT.

Heureux coquin ! il n’y en a que pour lui.

LE SECRÉTAIRE, s’approchant.

Monseigneur, il serait urgent que ces messieurs qui attendent

Il montre les solliciteurs.

fussent expédiés aujourd’hui.

LE RÉGENT, d’un ton désolé.

Mais il y en a pour un mois !

LE SECRÉTAIRE les présentant au prince l’un après l’autre.

Monsieur est député des États du Languedoc, au, sujet du dernier impôt, qu’ils refusent de sanctionner.

LE RÉGENT.

Ah !...

LE SECRÉTAIRE, en montrant un autre.

Monsieur est membre du parlement de Dijon ; une prompte décision est nécessaire.

LE RÉGENT, à part.

Si je sais un mot de leur affaire, que le diable m’emporte !

LE SECRÉTAIRE.

Voici encore...

LE RÉGENT, avec colère.

Qu’on appelle Dubois, qu’on le cherche, qu’on le trouve !... qu’on me l’amène mort ou vif.

SAINT-SIMON.

Un peu de courage, monseigneur.

LE RÉGENT.

Monsieur le duc, j’aimerais mieux dix batailles rangées !

On entend de la musique dans le fond.

Ah ! qu’est-ce que j’entends, vicomte ?

LE VICOMTE.

Ce soin ces messieurs qui se réjouissant, monseigneur vous leur avez fait dire de souper sans vous.

LE RÉGENT.

C’est vrai... sont-ils heureux !

SAINT-SIMON.

Nous disions donc, monseigneur, que Je parlement.

LE RÉGENT.

Les coquins ils chantent !... et moi !...

 

 

Scène XX

 

LE SECRÉTAIRE, LE RÉGENT, DUBOIS, MADAME DE PARABÈRE

 

MADAME DE PARABÈRE.

Eh quoi ! monseigneur est-il possible ? vous nous refusez impitoyablement votre présence ?

LE RÉGENT, lui montrant la masse de papiers.

Voyez, madame !

MADAME DE PARABÈRE.

Oh ! oh ! voilà qui est curieux !... vous êtes enseveli sous les paperasses comme un procureur au Châtelet.

LE RÉGENT, montrant Dubois.

C’est ce malheureux, qui a démuselé toute cette meute.

DUBOIS.

Je me suis conformé aux ordres de votre altesse.

MADAME DE PARABÈRE.

Laissez-moi vous débarrasser de tout cela.

LE RÉGENT, riant.

Vous !

MADAME DE PARABÈRE.

Vous allez voir !

Au secrétaire et à la foule des solliciteurs.

Messieurs, sou altesse vous engage à vous retirer ; elle va s’occuper de vos intérêts, et on vous en rendra bon compte.

LE SECRÉTAIRE.

Mais, madame...

MADAME DE PARABÈRE.

Mais, monsieur, faites ce qu’on vous commande.

Le secrétaire et les solliciteurs sortent.

Voilà pour le personnel ; maintenant passons au matériel.

Elle prend des dossiers et des pétitions sur la table.

Air : Galopade du Gentilhomme.

C’est aujourd’hui mon tour
De fouiller cartons et registres,
Car je vaux dix ministres
Pour mettre le travail à jour.
Que veulent ces gens-là
Et leurs longues épîtres ?
Des places et des titres !...
Vite au feu tout cela !

Elle jette des dossiers et des lettres dans la cheminée.

SAINT-SIMON.

Comment, au feu !

MADAME DE PARABÈRE.

Plaintes du parlement,
Vous allez disparaître !

Elle les jette encore au feu.

Sautez par la fenêtre,
Plans de gouvernement !

Elle les jette par la croisée.

C’est aujourd’hui mon tour, etc.

LE RÉGENT, riant.

Ah ! ah ! voilà qui est expéditif.

MADAME DE PARABÈRE, jetant toujours des papiers au feu.

Même Air.

Dans ce brillant emploi
Qu’un instant je possède,
Ceux à qui je succède
Étaient moins doux que moi :
Même sous Richelieu,
On brûlait un profane ;
Et moi je me condamne
Que des papiers au feu
C’est aujourd’hui mon tour, etc.

SAINT-SIMON.

Mais, madame, que faites-vous ?

MADAME DË PARABÈRE.

Vous le voyez, monsieur le due, j’ai mis les affaires au courant.

LE RÉGENT.

Elle est charmante.

MADAME DE PARABÈRE.

Pour le reste, voici qui s’en chargera !

Elle montre Dubois.

Ce sont soins indignes d’un prince.

DUBOIS.

Qui ne conviennent qu’à un ministre.

MADAME DE PARABÈRE.

Sans doute.

LE RÉGENT.

Un ministre m’en délivrerait ?

DUBOIS.

Oui, un premier ministre !... Il prendrait les affaires, les ennuis, la fatigue... Il vous laisserait toute la gloire.

LE RÉGENT.

La gloire !... je te la donne encore par-dessus le marché.

DUBOIS.

Monseigneur, je vous remercie du tout.

SAINT-SIMON, à part.

Premier ministre !... lui !... il ne manquait plus que cela.

 

 

Scène XXI

 

LE RÉGENT, DUBOIS, MADAME DE PARABÈRE, CANILLAC, LA MARQUISE, ISABELLE, FOULE DE ROUÉS ET DE COURTISANS

 

Final (de M. Doche).

CANILLAC, LA MARQUISE et LE CHŒUR, entrant.

Monseigneur, nous venons vers vous
Afin d’égayer votre altesse ;
Loin d’ici travaux et tristesse !
Oubliez-les auprès de nous.

Ensemble.

DUBOIS, LE VICOMTE, LA MARQUISE, CANILLAC, MADAME DE PARABÈRE et CHŒUR.

Monseigneur, nous venons vers vous, etc.

ISABELLE, à part.

Oublions les instants si doux
Où loin du cœur de son altesse
Ma voix bannissait la tristesse ;
Ces moments sont perdus pour nous.

LE RÉGENT.

Ah ! que vois-je ? c’est Isabelle !
Je veux ici me venger d’elle.

Il va parler à madame de Parabère.

ISABELLE.

Comme il lui parle !

CANILLAC.

Il se fait tard.

MADAME DE PARABÈRE.

Venez, le plaisir nous appelle.

ISABELLE, à part.

Et pour moi pas même un regard !
Son cœur est tout à cette femme :
Comment supporter mes douleurs ?
Ah ! je lis enfin dans mon âme ;
Je l’aime, il m’oublie et je meurs !

Elle s’évanouit sur le devant ; la marquise lui donne des soins.

DUBOIS, MADAME DE PARABÈRE, LE VICOMTE, CANILLAC, CHŒUR.

Monseigneur, nous venons vers vous, etc.

LE RÉGENT.

Allons, messieurs, suivez-moi tous ;
Des plaisirs savourons l’ivresse ;
Loin d’ici travaux et tristesse !
Je les oublierai près de vous.

On voit une table dressée dans le fond ; tout le monde s’achemine vers le souper ; Isabelle est évanouie sur le devant.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un petit salon ; une table occupe le milieu de la scène ; le couvert est en désordre ; tout porte les traces d’une récente orgie ; deux riches banquettes sont de chaque côté théâtre.

 

 

Scène première

 

LE RÉGENT, LE VICOMTE, CANILLAC et AUTRES COURTISANS

 

Les uns sommeillent, la tête appuyée sur la table, d’autres renversés sur leurs fauteuils ; l’un est étendu sous la table ; au lever du rideau, le régent parait abîmé dans ses réflexions ; il est assis sur un des côtés du théâtre ; Dubois entre.

DUBOIS, à part en entrant.

Eh bien, à la bonne heure ! voilà comme je l’aime !... c’est comme cela qu’il me le faut !...

LE RÉGENT, à lui-même.

La journée est déjà fort avancée... Ils dorment... Quel tableau !... Et moi, comment ai-je passé cette nuit ?...

DUBOIS, s’avançant.

Monseigneur...

LE RÉGENT, se levant.

Ah ! te voilà !... Tu nous as quittés bientôt hier soir.

DUBOIS.

Un prince a du temps à donner à ses plaisirs ; mais un premier ministre...

LE RÉGENT.

Premier ministre !... oui, j’ai fait encore cette sottise-là ! Que dira-t-on quand elle sera connue ?

DUBOIS.

Je serai un peu plus détesté ; voilà tout. Ah ! çà, je voulais vous dire, monseigneur, que vos ordres ont été exécutés sans résistance ; prince, princesse, ambassadeur, agents de conspiration, tout a été saisi, et bien et dûment emballé pour les différentes cages où ils pourront nous maudire tout à leur aise.

LE RÉGENT.

Que m’importe cela ?

DUBOIS.

Comment ! que vous importe ? Diable ! sans moi, vous perdiez peut-être le pouvoir aujourd’hui même.

LE RÉGENT.

Vaut-il le mal que je me suis donné ? l’ennui qu’il me coûte ?

DUBOIS.

Vous en parlez bien à votre aise, monseigneur ! Savez-vous que, si vous n’étiez plus là, je pourrais bien être pendu ?

LE RÉGENT.

Après ?

DUBOIS.

Après ?... Ah ! Ils disent que je serai damné : nous verrons cela.

LE RÉGENT.

Un peu plus tôt, un peu plus tard !...

DUBOIS.

Le plus tard possible !... je ne suis pas curieux. Vous avez oublié vos ennuis au milieu des plaisirs ; je vous ai laissé en bonne compagnie : il paraît que la nuit a été joyeuse ?

LE RÉGENT.

Oui, on nomme cela de la joie. Regarde !

DUBOIS.

Ces messieurs y ont mis de la conscience : ils ont raison ! Il faut bien faire ce qu’on fait.

LE RÉGENT.

Tu vois que rien n’y manque.

DUBOIS.

Combien j’ai regretté de ne pouvoir demeurer plus longtemps ! La gaîté de madame de Parabère a tant de charmes !

LE RÉGENT.

En effet, elle est pleine de grâces et d’esprit.

DUBOIS.

Que de vivacité, que d’abandon ! Que de saillies piquantes !

LE RÉGENT.

Avec elle pas un moment d’ennui !... Mais elle s’est séparée de nous de bien bonne heure.

DUBOIS.

Vous la reverrez ce matin.

LE RÉGENT.

Je le désire, car j’ai besoin de distractions. Or çà, messieurs, il est temps de s’éveiller !... Canillac !

DUBOIS.

Monsieur le vicomte !

CANILLAC, s’éveillant.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?... Est-ce qu’il est jour ?

LE VICOMTE, s’éveillant.

Apporte-t-on à boire ?

LE RÉGENT.

Assez, messieurs, assez !... Qu’on se lève, et qu’on fasse promptement disparaître cette table.

CANILLAC.

C’est juste !... Il n’y a plus rien dessus...

Tout le monde se lève ; sur un signe de Dubois, des domestiques enlèvent la table et les sièges.

LE VICOMTE.

Ah ! pardon, monseigneur ! je ne reconnaissais pas votre altesse. Bonjour, l’abbé !... Ah, dites-moi, avez-vous, ce matin, des nouvelles de ma chère cousine, la duchesse de Brancas ?

LE RÉGENT.

Isabelle !... Comment ?

LE VICOMTE.

Je me suis souvenu en dormant qu’hier, à l’instant où nous allions souper, elle s’est évanouie... Mais cela n’a pas eu de suites, j’espère ?

DUBOIS.

Non, monsieur, non ; la duchesse se porte bien.

LE RÉGENT.

Elle s’est évanouie !... Ah ! qu’on aille savoir de ma part comment elle se trouve.

DUBOIS.

Je m’en charge, monseigneur.

À part.

Que le diable l’emporte avec son évanouissement !

LE RÉGENT, à lui-même.

Pauvre Isabelle !... ma froideur affectée serait-elle cause ?... Oh non !... N’importe, je la reverrai !...

Haut.

Messieurs, je vous laisse, il est temps de vous préparer à paraître plus décemment : qu’on m’imite, et que chacun rentre chez soi... Suis-moi, Dubois.

DUBOIS, à part.

La duchesse lui trotte encore par la tête !... Ne le laissons pas respirer.

 

 

Scène II

 

CANILLAC, LE VICOMTE, ROUÉS, puis BRANCAS

 

LE VICOMTE.

Dites donc, Canillac, le prince est nébuleux, ce matin.

CANILLAC.

Oh ! bah ! cela se passera... C’est la petite duchesse qui le préoccupe avec ses scrupules de couvent.

LE VICOMTE.

Elle n’a pas le sens commun.

CANILLAC.

Que voulez-vous ? Chassée de partout, la vertu s’était réfugiée dans ce petit cœur-là ; on a de la peine à l’en déloger ; il faudra pourtant bien qu’elle capitule.

Air : Du Ferre.

Le siège est vivement poussé,
Et l’ennemi bat la chamade ;
Déjà maint ouvrage avancé
Tomba, même sans escalade :
La place, qu’on vient d’investir,
Ne nous résistera plus guère...
Mais la garnison veut sortir
Avec les honneurs de la guerre.

LE VICOMTE.

C’est bien le moins qu’on lui puisse accorder.

CANILLAC.

Chut !... voici le mari.

LE VICOMTE, à Brancas.

Comment se fait-il, mon cher duc, qu’on ne vous ait pas vu au souper ?

CANILLAC.

Bon ! est-ce qu’il soupe à présent ? Voyez donc comme il est soucieux !...

BRANCAS.

Soucieux ?... moi !...

CANILLAC.

Oh ! tu as beau dire : les hidalgos t’ont perverti !...

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que vous avez donc ?

CANILLAC.

Pardieu, il a... qu’il est amoureux de sa femme.

LE VICOMTE.

Bah !...

BRANCAS, souriant.

Convenez du moins qu’elle est charmante.

CANILLAC.

Est-ce que cela te regarde ?... Songe donc que tu es son mari, et ne te donne pas un ridicule !... Mon pauvre ami, tu me fais de la peine.

BRANCAS.

Tu as tort ; je ne crois pas être amoureux d’Isabelle ; mais enfin j’ai des yeux.

CANILLAC.

Eh bien ! ferme-les : c’est ce que tu as de mieux à faire.

BRANCAS, vivement.

Comment cela ?

CANILLAC.

Là ! qu’est-ce que je disais ?... Voyez-vous déjà la jalousie !...

BRANCAS.

De la jalousie !... Quelle extravagance !

CANILLAC.

Si tu ne veux pas être perdu de réputation, change promptement de conduite et de manières, et viens avec nous. Nous allons réparer le désordre de nôtre toilette, puis déjeuner au cabaret : tu seras des nôtres.

BRANCAS.

J’y consens.

CANILLAC.

En route donc ! Et vive la joie !...

Air : Fortune, fortune (Amédée de Beauplan.)

À table ! (Bis.)
Vin délectable,
Et mets exquis !
À table ! (Bis.)
Marchons, amis !
Noyé dans une folle ivresse,
Qu’à jamais l’ennui disparaisse !
Qui peut compter sur le destin ?
Aujourd’hui j’ai le verre en main,
L’aurai-je encor demain ?
À table ! (Bis.) etc.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, BRANCAS, CANILLAC, LE VICOMTE, ROUÉS

 

BRANCAS.

Ah !... Isabelle !...

ISABELLE, entrant.

Je vous cherchais, mon frère.

CANILLAC.

Eh bien ?...

BRANCAS.

Allez, messieurs, allez, je vous rejoins dans un instant.

Canillac, le vicomte et les roués sortent en répétant le refrain.

Vous me cherchiez ?... Je suis bien heureux !... Vous ne savez pas, ma chère Isabelle, combien j’avais besoin de vous voir !...

ISABELLE.

Vous, mon frère ! si léger, si occupé de vos plaisirs !

BRANCAS.

Je crois, en vérité, qu’il s’opère un changement en moi, et que vous en êtes cause.

ISABELLE.

Eh bien ! si l’on ne m’eût pas dit que, deux fois depuis ce matin, vous vous étiez présenté chez moi, je n’aurais pas osé vous chercher en ce moment ; je pensais que vous aviez oublié déjà votre pauvre sœur.

BRANCAS.

Vous oublier ! vous pour qui je sens naître à chaque instant dans mon cœur un sentiment tendre et profond dont je ne me croyais guère susceptible.

ISABELLE.

Est-il vrai ?

BRANCAS.

Oui, mes anciens amis me gourmandent, ils se moquent de moi... qu’importe... Écoutez : je me reproche déjà d’être venu près de vous avec des idées de défiance, et je veux tout vous dire.

ISABELLE.

Vous m’aimez !... mon frère !... mon ami !... Il est donc un être au monde à qui je peux dire tout ce que je souffre ; près de qui cessera ma contrainte ; dans les bras de qui je puis pleurer enfin.

BRANCAS.

Des larmes ! Isabelle, qu’avez-vous ? Déjà l’on m’a dit qu’hier vous vous étiez trouvée mal, et, ce matin, personne ne pouvait arriver jusqu’à vous.

ISABELLE.

Sais-je ce que je fais ?... Malgré mes efforts, l’agitation de mon âme passe dans mes actions ; je ne puis plus cacher le trouble que me causent les idées et les sentiments qui déchirent mon cœur.

BRANCAS.

Vous m’effrayez !

ISABELLE.

Quel bonheur que le duc de Brancas, que mon mari ne soit pas arrivé avec vous !...

BRANCAS.

Ah !... C’est un bonheur !... que vouiez-vous dire ?

ISABELLE.

Quelle honte pour moi !... quel chagrin pour lui, s’il était là !...

BRANCAS, la repoussant doucement.

Isabelle !...

ISABELLE.

Mais vous, c’est bien différent !... un hère est indulgent el bon pour sa sœur !... il peut tout savoir lui !... Je dirai tout à mon seul ami !

BRANCAS, à part.

Ah ! mon Dieu !... je frissonne !

Haut.

Parlez, Isabelle, parlez. Pourquoi ces larmes, ce désespoir ?

ISABELLE.

Si vous saviez ?...

BRANCAS.

Hier, calme et joyeuse, vous désiriez le retour de votre mari.

ISABELLE.

Mais que de choses depuis hier !

BRANCAS.

Ah !...

À part.

Il paraît que je suis arrivé à propos.

Haut.

Dites-moi tout, ne me cachez rien, je vous en prie !... Que voulez-vous faire ? qu’avez-vous ?

ISABELLE.

Hier, je l’ignorais moi-même !... la jalousie m’a tout appris.

BRANCAS.

La jalousie !

ISABELLE, lui prenant la main avec force et passion.

Mon frère !... il en aime une autre !

BRANCAS.

Qui ?

ISABELLE.

Une femme indigne de lui, qui le perdra, qui l’avilira, qui le fera haïr... lui qu’on devait adorer !

BRANCAS, avec surprise et effroi.

Isabelle !... vous aimiez !...

ISABELLE.

Que mon mari l’ignore surtout !... mais à vous, mon frère, à vous je peux le dire !... Je l’aime, je l’aime avec passion.

BRANCAS.

Mais qui donc ?

ISABELLE, étonnée.

Qui ?... En est-il un autre qu’on puisse aimer quand il est là ?... le prince n’efface-t-il pas tout ce qui l’entoure ?

BRANCAS, atterré.

Le régent !

ISABELLE.

Non, ce n’est pas le régent ! ce n’est pas le prince ! c’est Philippe, le meilleur, le plus distingué des hommes que j’aimais sans le savoir.

BRANCAS.

Sans le savoir !...

ISABELLE.

Oui !... car je ne puis pas, je ne veux pas être sa maîtresse... comme ils ont osé le croire.

BRANCAS.

Ils le croyaient !... ah ! oui, je vois tout ! ces demi-mots, ces plaisanteries...

À part.

J’étais leur dupe !...

Haut.

Isabelle, la vérité, la vérité tout entière !... hier, vous me trompiez.

ISABELLE.

Moi !... jamais, mon frère !... hier encore, je croyais innocent et sans danger le sentiment qui m’entraînait vers le prince : comment deviner que cette unique pensée qui ne laissait de place ni à la réflexion, ni à la crainte, c’était de l’amour ?... Au couvent, on ne m’en avait jamais parlé ; et, ici, ce que j’en avais vu ressemblait si peu à ce que j’éprouvais !

BRANCAS, à part.

Tout espoir n’est pas perdu !

Haut.

Votre cœur et votre esprit, Isabelle, sont au-dessus de votre âge... Quel dommage que l’un et l’autre eussent été corrompus dans cette cour !

ISABELLE.

Ah ! mon ami, que ce monde est différent de ce que j’avais pensé !... Loin qu’il m’éclairât, il troublait toutes mes idées... Depuis hier qu’une funeste lumière m’a fait connaître ma situation, je me rappelle le passé... Le croiriez-vous, mon ami ? du moment où l’attention du prince a révélé des projets, que seule je ne devinais pas, loin de me fuir comme une femme coupable, on s’est empressé autour de moi ; on a vanté mon esprit et mes grâces ; on m’a recherchée ; je suis devenue à la mode... Quel est donc ce monde où l’on fuit la vertu, et où le vice est encensé ? où l’on établit des calculs sur les affections coupables d’une femme ? où je vois qu’on n’est pas estimé ce qu’on vaut, mais ce qu’on rapporte ?... Ah ! combien j’ai regretté qu’un guide ne m’eût pas éclairée plus tôt ! Pourquoi mon cœur incertain n’a-t-il trouvé de sympathie qu’auprès du prince ? car lui, il est noble, délicat ; il comprend tout ce qui est grand et généreux, et tous leurs efforts pour le perdre sont encore impuissants.

BRANCAS, amèrement.

Comme vous l’aimez !

ISABELLE.

Pas de colère, mon ami !... je vous montre mon cœur avec sa faiblesse... Laissez-moi la pleurer près de vous, afin que j’aie le courage de la cacher à tous les autres.

BRANCAS, à part.

Malgré moi, je me sens ému, troublé... jaloux.

Haut.

Isabelle, il est un homme au monde qui pourrait s’offenser, s’affliger de tout ceci... L’avez-voua donc entièrement oublié ?

ISABELLE.

Ah ! ne le nommez pas !... il est encore un inconnu pour moi ; peut-être ne sera-t-il jamais qu’un ennemi !... Vous, pour qui mon cœur a senti dès le premier moment un attrait si doux, soyez le confident, l’ami de la pauvre Isabelle... Je renoncerai à cet amour coupable... Un seul sentiment, notre amitié remplira ma triste vie : le duc de Brancas me repousserait peut-être... mais vous, malgré mes torts, vous m’aimerez toujours. Je vous en prie, plaignez-la, aimez-la cette pauvre amie qui ne veut plus rien dans ce monde que votre tendresse ; qui fut abandonnée, sans guide, sans appui, et qui vient en chercher un dans vos bras...

BRANCAS.

Cette femme m’étonne, me charme, m’attendrit... je me sens tout autre... Est-ce bien moi qui me riais de toutes les impressions vives, de tous les préjugés ?... Il y a dans votre âme, Isabelle, des sentiments et des idées qui vont éveiller dans la mienne des émotions que j’ignorais...

Air de l’Ermite de Sainte-Avelle.

Auprès de vous je ne suis plus même ;
Pour moi tout change, et j’ai tout oublié !

ISABELLE.

Mon frère est là qui me plaint et qui m’aime ;
De mes chagrins le ciel a pris pitié.

BRANCAS.

Votre candeur et votre doux langage
Portent le trouble en mon cœur attendri !

ISABELLE.

Seule et sans guide, enfin contre l’orage
Ma faiblesse trouve un abri.

BRANCAS.

Viens dans mes bras et ne crains plus l’orage,
Le ciel enfin t’offre un abri.

À part.

Il faut promptement l’éloigner de cette cour.

Haut.

Voulez-vous partir ? retrouver votre mari ?...

ISABELLE.

Lui !... non... non ! mais m’éloigner, il le faut, je le veux, à l’instant !...

 

 

Scène IV

 

BRANCAS, ISABELLE, CAMLLAC

 

CANILLAC.

Ah ! çà, te moques-tu de nous ? Il y a une heure que nous t’attendons, le vin est tiré, et tu restes là en tête-à-tête avec ta...

BRANCAS, vivement.

Avec ma sœur !

CANILLAC.

Ta sœur, soit !... Mais ce n’est pas une raison pour laisser tes amis se morfondre. Par pitié, madame, rendez-le-nous, ou vous serez responsable de tous les brocards qui vont pleuvoir sur lui !

ISABELLE.

Mon frère, je vous ai ouvert mon cœur, et je suis plus calme, car je compte sur le vôtre !... Vous savez ce que je désire ?

BRANCAS.

Oui, comptez sur moi, Isabelle ; et puisque vous m’avez permis d’être votre guide, eh bien ! rentrez dans votre appartement, et attendez-moi. Je vais tout préparer, et je ne tarderai pas à vous revoir.

CANILLAC.

Que s’est-il donc passé entre vous ?

BRANCAS.

Tu le sauras bientôt !... Viens, je suis à toi !

Haut.

À revoir... ma chère Isabelle !

CANILLAC, à part.

Oh, oh ! sa chère Isabelle !... Comme il est tendre !

ISABELLE.

Mon frère !... Je m’abandonne à vous.

BRANCAS, à Canillac.

Sortons !

 

 

Scène V

 

ISABELLE, seule

 

Je vais partir !... Adieu donc, palais ou mon bonheur et mes illusions ont passé si vite, où je ne regrette que lui !... lui, près de qui je ne peux rester sans honte, et que je ne peux fuir sans désespoir !... Adieu, salon que j’aimais tant, car je l’y trouvais toujours !... Maintenant, c’est une autre qu’il y cherchera !... c’est à une autre qu’il adressera ces mots si doux à entendre !... Ah ! partons, et puisse le ciel ne pas m’abandonner !

Air de l’Ange gardien.

Je vais fuir pour jamais cette cour dangereuse
Où le remords se cache à côté des plaisirs ;
Oublions les instants où je crus être heureuse ;
Il faut tout perdre, hélas ! jusqu’à mes souvenirs !
Oui, je veux m’arracher à celui que j’adore ;
Je veux de la vertu suivre toujours la loi ;
Mais, demain, est-il sûr que je le veuille encore !...
Ô mon ange, veillez sur moi !

Elle t’a pour sortir ; le régent, qui est entré pendant le couplet et a écouté, la retient.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE, LE RÉGENT

 

ISABELLE.

Dieu !

LE RÉGENT.

Restez, mon Isabelle, restez !... C’est moi, moi, le plus heureux des hommes, car je vous ai entendue !... Laissez-moi cette main ! que je voie ce regard, ces larmes... Tout m’appartient !... Vous m’aimez ! j’ai retrouvé mon bien, mon trésor, mon Isabelle !...

ISABELLE.

Prince !...

LE RÉGENT.

Ah ! cette froideur ne m’effraie pas ! des idées sévères me repoussent ; mais votre cœur est à moi, et j’espère...

ISABELLE, à part.

Mon Dieu ! donnez-moi des forces contre son amour et contre le mien.

LE RÉGENT.

Isabelle !... le ciel veut que vous m’aimiez, car c’est par vous qu’il m’envoie de bonnes résolutions et le courage de bien faire !... Et pourtant vous parliez de me quitter !...

ISABELLE.

Il le faut. Oh ! de grâce, laissez-moi, laissez-moi vous fuir.

LE RÉGENT.

Restez, je vous en conjure ! Hier, quand je croyais vous retrouver pour récompense de mes travaux, j’ai senti mes forces se doubler !...

Souriant.

Vous ne savez pas tout ce que l’état vous doit.

ISABELLE.

Ah ! ne donnez pas un motif si futile à de graves occupations.

LE RÉGENT.

Est-il rien dans ce monde qui vaille qu’on se fatigue et s’ennuie ?

ISABELLE.

Le bien de l’état, votre puissance et la grandeur de votre nom !

LE RÉGENT.

Ah ! ne parlez jamais de cela ! Laissez-moi plutôt l’oublier près de vous, cette triste puissance !

ISABELLE.

Non, prince. Je veux, pour la dernière fois peut-être, vous rappeler un rang où tes vertus et les talents peuvent briller davantage, où tout est possible.

LE RÉGENT.

Arrêtez, Isabelle, arrêtez ! car près de vous je veux être heureux ; et tout ce qui me rappelle ce pouvoir imparfait me trouble et m’afflige.

ISABELLE.

Qu’entends-je ?

LE RÉGENT.

Je touche à un trône que je ne peux pas occuper. Je sens que j’aurais fait de grandes choses ; et une barrière infranchissable est là, devant moi, d’autant plus forte que ma volonté peut la renverser.

ISABELLE.

Que dites-vous ?

LE RÉGENT.

Avec vous, toute ma pensée s’échappe... Il faut que vous sachiez combien j’ai besoin d’être aimé ! Isabelle, sans l’amour je serais ambitieux !... sans un reste de vertu je serais roi !...

Isabelle va s’asseoir sur la banquette à droite.

La postérité ne me connaîtra point : la place m’a manqué !... Ils diront que je n’étais pas capable de régner ; ils se tromperont ! C’est de cela seulement que j’étais capable !... Le second rang me pèse... et je veux l’oublier dans les plaisirs ! Que la postérité dise que ces plaisirs occupèrent trop ma vie ! elle dira aussi : Il fut honnête homme ; car entre lui et le trône il n’y avait qu’un enfant, et Louis XV fut roi...

Le régent vient s’asseoir près d’Isabelle.

Mais ce pouvoir, destiné aux mains d’un autre, il n’est qu’un fardeau !... Mon sort est manqué : tout m’est égal en ce monde, excepté la sottise qui m’impatiente, l’ennui qui m’accable, et votre amour qui peut me rendre heureux et bon, si vous le voulez, Isabelle.

ISABELLE.

Hier soir, sans moi, vous étiez heureux.

LE RÉGENT.

Heureux !... Oh non ! Je cherchais à m’étourdir ; et le bruit, le désordre me deviennent nécessaires quand je n’ai plus votre cœur pour juge et pour but de mes actions... Une minute de raison, et je me suis retrouvé à vos pieds... Ah ! laissez-moi vous répéter que je vous aime, Isabelle !... Soyez mon guide, mon bon ange, ma conscience... tout enfin !

ISABELLE.

Oh ! qui résisterait à une telle épreuve ?

LE RÉGENT.

Vous m’aimez ?

ISABELLE.

Ma vie est tout entière dans mes sentiments pour vous. Je n’ai pas une pensée au-delà.

LE RÉGENT.

Quelle ivresse ! quelle joie !... Oh ! ne me résiste plus !

ISABELLE.

Ma tête s’égare, mon cœur est prêt à se briser...

LE RÉGENT.

Mon Isabelle !...

ISABELLE.

Que le ciel me punisse si je suis coupable !...

Elle se laisse aller dans ses bras, Dubois et madame de Parabère entrent par la porte de gauche ; le régent et Isabelle se lèvent vivement.

LE RÉGENT.

Quelqu’un !...

 

 

Scène VII

 

ISABELLE, LE RÉGENT, DUBOIS, MADAME DE PARABÈRE

 

DUBOIS, à madame de Parabère en entrant.

Il était temps !

LE RÉGENT.

Je n’ai point appelé : qui vous amène ?

DUBOIS.

Ne m’est-il donc plus permis, comme par le passé, d’entrer à toute heure auprès de votre altesse ? En gagnant du pouvoir, ai-je perdu de mes droits ?

LE RÉGENT.

Des droits ? vous n’en avez point ici !

MADAME DE PARABÈRE, passant entre le régent et Dubois.

Ah ! monseigneur, ne vous fâchez pas ! Si vous saviez comme la colère vous sied mal !... Nous venions, l’abbé et moi, vous faire part d’un projet délicieux dont l’exécution ne se fera pas attendre.

LE RÉGENT.

De quoi s’agit-il, madame ?

MADAME DE PARABÈRE.

Du premier bal public qui sera donné aujourd’hui même dans la salle de l’Opéra, au Palais-Royal.

LE RÉGENT.

Ah ! aujourd’hui !

MADAME DE PARABÈRE.

Tout est disposé ; une seule porte à ouvrir, et de vos appartenons vous passez dans le bal. Toute la cour est avertie ; vous verrez, prince, les visages les plus étranges, des costumes de toutes couleurs, des chants, de la joie, des danses, de la liberté... Ce sera un coup d’œil ravissant.

LE RÉGENT.

Eu effet !

Bas à Isabelle.

J’y serai près de vous et vous y régnerez !

DUBOIS.

À cette nouvelle, si vous aviez vu la joie de nos jeunes seigneurs... le marquis de Canillac, le duc de Brancas...

ISABELLE.

Le duc de Brancas !

DUBOIS.

Sans doute ! Il est heureux de retrouver ici des plaisirs dont il fut si longtemps privé.

ISABELLE.

Expliquez-vous, de grâce ! Le duc de Brancas... mon mari... il est de retour !...

DUBOIS.

Ah ! mon Dieu !... vous ne saviez pas... son déguisement dure donc encore ?

ISABELLE.

Son déguisement !

LE RÉGENT, à part.

Misérable Dubois !

MADAME DE PARABÈRE, bas à Dubois.

Bien ! cela fait son effet.

DUBOIS.

Il s’était présenté sous le nom de votre frère. Je croyais la plaisanterie terminée.

ISABELLE.

Ah ! je suis perdue !

Elle tombe sur un siège.

LE RÉGENT.

Isabelle !

ISABELLE.

C’était lui ! malheureuse ! Il sait tout ! Comment affronter son regard ? Ô mon Dieu ! mon Dieu !...

MADAME DE PARABÈRE, bas à Dubois.

Du désespoir ! à merveille !

LE RÉGENT.

Revenez à vous, Isabelle ; écoutez ma voix !...

ISABELLE.

Que me demandez-vous ? qu’exigez-vous de moi ? Ne suis-je pas assez malheureuse ? Ah ! laissez-moi ! pourquoi m’avoir amenée dans cette cour ! Ils conspiraient tous pour me perdre !... Ne m’approchez pas ! je ne veux plus vous voir ! tout ici me fait horreur !

Elle se lève.

Allons, mon sort est fixé ! Seule, toujours seule !... Le fond d’un cloître, puis la mort !

DUBOIS, à part.

Diable ! elle tourne au tragique !

LE RÉGENT.

Arrêtez ! je ne souffrirai pas... vous m’entendrez...

ISABELLE.

Jamais !... Oh ! combien je suis coupable !... lui, que j’offensais, il ne me maudissait point ! Il prenait pitié de moi ! son cœur semblait ému ! Ah ! du moins, qu’il voie mon repentir !

LE RÉGENT.

Encore une fois, Isabelle, calmez-vous !

ISABELLE.

Vous ne savez donc pas qu’à présent il me faut rougir devant lui, qu’il a la dans mon cœur, que je lui ai tout dit ?

MADAME DE PARABÈRE, bas à Dubois.

Eh bien ! cela a dû lui faire plaisir.

DUBOIS, bas à madame de Parabère.

Il devait avoir une drôle de figure ! j’aurais voulu être là.

ISABELLE.

C’est à lui maintenant d’ordonner de mon avenir... adieu !... adieu pour jamais !... vous ne me reverrez plus !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

LE RÉGENT, MADAME DE PARABÈRE, DUBOIS

 

DUBOIS.

Pardieu, voilà bien du bruit pour peu de chose !

MADAME DE PARABÈRE, à part.

Comme il est rêveur !... il y tenait donc bien !

LE RÉGENT, à Dubois.

Misérable !... pourquoi parler de ce mari ?

DUBOIS.

Est-ce que je savais, moi, où ils en étaient ensemble ?

LE RÉGENT, à lui-même.

C’en est fait ! plus d’espoir ! Il me semble que mon bon génie s’éloigne avec elle.

MADAME DE PARABÈRE.

Eh bien ! monseigneur, les scrupules conjugaux de cette enfant vont-ils vous attrister pour toute la journée ?

LE RÉGENT.

Pourquoi ce Brancas a-t-il reparu ? qui lui a permis de revenir en France ?

DUBOIS.

Le maréchal de Berwick sans doute... mais il est encore temps de l’exiler.

MADAME DE PARABÈRE.

Belle ressource pour plaire à sa femme !

DUBOIS.

Je n’en connais pas de meilleure.

LE RÉGENT.

Jamais ! Je peux essayer de toucher un cœur ; mais abuser du pouvoir... de pareils moyens sont indignes de moi !...

DUBOIS.

Dame ! on se sert de ceux qu’on a.

LE RÉGENT.

S’il le faut, je serai malheureux, mais je ne serai point un tyran.

MADAME DE PARABÈRE, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !... en vérité, prince, vous devenez sentimental comme un berger d’Arcadie... Vite, prenez unie houlette, et allez sur les bords du Lignon conter aux échos votre amoureux martyre ; car ici, voyez-vous, nous en rirons.

LE RÉGENT.

Vous riez de tout.

MADAME DE PARABÈRE.

Ne vaudrait-il pas mieux pleurer ?... Ma foi, vous n’avez pas besoin de choisir un déguisement pour le bal de l’Opéra : portez-y cet air triste et langoureux, personne ne vous reconnaîtra.

LE RÉGENT.

Vous croyez donc que j’y paraîtrai, à ce bal ?

MADAME DE PARABÈRE.

Certainement, je le crois.

LE RÉGENT.

Vous pourriez vous tromper.

MADAME DE PARABÈRE.

Ah ! si vous aimez mieux vous ennuyer, vous êtes libre ; mais je vous avertis qu’on se moquera de vous ; ou demandera la cause de votre retraite, on la chansonnera, et des chansons, c’est une chose fâcheuse !... Je préférerais, moi, une Philippique de Lagrange Chancel.

DUBOIS, bas à madame Parabère.

Très bien ! c’est cela.

LE RÉGENT.

Lagrange Chancel !... les Philippiques !... j’ai souvent entendu murmurer ces mots à mon oreille, et personne ici n’a eu le courage de me montrer ces vers !... je veux les connaître.

MADAME DE PARABÈRE.

N’êtes vous pas déjà assez maussade ?... croyez-moi, égayez-vous ; cela vaudra mieux.

LE RÉGENT.

Non, je ne veux savoir jusqu’où la haine peut aller ; jusqu’à quel point je dois mépriser les hommes !... Dubois...

DUBOIS.

Ma foi, mon seigneur, je ne fais pas collection de toutes les méchancetés qu’on imprime contre nous : ce serait beaucoup trop long... et pourtant j’ai sur moi, par hasard, la dernière Philippique...

 

 

Scène IX

 

SAINT-SIMON, LE RÉGENT, MADAME DE PARABÈRE, DUBOIS, LE VICOMTE

 

SAINT-SIMON.

Monseigneur, le conseil est rassemblé : votre altesse ne veut-elle pas y paraître ?

LE VICOMTE.

Monseigneur, je viens prendre vos ordres pour le bal.

LE RÉGENT.

C’est bon, messieurs, c’est bon... Dubois, cette philippique ?

DUBOIS.

Puisque votre altesse le veut absolument, la voici.

LE RÉGENT.

Donne.

LE VICOMTE, à madame de Parabère.

Peut-on montrer au prince de pareilles infamies ?

LE RÉGENT.

Ah ! vous les avez donc lues, monsieur ?

DUBOIS, bas à madame de Parabère.

Ça va bien !...

LE RÉGENT.

Que vois-je ? des crimes ! du poison ! aux héritiers du trône ! Ah !

Il froisse le papier avec colère.

Moi ! un empoisonneur ! Est-ce qu’on le croira, Saint-Simon ? est-ce qu’on le croira ?

SAINT-SIMON.

Monseigneur, rassurez-vous.

LE RÉGENT.

Mais cet homme... il a osé l’écrire !... il le pense donc ?

DUBOIS.

Oh ! ce n’est pas une raison.

LE RÉGENT.

Je n’aurais jamais soupçonné de telles horreurs ! un empoisonneur !... malgré moi, des larmes...

MADAME DE PARABÈRE, bas à Dubois.

Dubois... il pleure !...

DUBOIS, bas.

Tant mieux ! il nous reviendra plus vite.

SAINT-SIMON.

Que votre altesse n’attache pas à ces calomnies plus d’importance qu’elles n’en méritent ! Qu’elle y réponde pas de grandes et nobles actions.

LE RÉGENT.

Et quelles actions puis-je faire qui ne soient calomniées ?... Soyez donc honnête homme pour être ainsi jugé ! Usez votre vie dans les veilles et dans les travaux pour que des misérables vous livrent après au mépris de la postérité !... Ah ! les hommes ne valent pas qu’on leur consacre une pensée !

Il s’assied et appuie sa tête dans sa main.

MADAME DE PARABÈRE.

Vivons pour nous, et narguons le jugement des autres ! Qu’est-ce que la postérité ? Une bavarde que nous n’entendrons pas : elle n’existe que quand nous ne sommes plus là ; pourquoi donc nous occuper d’elle ?

DUBOIS.

Le passé n’est rien ; l’avenir n’est peut-être pas grand’chose ! Jouissez donc du présent.

MADAME DE PARABÈRE.

Faites un signe, dites un mot, et mille plaisirs embelliront vos jours.

DUBOIS.

S’attrister, c’est égayer ses ennemis ! riez, monseigneur, ils pleureront, et vous aurez deux joies pour une.

MADAME DE PARABÈRE.

Ah ! comme ils seraient heureux s’ils voyaient l’effet de leurs noirceurs !

LE RÉGENT, se levant vivement.

Oui, vous avez raison ! l’amour n’est qu’un mensonge ; la gloire un fantôme décevant.

MADAME DE PARABÈRE.

Le plaisir seul est vrai.

LE RÉGENT.

Vivons donc pour le plaisir !

MADAME DE PARABÈRE.

Loin d’ici les ennuis et le chagrin ! Que nos chants joyeux empêchent la voix de la calomnie d’arriver jusqu’à vous.

LE RÉGENT.

Épuisons la coupe des voluptés !... au fond peut-être nous trouverons l’oubli. 

UN HUISSIER, annonçant.

Tout est prêt dans les appartements de son altesse.

Il sort.

LE RÉGENT.

À merveille ! madame, ne m’abandonnez pas... que votre gaité soit mon appui tutélaire. Monsieur le duc, annoncez au conseil que je n’y paraîtrai pas ; vicomte, je vous reverrai au bal... viens, Dubois.

SAINT-SIMON, à part.

Plus d’espérance !

Il sort.

DUBOIS, bas à madame de Parabère.

Vous serez duchesse.

MADAME DE PARABÈRE, de même.

Tu seras cardinal.

DUBOIS.

Et je vous promets l’absolution.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène X

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, entrant par la porte de droite, au moment où sortent Dubois et madame de Parabère

 

LA MARQUISE.

Ah !... madame de Parabère !... Eh bien ! vicomte ?

LE VICOMTE.

Eh bien ! ma chère marquise, c’est la jolie comtesse qui triomphe.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, LE VICOMTE, BRANCAS, CANILLAC

 

BRANCAS.

Va-t’en au diable ! je te le répète... tes plaisanteries me fatiguent, tes consolations m’offensent... Madame la marquise, où est la duchesse ?

LA MARQUISE.

Je l’ignore.

CANILLAC, en pointe de vin.

Que diable ! on ne la mangera pas, ta femme !... Sois tranquille ! Ces choses-là, ça s’égare quelquefois, mais ça se retrouve toujours.

BRANCAS.

Le prince était ici ?

LA MARQUISE.

Il vient de passer dans ses appartements.

BRANCAS.

Il n’était pas seul ?

LE VICOMTE.

Non sans doute.

BRANCAS.

Une femme était avec lui ?

LE VICOMTE.

Et une jolie femme.

BRANCAS.

Elle l’a suivi ?

LE VICOMTE.

On pourrait même dire qu’elle l’a emmené.

CANILLAC.

De la philosophie !... souviens-toi de mes sermons et de ma morale.

BRANCAS.

Ta morale ? elle m’est odieuse ! mon cœur et mes idées ont changé.

CANILLAC.

Eh bien ! fais-toi trappiste, et laisse-nous tranquille.

BRANCAS.

Je vais entrer chez le prince, et armé de mes droits...

CANILLAC.

On t’enverra à la Bastille avec tes droits.

LA MARQUISE.

Vous extravaguez, mon neveu.

BRANCAS.

Que vois-je ?... Isabelle !

CANILLAC.

Oh ! oh !

 

 

Scène XII

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, ISABELLE, BRANCAS, CANILLAC

 

Isabelle est en costume de voyage.

ISABELLE.

Au moment de quitter cette cour, où jamais je n’aurais dû paraître, j’ai voulu revoir une fois encore celui qui s’est offert à moi sous le nom de mon frère ; j’ai voulu qu’il apprît de ma bouche ma résolution de renoncer au monde, et avant d’ensevelir ma vie dans un cloître, j’ai désiré lui dire combien son indulgente bonté me fut précieuse et chère !...

BRANCAS.

Un cloître !... que dites vous, Isabelle ?... n’est-il pas un autre asile pour la duchesse de Brancas ?

ISABELLE.

Où puis-je me réfugier désormais ?

BRANCAS.

Dans les bras de votre époux.

ISABELLE.

Ah !... pourra-t-il pardonner ?...

BRANCAS.

Il ignore tout !... votre frère ne lui dira rien !

ISABELLE, se jetant dans ses bras.

Ma vie entière pour lui prouver ma reconnaissance.

CANILLAC.

C’est touchant comme Philémon et Baucis !

LE VICOMTE.

Les portes s’ouvrent ; le bal commence ; voici le prince qui entre.

Le fond s’ouvre, on voit le bat de l’Opéra dans le fond ; le régent est au milieu avec madame de Parabère et Dubois ; le prince est pris de vin ; Saint-Simon s’approche sur le devant.

 

 

Scène XIII

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE, ISABELLE, BRANCAS, CANILLAC, LE RÉGENT, MADAME DE PARABÈRE, DUBOIS, SAINT-SIMON

 

MADAME DE PARABÈRE.

Que les quadrilles se forment ! Point de bornes à la gaîté !...

LE RÉGENT.

De la joie ! des danses, des chansons !... hommage à la plus jolie !... arrière le chagrin !

Vive le vin ! vive l’amour,

BRANCAS, à Isabelle.

Vous ne regretterez rien ?

ISABELLE.

Regardez !... Il n’est plus dangereux.

SAINT-SIMON.

Voilà donc l’avenir de la régence !

On danse, on se mêle dans le fond ; le régent lutine les différents masques.

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