Le Roman comique (Adolphe D’ENNERY - Eugène CORMON - Romain CHAPELAIN)

Vaudeville en trois actes, tiré du Roman comique de Scarron.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 4 avril 1846.

 

Personnages

 

LA RANCUNE

RAGOTIN

BARBANÇON

DESTIN

BRISQUET

DE TAVANNE, officier de chevau-légers

D’ESTRÉES, officier de chevau-légers

SAINT-LUC, officier de chevau-légers

D’ESPARVILLE, officier de lansquenet

DE CREQUI, officier de lansquenet

D’ENTRAGUES, officier de lansquenet

LANDROL, aubergiste

MADAME LA MARQUISE DE LA RAPINIÈRE

LOUISE, dame d’honneur de la reine, femme de de Tavannes

BLANCHE, dame d’honneur de la reine, femme de d’Estrées

MARIE, dame d’honneur de la reine, femme de Saint-Luc

LA CAVERNE, actrice de la troupe de la Rancune

ANDROMAQUE, actrice de la troupe de la Rancune

MARINETTE, actrice de la troupe de la Rancune

ARTHÉMISE, actrice de la troupe de la Rancune

ANGÉLIQUE

 

 

ACTE I

 

À droite, une auberge de village ; à gauche, un bosquet ; au fond, une haie vive à hauteur d’appui avec une grande porte charretière au milieu. Un fond de hameau.

 

 

Scène première

 

D’ESTRÉES, SAINT-LUC, TAVANNE, LANDROL

 

Au lever du rideau les Officiers déjeunent sous la tonnelle.

D’ESTRÉES, criant.

Holà !... hé !... maître Landrol !... du vin !

LANDROL, apportant deux bouteilles.

Voilà ! voilà ! mes gentilshommes !

SAINT-LUC.

J’ai cru que le drôle nous laisserait mourir de soif.

TAVANNE.

Impossible de se désaltérer !... Comme dit ce fou de Rabelais, il fait salé en diable aujourd’hui.

D’ESTRÉES.

Ah ! ça, maître gargotier, depuis trois mois que tu as l’honneur de nous héberger, tu nous sers toujours la même chose... toujours du chapon !

SAINT-LUC.

C’est que la bonne ville du Mans ne produit que des chapons et des plaideurs.

TAVANNE.

Et le plaideur rôti serait indigeste !

D’ESTRÉES.

Où diable le ministre de la guerre avait-il la tête de nous envoyer, nous, chevau-légers du roi, tenir garni son dans cette province... où nous mourons d’ennui !

SAINT-LUC.

D’Estrées a raison... j’aimerais mieux la forteresse de Pignerol ou la Bastille ! Que faire pour nous désennuyer ?...

D’ESTRÉES.

Voyons, Tavanne, toi qui crois toujours avoir une bonne idée !...

TAVANNE.

Moi ?... À propos, messieurs, j’ai des lettres de Paris et de Versailles.

D’ESTRÉES, vivement.

Et tu ne le disais pas !

TAVANNE.

J’ai d’abord des nouvelles très affligeantes pour la cour...

TOUS.

Ah !... et lesquelles ?...

TAVANNE.

Sa majesté Louis XIV a perdu ses cheveux !...

D’ESTRÉES.

Diable !... c’est un malheur public ; quand le roi perd ses cheveux, le pays doit porter perruque !...

D’ESTRÉES.

Et que se passe-t-il à Paris ?

TAVANNE.

On a pavé deux rues.

TOUS.

Vraiment !...

TAVANNE.

Et l’on s’occupe sérieusement de supprimer les voleurs !

SAINT-LUC.

Diable !... et moi qui ai un petit cousin procureur !

D’ESTRÉES, à Tavanne.

Et après ?...

TAVANNE.

Après ?... ma foi, c’est tout... Ah ! pardon... j’ai aussi des nouvelles de nos femmes...

TOUS, avec indifférence.

Ah !...

TAVANNE.

Elles se portent à merveille !

SAINT-LUC.

Je crois bien, au milieu des plaisirs de Versailles... elles sont heureuses, là-bas, tandis que nous... dans cette ville du Mans...

D’ESTRÉES.

Si du moins nous avions la chance de partir bientôt d’ici... de retourner près de nos chères moitiés !...

SAINT-LUC.

Mais qui sait quand nous les reverrons !... Paris est si loin !

TAVANNE.

Et des dames d’honneur de la reine ne peuvent pas venir nous faire visite.

SAINT-LUC, à d’Estrées.

Que le diable t’emporte ! d’avoir réveillé nos souvenirs !...

TAVANNE.

Messieurs ! je crois avoir une bonne idée...

D’ESTRÉES.

Allons donc !... et laquelle ?

TAVANNE.

Entrons dans ville, et courons sus aux bourgeoises.

SAINT-LUC.

Eh bien ?...

Air nouveau.

TAVANNE.

Nous nous lancerons sur leur trace.

SAINT-LUC.

Mais si c’étaient d’affreux laidrons ?

TAVANNE.

Mon cher, quand on se met en chasse,
Tous les gibiers paraissent bons !

ENSEMBLE.

Vite !... courons en maraude.
Et gare à vous, Pauvres époux !
Le bonheur pris en fraude
Vaut à nos yeux
Cent fois mieux.

On entend au loin de grands cris auxquels se mêlent des voix d’enfants et des aboiements de chiens.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LANDROL, sortant de l’auberge et courant voir au fond ce qui se passe

 

LANDROL.

Eh ! mon Dieu !... quel bruit !...

TAVANNE, sans se déranger.

La ville est-elle au pillage ?...

LANDROL.

Non, messieurs ; ce sont des comédiens...

TAVANNE.

Des comédiens qui causent tout ce vacarme ?

LANDROL.

Oui, messeigneurs ; c’est une troupe ambulante qui entre dans la ville.

TAVANNE.

Parbleu ! cela nous divertira...

Landrol reste sur les marches de son auberge ; les Officiers sur l’avant-scène. En ce moment, un groupe d’enfants et de femmes passe et s’arrête au fond en criant : les voilà ! les voilà !... Ils sont suivis immédiatement par une charrette traînée par des bœufs, et sur laquelle sont juchés des comédiens et des comédiennes grotesquement habillés. La Rancune domine le groupe. Il porte un haut-de-chausses et un pourpoint éraillé, le tout recouvert d’une mauvaise houppelande grise. Il est coiffé d’un vieux casque surmonté d’un panache, et il s’appuie sur un sceptre de théâtre en guise de canne. Deux comédiens conduisent les bœufs. Deux autres suivent et portent des paquets de costumes sur leurs épaules. Enfin, après la charrette vient un autre groupe d’enfants, d’hommes et de femmes du peuple. La charrette s’arrête devant l’entrée de l’auberge, au milieu du théâtre.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LA RANCUNE, RAGOTIN, MESDEMOISELLES LA CAVERNE, ARTHÉMISE, ANDROMAQUE, MARINETTE, ANGÉLIQUE, TROIS AUTRES ACTRICES, COMÉDIENS, PEUPLE, ENFANTS

 

Air de la Dame Blanche.

CHŒUR DES COMÉDIENS et COMÉDIENNES.

Chantons, chantons ! Dans le département du Maine
Entrons, entrons, avec Thalie et Melpomène.
Que de plaisirs, que de gaîté
Vont réjouir cette cité ;
Nous avons droit, en vérité,
À l’hospitalité.

À la fin du chœur, la foule applaudit les comédiens. La Rancune descend de la charrette.

LANDROL.

Dieu me pardonne !... ils pensent à loger ici !

D’ESTRÉES.

Tu vas, j’espère, renvoyer toute cette canaille.

LANDROL.

Soyez tranquille, messeigneurs, j’ai trop de respect de moi-même et des nobles hôtes que je reçois pour permettre...

Pendant ces mots, La Rancune s’est avancé majestueusement, et il interrompt Landrol, en lui frappant sur l’épaule.

LA RANCUNE.

Seigneur hôtelier, je vous apporte une heureuse nouvelle !

LANDROL.

Ah ! bah !... laquelle ?

LA RANCUNE.

Moi, Isidore Christophe La Rancune, directeur de la meilleure troupe de comédiens qui ait jamais illustré la scène française, j’ai conçu le noble projet d’honorer la ville de Mans d’une suite de représentations propres à former l’esprit et le cœur des personnes qui prendront des billets au bureau !

LANDROL.

C’est possible... c’est possible... mais...

LA RANCUNE, l’interrompant.

Voyez-vous d’ici la foule encombrer la ville, les campagnes accourir au seul bruit de notre renommée ? Et chez qui voudra-t-on loger ?... chez le bienheureux hôtelier qui, plus adroit que ses confrères, aura su nous attirer, nous choyer et nous héberger ! Le moindre coin, la plus petite place vaudra de l’or !... On se battra, on se tuera chez vous... tranchons le mot, votre fortune est faite !

LANDROL.

Qu’est-ce qu’il me chante là !

TAVANNE.

Où diable le maraud veut-il en venir ?

LA RANCUNE.

Je pourrais exiger, en consentant à loger chez vous, une indemnité, que tous vos confrères s’empresseraient de m’offrir ; mais le véritable artiste ne spécule que sur son talent ! et de ce côté, Dieu merci ! nous sommes assez riches !... J’accepterai donc le logement gratis pour moi et ma troupe... Quant à la nourriture... je n’en parle pas... nous ne sommes que vingt-cinq !...

TAVANNE.

Le drôle a de l’aplomb !

LANDROL.

A-t-on vu pareille impertinence !... Vous allez me tourner les talons et plus vite que ça !...

LA RANCUNE.

Comment ! vous refusez l’avantage immense dont je voulais vous gratifier ?...

LANDROL.

Je refuse positivement !

LA RANCUNE, d’un air piteux.

Eh bien ! arrangeons-nous, rien qu’un petit coin pour nous loger ?...

LANDROL.

Point !

LA RANCUNE.

Si vous saviez comme nous tenons peu de place !...

LANDROL.

À d’autres !

LA RANCUNE.

Nous nous tasserons... nous nous pelotonnerons... nous nous mettrons en double !

LANDROL.

Vidons la place !

LA RANCUNE.

Et la raison ?...

D’ESTRÉES, s’avançant.

La raison, faquin, c’est que cette auberge est la nôtre...

LA RANCUNE.

Des officiers !... – Ici, Ragotin !

RAGOTIN, s’avançant.

Directeur ?

LA RANCUNE.

Va vite procéder au grand déballage !... amène-moi la plus belle moitié de la troupe...

RAGOTIN.

Les hommes ?...

LA RANCUNE.

Eh ! non, les femmes...

RAGOTIN.

J’y cours...

LES OFFICIERS, à La Rancune.

Eh bien ! tu ne pars pas ?...

LA RANCUNE.

Non, messeigneurs... je reste !...

TOUS.

Hein !

LA RANCUNE.

Je reste... pour vous obéir !

TOUS.

Pour nous obéir ?

LA RANCUNE.

Je cède aux instances... que vous allez me faire de demeurer céans !

TOUS.

Ah ! bah !

RAGOTIN, amenant les Actrices.

Voilà toute la cargaison !

D’ESTRÉES.

Dieu me damne, messieurs, je crois que le drôle nous brave !

LA RANCUNE, vivement, aux Actrices.

Mesdemoiselles, si vous ne voulez pas coucher à la belle étoile, regardez par ici...

LES ACTRICES.

Des officiers !

LA RANCUNE.

Justement !... Entourez-moi... pressez-vous à mes côtés... et surtout de la douceur, de la candeur, de la pudeur... et soignons les œillades comme si nous étions en scène.

LA CAVERNE, s’approchant, entre La Rancune et les Officiers en costume grotesque.

Comment ! on va entrer en scène ? en plein jour et à jeun !

LES OFFICIERS, riant à sa vue.

Ah ! ah ! ah !

LA RANCUNE.

Ah ! maudite duègne !... elle va tout gâter... Rentrez dans la coulisse, ma chère ; rentrez dans la coulisse !...

Il la fait passer du côté opposé, et lui explique bas ce dont il s’agit.

LA CAVERNE.

C’est bon !... soyez donc tranquille, je ne gâterai rien.

TAVANNE.

Eh ! mais, ces comédiennes me font l’effet d’avoir des petites mines très éveillées.

D’ESTRÉES.

Et des tournures fort agaçantes !...

LA RANCUNE, passant auprès des Officiers.

Eh bien ! messieurs ! que dites-vous de ce touchant tableau ?...

Il montre les Actrices qui ont pris des maintiens modestes et qui baissent les yeux.

Je ne vous parle pas de moi !... Vieux comédien, je connais les hauts et les bas de la vie !... Mais ces chères petites filles, qui ont à peine vu le feu de la rampe, les abandonnerez vous à l’intempérie des saisons ?

MARINETTE, avec chaleur.

Ces messieurs ont des sentiments trop élevés !...

ARTHÉMISE, de même.

Le cœur trop noble !...

ANDROMAQUE, de même.

L’âme trop généreuse !...

LA CAVERNE, de même.

Pour laisser coucher la vertu à la porte.

LA RANCUNE, bas aux Actrices.

Bravo ! Chauffons les regards... lançons des flammes !

LA CAVERNE, à part.

S’ils ne prennent pas feu, c’est qu’ils n’auront pas d’amadou !

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

LA RANCUNE.

Par vos exploits, par vos lauriers,
Allons, messieurs, je vous adjure ;
Vous êtes Français et guerriers,
Ce double titre me rassure.
Je le vois, vous êtes émus ;
Regardez-les, touchante image...
Ah ! votre cœur n’hésite plus !
Mars ne laissera pas Vénus
En état de vagabondage !

TAVANNE.

Qu’en pensez-vous, messieurs ?

SAINT-LUC.

Pas mal !...

Les Officiers traversent le théâtre en passant entre les Actrices qui prennent un maintien décent. Et pendant que ce jeu s’exécute, La Rancune fait traverser La Caverne dans le sens opposé, de façon à l’éloigner toujours des Officiers.

LA RANCUNE, à part.

Ça marche, ça marche !...

LA CAVERNE, à La Rancune.

Pourquoi me faites-vous passer par-là ?...

LA RANCUNE.

C’est pour changer la mise en scène, chère amie !...

Les Officiers embrassent les Actrices.

TAVANNE.

Messieurs, je crois avoir une bonne idée.

TOUS.

Encore !

D’ESTRÉES.

Laquelle ?

TAVANNE.

Vous allez voir...

À Landrol qui rentre.

Ici, drôle.

LANDROL.

Messeigneurs ?

TAVANNE.

Nous t’ordonnons de mettre à la disposition du grand comédien La Rancune, une écurie pour ses bêtes, et un appartement pour ses dames !...

LANDROL.

Ah ! bah !...

LA RANCUNE.

Vivat !...

LA CAVERNE, à part.

Ils avaient de l’amadou !

LA RANCUNE.

Mesdemoiselles, remerciez vos généreux protecteurs !

MARINETTE.

Ah ! messieurs, notre reconnaissance...

LA CAVERNE, s’approchant.

Notre reconnaissance n’a pas de bornes !

LA RANCUNE, à part.

Elle peut aller maintenant, il n’y a plus de danger !...

Criant.

Entrez... entrez tous !... Déballons le magasin. En avant les toges romaines, les coupes de poison, les poignards, les piques, les canons... et n’oubliez pas la marmite !...

Les Acteurs entrent en scène avec une foule d’accessoires et de paquets, pendant que les Actrices vont s’asseoir auprès de la tonnelle.

LA RANCUNE, se rapprochant.

Ah ! mes nobles seigneurs !... sans vous la ville du Mans perdait une troupe admirable... des talents de premier ordre !...

TAVANNE.

Vraiment !...

LA RANCUNE, arrêtant un gros acteur qui passe avec un paquet, et qui a un emplâtre sur l’œil.

Voilà le roi des pères nobles !... Quand il maudit ses enfants, la salle entière se lève...

SAINT-LUC.

Comment !

LA RANCUNE.

On est trop ému. On s’en va !...

Montrant un autre acteur.

Brisquet, jouant les grands premiers rôles, et cuisinier de la troupe.

D’ESTRÉES, montrant Ragotin.

Et celui-ci ?

LA RANCUNE.

Le célèbre Ragotin. Il cumule plusieurs emplois... Il est coiffeur.

RAGOTIN.

Et poète.

LA RANCUNE.

Il est tailleur !

RAGOTIN.

Et poète.

LA RANCUNE.

Il est souffleur !

RAGOTIN.

Et poète.

TAVANNE.

Poète, tailleur, coiffeur et souffleur ?

RAGOTIN, avec emphase.

Ces emplois sont les miens et je m’en fais honneur !

LA RANCUNE.

Après lui vient le jeune Destin... le plus intéressant et le moins intéressé des amoureux... Je le paie à rai son de rien par un !... Ah ! ça, où est-il donc, ce cher Destin ?...

ANGÉLIQUE, s’approchant.

Il a voulu venir à pied... pour repasser son rôle en marchant.

D’ESTRÉES.

Oh ! la jolie personne !

LA RANCUNE.

Grande amoureuse en tout genre !...

D’ESTRÉES.

Vraiment !...

Il lui prend la taille.

LA RANCUNE, la dégageant.

Pardon, mon gentilhomme !...

Bas.

Grande amoureuse au théâtre, mais ingénue à la ville ! C’est une pauvre orpheline que j’ai recueillie sur la couche d’une mourante... je l’ai élevée... je l’ai pourrie... et je la doterai... sur mes économies... quand j’en aurai !

D’ESTRÉES.

Diable !... Tu fais aussi des bonnes actions ?...

LA RANCUNE.

Pour racheter les mauvaises !...

Présentant les Actrices.

Mesdames, Marinette, la plus piquante des soubrettes ; Arthémise... elle tient les grandes coquettes et les femmes jalouses... Andromaque...

SAINT-LUC.

La veuve d’Hector ?

LA RANCUNE.

Oui !...

Plus bas.

Mais elle s’est remariée.

LA CAVERNE, s’avançant.

Ah ! ça, directeur, vous exposez tout le monde, excepté moi...

LA RANCUNE.

Je vous gardais pour le bouquet !...

Avec emphase.

Mademoiselle La Caverne !... ainsi nommée...

D’ESTRÉES, le prenant à part.

Je devine pourquoi.

Air de l’Anonyme.

C’est que sa voix, el caverneuse et sombre,
De la vengeance exprime les fureurs.

La Rancune fait signe que non.

SAINT-LUC.

C’est que son œil, comme celui d’une ombre,
En s’éteignant, s’est creusé sous les pleurs.

TAVANNE.

C’est que son teint, problématique et terne...

LA RANCUNE.

De tout cela, rien n’est vrai, messeigneurs.
C’est que son cœur, ainsi qu’une caverne,
Depuis trente ans donne asile aux voleurs !

RAGOTIN.

M. La Rancune, il n’y a plus rien dans la charrette !

LA RANCUNE.

Eh bien ! qu’on la traîne sous le hangar... et nous, messieurs et mesdames, allons prendre possession de nos appartements.

ARTHÉMISE.

Et déjeuner...

LA RANCUNE.

Si c’est possible ! On verra !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Je te quitt’, mais attends-moi. (20, fr. par jour.)

Grâce à vous, nobles seigneurs,
Ce soir nous aurons un gite !
La beauté, le vrai mérite,
Ont trouvé des protecteurs.

Toutes les Actrices défilent devant les officiers qui leur caressent le menton, et elles entrent dans l’auberge avec les autres personnages. On emmène la charrette ; la populace s’éloigne. Ragotin, au moment d’entrer dans l’auberge, se retire el se glisse sous la tonnelle.

 

 

Scène IV

 

RAGOTIN, D’ESTRÉES, TAVANNE, SAINT-LUC

 

Ragotin, qui s’est glissé, pendant la sortie, sous la tonnelle, regarde avec envie les restes du déjeuner ; enfin, il finit par prendre une cuisse de chapon d’une main et une bouteille de l’autre.

TAVANNE.

Eh bien ! messieurs, que demandions-nous ?... De la distraction !... en voilà, j’espère !

D’ESTRÉES.

C’est vrai !... Une troupe de comédiens et des femmes charmantes !

SAINT-LUC.

Ma foi, j’en ai vu au théâtre du Marais, qui ne valaient pas celles-là.

TAVANNE.

Messieurs, je crois avoir une bonne idée !

D’ESTRÉES.

Encore ! Il est très fécond aujourd’hui ; voyons, parle.

TAVANNE.

Si nous invitions ces petites baladines à souper ?...

TOUS.

Adopté !

D’ESTRÉES.

Mais qui chargerons-nous de nos missives ?

TAVANNE.

Bah !... le premier venu de leurs camarades.

D’ESTRÉES.

Soit ! Écrivons les poulets...

Il va vers le berceau, et s’arrête à la vue de Ragotin, qui mange avec avidité.

Eh bien ! voilà un drôle qui ne se gêne pas !...

RAGOTIN, la bouche pleine.

Que c’est bon de manger et de boire quand on n’en a pas l’habitude... régulière !...

D’ESTRÉES.

Eh ! c’est maître Ragotin !

TAVANNE.

Messieurs !... voilà l’homme qu’il nous faut ! Écoute, Ragotin ! veux-tu gagner deux écus ?...

RAGOTIN.

Deux écus !... le prix d’une tragédie en cinq actes ! Que faut-il faire ?

TAVANNE.

Te mettre à cette table.

RAGOTIN.

Fallait donc m’y laisser... J’y étais si bien !...

TAVANNE.

Il ne s’agit pas de ça !... Tu vas écrire...

RAGOTIN.

En prose, ou en vers ?...

TAVANNE.

Comme tu voudras !...

RAGOTIN.

Alors, en vers... ça m’est plus facile !...

TAVANNE.

Écris donc !...

En ce moment, on entend un appel de trompettes.

D’ESTRÉES.

Ah ! corbleu !... c’est avoir du guignon !... voilà que l’on sonne à cheval !...

SAINT-LUC.

Impossible de se faire attendre !

TAVANNE.

Eh bien ! qu’il nous suive au quartier !...

Reprise du Chœur.

Vite, courons en maraude, etc.

Ils sortent en entraînant Ragotin qui, pendant l’air précédent, a bourré les poches de son pourpoint de comestibles, et a mis une bouteille dans chaque poche de son haut-de-chausses.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, puis DESTIN

 

ANGÉLIQUE, sortant de l’auberge, pendant que les Officiers sortent par le fond.

Ce pauvre Destin !... que lui est-il arrivé ?... Je suis d’une inquiétude... À notre dernière halte il s’est éloigné de moi avec colère... parce que je lui avais refusé ma main à baiser !... Avoir l’audace de me demander une chose semblable !... et quand mon parrain nous regardait... comme s’il n’aurait pas pu attendre !... Pourvu qu’il ne se soit pas porté à quelque acte de désespoir !

Elle remonte vers le fond pour regarder sur la route. On entend Destin fredonner un air.

Ah ! le voilà !...

Destin arrive par le fond ; il porte sur son épaule un paquet au bout d’une rapière. Il a des bottes de chevalier et une toque de page.

DESTIN, sans faire attention à Angélique.

Ouf !... je suis éreinté... brisé !... Quelle trotte ! et à jeun !... Ah ! que je suis malheureux, Seigneur. Ah ! Seigneur, que je suis malheureux...

Apercevant Angélique.

Ah ! c’est vous ! bonjour, mamzelle.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi donc vous lamentez-vous si fort ?...

DESTIN.

Pourquoi ?... d’abord, je bisque, j’enrage, j’écume en pensant que, quand vous jouez, il y a un tas de godelureaux qui vous parcourent du regard...

ANGÉLIQUE.

Vous oubliez que c’est au théâtre que vous m’avez trouvée gentille... que vous m’avez aimée...

DESTIN.

C’est vrai !...

ANGÉLIQUE.

Que vous vous êtes décidé, pour vous rapprocher de moi, à prendre un engagement dans la troupe de mon parrain... et à vous faire comédien...

DESTIN.

C’est vrai !...

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! de quoi vous plaignez-vous ?

DESTIN.

De quoi je me plains ? de mes bottes qui me font mal ; je me plains de ma mise... de ma toque !... J’ai toujours après moi un tas de chiens qui aboient, et des enfants qui me jettent des pierres... Le public, c’est autre chose... il est plus poli... il me jette des fruits !...

Il tire une pomme de sa poche.

Je me nourris de fruits depuis mes débuts !...

ANGÉLIQUE.

Pauvre Destin !...

DESTIN.

Je supporterais tout... sans me plaindre, si vous étiez moins cruelle... si de temps en temps vous m’accordiez une petite faveur... pour me remonter le moral.

ANGÉLIQUE.

Je ne vous accorderai rien, tant que vous n’aurez pas le consentement de votre père et de mon parrain.

DESTIN.

Pas le plus petit baiser ?...

ANGÉLIQUE.

Non ! ne l’espérez pas !

DESTIN.

Eh bien !... je l’aurai, ce consentement ; oui... j’irai trouver mon papa... à Angers, où il habite... je me jetterai à ses genoux... comme ça...

Il se met à genou devant Angélique.

Je prendrai ses mains dans les miennes... comme ça...

Il lui prend les mains.

Je lui dirai : Mon père, mon vieux bonhomme de père !... le petit est amoureux... il faut doter le petit...il faut marier le petit !

ANGÉLIQUE.

Bien !... ensuite ?...

DESTIN, se relevant.

Ensuite ?... j’embrasserai son front vénérable ! comme ça... votre front, papa !...

Il embrasse le front d’Angélique.

ANGÉLIQUE.

Très bien... après ?...

DESTIN.

Ses joues sillonnées de larmes... comme ça...

Il lui embrasse une joue.

L’autre, s’il vous plaît, papa ?

ANGÉLIQUE, tendant la joue.

Oh ! que ça sera touchant !... mais s’il refuse... s’il résiste ?

DESTIN.

Oh !... dans ce cas, je me fâcherai à mon tour !... je ne le crains pas, et je lui dirai...

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, DESTIN, BARBANÇON, LA RANCUNE, puis LANDROL

 

BARBANÇON, qui est entré pendant les derniers mots de Destin.

Eh ! la maison !... l’aubergiste !...

DESTIN.

Ciel !...

ANGÉLIQUE.

Quoi ?

DESTIN.

C’est papa !...

Il se sauve par le fond ; Angélique se sauve par la droite.

LA RANCUNE, qui a vu Destin se sauver, à part, en sortant de la grange.

Ils étaient ensemble ! Je crois que la jeune première me traite comme un Cassandre. J’y aurai l’œil...

Il s’assied à la porte et mange tranquillement du pain et un hareng saure. Pendant ce qui précède, Barbançon a dé posé son manteau sur une chaise, près du bosquet, et Landrol est sorti de la grange.

LANDROL.

C’est vous, mon bourgeois, qui avez appelé ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

BARBANÇON.

Vite !... faites-moi préparer une chambre... et que l’on bassine mon lit avec du sucre... j’en ai besoin...

LANDROL, après s’être incliné.

Du sucre dans son lit... c’est quelque personnage considérable.

BARBANÇON.

Dépêchons, monsieur, dépêchons... j’ai hâte de me coucher... J’arrive d’Angers ; je suis brisé de fatigue, quoique nous n’ayons versé que cinq fois !...

LANDROL.

Je cours, mon gentilhomme, je cours.

 

 

Scène VII

 

LA RANCUNE, BARBANÇON

 

BARBANÇON, qui allait suivre Landrol, s’arrête en voyant la Rancune, à part.

Voilà un monsieur que je ne connais pas !...

Haut.

Monsieur, vous êtes habitant de cette ville ?...

LA RANCUNE.

Non, monsieur ?... je suis né sur un autre rivage.

BARBANÇON.

Ne croyez pas, monsieur, que je cherche un moyen de lier conversation avec vous... Il y a des gens qui s’accrochent au premier venu pour lui conter leurs affaires... Je trouve cela très déplacé...

LA RANCUNE.

Et vous avez raison de tenir ce langage !

BARBANÇON.

À ma place, un autre vous dirait peut-être qu’il ha bite Angers depuis quarante ans, qu’il y a tenu pendant vingt ans le plus bel hôtel de la ville, et qu’il y a fait assez rondement sa pelote ; mais, moi, je ne conte jamais mes affaires à personne...

LA RANCUNE.

Comment donc, cela se voit, de reste !

BARBANÇON.

Qu’est-ce que ça fait aux gens quine vous connaissent pas, que vous vous nommiez Pierre ou Jacques, que vous ayez ou non du foin dans vos bottes, et que votre femme vous fasse... ou non... Ma femme était une petite brunette très éveillée ! Quant à mon fils, c’est un bien beau garçon, allez... il est dans cette ville, en apprentissage, et je viens le chercher pour le marier... Un parti superbe !... dix-huit cents livres de rente en perspective...

LA RANCUNE.

C’est magnifique...

BARBANÇON.

Vous trouvez ?... Eh bien ! mon cher ami...

LA RANCUNE, se levant.

Son cher ami !...

BARBANÇON.

Si vous voulez venir dîner avec moi aujourd’hui, je vous conterai plus au long l’affaire du mariage... Ça va t-il ?... c’est convenu, hein ?... je vais me coucher en attendant !...

LA RANCUNE, à part.

Voilà un singulier original...

BARBANÇON, revenant.

À propos... mon cher ami, comment vous nommez vous ?...

LA RANCUNE.

La Rancune, pour vous servir...

BARBANÇON.

Ce cher La Rancune...

Il réfléchit un instant, puis reprend en changeant de ton.

La Rancune !... N’êtes-vous pas directeur d’une troupe de comédiens ?...

LA RANCUNE.

Oui, après ?...

BARBANÇON.

Et je t’ai invité à diner, et je t’ai appelé mon ami !... Mais tu es un meurt de faim, un va-nu-pieds... Barbançon... hôtel du Grand Cygne... à Angers, tu ne me reconnais pas ?...

LA RANCUNE.

Pas le moins du monde...

BARBANÇON.

Tu ne me reconnais pas !... Mais tu me dois de l’argent !...

LA RANCUNE.

Je vous reconnais d’autant moins.

BARBANÇON.

Tu me dois huit cents livres.

LA RANCUNE.

Je vous reconnais huit cents fois moins !

BARBANÇON.

Attends, je vais te rafraîchir la mémoire. Il y a environ dix-sept ou dix-huit ans...

LA RANCUNE.

Dans ce temps-là, j’étais encore en pension...

BARBANÇON.

Oui, en pension chez moi... en même temps que des chevau-légers du roi.

LA RANCUNE, frappé et s’oubliant.

Des chevau-légers !... Vous vous souvenez d’eux aussi...

BARBANÇON.

Parbleu !... MM. d’Estrées, Saint-Luc, Tavanne. Tu avoues donc ?

LA RANCUNE.

Eh bien ! oui, j’avoue !... même que ces damnés chevau-légers nous ont donné un magnifique souper... que dis-je ? un abominable souper... car, au dessert, toute la partie masculine de la troupe ronflait comme une bande de...

BARBANÇON.

Je sais... j’en engraisse...

LA RANCUNE.

Et pendant notre sommeil, j’ignore ce qui s’était passé... Mais le lendemain mes trois actrices principales, Mademoiselle Berthe, Mademoiselle Adalgise et Mademoiselle Chopin couraient après ces messieurs qui changeaient de garnison. Et moi, j’étais obligé de décamper sans tambour ni recette.

BARBANÇON.

Et sans me solder les quatre cents livres que vous me deviez, et qui, au denier six, font depuis dix-huit ans, huit cents livres que je vous réclame et que vous allez me payer...

LA RANCUNE, marchant vivement.

Oh ! les chevau-légers !...

BARBANÇON, le suivant par derrière.

Mes huit cents livres !...

LA RANCUNE.

Si j’en tenais un !...

BARBANÇON.

Mes huit cents livres !

LA RANCUNE, se retournant brusquement.

Si tu étais un chevau-léger... tiens, voilà ce que je te ferais...

Il le prend à la gorge et le secoue.

BARBANÇON, criant.

Au secours !... au secours !...

LA RANCUNE, se calmant.

Ah ! pardon !... c’est vous... Eh bien ! qu’est-ce que vous me voulez ?... que je reconnaisse ma dette !... je la reconnais... mais que je vous la paie, jamais !...

BARBANÇON.

Alors, mon très cher, vous coucherez ce soir en prison.

LA RANCUNE.

J’aime mieux ça !... ça m’est plus facile.

Ensemble.

Air : Mes amis en ce jour.

BARBANÇON.

C’est affreux ! quelle horreur !
J’étouffe de fureur !...
Mais grâce à ma vengeance !...
Oui, de ton insolence
Tu me rendras raison
En couchant en prison !

LA RANCUNE.

Puisses-tu, vieux voleur,
Étouffer de fureur !...
Je brave la vengeance !...
Au diable ta créance...
La payer ?... non, non, non !...
J’aime mieux la prison !

 

 

Scène VIII

 

LA RANCUNE, seul

 

Voilà une catastrophe !... me reconnaître après dix-huit ans !... Il n’y a qu’un créancier pour avoir la mémoire aussi longue !... Enfin !... il faut payer, la délicatesse le commande. Voyons l’état de ma caisse !...

Il fouille dans une de ses poches et en tire de la menue monnaie.

Total général, un écu !... Et il faut que je fasse souper toute ma troupe là-dessus !... Je ne paierai jamais huit cents livres avec ce qui me restera... Comment faire ?...

Il reste plongé dans ses réflexions. En ce moment, Madame de la Rapinière, Louise de Tavanne, Marie d’Estrées, Blanche de Saint-Luc, toutes en costume de voyage, paraissent au fond et s’arrêtent en dehors.

 

 

Scène IX

 

LA RANCUNE, MADAME DE LA RAPINIÈRE, LOUISE, MARIE, BLANCHE

 

MADAME DE LA RAPINIÈRE, en dehors.

L’auberge du Lion d’Or ! ce doit être ici ! Mais assurons-nous d’abord si personne...

Elle fait quelques pas en avant et regarde.

LA RANCUNE, à lui-même.

Ah ! je suis sauvé !... Je donne une représentation ce soir ! Un spectacle monstre !... étourdissant !... comédie... tragédie... ballet... et un grand opéra dans les entr’actes !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Entrez, mesdames, entrez sans crainte, ceux que nous voulons éviter ne sont pas ici.

LA RANCUNE, les apercevant.

Oh ! oh ! quelles sont ces belles dames ?

LOUISE.

Enfin ! nous voilà donc arrivées ! Et ce n’est pas sans peine !

LA RANCUNE, à part.

Ce ne sont pas là des tournures mansotes...

MARIE.

Ah ! mesdames !... quelle fatigue !... et quel voyage !...

BLANCHE.

Cette route de Paris au Mans est d’une longueur...

LOUISE.

Nous n’avons pourtant pas perdu de temps, quarante lieues en six jours !...

LA RANCUNE, à part.

Ce doit être du public qui m’arrive !... et du huppé... Courons demander la permission au bailli.

MADAME DE LA RAPINIÈRE, l’arrêtant.

Doucement, mon brave homme.

LA RANCUNE, s’inclinant.

Madame !...

À part.

J’ai vu cette tête-là quelque part !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Dites-moi, l’ami... êtes-vous au courant des individus qui habitent cette hôtellerie ?

LA RANCUNE.

Pas encore très bien... n’étant arrivé que depuis une heure avec mes gens...

LOUISE.

N’avez-vous pas entendu dire qu’il y eût ici des personnages de distinction ? des officiers ?...

LA RANCUNE.

Des officiers du roi ? J’en ai vu trois qui déjeunaient sous ce berceau.

MADAME DE LA RAPINIÈRE, jouant l’indifférence.

Des chevau-légers, peut-être ?

LA RANCUNE.

Oui, précisément.

LOUISE.

Ce sont eux !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, vivement.

Silence !... donc... comtesse !...

LA RANCUNE.

Mais j’ai entendu un appel de trompettes, et je crois que pour l’instant ils sont au quartier !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Merci, bon homme... passez votre chemin.

LA RANCUNE, saluant.

Mesdames...

À part, en sortant et en regardant Madame de La Rapinière.

Où diable ai-je vu cette tête-là ?

 

 

Scène X

 

MADAME DE LA RAPINIÈRE, LOUISE, MARIE, BLANCHE

 

LOUISE, avec joie.

Ah ! nous allons donc revoir nos maris !... Voyez-vous d’ici la joie, la surprise de ces messieurs, quand nous paraîtrons tout-à-coup devant eux !

MARIE.

Quand ils apprendront que pour les revoir nous avons renoncé aux plaisirs, aux fêtes de Versailles !

LOUISE.

Mais il faut appeler... envoyer auprès d’eux !

MARIE.

Ou bien у aller nous-mêmes.

TOUTES.

Oh ! oui... c’est cela... partons !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, les arrêtant.

Arrêtez, arrêtez, mesdames !... Ah ! que cet empressement est peu digne, peu convenable ! fi !... il empoisonne la bourgeoisie.

MARIE, à part.

On voit bien qu’elle n’a personne à surprendre !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Courir ainsi au-devant des embrassades conjugales... Ah !... vertubœuf... le rouge m’en monte au visage !... On attend... on tolère ces choses-là... Mais avoir l’air de les désirer !... fi donc ! Et ce n’est pas, je l’espère, pour être témoin de pareilles inconvenances, que l’on m’a chargée de vous accompagner, moi, marquise de La Rapinière... gouvernante des dames d’honneur de sa majesté.

LOUISE, lui prenant le bras.

Mais, ma chère marquise... ce sont nos maris !

MARIE, de l’autre côté.

Nos maris !

TOUTES, en s’approchant.

Nos maris !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Eh bien... oui... je ne dis pas ! mais des maris sont des hommes... Ah !... pouah !... des âmes délicates peu vent-elles s’arrêter à de telles pensées...

En soupirant.

Ah ! si feu le marquis était là... je ne bougerais pas d’une semelle pour aller à sa rencontre... Et cependant c’était un gaillard... vertubœuf !

LOUISE, en souriant aussi.

Eh bien ! donc... nous attendons...

TOUTES, de même.

Attendons !...

Elles vont s’asseoir.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE LA RAPINIÈRE, LOUISE, MARIE, BLANCHE, LA CAVERNE, MARINETTE, ARTHÉMISE, ANDROMAQUE et LES AUTRES ACTRICES

 

LA CAVERNE, entrant vivement.

La Rancune !... M. La Rancune !... Personne !...

MARINETTE.

Ah ! ça, qu’est-il devenu ?...

LA CAVERNE.

Cet être-là trouve toujours le moyen de s’absenter à l’heure du repas !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, à part.

Quelles sont ces créatures ?

ARTHÉMISE.

Ce matin, il a voulu nous prouver qu’en ne déjeunant pas, nous n’en aurions que plus d’appétit pour le dîner... L’expérience a réussi... je tombe d’inanition !...

LA CAVERNE.

Mesdemoiselles, je vous prends à témoins que si cela continue, je romps mon engagement !

TOUTES.

Moi aussi ! moi aussi !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! l’horreur !... ce sont des comédiennes...

TOUTES LES DAMES.

Des comédiennes !

LOUISE.

Je ne serais pas fâchée de savoir quelle langue cela parle.

LA CAVERNE, en regardant au fond.

Ah ! mesdemoiselles, le voilà qui revient avec Ragotin ; ce n’est pas malheureux !

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LA RANCUNE, RAGOTIN

 

LA RANCUNE.

Je tiens ma permission... Mesdames, nous jouons ce soir !...

LES ACTRICES.

Jouer !... jouer !...

LA RANCUNE.

Écoutez ce bruit harmonieux !...

On entend le bruit d’un méchant tambour.

C’est notre représentation que l’on annonce par la ville !

LA CAVERNE.

Un instant... je veux qu’on me dise, avant tout, si l’on dine, oui ou non...

LA RANCUNE.

 S’il ne faut que ça pour vous satisfaire... on vous le dira... Eh bien ! non... on ne dîne pas.

TOUTES.

Ah !...

LA RANCUNE.

Mais vous avez mille fois mieux que cela.

TOUTES.

Comment ?

LA RANCUNE.

Un souper...

RAGOTIN.

Un magnifique souper...

LA CAVERNE, d’un air de doute.

Que vous offrez ?... vous ?...

LA RANCUNE.

C’est moi qui l’offre... mais... ce n’est pas moi qui le paie... ça doit vous rassurer.

TOUTES.

Qui donc ?... qui donc alors ?

LA RANCUNE.

Vous allez le savoir... Ragotin, remets à ces demoiselles les lettres que tu viens de me montrer...

Ragotin remet des lettres à toutes les Actrices excepté à La Caverne.

LA CAVERNE.

Et moi ?...

RAGOTIN.

Rien pour vous, maman.

LES ACTRICES, regardant les lettres.

Que signifie ?...

LA RANCUNE.

Prenez, ouvrez et lisez !...

LES ACTRICES, lisant et parlant ensemble.

Qu’ai-je lu ?...

MARINETTE.

Des déclarations d’amour...

ANDROMAQUE.

Des invitations à souper !...

LA CAVERNE, avec empressement.

Et vous dites qu’il n’y avait rien pour moi ?... c’est impossible !... Voyez les adresses.

MADAME DE LA RAPINIÈRE, à part.

Quelles mœurs ! mesdames, quelles mœurs !

LA RANCUNE.

Eh bien ! mes petites colombes, que vous disais-je ?... Vous acceptez, n’est-ce pas ?...

MARINETTE.

Accepter !... nous ?... céder à une première demande, et qui vient de gens que nous ne connaissons pas.

LA RANCUNE.

Que si !... vous les avez vus tantôt... ici même.

MARINETTE.

Comment ! ces officiers ?...

LA RANCUNE.

Ce sont eux !

TOUTES LES DAMES.

Des officiers !...

LA RANCUNE.

Des chevau-légers du roi, rien que cela !

TOUTES LES DAMES.

Des chevau-légers !

LA RANCUNE.

Et si vous doutez encore, regardez les signatures.

MARINETTE.

Le marquis de Tavanne !...

Louise tombe sur une chaise.

LOUISE.

Ciel !...

LA RANCUNE, à Marinette.

Vous dites ?...

ANDROMAQUE.

Le marquis de Saint-Luc !...

Même jeu de Blanche.

BLANCHE

Grand Dieu !...

LA RANCUNE.

De Saint-Luc !...

ARTHÉMISE.

Le marquis d’Estrées !...

Même jeu de Marie.

MARIE.

Lui !...

LA RANCUNE.

De Tavanne, d’Estrées, de Saint-Luc !... mes chevau-légers d’il y a dix-huit ans !...

TOUTES LES DAMES.

Quelle horreur !

LA CAVERNE.

Et rien, rien pour moi... Ah ! les malappris !...

LA RANCUNE, à part.

Ah ! messieurs, si je puis me venger de vous ! j’y songerai plus tard...

LOUISE, à part.

Nous tromper pour ces péronnelles !...

BLANCHE.

De misérables baladines !...

MARIE.

Il faut leur arracher ces lettres et confondre les perfides !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Doucement, mesdames, vous allez vous commettre avec ça !... ça !...

Elles parlent entre elles.

LA CAVERNE.

Ah ! ça, mesdemoiselles, songez que ces messieurs vous sont inconnus, et qu’il faut refuser !

LES ACTRICES.

Refuser ?...

LOUISE, à part.

Oh ! quelle idée !...

S’avançant.

Il faut... Mesdames, il faut accepter.

MADAME DE LA RAPINIÈRE, aux Marquises.

Qu’est-ce qu’elle dit donc ?...

LES ACTRICES.

Quelle est cette dame ?

LOUISE.

Oui, mesdemoiselles, une offre aussi aimable n’a rien qui puisse vous offenser... À Paris... à l’hôtel de Bourgogne, au théâtre du Marais, un souper s’accepte toujours ! et ça n’engage à rien...

MARINETTE.

Au fait, ça n’engage à rien...

LA RANCUNE, étonné.

L’hôtel de Bourgogne !... le théâtre du Marais !... ces dames seraient-elles attachées à l’un de ces bienheureux théâtres ?

LOUISE.

Oui, monsieur, oui... nous sommes des actrices de Paris !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Comment, des actrices !...

LOUISE.

Et si ces demoiselles me permettent de leur donner un conseil, je leur dirai qu’un adorateur maltraité devint souvent un spectateur dangereux.

TOUTES.

C’est vrai !...

MARINETTE.

Nous acceptons.

TOUTES.

Oui, oui, nous acceptons.

LA CAVERNE, à Madame de la Rapinière.

Oh ! c’est révoltant ! n’est-ce pas, chère camarade ?...

MADAME DE LA RAPINIÈRE, avec hauteur.

Sa camarade !... moi, sa camarade !...

LA CAVERNE.

Mais nous devons jouer le même emploi !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Le même emploi !... l’insolente !

LA CAVERNE.

Tiens ! vous jouez peut-être les ingénues ?

Ensemble.

LES MARQUISES.

Ah ! quelle surprise accablante !
Pouvions-nous le prévoir, hélas !
Souffrir qu’ainsi on nous supplante...
Non... non... cela ne sera pas !

LES ACTRICES.

À cette surprise galante,
À ce rendez-vous, ce repas,
À cette lettre si pressante,
Certes, l’on ne s’attendait pas.

LA RANCUNE.

À cette surprise galante,
Ces dames ne s’attendaient pas ;
Tu vas, ô surprise charmante !
M’économiser un repas.

Les Actrices rentrent vivement dans l’auberge.

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, LA RANCUNE, RAGOTIN, LES AUTRES DAMES

 

MARIE.

Ah ! ça, ma chère, avez-vous perdu la tête ?... faire accepter ce rendez-vous, ce souper !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Nous faire passer pour des comédiennes !...

MARIE.

Voyons, parlez ; quel est votre projet ?

LOUISE.

Silence, mesdames ! – Approchez, messieurs. Vous direz aux officiers qu’on les attendra dès que la nuit sera venue, avant d’entrer en scène... et qu’on les recevra... sans lumière !...

LA RANCUNE et RAGOTIN.

Sans lumière !...

LOUISE.

Allez !

LA RANCUNE.

Permettez... mais mes actrices ?...

LOUISE.

Elles n’iront pas à ce rendez-vous.

LA RANCUNE et RAGOTIN.

Comment !

LOUISE.

Et nous irons pour elles.

LA RANCUNE et RAGOTIN.

Ah ! bah !

LOUISE.

Silence !...

Aux Marquises.

Et vous, mesdames, comprenez-vous maintenant mon projet ?... la vengeance que je médite !... la honte, la confusion de ces messieurs, quand nous nous ferons connaître à eux !...

TOUTES.

Oh ! oui, oui...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Bah ! vous faiblirez !

TOUTES.

Jamais !

LA RANCUNE, frappé d’une idée.

J’y suis... je saisis... les officiers sont des volages... des perfides... et vous, mesdemoiselles, vous êtes...

LOUISE.

Nous sommes leurs femmes !

LA RANCUNE et RAGOTIN.

Leurs femmes !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, passant auprès de lui.

Dames d’honneur de la reine !...

La Rancune et Ragotin s’inclinent profondément.

LOUISE.

Et si vous dites un seul mot à nos maris qui puisse leur faire soupçonner notre présence... Vous irez mourir au For-l’Évêque !

LA RANCUNE.

Nous serons muets !

BLANCHE.

Les voilà qui viennent de ce côte !

LOUISE.

Eh ! vite... entrons là !...

Ensemble.

Air : Partons sans bruit.

LES MARQUISES.

Allons, allons, quittons ces lieux,
Et cachons-nous à tous les yeux ;

À la Rancune et à Ragotin

Mais quant à vous, songez-y bien !...
Nous l’ordonnons, ne dites rien ?

LA RANCUNE et RAGOTIN, en saluant les Marquises.

On se taira... selon vos veux !...
Et d’obéir on est heureux,
Allez... allez !... tout ira bien !...
Vos serviteurs ne diront rien !

Les Marquises rentrent dans l’auberge. La nuit vient graduellement.

 

 

Scène XIV

 

LA RANCUNE, RAGOTIN, D’ESTRÉES, TAVANNE, SAINT-LUC, paraissant au fond, à l’instant où les Marquises quittent la scène

 

RAGOTIN.

Le For-l’Évêque !

LA RANCUNE.

Le For-l’Évêque !

RAGOTIN.

Ma foi, laissons faire ces dames !

LA RANCUNE.

Tant pis pour ces messieurs, c’est ma vengeance qui commence.

D’ESTRÉES, entrant.

Comprend-on cette lubie du colonel !... faire seller les chevaux, passer l’inspection des armes !... Pourquoi ?

TAVANNE.

Quelque caprice... comme en ont tous les chefs !

SAINT-LUC.

L’inspection est terminée, pensons à nos affaires, messieurs.

TAVANNE.

Eh bien ! maître Apollon, quelles nouvelles ?

RAGOTIN.

Messieurs... on vous attend !

D’ESTRÉES.

Vraiment !... elles consentent ?

RAGOTIN.

On vous attend... à nuit tombante.

LA RANCUNE.

Et sans lumière !...

D’ESTRÉES.

À merveille !

TAVANNE.

Quelle charmante soirée !

SAINT-LUC.

Quel souper délicieux !... En ce moment la trompette sonne de nouveau dans la coulisse.

D’ESTRÉES.

Qu’est-ce encore ?...

Ils vont regarder au fond

Je ne me trompe pas... des lansquenets ont fait halte à quelques pas d’ici !

TAVANNE.

Et voilà des officiers qui viennent de ce côté.

SAINT-LUC.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LA RANCUNE.

Bravo ! encore du public pour la représentation de ce soir !

 

 

Scène XV

 

LA RANCUNE, RAGOTIN, D’ESTRÉES, TAVANNE, SAINT-LUC, D’ESPARVILLE, D’ENTRAGUES, DE CRÉQUI

 

D’ESPARVILLE.

Salut à MM. les chevau-légers.

D’ESTRÉES.

Salut à MM. les lansquenets.

D’ESPARVILLE, gaiment.

Messieurs, nous venons sans façon vous chasser d’ici.

D’ESTRÉES.

Qu’est-ce à dire, messieurs ?

D’ESPARVILLE.

Ce n’est pas à nous qu’il faut s’en prendre de cette impolitesse, mais à monseigneur le ministre de la guerre que nous venons d’escorter depuis la Flèche, et que vous allez escorter à votre tour jusqu’à Mamers.

TAVANNE.

Comment, partir ! nous !

D’ESTRÉES, à ses amis.

Quel contretemps !

SAINT-LUC.

Que le diable emporte le ministre !

D’ENTRAGUES.

J’espère, messieurs, que vous voudrez bien nous permettre d’user de vos logements... car les auberges sont rares en ce pays !

DE CRÉQUI.

À charge de revanche, messieurs, quand votre bonne étoile vous amènera à la Flèche !

LA RANCUNE, à Ragotin.

Ah ! c’est dommage, ça commençait bien, mais ça finit mal !

RAGOTIN.

Tu trouves ?

D’ENTRAGUES.

Ah ! ça, vous paraissez vivement contrariés ?

TAVANNE.

Eh ! comment ne pas l’être ?... après deux mois d’ennui mortel, nous avions pour ce soir une délicieuse partie de plaisir, un souper avec des femmes charmantes... des actrices qui sont arrivées ce matin.

D’ESPARVILLE.

Cela est fâcheux.

DE CRÉQUI.

La partie ne peut-elle se remettre d’un jour ou deux ?

D’ESTRÉES.

Bah !... demain peut-être elles ne seront plus ici...

TAVANNE.

Ou d’autres plus heureux...

D’ESTRÉES.

Allons, il faut en prendre son parti. Bonsoir, messieurs !

LES MOUSQUETAIRES.

Bonsoir, messieurs.

TAVANNE, s’arrêtant.

Un instant !...

D’ESTRÉES.

Quoi donc !

TAVANNE.

Messieurs, je crois avoir une bonne idée ! Ces messieurs sont de bons gentilshommes, si nous leur cédions nos rendez-vous !

LA RANCUNE, à part.

Plaît-il ?

D’ESPARVILLE.

À nous ?...

RAGOTIN.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

TAVANNE.

Il me semble qu’au lieu de les laisser perdre !...

LA RANCUNE.

Ah ! oui... elle est jolie, son idée !...

TAVANNE.

Qu’en dites-vous, messieurs ?

D’ESTRÉES.

Ma foi !... je le veux bien.

LES CHEVAU-LÉGERS.

Et moi aussi !

TAVANNE.

Vous acceptez ?...

D’ESPARVILLE.

De grand cœur.

LES MOUSQUETAIRES.

Et bien obligé !

LA RANCUNE.

Et les autres acceptent... Qu’est-ce qu’ils font, les malheureux...

RAGOTIN.

Et sans lumières !...

LA RANCUNE.

Sans lumières !...

D’ENTRAGUES.

Mais quand ces dames s’apercevront de la substitution...

D’ESTRÉES.

Bah !... on nous connait à peine...

TAVANNE.

D’ailleurs, on devait nous recevoir à la nuit tombante... et puisque vous prenez nos places... Vous pouvez bien aussi prendre nos noms !...

D’ESPARVILLE.

C’est juste.

TAVANNE.

Tavanne.

D’ESTRÉES.

D’Estrées.

SAINT-LUC.

Saint-Luc.

LES LANSQUENETS.

Très bien !

LA RANCUNE, bas à Tavanne.

Comment !... décidément... vous leur donnez vos places ?...

D’ESTRÉES.

Est-ce que tu prétends t’y opposer ?

LA RANCUNE.

Moi... du tout... du moment que ça vous amuse... je ne m’y oppose pas.

RAGOTIN, à la Rancune.

C’est égal, il faudra prévenir ces dames...

D’ESTRÉES.

Ah ! à propos !...

Passant entre la Rancune et Ragotin.

Écoutez bien, vous autres ! Si vous avez le malheur de dire un seul mot de ce que vous venez d’entendre, vous pourrirez à la Bastille !

TAVANNE.

Vous m’avez entendu !

LA RANCUNE.

Parfaitement... vous me défendez de parler à ces dames de la substitution !

TAVANNE.

Je te le défends sur ta tête !

LA RANCUNE, à part.

Alors, je me tairai au péril de la tienne !

D’ESPARVILLE.

Bon voyage, messieurs...

TAVANNE.

Et vous, messieurs, bonne chance !...

La nuit est tout-à-coup venue.

LANDROL, à la porte.

Par ici, mesdames, vos appartements sont prêts...

Les Marquises paraissent et aperçoivent les Officiers. Elles jettent un cri, rabattent les capuchons de leurs mantes et traversent vivement dans l’ombre.

TAVANNE.

Eh ! tenez, voilà vos colombes...

Tous les Officiers se donnent la main.

LA RANCUNE.

Ma foi, ceux-là ne diront pas que ce n’est pas leur faute !...

 

 

ACTE II

 

Une grande salle d’auberge. Au fond, une porte donnant dans une autre salle. À gauche, au premier plan, une porte, et au second, quelques marches et une rampe en bois conduisant à une porte surmontée d’un œil-de-bœuf. À droite, premier plan, une porte conduisant dans une grange. Au deuxième plan, une grande cheminée de campagne. Une table, quelques vieux meubles.

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, DESTIN, RAGOTIN, LA CAVERNE, ANDROMAQUE, ARTHÉMISE, MARINETTE, LE PÈRE NOBLE, BRISQUET, ACTEURS, ACTRICES, puis, BARBANÇON

 

Au lever du rideau, les Acteurs et les Actrices forment différents groupes. Arthémise, Andromaque et Marinette sont assises à l’avant-scène sur de gros paquets de costumes, et elles rajustent leurs robes de bergères. Sur les marches de l’escalier, sont les autres actrices qui travaillent également à leurs toilettes. Deux acteurs causent en fumant de grandes pipes de terre. D’autres font bouillir une grosse marmite. D’autres brossent leurs habits de Chevaliers. Le père noble assis devant la table boit et relit son rôle. Ragotin frise une perruque placée sur une tête en bois. La Caverne étudie un pas de danse. Angélique et Destin répètent une scène.

CHŒUR.

Air de la Muette.

Allons, allons, bons comédiens,
Déployons ici nos moyens !
Un grand succès, j’en ai l’espoir,
De nos soins nous paiera ce soir.

RAGOTIN.

Oui, messieurs et dames... nous débutons ce soir dans une ville nouvelle... nous allons jouer devant un public d’élite, et il s’agirait de planter la foi !

ANDROMAQUE.

Jouer... jouer !... ce n’est pas encore certain.

RAGOTIN.

La Rancune a la permission.

ANDROMAQUE.

Possible !... mais il n’a pas de théâtre !

RAGOTIN.

Il en trouvera un.

LA CAVERNE.

Et pour forcer la recette, monsieur me met à toute sauce... Il me fait jouer... chanter, danser... c’est un métier dégoûtant ! – Brisquet !... donnez-moi un bouillon !

MARINETTE.

Ragotin, mon chéri, soigne bien ma perruque d’amour.

RAGOTIN.

Elle est frisée !

LE PÈRE NOBLE, avec une grosse voix.

Ragotin... tu sais que le manteau de Crésus a un trou dans le dos ?

RAGOTIN.

C’est bon... j’y ferai un point... dès que j’aurai ter miné cette besogne.

LE PÈRE NOBLE.

Quoi donc ?

RAGOTIN, s’asseyant.

Un pourpoint et un haut-de-chausse qu’il faut que je raccommode pour un voyageur... il s’agit d’une pistole... je suis même très embarrassé !... il faut que je mette un devant au pourpoint, et je n’ai pas de drap.

Il examine son ouvrage.

ANGÉLIQUE.

Ragotin ?

RAGOTIN.

Quoi ?... qu’est-ce que vous voulez encore ?

ANGÉLIQUE.

Voulez-vous me souffler ma scène avec M. Destin, vous savez, dans votre tragédie nouvelle !

RAGOTIN.

Mon chef-d’œuvre... J’y consens ! placez-vous.

Angélique fait placer Destin à côté d’elle.

DESTIN, bas à Angélique.

J’aimerais bien mieux parler de notre amour, Ô Angélique !

ANGÉLIQUE.

Plus tard ! après la répétition.

RAGOTIN, sortant un manuscrit de sa poche.

Allez, je vous suis...

DESTIN.

Ça presse... Angélique, ça presse !... j’ai tout dit à votre parrain. – Il consent... il m’a même promis de parler à papa !... Pourvu qu’il lui fasse entendre raison !

RAGOTIN, cherchant sur le manuscrit.

Qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ?

DESTIN.

Il est là... dans cette chambre... il dort ! mais s’il apprend que, par amour pour vous, je suis monté sur les tréteaux, ça le réveillera, et il me donnera sa malédiction !

RAGOTIN.

Ah ! ça, qu’est-ce que vous dites donc ?... il n’y a pas un mot de ça dans la scène !

ANGÉLIQUE.

Nous y voici...

Déclamant.

« Prince, vous avez beau détourner vos regards...

RAGOTIN.

À la bonne heure !

ANGÉLIQUE.

« Le trouble de vos sens perce de toutes parts !

LA CAVERNE, montrant un pas.

Mais non, tiens, mon enfant, c’est comme ça.

RAGOTIN, à Destin.

« Je reçois...

Va donc !...

DESTIN.

« Je reçois, ô princesse, un coup terrible au cœur... »

La Caverne, en faisant une pirouette, attrape Destin par derrière.

Oh ! faites donc attention... la vieille !...

LA CAVERNE.

La vieille... Insolent !... manant !...

DESTIN.

Manant !... Ah ! mais !...

À part.

Dieu ! papa !...

Il place un costume devant sa figure, pour ne pas être vu par Barbançon qui paraît à l’œil-de-bœuf.

RAGOTIN.

Ton papa... à toi ?... ma pratique.

BARBANÇON, criant.

M. le tailleur ! il m’est impossible de reposer... on fait un sabbat d’enfer !... mon pourpoint... mon haut-de-chausse sont-ils prêts ?

RAGOTIN.

Dans l’instant, monsieur, dans l’instant... Ah ! c’est ton père qui est là... à cet œil-de-bœuf ?

DESTIN.

Mais oui... c’est papa qui a la tête dans l’œil !

BARBANÇON.

Je ne veux cependant pas, pour vous presser, venir vous raconter mes affaires... Qu’est-ce que ça vous fait, à vous, que je me nomme Barbançon ? Et si je viens au Mans pour marier mon fils à un riche parti... je n’ai pas besoin de le carillonner partout.

DESTIN.

Me marier !... il veut me marier !...

ANGÉLIQUE.

Grand Dieu !

RAGOTIN.

Soyez tranquille, M. Barbançon... dans une demi heure ça sera prêt...

BARBANÇON.

Hein ! qui est-ce qui t’a dit mon nom... à toi ?

RAGOTIN.

Qui ? – je l’ai deviné...

Riant.

Il est amusant, ton père.

BARBANÇON.

Allons, vite... mon pourpoint, mon haut-de-chausse... afin que je sorte !...

Il se retire de l’œil-de-bœuf.

DESTIN.

Il va aller dans la maison où j’étais placé... Ah ! s’il sort d’ici, je suis éteint.

RAGOTIN.

Vrai ?... Eh bien ! sois tranquille... il ne sortira pas...

Il se met à découper le haut-de-chausse.

DESTIN.

Qu’est-ce que vous faites donc ?...

RAGOTIN.

Je le rallume !

DESTIN.

Comment ?

RAGOTIN.

Je n’avais pas de drap pour raccommoder son pour point !... je vais tailler dans le haut-de-chausse ; il sort après ça... on en parlera.

MARINETTE.

Ah ! j’entends notre directeur.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE.

Victoire ! victoire ! nous avons une salle !

TOUS.

Ah !

RAGOTIN.

Où ça ?

LA RANCUNE.

Une salle superbe, une admirable... grange...

TOUS.

Une grange !...

LA RANCUNE.

Qui contient plus de cinquante bêtes à cornes ! les bourgeois du Mans seront là... comme chez eux !...

TOUS.

Et la scène... le théâtre ?

LA RANCUNE.

Le théâtre, on est en train de le construire... sur les plans de mon architecture !... on vient de poser les fondations... six grands tonneaux...

LE PÈRE NOBLE.

Si tonneaux pleins ?...

LA RANCUNE.

Bêta ! pour que ma troupe aille jouer dans les des sous ?...

LA CAVERNE.

Nous faire jouer dans une grange !... quelle horreur !

MARINETTE.

C’est vrai... nous montrer dans une étable ! c’est affreux !...

LA RANCUNE.

Ne soyons pas si fiers !... Les locataires habituels de l’endroit dînent plus souvent que nous !... mais, bah !... l’artiste nomade doit être philosophe.

Air : Vivre au jour le jour. (M. Couder.)

Fi ! du lendemain !...
Du comédien c’est la devise ;
Fi ! du lendemain !
Chaque jour apporte son pain !
Joyeux pèlerin,
Toujours en chemin,
Il a dans sa valise
Son teint, ses cheveux,
Ses biens ses aïeux,
Sa patrie et ses dieux !

Premier Couplet.

Changeant comme le vent,
Il doit tout peindre el dire ;
Il fait pleurer souvent,
Et souvent il fait rire.
Roi le soir, le matin,
Variant son destin,
Il troquerait l’empire
Contre un joyeux festin !

TOUS.

Fi ! du lendemain ! etc.

Deuxième Couplet.

Aux propos médisants
Son métier donne prise ;
Tous les gens amusants
Sont des gens qu’on méprise !
Mais que lui font les cris
Des sots, des malappris ?
Un seul bravo qu’il prise
Rachète cent mépris !

TOUS.

Fi ! du lendemain ! etc.

LA CAVERNE.

Ah ! ça, où s’habilleront les dames ?

LA RANCUNE.

À droite, dans cette chambre.

LE PÈRE NOBLE, buvant.

Et les hommes ?

LA RANCUNE.

À gauche... dans la cour !

LE PÈRE NOBLE.

Comment !... au grand air !

LA RANCUNE.

Il ne pleut presque pas...

TOUS.

Ah !... ah !...

RAGOTIN.

Mais le lustre, qui est resté en gage à Angoulême ?

LA RANCUNE.

On s’en passera...

BRISQUET.

Avec quoi ?

LA RANCUNE, prenant une chandelle, que Brisquet tient à la main, et la mettant dans le goulot de la bouteille du père noble.

Avec ceci... tiens... Mets-en vingt-cinq comme ça à côté l’une de l’autre... et nous aurons une rampe éblouissante !

MARINETTE.

Ah, ça ! mesdames, où sont donc nos costumes de bergères ? je ne trouve que les vieux...

LA RANCUNE.

J’ai disposé des nouveaux.

ANDROMAQUE.

Ça m’est égal de jouer avec ceux-ci... mais pour souper ?...

LE PÈRE NOBLE.

Ah ! nous soupons...

TOUS LES ACTEURS.

Nous soupons...

ARTHÉMISE.

Oui, mais sans vous... on nous a invitées...

TOUS LES HOMMES.

Ah ! bah !... déjà ?...

LA RANCUNE.

Des officiers qui ont engagé ces dames... c’est un hommage rendu à leurs talents...

LE PÈRE NOBLE.

Mais elles n’ont pas encore joué !

LA RANCUNE.

Justement... c’est toujours avant qu’on rend hommage à leur talent...

MARINETTE.

Enfin, nous voulons les costumes neufs...

TOUTES.

Oui, oui !...

LA RANCUNE, à part.

Diable !...

Haut.

Pour faire honneur à ces messieurs !... Eh ! mesdames, si vous saviez le peu de fond qu’il faut faire sur les invitations des grands seigneurs...

ANDROMAQUE.

Est-ce que ces messieurs nous manqueraient de parole ?...

LA RANCUNE.

Eh ! mon Dieu ! ça peut arriver à tout le monde... Moi, qui vous parle, j’en ai reçu aussi, dans ma vie d’artiste, des invitations à souper. J’en ai reçu beaucoup... J’en ai reçu une ! il y a vingt ans de cela ; c’était à Saint-Germain ; je jouais le beau Pâris... mes cheveux parfumés tombaient en boucles ondoyantes sur mon cou d’albâtre ! des cheveux d’étoupe, et un col au blanc d’Espagne... un camarade, qui jouait les Apollon, m’avait prêté les formes les plus majestueuses... un superbe thorax ! un biceps admirable... et un tibia triomphant !...

Montrant sa jambe.

Toutes les dames avaient l’œil sur mon tibia... bref, je peux dire que j’étais beau !...

ANDROMAQUE.

Vraiment ?...

LA RANCUNE.

Si beau, qu’à ma sortie de scène, je reçois un petit billet musqué... ambré... parfumé... accompagné d’un portrait...

MARINETTE.

Tiens... tiens... tiens !... notre directeur avait fait une conquête !...

LA RANCUNE.

Une figure d’ange... des épaules d’ange... une taille d’ange... un... le portrait s’arrêtait à la taille...

LA CAVERNE.

Et la miniature... qu’en as-tu fait ?

LA RANCUNE.

Je l’ai conservée... dans les accessoires...

MARINETTE.

Mais... la femme ?...

LA RANCUNE.

Oh ! la femme !... délicieuse, ravissante !

RAGOTIN.

Heureux coquin ! Et la réception ?...

LA RANCUNE.

Oh ! la réception... dégoûtante !

TOUS.

Comment ?...

LA RANCUNE.

On attendait le beau Pâris, et je me suis présenté en simple La Rancune.

LA CAVERNE.

Oh ! quelle faute !...

TOUS.

Quelle faute !

LA RANCUNE.

Et quand je m’approchai, le cou tendu, les bras arrondis, la bouche en cour... comme ça... Vertubœuf ! s’écria-t-elle, quel affreux changement ! éloignez-vous... respectez-moi, manant ! j’ai quatorze quartiers...

RAGOTIN.

Mais que signifie ?...

LA RANCUNE.

Mes pauvres enfants !... j’avais dépouillé les avantages du héros, il ne me restait que mes désavantages personnels.

Air d’Henri IV en famille.

Je n’avais plus mon torse triomphant,
Je n’avais plus ma blonde chevelure,
Je n’avais plus mon teint ébouriffant,
Bref, j’en étais réduit à la simple nature ;
Je n’offrais plus à ses regards surpris
Ce qui m’avait mérité son éloge. –
Tous les attraits du malheureux Paris
Étaient restés accrochés dans ma loge,
Ils pendaient tous accrochés dans ma loge !

TOUS, en riant.

Ah ! ce pauvre La Rancune...

LA RANCUNE.

Cela vous prouve, mes bons amis, que l’on fait fiasco à la ville comme au théâtre... et que l’on ne mange pas tous les soupers que l’on espère.

MARINETTE.

C’est possible... mais nous n’avons pas un pareil affront à redouter.

LA RANCUNE.

Tant mieux, nous verrons bien...

DESTIN.

M. La Rancune, avez-vous parlé à papa ?

LA RANCUNE.

À ton père, mon créancier ? pas encore ; mais tiens...

On entend la voix de Barbançon.

Ça ne va pas tarder.

DESTIN.

Comment, ici, tout de suite ?...

LA RANCUNE.

Nous règlerons tous nos intérêts à la fois...

BARBANÇON.

Oh ! là ! eh ! tailleur !...

DESTIN.

Je n’ai pas le courage d’affronter sa colère ; je me sauve...

Il sort.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, BARBANÇON, sortant de chez lui avec une grande robe de chambre dans laquelle il se tient soigneusement enveloppé

 

BARBANÇON.

Ce tailleur n’en finira donc pas !

LA RANCUNE.

M. Barbançon... enchanté de vous rencontrer... je désire...

BARBANÇON.

Vous acquitter envers moi ?

LA RANCUNE.

Justement... je viens pour m’acquitter...

BARBANÇON.

Ah ! bah !... vous me donnerez mes huit cents livres ?

LA RANCUNE.

Je vous donnerai mille fois plus !...

BARBANÇON.

Mille fois plus... je ne comprends pas...

LA RANCUNE, prenant Angélique par la main.

Regardez-moi ceci...

BARBANÇON.

Eh bien ?

LA RANCUNE.

C’est un trésor, monsieur... un trésor que je vous donne et je ne vous demande pas le surplus...

BARBANÇON.

Et qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?...

LA RANCUNE.

Plaît-il ?

BARBANÇON.

Je vous demande ce que vous voulez...

LA RANCUNE.

J’ai fort bien entendu... Vous n’en ferez rien du tout... mais votre fils... c’est différent...

BARBANÇON.

Mon fils ?

LA RANCUNE.

Votre fils a vu le trésor... il a apprécié le trésor !... il adore le trésor... il veut épouser le trésor...

BARBANÇON.

Se peut-il ?

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur, nous nous aimons depuis qu’il est dans la troupe ?

BARBANÇON.

Dans la troupe ?... mon fils est dans la troupe ?

LA RANCUNE.

Touché des vertus de ma filleule, il m’a demandé sa main.

BARBANÇON.

Sa main ?... Comment... il voudrait ?...

LA RANCUNE.

Il veut joindre sa souche à ma souche !... il veut unir nos deux branches... père Barbançon ; en souvenir de notre ancienne amitié, j’accorde ma filleule à votre fils... j’oublie nos différents, j’oublie la querelle de ce matin ! j’oublie les 800 livres ! j’oublie tout enfin !... et je vous laisse le plaisir de doter ces enfants... Qu’avez-vous à répondre à cela ?...

BARBANÇON.

Ce que j’ai à répondre !... Holà !... eh !... tailleur !... mes vêtements... il faut que je sorte !...

LA RANCUNE.

Vous allez chercher le notaire ?...

BARBANÇON, furieux.

Je vais chercher la maréchaussée !...

LA RANCUNE.

Pourquoi faire ?

BARBANÇON.

Pour vous faire arrêter, vous, votre pupille, mon fils, et toute votre troupe !...

TOUS.

Comment... comment... arrêter ?...

ANGÉLIQUE, pleurant.

Ah ! mon parrain !...

LA RANCUNE.

Notre alliance ne le séduit pas !

BARBANÇON.

Eh bien ! mon pourpoint, mont haut-de-chausse !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, RAGOTIN, revenant du fond avec un pour point et un haut-de-chausse

 

RAGOTIN.

Voilà, monsieur, voilà le pourpoint !...

BARBANÇON, le prenant et regardant l’ouvrage.

C’est bon !... le haut-de-chausse, maintenant...

RAGOTIN.

Voilà...

BARBANÇON, le regardant et passant son bras dans un grand vide.

Qu’est-ce que ça ?

RAGOTIN.

C’est un grand trou.

BARBANÇON, criant.

Comment ! c’est un grand trou !... mais le morceau, qu’est-il devenu ?...

RAGOTIN, montrant le pourpoint.

Le morceau ?... le voilà...

BARBANÇON.

Où ?... Ceci ?... mais c’est mon pourpoint !...

RAGOTIN.

Oui... j’ai pris le derrière du haut-de-chausse pour raccommoder le devant du pourpoint.

BARBANÇON.

Mais je n’ai plus de haut-de-chausse !...

RAGOTIN.

Non... mais vous avez un superbe pourpoint...

BARBANÇON.

Mais c’est affreux !... Mais, misérable, je n’ai rien là dessous... je n’ai absolument rien... comment veux-lu que je sorte ?...

RAGOTIN.

Moi... je ne tiens pas du tout à ce que vous sortiez...

À part.

au contraire.

LA RANCUNE.

Allez donc chercher la maréchaussée. Ah ! ah !...

TOUS LES COMÉDIENS, riant.

Ah ! ah ! ah !...

BARBANÇON.

Brigands !... fripons !... mais vous me paierez vos outrages ! mon pourpoint, et mes 800 livres !... Je vais me recoucher !... Vous êtes tous des gueux.

MARINETTE.

Et nous, mesdames, à notre toilette !...

Ensemble.

Air : Plus heureux.

BARBANÇON.

Maudite vengeance !... Ah ! quelle rage ;
Je vous ferai tous mettre en cage,
Auteur, acteur et directeur,
Vous sentirez l’effet de ma fureur !

LES COMÉDIENS.

Allons, allons, vite à l’ouvrage,
Sur ma  } tête grondait l’orage,
Sur sa   }
Mais { nous jouons plus de malheur !...
         { vous jouez
Votre  } talent sauve le directeur.
Notre }

À la fin de l’ensemble, Barbançon rentre chez lui en menaçant la Rancune, les Acteurs passent dans la grange. Les Actrices entrent dans la chambre de gauche ; Destin, qui a remercié la Rancune, sort en donnant la main à Angélique

 

 

Scène V

 

RAGOTIN, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE.

Jusqu’à ce qu’on lui ait fait un autre pourpoint, nous aurons le temps de nous retourner... Mais l’heure s’avance, aide-moi à terminer mon affiche... pour faire mousser la représentation !...

RAGOTIN.

Ah ! ça, et les lansquenets ?... que font les lansquenets ?

LA RANCUNE.

Ils se préparent pour leur rendez-vous.

RAGOTIN.

Eh bien ! et les marquises ?...

LA RANCUNE.

Elles se tiennent soigneusement cachées... et elles ont imaginé, pour mieux tromper leurs maris, de revêtir les costumes de bergères que je leur ai prêtés.

RAGOTIN.

Mais le rendez-vous aura donc lieu ?

LA RANCUNE.

Ici... dans un instant... Et depuis une heure, je ru mine un plan sublime à ce sujet.

RAGOTIN.

Ah ! bah !... pour la représentation ?

LA RANCUNE.

Pour la représentation.

RAGOTIN.

Et ce plan ?

LA RANCUNE.

Il me vengera des maris... et me sauvera de Barbançon.

RAGOTIN.

Mais pour cela, il faudrait faire une recette monstre !... 800 livres au moins...

LA RANCUNE.

Et c’est difficile... par le public qui court...

RAGOTIN.

Si tu jouais trois grandes pièces... trois pièces de moi ?

LA RANCUNE.

Je ferais trente écus !

RAGOTIN.

Tu crois ?... La ville n’est donc pas bonne ?

LA RANCUNE.

Exécrable ! Il faudrait quelque chose d’inattendu, de piquant, qui remuât la population !

RAGOTIN.

Ah ! parbleu !... tu es charmant... Il est sûr que si le roi Louis XIV jouait le jeune premier, tu ferais salle comble !

LA RANCUNE.

Eh bien ! Ragotin !... je n’ai pas Louis XIV à mettre sur mon affiche, mais j’en ai la monnaie !

RAGOTIN.

Bah !

LA RANCUNE.

Écris, Ragotin, en grosses lettres... en tête de l’affiche : « Pour cette fois seulement, au bénéfice d’une veuve inconsolable, et de ses onze enfants... dont l’aîné n’a que sept ans et demi...

RAGOTIN.

Comment ? dont l’aîné n’a que sept ans et demi ?... Mais c’est impossible.

LA RANCUNE.

Pourquoi donc ?...

RAGOTIN.

Onze enfants en sept ans !

LA RANCUNE.

Et les jumeaux ?...

RAGOTIN.

Ah ! c’est juste... je ne pensais pas aux jumeaux...

Écrivant.

Après ?

LA RANCUNE.

Le spectacle sera composé des admirables ouvrages, dont suit le détail...

RAGOTIN, écrivant.

Le détail...

LA RANCUNE.

Et dont l’agrément sera rehaussé par une grande sarabande et un menuet à l’instar de ceux de la cour de Versailles dansés par mesdames les marquises de Saint-Luc.

RAGOTIN.

Hein ?...

LA RANCUNE.

D’Estrées !

RAGOTIN.

Comment ?

LA RANCUNE.

De Tavanne !...

RAGOTIN.

Mais tu perds la tête !

LA RANCUNE.

Voilà qui enfonce les pièces de Molière... Voilà qui me vengera de vous, messieurs les chevau-légers, de ce que vous m’avez fait à Angers... Mon tour est venu... car je tiens vos femmes dans ma main.

RAGOTIN.

Toi ?...

LA RANCUNE.

Qu’elles viennent seulement au rendez-vous, et j’en fais mon affaire !...

RAGOTIN.

En voilà, une idée !... Tu ne sais donc pas à quoi tu nous exposes ?

LA RANCUNE.

Chut !...

RAGOTIN.

Quoi donc ?

LA RANCUNE.

On marche.

RAGOTIN.

Ce sont les marquises !

LA RANCUNE.

Reste avec elles... Exécute leurs ordres aveuglement ; moi, je vais faire répandre mes programmes dans la ville, allumer les chandelles et recevoir l’argent au bureau !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

RAGOTIN, LOUISE, MARIE, BLANCHE, puis MADAME DE LA RAPINIÈRE

 

Elles ont toutes des costumes de bergères.

LOUISE, entr’ouvrant la porte du fond et passant la tête.

Êtes-vous seul ?

RAGOTIN.

Seul...

LOUISE.

Ces demoiselles ?...

RAGOTIN.

Enfermées au verrou.

LOUISE, aux autres.

Entrez, mesdames... et fermez vite la porte... Il ne faut pas que nous soyons vues par des gens de la maison !...

Les autres dames entrent, et la dernière ferme la porte.

BLANCHE.

Que dirait-on, si l’on nous voyait dans ces costumes.

MARIE.

Et si l’on devinait qui nous sommes ?

LOUISE.

Pour ma part, je n’ose pas remuer.

TOUTES LES DAMES.

Ni moi... ni moi !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE, entrant brusquement par le fond.

Eh bien ! mesdames, eh bien !... Vous me laissez seule... c’est gentil !...

Apercevant Ragotin et s’arrêtant avec effroi.

Ciel !... un homme !... Mais c’est l’histoire de Diane et d’Actéon !... Fermez les yeux, monsieur, fermez les yeux !

RAGOTIN.

Je ferme, madame, je ferme... et croyez que ce n’est pas ma faute, si j’ai vu...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Il a vu !... il a osé voir !... Détournez-vous... impertinent !... je vous défends de porter sur moi des regards profanes.

RAGOTIN.

Oh ! je m’en garderais bien !...

Se tournant vers les autres.

Mais, j’en réponds, mesdames, voilà des tournures qui auraient bien du succès en public.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

En public !... Le public voir des femmes comme nous dans un tel déshabillé !... Il ne pourra jamais se vanter d’avoir eu cet honneur !

LOUISE.

Ah ! certes... s’il ne s’agissait pas pour nous de con fondre des infidèles...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et pour moi de vous protéger par ma présence...

LOUISE.

Nous n’aurions jamais consenti...

TOUTES.

Ah ! fi donc !

LOUISE, bas à Marie.

C’est égal... je trouve que ce costume avantage beaucoup.

MARIE.

C’est vrai.

LOUISE.

Et je ne m’étonne pas que ces demoiselles fassent tant de conquêtes.

Air des filles à marier.

BLANCHE.

En public des femmes peuvent-elles
Se montrer de cette façon ?

RAGOTIN.

Heureusement ces demoiselles
Ne portent pas comme vous un grand nom,
Et n’ont pas peur de ternir leur blason.
Il faut bien, quoiqu’on vous réprouve,
Pour satisfaire un public exigeant,
Montrer un peu ce qu’on a d’engageant...
Et bien souvent encor le public trouve
Qu’il n’en voit pas assez pour son argent !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

À tout prendre, ce costume ne vous messied pas !... Mais souvenez-vous, mesdames, du motif qui vous amène... souvenez-vous que ce n’est pas un rapprochement... c’est une vengeance qu’il vous faut !

TOUTES LES DAMES.

Oui, oui, vengeance !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et surtout, n’allez pas faiblir, vertubœuf !...

LOUISE.

Soyez tranquille.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

D’ailleurs, je serai là... et quand il en sera temps, je tousserai... entendez-vous bien, mesdames, je tousserai pour vous rappeler à votre devoir, à votre dignité.

TOUTES LES DAMES.

C’est convenu.

LANDROL, en dehors.

Oui, messieurs... on attendra vos ordres pour le souper !

RAGOTIN.

Mesdames, voilà ces messieurs !...

À part.

Qu’est-ce qu’il va arriver, mon Dieu !

LOUISE, vivement.

Ah ! un instant, retenez la porte...

Ragotin va au fond.

Vous aurez soin de rapporter la lumière dès que nous vous appellerons, c’est-à-dire dès que la perfidie de nos trompeurs ne pourra plus être niée.

RAGOTIN.

J’obéirai, mesdames...

Elles soufflent les lumières. En ce moment ou entend frapper discrètement à la porte du fond. Ragotin ouvre, puis il sort et referme la porte après l’entrée des lansquenets.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, MARIE, BLANCHE, MADAME DE LA RAPINIÈRE, DE CRÉQUI, D’ESPARVILLE, DE NAVAILLES, et LES AUTRES LANSQUENETS

 

Morceau d’Ensemble.

LES MARQUISES.

Voici de la vengeance
Le moment plein d’appas ;
Punissez    } l’inconstance
Punissons  }
Et  { ne faiblissez pas !
     { faiblissons

LES LANSQUNETS.

Ah ! pour nous quelle chance,
Quel moment plein d’appas ;
Dans l’ombre et le silence
L’amour guide nos pas !

LOUISE, appelant à voix basse.

M. de Tavanne !

D’ESPARVILLE guidé par la voix, s’approche d’elle.

Même jeu pour de Navailles.

BLANCHE.

M. de Saint-Luc !

MARIE.

M. d’Estrées !

LES LANSQUENETS.

Me voilà,
Je suis là !
Auprès de vous, ma belle,
L’amour le plus tendre m’appelle ;
Me voilà !

LES MARQUISES.

Le voilà,
Il est là
Cet époux infidèle ;
Mais à la place de sa belle
Je suis là !

D’ESPARVILLE, à Louise.

Ma charmante, je vous adore.

LOUISE, à part.

Il ose dire qu’il m’adore !...
Ah ! c’est affreux, hélas !
Mais attendons encore,
La marquise de tousse pas !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, à part.

En ce moment chacune d’elle
Retrouve un époux infidèle
Et va le punir ; c’est très bien,
Mais moi je ne trouve rien !

DE CRÉQUI, à Blanche.

À vos genoux ici j’implore
Un seul baiser !...

BLANCHE.

Quel embarras !
  Un seul baiser !...
  Comment le refuser ?

MARIE.

Non... attendons encore,
La marquise ne tousse pas.

Chaque lansquenet baise la main d’une Marquise.

LES LANSQUENETS.

Ah ! quel bonheur !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, qui au bruit des baisers s’est bouché les oreilles.

Ah ! quelle horreur !

Ensemble.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Un baiser !... Ma sagesse
Punirait le trompeur ;
Mais, hélas ! la faiblesse
Va glisser dans leur cœur.

LES MARQUISES.

Malgré moi la faiblesse
Se glisse dans mon cœur ;
Je le sens, ma tendresse
Plaide pour le trompeur.

LES LANSQUENETS.

Oh ! moment plein d’ivresse,
Et pour moi quel bonheur !...
De plaisir, de tendresse
Je sens battre mon cœur !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Se laisser embrasser la main !...
C’est un scandale, et j’y dois mettre fin !...

LOUISE, parlé.

Toussons !... Hum !... hum !... hum !...

LES MARQUISES.

Ah ! c’est trop tôt, beaucoup trop tôt.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Appelez, il le faut !...

LOUISE.

Appeler... quoi, sitôt ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Vous hésitez !... faiblesse extrême !...
Eh bien !... j’y vais aller moi-même !

L’orchestre accompagne en sourdine pendant tout le dialogue suivant. Madame de la Rapinière remonte doucement, pendant que La Rancune entre par le fond. Chaque Lansquenet est auprès d’une Marquise et lui parle bas.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE, à voix basse.

Le souper est servi... mes actrices ont le mot d’ordre... voyons maintenant où l’on en est ici...

Il rencontre la main de Madame de la Rapinière.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ô ciel !... on a pressé ma main !

LA RANCUNE, redescendant la scène avec Madame de la Rapinière.

Oh ! je tiens quelqu’un ! une brebis égarée !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi !

LA RANCUNE.

Comment, que je la laisse ! c’est elle qui me retient !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Par grâce... respectez ma faiblesse !...

LA RANCUNE.

Elle faiblit !... Diable... si on osait !...

LOUISE, à part.

Mais cela devient embarrassant ! et la marquise qui garde le silence.

MARIE, de son côté.

Laissez-moi, monsieur... À quoi pense donc la marquise ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Oh ! mon Dieu ! et ces dames que j’oublie... que j’abandonne... mais je n’ai plus même la force de tousser. Monsieur, faites-moi le plaisir de tousser.

LA RANCUNE.

Plaît-il ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Je vous en prie... toussez !... toussez très fort...

LA RANCUNE.

Tousser !... mais je ne suis pas enrhumé !...

En ce moment chaque lansquenet embrasse une Marquise.

Oh ! quel feu de file !...

Il embrasse Madame de la Rapinière.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! malheureuse, je suis perdue !...

Reprise de l’Ensemble.

LES LANSQUENETS.

Oh ! moment plein d’ivresse.
Etc. etc., etc.

LES MARQUISES.

Malgré moi ma faiblesse,
Etc., etc., etc.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! quelle douce ivresse
Pénètre dans mon cœur,
Je comprends la tendresse
Qui pardonne au trompeur.

LA RANCUNE.

D’un instant de faiblesse
Je profile en voleur !...
Sachons avec adresse
Exploiter leur erreur !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, à genoux.

Grâce, monsieur, grâce...

Criant.

Au secours ! au secours !...

On entend Ragotin parler dans la coulisse.

RAGOTIN.

Par ici, maître Landrol, apportez de la lumière !...

LOUISE.

Enfin ! nous allons les confondre !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, RAGOTIN, entrant par le fond avec de la lumière

 

LA RANCUNE.

La vieille !... c’était la vieille !

LOUISE.

Ciel ! des lansquenets !...

Elles se sont levées précipitamment et se sont élancées vers la chambre où sont entrées les Actrices.

TOUTES.

Des lansquenets !...

LA RANCUNE, qui tient cette porte.

Par ici, mesdames, par ici...

Toutes les Marquises disparaissent.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, moins LES MARQUISES, puis LANDROL, puis DESTIN

 

DE NAVAILLES.

Disparues ! envolées !

DE CRÉQUI.

Sans que nous ayons même vu leur visage !

LA RANCUNE, bas à Ragotin.

Va, tâche de les apaiser.

RAGOTIN.

J’y cours !

D’ESPARVILLE.

C’est tout simple ! elles ont reconnu la substitution !

DE CRÉQUI.

Il faut tomber à leurs genoux...

DE NAVAILLES.

Enlever notre pardon...

D’ESPARVILLE.

Entrons, messieurs.

TOUS.

Entrons !...

LA RANCUNE, leur barrant le passage.

Arrêtez, messieurs, arrêtez !...

TOUS.

Hein ?... comment ?...

LA RANCUNE.

Vous ne vous trompez pas, messieurs, ces dames se sont enfuies, parce que ce n’était pas précisément vous qu’elles attendaient... mais... soyez sans inquiétude, elles n’en accepteront pas moins votre gracieuse invitation...

D’ESPARVILLE.

En es-tu bien sûr ?...

RAGOTIN, bas, qui vient de la chambre où sont les Marquises.

Elles se désolent ! elles pleurent... elles ne voudront jamais reparaître devant ces messieurs...

LA RANCUNE.

Eh ! tenez, mon ami Ragotin qui les quitte, assure qu’elles commencent à se calmer...

DE NAVAILLES.

En ce cas, elles vont passer avec nous dans la salle du banquet...

LA RANCUNE.

Certainement !...

RAGOTIN, bas.

Mais elles disent qu’elles aimeraient mieux mourir !

LA RANCUNE, haut.

Vraiment ?...

Aux Officiers.

Je vous annonce, messieurs... qu’elles sont tout-à-fait décidées...

RAGOTIN.

Qu’est-ce qu’il dit, mon Dieu, qu’est-ce qu’il dit ?

LANDROL, entrant.

Messeigneurs, le souper est servi et ces dames vous attendent !

LA RANCUNE.

Vous l’entendez ?

RAGOTIN, bas à la Rancune.

Comment, ces dames ?... les marquises ?

LA RANCUNE, de même.

Eh ! non !... les actrices !

RAGOTIN, comprenant.

Ah !

DE NAVAILLES.

Vivat !... À table, messieurs...

TOUS.

À table !...

CHŒUR.

Air : Gais canotiers.

À ce repas
Plein d’appas
La folie
Vous  } convie.
Nous }
À ce repas
Plein d’appas
Le plaisir  { vous tend les bras.
                 { nous

Les Officiers vont rejoindre les Actrices ; La Rancune ferme vivement la porte sur eux.

LA RANCUNE.

Bravo !... ça commence à aller... nous marchons, nous marchons !

RAGOTIN.

Mon ami, je crois que ça va trop, et que nous marchons... vers la Bastille...

LA RANCUNE.

Tu es fou !

DESTIN, entrant.

Vite, vite, M. La Rancune ! la salle est comble !

LA RANCUNE.

Bravo !

DESTIN.

Deux milles livres de recette.

LA RANCUNE.

À merveille ! braves Manceaux !

DESTIN.

Ils attendent avec impatience le grand quadrille des Dames d’honneur de la Reine !

LA RANCUNE.

Et ils l’auront bientôt...

Montrant les Marquises qui paraissent timidement à la porte.

Voilà la danse qui va commencer... vas demander cinq minutes d’indulgence pour ces dames...

Destin sort.

 

 

Scène XI

 

LA RANCUNE, RAGOTIN, LES MARQUISES

 

RAGOTIN.

Ah !... voilà le moment fatal !...

LOUISE.

Quel événement !...

BLANCHE.

Quelle aventure !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Quelle honte !

MARIE.

Des lansquenets !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Des hommes d’une irrévérence ! d’une audace !...

LOUISE.

Mais non !... Heureusement encore que le mien a été assez respectueux.

TOUTES.

Le mien aussi !... le mien aussi !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Les vôtres, soit... mais le mien !... Ah ! le jeune audacieux !

LA RANCUNE.

Oh ! le sien !...

Bas à Ragotin.

Le sien, c’était moi.

RAGOTIN, bas.

Ah ! bah !... Pauvre femme !...

Se reprenant.

Non ! pauvre homme !

MARIE.

Qu’allons-nous devenir ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Mais comment ces lansquenets étaient-ils à la place...

RAGOTIN.

De vos maris... c’est tout simple ! ces messieurs, forcés de quitter la ville, ont cédé leurs rendez-vous...

LA RANCUNE.

À de charmants lansquenets...

MARIE.

Il fallait donc les prévenir de ce qu’ils faisaient...

RAGOTIN.

Vous nous l’aviez défendu sous peine de la Bastille !

TOUTES.

C’est vrai !...

BLANCHE.

Mais il fallait alors nous avertir nous-mêmes...

LA RANCUNE.

Ah ! voilà, vos maris nous l’avaient interdit sous peine du même endroit !... et j’ai pris la liberté de vous sauver sans vous prévenir !

TOUTES.

Comment ?... Comment ?...

LA RANCUNE.

Quand vous vous êtes enfuies, les lansquenets allaient vous poursuivre, et je les ai adroitement dépistés en substituant mes actrices.

TOUTES.

Les actrices...

LA RANCUNE.

Qui sont trop heureuses de se sacrifier pour de si nobles dames...

LOUISE.

C’est bien !

TOUTES.

C’est très bien !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Comptez sur notre reconnaissance, brave homme... et quoi que vous demandiez un jour...

LA RANCUNE.

Oh ! je ne demande que peu de chose !... mais je le demande tout de suite.

RAGOTIN, bas.

Ah ! voilà le difficile.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et que sollicitez-vous ?

LA RANCUNE.

Oh ! je vous l’ai dit, bien peu de chose... Vos actrices ont pris votre place au souper... je vous supplie de prendre la leur... au théâtre...

LOUISE.

Au théâtre !...

MARIE et LES AUTRES.

Au théâtre !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, avec force.

Est-ce bien à nous que vous parlez ?

LA RANCUNE.

Et à qui donc ?... Ce n’est pas Ragotin qui peut danser une sarabande pour toutes ces demoiselles.

TOUTES.

Une sarabande !...

LA RANCUNE.

Une toute petite !... que vous savez par cœur, celle qui se danse à la cour du grand monarque.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Oser nous proposer de paraître en public... Triple insolent !... Partons, mesdames, fuyons cette affreuse auberge.

LA RANCUNE.

Ah ! permettez... il n’y a que deux portes pour sortir d’ici... celle-là conduit devant le public... celle-ci dans la salle du souper.

TOUTES.

Dans la salle du souper !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

LA RANCUNE.

Cela signifie que si vous ne dansez pas... je reprends mes actrices, et que les lansquenets reprendront leur place auprès de vous.

LES MARQUISES.

Ô ciel !

LA RANCUNE.

Voyez, mesdames, si vous oserez reparaître devant eux après ces rendez-vous dans l’obscurité... après ces faveurs surprises... ces baisers qui n’étaient pas pour eux...

TOUTES.

Des baisers... par exemple !...

LA RANCUNE.

Des baisers... on en donné... j’en ai bien reçu... qui ne devais pas prendre part à la distribution...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Vous !... c’était...

LA RANCUNE.

Le jeune téméraire, c’était moi.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Fi, l’horreur !...

LOUISE.

Qu’en dites-vous, mesdames ?...

MARIE.

Mon Dieu ! je ne sais...

BLANCHE.

Si c’est le seul parti...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Une femme comme moi monter sur les planches... jamais ! plutôt les lansquenets !... qu’on me livre aux lansquenets !

RAGOTIN.

Diable ! celle-là va tout faire manquer...

LA RANCUNE.

Mais, Madame la marquise...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Mais ! mais... je ne paraîtrai pas, vous dis-je !... savez-vous bien à qui vous parlez... Je me nomme marquise de La Rapinière, j’écartèle d’azur sur un champ de gueule ! Monsieur, j’ai quatorze quartiers !...

LA RANCUNE.

Hein ! quoi ! vous dites ?... vous êtes... vous avez ?...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Vertubœuf, vous dis-je ! j’ai quatorze quartiers.

LA RANCUNE.

C’est ça, c’est bien ça, les mêmes quartiers, la même vertu, et le même bœuf !... Je suis sauvé !... Mesdames, vous irez au théâtre, et c’est la noble marquise qui montrera le chemin...

TOUTES.

Que signifie ?...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Vous osez dire...

LA RANCUNE, bas.

Que vous irez tout à l’heure, à l’instant, vous entendez, la belle Hélène...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Hélène !...

LA RANCUNE, bas.

Souvenez-vous... il y a vingt ans... à Saint-Germain, le beau Pâris !... la lettre, le portrait.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ciel !... vous savez...

LA RANCUNE, bas.

Je sais tout... et je dis tout...

Haut.

Mesdames...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Arrêtez !...

Bas.

Je consens...

LA RANCUNE.

À la bonne heure !

LOUISE.

Eh bien ! marquise... quel parti prendre ?...

MARIE.

À quoi nous décider ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Hélas ! mes chères amies, de deux maux il faut choisir le moindre... Au théâtre !...

TOUTES.

Au théâtre !...

ENSEMBLE.

Air des Premières armes du Diable.

Partons } à l’instant,
Partez   }
Puisque le torrent
Ici  { nous entraîne ;
      { vous
Ne balançons pas,
Courez faire en scène,
Notre } premier pas !
Votre  }

RAGOTIN, parlé.

Permettez, un petit conseil.

En entrant, surtout, avec grâce,
Saluez.

Toutes les dames saluent le public.

Puis, au public, à chaque passe,
Souriez !

RAGOTIN, parlé.

Charmant !...

Toutes les dames sourient.

LA RANCUNE.

D’un bras digne de la déesse,
Des amours,
Faites valoir avec adresse,
Les contours.

RAGOTIN, parlé.

Parfait !...

Toutes les dames lèvent gracieusement les bras.

LA RANCUNE.

Et si, dans une pirouette,
Le zéphyr,
Soulève une gaze indiscrète,
Pourquoi fuir ?

Restez, mesdames, restez de pied ferme, le public ne se fâche jamais de ces accidents-là !...

On entend frapper les trois coups.

RAGOTIN.

Les trois coups...

LOUISE.

Les trois coups... Quel trouble !...

BLANCHE.

Quelle émotion !...

MARIE.

Comme le cœur me bat !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! mesdames, comment danser ? je n’ai plus de jambes !

LA RANCUNE.

Allons, du courage !...

À Ragotin.

Deux mille livres de recette !...

RAGOTIN.

Tu es un grand homme !

LA RANCUNE.

Au théâtre, mesdames !...

TOUTES.

Au théâtre !...

Reprise du Chœur.

 

 

ACTE III

 

Une grange dans laquelle les acteurs ont établi leur théâtre. Sur l’avant-scène, à gauche et à droite, deux châssis retournés ; différents accessoires sont masqués par eux aux regards du public. Au second plan, une rampe formée avec une douzaine de chandelles ; après la rampe, trois musiciens ; puis après eux les spectateurs.

 

 

Scène première

 

LA RANCUNE, LOUISE, BLANCHE, MARIE, MADAME DE LA RAPINIÈRE

 

Au lever du rideau, l’autre rideau est levé et laisse voir une foule de spectateurs diversement et pittoresquement groupés. La Rancune est dans un coin de coulisse faisant face au public. Madame de la Rapinière est de l’autre côté et semble attendre l’instant d’entrer en scène. Louise, Blanche et Marie exécutent un quadrille.

LA RANCUNE, parlant d’une coulisse à l’autre, à Madame de La Rapinière.

Elles sont lancées, ma foi !... elles vont très bien !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Voilà-t-il pas un beau venez-y voir !

LA RANCUNE.

Qu’elle grâce !... qu’elle aisance !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Des flic-flacs... du frou-frou !...

On applaudit au fond.

LA RANCUNE.

Hein !... quels transports !... C’est à vous...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Oh ! je n’ose pas.

LA RANCUNE.

Allez donc... Vous êtes sûr d’un grand effet...

Madame de La Rapinière entre, elle s’avance près de la rampe du fond en dansant et en passant au milieu des autres marquises qui forment des groupes. Dès que le public la voit, on éclate de rire.

Elle a un grand succès !... dans le comique !...

Aux Marquises.

À vous, mesdames !... chauffons !... Bien !... très bien !... Tableau !... effet colossal !...

Criant.

Au rideau !...

On baisse le rideau du fond au milieu des applaudissements.

LES MARQUISES, se retournant et revenant devant le vrai public, les autres comédiens les entourent.

Ah !... c’est fini !...

LA RANCUNE.

Bravo ! mesdames, bravo !... il est impossible de s’en mieux tirer... Aussi, quel accueil... quel triomphe !...

LOUISE.

Ah ! le fait est, mesdames, que le public a été charmant !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ravissant !... Dès qu’il m’a vue, il a ri... Ah !... il a bien ri !... et quand on rit, c’est qu’on est content ! Mais aussi, il faut être juste, nous avons été adorables, n’est-ce pas ?...

LA RANCUNE.

Délicieuses !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

À la dernière pose surtout... Pour finir, ces dames avaient une grâce... les bras arrondis sur la tête... moi, la jambe bien tendue... comme ça...

Elle fait une pose.

C’est à ce moment là que le public a le plus ri !... Il se pâmait de rire, ce cher public !

LA RANCUNE.

À votre seconde apparition, vous enlèverez la salle !

LOUISE.

Comment ! ce n’est donc pas là tout ce que nous avions à faire ?

LA RANCUNE.

Ce n’est que le quatrième acte... Nous avons encore le cinquième.

TOUTES.

Ah ! par exemple !... Non ! non !

LA RANCUNE.

Ah ! mesdames... moi qui vous ai sauvées des lansquenets.

LES MARQUISES.

Au fait !...

LA RANCUNE.

Vous m’abandonneriez !...

LOUISE, aux autres.

Nous serions bien ingrates.

LA RANCUNE.

Vous m’exposeriez à rendre une recette fabuleuse !...

MARIE.

Cela serait fâcheux...

LA RANCUNE.

Vous renonceriez au triomphe qui vous attend encore !... Quand vous avez si bien dansé votre premier pas...

LOUISE.

Après tout, mesdames, il n’y a que le premier pas qui coûte... Et puis, ces applaudissements... ces bravos... tout cela avait un charme... que je serais heureuse d’éprouver encore.

TOUTES LES DAMES.

Moi aussi... moi aussi...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Vous m’exaltez... vous m’exaspérez... Si je pouvais obtenir quelques claques.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Oui, je l’avoue, hélas, et non sans honte.
Au bruit flatteur des bravos que j’entends,
Mon cœur s’émeut et ma tête se monte.
Ah ! qu’on est faible en de certains instants !
De mes désirs, pour repousser l’attaque,
J’invoque en vain mes sentiments altiers ;
En ce moment, pour une simple claque,
Je donnerais mes quatorze quartiers.

LOUISE.

D’ailleurs, mesdames, que risquons-nous ?

MARIE.

On ignore qui nous sommes.

BLANCHE.

Personne ne nous connaît...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et nous recueillons des bravos... incognito !

LA RANCUNE, à part.

Incognito ! si elles savaient !...

Haut.

Allons, c’est dit, n’est-ce pas... ? Catherine, vite, conduis ces dames, qu’on les habille promptement, il ne faut pas laisser refroidir le public !

LOUISE.

Mais que faudra-t-il faire ?

LA RANCUNE.

Rien... presque rien... vous paraîtrez toutes... en jeunes vestales

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Moi aussi, n’est-ce pas ?...

LA RANCUNE.

Vous serez la grande prêtresse.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! oui... j’aime mieux ça !... gouvernante des jeunes prêtresses.

LA RANCUNE.

Vous chanterez un chœur... une invocation...

TOUTES LES DAMES.

Chanter !...

LA RANCUNE.

Catherine vous apprendra l’air... en ajustant vos couronnes de vestales !

ENSEMBLE.

Air : Galop du Canal Saint-Martin.

Courons, } que dans un instant de vous
Courez,   }
Chacune  { de vous soit prête,
                 { de nous
Le public le plus honnête
Se fâche quand il attend !

Les Marquises sortent.

 

 

Scène II

 

RAGOTIN, LA RANCUNE, DESTIN

 

LA RANCUNE.

Vite au cinquième acte !...Changez, apportez le temple... l’autel de Jupiter !... Toi... les guirlandes !...

Des acteurs habillés pour leurs rôles apportent un petit temple, mal peint qu’ils posent sur le théâtre.

Ici... le chêne antique... le grand chêne.

DESTIN, apportant un arbre.

Voici le chêne ! Où faut-il le mettre ?

LA RANCUNE.

À la place ordinaire... Ah ! c’est toi, Ragotin... Eh bien ?... et notre père noble, l’as-tu enfin retrouvé ?...

RAGOTIN.

Je l’ai trouvé... couché.

LA RANCUNE.

Couché !

RAGOTIN.

Sous une table, dans un petit cabaret, à trois pas d’ici.

LA RANCUNE.

Ah ! misérable ivrogne !... Mais comment allons-nous faire ? Il n’y a pas de cinquième acte possible sans le père noble !... Qu’est-ce qui viendra séparer les jeunes amants, et rompre ce mariage... je ne peux pas faire à la fois, le roi qui pardonne, et le père qui maudit...

RAGOTIN.

Certainement, mais j’ai eu beau lui répéter qu’on allait commencer.

LA RANCUNE.

Qu’a-t-il répondu ?

RAGOTIN.

Il a répondu : À boire !

LA RANCUNE.

Mais il me ruine... il m’assassine. Il fallait me l’apporter mort ou vif.

RAGOTIN.

Merci !... je ne suis pas de force à rouler un tonneau comme lui ! D’ailleurs, il donne pour raison que tu lui dois dix mille écus !

LA RANCUNE.

Dix écus... je lui dois dix écus ! Le malheureux... faut-il qu’il soit ivre ! il ne voit pas double... il voit mille fois plus ! Tiens, voilà ses dix écus : mais qu’il vienne ! qu’il vienne vite !...

Cris derrière la toile.

Ils vont tout casser si on ne commence pas...

À Ragotin.

Fais-lui prendre quelque chose pour le dégriser.

RAGOTIN.

Soyez tranquille... je vais lui faire prendre un verre de vin !...

Il sort en courant. Le bruit redouble au fond.

LA RANCUNE.

Eh bien !... у sommes-nous ?

DESTIN.

Oui, M. La Rancune... tout est prêt...

LA RANCUNE.

Toi, mon garçon, soigne ta scène, chauffe la tirade ! enfonce ton public gentiment ! Où est le grand-prêtre ?

DESTIN.

On demande le grand-prêtre.

BRISQUET, habillé en grand-prêtre, paraissant sur l’autel.

Je suis à ma réplique.

La Rancune prend une prise. Brisquet veut puiser dans sa tabatière.

LA RANCUNE, la retirant.

Veux-tu finir ?... ne vas-tu pas faire comme l’autre jour, où tu t’es mis à éternuer au moment de bénir... le public t’a crié... Dieu vous bénisse !

BRISQUET.

Ne craignez rien...

LA RANCUNE.

Les gardes sont là... Bon !

À Angélique qui arrive.

Allons, vite, mes enfants, placez-vous !-Là ! très bien !

Ils se placent à côté l’un de l’autre, de façon à être vus par les deux publics. La Rancune frappe les trois coups. On entend derrière le rideau une musique barbare.

Pourvu maintenant que mon père noble arrive !...

Allant s’asseoir à sa première place et criant.

Au rideau !... non... non... pas encore... j’oubliais le tonnerre... où est le tonnerre ?...

Il se lève.

TOUS, criant.

Le tonnerre ? le tonnerre ?

LA RANCUNE.

Ah !... le voilà !... j’étais assis dessus !

Il prend d’une main une grande plaque de tôle et de l’autre une longue pipe servant à faire les éclairs.

Levez !... levez donc la toile !...

On lève la toile. La Rancune souffle dans sa pipe pour faire des éclairs et en même temps il agite sa plaque de tôle pour imiter le tonnerre.

ANGÉLIQUE, déclamant.

« Prince, laissez-moi fuir, j’entends gronder l’orage...
« Ce bruit en cet instant est d’un fâcheux présage.

DESTIN, retenant Angélique.

« Princesse, demeurez, ou je meurs à vos yeux.

ANGÉLIQUE.

« Prince, souvenez-vous des héros vos aïeux !
« Un véritable amant, épris de son martyre,
« Doit aimer... cinquante ans sans jamais l’oser dire...
« Certain qu’un jour, pour prix de sa fidélité,
« Il servira d’exemple à la postérité...

DESTIN.

« Oui ! tel fut, je le sais, cet Amadis de Gaule,
« Qui toujours langoureux et pleureur comme un saule,
« Pour mordre au fruit, objet de ses désirs ardents,
« Sut attendre que l’âge eût ébréché ses dents...

LA RANCUNE, à Destin.

Arrête-toi un peu pour qu’on ait le temps de t’applaudir...

On applaudit dans la salle.

Bien !... repars vivement.

DESTIN.

  « C’en est trop, et je vais, renonçant à la vie,
  « Vous délivrer d’une âme à la vôtre asservie...
  « Adieu, princesse, adieu pour toujours.

ANGÉLIQUE.

Arrêtez !

DESTIN.

« Non... non...

ANGÉLIQUE.

Ah ! vivez, prince...

DESTIN.

Alors, vous consentez...

ANGÉLIQUE, soupirant.

« Que vous êtes pressant !...

LA RANCUNE, à Destin.

Pressez-là donc, imbécile !

DESTIN, se jetant aux genoux d’Angélique.

Mon ange tutélaire.

« Souffrez...

Il lui baise les mains.

LA RANCUNE, à Angélique.

Défends-toi, Angélique... Emporte-toi, Destin, kis ! kis ! kis !

ANGÉLIQUE, déclamant.

« Que faites-vous, seigneur, songez donc que mon père,
« Songez donc que les dieux...

LA RANCUNE, à Destin.

Fiche-toi de son père... des dieux et de toute la boutique !

DESTIN.

« D’un impuissant courroux je brave les éclats,
« Justement le Grand-Prêtre ici porte ses pas !

 

 

Scène III

 

RAGOTIN, LA RANCUNE, DESTIN, LE GRAND-PRÊTRE, entrant, suivi par des prêtresses représentées par LOUISE, BLANCHE, MARIE

 

Madame de la Rapinière marche au milieu d’elles, portant un trépied d’où s’échappe de la flamme. Cette procession a lieu sur un motif grotesquement majestueux, exécuté par les musiciens du fond.

LA RANCUNE, au Grand-Prêtre, au moment où il passe à côté de lui.

Où diable as-tu pêché cette robe-là ?

BRISQUET.

C’est l’aubergiste qui m’a prêté un rideau de la cuisine !

DESTIN, arrêtant le Grand-Prêtre.

« Pontif de Jupin !... bénissez deux époux,
« Qui... qui... qui...

LA RANCUNE, le soufflant.

Qui pour s’unir...

DESTIN.

« Qui pour s’unir ici n’attendent plus que vous !

Le Grand-Prêtre se dirige vers l’autel. Les Marquises en tonnent une invocation pendant laquelle Destin et Angélique s’approchent religieusement de l’autel.

CHŒUR.

« Que Jupiter vous soit toujours propice,
« Jeunes époux, couple charmant,
« Et des mortels, la jalouse injustice,
« Respectera votre amoureux serment. »

LA RANCUNE, à la fin du chœur.

Allons, chauds !... bénis-les... et si tu éternues je te flanque à l’amende d’un écu !

BRISQUET, étendant les mains.

Je vous bénis !... tendres amants !...

Deux colombes descendent des hauteurs du théâtre et viennent couronner Destin et Angélique.

LA RANCUNE, faisant des signes du côté opposé.

Allons... le père-noble !... c’est à lui.

RAGOTIN, paraissant de l’autre côté de la scène.

Il ne veut pas venir !...

LA RANCUNE.

Mais tu lui as donné ses dix écus !

RAGOTIN.

Oui, il a demandé pour dix écus de vin, et il m’a dit d’invoquer l’indulgence du public en attendant qu’il ait fini de les boire.

LA RANCUNE.

Le misérable !

BRISQUET, de son côté, à La Rancune.

Dites donc... c’est fini la bénédiction...

LA RANCUNE.

Recommence !...

Brisquet étend de nouveau les bras sur Destin et Angélique.

BRISQUET.

Je vous bénis, tendres amants...

Murmures dans la salle.

LA RANCUNE.

Ah ! le gueux !... le pendard !... On va tout briser...

À Brisquet.

Ne t’arrête pas... va toujours.

BRISQUET.

Je vous bénis, tendres amants...

À La Rancune.

Mais v’là trois fois que je les bénis...

LA RANCUNE, à lui-même.

S’il pouvait m’arriver une idée !...

À Brisquet.

Parle donc, animal...

Le soufflant.

« Soyez bénis tendres amants !
« Vivez longtemps heureux, ayez beaucoup d’enfants !

BRISQUET.

« Vivez longtemps heureux, ayez beaucoup d’enfants ! »

LA RANCUNE, à lui-même.

Et le père ! le père qui ne vient pas s’opposer au mariage ! Ah ! je perds la tête, je bats la campagne... Ils vont redemander l’argent... si je me sauvais...

RAGOTIN.

Eh ! La Rancune... regarde donc... par ici !... voilà ton créancier.

LA RANCUNE.

Ah ! c’est le restant de nos écus !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, BARBANÇON, entrant par le côté et venant séparer Angélique et Destin

 

BARBANÇON.

Ah ! je te trouve enfin ! misérable ! fils dénaturé...

LA RANCUNE.

Hein !... qu’est-ce qu’il dit ?...

BARBANÇON.

Ah ! tu crois que je te laisserai sacrifier le riche parti que je te destine ! vas, je te maudis !...

Le public applaudit au fond.

LA RANCUNE.

Mais il est en situation... et le public qui l’applaudit...

BARBANÇON.

Et pourquoi m’abandonnes-tu ?... pour faire les doux yeux à une aventurière !...

LA RANCUNE, applaudissant.

C’est ça !... c’est ça !... il va très bien !

DESTIN.

Mon père, n’insultez pas à cette jeune fille, aussi naïve que belle.

LA RANCUNE.

Et le public qui n’y voit que du feu !...

RAGOTIN.

Braves Manceaux, ils prennent cette prose-là pour des vers !

BARBANÇON.

Tu vas me suivre, entends-tu ! c’est ton père... c’est l’auteur de tes jours qui te l’ordonne !...

Bravos dans la salle.

UNE VOIX.

Bravo... le père-noble !...

LA RANCUNE.

Il me sauve sans s’en douter !

BARBANÇON.

Messieurs, je ne compte jamais mes affaires à personne... mais je vous dirai sous le sceau du secret...

LA RANCUNE.

Ah ! il va tout gâter ! brusquons les affaires...

Appelant des Figurants vêtus en soldats.

Eh ! vous autres, entourez-moi et exécutez mes ordres.

« Holà !... gardes !

Les Gardes s’avancent.

Serrez cet homme quelque part !
« À l’hymen de son fils il souscrira plus tard !

On s’empare de lui.

BARBANÇON, se débattant.

Hein !... comment !... il me fait arrêter... moi... son créancier !...

LA RANCUNE, avec un geste tragique.

« Le roi le veut ! partez !

On entraine Barbançon.

Maintenant à genoux,
« Et bénissons les Dieux qui nous ont sauvés tous. »

Forté à l’orchestre. Tout le monde s’agenouille. On applaudit ; le rideau baisse.

LA RANCUNE, à ses Artistes qui le complimentent.

Enlevé ! Mes amis, mes enfants, je suis content de vous. On soupera ce soir, on déjeunera demain, on dînera régulièrement pendant huit jours... Allez vous débarbouiller.

TOUS LES ACTEURS, en sortant.

Bravo !... Vive notre directeur !

 

 

Scène V

 

LA RANCUNE, LES MARQUISES

 

LA RANCUNE.

Eh bien ! mes nobles dames, vous plaindrez-vous d’avoir cédé à mes instances ?

LOUISE.

Oh ! du tout... nous sommes enchantées.

MARIE.

Ravies.

BLANCHE.

Transportées.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et jusqu’à des bouquets que l’on nous à jetés ! Tenez, en voilà un que j’ai ramassé...

Elle l’examine.

Il est enveloppé dans un programme.

RAGOTIN.

Un programme ?

LA RANCUNE, voulant le prendre.

Permettez, marquise.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Je ne suis pas fâchée de savoir comment s’appelait notre divertissement.

RAGOTIN, à La Rancune.

Gare la Bastille !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Ah ! grand Dieu ! quelle horreur !

TOUTES.

Qu’est-ce donc ?

RAGOTIN.

Ça sent le renfermé, je me sauve...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Lisez... lisez, mesdames : nos noms, nos illustres noms offerts en pâture à une ignoble populace... Vertubœuf, monsieur...

LA RANCUNE.

Eh ! vertuchoux, madame... Eh bien ! oui... je vous ai toutes mises sur l’affiche... là !

LOUISE.

Mais nous sommes perdues...

TOUTES.

Déshonorées...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Et que dira la cour... que dira le roi ?

LA RANCUNE.

La cour et le roi diront, marquise, que vous avez débuté un peu tard.

D’ESTRÉES, en dehors.

Par ici, messieurs... par ici.

LOUISE, effrayée.

Mon mari...

D’ESTRÉES.

Allons donc, Saint-Luc... allons donc, Tavanne.

LOUISE, BLANCHE, MARIE.

Nos maris... Sauve qui peut, mesdames...

Elles sortent.

LA RANCUNE.

Sauve qui peut !...

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Moi !... je reste pour les confondre !

 

 

Scène VI

 

D’ESTRÉES, TAVANNE, SAINT-LUC, LA MARQUISE

 

D’Estrées entrant par le fond en soulevant la draperie qui sert de rideau.

TAVANNE.

Un peu plus tôt, messieurs, nous assistions au spectacle.

D’ESTRÉES.

Si nous avions pu prévoir que le ministre nous renverrait à moitié route, je n’aurais pas cédé mon rendez-vous.

SAINT-LUC.

C’est une idée de Tavanne.

TAVANNE.

Eh ! parbleu ! voici une de nos beautés... par elle nous pourrons savoir... Que vois-je ?...

D’ESTRÉES.

Madame de la Rapinière !

SAINT-LUC.

La gouvernante de nos femmes !

TAVANNE.

Et sous ce costume ?... Par quel miracle, marquise ?

LA MARQUISE.

Vous le demandez !... Vos femmes se chargeront de vous répondre.

D’ESTRÉES.

Nos femmes sont ici !

LA MARQUISE.

Elles ont surpris toutes vos noirceurs... les rendez vous que vous aviez donnés à de misérables baladines.

TOUS.

Ah ! grand Dieu !

LA MARQUISE.

Pour vous confondre, elles ont pris la place et les costumes des comédiennes.

D’ESTRÉES.

Elles ont pris leurs places.

SAINT-LUC.

Elles sont allées à ces rendez-vous ?...

LA MARQUISE.

Devinez maintenant leur désespoir... le mien... la honte qui nous accable et qui retombera sur vos têtes !

Elle sort tragiquement.

TOUS.

Sur nos têtes !

D’ESTRÉES.

Messieurs... je ne me sens pas bien.

SAINT-LUC.

Ni moi, messieurs.

D’ESTRÉES.

Ce rendez-vous où nos femmes sont allées...

SAINT-LUC.

Et où nous avons envoyé les lansquenets.

D’ESPARVILLE, dans la coulisse.

Par ici, messieurs, par ici.

D’ESTRÉES.

Ce sont eux !... du calme, du sang-froid !...

 

 

Scène VII

 

D’ESTRÉES, TAVANNE, SAINT-LUC, LA MARQUISE, D’ESPARVILLLE, DE CRÉQUI, DE NAVAILLES, CHŒUR

 

LES LANSQUENETS.

Messieurs, quel souper, quelle fêle charmante !
Quel souvenir, amis, pour notre cœur !
Et c’est à votre offre obligeante,
Que nous devons ce jour de bonheur.

LES CHEVAU-LÉGERS.

Ce sont eux, mon alarme augmente,
D’affreux soupçons pénètrent dans mon cœur ;
Mon cœur bat, ma tête est brûlante.
Je crois, messieurs... oui, je crois que j’ai peur.

La musique continue en sourdine jusqu’à la reprise.

DE CRÉQUI.

Messieurs, recevez nos sincères remerciements.

TAVANNE.

Vous avez donc lieu d’être satisfaits ?

LES LANSQUENETS.

Enchantés !... transportés !

LES MARIS.

Vraiment ?

D’ESTRÉES.

Vous êtes allés au rendez-vous ?

D’ESPARVILLE.

Sous vos noms, ainsi que cela était convenu... et on nous a reçus...

TAVANNE.

Sans lumière ?

D’ESPARVILLE.

Sans lumière ! Puis après... un repas délicieux...

LES MARIS.

Elles ont soupé ?

DE CRÉQUI.

Parfaitement, et au dessert... ces dames étaient d’une gaieté... d’un abandon...

LES MARIS.

Assez, messieurs... assez !...

D’ESTRÉES.

Il nous faut une réparation.

LES LANSQUENETS.

Que signifie ?

TAVANNE.

Pas d’explications, messieurs !

D’ESTRÉES.

À droite, au bout de la ruelle... il y a un pré charmant pour se couper la gorge...

D’ESPARVILLE.

Par exemple, voilà qui est singulier !... vous nous cédez des rendez-vous... nous y allons... et maintenant que vous êtes...

TAVANNE.

Nous savons ce que nous sommes !... et si vous avez du cœur...

LES LANSQUENETS.

Ah ! morbleu ! c’en est trop... Partons !

ENSEMBLE.

Parions, plus de discours frivoles,
Nous punirons bientôt tous vos affronts !
Partons, c’est assez de paroles,
Maintenant il faut des actions !

Les Lansquenets sortent les premiers ; les Maris se disposent à les suivre, lorsque les Marquises entrent vivement en les arrêtant.

 

 

Scène VIII

 

LES MARQUISES, LES MARIS

 

LES MARQUISES.

Arrêtez, messieurs !

LOUISE.

Que signifie ce bruit... cette querelle ?

D’ESTRÉES et SAINT-LUC.

Ah ! vous voici, mesdames.

TAVANNE.

Approchez... approchez.

D’ESTRÉES.

Rougissez de votre crime !

LOUISE.

Allons, messieurs, un peu d’indulgence... le crime n’est pas si grand.

D’ESTRÉES.

Pas si grand !

LOUISE.

On m’a assuré que de nobles dames se l’étaient déjà permis en cachette.

TAVANNE.

Eh ! morbleu... ce n’est pas une raison.

LOUISE.

Aussi, je ne serais pas étonnée que la mode en vînt à la cour.

TOUS.

Ah ! c’est trop fort ! Partons, messieurs, partons !

MADAME DE LA RAPINIÈRE, accourant.

Victoire !... victoire !... tout est réparé !

D’ESTRÉES.

Hein !... que dit-elle ?

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Victoire !... la mode en est venue ! Voyez, mesdames, voyez cette lettre de Versailles qui vient de m’arriver. Sa majesté Louis XIV a fait comme nous, il a dansé en public sur un théâtre.

LOUISE.

Oh ! le grand roi !

D’ESTRÉES.

Ah ! ça, voyons, entendons-nous... nous vous parlons ménage, vous répondez théâtre.

SAINT-LUC.

La clé de ce mystère ?

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LA RANCUNE

 

LA RANCUNE, qui a paru au fond, pendant les derniers mots de la scène, avec Angélique et Destin.

Je vais vous la donner, messeigneurs.

TOUS.

Toi ?

LA RANCUNE.

Le roi a dansé à la cour... et ces dames ont dansé sur mon théâtre pour occuper la place de mes actrices qui soupaient à la leur.

LES MARIS.

Comment, ce n’était que cela ?

LOUISE.

Qu’aviez-vous donc pensé, messieurs ?

LES MARIS.

Nous ?... rien... absolument rien !

LA RANCUNE, à Angélique.

Sois tranquille, tu seras dotée, et je vais régler mes comptes d’Angers.

D’ESTRÉES.

L’ami... nous voulons faire quelque chose en ta faveur... Parle... que veux-tu ?

LA RANCUNE.

Pour moi ? rien. Mais, messieurs, la représentation que j’ai donnée ce soir était au bénéfice d’une jeune fille qui mérite tout votre intérêt. Son père est comme vous officier de chevau-légers. Eh ! parbleu ! vous le connaissez peut-être. Il y a dix-huit ans... à Angers... dans l’hôtellerie du Grand-Cygne... chez le nommé Barbançon...

LES MARIS, à part.

Ah ! mon Dieu !

LA RANCUNE, à part.

Ils ont de la mémoire... j’en abuse...

Haut.

Eh bien ! messieurs, cette jeune fille dont j’ai pris soin depuis le berceau... que j’ai élevée dans l’amour de l’art et de la crainte du public... elle avait pour mère la nommée Berthe...

D’ESTRÉES.

Berthe !

LA RANCUNE.

Adalgis.

TAVANNE.

Adalgis !

LA RANCUNE.

Chopin.

SAINT-LUC.

Chopin !

TOUS.

C’est ma fille !

LA RANCUNE, à part.

Voilà trois pères pour un !

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Mais le nom du coupable !

LES MARQUISES.

Oui, son nom...

D’ESTRÉES.

Mesdames... c’est un secret qui ne nous appartient pas...

Bas à La Rancune.

Tais-toi... j’assure quatre cents livres de rente à l’enfant.

Il passe auprès de sa femme.

LA RANCUNE.

Quatre.

TAVANNE, de même.

Ton silence vaudra cinq cents livres de revenu à la petite.

Il passe auprès de sa femme.

LA RANCUNE.

Et cinq, neuf.

SAINT-LUC, bas.

Ne me nomme pas, j’assure six cents livres à ma fille...

Il passe auprès de sa femme.

LA RANCUNE.

Et six, quinze cents livres de revenus !... Et trois pères !... j’en souhaite autant à toutes les filles à marier...

Bas à la Marquise qui s’est rapprochée de lui.

Marquise, voilà le portrait.

MADAME DE LA RAPINIÈRE.

Oh ! merci... Je vous accorde en échange cinq cents livres de rentes pour la jeune orpheline.

LA RANCUNE.

Bravo, ça fait deux mille.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LES LANSQUENETS, puis RAGOTIN

 

D’ESPARVILLE.

Messieurs, nous vous attendons et nous sommes surpris...

D’ESTRÉES.

Messieurs... nous avions tort... veuillez accepter nos regrets, et permettez-nous de vous présenter à ces da mes... à nos femmes !...

Les femmes baissent les yeux.

LES LANSQUENETS.

Mesdames !

LA RANCUNE, à Angélique et Destin.

Mes enfants... le père Barbançon est à nous !... votre bonheur est assuré.

RAGOTIN.

Mon bonheur à moi serait de souper, cher directeur !

LA RANCUNE.

Que tes veux soient exaucés... Au rideau !...

On tire le rideau du fond, et on voit dans la grange une grande table servie, autour de laquelle sont assis tous les artistes de la troupe.

CHŒUR.

Joyeux pèlerin,
Toujours en chemin,
Il a dans sa valise
Son teint, ses cheveux,
Ses biens ses aïeux,
Sa patrie et ses dieux !

LA RANCUNE.

Mesdames, si vous daignez nous faire l’honneur...

D’ESTRÉES.

Pourquoi pas... Qu’en dites-vous, mesdames ?

LOUISE.

Allons, mesdames, terminons la journée comme nous l’avons commencée.

TOUS.

À table ! à table !...

Les Maris, les Lansquenets et les Marquises vont prendre place à la table du fond.

LE CHŒUR, au fond.

Vive La Rancune !

LA RANCUNE.

Je suis à vous, mes enfants...

S’avançant vers le public.

Air : Avez-vous vu ce bosquet.

Scarron, messieurs, complet en fait d’esprit,
Était, dit-on, incomplet au physique ;
Nos trois auteurs sont mieux, sans contredit,
Physiquement, car c’est leur gloire unique.
Si de Scarron ils ont, en vrais forbans,
Dévalisé le trésor satirique,
Gardez pour eux vos justes châtiments,
Mais réservez des applaudissements
Pour l’auteur du Roman Comique,
L’auteur du vrai Roman Comique.

Reprise du Chœur.

Joyeux pèlerin, etc.

PDF