Le Roi Candaule (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 9 avril 1873.

 

Personnages

 

BOUSCARIN

DUPARQUET

LE VICOMTE

LE CONTRÔLEUR

CAPURON

PITOU

PREMIER SPECTATEUR

DEUXIÈME SPECTATEUR

UN MONSIEUR DÉCORÉ

UN GROS MONSIEUR, personnage muet

ADÈLE

LÉONIE

L’OUVREUSE

EMMA

CAROLINE

MADAME CAPURON

 

À Paris, de nos jours.

 

Les couloirs d’un théâtre. Au fond de la scène, les baignoires. Trois de ces baignoires, 4, 5, 6, sont praticables. Quand leurs portes s’ouvrent, on aperçoit l’intérieur : chaises de velours rouge ; au fond, le rebord pareillement garni de velours sur lequel les spectateurs peuvent s’appuyer. Par l’embrasure de la loge, on voit la salle éclairée et, au lointain, la scène. Ces baignoires sont de face. D’autres se succèdent à droite et à gauche ; elles vont en demi-cercle se perdre dans la coulisse. Les portes de la baignoire 3 et de la baignoire 7, à droite et à gauche doivent s’ouvrir, mais ces portes sont en pan coupé et l’on ne voit pas l’intérieur de ces deux loges. À droite, l’entrée du foyer et tout le matériel d’une ouvreuse : tabourets sur lesquels elle mettra ses paletots ; petits bancs. À gauche, sortie au premier plan ; près de cette sortie, sur le mur, s’étale une grande affiche de couleur portant ce qui suit :

AUJOURD’HUI
POUR LES REPRÉSENTATIONS
DE Mlle ALIDA
159e
LE ROI CANDAULE
OPÉRA BOUFFE EN 3 ACTES

LA REINE             Mlle ALIDA
LE ROI          M. GRELUCHE
GYGÈS       M. MARGOTTET

PALESTRIO    MM. TOPINARD                     SILÉNIE   MMES PAULINE
NICOBULE            MARCOU                                HESLICA    LÉONELLE
PISTOCLÈRE    CHATEAUBRUN                                  BACCHIS   ANNA
ESTÉLINON    PARANGON                           PHILÉNIE    PRÉMATURÉE
CYLINDRE   ALBERT                                            PHÉDRIA   D’ABOUKIR
HARPAX   PIGEOT                                           MURRHINE   ÉGLANTINE
COURTISANS, GARDES, DAMES D’HONNEUR DE LA REINE, ETC., ETC.

 

 

Scène première

 

L’OUVREUSE, DEUX SPECTATEURS

 

L’OUVREUSE, entrant du fond, à droite, avec les deux spectateurs.

Par ici, messieurs, par ici...

PREMIER SPECTATEUR.

Vous avez des places ?

L’OUVREUSE, ouvrant la baignoire 6.

Là, monsieur... là et là...

Il y a déjà trois personnes dans la baignoire 6, les deux chaises du fond sont encore libres.

PREMIER SPECTATEUR, regardant les places.

Elles ne sont pas fameuses !

DEUXIÈME SPECTATEUR.

Ma foi, puisque nous sommes venus !...

Ils ôtent leurs paletots et les remettent à l’ouvreuse.

UN SPECTATEUR, déjà assis dans la baignoire.

Comment ! vous nous mettez encore du monde !...

L’OUVREUSE, d’une voix douce.

La loge est de cinq places, monsieur, et vous n’êtes que trois.

LE SPECTATEUR, de la baignoire.

Mais, au contrôle, on nous a dit...

L’OUVREUSE, changeant de ton.

Ah ! en voilà assez !... la loge est de cinq places : vous voilà cinq, n’en parlons plus !...

Énergiques protestations des trois spectateurs déjà installés. L’ouvreuse, sans y faire attention, pousse presque violemment les deux nouveaux venus dans la baignoire et en referme brusquement la porte.

 

 

Scène II

 

L’OUVREUSE, puis LE CONTRÔLEUR et UN GROS MONSIEUR

 

L’OUVREUSE, redescendant.

Et voilà ! quand on a un succès, c’est de cette façon qu’il faut traiter le public... Autrement, si l’on avait des égards, le public se dirait tout de suite : « Tiens, tiens, il paraît qu’il n’est pas si grand que ça leur succès... » Et le nôtre est énorme !...

Avec conviction.

Il est énorme, et il est mérité !

En confidence.

jamais on n’a rien fait de plus roide... Certainement, il y a eu déjà des pièces décolletées... à ce point que les amateurs prétendaient qu’il n’était pas possible d’aller plus loin !... Eh bien, nous, avec notre Roi Candaule, nous avons trouvé moyen d’aller plus loin !... Ça n’a été qu’un cri dans Paris !... le lendemain de la première, tout le monde savait que l’on jouait ici une pièce que personne ne pouvait voir... aussi regardez !

Montrant l’affiche.

159e représentation... et quelles recettes !... que de paletots !... Voilà ce que c’est que de toucher la note juste !

Tout en parlant, elle arrange ses paletots. Elle sort, à droite, au moment où paraît le contrôleur suivi par un très gros monsieur.

LE CONTRÔLEUR.

Ah !... le 6... le 6 n’est pas loué.

Il ouvre brusquement la porte de la baignoire.

Y a-t-il encore une place là dedans ?

LES SPECTATEURS, exaspérés.

Une place !!!

LE CONTRÔLEUR, montrant le gros monsieur.

Oui, une place pour monsieur...

LES SPECTATEURS, furieux et montrant tous le poing.

Monsieur !!!... Essayez un peu de nous fourrer monsieur, essayez !

Ils referment violemment la porte.

LE CONTRÔLEUR.

Eh bien, quoi ? c’est bon !...

Au gros monsieur.

Venez, monsieur, je vais tâcher de vous trouver un petit coin...

Il sort avec le gros monsieur. Entrent Pitou et le vicomte, l’un par la droite et l’autre par la gauche.

 

 

Scène III

 

LE VICOMTE, PITOU

 

LE VICOMTE.

Te v’là, toi !

PITOU.

Oui ! me v’là, moi !

LE VICOMTE.

Ça m’étonnait de ne pas t’avoir aperçu...

PITOU.

J’ viens d’arriver...

LE VICOMTE.

Combien de fois que t’as vu ça, toi ?

PITOU.

Quoi « ça » ? la pièce ?

LE VICOMTE.

Eh ! oui...

PITOU.

Soixante-sept fois. Et toi ?...

LE VICOMTE.

Quatre-vingt-deux fois, moi, quatre-vingt-deux fois.

PITOU.

Cristi !

LE VICOMTE.

Et je commence à en avoir assez !

PITOU.

Allons donc !

LE VICOMTE.

Parole d’honneur ! il y a des moments où je me demande si c’est une existence de venir tous les soirs entendre chanter :

Ah ! qu’elle est drôle, ah ! qu’elle est drôle,
L’aventure du roi Can, Can...

TOUS LES DEUX.

L’aventure du roi Candaule !...

PITOU.

C’est bête comme tout... Mais je ne viens pas pour la pièce, moi, je viens pour la salle...

LE VICOMTE.

Avec ça qu’elle est gaie, la salle !... Autrefois, je ne dis pas... pendant les quatre-vingts premières représentations...

En riant.

on trouvait généralement quelque chose à se mettre sous la dent... C’était le joli public, alors ; maintenant, c’est le public d’après la centième, des petits bourgeois.

PITOU.

Des gens de province.

LE VICOMTE.

Les nouvelles couches !

PITOU.

Faut pas en dire de mal...

Lui montrant des gens qui arrivent.

vois plutôt !

LE VICOMTE, lorgnant Emma et Caroline.

Tiens, tiens, tiens !...

PITOU.

Que qu’ t’en dis ?

Entrent Capuron, madame Capuron, les deux petites Capuron. Les deux jeunes filles, blondes toutes les deux, sont absolument vêtues de la même manière : robes blanches, grandes ceintures écossaises à la taille, mitaines de fil, petits velours noirs et petits médaillons au cou ; deux costumes de petites pensionnaires de quinze ans.

 

 

Scène IV

 

PITOU, LE VICOMTE, un peu de côté pour observer, LES CAPURON, L’OUVREUSE

 

CAPURON.

Caroline, Emma, suivez-moi bien... Veillez sur vos filles, madame Capuron, veillez sans affectation, mais veillez...

L’OUVREUSE.

Quelles places, monsieur ?

CAPURON.

Baignoire numéro 5.

Il donne le billet.

L’OUVREUSE.

Est-ce que vous ne voulez pas vous débarrasser ?

CAPURON.

Si c’est l’usage !...

L’OUVREUSE.

C’est l’usage. Monsieur ne voudrait pas nous faire perdre nos petits profits !

CAPURON.

À Dieu ne plaise, madame, qu’en vous ôtant les moyens de gagner honnêtement votre existence, nous vous fassions venir la tentation de la gagner autrement !

L’OUVREUSE.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

CAPURON.

Emma, Caroline, donnez vos mantelets à madame.

EMMA et CAROLINE.

Oui, papa.

Elles donnent leurs mantelets à l’ouvreuse.

PITOU, bas, au vicomte.

Oh ! oh !... viens-tu voir de près ?

LE VICOMTE.

Je veux bien

Tous deux font une manœuvre qui les rapproche des petites Capuron.

CAPURON, voyant le mouvement du vicomte et de Pitou.

Continuez à veiller sur vos filles, madame Capuron. Continuez sans affectation, mais continuez...

Pitou et le vicomte s’approchent : mouvement de madame Capuron. Les deux jeunes gens sortent à droite en fredonnant : « Ah ! qu’elle est drôle, ah ! qu’elle est drôle... »

MADAME CAPURON, à ses filles.

Entrez maintenant, mettez-vous là.

Elle fait entrer Emma et Caroline dans la baignoire 5 ; c’est la loge qui est exactement de face ; puis elle revient à son mari, qui a ôté son paletot et est en train d’en extraire une foule d’objets : lorgnette, mouchoir, tabatière et six oranges.

Dis-moi, Edmond... tu vas lui parler, à l’ouvreuse, pour les petites ?

CAPURON.

Je vais lui parler, madame Capuron, soyez sans inquiétude, et prenez ça...

Il lui met sur les bras la lorgnette et quatre des six oranges qu’il a tirées de son paletot. Il a mis les deux autres dans les poches de son habit. Madame Capuron retourne à la baignoire, Pitou et le vicomte sont revenus, en rasant les murs et en tournant le des au public : Madame Capuron les trouve regardant Emma et Caroline par le petit carreau de la baignoire.

MADAME CAPURON, indignée.

Eh bien, messieurs !...

Elle se précipite dans la baignoire et en ferme violemment la porte. Pitou et le vicomte sortent à gauche, après avoir salué profondément madame Capuron et Capuron.

CAPURON, à l’ouvreuse, après avoir rendu les saluts.

Maintenant, madame, je désirerais vous dire un mot en particulier... C’est un père qui vous parle... c’est un père qui a un service à vous demander.

L’OUVREUSE.

Quel service ?...

CAPURON.

J’ai lu, dans les feuilles, que certains passages de votre pièce étaient un peu...

L’OUVREUSE.

Un peu quoi ?...

CAPURON.

Un peu... dame !... c’est même ça qui nous a décidés à venir, madame Capuron et moi...

L’OUVREUSE.

Ah bah !...

CAPURON.

Madame Capuron et moi, nous pouvons tout entendre... mais les petites...

L’OUVREUSE.

Vos petites...

CAPURON.

Nous avions d’abord pensé à les laisser à l’hôtel... nous sommes à l’hôtel... mais deux jeunes filles seules, dans un hôtel garni, vous comprenez...

L’OUVREUSE.

Je comprends...

CAPURON.

Il nous a paru plus convenable de les amener avec nous.

L’OUVREUSE.

Mais alors elles entendront ?...

CAPURON.

Elles n’entendront rien du tout... Quand madame Capuron et moi trouverons que ça devient un peu vif, nous les ferons sortir de la loge.

L’OUVREUSE.

Bonne idée !...

CAPURON.

Et le service que j’ai à vous demander, c’est de vouloir bien veiller sur elles quand elles seront dans le corridor...

L’OUVREUSE, stupéfaite.

Veiller sur vos petites !

CAPURON.

Me le promettez-vous ?

L’OUVREUSE.

Dame ! mon affaire, à moi, c’est plutôt de veiller sur les paletots et les parapluies.

CAPURON.

Ajoutez-y mes filles pour aujourd’hui.

L’OUVREUSE.

Je ferai ce que je pourrai.

CAROLINE, paraissant au petit carreau de la baignoire.

Papa !... papa !...

EMMA, même jeu.

On va commencer.

Les deux têtes d’Emma et Caroline restent au petit carreau jusqu’à l’entrée de Capuron dans la loge.

CAPURON.

Me voilà, mes anges.

À l’ouvreuse.

Merci encore une fois, madame...

Avec émotion.

merci et prenez ça.

Il lui donne les deux oranges qu’il avait mises dans ses poches.

C’est pour vous que je les avais gardées.

EMMA et CAROLINE, par le petit carreau.

Viens donc, papa ! viens donc, papa !

Capuron entre dans la loge.

 

 

Scène V

 

L’OUVREUSE, UN MONSIEUR, tournure militaire, large ruban rouge à la boutonnière de son paletot, puis DUPARQUET et ADÈLE

 

L’OUVREUSE, riant aux larmes.

Ah bien ! celle-là, par exemple !...

LE MONSIEUR, entrant à gauche.

Numéro 7... on est déjà venu ?...

L’OUVREUSE, riant toujours.

Oui, monsieur... un monsieur et une dame.

LE MONSIEUR.

Qu’est-ce que vous avez à rire ?

L’OUVREUSE.

Rien, monsieur, rien... Numéro 7, nous disons... par ici, monsieur. Est-ce que monsieur ne veut pas se débarrasser ?...

L’ouvreuse conduit le monsieur à la baignoire. Le monsieur, dans le corridor, avant d’entrer dans la loge, se débarrasse de son paletot. Entrent Duparquet et Adèle, par la droite. Adèle est voilée, craintive.

DUPARQUET.

Madame l’ouvreuse, baignoire numéro 4...

L’OUVREUSE, qui est occupée à prendre le paletot du monsieur de la baignoire 7.

Dans un instant, monsieur, je suis à vous...

ADÈLE, à Duparquet.

Dépêchons-nous, j’ai peur...

DUPARQUET.

Peur de quoi, mon amour ?

ADÈLE.

Si monsieur Bouscarin savait !...

DUPARQUET.

Bouscarin ?... il est à Châtellerault.

ADÈLE.

Lui qui s’était tant mis en colère, le jour où j’avais parlé de cette pièce, et qui avait si nettement refusé de m’y conduire... s’il savait que je suis venue avec vous !...

DUPARQUET.

Mais puisque je vous dis qu’il est à...

ADÈLE.

Ça ne fait rien, j’ai peur. Appelez donc l’ouvreuse...

DUPARQUET.

Oui, mon amour. Eh bien, l’ouvreuse... voyons...

L’OUVREUSE, qui est allée déposer à droite sur ses tabourets le paletot du monsieur de la baignoire 7.

Voilà, monsieur... numéro 4... vous avez le billet ?

DUPARQUET.

Le voici...

L’OUVREUSE ouvrant la baignoire 4. Adèle lui jette un petit paletot marron qu’elle avait sur le bras, puis elle entre rapidement dans la loge ; Duparquet lui remet sa canne et son paletot.

Merci, monsieur. Vous n’êtes que deux, vous n’attendez personne ?

DUPARQUET, avec éclat.

Non, non, personne !

Il va pour entrer dans la baignoire.

ADÈLE, l’arrêtant sur le seuil.

Mais, vous savez, vous m’avez promis d’être raisonnable.

DUPARQUET.

Oui, mon amour, oui.

ADÈLE.

J’aimerais mieux m’en aller, d’abord !...

DUPARQUET.

Mais non, mais non... je serai raisonnable.

ADÈLE.

Et des bonbons ?... vous m’aviez dit que je trouverais des bonbons dans la loge.

DUPARQUET.

Je vais vous en chercher, mon amour.

On entend frapper, par derrière, les trois coups qui annoncent le commencement de la pièce.

ADÈLE.

Oui, allez... et ne faites pas de bruit, on commence... et la lorgnette ?...

Duparquet remet la lorgnette à Adèle, puis sort de la baignoire et en ferme la porte le plus doucement possible.

 

 

Scène VI

 

DUPARQUET, L’OUVREUSE

 

DUPARQUET, à voix basse.

Madame l’ouvreuse...

L’OUVREUSE.

Hé ?

DUPARQUET.

Mon paletot, s’il vous plaît...

L’OUVREUSE.

Votre paletot ?

DUPARQUET.

Oui...

D’un ton léger.

c’est pour aller chercher des bonbons...

L’OUVREUSE.

Ah bien ! où l’ai-je fourré votre paletot ?

DUPARQUET, surpris.

Mais je ne sais pas, moi !...

L’OUVREUSE.

Oh ! je vais le retrouver.

Elle sort.

DUPARQUET.

Je vous en prie.

Il fait un ou deux tours sur la scène et s’arrête devant l’affiche.

« Le Roi Candaule, opéra bouffe en trois actes... » Il y a parfois de drôles de rapprochements. Cette histoire du roi Candaule avec sa femme et son ami Gygès, c’est tout à fait mon histoire, à moi, avec Bouscarin... Bien entendu, c’est Bouscarin qui est Candaule... moi, je suis Gygès... Pauvre Bouscarin !... nous sommes du même cercle... il est garçon ; moi, je suis marié. Un jour, – il avait dîné trois ou quatre fois à la maison, – un jour, il me dit : « Je veux vous régaler, à mon tour ; demain, nous dînerons ensemble. » Moi, je lui réponds : « Ça va, nous dînerons au cabaret... » Puisqu’il est garçon, je croyais, naturellement... « Non, me dit-il, pas au cabaret... – Chez vous, alors ? – Non, pas chez moi... – Où donc ? – Vous verrez ça. » Et, le lendemain, sur les six heures, nous arrivons rue La Bruyère, tous les deux...

L’OUVREUSE, rentrant par la droite.

Voici votre paletot, monsieur...

DUPARQUET, mettant le paletot.

Voulez-vous m’aider un peu ?... Il y a un confiseur pas bien loin ?

L’OUVREUSE.

À cent pas d’ici.

DUPARQUET.

Merci, madame.

Il sort à gauche.

L’OUVREUSE, allant au fond et regardant par le carreau d’une des baignoires.

C’est commencé...

Rentre Duparquet, très rapidement.

DUPARQUET.

Mais, madame, ce n’est pas là mon paletot !

L’OUVREUSE.

Comment, ce n’est pas ?...

DUPARQUET, en ôtant le paletot.

Mais non, regardez-moi ça...

L’OUVREUSE.

Tiens, c’est vrai...

Se remettant à rire.

c’est le paletot de ce monsieur... de ce monsieur du numéro 5, qui m’a donné deux oranges.

Elle sort en riant.

DUPARQUET, reprenant.

Nous arrivons rue La Bruyère... au troisième étage... un petit appartement très gentil, une petite femme de chambre très vilaine, mais qui vous avait un petit air... très malin. « Où est madame ? demande Bouscarin. – Madame est dans son cabinet de toilette. – Toc, toc ! – Qui est là ? c’est vous, monsieur Bouscarin ? – Oui, Adèle, c’est moi et j’amène un ami... » En même temps, il ouvre la porte et me pousse en avant... « N’entrez pas, n’entrez pas !... » Mais déjà la porte était ouverte, et moi j’étais entré... Vous voyez, c’est absolument l’histoire du roi Candaule, avec cette différence toutefois qu’Adèle n’avait pas précisément le costume... Nous avons dîné tous les trois. Adèle a été charmante. Aussi quand, en me souhaitant le bonsoir, Bouscarin... et Adèle m’ont demandé si je leur ferais l’amitié de revenir, je n’ai pas hésité : j’ai répondu que je reviendrais... et je suis revenu... avec Bouscarin d’abord... et puis sans Bouscarin... Vous voyez que c’est absolument l’histoire de... avec cette différence, pourtant, que je ne suis arrivé à rien... jusqu’à présent. Mais je ne me suis pas découragé... La petite femme de chambre m’a dit qu’il ne fallait pas me décourager... J’ai bien fait, car, hier... je sortais de chez moi... mon portier m’appelle, avec des airs mystérieux, et me remet une carte postale... Sur cette carte postale, il y avait...

Rentre l’ouvreuse, apportant un paletot.

L’OUVREUSE.

Voilà, monsieur...

DUPARQUET, mettant le paletot.

Il faut espérer que, cette fois...

L’examinant.

mais non... ce n’est pas encore le mien.

L’OUVREUSE.

Allons donc !...

DUPARQUET, l’œil fixé à une décoration flamboyante qui est à la boutonnière du paletot.

Non. Je suis obligé de déclarer que, moi, je ne suis pas...

Amèrement.

et pourtant, si le mérite seul...

L’OUVREUSE.

C’est-y à vous, décidément, ou c’est-y pas ?...

DUPARQUET, avec effort.

Ça n’est pas.

Il ôte le paletot.

L’OUVREUSE.

Alors, je sais où est le vôtre...

DUPARQUET, lorgnant toujours la boutonnière en rendant le paletot.

Enfin !...

Reprenant son récit.

Sur cette carte postale, il n’y avait qu’un mot : « Venez ! » et ce mot était signé : « Adèle ». Je m’élançai rue La Bruyère... Elle m’attendait. « Il va à Châtellerault demain, me dit-elle, demain je serai seule. » À ce mot, mon cœur battit avec force... Elle continua : « Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez gentil ?... Vous iriez me louer une loge pour le Roi Candaule. J’ai tant envie de voir cette pièce !... et monsieur Bouscarin a refusé de m’y mener !... » Je répondis que je louerais, et que de plus j’irais avec elle... « Avec moi ? Mais vous ne pouvez pas... vous êtes marié, et si madame Duparquet... – Madame Duparquet ?... je lui dirai que je vais à Amiens !... » J’ai loué la loge, j’ai eu soin de choisir une baignoire bien sombre, bien au fond... il est vrai que j’ai promis d’être raisonnable, mais...

Rentre l’ouvreuse.

L’OUVREUSE, apportant un paletot.

Là, cette fois...

DUPARQUET, prenant le paletot.

Ah ! c’est bien le mien...

À l’ouvreuse.

À cent pas d’ici, le confiseur ?

L’OUVREUSE.

Oui, monsieur, en face.

DUPARQUET.

Merci bien...

Mettant le paletot.

Il est vrai que j’ai promis d’être raisonnable, mais vous nous en voudriez trop, vous autres femmes, si, après avoir fait une telle promesse, nous étions assez bêtes pour la tenir !

Duparquet, en achevant sa phrase, pince légèrement la taille de l’ouvreuse, qui jette un cri. Duparquet sort en courant par la gauche. Au moment où il disparaît, la porte de la baignoire 5 s’ouvre.

 

 

Scène VII

 

L’OUVREUSE, CAPURON, EMMA, CAROLINE, puis LE VICOMTE et PITOU

 

CAPURON.

Madame l’ouvreuse ?...

L’OUVREUSE, se retournant et voyant les petites qui paraissent avec des mines désespérées sur le seuil de la loge.

Ah ! Bon !...

CAPURON, à ses filles.

Allez, mes anges.

Les petites Capuron descendent à droite. À l’ouvreuse.

Vous veillerez, n’est-ce pas ?

Il donne une orange à l’ouvreuse. On entend des éclats de rire dans la salle, et Capuron se rejette précipitamment dans la loge, en disant à Madame Capuron.

Qu’est-ce qu’il a dit ?... « la timbale » ?...

Il referme la porte de la baignoire. On entend de nouveaux éclats de rire du public dans la salle.

L’OUVREUSE.

Venez, mes petites chattes, asseyez-vous là...

Les petites Capuron, désolées, traversent lentement la scène et vont s’asseoir sur deux tabourets, au premier plan, à gauche.

Vous serez bien sages ?

EMMA et CAROLINE, tristement.

Oui, madame.

Petit silence. Emma et Caroline sont assises toutes les deux sur leurs tabourets, dans la même position, les mains croisées.

L’OUVREUSE.

Pauvres petites !... Ça vous amusait-il, le spectacle ?...

EMMA et CAROLINE, ensemble, très vivement.

Oh ! oui, madame !

CAROLINE.

Il y avait le gros, surtout, qui a une couronne...

EMMA.

Le Roi Candaule...

CAROLINE.

Il causait avec un petit qui a un lorgnon...

EMMA.

C’est Gygès, le petit qui a un lorgnon, c’est Gygès.

CAROLINE.

Et il lui disait : « J’ai une femme chic, j’ai une femme très chic... »

EMMA.

« Vous dites ça, lui répondait le petit, vous dites ça, patron, mais elle n’est peut-être pas si chic que ça, votre femme !... »

CAROLINE.

Alors, le Roi s’est fâché.

EMMA.

« Pas si chic que ça !... Écoute un peu !... » Et il lui a chanté quelque chose.

CAROLINE, navrée.

Mais, dès qu’il a commencé à chanter, papa nous a fait sortir de la baignoire...

L’OUVREUSE.

Et il a eu raison, papa.

À part.

C’est le rondeau !!!... le rondeau dans lequel le Roi fait le portrait de la Reine...

Avec orgueil.

et il est salé, ce rondeau-là, il est salé !...

Entrent Pitou et le vicomte à droite.

LE VICOMTE.

Rien dans les avant-scènes, rien dans les loges... en v’là, une salle !...

PITOU.

Ce qu’il y a de mieux, c’est les deux petites de tout à l’heure.

LE VICOMTF, les apercevant toutes deux sur leurs tabourets.

Eh ! tiens, mais...

PITOU.

Qu’est-ce qu’elles font là ?

LE VICOMTE.

J’en sais rien... Eh ! L’ouvreuse !

L’ouvreuse va trouver le vicomte et Pitou. Petite conversation à voix basse entre les deux jeunes gens et l’ouvreuse. Tous les trois éclatent de rire.

PITOU.

Allons donc !

L’OUVREUSE.

C’est comme je vous le dis !

LE VICOMTE.

Ah ! mais, ça peut devenir amusant...

Il fait un pas vers les petites Capuron.

PITOU, voyant qu’on ouvre la porte de la baignoire 5.

Oh !... le papa !...

Les jeunes gens s’effacent.

CAPURON, à ses filles.

Revenez... vous pouvez revenir maintenant...

L’OUVREUSE.

Le rondeau est fini.

CAPURON, à l’ouvreuse, pendant qu’il fait rentrer ses filles.

En vous remerciant, madame. Je puis toujours compter sur vous ?

L’OUVREUSE.

Certainement, monsieur !

Rires dans la salle.

CAPURON, se rejetant précipitamment dans la baignoire.

Avec éclat. Qu’est-ce qu’il a dit ?... « La rosière » ?... Ah ! ah !... la rosière !...

Il ferme la porte de la baignoire. Grands éclats de rire dans la salle.

PITOU, à l’ouvreuse.

« Toutes les fois que ça sera vif », il a dit ?

L’OUVREUSE.

Oui.

LE VICOMTE.

Alors, il n’y a qu’à attendre... elles ne tarderont pas à revenir...

Pitou et le vicomte s’en vont à gauche et se heurtent en sortant à Bouscarin, qui entre rapidement.

 

 

Scène VIII

 

BOUSCARIN, L’OUVREUSE, puis LE CONTRÔLEUR

 

BOUSCARIN.

Baignoire numéro 4.

L’OUVREUSE.

Vous devez vous tromper, monsieur.

BOUSCARIN, regardant son coupon.

Mais non : baignoire numéro 4... je ne me trompe pas.

L’OUVREUSE.

Il y a longtemps qu’elle est prise, la baignoire numéro 4.

BOUSCARIN.

Comment, elle est prise !... mais je suis venu la louer moi-même, et j’ai le coupon.

Il le lui montre.

L’OUVREUSE.

C’est vrai, ma foi ! vous avez le coupon... Je vois ce que c’est.

BOUSCARIN.

Qu’est-ce que c’est ?...

L’OUVREUSE, souriant.

C’est un double emploi... Ça arrive très souvent... quand on a un succès... et nous en avons un.

BOUSCARIN.

Tout cela m’est égal, à moi ! J’ai loué la baignoire numéro 4, et je veux la baignoire numéro 4...

L’OUVREUSE.

Vous voulez, vous voulez !...

Entre par la gauche le contrôleur, qui en courant traverse la scène. Il paraît très affairé. Papiers et gros trousseau de clefs à la main.

Voici monsieur le contrôleur : adressez-vous à lui.

Appelant.

Monsieur Le contrôleur !...

Celui-ci s’arrête et vient à l’ouvreuse, qui lui dit en souriant.

Encore un double emploi.

LE CONTRÔLEUR, furieux.

Avec éclat. Encore un !...

L’OUVREUSE.

Oui, monsieur...

LE CONTRÔLEUR, avec la plus grande violence.

C’est insupportable, à la fin !... ce sera donc toujours la même chose !...

BOUSCARIN, stupéfait.

C’est lui qui se fâche !!!

LE CONTRÔLEUR.

Où est-il, ce double emploi ?...

L’OUVREUSE, toujours souriante et montrant Bouscarin.

C’est monsieur.

BOUSCARIN.

Oui... c’est moi...

LE CONTRÔLEUR, marchant sur Bouscarin, menaçant.

Eh bien, qu’est-ce que vous demandez ?...

BOUSCARIN, de plus en plus stupéfait.

Comment ! ce que je demande ?...

LE CONTRÔLEUR.

Oui, dépêchez-vous... j’ai affaire, on m’attend pour les comptes.

BOUSCARIN.

Ce que je demande ?... je demande la baignoire numéro 4, que j’ai louée, entendez-vous ?... la baignoire numéro 4, que j’ai louée, moi, Bouscarin !

LE CONTRÔLEUR.

Vous avez le coupon ?

BOUSCARIN.

Oui.

LE CONTRÔLEUR.

Donnez-le-moi.

BOUSCARIN.

Jamais de la vie !... vous seriez capable, si je vous le donnais...

LE CONTRÔLEUR.

Montrez-le-moi, au moins !...

BOUSCARIN, le lui montrant de loin.

Le voici.

LE CONTRÔLEUR.

Je ne vois pas.

BOUSCARIN, le lui fourrant sous le nez.

Et comme ça, voyez-vous ?

LE CONTRÔLEUR.

Soyez poli !

BOUSCARIN.

J’ai été poli le premier !!!

À tous les carreaux, excepté à celui du numéro 4, paraissent des figures irritées. Tous les spectateurs s’écrient : « Taisez-vous donc !... Silence !... »

LE CONTRÔLEUR, saisissant les mains de Bouscarin et regardant le billet. Il parle plus bas.

Baignoire numéro 4... c’est bien cela...

À l’ouvreuse.

Et vous dites qu’on vous a déjà remis un billet ?

L’OUVREUSE, remettant un coupon au contrôleur.

Oui, monsieur, tenez...

L’ouvreuse sort à droite.

LE CONTRÔLEUR, en examinant les deux billets.

C’est évident, il y a double emploi !...

À Bouscarin.

Vous voyez bien qu’il y a double emploi !!!... Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?... Voulez-vous votre argent ?... on va vous le rendre, votre argent !

BOUSCARIN.

Mon argent !!! Vous me rendrez mon argent !!!

LE CONTRÔLEUR.

Oui...

BOUSCARIN.

Et l’occasion, monsieur ?... est-ce que vous me la rendrez, l’occasion ?

LE CONTRÔLEUR.

Quelle occasion ?

BOUSCARIN.

Quelle occasion ?... mais l’occasion de... l’occasion que... Monsieur, vous êtes un galant homme... je puis tout vous dire... j’attends une personne, et cette personne est mariée.

LE CONTRÔLEUR, riant.

Ah bah !...

BOUSCARIN.

Vous comprenez... étant mariée, elle ne peut pas tous les jours... aujourd’hui elle pouvait... aujourd’hui son mari est à Amiens.

LE CONTRÔLEUR.

Une femme mariée !...

Bouscarin incline la tête d’un air satisfait.

Et ce n’est pas vous qui êtes le mari...

BOUSCARIN, furieux.

Mais certainement non, ce n’est pas moi qui suis le... pourquoi est-ce moi qui serais le mari, s’il vous plaît ?... malhonnête !...

LE CONTRÔLEUR.

Allons, ne vous fâchez pas, je vais tâcher de vous trouver quelque chose.

BOUSCARIN.

À la bonne heure !

LE CONTRÔLEUR.

Oui... parce qu’enfin... je comprends votre situation... Je vais tâcher de vous trouver quelque chose.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

BOUSCARIN, seul

 

Le mari !... le mari !... C’est bien ça, ces gens de théâtre... ils ont leurs types tout faits. Montrez-leur un freluquet bien frisé avec des petites moustaches, c’est l’amant... Et quand, au contraire, ils se trouvent en face d’un homme... un peu... d’un homme... enfin ! c’est le mari ! ça ne peut être que le mari !!... Eh bien, non, là... je ne suis pas le mari... je suis l’amant !... Quand je dis que je suis l’amant, je vais un peu vite... je ne le suis pas encore... niais j’ai quelque espoir.

S’arrêtant devant l’affiche.

Le Roi Candaule... opéra bouffe en trois actes...

En riant.

Il y a quelquefois des choses... Ainsi, cette aventure du roi Candaule... c’est tout à fait mon aventure, à moi, avec Duparquet... Je n’ai pas besoin de dire que c’est Duparquet qui est Candaule... Nous sommes du même cercle... il est marié... je suis garçon... Et c’est lui, naturellement, qui a eu l’idée de me présenter à sa femme... Je n’y tenais pas, moi, mais il y a tenu... Et, pour me décider, il m’en a dit sur madame Duparquet, il m’en a dit !!... qu’elle était jolie, aimable, et spirituelle, et amusante, et que, lorsqu’elle riait, elle avait là une petite fossette... Il m’en a tant dit que j’ai fini par m’y laisser conduire, chez la jolie madame Duparquet... J’ai été très bien reçu, oh ! mais, là, très bien... la poignée de main, d’abord... « Monsieur, je suis vraiment enchantée. – Comment donc, madame, mais c’est moi qui remercie ce cher Duparquet... – Oh ! monsieur. – Madame, je vous assure... – Asseyez-vous donc, je vous en prie... » Et, cinq minutes après, elle me prenait à part pour me raconter qu’elle était la plus malheureuse des femmes... parce que son mari lui refusait absolument de la mener au Roi Candaule, et qu’elle mourait d’envie de voir le Roi Candaule... Car il y a une chose à remarquer :

En riant.

c’est que cette pièce-là, ç’a été une rage chez les femmes, et chez toutes, il n’y a pas à dire... Les plus réservées elles-mêmes...

Avec un ton paternel.

ainsi, Adèle !... Adèle, c’est une jeune personne... pour qui j’ai été bon, très bon... je n’ai pas à le regretter, d’ailleurs : mon affection est bien placée... Adèle est douce, obéissante, empressée, modeste... Eh bien, malgré sa modestie, il lui est arrivé, à elle aussi, il lui est arrivé, un jour, de me demander – bien doucement – à aller voir... J’ai dit non, bien entendu !... et Adèle s’est résignée tout de suite... La jolie madame Duparquet ne s’est pas résignée du tout... Je suis retourné chez elle, souvent, très souvent, depuis le jour où je lui ai été présenté. Eh bien, à chaque visite, elle trouvait moyen de ramener la conversation sur le même sujet... « Ce Roi Candaule !… je ne le verrai donc jamais, ce fameux Roi Candaule !... » Hier encore, j’étais allé lui demander si elle avait des commissions pour Châtellerault ; Duparquet est venu annoncer à sa femme qu’il était obligé d’aller aujourd’hui à Amiens. Il nous a laissés seuls... Alors, ma foi ! il m’a passé par la cervelle une idée... Je me suis penché vers la jolie madame Duparquet : « Vous avez envie de voir cette pièce ? – Oh ! oui. – Eh bien, demain, si vous voulez, pendant qu’il sera à Amiens, je vous y conduirai, moi ! – Vous ? – Moi ! – Mais puisque vous allez à Châtellerault !... – Je n’irai pas à Châtellerault, voilà... Est-ce convenu ? Je louerai une loge... – Oh ! pas une première loge, une baignoire... » Elle allait au-devant de mes désirs. « Une baignoire dans le fond, bien sombre... – Soyez tranquille ! – Eh bien, soit, a-t-elle dit, je trouverai moyen de m’échapper, et, à neuf heures et demie, j’irai vous retrouver au théâtre... » Et voilà ! je ne vais pas à Châtellerault... je dis à Adèle que j’y vais, mais je n’y vais pas... je dîne tout seul... un bon petit dîner... ma bouteille de bordeaux, mon café, mon petit verre, un bon cigare... J’arrive ici tout guilleret, tout... Et je tombe sur un contrôleur qui me dit : « Vous faites double emploi ! »

 

 

Scène X

 

BOUSCARIN, LÉONIE, puis LE CONTRÔLEUR

 

LÉONIE, voilée, pressée, inquiète.

Baignoire numéro 4.

Apercevant Bouscarin.

Ah ! vous voilà !

BOUSCARIN.

Chère madame, c’est vous !...

LÉONIE.

Oui... oui... c’est moi... dépêchons-nous... entrons vite... vite...

BOUSCARIN.

C’est que... je vais vous dire, il y a un double emploi...

LÉONIE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BOUSCARIN.

La baignoire que j’avais louée... la baignoire numéro 4, elle était prise quand je suis arrivé, prise par une personne qui l’avait louée aussi.

LÉONIE.

Comment !

BOUSCARIN.

Mais le contrôleur m’a dit qu’il nous trouverait autre chose.

Entre le contrôleur.

Tenez, le voici le contrôleur, il va nous donner une autre baignoire...

LE CONTRÔLEUR, sa feuille de location à la main.

J’ai eu de la peine... mais j’ai fini par trouver...

BOUSCARIN.

Vous voyez, il a trouvé. Baignoire 4 ou baignoire 2, qu’est-ce que ça nous fait ?... pourvu que nous soyons ensemble.

LE CONTRÔLEUR, consultant sa feuille.

Je puis vous donner une place dans la loge 56, au deuxième étage, et un strapontin de balcon.

BOUSCARIN, d’une voix étranglée par la colère.

Un strapontin de balcon !

LE CONTRÔLEUR.

Oui... et une place dans la loge...

BOUSCARIN.

Un strapontin de balcon !

Il saute sur le contrôleur.

LE CONTRÔLEUR, se dégageant.

Monsieur, monsieur... Eh bien, monsieur !...

LÉONIE.

Monsieur Bouscarin, je vous en prie, monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN.

Un strapontin de balcon !... Comment !... je ne vais pas à Châtellerault... je loue une baignoire bien sombre dans le fond !... Et vous croyez...

Il est tellement furieux qu’il ne peut plus parler.

LÉONIE, cherchant à calmer Bouscarin.

Monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN.

Et vous croyez que ça se passera ainsi !... vous allez me donner une baignoire tout de suite, vous entendez, tout de suite !...

LES SPECTATEURS, reparaissant aux carreaux des baignoires.

Silence !... Silence !...

LE CONTRÔLEUR, passant au milieu.

Je ne vous donnerai rien du tout... Et si vous continuez à troubler la représentation, je vous ferai empoigner, ah ! mais...

BOUSCARIN.

Vous me ferez empoigner, vous ? Faites-moi donc empoigner !... Donnez-moi ma baignoire tout de suite...

LÉONIE.

Monsieur Bouscarin !...

LE CONTRÔLEUR.

Votre baignoire ?... Eh bien, quoi ! vous en serez quitte pour la reprendre, la première fois qu’il retournera à Amiens.

Il sort à gauche.

 

 

Scène XI

 

LÉONIE, BOUSCARIN, puis DUPARQUET, puis CAPURON, LES PETITES CAPURON et L’OUVREUSE

 

LÉONIE, furieuse.

À Amiens !... Vous êtes allé raconter mes affaires à ce contrôleur !

BOUSCARIN.

Moi ? par exemple !...

LÉONIE.

Comment saurait-il que mon mari est à Amiens, si vous ne lui aviez pas dit ?...

BOUSCARIN.

Chère madame, je vous assure... Il dit Amiens comme il dirait Fontainebleau.

LÉONIE.

Laissez-moi tranquille, monsieur... C’est bien fait, du reste, ça m’apprendra à...

Poussant un grand cri.

Ah !

Montrant Duparquet qui revient.

UN SPECTATEUR, ouvrant la porte de la baignoire 6 qui contient cinq messieurs.

Ah ça, mais ça ne va pas finir ?...

Léonie se précipite dans la loge ; Bouscarin, malgré les protestations des cinq spectateurs, referme sur Léonie la porte de la loge et se colle sur cette porte. Entre Duparquet, un sac de bonbons à la main.

DUPARQUET, stupéfait.

Bouscarin !

BOUSCARIN, stupéfait.

Duparquet !

Tous les deux grimacent des sourires, se font de grands saluts.

UN SPECTATEUR, parlant par le carreau de la baignoire à Bouscarin, qui est resté collé sur la porte.

Mais, monsieur, nous sommes déjà cinq !

BOUSCARIN, par le carreau.

C’est le mari, monsieur, c’est le mari !

ADÈLE, par le carreau de la baignoire 4.

Qu’est-ce qui se passe donc ?

DUPARQUET, à part.

Il va la voir !

Il va se plaquer sur la porte de la baignoire 4 et les saluts recommencent entre les deux hommes appuyés chacun contre sa porte. Pendant la petite scène qui suit, les deux portes des baignoires 4 et 6 cherchent plusieurs fois à s’ouvrir derrière Bouscarin et Duparquet ; chaque fois, Bouscarin et Duparquet les referment.

BOUSCARIN, adossé à la porte de la baignoire 6.

Vous n’êtes pas à Amiens ?

DUPARQUET, adossé à la porte de la baignoire 4.

Et vous, vous n’êtes pas à Châtellerault ?

BOUSCARIN.

Non, je ne suis pas... Et vous êtes ici ?

DUPARQUET.

Ici, non... ah ! oui.

BOUSCARIN.

Vous êtes avec une dame ?

DUPARQUET.

Oui, je suis avec... Il ne faudra pas le dire, au moins !...

BOUSCARIN.

N’ayez pas peur.

DUPARQUET, à Adèle qui se remontre au carreau.

C’est Bouscarin !

BOUSCARIN, à un des spectateurs de la baignoire 6 qui se montre également au carreau.

Je vous dis que c’est le mari !...

Nouveaux saluts. Au moment où ils recommencent à se saluer, la porte du numéro 5 s’ouvre entre eux : les petites Capuron paraissent, consternées, et sortent lentement de la baignoire.

CAPURON, sur le seuil de la baignoire 5.

Madame l’ouvreuse !...

L’ouvreuse accourt. Capuron lui montre les petites, lui remet encore une orange et rentre aussitôt. Duparquet a été pendant quelques instants masqué par la porte de la baignoire 5 : il en profite pour se jeter dans la baignoire 4, et il a disparu quand Capuron referme la porte de la baignoire 5. Mélancoliquement, les petites Capuron sont allées s’asseoir sur les deux tabourets à gauche. L’ouvreuse est derrière elles.

BOUSCARIN, ne voyant plus Duparquet.

Où est-il passé ?...

À ce moment, Duparquet, pour boucher la petit carreau de la loge, y met son chapeau, un chapeau gris d’une forme très reconnaissable.

Il est là !...

Regardant le numéro de la loge.

Baignoire numéro 4. C’était lui, le double emploi, c’était lui !

UN SPECTATEUR DU NUMÉRO 6, rouvrant la porte de sa loge.

Monsieur, monsieur !

Il remet à Bouscarin madame Duparquet aux trois quarts évanouie.

BOUSCARIN.

Ah !... Voyons, chère madame, il faut nous en aller... Voyons, chère madame, voyons...

Il va faire asseoir madame Duparquet sur un tabouret, à droite, près des paletots.

L’OUVREUSE, passant à droite.

Ah ! Dieu, la pauvre dame, qu’est-ce qu’il lui arrive ?

BOUSCARIN.

Rien, j’espère... Eh ! madame, il faut nous en aller, chère madame, il faut nous en aller...

Pendant ce temps, le vicomte et Pitou entrent à gauche, s’approchent d’Emma et de Caroline. Ils hésitent un instant, et finissent par leur prendre très légèrement la taille à toutes les deux.

EMMA et CAROLINE, avec un grand cri.

Ah !

Elles se sauvent dans le foyer, à droite.

LE VICOMTE et PITOU, courant derrière elles.

N’ayez pas peur, mesdemoiselles, n’ayez pas peur.

Ils entrent dans le foyer.

L’OUVREUSE, scandalisée.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?... moi qui ai promis de veiller !...

Elle court après les jeunes gens et entre aussi dans le foyer.

 

 

Scène XII

 

BOUSCARIN, LÉONIE

 

Léonie commence à revenir à elle. Bouscarin lui a mis sous les pieds quatre ou cinq paletots, pris sur les tabourets de l’ouvreuse.

BOUSCARIN.

Ah ! bien, on m’y reprendra, à mener des femmes honnêtes voir des pièces qui ne le sont pas !... Voyons, chère madame, il faut nous en aller.

LÉONIE, ne comprenant qu’à moitié.

Nous en aller...

BOUSCARIN.

Oui, si vous ne voulez pas que votre mari... Il est là votre mari... il est là.

LÉONIE.

Il est là... Ah ! mon Dieu !... il se sera douté de quelque chose... ah ! il m’aura suivie... Il sait tout !

BOUSCARIN.

Non, il ne vous a pas suivie, il ne se doute de rien.

À part.

Au fait, je serais bien bête !...

Haut.

Il est venu ici avec une femme.

LÉONIE.

Avec une femme !...

BOUSCARIN.

Oui, il vous trompe... mais, vous aussi, vous le tromperez... Écoutez-moi, Léonie. À tout hasard, j’avais fait préparer chez moi un petit ambigu... Et si vous vouliez me faire le plaisir d’accepter...

LÉONIE.

Monsieur !...

BOUSCARIN.

Le ciel m’est témoin que je ne comptais pas vous faire cette proposition avant le troisième acte.

LÉONIE, qui n’écoute pas Bouscarin.

Et où est-il ? Savez-vous où il est ?...

BOUSCARIN.

Il est là... au numéro 4 ! C’est lui qui nous a pris nos places, vos places ; il a introduit une maîtresse dans la baignoire conjugale !

LÉONIE.

Ah ! il est là !... Une maîtresse ! Ah ! il est avec une maîtresse !...

Elle se précipite et frappe à coups de pied et à coups de poing sur la porte de la baignoire 4.

BOUSCARIN.

Eh bien... eh bien... qu’est-ce que vous faites ?...

Pendant cette dernière réplique, Léonie a donné un coup de poing sur le chapeau de Duparquet: ce chapeau est tombé dans l’intérieur de la baignoire. On voit apparaître au carreau de la loge le visage effaré de Duparquet. Duparquet reconnaît sa femme, n’aperçoit pas Bouscarin et replace immédiatement son chapeau. Léonie le fait tomber une seconde fois et continue à taper sur la porte.

SPECTATEURS, montrant leurs têtes.

Ah ça ! mais, ah ça ! mais...

Entre le contrôleur, furieux.

 

 

Scène XIII

 

BOUSCARIN, LÉONIE, LE CONTRÔLEUR, puis DUPARQUET

 

LE CONTRÔLEUR.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

Apercevant Bouscarin.

Comment, C’est encore vous !

Il saute sur lui et l’entraîne.

Ah ! par exemple, cette fois...

BOUSCARIN, se débattant.

Mais ce n’est pas moi, c’est madame... et je lui disais bien...

LE CONTRÔLEUR.

C’est bon, c’est bon, vous raconterez cela au commissaire...

BOUSCARIN, entraîné par le contrôleur.

Comment, au commissaire !... Je lui redemanderai ma loge, au commissaire !

Ils sortent à droite en se disputant. Léonie, qui était allée à gauche, retourne aussitôt à la baignoire 4 et fait tomber le chapeau gris : paraît la tête de Duparquet.

LÉONIE.

Eh bien, monsieur... sortirez-vous, à la fin ? ou faudra-t-il que, moi aussi, je m’adresse au commissaire ?

DUPARQUET.

Non... ma colombe... je sors, je sors...

Il sort de la baignoire, l’air penaud, avec son chapeau défoncé.

LÉONIE.

Vous n’êtes pas à Amiens ?

DUPARQUET.

Non...

LÉONIE.

Et vous êtes ici.

DUPARQUET.

Oui, mais je ne tiens pas à y rester... je n’y tiens pas du tout. Allons-nous-en, si tu veux, ma colombe, allons-nous-en.

LÉONIE.

Comment se fait-il que vous ne soyez pas à Amiens ?

DUPARQUET.

Je vais te dire... Au moment de monter en chemin de fer, j’ai réfléchi... j’ai pesé le pour et le contre... Était-ce bien nécessaire d’aller à Amiens ?... il m’a semblé que cela n’était pas nécessaire du tout... et même, tu vas voir... et même, qu’il valait mieux ne pas y aller... Que faire, alors ? retourner chez nous ?... Ce retour, auquel tu ne t’attendais pas, t’aurait froissée peut-être... « Non, je me suis dit : n’allons pas à Amiens, mais ayons l’air d’y être allé. »

LÉONIE.

Et vous êtes venu ici ?

DUPARQUET.

Je vais te dire... Tu m’en avais si souvent parlé, de ce Roi Candaule ! je me suis dit : « Tiens, puisque j’ai une occasion, je vais y aller, moi... afin de me rendre compte... et de savoir si, oui ou non, ma colombe peut voir cette pièce... »

LÉONIE.

Et vous êtes dans cette baignoire, avec une femme ?

DUPARQUET.

Je vais te dire... J’avais, moi, demandé un fauteuil d’orchestre... il n’y en avait pas : on m’a donné une place dans une baignoire, où il y avait déjà une dame... et un monsieur, je t’assure, il y avait un monsieur. Au bout d’un quart d’heure, ce monsieur est sorti, je ne sais pourquoi... mais tu vois qu’il y était, puisqu’il est sorti... et alors, je me suis trouvé seul avec la dame...

LÉONIE, avec énergie.

Vous allez entrer dans cette baignoire et en faire sortir la personne qui s’y trouve.

DUPARQUET.

Mais, ma colombe, tu n’y penses pas... comment veux-tu que j’aille dire à cette dame, que je ne connais pas... ?

LÉONIE, encore plus énergiquement.

Vous allez entrer dans cette baignoire, qui est à vous, et en chasser la drôlesse que vous y avez amenée. Comprenez-vous ?

DUPARQUET.

Je comprends.

LÉONIE.

Eh bien, alors...

DUPARQUET.

Je comprends parfaitement... mais... Est-ce que tu ne trouves pas ?... J’aimerais mieux m’en aller, quant à moi... allons-nous-en, veux-tu ?

LÉONIE, se dirigeant vers la baignoire.

Si vous n’y allez pas, j’y vais.

DUPARQUET, l’arrêtant.

Non... non...

LÉONIE.

Il y a trois mois que je meurs d’envie de voir cette pièce... vous avez une baignoire... je serais vraiment trop bête de ne pas profiter de l’occasion !...

DUPARQUET.

Eh bien, je vais essayer...

LÉONIE.

Et dépêchez-vous !

DUPARQUET.

Mais tu me promets d’être raisonnable, au moins... Tu ne lui diras pas des choses désobligeantes, pendant qu’elle traversera, tu ne lui sauteras pas dessus.

LÉONIE.

Qu’elle s’en aille et que j’aie la baignoire, je ne demande pas autre chose.

DUPARQUET.

Je vais essayer...

Il entre dans la baignoire.

LÉONIE, seule.

Une maîtresse !... il a une maîtresse !... Moi, j’aurais un amant... je n’en ai pas... mais, j’en aurais un, ça se comprendrait... tandis que lui, avec une figure comme ça, une maîtresse !... ça doit nous coûter cher !...

À Duparquet, qui reparaît sur le seuil de la baignoire.

Eh bien ?...

DUPARQUET, sortant de la baignoire.

Eh bien, elle consent... elle va traverser...

LÉONIE, avec un geste menaçant.

Ah ! ah !

DUPARQUET.

Mais tu sais, tu m’as promis... tu ne lui sauteras pas...

LÉONIE.

C’est bon !...

DUPARQUET, à Adèle.

Venez, chère madame... n’ayez pas peur...

Adèle, très voilée, se montre sur la porte de la baignoire ; au moment où elle va sortir, on entend la voix de Bouscarin.

BOUSCARIN, à la cantonade.

Je m’en moque pas mal, à présent, de votre loge !... ça ne m’empêchera pas de vous faire un procès.

Il entre, par la droite, sur ces derniers mots.

 

 

Scène XIV

 

LÉONIE, DUPARQUET, BOUSCARIN

 

DUPARQUET.

Bouscarin !...

Il repousse Adèle dans la loge et va se plaquer sur la porte comme à la scène XI, saluant Bouscarin et souriant d’un air ahuri.

Bouscarin ! ce cher Bouscarin !

BOUSCARIN, se remettant aussi à saluer.

Duparquet ! ce cher Duparquet !... Et madame Duparquet... Ah bien, par exemple !... si je m’attendais à avoir le plaisir de rencontrer...

Il salue Léonie.

DUPARQUET.

Et moi, donc !

Ils saluent tous les deux madame Duparquet.

LÉONIE, sans faire attention à ces saluts.

Eh bien, cette femme, va-t-elle sortir ?

DUPARQUET, toujours à la porte de la baignoire, se cramponnant.

Non, non... Elle ne veut pas. Elle a réfléchi. Elle a pesé le pour et le contre...

LÉONIE, allant vers la baignoire.

Nous allons voir...

DUPARQUET, descendant en scène.

Bouscarin, soyez juge... Il y a une dame dans cette baignoire. Et cette dame, Léonie tient absolument à ce que je lui dise de s’en aller... Soyez juge... moi, un homme du monde... est-ce que je peux aller proposer à cette dame une pareille humiliation ?

BOUSCARIN.

Vous ne le pouvez pas.

DUPARQUET, à Léonie.

Tu vois, je ne peux pas.

BOUSCARIN.

Non, vous, vous ne pouvez pas aller dire à cette dame... mais moi, je peux...

DUPARQUET, épouvanté.

Vous !

BOUSCARIN.

Oui, moi...

DUPARQUET.

Allons, bon !!!

BOUSCARIN.

Parce que, moi, j’offrirai mon bras à cette dame... et, comme ça, il n’y aura pas d’humiliation... Elle sortira à mon bras.

À Léonie.

Ça vous va-t-il ?

LÉONIE.

Tout me va, pourvu qu’elle sorte.

BOUSCARIN.

Je m’en charge...

DUPARQUET, l’arrêtant.

C’est impossible...

BOUSCARIN.

Allons donc ! c’est au contraire la chose la plus simple du monde... avec un bracelet ou une bague que je promettrai... de votre part, bien entendu...

DUPARQUET, tenant Bouscarin par le bras.

Non, vous ne pouvez pas entrer...

BOUSCARIN.

Mais si !... laissez-moi donc...

DUPARQUET, avec énergie.

Non, vous dis-je, non !

LÉONIE.

Et pourquoi donc, à la fin, ne pourrait-il pas ?

Elle le saisit violemment par les mains, lui fait décrire un demi-cercle et l’envoie contre le mur à gauche.

DUPARQUET, anéanti.

Ma colombe !!!

BOUSCARIN.

Je vais lui promettre un bracelet, un magnifique bracelet... qu’est-ce que ça me coûte ?

Il entre dans la baignoire.

DUPARQUET, à Léonie.

Allons-nous-en... allons-nous-en tout de suite... Je te dirai pourquoi.

Voyant reparaître Bouscarin.

Trop tard !...

 

 

Scène XV

 

LÉONIE, DUPARQUET, BOUSCARIN, ADÈLE

 

BOUSCARIN, pâle, défait, les cheveux en désordre.

C’était Adèle !

Essayant d’être calme.

Sortez, Adèle, et asseyez-vous là. Tout à l’heure, nous causerons.

ADÈLE, sortant de la baignoire, très calme, très douce.

Oui, monsieur Bouscarin.

Elle va s’asseoir docilement sur la chaise à droite, près des paletots.

BOUSCARIN, à Léonie.

La baignoire est à vous, madame... vous pouvez y entrer, dans la baignoire.

LÉONIE.

Ah ça ! mais, cette petite, vous la connaissez donc ?...

BOUSCARIN.

Votre mari est un misérable, madame... oui, c’est un misérable, mais je le châtierai.

LÉONIE, éclatant de rire.

Comment, pendant que vous... mon mari... avec ?... Ah bien !... je l’aime mieux comme ça, elle est plus drôle...

Avec pitié, à son mari.

Allons, venez, vous.

Elle entre dans la baignoire.

DUPARQUET.

Oui... je viens... tout de suite...

Il essaie d’échapper à Bouscarin, mais celui-ci l’arrête au passage.

BOUSCARIN.

Un mot, monsieur...

DUPARQUET.

Je ne peux pas... on m’attend.

BOUSCARIN.

Un mot, je vous dis... Je ne veux pas prendre le rôle de provocateur, et je ne vous enverrai pas de témoins, mais j’attends les vôtres.

DUPARQUET, fièrement.

Moi aussi, monsieur !

BOUSCARIN, fièrement.

C’est bien, monsieur, j’y compte !

Duparquet entre dans la baignoire et en referme la porte.

 

 

Scène XVI

 

BOUSCARIN, ADÈLE

 

BOUSCARIN.

Approchez, Adèle.

Elle se lève.

ADÈLE, parlant avec humilité, comme une petite pensionnaire.

Me voici, monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN.

Eh bien, voyons... que pouvez-vous me dire pour votre défense ?

ADÈLE.

Rien du tout, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Rien du tout, vous en convenez. Vous êtes prise, vous êtes confondue...

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin, je suis confondue.

BOUSCARIN.

J’avais tout fait pour vous. J’avais été bon, jusqu’à... je pourrais dire jusqu’à la faiblesse...

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Jusqu’à la bêtise.

ADÈLE.

Oh !

BOUSCARIN, insistant.

Jusqu’à la bêtise.

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Vous avez indignement abusé de cette bonté.

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin, j’en ai indignement...

BOUSCARIN.

Vous m’avez trompé !

ADÈLE.

Je vous ai trompé.

BOUSCARIN.

Vous l’avouez ?

ADÈLE.

Je l’avoue.

BOUSCARIN.

Vous reconnaissez que vous êtes une mauvaise, une perfide petite créature.

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin, je suis une mauvaise, une perfide petite créature.

BOUSCARIN.

Ah !... Vous ne trouverez pas étonnant alors

Avec effort.

vous ne trouverez pas étonnant que je vous quitte et que je m’en aille de mon côté, pendant que vous vous en irez du vôtre.

ADÈLE, toujours du même ton calme.

Non, monsieur Bouscarin, je ne le trouverai pas étonnant.

BOUSCARIN.

Qu’est-ce que vous aviez mis pour venir ici, un manteau, une pelisse ?

ADÈLE.

J’avais mis mon petit paletot marron.

BOUSCARIN, avec éclat.

Votre petit paletot marron, celui que je vous ai donné pour vos étrennes !...

ADÈLE, très doucement.

Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Ah !... Eh bien, demandez-le, appelez l’ouvreuse.

ADÈLE, appelant.

Madame ! madame !...

À Bouscarin.

Elle ne m’entend pas. Elle est en train de prendre des glaces avec deux jeunes personnes et deux messieurs.

Bouscarin passe à droite.

BOUSCARIN, criant.

Eh ! l’ouvreuse !... Elle m’a entendu, moi.

ADÈLE.

Merci, monsieur Bouscarin.

Entre l’ouvreuse, sa glace à la main.

L’OUVREUSE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

ADÈLE.

Voulez-vous me donner mon paletot ? un petit paletot marron...

L’OUVREUSE.

Vous avez un numéro ?

ADÈLE.

Non... j’étais dans la baignoire numéro 4.

L’OUVREUSE.

Baignoire numéro 4...

Elle sort, puis rentre tout de suite.

Voilà... un petit paletot... et une canne.

Le paletot est enroulé autour de la canne.

BOUSCARIN, sautant sur la canne.

Une canne !... sa canne !

ADÈLE, toujours très calme.

Oui, monsieur Bouscarin... sa canne.

BOUSCARIN.

Sa canne !...

Il la prend et la brise en quatre morceaux. À l’ouvreuse.

Et s’il vous la demande, vous direz que c’est moi qui l’ai brisée... et que je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas la lui avoir brisée sur les reins !

Il rend la canne à l’ouvreuse.

L’OUVREUSE.

Je le lui dirai, monsieur.

BOUSCARIN.

Voilà vingt sous, donnez-moi ça.

Il prend le paletot d’Adèle. L’ouvreuse sort.

Allons, venez, que je vous aide à mettre...

Il s’arrête et la regarde.

Qu’est-ce que vous allez devenir, à présent ?...

ADÈLE.

Je ne sais pas, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Vous ferez comme tant d’autres, peut-être, vous vous mettrez à avoir des chevaux, des diamants, un petit hôtel...

ADÈLE.

Ah !...

BOUSCARIN.

Ce n’est pas là ce que j’avais rêvé pour vous, moi ; j’avais rêvé une existence simple, modeste, presque honorable...

ADÈLE.

Vous m’aimiez bien, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Oui, Adèle, je vous aimais bien.

ADÈLE.

Et maintenant encore vous m’aimez bien.

BOUSCARIN, avec force.

Maintenant... oh ! non, par exemple !...

ADÈLE.

Vous m’aimez bien toujours... oh si ! monsieur Bouscarin, oh si ! vous m’aimez bien toujours.

Silence.

BOUSCARIN, avec effort.

Et quand cela serait !... Après la façon dont vous vous êtes conduite, est-ce qu’il y aurait moyen de pardonner ? Est-ce que c’est possible ?...

ADÈLE.

Non, monsieur Bouscarin, ce n’est pas possible.

BOUSCARIN.

Alors, vous voyez bien qu’il faut... Allons, venez que je vous aide à...

S’arrêtant encore au moment de lui mettre le paletot.

Et pour qui, je vous le demande, pour qui ? pour ce Duparquet !... un singe !... Si encore ça avait été un jeune homme, un beau jeune homme, j’aurais compris... ça m’aurait fait moins de peine...

ADÈLE.

Quant à ça, non, monsieur Bouscarin, si ça avait été un beau jeune homme, ça ne vous aurait pas fait moins de peine.

Elle s’avance et tend son bras pour mettre le paletot ; Bouscarin s’arrête encore.

BOUSCARIN.

Je sais bien que, moi, j’ai quarante ans...

Regard d’Adèle.

quarante ans sonnés... tandis que vous... quel âge est-ce que vous avez, vous ?...

ADÈLE.

Dix-neuf ans, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Cela fait une différence...

ADÈLE.

Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Étant donnée cette différence, je sais bien que je ne pouvais pas compter sur de l’amour... non... n’est-ce pas, je ne pouvais pas compter sur de l’amour ?...

ADÈLE, détournant la tête, très bas.

Non, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Mais je pouvais compter sur de l’estime...

ADÈLE, avec enthousiasme.

Oh ! oui, monsieur Bouscarin !...

BOUSCARIN.

Sur de l’affection...

ADÈLE, plus simplement.

Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Sur de la tendresse...

ADÈLE, hésitant un peu et très bas.

Oui... monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Sur de la fidélité.

ADÈLE, hésitant beaucoup, et plus bas encore, d’une voix presque imperceptible.

Oui... monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN.

Ah !... Et si, malgré ce qui est arrivé, on était assez imbécile... assez magnanime... pour oublier, promettriez-vous qu’à l’avenir ?...

ADÈLE, sans la moindre conviction.

Oui, monsieur Bouscarin, je promettrais.

BOUSCARIN.

Vous promettriez, vous promettriez... mais cette promesse, la tiendriez-vous ? voilà le point délicat...

ADÈLE.

Vous avez raison, monsieur Bouscarin... c’est là le point délicat...

BOUSCARIN.

Alors, vous voyez bien qu’il n’y a pas moyen... il faut nous séparer... Allons, venez...

Au moment où Adèle va passer le bras dans la manche du paletot, entre le contrôleur.

LE CONTRÔLEUR.

Tout est arrangé, monsieur... vous n’aviez pas besoin de vous fâcher... vous avez le numéro 4... à la première galerie.

BOUSCARIN.

À la première galerie ?...

LE CONTRÔLEUR, lui donnant le coupon.

Oui, monsieur, une loge superbe... je vais prévenir.

Il sort.

BOUSCARIN.

Une loge !... une loge !... qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?...

Il regarde Adèle, qui attend à gauche, calme, impassible. À lui-même, mais de façon à être entendu par Adèle.

Une loge... une loge... superbe, à la première galerie.

Adèle ne bronche pas.

Eh bien, Adèle, cette pièce que vous aviez tant envie de voir...

ADÈLE.

Oh ! oui, j’en avais bien envie !

BOUSCARIN, avec effort.

Voulez-vous venir la voir avec moi dans ma loge ? voulez-vous ?

ADÈLE, changeant de ton, très nettement.

Non, je ne veux pas.

BOUSCARIN, stupéfait.

Vous dites ?...

ADÈLE.

Je dis que je ne veux pas aller voir cette pièce avec vous dans votre loge... Vous avez dit, tout à l’heure, que nous allions nous séparer... vous l’avez dit, n’est-ce pas ? Eh bien, séparons-nous... donnez-moi mon petit paletot marron.

BOUSCARIN.

Mais pourquoi ne voulez-vous pas ?...

ADÈLE.

Parce que je ne veux pas... Donnez-moi...

BOUSCARIN.

Voyons, je vous ai fâchée peut-être... Oui, j’ai dû vous fâcher, en refusant de vous laisser voir cette pièce, mais puisque maintenant je vous offre moi-même...

ADÈLE.

Ce n’est pas pour cela que je suis fâchée.

BOUSCARIN.

Pourquoi, alors ?

ADÈLE.

Pour rien... Donnez-moi...

BOUSCARIN.

C’est parce que je vous ai soupçonnée, alors... je le vois bien, c’est parce que je vous ai soupçonnée.

ADÈLE, avec impatience.

Ah !...

BOUSCARIN.

Mais, enfin, si je vous ai soupçonnée... c’est que...

ADÈLE.

Me croire coupable !... Et pourquoi ?... parce que M. Duparquet a fait ce que vous auriez dû faire...

Mouvement de Bouscarin.

parce qu’il a eu la complaisance de me mener au théâtre... Est-ce que c’est une raison ?... Alors, toutes les fois qu’on mène une dame au théâtre...

BOUSCARIN.

Non... non... je ne prétends pas... je sais bien par moi-même...

ADÈLE.

Eh bien, alors ?...

BOUSCARIN.

Allons... ne parlons plus de ça, et venez dans ma loge...

ADÈLE.

Non... je ne veux pas...

BOUSCARIN.

Eh bien... là, voyons, j’ai eu tort... j’avoue que j’ai eu tort.

ADÈLE.

Donnez-moi mon petit paletot.

BOUSCARIN.

Mais puisque j’avoue... là, voyons, puisque j’avoue !...

ADÈLE.

Vous avouez que vous êtes un brutal, un vilain jaloux ?

BOUSCARIN.

Oui, Adèle, je suis un brutal, un vilain jaloux.

ADÈLE.

Vous demandez pardon ?

BOUSCARIN.

Oui, Adèle, je demande pardon.

ADÈLE.

Vous reconnaissez que ce pardon, vous ne le méritez pas, et que, pour vous l’accorder, il faut que je sois bonne, bonne, bonne ?...

BOUSCARIN.

Oui, Adèle, je reconnais que ce pardon, je ne le mérite pas, et que, pour me l’accorder, il faut que vous soyez bonne, bonne, bonne...

ADÈLE.

C’est bien, et maintenant je consens à aller...

Elle prend le bras de Bouscarin.

Mais à une condition...

BOUSCARIN.

Quelle condition ?...

ADÈLE.

Dès que vous m’aurez installée dans la loge, vous irez trouver monsieur Duparquet... vous lui direz que vous regrettez de lui avoir parlé comme vous lui avez parlé tout à l’heure...

BOUSCARIN.

Je ne lui dirai pas ça...

ADÈLE.

Vous le lui direz, monsieur Bouscarin, vous le lui direz ; et vous l’inviterez à dîner pour mercredi prochain.

BOUSCARIN.

Jamais de la vie !...

ADÈLE.

Vous l’inviterez, monsieur Bouscarin, vous l’inviterez... et pas plus tard que tout à l’heure.

BOUSCARIN, avec force.

Je ne l’inviterai pas... Il viendra, s’il le veut, mais je ne l’inviterai pas.

Ils sortent. Musique à l’orchestre jusqu’à la fin de la pièce.

 

 

Scène XVII

 

LE VICOMTE, PITOU, EMMA, CAROLINE

 

Paraissent, à droite, le vicomte donnant le bras à Caroline, et Pitou à Emma. Les deux petites sont chargées de boîtes de bonbons, de gros sucres de pomme, de bouquets. Tous les quatre traversent très lentement le théâtre, de droite à gauche.

LE VICOMTE.

Et c’est à ce moment-là que l’on chante la ronde !

CAROLINE.

Oui, la ronde du roi Candaule...

PITOU.

Vous vous la rappelez bien, la ronde ?

CAROLINE.

C’est celle que vous venez de nous chanter.

TOUS LES QUATRE, très piano, fredonnent.

Ah ! qu’elle est drôle,
L’aventure du roi Candaule.

Ils sortent à gauche. Les voix se perdent dans la coulisse.

 

 

Scène XVIII

 

BOUSCARIN, puis DUPARQUET, puis LE VICOMTE, PITOU, EMMA, CAROLINE, CAPURON

 

BOUSCARIN.

Adèle m’a tout expliqué, j’étais fou d’avoir des soupçons... je vais inviter Duparquet...

Il frappe à la porte de la loge ; sort Duparquet.

DUPARQUET.

Tiens, ça se trouve à merveille... j’allais justement vous inviter à dîner de la part de ma femme.

BOUSCARIN, stupéfait.

Allons donc !...

DUPARQUET.

Léonie m’a tout expliqué... vous viendrez dîner mardi, n’est-ce pas ?

BOUSCARIN.

Je veux bien ; mais vous, mercredi, vous viendrez dîner rue La Bruyère ?...

DUPARQUET, stupéfait.

Vous m’invitez ?...

BOUSCARIN.

De la part d’Adèle...

DUPARQUET.

Oh ! alors...

BOUSCARIN.

Mercredi, n’est-ce pas ? c’est convenu...

DUPARQUET.

Et vous, mardi, vous n’oublierez pas... Venez donc dire à madame Duparquet que vous acceptez.

BOUSCARIN.

Est-ce assez l’aventure du roi Candaule ? est-ce assez l’aventure ?...

Duparquet ouvre la porte de la loge : Bouscarin s’approche et salue Léonie. Au même moment, l’orchestre joue une figure de quadrille. Le vicomte et Pitou rentrent avec Emma et Caroline ; M. Capuron ouvre la porte de la loge et aperçoit ses deux filles avec les deux jeunes gens : il se précipite, s’empare violemment d’Emma et de Caroline et les fait rentrer dans la loge.

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