Le Retour (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 17 octobre 1823.

 

Personnages

 

MICHEL, riche fermier

STANISLAS, sergent

CHRISTINE, femme de Michel

LISA, sœur de Christine

 

Dans un village.

 

Un intérieur de ferme. Porte au fond. Deux portes latérales. Une croisée à gauche, sur le premier plan. Une table à droite.

 

 

Scène première

 

MICHEL, CHRISTINE

 

Christine est vêtue simplement, et en habit de ménage ; mais plusieurs parties de son vêtement sont en noir.

CHRISTINE.

Je ne suis pas encore revenue de ma joie et de ma surprise... Mon cher Michel, c’est bien toi !...

MICHEL, montrant sa figure.

Oui, ma femme, me voilà... un peu changé.

Montrant son cœur.

Mais ça, c’est toujours le même.

CHRISTINE.

Et personne ne t’a vu ?

MICHEL.

Non, tu es la première, toi... et notre entant que je viens d’embrasser, c’est bien naturel ; mais ma présence, je m’en vante, va produire un fameux effet dans le village.

CHRISTINE.

Je le crois bien... tout le monde ainsi que moi te croyait mort... Ah çà ! ce que nous a raconté Charlot n’était donc pas vrai ?

MICHEL.

Si, vraiment... le pauvre garçon m’a vu rouler dans le précipice, et il s’est sauvé... il n’est pas brave : c’est mon filleul ; et je ne puis pas lui en vouloir, parce que c’est peut-être à moi qu’il doit cela.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

L’en blâmer s’rait une injustice,
S’il est peureux, il n’est pas l’ seul ;
Quel malheur ! qu’un parrain ne puisse
À son gré doter son filleul ;
Nous pouvions si bien nous entendre !
J’y aurais donné d’ la valeur ;
Et plus tard, comme il a du cœur.
Je l’aurais prié de m’en rendre.

CHRISTINE.

Aussi, pourquoi t’absenter de chez toi ? pourquoi quitter ton logis ? ta femme ? ton enfant ?...

MICHEL.

Pourquoi ? Ne faut-il pas que je vende mes laines, mon blé ?... ne faut-il pas qu’à mon tour je te rende heureuse ?... toi, à qui je dois ma fortune et mon bonheur... Parce qu’on n’a pas de courage, ça n’empêche pas d’avoir du cœur.

CHRISTINE.

Oui, Michel, oui, je sais que tu es un bon mari... mais n’avons-nous pas assez de bien ?... l’argent que nous a donné le brave Stanislas... le prix de notre auberge, que depuis nous avons vendue... tout cela n’a-t-il pas quintuplé entre tes mains ?... cette jolie ferme que nous avons achetée, n’est-elle pas devenue, grâce à ton industrie, la plus belle du canton de Zurich ?... que manque-t-il à ton bonheur ?

MICHEL.

Rien, et désormais je ne te quitterai plus... nous marierons Charlot, mon filleul, à la sœur Lisa, qui est presque aussi bonne que toi, et nous leur donnerons cette jolie maison, qui est là... au bord du ruisseau.

CHRISTINE.

Que veux-tu dire ?

MICHEL.

Cette maison toute neuve, que nous avons fait bâtir, et que nous avons meublée.

CHRISTINE.

Y penses-tu !... la maison, la prairie, le verger... tout cela appartient à Stanislas.

Air : Muse des jeux et des accords champêtres.

Si les périls, les fatig’s, et la guerre
Ont épargné notre meilleur ami,
Il retrouv’ra, ces champs, cette chaumière,
Et ces beaux arbr’s, qui fur’nt plantés par lui :
Oui, pour lui seul croîtra leur vert feuillage,
Et notre ami nous bénissant, je crois,
S’il vient jamais s’asseoir sous leur ombrage,
Dira : c’est-là que l’on pensait à moi.

MICHEL.

Oui, s’il revient ; mais depuis cinq ans, on ne l’a pas revu... et un soldat qui y va comme lui ne va pas longtemps.

CHRISTINE.

Qu’est-ce que c’est que ces idées-là ?

MICHEL.

Après cela, peut-être a-t-il prospéré... moi, je ne m’oppose pas à ce qu’il aille loin, au contraire... Mais où est ta sœur Lisa ? où est mon filleul Charlot ?... allons les revoir... et surtout allons apprendre à tout le village que j’existe encore.

On entend une musique militaire.

Hein !... du tambour... qu’est-ce que c’est que cela ?

CHRISTINE.

J’y suis ; c’est cette compagnie de soldats qu’on attendait... il faut te dire que demain, ou après, il doit se livrer dans la plaine une bataille décisive.

MICHEL.

Une bataille !

CHRISTINE.

Oui, et pour garder pendant ce temps les défilés de nos montagnes, on fait aujourd’hui une levée en masse... tous les habitants se sont empressés de répondre à l’appel... je ne te parlais pas de cela... parce que croyant t’avoir perdu, cela m’importait si peu...

MICHEL.

Oui, mais il importe à présent... et vois-tu, ma femme... moi, je n’aime pas les propos, les bavardages... et je crois qu’il n’est pas nécessaire de dire au village que je suis revenu.

CHRISTINE.

Comment !

MICHEL.

Sans doute... puisqu’on me croit mort, il est inutile d’aller me faire tuer.

CHRISTINE.

Certainement... mais songe donc mon, ami, si on allait te découvrir !...

MICHEL.

On ne découvrira rien... demain, après-demain, selon les événements, je reparaîtrai... mais d’ici-là, je me tiendrai caché dans la maison...

Air de la Gazza Ladra.

Pour me montrer j’attends l’instant propice ;
Depuis longtemps je connais tes vertus,
Fais-moi, ma chère, encor ce sacrifice,
Et par amour sois veuve un jour de plus.
De se tuer ceux qui font la folie
Ne risqueront jamais autant que moi ;
Je perdrais trop en perdant une vie
Que je pourrais passer auprès de toi.

Ensemble.

CHRISTINE.

Pour le montrer attends l’instant propice,
De ton danger tous mes sens sont émus ;
À ton amour faisant ce sacrifice,
Je serai veuve encore un jour de plus,

MICHEL.

Pour me montrer j’attends l’instant propice ;
Depuis longtemps je connais tes vertus,
Fais-moi, ma chère, encor ce sacrifice,
Et par amour, sois veuve un jour de plus.

CHRISTINE.

C’est Lisa, c’est ma sœur... il ne faut pas qu’elle te voie.

Michel sort.

 

 

Scène II

 

CHRISTINE, LISA

 

LISA.

Ah ! ma sœur, ma sœur... si tu avais vu comme c’est beau !... tout un bataillon qui était rangé sur la place du village... ces armes qui brillent au soleil... et les évolutions, et les tambours, et la musique militaire... ça fait battre le cœur.

CHRISTINE.

Eh ! mon Dieu ! comme te voilà émue !...

LISA.

Moi !... du tout... mais c’est que tous les garçons du village sont accourus... il essayaient à se mettre en ligne, et à marcher au pas, et malgré moi, sans m’en apercevoir, je marchais à côté d’eux... tandis que leurs femmes, leurs sœurs leur criaient : « Allez nous défendre !... allez, allez !... » enfin, ma sœur, c’était superbe.

CHRISTINE.

Oh ! je le reconnais bien là, tu as une tête, une imagination qui ne demandent qu’à s’exalter, et dans ces moments-là, rien ne t’arrête, rien ne t’effraie.

LISA.

C’est vrai... tout à l’heure, je m’étais approchée le plus près possible, pour voir leurs manœuvres... je ne savais pas qu’ils faisaient l’exercice à feu, et au moment où ils ont tiré, le sergent qui les commandait a poussé un cri... et s’est élancé devant moi, en me disant : « Veux-tu te reculer, petite !... » Là-dessus, il a prononcé, avec un air de bonté et de bienveillance, un gros juron que je n’ose répéter.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnesi.)

Mais l’ croiras-tu ? dans cet instant,
Il a pâli ; sa main était tremblante...
De ce sentiment d’épouvante
Combien mon cœur était reconnaissant.

CHRISTINE.

Pour toi vraiment c’est un bel avantage !

LISA.

J’ai vu, j’ peux m’en glorifier,
C’ que l’ennemi n’a jamais vu, je gage,
J’ai vu trembler un grenadier !

CHRISTINE.

Voilà une belle aventure, et nous aurions été bien avancés, si par ton imprudence... Mais ne parlons pas de cela, parce que je te gronderais et qu’aujourd’hui je n’y suis pas disposée. Dis-moi, le filleul démon mari, Charlot, est-il rentre ?

LISA.

Je n’en sais rien.

CHRISTINE.

S’il vient, tu lui diras de m’attendre, et tu lui tiendras compagnie... songe que c’est ton futur, un brave et honnête garçon.

LISA.

Honnête... oui ; mais brave, non... et s’il faut que je te l’avoue, c’est pour cela que je n’ai point de goût pour lui... De tous les garçons du village, j’ai remarqué tout à l’heure que lui seul était absent, et je ne pourrais jamais aimer quelqu’un qui serait lâche... parce que, vois-tu bien, le courage chez un homme, c’est comme l’honneur chez une femme.

CHRISTINE.

C’est selon... et tout est relatif... un fermier n’est pas un colonel.

Air du vaudeville de La Somnambule.

J’estime le bon militaire,
Mais l’honnête homme, encor bien plus ;
Car, à mes yeux, les exploits sont, ma chère,
Plus faciles que les vertus,
Des deux côtés n’est pas la même chance :
Toujours le courage ici-bas
Dans la gloire a sa récompense.
Et la vertu bien souvent n’en a pas.

Oui, l’on peut être bon mari, bon père, et faire un excellent ménage, sans que pour cela... Adieu, adieu, Lisa... tu ne sortiras pas, et tu garderas la maison, n’est-il pas vrai ? parce que, moi, j’aurai peut-être à faire, aujourd’hui.

LISA.

Comme tu voudras, ma sœur, ne te gêne pas... je reste ici en bonne compagnie avec ton fils, mon petit neveu, je lui chanterai tous les airs militaires de ma connaissance.

CHRISTINE.

Oh ! je m’en rapporte à toi.

LISA.

Dame !... c’est un garçon... il faut l’élever convenablement.

CHRISTINE, à part.

Allons retrouver mon pauvre Michel.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LISA, seule

 

Cette chère Christine... je crains maintenant de lui avoir fait de la peine en lui parlant ainsi... cela lui a rappelé son mari qui l’a rendue si heureuse, et qu’elle regrette tous les jours... je ne la conçois pas ; et je ne comprends pas comment, dans le temps, elle a pu le préférer à ce brave Stanislas, qui l’adorait, qui a tout sacrifié... Quand je lui entends raconter cette histoire-là, je suis toujours prête à me mettre en colère contre elle.

On entend en dehors l’air de marche du vaudeville de Michel et Christine. Elle ouvre la porte, et regarde.

Ah ! voilà les soldais qui ont rompu leurs rangs... et chacun d’eux entre dans une maison du village pour se reposer... en voici un qui vient chez nous, que je suis contente !... c’est mon brave sergent de tout à l’heure.

 

 

Scène IV

 

LISA, STANISLAS

 

STANISLAS.

Air du vaudeville de Michel et Christine.

Quoique brave et bon militaire,
Après la marche ou le combat,
On a besoin de se refaire ;
Le vin est le cœur du soldat.
Un verre ou deux pourraient seuls me remettre,
Ma belle enfant, j’ l’attends d’ votre bonté,
Et je les veux boire à votre santé...

Portant la main au shako.

Si vous voulez bien le permettre.

Il met son fusil contre la porte ; son shako et son bagage sur la table.

LISA.

Mon Dieu !... monsieur le soldat, bien volontiers...

Regardant une bouteille qui est sur le buffet.

je crains seulement que celui-là ne soit pas assez bon... attendez.

Ouvrant le buffet.

Il y a là une bouteille de vieux bourgogne... voulez-vous me permettre de vous verser ?

STANISLAS.

Comment donc !... Tiens, c’est ma jolie fille de tout à l’heure.

LISA.

Oui, monsieur, Lisa, pour vous servir... Monsieur est un compatriote ?

STANISLAS.

C’est tout comme... Polonais de naissance, et grenadier français par état.

Buvant.

À la vôtre !... Ah çà ! dites-moi, la belle entant, quelle idée avez-vous d’aller vous mettre ainsi sous les feux de peloton... vous étiez là, immobile, vous n’avez donc pas peur ?

LISA.

Si, vraiment, surtout lorsque je me suis aperçue que j’étais aussi près.

STANISLAS.

Eh bien ! alors, pourquoi ne pas vous reculer ?

LISA.

Je ne sais, je n’osais, il me semblait que c’était lâche.

STANISLAS.

C’est bien ! voilà ce qui s’appelle du cœur...

Buvant.

Ça me rappelle nos jeunes soldats, la première fois qu’ils vont au feu... au premier coup de canon, on a peur ; mais on ne bouge pas... au second, on se fait tuer... voilà comme se forment les bons soldats.

Il boit.

Ah çà ! qu’est-ce que je vous dois ?

LISA.

Rien.

STANISLAS.

Comment ? rien !... Apprenez que je paie toujours le vin que je bois... respect aux propriétés !

Air de Préville et Taconnet.

Dans not’ pays un militaire veille
Pour les défendre, et non pour en user ;
Si quelquefois je vide une bouteille,
Si quel qu’autre fois j’ veux prendre un baiser,
Il faut, morbleu ! que l’on me le permette ;
Mais sans cela, j’ respecte le voisin,
Et sans rien prendre on me verrait enfin
Mourir d’amour près d’un’ jeune fillette,
Mourir de soif près d’un’ bouteill’ de vin.

Ainsi, voyons, qu’est-ce qu’il vous faut ?

LISA.

Rien, vous dis-je, et puisque vous ne vous battez que demain, passez la journée ici... il y a pour vous, à notre feu et à notre table, une place qui vous attend, et qui vous est réservée.

STANISLAS.

À moi, que vous ne connaissez pas ?

LISA.

C’est égal !... ma sœur doit celle maison, celle ferme, tout ce qu’elle possède à la générosité d’un de vos camarades, d’un simple soldat... et toutes les fois qu’il s’en présente un à notre porte, on le fait entrer, on lui donne la place d’honneur, et nous le servons comme le maître de la maison.

STANISLAS.

Vraiment... Eh bien ! je reste avec vous, car vous êtes de braves gens.

À Lisa qui écoute.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

LISA.

Rien... j’écoutais si mon neveu, le petit Stanislas, ne s’était pas éveillé.

STANISLAS.

Votre neveu s’appelle Stanislas ?

LISA.

Oui, monsieur.

STANISLAS.

Diable ! ce gaillard-là a un bien beau nom.

LISA.

C’est ma sœur qui a voulu que son fils s’appelât ainsi, en mémoire de son ancien ami, de ce soldat, dont je vous parlais.

STANISLAS.

Votre sœur ? quel est son nom ?

LISA.

Christine...

STANISLAS.

Christine !... l’épouse de Michel !...

LISA.

Oui, monsieur.

STANISLAS.

Et je suis ici chez eux !... Adieu, adieu, je m’en vais.

LISA.

Eh bien ! monsieur, où allez-vous donc !

STANISLAS.

Nulle part, je voulais...

À part.

Au fait, après cinq ans d’absence... quand je l’aimais, je pouvais craindre sa présence... maintenant que je ne l’aime plus, pourquoi la fuir ?

LISA, à part, le regardant.

À qui en a-t-il donc, à parler ainsi tout seul ?...

STANISLAS, haut.

J’ai connu votre sœur autrefois, et je voudrais aller embrasser son fils.

LISA.

Pas dans ce moment... il dort, et ma sœur, je crois, est sortie ; mais, puisque vous dînez avec nous, vous avez le temps ; vous verrez comme mon neveu est gentil... C’est moi qui suis sa marraine ; mais je me suis prononcée, je n’ai pas voulu d’autre compère que le brave Stanislas, que nous aimons tous... et c’est lui qui l’a été.

STANISLAS.

Lui !

LISA.

Oui... seulement, comme il n’était pas là, il a fallu qu’un autre le fût par procuration.

STANISLAS.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Et sur qui tomba votre choix ?
Qui donc avez-vous pris, ma chère ?

LISA.

Francœur... un ancien militaire,
Qui n’a que deux jambes de bois.

STANISLAS.

Mais d’un remplaçant aussi grave
Stanislas sera peu flatté.

LISA.

Monsieur, il nous fallait un brave,
Pour qu’il fût bien représenté.

STANISLAS, à part, la regardant.

Comment... même sans nous connaître, il existait déjà des relations entre nous ?

LISA.

Ce que je vous dis là vous étonne !...

STANISLAS.

Non, vous ôtes si gentille, si aimable... oui, vous êtes bien la sœur de Christine.

À part, la regardant.

Morbleu ! elles sont toutes charmantes dans cette famille-là...

Haut.

Mais, dites-moi, votre sœur a-t-elle été toujours heureuse ?

LISA.

Oh ! non, monsieur, et elle a eu bien du chagrin, depuis qu’elle a perdu son mari.

STANISLAS.

Que dites-vous ?... elle n’a plus de mari !

LISA.

Ô ciel ! vous pâlissez !...

STANISLAS.

Ce n’est rien... la surprise, l’émotion ! De grâce, allez trouver Christine... dites-lui qu’un soldat, un ancien ami voudrait la voir.

LISA, le regardant.

Grands dieux ! quelle idée ! il se pourrait...

STANISLAS, à voix basse.

Oui, oui, c’est moi.

LISA.

Stanislas !...

STANISLAS.

Ne prononcez pas ce nom, ne lui dites pas...

LISA, à part, le regardant.

Oui... tant de bonté, de générosité, j’aurais dû le reconnaître...

Haut.

J’y vais, j’y vais, monsieur... ah ! que ma sœur va être contente !

Elle sort en le regardant.

 

 

Scène V

 

STANISLAS, seul

 

Qu’ai-je appris ? je ne puis le croire encore... Christine est veuve... elle est libre... et c’est dans un pareil moment que je suis assez heureux pour la retrouver... Milzieux !... je peux à peine résister à mon impatience, à mon inquiétude... allons, Stanislas, du courage !... toi qui en as eu contre la douleur, ne te laisse pas abattre par l’excès de la joie... On vient, allons, ferme ! et ne recule pas... car c’est elle.

 

 

Scène VI

 

STANISLAS, CHRISTINE

 

CHRISTINE, à part.

Je viens de voir Michel, et je suis plus tranquille ! il est bien caché.

Haut.

Mais que veut ce soldat ?

STANISLAS, l’écoutant attentivement, mais sans retourner la tête.

C’est sa voix, je l’entends.

CHRISTINE.

Il se soutient à peine... serait-il malade ?... ou blessé ?

S’avançant vers lui.

Monsieur... Dieu ! qu’ai-je vu !

STANISLAS.

Christine !

CHRISTINE, se précipitant dans ses bras.

C’est lui !... Stanislas !... ah ! mon cœur me disait bien que je le reverrais...

STANISLAS.

Oui, Christine, oui, c’est moi, c’est votre ami...

Essuyant ses yeux.

Milzieux ! je me croyais le cœur plus ferme que cela... je me suis éloigné de vous sans verser une larme... et maintenant...

La regardant.

La voilà donc cette Christine que j’ai tant aimée... Si vous saviez ce que j’ai souffert en vous quittant... je n’avais qu’un espoir, c’est que ce ne serait pas long... Repousse par vous, par le monde entier, j’exposais en vain ma vie... le canon ne voulait pas de moi... j’entendais mes chefs me donner des éloges que je ne méritais pas... ils croyaient que j’étais brave... je n’étais que malheureux...

CHRISTINE.

Eh ! comment pendant cinq ans ne nous avez-vous pas donné de vos nouvelles ?

STANISLAS.

Le pouvais-je ? À cent lieues de vous, le sac sur le dos... courant toujours au pas de charge, et ne m’arrêtant que pour faire le coup de fusil... si même aujourd’hui je vous retrouve, c’est au hasard seul que je le dois... je viens enrégimenter pour un jour ou deux les habitants de ce village.

CHRISTINE.

C’est pour cela ?...

STANISLAS.

Oui... c’est ma consigne... et je n’ai eu qu’à me montrer... ce sont tous de braves gens qui ne demandent pas mieux.

CHRISTINE, souriant.

Si, cependant, quelqu’un d’entre eux...

STANISLAS.

C’est égal, il faudrait toujours marcher.

CHRISTINE.

Par vous, du moins... on pourrait obtenir...

STANISLAS.

Rien !... oui, pour rien au monde, je ne manquerais à mon devoir ; pas même pour vous, Christine.

CHRISTINE, à part.

Ah ! mon Dieu ! moi qui allais lui avouer...

STANISLAS.

Mais, vingt fois, en vous quittant, j’étais tenté de revenir sur mes pas... je trouvais mon sacrifice trop grand ; je m’irritais de ma générosité ; je me demandais pourquoi je vous avais cédée à un homme qui vous méritait moins que moi, à un homme, dont même maintenant le nom seul me met encore en fureur.

CHRISTINE.

Que dites-vous ?

STANISLAS.

Air : Le choix que fait tout le village. (Les Deux Edmond.)

Pardon, j’ai tort, j’abjure la colère
Qui m’animait encore jusqu’ici ;
Devant celle qui lui fut chère,
J’ n’ai pas le droit de mal parler de lui.
Il n’est plus là pour se défendre,
Et je n’ dois voir que ses vertus ;
Nobles rivaux, n’outrageons pas la cendre
Du malheureux qui ne nous entend plus.

CHRISTINE.

Il n’existe plus !... qui vous a appris ?...

STANISLAS.

Votre sœur, qui m’a tout raconté... mais votre tristesse, cet habit de deuil m’en disent encore plus que son récit... Oui, Christine, vous êtes libre ; moi, je l’ai toujours été.

Avec émotion.

Me voilà, Christine.

CHRISTINE.

Mon ami, vous n’êtes pas en état de m’entendre... Dans quelques jours je vous parlerai-raison.

STANISLAS.

Dans quelques jours !... attendre encore !... Non, j’ai trop souffert, et vous me donnerez votre foi aujourd’hui, à l’instant même ; demain, je peux être tué... À présent que je veux vivre, le canon ferait attention à moi...

CHRISTINE.

Mais, mon ami...

STANISLAS.

Quoi ! vous hésitez encore ?... Eh bien ! vous ne le pouvez plus, vous n’en avez pas le droit... cette fois-ci, j’ai rapporté de mes campagnes cinq blessures de plus, et les galons de sergent... mais, voilà tout ; ainsi vous êtes riche, et moi...

Air : Sans murmurer. (Michel et Christine.)

Je n’ai plus rien,
Je dois vous en instruire.
Refus’rez-vous d’unir vot’ sort au mien ?

CHRISTINE.

Écoutez-moi.

STANISLAS, avec douleur.

Ce mot doit me suffire...
C’est maintenant, hélas ! que je puis dire :
Je n’ai plus rien.

CHRISTINE.

Oh ! tout ce que je possède est à vous.

STANISLAS.

Je n’en veux pas.

CHRISTINE.

Ou plutôt, je ne possède rien qui ne vous appartienne.

STANISLAS.

Je ne veux que vous !... que vous seule !...

CHRISTINE.

Puis-je obtenir au moins que vous m’écouterez un seul instant ?

STANISLAS.

Soit... un instant, et pas plus.

CHRISTINE.

Que pouvez-vous exiger ? mon affection, mon amitié... vous l’avez !... et une amitié si vraie, si tendre, que plus d’une fois peut-être, Michel aurait eu le droit de s’en offenser ; mais mon amour !... il n’est plus en mon pouvoir de le donner, et quand je le pourrais, devriez-vous le désirer ?... cette tendresse, ces sentiments qui vous semblent si doux, ne cesseront-ils pas de l’être, quand vous vous rappellerez que je les avais déjà éprouvés pour un autre ? Jaloux du passé, mécontent du présent, vous craindrez toujours d’être aimé faiblement, et peut-être avec raison... car, croyez-moi, mon ami, on n’aime bien qu’une fois, et c’est la première.

STANISLAS.

À qui le dites-vous ?

CHRISTINE, vivement.

Je ne parle ainsi que pour les femmes ; car vous... un homme, c’est si différent ! Stanislas... soyez sincère, et dites-moi si, pendant ces cinq années, vous ne m’avez jamais oubliée ?

STANISLAS.

Moi, morbleu !...

CHRISTINE.

Pas de galanterie, la vérité... votre foi de soldat...

STANISLAS.

Eh bien ! oui... l’absence, la guerre, les périls, d’autres distractions, vous ont quelquefois éloignée de mon souvenir, je ne dis pas non... mais depuis que je vous ai revue...

CHRISTINE.

Et si vous ne m’aviez pas revue, si quelque autre, jeune, aimable, et dont le cœur ne se serait pas donné, vous eût aimé ?...

STANISLAS.

Et où voulez-vous que je la rencontre ? où trouver une autre Christine ?

 

 

Scène VII

 

STANISLAS, CHRISTINE, LISA

 

LISA.

Enfin, la voilà !... Ma sœur, puis-je entrer ?

Morceau d’ensemble.

Air : Finale du deuxième acte de Leicester.

STANISLAS, à Lisa.

Ô vous ! si bonne et si jolie,
Venez parler en ma faveur ;
Et pour moi, je vous en supplie,
Tâchez d’adoucir sa rigueur.

LISA.

Qu’avez-vous donc ?

STANISLAS, montrant Christine.

Elle refuse
De me prendre pour son époux.

LISA.

Il se pourrait ! que dites vous ?

STANISLAS, à Christine.

Vous le voyez... ell’ vous accuse
D’injustice et de cruauté.

À Lisa.

N’est-il pas vrai ? c’est une indignité !

Ensemble.

STANISLAS.

Ô désespoir ! ô peine extrême !
Rien n’est égal à mon courroux ;
Depuis longtemps en vain je l’aime,
Et ne puis être son époux.

CHRISTINE.

Ô trouble affreux ! ô peine extrême !
Je crains d’exciter son courroux ;
Comme un ami toujours je l’aime,
Mais mon cœur est à mon époux.

LISA, à part.

Mais d’où vient donc ce trouble extrême !

À Stanislas.

Oui, je saurai parler pour vous ;
Ne craignez rien, c’est vous qu’elle aime,
Vous devez être son époux.

CHRISTINE, regardant Lisa.

Mais qu’as-tu donc ?

LISA, troublée, et essuyant une larme.

Moi !... rien, ma sœur

CHRISTINE, à part, avec joie.

Dieu ! quelle idée et quel bonheur extrême !
Si je pouvais par une autre moi-même
Payer les dettes de mon cœur.

Ensemble.

CHRISTINE.

Ô doux espoir ! bonheur suprême !
Que ce projet me semble doux !
J’unis ainsi tout ce que j’aime,
Si de ma sœur il est l’époux.

STANISLAS.

Ô désespoir ! ô peine extrême ! etc.

LISA.

Mais d’où vient donc ce trouble extrême ! etc.

STANISLAS.

Elle, du moins, elle pleure... elle daigne me plaindre.

À Lisa.

Oui, vous êtes la seule ici qui preniez intérêt à moi, et qui sachiez m’entendre.

LISA.

Sans doute ; est-ce que vous croyez que j’ai aussi mauvais cœur que ma sœur ? Vois-tu, Christine, je ne conçois pas que tu puisses le refuser.

CHRISTINE, avec joie.

Que dis-tu ?...

Haut.

Eh bien ! Lisa, puisque tu le veux, je cède à tes prières.

STANISLAS.

Il serait vrai !...

CHRISTINE.

Oui, dans quelques jours, si, d’ici-là, vous n’avez pas changé d’idée...

STANISLAS.

Quel bonheur !

Embrassant Lisa.

Lisa, c’est à vous que je dois...

LISA, vivement et fâchée.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi.

STANISLAS.

Vous aurais-je fâchée ?

LISA.

Non, sans doute ; mais, on n’embrasse pas ainsi les gens... surtout, avec de vilaines moustaches comme cela.

STANISLAS.

Pardon ! c’était plus fort que moi, parce que l’amitié, la reconnaissance... enfin, Lisa, je ne sais pas faire de phrases... mais, quand j’aime une fois, quoi qu’il arrive,

Montrant son cœur.

ça reste toujours là... c’est comme notre régiment devant une batterie... ça ne bouge pas.

LISA, lui tendant la main.

Vous êtes donc bien heureux... et moi aussi...

Avec un soupir.

Dieu !... quel bonheur !... il épousera ma sœur.

CHRISTINE.

À propos de cela, que venais-tu m’annoncer ?

LISA.

Moi ! je n’en sais rien... je ne me rappelle plus... Ah ! c’est Charlot qui veut te parler... ou plutôt, c’est toi qui voulais...

CHRISTINE.

Je vais le trouver, et je reviens.

STANISLAS.

Non pas, je ne vous quitte plus.

Air de La Balançoire.

Moi, votre époux ! c’est un song’ que j’ crois faire,
D’ peur d’ m’éveiller, je m’en vais avec vous ;

À Lisa.

Adieu, ma sœur.

LISA.

Adieu donc, mon beau-frère.

CHRISTINE, à part, et le regardant.

Ell’ lui donn’ra, j’espère, un nom plus doux.
Tendre amitié, sois-moi favorable,
À ses yeux, pour moi trop prévenus,
Efforçons-nous de n’être plus aimable,
Pour que ma sœur le soit encore plus.

Ensemble.

CHRISTINE.

Oui, Stanislas, dont l’amitié m’est chère
D’une aut’ que moi doit être ici l’époux,
Grâce à mes soins, à mes efforts, j’espère

Regardant Lisa.

Qu’ell’ lui donn’ra bientôt un nom plus doux.

LISA.

Son amitié me sera toujours chère,
C’est pour mon cœur un sentiment bien doux ;
N’ voyons en lui qu’un ami, qu’un beau-frère,
Car, de Christine, il doit être l’époux.

STANISLAS.

Moi, vot’ époux, c’est un song’ que j’ crois faire,
D’ peur d’ m’éveiller, je m’en vais avec vous ;
Je crains toujours que le destin contraire
N’ renverse encore un espoir aussi doux.

Il sort avec Christine.

 

 

Scène VIII

 

LISA, seule

 

Ce bon Stanislas, comme il est joyeux ! et moi, donc ! et moi !... eh bien, c’est étonnant, je ne le suis pas autant que je le croyais... et je ne sais pourquoi. Je voudrais presque maintenant qu’il ne fût pas revenu ; si, vraiment, je lésais... c’est que Christine ne le rendra pas aussi heureux qu’il le mérite... Elle se croit obligée de l’épouser ; elle n’a pu résister à ses prières et aux miennes... mais elle ne l’aime pas... Ne pas l’aimer, lui, qui est si bon, si généreux !... lui, que toutes les filles du village eussent été fières d’avoir pour mari ! Elles me disaient toutes : « Lisa, tu es la sœur de Christine ; et si Stanislas revient jamais, c’est toi qu’il aimera, qu’il épousera. » Ah ! bien oui, j’y ai souvent pensé, c’est vrai... mais je ne l’ai jamais cru.

Tristement.

Non, jamais.

Se reprenant.

Je vous demande aussi pourquoi ce Michel, mon ancien beau-frère, qui s’est toujours si bien porté, s’avise de mourir... juste dans un moment comme celui-là !

 

 

Scène IX

 

LISA, MICHEL

 

MICHEL, à part en entrant.

Ma femme ne revient pas. Il me semble que voilà bientôt trois heures... et c’est l’heure à laquelle je dînais de mon vivant.

LISA, se retournant et l’apercevant.

Dieux ! qu’ai-je vu ?

MICHEL, à part.

Quelle imprudence !... c’est cette petite Lisa.

LISA.

Répondez-moi !... Êtes-vous Michel, mon beau-frère ?...

MICHEL, à voix basse.

Oui, Lisa, c’est moi.

LISA.

Vous existez encore ? vous en êtes bien sur ?...

MICHEL.

Grâce au ciel ! je n’ai pas là-dessus le moindre doute. Vois plutôt.

Il lui tend la main.

LISA, la saisissant.

Oui, je ne m’abuse pas... c’est lui, c’est bien lui que je revois.

Pleurant de joie.

Ah ! que je suis heureuse !

MICHEL.

Pauvre Lisa ! comme elle m’est attachée !...

LISA, pleurant toujours.

Non, ce n’est pas cela.

MICHEL.

Comment ! ce n’est pas cela ?

LISA.

Je veux dire seulement que vous faites bien d’arriver, et je cours à l’instant même le dire à la maison, à tout le village.

MICHEL.

Au contraire, garde-t’en bien ; tout serait perdu si l’on se doutait seulement que j’existe.

LISA, étonnée.

Mais alors, c’est comme si vous étiez mort, et cela ne va rien empocher. Vous ne savez donc pas que nous avons ici un sergent... Stanislas... votre ancien ami.

MICHEL.

Stanislas !... il est ici... qu’est-ce qui peut l’amener ?... Courons !...

LISA.

Il est chargé d’enrôler les habitants de ce village.

MICHEL, s’arrêtant.

Ah ! mon Dieu !

LISA.

De plus, il a revu votre femme... il l’aime plus que jamais, et il veut l’épouser.

MICHEL.

L’épouser !... et qu’est-ce que Christine a dit à cela ?...

LISA.

Christine a fini par lui promettre...

MICHEL.

Ma femme lui aurait promis !...

LISA.

Écoutez donc... il n’y a rien à dire : elle vous croyait mort !

MICHEL.

Mais au contraire, c’est qu’elle savait fort bien...

LISA.

Comment !... elle savait...

MICHEL.

Non pas, je veux dire seulement qu’elle savait bien qu’on doit attendre plus longtemps.

LISA.

Tenez, je crois entendre Stanislas... il faut vous montrer.

MICHEL.

Ah ! mon Dieu !... certainement, Lisa, je me montrerai ; mais quand il le faudra... en attendant, je te recommande le plus grand secret ; non-seulement avec Stanislas, mais avec ta sœur.

LISA.

Mais pour quelle raison ?

MICHEL.

Tu le sauras plus tard... apprends seulement que mon existence dépend de ta discrétion.

LISA, effrayée.

Votre existence !...

Vivement.

je me tairai !... me préserve le ciel que vous mouriez une seconde fois !

Michel sort par la droite.

 

 

Scène X

 

LISA, puis STANISLAS

 

LISA.

Le voici !... comme il est rêveur !

STANISLAS.

Ah ! c’est vous, Lisa ?

LISA.

Qu’avez-vous donc, monsieur Stanislas ?... vous n’avez pas l’air content.

STANISLAS.

Non, et c’est pour cela que je vous cherchais.

LISA, avec amitié.

Vous avez eu raison, et je vous remercie, parlez...

STANISLAS.

Oui, je vous parlerai... parce qu’il n’y a que vous ici... avec qui on puisse s’entendre... j’avais beau adresser la parole à Christine... elle m’écoutait à peine, et ne paraissait occupée que de son fils... elle semblait faire exprès devant moi de l’accabler de caresses.

LISA.

C’est si naturel !

STANISLAS.

À la bonne heure !... mais ça fait mal... avec cela que ce petit gars ressemble comme deux gouttes d’eau à cet imbécile de Michel...

LISA.

Eh bien ! par exemple... à qui vouliez-vous donc qu’il ressemblât ?

STANISLAS.

Tenez, je le vois trop... elle ne pense qu’à son mari... c’est lui qu’elle aime dans cet entant, car elle ne s’en cache pas : ses regards, ses discours, tout semble me le dire ; et puis, je ne sais comment cela se fait... je ne reconnais plus son caractère ; elle, autrefois si bonne, si douce, elle a de l’humeur, de l’impatience ; et deux ou trois fois, je crois qu’elle s’est mise en colère... est-ce qu’elle est toujours comme cela ?

LISA.

Non, vraiment.

STANISLAS.

Alors, ce sera exprès pour moi... c’est la seule préférence que j’aie encore reçue.

LISA.

Refuserait-elle de tenir sa promesse ?

STANISLAS.

Non, du tout... et je crois que je l’aurais voulu ; car, au moins, j’aurais pu aussi me mettre en colère contre elle... Lisa, elle a cédé à vos prières, et non à ma tendresse, car elle ne m’aime pas ; et, au fait, je devais m’y attendre !... moi ! je n’ai jamais pu être aimé... jamais !...

LISA, tendrement.

Qu’en savez-vous ?

Se reprenant.

Et quand il serait vrai... ne serait-ce pas votre faute ?

STANISLAS.

Ma faute, à moi !...

LISA.

Oui... Peut-on vous parler franchement ?

STANISLAS.

Toujours.

LISA.

Eh bien ! avant de vous connaître, il me semblait impossible de ne pas vous aimer... je le conçois maintenant.

STANISLAS.

Et pourquoi ?

LISA.

Parce que je vous croyais plus de force d’âme, ou du moins plus de fierté : vouloir d’un cœur qui ne se donne qu’à regret ; vous débattre contre des refus ; ce n’est plus là Stanislas, vous n’êtes plus vous-même, et cela vous rend encore plus malheureux que votre amour.

STANISLAS.

Mille bombes ! est-ce qu’elle aurait raison ?

LISA.

Air de Téniers.

Toute à l’époux qu’elle pleure sans cesse,
Christine, vous le savez bien,
En comblant enfin vot’ tendresse,
A préféré voire bonheur au sien.
Voilà d’où vient vot’ tourment, il me semble ;
L’amour dans des cœurs généreux
Est noble et pur, lorsque l’on souffre ensemble,
Il ne l’est plus quand un seul est heureux.

STANISLAS.

Oui, j’en rougis ; je m’en veux à moi-même ; eh bien ! Lisa, vous qui êtes ma seule amie, parlez ! que faut-il faire ?

LISA.

Est-ce à votre amie que vous demandez conseil ?

STANISLAS.

Oui.

LISA.

Eh bien ! il faut partir, non pas demain, mais aujourd’hui.

STANISLAS.

Partir ! Ah ! Lisa, je vois bien que vous n’avez jamais aimé.

LISA.

Moi ! plus que vous ne croyez... plus que je ne peux le dire. Mais cet amour fut-il plus grand encore, s’il n’était point partagé... si l’on ne devait m’aimer que par pitié, ou par reconnaissance, je rougirais d’inspirer de pareils sentiments.

STANISLAS.

Quoi ! Lisa, vous aimez ?

LISA.

Oui ; mais, soyez tranquille, grâce au ciel, on n’en saura jamais rien.

STANISLAS.

Quoi !... il n’en est pas instruit ?

LISA.

Eh bien ! par exemple... plutôt mourir !

STANISLAS.

Morbleu !... moi, vieux soldat... c’est d’une jeune fille que je reçois une pareille leçon !... Lisa, je vois que vous êtes vraiment mon amie... je vous honore, je vous aime... et je vous le prouverai en suivant vos avis, je partirai.

LISA.

Vous partez !

STANISLAS.

Oui ; à ce prix, me rendrez-vous votre amitié, votre estime ?

LISA, lui tendant la main.

Vous les avez, et pour toujours... vous voilà tel que je le désirais.

 

 

Scène XI

 

LISA, STANISLAS, CHRISTINE

 

CHRISTINE.

Lisa, je viens te chercher... eh ! mais, qu’as-tu donc ? je vois des larmes dans tes yeux.

LISA, les essuyant vivement.

Moi ! quelle idée !

CHRISTINE, à part.

Et Stanislas est ému, troublé... ô bonheur ! que je n’ose espérer... tâchons du moins de les seconder...

Haut.

Ma sœur, je quitte Charlot,

À Stanislas.

il n’avait osé s’expliquer devant vous, Stanislas... mais après votre départ, il m’a demandé formellement la main de Lisa, et je la lui ai promise.

LISA.

Tu as eu tort ; car je ne veux pas me marier, surtout avec Charlot, tu sais pourquoi.

CHRISTINE.

Comment ! à cause de ce que tu me disais ce matin... parce que ce pauvre garçon est un peu poltron ?

LISA.

Oui, c’est pour cela que je le refuse. Je veux un mari qui sache me protéger, un mari que je puisse estimer ; je serais fière de lui donner le bras, lorsqu’on traversant le village, je verrais chacun le saluer, regarder sa croix d’honneur : ce n’est pas par vanité ou par un vain caprice ; mais, crois-moi, ma sœur, on respecte la femme d’un brave.

Air : Que parlez-vous ici de gloire ?

Ce respect dont elle est la preuve
Survit encore à son époux ;
Qui pourrait outrager la veuve
Du soldat qui mourut pour nous ?
« C’est elle, » s’ dit-on à sa vue...
Et sans appui, seule, au milieu de tous,
Elle n’ craint rien ; car elle est défendue
Par la mémoir’ de son époux.

STANISLAS.

Oui, Lisa, vous avez raison ; voilà les idées d’honneur qu’une femme doit avoir ; si elles étaient toutes comme vous, milzieux ! tout le monde serait soldat, et il y aurait trop de plaisir à se faire tuer.

CHRISTINE.

Quoi ! vous êtes de son avis ?

STANISLAS.

Oui, morbleu ! ne fût-ce que par état, et quand je l’entends parler, elle me rend fier ; je me rappelle avec orgueil mes douze blessures, et mes trois chevrons... car ils sont là, et je ne les ai pas volés.

CHRISTINE.

Et c’est vous qui l’engagez à me désobéir !... mais, j’y vois clair, et si elle refuse Charlot, c’est pour un motif qu’elle ne veut pas avouer.

LISA.

Moi !

CHRISTINE.

Oui, sans doute ; ce n’est pas moi que l’on abuse : tu ne veux pas te marier parce que tu en aimes un autre, et cet autre, c’est Stanislas !

STANISLAS.

Que dites-vous ?

LISA.

Qu’ai-je entendu ? c’est Christine, c’est ma sœur qui ose me soupçonner, me faire un tel affront !... moi, aimer quelqu’un que je vois aujourd’hui pour la première fois...

CHRISTINE.

Oui, mais depuis trois ans, tu t’en occupais, tu ne parlais que de lui ; quand il arrivait des nouvelles de l’armée, c’était à lui d’abord que tu pensais, tu te faisais répéter jusqu’aux moindres détails.

LISA.

Grands dieux !... quelle méchanceté !... si on peut dire...

CHRISTINE.

Et quand il a fallu être marraine de mon enfant, tu n’as voulu l’être qu’avec Stanislas.

À Stanislas.

Oui, dans les récits qu’elle fait à mon fils, il n’est jamais question que de vous, de vos aventures, de vos exploits.

À Lisa.

Et hier encore, dans la prière du soir que tu lui fais dire, crois-tu que je ne l’ai pas entendu : « Mon Dieu ! protégez mon parrain Stanislas, qui se bat pour nous ! »

STANISLAS, attendri.

Il serait possible !

LISA, sanglotant.

Je n’y puis plus tenir, la colère et l’indignation me suffoquent !... ne la croyez pas, monsieur, je ne vous ai jamais aimé... je ne vous aime pas... et vous, Christine, je ne vous reconnais plus, vous êtes une méchante sœur !

CHRISTINE.

Oui, parce que j’ai dit la vérité.

LISA.

La vérité ! Je ne sais ce que je ferais pour vous prouver... Je détestais Charlot... je l’épouserai... oui, je veux l’épouser... aujourd’hui, à l’instant même... vous pouvez aller le lui dire de ma part... J’en mourrai, mais du moins, on verra... Dieu ! que je suis malheureuse !

CHRISTINE.

Eh bien ! j’y vais... je vais le trouver, lui porter votre consentement, et je l’amènerai ici.

À part.

Allons, tout va bien : je suis plus tranquille, et je puis, je crois, les laisser ensemble.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

LISA, s’asseyant du côté de la porte à gauche, et pleurant, STANISLAS, de l’autre côté

 

STANISLAS, à part.

Je ne sais où j’en suis... j’éprouve un trouble, une émotion ; moi qui n’ai jamais aimé que des ingrats, il se pourrait... non, je ne puis le croire, et Christine s’abusait.

Haut.

Lisa !

LISA.

Laissez-moi, je ne veux vous parler, ni vous regarder... ma sœur dirait encore que je vous aime, mais c’est par jalousie... sachez que je n’ai jamais aimé personne.

STANISLAS.

Ce n’est pas cependant ce que vous me disiez tout à l’heure, avant l’arrivée de Christine.

LISA.

Ah ! mon Dieu !... quoi ! vous vous rappelez ?... c’est une surprise, c’est une trahison, et vous ne devez rien savoir.

STANISLAS.

Lisa, pourquoi me traitez-vous en ennemi ?... est-ce ma faute si votre sœur vous a fait de la peine ?

LISA.

En tout cas, vous vous rappelez aussi que, loin de vouloir vous retenir, je vous ai conseillé de vous éloigner.

STANISLAS.

Oui, il n’est que trop vrai.

LISA.

Eh bien ! maintenant, je vous en supplie.

STANISLAS.

Et pourquoi ?

LISA.

Parce que sans cela vous croiriez toujours que je vous aime, et j’en mourrais de honte.

STANISLAS.

Eh bien ! morbleu ! quand par hasard vous m’aimeriez, où serait le mal ?

LISA.

Aimer quelqu’un qui ne pense pas à vous, ressentir pour lui un amour qui n’est pas partagé !

STANISLAS.

Et s’il l’était...

LISA.

Que dites-vous ?

STANISLAS.

Si, frappé de votre caractère noble et généreux... il vous avait d’abord admirée... si, plus tard, consolé par votre amitié, soutenu par vos conseils... il se fût, grâce à vous, corrigé d’une passion insensée qui l’avilissait à ses propres yeux... si enfin, touché de vos grâces, de vos attraits, et plus encore de l’espoir d’être aimé, il éprouvait pour vous une tendresse véritable...

LISA.

Non, non, cela n’est pas possible.

STANISLAS.

Je le croyais comme vous... et voilà pourtant ce qui m’est arrivé.

LISA.

Vous cherchez à vous abuser vous-même, et vous aimez encore Christine.

STANISLAS.

Même avant cet aveu, n’étais-je pas décidé à la quitter ?

LISA.

C’est vrai.

STANISLAS.

Dans ce moment encore, n’est-elle pas libre ? ne m’offre-t-elle pas sa main ?

LISA, avec joie.

C’est vrai, mais c’est égal, il me faut d’autres preuves.

STANISLAS.

Parlez, qu’exigez-vous ?

LISA.

Je veux que d’ici à quelque temps, mes ordres et mes volontés soient sur-le-champ exécutés par vous... et alors nous verrons.

STANISLAS.

Mais au moins, quel terme voulez-vous me fixer ?

LISA, à part, le regardant.

Dieu ! si j’osais... allons, essayons cette épreuve.

STANISLAS, la serrant près de lui.

Lisa, parlez sérieusement, et ne vous faites pas un jeu de me tourmenter.

LISA, le repoussant.

Non ! laissez-moi...

Levant les yeux vers lui.

Tenez...

À part.

Oui, c’est cela...

Haut.

Ce matin, ici, quand vous avez voulu m’embrasser, cette grande moustache m’avait déjà déplu, je n’en veux pas, ôtez-la.

STANISLAS.

Y pensez-vous, Lisa, est-ce une plaisanterie ?

LISA.

Plaisanterie ou non, je l’exige.

STANISLAS.

Me séparer de ma moustache ! passer pour un blanc-bec !... moi, un vieux grenadier, non !

LISA.

Non ?

STANISLAS.

Non !

LISA.

Eh bien ! vous êtes le maître ; je savais bien qu’à la première chose que j’exigerais...

STANISLAS.

Eh ! morbleu ! demandez-moi plutôt d’aller couper celle de dix grenadiers ennemis.

LISA.

Eh ! que m’importe à moi que vous alliez vous exposer aux dangers du champ de bataille ? vous le faites tous les jours pour obéir à votre colonel, à votre capitaine ; il me faut aussi une preuve d’attachement, sinon, ne me parlez jamais de votre amour.

STANISLAS.

Mille millions de cartouches !

LISA.

Eh bien ?

STANISLAS.

Non...

Il va pour sortir, et s’arrêtant au fond du théâtre, comme s’il réfléchissait, il revient.

Voyons si elle l’oserait... milzieux ! elle le paierait cher.

Il s’approche de Lisa.

Eh bien ! Lisa, me voilà.

LISA.

C’est bien.

Après un moment de silence, et regardant Stanislas qui essuie une larme.

D’où vient cette larme ?

STANISLAS.

De rage... de me voir humilié par une femme.

LISA.

Moi ! vouloir vous humilier ! et vous avez pu le croire ?... Non, cette preuve d’amour me suffit, et c’est tout ce que je voulais.

STANISLAS.

Comment ! il serait possible ! bien, Lisa ; si tu l’avais osé, je ne l’aurais revue de ma vie... maintenant, je suis à toi, et pour toujours... il n’y a plus d’autre amour... il n’y a plus de Christine !...

 

 

Scène XIII

 

LISA, STANISLAS, CHRISTINE, qui s’est avancée pendant ces derniers mots, court à Stanislas

 

CHRISTINE.

Ah ! que je vous remercie !

LISA.

C’est ma sœur.

STANISLAS.

C’est Christine.

CHRISTINE.

Qui ne pouvait vous aimer, et qui a voulu que sa sœur acquittât ses dettes... Jamais, sans moi, vous n’auriez connu son amour, et c’est pour la rendre heureuse que j’ai été si méchante avec elle. Lisa, me pardonnes-tu ?

LISA.

Ah ! ma bonne sœur !

STANISLAS, entre elles deux, les serrant dans ses bras.

Christine !

 

 

Scène XIV

 

LISA, STANISLAS, CHRISTINE, MICHEL

 

MICHEL, entrant par la porte de droite, et les voyant.

Quel spectacle ! c’en est trop !

STANISLAS.

Que vois-je ! Michel !... il existe encore !

CHRISTINE, bas à Michel.

Qu’as-tu fait ? quelle imprudence !

MICHEL.

Quelle imprudence ! ah çà ! elle y tient, et veut absolument que je reste mort... Non, morbleu ! dès qu’il s’agit de ma femme, je ne crains plus rien ; il peut m’enrôler, me faire partir, me faire tuer ; ça m’est égal ; mais du moins il ne t’épousera pas de mon vivant.

LISA.

Quoi ! c’est pour cela que vous vous cachiez ?

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Que ne le disiez-vous plus tôt !
Calmant vos craintes salutaires,
Je vous aurais appris tantôt
Qu’on n’ prend que les célibataires.

MICHEL et CHRISTINE.

Il serait vrai !

STANISLAS.

Sans contredit.
J’ respect’ ceux que l’hymen réclame.

MICHEL, avec joie.

Ah ! Christine, j’ l’ai toujours dit,
Quel bonheur que tu sois ma femme !

STANISLAS.

Oui, Michel, on n’a pas besoin de tes services, il y a assez de braves sans toi. Demain, Lisa,

À Michel.

car c’est elle que j’épouse... demain mon régiment doit se battre encore, et ce n’est pas le jour d’une bataille qu’un grenadier demande un congé... n’est-il pas vrai, ma femme ?... mais après le combat, je prends ma retraite, je viens m’établir auprès de vous... Je n’ai pas de fortune à t’offrir, mais je travaillerai, je labourerai les champs que j’ai défendus.

CHRISTINE.

Vous, Stanislas !... ne vous souvient-il plus du dépôt que vous nous avez confié, et que vous nous aviez promis de venir redemander ? Tenez, le voilà.

Lui montrant par la fenêtre.

Regardez de l’autre côté du ruisseau... cette métairie, ces terres qui avoisinent les nôtres.

STANISLAS.

Que dites-vous... cette belle ferme ?

CHRISTINE.

C’est moi qui l’ai fait bâtir.

STANISLAS.

Ce joli jardin ?

LISA.

C’est moi qui l’ai soigné.

STANISLAS.

Ces champs si fertiles ?

MICHEL.

C’est moi qui les ai cultivés.

CHRISTINE.

Tout cela est à vous... tout cela vous appartient... et vous attend.

STANISLAS.

Assez, assez, c’est trop de bonheur pour moi ; posséder à la fois des amis comme vous, et une femme comme elle ! Christine, je suis trop payé ; et c’est moi maintenant qui ne peux plus m’acquitter.

Vaudeville.

Air nouveau de M. Heudier.

CHRISTINE.

On voit partir sans une peine extrême,
Et sans plaisir on voit r’venir encor
L’froid égoïste qui n’aim’ que lui-même,
Le riche oisif qui n’aime que son or.
Mais ceux dont l’active bienfaisance,
Dont la bonté se montre chaque jour,
Le souvenir les suivit dans l’absence,
Et l’amitié les accueille au retour.

MICHEL.

Pour un époux, une chose assez triste
C’est d’arriver au logis impromptu ;
Tel qui chez lui revient à l’improviste
S’aperçoit trop qu’il n’est pas attendu.
Amants, maris, croyez à la constance,
Mais par excès de prudence et d’amour,
Pour n’avoir pas à gémir d’vot’ absence,
Avertissez toujours de vot’ retour.

STANISLAS.

Les anciens preux, modèles de courage,
Volaient gaiement des plaisirs aux combats,
Mais de leur gloire acceptant l’héritage
Leurs petits-fils ont volé sur leurs pas.
Oui, par malheur pour notre belle France,
CONDÉ, BAYARD, TURENNE ont perdu l’ jour.
Mais l’ennemi trompé par la r’semblance,
Hier encor les a crus de retour.

LISA, au public.

Si Stanislas jadis a su vous plaire,
Il doit à vous, plus qu’à lui, ses succès ;
L’aspect touchant d’un brave militaire
Fera toujours battre des cœurs français.
Pour le revoir après un’ longue absence,
Quand vous daignez venir en ce séjour,
Il est déjà bien heureux d’ vot’ présence,
Mais pourra-t-il compter sur vot’ retour ?

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