Le Quaker et la danseuse (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 28 mars 1831.

 

Personnages

 

JAMES MORTON, quaker

ARTHUR DARSIE, marquis de Clifford, pair d’Angleterre

MURRAY, ami de Darsie

TOBY

UN DOMESTIQUE

MISS GEORGINA BARLOW, danseuse

PLUSIEURS LORDS, amis de Darsie

DOMESTIQUES

 

La scène est à Londres, dans l’hôtel de miss Georgina.

 

Le Théâtre représente un boudoir très élégant. Porte au fond, deux portes latérales : à la droite de l’acteur, la porte de l’appartement de Georgina. Du même côté et sur le devant de la scène, un canapé. De l’autre côté, une table sur laquelle on voit une guitare, des papiers de musique, une écritoire et quelques gravures.-Deux grandes croisées aux deux côtés de la porte du fond.

 

 

Scène première

 

GEORGINA, LORD DARSIE, MURRAY, PLUSIEURS JEUNES LORDS à table, et déjeunant

 

Georgina occupe le milieu de la table ; Darsie à l’extrémité à gauche ; Murray à l’extrémité à droite.

ENSEMBLE.

Air : La belle nuit, la belle fête. (Les Deux Nuits.)

Que la gaieté, notre compagne,
Tienne sa cour
Dans ce séjour ;
L’amour s’accroît, grâce au champagne.
Honneur, honneur au champagne, à l’amour !

DARSIE.

C’est décidé, il n’y a que l’Angleterre où l’on boive de bon vin de Champagne.

MURRAY.

Il est bien meilleur qu’en France.

DARSIE.

D’abord, il coûte plus cher.

GEORGINA.

C’est une raison, surtout pour moi.

MURRAY.

Le vôtre est délicieux.

GEORGINA, montrant Darsie.

Faites-en compliment à milord, il vient de lui.

DARSIE.

C’est une galanterie ; galanterie tout à fait inutile ; car vous, miss Georgina, vous, la merveille de l’Opéra, et la Taglioni de Londres, vous avez, comme disait Talma dans une comédie française, je ne sais plus laquelle, vous avez, pour nous enivrer, des moyens bien plus sûrs.

GEORGINA.

Il paraît que tout votre esprit est exporté de France.

DARSIE.

Comme le Champagne, et je les fais venir tous les deux en bouteilles.

TOUS.

Charmant, charmant !...

DARSIE.

N’est-ce pas ? Je ne me suis jamais senti plus en verve qu’aujourd’hui, et puisque le dessert est le moment des indiscrétions, il faut que je fasse part à mes amis de mon bonheur.

GEORGINA.

Je vous le défends.

DARSIE.

Ça m’est égal. Il y a un opéra français qui dit : Le bonheur est de le répandre. Moi, je soutiens que le bonheur c’est de le dire, de le dire à tout le monde ; sans cela, autant s’en passer.

GEORGINA.

Milord, je vous prie de vous taire.

DARSIE, se levant.

Impossible, me voilà à la tribune, et je parlerai ; et je vous apprendrai, mes chers amis, que moi, Arthur Darsie, marquis de Clifford et pair d’Angleterre, j’épouse secrètement, la semaine prochaine, la cruelle, l’indomptable miss Georgina, la Lucrèce de nos théâtres, et je vous invite tous à la noce.

TOUS, se levant.

Il serait possible !...

Murray, Georgina, Darsie sur le devant de la scène ; un des lords s’assied sur le canapé, un autre va à la table à gauche, et s’amuse à regarder des gravures. Les domestiques enlèvent la table.

DARSIE.

Hein ! quel bruit ! quel éclat dans le grand monde ! Mais il est si difficile maintenant de faire parler de soi, qu’on est trop heureux de trouver une pareille occasion... Si lord Byron y avait pensé, il n’aurait pas manqué celle-là, parce que, vrai, il n’y a rien de bon genre comme une mésalliance.

GEORGINA, fièrement.

Une mésalliance ! Vous allez me donner de l’amour-propre. Je ne croyais pas déchoir en vous épousant.

Les lords rient.

DARSIE, les regardant.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

GEORGINA.

Je vous ai promis de descendre jusqu’à vous, de renoncer à être artiste pour devenir marquise ; mais c’était à des conditions...

DARSIE.

Que je n’ai point oubliées : si, pendant un an, vous ne trouviez personne qui vous ait plu, vous deviez me donner la préférence.

GEORGINA.

L’année n’est pas encore révolue.

DARSIE.

Il s’en faut de quatre ou cinq jours... c’est tout comme...

Le lord qui était assis sur le canapé se lève, et va causer tout bas avec celui qui est auprès de la table.

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la Vielleuse.)

Vous ne serez pas rigoureuse,
Et je me fie à vos serments ;
Car on doit, quand on est danseuse,
Tenir à ses engagements.

GEORGINA.

Les danseuses sont si frivoles !
Prenez-y bien garde.

DARSIE.

Il est clair
Qu’on ne doit pas compter sur leurs paroles :

Aux deux lords qui sont à sa gauche.

Ce sont des paroles en l’air.

GEORGINA.

Je n’ai qu’à aimer quelqu’un, et, Dieu m’en est témoin, je le voudrais.

DARSIE.

Vous ! aimer quelqu’un ! Vous en êtes incapable.

GEORGINA.

Alors, pourquoi tenir à m’épouser ?

DARSIE.

Parce que, comme toute la belle jeunesse de Londres, je vous aime, j’en perds la tête ; et j’ai juré, mieux que cela, j’ai parié que vous seriez à moi d’une manière ou d’une autre... et comme, d’une autre, il n’y a pas moyen.

GEORGINA, avec fierté.

Milord !

DARSIE.

Allons ! vos grands airs ! On sait bien que vous n’êtes pas une danseuse comme une autre. Vous menez de front les pirouettes et la vertu, ce qui est abusif, parce que, si cela gagne une fois, où en serons-nous ?

TOUS.

Il a raison.

GEORGINA, souriant.

Que voulez-vous, milords ? ce n’est pas ma faute.

DARSIE.

C’est peut-être la nôtre ?

GEORGINA.

C’est possible. Contre qui ai-je eu à me défendre ? Voilà deux ans que je traîne à ma suite des milliers d’adorateurs, depuis les coulisses jusqu’au foyer, depuis mon antichambre jusqu’à mon boudoir ; et dans cette foule bigarrée, dont la fatuité est l’uniforme, j’ai cherché des yeux qui je pourrais aimer ; je suis encore à le trouver.

DARSIE.

Preuve que je suis le seul, et comme je vous le disais...

GEORGINA.

Quel est ce bruit ?

DARSIE.

Ma voiture qui vient nous chercher ; car nous allons à Hyde-Park.

À ses amis.

Je compte sur vous pour la noce.

TOUS.

Approuvé !

Ensemble

Air : En bons militaires (Fra-Diavolo).

Du doux mariage
Qui bientôt m’engage
Je vous préviens tous.
Je compte sur vous.
Comptez sur mon zèle.
Le plaisir m’appelle ;
J’y serai fidèle.
Le plaisir m’appelle.

TOUS.

Du doux mariage
Qui bientôt l’engage
Il nous prévient tous.
Il compte sur nous.
Le plaisir nous appelle, etc.

GEORGINA, près de la fenêtre à gauche.

Mais, écoutez donc, j’entends du bruit, des cris, un rassemblement.

DARSIE.

Quelque divertissement populaire, un ministre dont on casse les fenêtres.

 

 

Scène II

 

GEORGINA, LORD DARSIE, MURRAY, LES JEUNES LORDS, MORTON

 

MORTON, entrant par le fond.

Eh bien ! eh bien ! des cris de joie, des chants d’allégresse, quand un de vos frères vient d’être blessé !...

DARSIE.

Mon frère le baronnet ?

MORTON.

Non, Maître Patrik, un brave mercier de la Cité, a été renversé par une voiture qui rentrait dans cet hôtel.

DARSIE.

C’est la mienne.

GEORGINA, à ses domestiques qui sont au fond, et qui vont et viennent.

Courez vite, que l’on s’empresse !

Elle sort avec eux ; quelques-uns des lords sortent avec elle.

DARSIE.

Pourquoi se trouvait-il là ? Mes chevaux ne peuvent pas aller au pas, ils n’y sont pas habitués.

MORTON.

Un cocher ne peut peut-être pas aller doucement ?

DARSIE.

Si le mien s’en avisait, je le renverrais sur-le-champ.

MORTON.

Et moi, frère, si j’étais de lui, j’aurais déjà renvoyé un maître tel que toi.

DARSIE.

Oser me tutoyer ! moi, lord Darsie !...

MURRAY.

Ne vois-tu pas à son langage et à son costume que c’est un quaker ?

DARSIE.

Un quaker ! ah ! oui.

MURRAY.

Qui est sans doute l’ami de maître Patrik.

MORTON.

Tous les hommes sont mes amis ; et notre premier devoir est surtout de secourir tous ceux qui souffrent, quels qu’ils soient.

DARSIE, riant.

Quels qu’ils soient !

MORTON.

Ce sont là du moins les principes de l’immortel Ben-Johnson, notre maître. Si ton noble coursier était blessé, je le soignerais, je te soignerais toi-même.

DARSIE.

Eh bien ! par exemple. une telle comparaison...

MORTON.

Ce n’est pas toi qu’elle devrait fâcher, ami Darsie ; le cheval est un noble animal ; c’est un être utile.

DARSIE.

Air du vaudeville de la Partie carrée.

Il est divin de costume et de style ;
J’adore son raisonnement.
Autant que vous ne suis-je pas utile ?

MORTON.

Peut-être ici : c’est possible.

DARSIE.

Comment ?

MORTON.

Dans ce séjour que le luxe décore
D’objets rares et superflus,
Dans ce boudoir, je t’admire et t’honore...
Comme un meuble de plus.

DARSIE, avec hauteur.

C’est trop fort ; qu’est-ce à dire, s’il vous plaît ?

 

 

Scène III

 

LORD DARSIE, MURRAY, MORTON, GEORGINA, rentrant

 

GEORGINA.

Ce ne sera rien, je l’espère : je l’ai fait transporter dans une pièce de mon appartement, et le médecin va venir.

MORTON.

Femme, c’est bien.

La regardant.

Ah ! que tu es belle.

GEORGINA.

Vrai !

MORTON.

Un quaker dit toujours vrai.

GEORGINA.

Ce n’est donc pas comme ces messieurs ; et je t’en remercie.

MORTON.

Puisque tu es la maîtresse de cette maison, envoie sur-le-champ dans le Strand, seconde boutique à gauche, chez Patrik, le mercier, avertir sa fille... non, ça l’effraierait !... préviens seulement Toby, son premier garçon, de ce qui vient d’arriver, et qu’il se rende ici, près de son maître, et près de moi.

GEORGINA, à un domestique.

Vous avez entendu.

MORTON, au domestique.

Va, mon ami : je t’en remercie d’avance, et je te rendrai cela dans l’occasion.

Le domestique sort.

DARSIE.

À merveille ; il commande ici comme chez lui.

GEORGINA.

Il fait bien, c’est amusant, un quaker, je n’en avais jamais vu de près ; et je suis enchantée de faire sa connaissance. Il nous divertira.

MORTON, la regardant.

J’avais cru d’abord... je me suis trompé... futile comme les autres !

GEORGINA.

Futile ! ce n’est pas galant ; mais je vois que c’est une bonne spéculation d’être quaker ; on acquiert le privilège de dire à chacun son fait, sans risque, sans péril, et de plus, c’est une manière comme une autre de produire de l’effet.

MORTON.

Si c’est là ta pensée, tant pis ; j’avais meilleure opinion de toi.

GEORGINA.

Pourquoi donc ? chacun ici-bas joue un rôle, tu as choisi celui-là.

MORTON, avec indignation.

Moi, jouer un rôle !... J’ai étudié les principes de Ben-Johnson ; je tâche de les mettre en pratique, et d’être honnête homme, voilà tout.

GEORGINA.

Honnête homme, c’est ce que je disais, un rôle original.

À Darsie.

et vous, milord, qui aimez tant le bizarre et l’extravagant, si vous vous faisiez quaker ?

DARSIE.

Moi !

GEORGINA.

Cela vous changerait de folie.

MORTON.

De folie !... qu’est-ce à dire ?

GEORGINA.

Ah ! ah ! philosophe ! voilà que tu te fâches, et tu as tort.

MORTON.

J’ai tort !

GEORGINA.

De ne pas m’avoir laissée achever ma phrase.

Air d’Yelva.

À milord, qui pour moi soupire,
J’allais faire part de mon goût ;
Et, par là, je voulais lui dire
Qu’un quaker me plairait beaucoup.
Si d’être un sage
Il avait l’avantage,
Je l’aimerais...

MORTON.

Vœux superflus.
Car, à son tour, s’il devenait un sage,
C’est lui, je crois, qui ne t’aimerait plus...
Oui, je le crois, s’il devenait un sage,
Sans doute alors il ne t’aimerait plus.

GEORGINA.

Milord quaker, vous êtes ici chez moi.

MORTON.

Femme, c’est toi qui te fâches à ton tour.

GEORGINA.

Tu as raison.je te pardonne ; je ne vois pas pourquoi tu m’aurais épargnée plus que ces messieurs, moi qui ne vaux pas mieux qu’eux.

TOUS.

Ah ! milady !

GEORGINA.

Et pour te prouver que j’ai un bon caractère, je t’invite ce soir à souper ici, avec nous. Acceptes-tu ?

MORTON.

Non.

GEORGINA.

C’est honnête... Et pourquoi ?

MORTON.

J’ai dit non.

GEORGINA.

Je l’ai bien entendu, et ce mot m’a d’autant plus frappée, que j’y suis peu habituée ; mais daigne au moins nous expliquer, si toutefois Ben-Johnson et tes principes te le permettent... Qu’est-ce ?...

 

 

Scène IV

 

LORD DARSIE, MURRAY, MORTON, GEORGINA, LE DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, à Morton.

Voilà le commis de M. Patrik qui est là, près de son maître ; il vient d’arriver, et demande à vous parler en particulier.

MORTON.

J’y vais.

GEORGINA.

Non pas, nous vous laissons, et jusqu’à ce que ce pauvre homme puisse être transporté chez lui, dis-lui bien que ma maison est la sienne, à lui et à ses amis.

DARSIE.

Le traiter ainsi !... lui, qui tout à l’heure vous a résisté.

GEORGINA, souriant.

Je ne suis pas fâchée qu’on me résiste.

Air : Il m’en souvient, longtemps ce jour.

Demeure auprès de ton ami,
Je te laisse à tes soins fidèles ;
Et, grâce à toi, j’espère ici
Avoir bientôt de ses nouvelles.
Le promets-tu ?

MORTON.

Ne jurer rien,
C’est là notre règle première ;
Je ne promets pas, mais je tiens.

GEORGINA.

Et moi, je fais tout le contraire.

MORTON.

Oser faire un tel aveu !

GEORGINA.

Te voilà prévenu.

Lui tendant la main.

Sans rancune ; adieu, quaker.

MORTON, lui donnant la main.

Adieu.

La regardant.

C’est dommage, il y avait du bon.

GEORGINA.

Vraiment !... c’est toujours cela.

Bas à Darsie.

Darsie, sachez donc quel est cet original...

DARSIE.

Vous avez raison, il faut nous en amuser, et je cours aux informations.

GEORGINA.

À merveille.

Faisant la révérence à Morton.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

Voyant qu’il ne la lui rend pas.

Il paraît que saluer n’est pas dans tes principes ?

MORTON.

Non.

GEORGINA.

Allons, il y a encore bien à faire pour le former, mais on en viendra à bout...

Georgina rentre dans son appartement ; Darsie et Murray, qui l’ont accompagnée jusqu’à la porte, sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

MORTON, LE DOMESTIQUE

 

MORTON.

Préviens ce jeune homme qui m’attend qu’il peut entrer.

LE DOMESTIQUE.

Oui, votre honneur.

MORTON.

Attends, attends : tu m’as rendu service, tiens, prends.

LE DOMESTIQUE.

Deux guinées !... pour un quaker...

MORTON.

Va vite.

LE DOMESTIQUE.

Tout ce que voudra Votre Honneur, je lui suis tout dévoué.

MORTON.

C’est bon, mais écoute, ami, ne dis plus Votre Honneur ; car l’honneur du monde n’est qu’un rêve d’insensé ; et autant vaudrait m’appeler Votre Folie, ce qui ne serait pas honnête. Mais voilà celui que j’attends, laisse-nous.

LE DOMESTIQUE.

Oui, Votre Honn... je veux dire... monsieur le quaker.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MORTON, TOBY, entrant par la porte à gauche

 

TOBY.

Ah ! monsieur Morton, quel événement !

MORTON.

Est-ce que Patrik va plus mal ?

TOBY.

Non, vraiment, je viens de le voir, de l’embrasser. Il n’a rien eu, grâce au ciel, que quelques contusions ; mais vous sentez bien que, pour un vieillard, la peur, le saisissement... Aussi le médecin qui vient de le saigner n’a rien ordonné, que de le laisser tranquille.

MORTON.

Alors tu peux aller prévenir sa fille, cette pauvre Betty qui t’aime tant.

TOBY.

Ah ! oui, c’est vous qui vous en êtes aperçu. ; moi, je ne m’en serais jamais douté ; et jugez de ma surprise, quand hier le père Patrik, qui est si riche et un peu avare, quoique brave homme au fond, me dit : « Toby, tu n’es que mon premier garçon, tu n’as pas un schelling de revenu ni de capital ; de plus, tu n’es pas très beau... »

MORTON, froidement.

Tout cela est vrai...

TOBY.

« D’un autre côté, voilà ma Betty, la plus jolie fille de la Cité, et que tous les riches marchands de Londres me demandent en mariage... eh bien, je te la donne, parce que le quaker Morton t’aime, t’estime, et répond de toi. »

MORTON.

C’est vrai : j’en réponds ; pauvre et misérable, tu as toujours été honnête homme. Obligé par moi, j’ai cru que, comme les autres, tu serais ingrat.

TOBY.

Ah ! pour ça, jamais.

MORTON.

Tu l’aurais été, ami, que ça ne m’aurait ni surpris ni empêché de te rendre service.

TOBY.

Et pourquoi donc ?

MORTON.

Air d’Aristippe.

Si l’on comptait sur la reconnaissance,
Trop rarement on serait généreux.
Il vaut mieux faire, je le pense,
Des ingrats que des malheureux ;
Et de peur qu’on ne s’en afflige,
Du bien qu’on fait sans se glorifier,
Il faut agir comme ceux qu’on oblige,
Et se hâter de l’oublier.

TOBY.

Ah ! monsieur Morton !... ah ! mon bienfaiteur |

MORTON.

Dis : « Mon ami », et pense-le ; ce mot-là renferme tout. À quand la noce ?

TOBY.

C’est justement là-dessus que je voulais vous consulter. C’était après-demain le jour fixé.

MORTON.

Après-demain !

TOBY.

Voilà... et cela me met dans un embarras dont je n’ai osé parler à personne... parce qu’après ce que vous avez fait pour mon bonheur, je vous demande bien pardon d’être malheureux, je me le reproche, c’est d’un mauvais cœur ! Mais si je ne vous disais pas la vérité, je ne serais plus digne de vous, ni de M. Patrik, ni surtout de cette pauvre Betty, pour qui je donnerais ma vie ; car elle m’aime bien, et je l’aime de tout mon cœur.

MORTON.

Eh bien ! alors, qu’est-ce qui t’afflige ?

TOBY.

C’est qu’il y en a, je crois, une autre que j’aime encore plus qu’elle.

MORTON.

Qu’est-ce que cela signifie ?... et quelle est cette autre ?

TOBY.

Je l’ignore.

MORTON.

Où est-elle ?

TOBY.

Je n’en sais rien.

MORTON.

Ami Toby, tu es fou.

TOBY.

J’en ai peur. C’est une sorcière, une lutine, mon mauvais génie, en un mot ; car, chaque fois qu’elle m’apparaît, il m’arrive un malheur.

MORTON.

Et quels rapports peuvent exister entre vous ? où l’as-tu connue ?

TOBY.

Il y a trois ans, dans le village où j’avais un petit emploi de collecteur des accises. J’ai tout quitté, pour venir ici, à Londres, avec elle, avec Catherine ; c’est Catherine qu’on l’appelait. Et elle était jolie !... jolie, voyez-vous !... il n’est pas permis de l’être comme ça ; parce que ça fait qu’on en perd la tête, qu’on rougit de n’être rien, qu’on veut faire fortune, qu’on s’embarque, et puis qu’on revient, pauvre, souffrant, misérable ! prêt à mourir de faim ou de désespoir. Voilà comme vous m’avez trouvé sur le pavé de Londres, vous savez...

MORTON.

Poursuis, ami ; je t’ai dit de ne jamais me parler de ça.

TOBY.

Enfin, monsieur Morton, vous avez tout fait pour moi ; rappelé à la vie, à la santé, placé par vous chez un brave négociant, j’oubliais presque mon chagrin, je m’efforçais d’être heureux, ne fût-ce que par reconnaissance ; et puis Betty était si bonne ! nous aurions fait un si bon ménage !... oh ! oui, j’en suis sûr, j’aurais été un honnête homme, un bon mari, je l’aurais juré ; lorsqu’il y a trois jours, au détour d’une rue, dans un équipage magnifique, j’aperçois une femme couverte de plumes et de diamants ; c’était Catherine ! Catherine, qui avait disparu, que je n’avais plus revue. Je veux crier, et je reste muet !... je veux courir, mes jambes fléchissent ; je tombe sans connaissance, on me rapporte au magasin ; et quand je revins à moi, c’était Betty qui me soignait. Pauvre chère enfant ! elle me frottait les tempes avec de l’eau de Cologne ; et le lendemain, me voyant encore tout triste, elle me dit : « Monsieur Toby, il faut vous distraire, aller au spectacle. » J’allai au plus beau, au plus cher ; et je ne sais pas comment ça se fit, je m’endormis... Voilà qu’un bruit d’applaudissements me réveille, je regarde, des nuages descendaient de tous les côtés, il y en a un qui s’ouvre, une femme en sort, c’était Catherine.

MORTON.

Catherine !

TOBY.

Oui, monsieur Morton ; et elle s’est mise à danser devant tout le monde, elle qui était si timide, elle qui autrefois n’osait danser avec personne, de peur des mauvaises langues.

MORTON.

Pauvre garçon ! une tête dérangée... l’illusion seule...

TOBY.

Oui, n’est-ce pas ?... c’est ce que je me suis dit pour me consoler. Ma tête est dérangée, mais c’est égal, je ne peux pas, quand mademoiselle Betty me donne tout son amour, ne lui donner que la moitié du mien ; ce ne serait pas juste, ce ne serait point honnête ; et au lieu de l’épouser, je veux m’enrôler.

MORTON.

Y penses-tu ?

TOBY.

Depuis longtemps ; tout ce que je regrettais, c’était de me faire tuer, sans avoir pu vous en faire mes excuses ! mais je vous ai vu, je vous ai tout avoué, je n’ai plus rien sur la conscience ; vous me pardonnez de souffrir, pas vrai ?... Il n’y a pas de ma faute. Adieu, monsieur Morton, consolez Betty ; je vais me faire soldat.

MORTON.

Toi, soldat !

TOBY

Oui, j’irai me battre contre les Français.

MORTON, lui prenant la main, après un instant de silence.

Contre les Français ! Tu leur en veux donc ?

TOBY.

Moi ? du tout ; à la guerre on est là ; on se tire un coup de fusil, on ne s’en veut pas pour ça ; au contraire.

MORTON.

Mais ce Français que tu auras en face de toi, contre qui tu tireras, peut-être a-t-il une amie qui le regrettera, comme tu regrettes la tienne.

TOBY, ému.

Vous croyez qu’il a une amie, ce Français ?

MORTON.

Et pourquoi n’aimerait-il pas comme toi ? ou par quelle fatalité faut-il qu’il meure, parce que tu as perdu ta maîtresse ?

TOBY.

C’est pourtant vrai ; je n’avais pas réfléchi à ça. C’est égal, laissez-moi aller à la guerre ; je vous promets de ne tuer personne ; je ferai seulement mon possible pour être tué.

MORTON.

Ami, tu n’as pas de courage. Tu ne sais donc pas que l’homme doit subir toutes les peines, toutes les épreuves, sans cesser d’être calme ?

Suis mon exemple ; les passions ne peuvent plus rien sur moi, parce que je suis quaker.

TOBY.

Cela empêche donc d’être amoureux ?

MORTON.

Toujours... C’est par là que j’ai appris à me vaincre, à modérer ce caractère impétueux qui m’aurait porté à tous les excès. Je me rappellerai sans cesse ce pauvre Seymour, un ami d’enfance... et une dispute, un défi, ce qu’ils appelaient l’honneur offensé !... enfin je l’ai vu tomber sous mes coups ; et depuis ce jour, le monde, et ses lois, et ses préjugés, j’ai tout pris en horreur ; je n’ai plus admiré et professé d’autres principes que ceux de Ben-Johnson, qui nous enseignent à triompher de nous-mêmes et de nos passions.

TOBY.

Si je l’avais su plus tôt... Mais il n’est plus temps : le mal est fait.

MORTON.

Il est toujours temps de revenir à la raison... Va chercher Betty, et amène-la près de son père ; c’est moi qui leur parlerai à tous les deux. Nous retarderons le mariage de quelques mois, et d’ici là, je me charge de te guérir. Je te lirai tous les jours Ben-Johnson et ses principes.

TOBY, baissant la tête.

Comme vous voudrez ; je me résigne à tout.

MORTON.

C’est bien... Mais tu me promets de vivre ? je le veux.

TOBY.

Je n’ai rien à vous refuser ; mais c’est bien pour vous faire plaisir.

MORTON.

Je t’en remercie.

TOBY.

Il n’y a pas de quoi.

En s’en allant.

Adieu, monsieur Morton. Ah ! le digne homme !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MORTON, puis GEORGINA

 

MORTON.

L’insensé ! abandonner son cœur à un tel délire !... Il faut le plaindre ; ce n’est pas sa faute. Ô Ben-Johnson, il ne te connaissait pas !

Il s’assied près de la table, ouvre le livre et lit.

GEORGINA, sortant de son appartement et voyant Morton assis.

Encore ici ! Ah ! il est seul ; et tellement occupé de sa lecture, qu’il ne fait pas seulement attention à moi.

S’asseyant sur le canapé et regardant Morton.

Belle tête d’étude !... tête de philosophe ! et dire que, si on voulait, celle-là ne serait pas plus difficile à bouleverser qu’une autre !

Souriant.

Au fait, ce serait amusant de le faire fléchir, lui et ses principes. Si j’essayais...

Elle tousse légèrement, puis fait un petit bruit avec le tabouret qui est sous ses pieds ; enfin, voyant qu’il ne fait pas attention à elle, elle lui adresse la parole.

Monsieur...

MORTON.

C’est toi ! je ne te voyais pas.

GEORGINA.

C’est ce dont je me plains.

D’un air de bonté.

Comment va notre malade, le respectable monsieur Patrik ?

MORTON.

Il va mieux ; on vient de le saigner ; et il repose... et je te dois en son nom et en celui de sa famille...

GEORGINA.

Ah ! je n’entends pas de si loin, surtout quand il faut toujours lever la tête ; si tu veux que je t’écoute, avance un fauteuil, et mets-moi là, près de moi.

MORTON, avançant le fauteuil près du canapé et s’asseyant.

Me voilà, j’y suis.

GEORGINA.

Pardon ; avec toi, qui es la franchise même, on ne doit pas se gêner. J’ai les nerfs si cruellement agités ! une migraine affreuse ! tu permets, n’est-ce pas ?...

Elle appuie sa tête sur un coussin du canapé.

Eh bien ! tu disais...

MORTON.

Je te disais...

Il regarde le boudoir.

GEORGINA.

Ah ! tu regardes mon boudoir ? comment le trouves-tu ?

MORTON, après avoir regardé, avec flegme.

Très bien, pour ce que tu en fais.

GEORGINA, relevant la tête avec vivacité.

Comment ? que voulez-vous dire ?... et qu’est-ce que j’en fais donc ?

MORTON.

Tu veux le savoir ? mais je suis quaker, et mes principes m’ordonnent d’être sincère.

GEORGINA.

Eh bien ?

MORTON.

Eh bien ! tu fais de ce boudoir un séjour de vanité, un lieu où tu viens t’admirer toi-même, où tu as rassemblé les plus belles choses, afin de t’écrier dans l’orgueil de ton cœur : « Je suis encore plus belle. »

GEORGINA, remettant sa tête sur l’oreiller.

Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.

Oui, j’en conviens, oui, telle est ma faiblesse.

MORTON.

Et quand je vois en ce moment
Tant de beauté, d’esprit et de jeunesse...

GEORGINA.

Eh quoi ! vraiment, un compliment !

MORTON.

Oui, tous ces dons que ton orgueil admire
Et que sur toi le ciel a répandus,
Me font, hélas ! soupirer...

GEORGINA, à part.

Il soupire !

MORTON.

Et je me dis : « Que de trésors perdus ! »
Oui, je me dis : « Que de trésors perdus !»

GEORGINA.

Si c’est une leçon de morale, continue, tu me feras plaisir ; je n’en entends pas souvent.

MORTON.

Volontiers ; tu es noble, tu es riche ; et une femme de ton rang et de ta naissance...

GEORGINA.

Et pour qui me prends-tu ?

MORTON.

Pour quelque grande dame, quelque duchesse, que sais-je...

GEORGINA.

Du tout... entendons-nous bien... il faut de la loyauté ; car si un jour tu te trouvais là, à mes pieds.

MORTON, reculant son fauteuil.

Moi ! ô Ben-Johnson !

GEORGINA.

Ben-Johnson lui-même, c’est possible ! tout peut arriver ; et je ne veux pas que ce soit par surprise... Dès demain peut-être, il ne tient qu’à moi d’être duchesse, ou pairesse d’Angleterre ; mais je ne veux pas déroger, et je suis mieux que cela.

MORTON, froidement.

Princesse, peut-être ?

GEORGINA.

Un degré de plus ; déesse... à l’Opéra.

MORTON, se levant.

Où suis-je !... et qu’est-ce que j’apprends là ?

GEORGINA.

Prends garde ; ou je vais croire que la philosophie n’est chez toi qu’un vain mot, que tu n’es pas d’accord avec toi-même, et que tu es un prétendu sage, esclave, comme tant d’autres, des préjugés.

MORTON.

Je n’en ai aucun, je n’en ai plus.

GEORGINA.

Pourquoi alors t’éloigner de moi ?... une duchesse à tes yeux est-elle plus qu’une danseuse ?... respecteras-tu en elle le hasard qui lui a donné le rang ou la naissance ?

MORTON.

Non, sans doute.

GEORGINA.

Eh bien ! alors... approche... pour l’honneur de tes principes, ou je n’y croirai plus.

MORTON, se rapprochant.

Elle a raison...

Il se rassied.

GEORGINA.

Plus près encore, et écoute-moi. Malgré tes idées, il se peut qu’une danseuse soit insensible : je le suis, je te le jure... sinon, je le dirais de même ; et si, entourée d’hommages, d’éloges, de séductions de toute espèce, elle résiste et reste honnête femme, crois-tu qu’elle n’a pas plus de mérite que celles qui n’ont pas même eu l’occasion de se défendre ?

MORTON.

Si vraiment.

GEORGINA.

Crois-tu que sa sagesse ne soit pas plus difficile et plus glorieuse que la tienne ? toi chez qui l’indifférence tient lieu de vertu ; toi qui, renfermé dans les hautes régions de la philosophie, n’as jamais laissé pénétrer jusqu’à toi des passions que tu ignores !... soldat qui te proclames vainqueur sans avoir eu d’ennemi à combattre ! Ah ! si ton cœur avait connu les charmes ou les tourments de l’amour ; si, aux prises avec une passion délirante, tu avais su en triompher et te vaincre toi-même... alors tu pourrais parler de ton courage ou de ta sagesse ; mais jusque-là, reconnais notre supériorité. Étudie, renferme-toi dans tes livres, et ne te vante de rien.

MORTON.

Femme, tu as une fausse idée de la sagesse ; fuir les dangers, ou s’en abstenir, est déjà un mérite.

                                                                 GEORGINA.

Oui ; celui d’une statue ; et lorsque, ainsi que toi, on ne sent rien. on n’éprouve rien.

MORTON.

Tu te trompes ! et nous aussi, nous avons un cœur, nous avons des yeux.

GEORGINA.

Vraiment ; je ne m’en serais pas doutée. Eh bien ! que te disent les tiens ?... comment me trouves-tu ?

MORTON, se levant.

Femme, tu est coquette.

GEORGINA.

Je ne dis pas non ; c’est notre sauvegarde à nous.

MORTON, à part, la regardant.

Et j’oubliais le malade qui est là, et qui m’attend !

Haut.

Je m’en vais.

GEORGINA, souriant.

Non ; tu ne t’en iras pas.

MORTON.

Et pourquoi ?

GEORGINA, de même.

J’ai encore à te parler, reste.

Le regardant.

Il hésite ! c’est bien ; il ne s’en ira pas ; j’en suis sûre.

Morton reste un instant immobile ; il fait un pas vers elle ; et puis il prend sa résolution, et rentre dans la chambre de Patrik, à gauche de l’acteur.

 

 

Scène VIII

 

GEORGINA, seule sur le canapé

 

Eh bien... du tout... il part... il est parti !... et il ne revient pas ! il ose ne pas revenir !...

On entend un tour de clé que Morton donne en dedans.

S’enfermer !

Elle se lève.

Ah ! me voilà piquée au vif ! et ce n’est plus pour lui, c’est pour moi que je tiens à l’humilier ! mais pour l’attaquer et le vaincre, encore faut-il le connaître, et savoir à quel ennemi l’on a affaire.

 

 

Scène IX

 

DARSIE, GEORGINA

 

GEORGINA.

C’est vous, milord ?

DARSIE.

Oui, mon adorable miss ; je vous apporte les articles de notre contrat, que je voulais vous soumettre.

GEORGINA.

C’est bien ; mais ces informations que je vous avais chargé de prendre sur ce quaker ?...

DARSIE.

J’en ai d’excellentes et d’authentiques, car je les tiens de M. Frank, mon notaire, qui est aussi le sien. Lisez d’abord ; vous verrez que je vous assure toutes mes propriétés du Devonshire.

GEORGINA.

Nous lirons plus tard ; mais ce quaker...

DARSIE.

Comme vous disiez : un original, s’il en fut jamais.

GEORGINA.

Et son nom ?

DARSIE.

James Morton, le fils du fameux William Morton, ce négociant si immensément riche, que lui-même, de son vivant, n’a jamais su au juste quelle était sa fortune. Pour son fils, c’est différent, il commence à y voir clair.

GEORGINA.

Comment ! ce serait un fou, un dissipateur ?

DARSIE.

Pas dans le grand genre ; pas dans le nôtre. Imaginez-vous que, libre et maître à vingt-cinq ans des trésors paternels, au lieu de les dépenser raisonnablement, d’avoir des maîtresses, des chevaux, des équipages, des meutes, enfin, ce qui s’appelle vivre, car la vie est là, il s’est plongé dans les livres et dans l’étude : de sorte qu’il y aurait en lui de quoi faire un professeur ; qu’est-ce que je dis ! trois professeurs à l’université de Cambridge.

GEORGINA.

C’est là son unique occupation ?

DARSIE.

Il en a encore une autre plus originale ; il sort toujours seul, à pied, de l’or dans ses poches, et il se promène dans les rues de Londres, le jour et la nuit, comme un watchman.

Air du vaudeville de Turenne.

Rencontre-t-il artisan sans ouvrage,
Joueur à sec, courant faire un plongeon
Dans la rivière ?... il l’arrête au passage
Avec sa bourse, et de plus un sermon
Qu’il faut subir, qu’on y consente ou non.
C’est un abus ; c’est, il faut qu’on le dise,
À l’un de nos droits attenter...

GEORGINA.

Comment cela ?

DARSIE.

C’est nous ôter
La liberté de la Tamise.

GEORGINA.

En vérité ?

DARSIE.

Et dernièrement on l’a trouvé à Newgate, au milieu des escrocs et des voleurs, monté sur une table, et leur faisant une dissertation sur la probité ; et au milieu du premier point, il s’aperçoit que sa tabatière d’or avait disparu.

GEORGINA.

Admirable !

DARSIE.

Mais sans se déconcerter : « Amis, leur dit-il, je vois que l’un de vous avait besoin de tabac, et que ça l’a empêché de prêter à mon discours l’attention qu’il méritait ; je vous prie de vouloir bien, pour que dorénavant cela n’arrive plus, accepter chacun une guinée, que voici. » Il le fit, comme il l’avait dit ; et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que l’auditoire était nombreux, deux cents au moins ; et jamais prédicateur, à Westminster, ne fut écouté avec plus de respect et de recueillement.

GEORGINA.

Un sermon qui lui coûta cher.

DARSIE.

Je crois bien, deux cents guinées !... Mais aussi il est adoré de tous les coquins, et il en ferait tout ce qu’il voudrait, même des honnêtes gens, ce qui est déjà arrivé à plusieurs, qu’il a fait sortir de prison, sous caution. Que dites-vous de sa duperie ?

GEORGINA.

Duperie, ou non, il y a là-dedans quelque chose de touchant.

DARSIE.

Ah ! cela vous touche ! moi, cela me fait rire. Comme les jeunes filles dont il prend soin, ces petites mendiantes irlandaises qu’on rencontre dans les rues de Londres, et qui se disent toutes malheureuses, innocentes.

GEORGINA.

Leur donne-t-il aussi des leçons ?

DARSIE.

Non, il leur donne des dots et des maris, au lieu de lancer cela dans les chœurs de l’Opéra.

GEORGINA.

Milord !...

DARSIE.

Pardon, je ne parle que des figurantes, parce que vous sentez bien que les premiers sujets... Mais revenons à notre contrat.

GEORGINA.

Nous avons le temps.

Parcourant le contrat.

« Par-devant maître Frank... lord Darsie, marquis de Clifford... et... »

À Darsie.

Et on ne lui connaît aucune inclination ?

DARSIE.

À qui donc ?

GEORGINA.

À ce quaker ?

DARSIE.

Aucune ; il n’a jamais aimé personne, que le genre humain ; et cependant, avec son âge, il a trente-trois ans ; avec sa figure qui n’est pas mal, pour une figure de quaker, surtout avec son immense fortune, vous vous doutez bien que toutes les grandes familles de Londres et les demoiselles à marier ont fait près de lui assaut de coquetterie. Frais perdus ! avances inutiles ! C’est une conquête reconnue impossible.

GEORGINA.

Impossible !... c’est ce que nous verrons.

DARSIE.

Comment, vous auriez l’idée ?...

GEORGINA.

Mieux que cela, j’ai déjà commencé.

DARSIE.

Charmant, délicieux ! allons-nous rire à ses dépens !... Le projet est digne de vous, et je suis du complot.

GEORGINA.

Cela va sans dire.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Tous nos efforts seront prospères.

DARSIE.

Quoi ! déjà vous l’avez charmé ?

GEORGINA.

Oui, dans ses principes austères,
Pour me fuir il s’est enfermé,
Dans cette chambre il est là, renfermé.

DARSIE.

Tant pis.

GEORGINA.

Tant mieux, il va se rendre :
Les principes, tout calculé,
Résistent mal lorsque, pour les défendre,
On est forcé de les mettre sous clé.

Le difficile, c’est de le faire sortir de ses retranchements. Comment le forcer adroitement à paraître ?

DARSIE.

Si je l’appelais ?

GEORGINA.

Fi donc !... il faut qu’il vienne, sans qu’on lui dise : venez.

DARSIE.

C’est juste.

GEORGINA.

Attendez, ce moyen suffira peut-être.

Elle prend une guitare qui est sur la table, s’assied sur un fauteuil près du canapé. Darsie prend une feuille de musique, et debout, auprès de Georgina, il chante, elle l’accompagne.

DARSIE.

Air de Carline (La Belle au bois dormant).

Sur une tourelle
De loin j’aperçois
Femme jeune et belle,
M’implorant, je crois.
Dirigeons vers elle
Mon fier destrier ;
Femme en vain n’appelle
Aucun chevalier.

GEORGINA, parlant à voix basse.

Vient-il ?

DARSIE, de même.

Non.

GEORGINA.

Il est sourd, maintenant ; toutes les qualités !

DARSIE.

Je n’entends rien, continuons.

Reprenant l’air.

De sa voix plaintive
J’entends
Les accents.
Près d’elle j’arrive :
« Suis-moi
« Sans effroi.
« Et si de mon zèle
« Tu veux me payer,
« Prends-moi, damoiselle,
« Pour ton chevalier. »

Le voilà !... Ô pouvoir de l’harmonie !

 

 

Scène X

 

GEORGINA, DARSIE, MORTON

 

MORTON, entr’ouvrant la porte avec précaution, et s’avançant en parlant à demi-voix.

Taisez-vous donc, taisez-vous donc !

GEORGINA et DARSIE, étonnés.

Comment !

MORTON.

Vous faites-là un bruit qui va réveiller ce pauvre Patrick, car il dort, et je viens vous dire de finir.

GEORGINA, avec ironie et dépit.

Quoi ! c’est pour cela que monsieur a pris la peine de venir ?

MORTON.

Sans doute ; cela m’impatientait.

DARSIE, à part.

Si jamais celui-là fait un dilettante !

MORTON, à Georgina.

Te voilà prévenue, adieu.

GEORGINA, bas à Darsie.

Trouvez moyen de le retenir, ou il nous échappe encore.

DARSIE.

Soyez tranquille.

Arrêtant Morton au moment où il va rentrer dans la chambre.

Monsieur Morton...

MORTON.

Comment, tu sais mon nom ?

DARSIE.

Qui ne le connait pas ?... Chacun sait que vous êtes l’homme d’Angleterre le plus obligeant, et nous avons un service à vous demander.

MORTON.

Un service ! Me voilà, frère, dispose de moi ; Je ne t’aimais pas, tu me déplaisais ; mais tu as besoin de moi, nous sommes amis. Que veux-tu ?

DARSIE.

Je vais épouser miss Georgina.

MORTON.

Est-il possible !

GEORGINA.

Oui, vraiment. Oh ! ce n’est pas un quaker, il n’a pas de préjugés. Est-ce que cela te fâche ?

MORTON, froidement à Darsie.

Je t’en fais compliment.

GEORGINA, l’observant avec curiosité.

Du fond du cœur ?

MORTON, regardant Georgina avec regret.

Oui... à lui.

GEORGINA, gaiement.

Et à moi aussi ! je te plairai... je ne serai plus danseuse, je serai une grande dame ; tu aimes les grandes dames ?

MORTON.

Moi !...

GEORGINA.

Oh ! tu les aimes ; et comme je vais être marquise, j’ai de l’espoir.

MORTON.

Marquise ou non, tu seras toujours...

GEORGINA.

Hein !...

MORTON.

Toujours la même.

GEORGINA, d’un air doucereux.

Et que suis-je donc ?

MORTON.

Je ne veux pas le dire, car j’ignore pourquoi, mais il y a dans le son de ta voix, dans tes regards, quelque chose qui m’irrite, qui me mettrait en colère, ce qui ne m’arrive jamais.

À Darsie.

Parle, toi, que me veux-tu ?

DARSIE.

J’ai mes témoins pour le contrat et la cérémonie, mais miss Georgina n’en a pas.

GEORGINA.

Et si tu voulais m’en servir...

MORTON.

Moi, ton témoin !

GEORGINA.

Pourquoi pas ?

MORTON.

Tu me connais d’aujourd’hui seulement.

GEORGINA.

C’est assez pour t’estimer, t’apprécier, et te demander un service.

MORTON.

D’ordinaire, cela regarde les parents.

GEORGINA.

Si je n’en ai pas... si je suis orpheline...

DARSIE.

Vraiment !

GEORGINA.

Je n’ai jamais eu d’autre famille que mistress Mowbray, une maîtresse de pension, chez qui j’ai été élevée.

MORTON, cherchant à se rappeler.

Mistress Mowbray... J’en ai connu une à Cantorbéry.

GEORGINA.

C’est celle-là ; un célèbre pensionnat, très distingué, très cher, où je m’ennuyais à périr.

MORTON, rêvant.

Cela se trouve à merveille ; service pour service, j’en ai aussi un à te demander. Puisque tu as été élevée dans cette maison, y as-tu connu, il y a sept ou huit ans, une jeune fille que l’on nommait miss Barlowe ?

GEORGINA, troublée, et avec émotion.

Miss Barlowe ! Je l’ai connue beaucoup... Quel intérêt y prends-tu ? dis-le moi... Je le veux... je t’en prie... Mais voyons donc...

MORTON, froidement.

Un défaut de plus, tu es curieuse !... Malheureusement pour ta curiosité, l’histoire que j’ai à te dire n’a rien d’extraordinaire ni d’intéressant. Il y a huit ans, à peu près, et c’était lors de mon premier voyage sur le continent, j’arrivai au milieu du jour à Cantorbéry ; et selon l’usage, pendant qu’on changeait nos chevaux, une foule de mendiants entouraient ma voiture... Je leur jetai une poignée de monnaie, sur laquelle ils se précipitèrent tous ardemment, excepté un enfant, une petite fille de neuf ou dix ans, qui, couverte de haillons, se tenait à l’écart en pleurant. Je descendis, j’allai à elle, et lui offris une pièce d’or... « Gardez-la, me dit-elle, en me montrant les autres pauvres ; ils me la prendraient. – Et pourquoi ? – Je suis seule au monde ; j’ai faim, j’ai froid, et je n’ai plus de père. – Tu en as un, lui dis-je, viens ! » Et je l’emmenai.

DARSIE.

Sans autre information, sans autre titre ?

MORTON, froidement.

Elle avait froid... et elle avait faim.

GEORGINA, avec attendrissement.

Ah !... continue, je t’en prie.

MORTON.

Ma première idée fut de la faire monter dans ma voiture ; mais que faire d’un enfant, pendant un voyage de long cours ?... Comment la soigner, l’élever ?... moi, garçon, qui marche toujours seul !... J’étais donc au milieu de la rue, la tenant par la main, et fort embarrassé d’elle et de moi, lorsqu’en levant les yeux, je vois écrit au-dessus d’une grande porte cochère : Pensionnat de jeunes ladies ; Mistress Mowbray, institutrice, etc... J’entre, je demande la maîtresse de la maison ; je lui confie ma jeune protégée, que je la prie d’élever comme une princesse, sous le nom de miss Barlowe, une parente que j’avais perdue ; je paie quatre années d’avance, le temps pendant lequel je devais être absent ; et enchanté de ma rencontre, je remonte en voiture ; et le soir j’étais à Douvres, de là, en France, en Prusse, en Allemagne, et cætera... mon tour d’Europe.

DARSIE.

Et vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

MORTON.

Une fois ; au bout de quatre ans, lors de mon retour, je voulais voir par moi-même...

DARSIE.

Si elle avait fait des progrès...

MORTON, froidement.

De très grands ; elle avait disparu depuis un an, avec son maître de danse qui l’avait enlevée.

DARSIE.

Admirable.

Passant à la droite de Georgina.

Je ne m’attendais pas au dénouement.

MORTON.

Ni moi non plus.

GEORGINA.

Et vous cherchez à savoir ce qu’elle est devenue pour vous venger ?

DARSIE.

Pour la punir ?

MORTON.

Non, amis ; pour lui offrir mes secours et mes conseils... Car maintenant, plus que jamais, elle doit en avoir besoin.

GEORGINA.

Ah ! quel excès de bonté !

DARSIE, à Georgina.

Qu’avez-vous donc ?

GEORGINA, à demi-voix.

Moi ! rien... Laissez-nous, de grâce.

DARSIE.

Vous voilà tout émue.

GEORGINA, s’efforçant de sourire.

Pouvez-vous le penser ?

DARSIE, vivement, à demi-voix.

C’est donc exprès ?... C’est bien, très bien... Une émotion de commande. Puisque cela va commencer, je vous laisse. Je reviendrai dans l’instant savoir où nous en sommes.

Il entre dans l’appartement de Georgina.

 

 

Scène XI

 

GEORGINA, MORTON

 

GEORGINA, regardant sortir Darsie.

Grâce au ciel, il s’éloigne.

S’approchant de Morton.

Ah ! monsieur, comment vous dire ce que m’a fait éprouver votre récit ? Il m’intéressait plus que vous ne pouviez le penser ; car cette infortunée, cette orpheline qui doit tout à votre généreuse protection, elle est près de vous, c’est moi.

MORTON, vivement et avec émotion.

Comment !...

Il s’arrête et reprend froidement.

Ah ! c’est toi ?

GEORGINA.

Vous n’en êtes pas plus étonné ?

MORTON.

Non, à la manière dont tu as commencé, tu devais finir ainsi ; et tu n’as plus besoin de moi...

GEORGINA.

Plus que jamais... Daignez m’écouter ; je dois à vous et à moi-même quelques explications qui, peut-être, vous prouveront que vous me jugez trop sévèrement.

MORTON.

Je le désire, parle.

GEORGINA.

Si vous vous rappelez comment je fus présentée par vous à mistress Mowbray, les vêtements que je portais, lorsque j’entrai chez elle, vous concevrez aisément les mauvais traitements et les dédains auxquels je fus en butte de la part de mes compagnes, jeunes personnes presque toutes riches et de haute naissance, qui auraient rougi de s’exposer à mon amitié ou à ma reconnaissance. Aussi, on me fuyait, on m’évitait, on ne m’appelait que l’enfant trouvé, la mendiante !... Que d’humiliations, que de honte !... J’y étais d’autant plus sensible, que l’éducation même que, grâce à vous, je recevais, élevait mon âme, développait ma pensée, et me donnait déjà, pour les gens du grand monde, ce mépris qu’ils appellent maintenant de l’indifférence, de la fierté !... Ah ! c’est de la vengeance... Enfin, que vous dirai-je ? je fus si malheureuse pendant trois ans, que je regrettai la position d’où vous m’aviez tirée ; la liberté, même avec la misère, me semblait le premier des biens. Mais, ne sachant où vous écrire, à vous, mon seul protecteur sur la terre, ne pouvant me plaindre à vous de ma honte et de mon esclavage, je ne cherchais que les moyens de m’y soustraire ; un seul se présenta : J’avais alors treize ans, et j’annonçais quelque talent pour la danse. Sir Hugh, qui était mon maître, et qui seul semblait me porter quelque intérêt, me proposa de m’emmener avec lui, de me faire débuter, de me donner un état libre, indépendant. Je n’entendis que ce dernier mot, j’acceptai, je partis ; mais non comme on vous l’a dit, avec un séducteur ; celui-là avait soixante ans, et de plus, il avait des vues plus étendues, que je ne tardai pas à connaître.

MORTON.

Comment cela ?

GEORGINA.

Dans une campagne, à quinze lieues de Londres, où il me conduisit, et où je restai deux ans à me perfectionner dans ce qu’il appelait son art, venait souvent un des premiers lords d’Angleterre, un duc, qui seul était admis chez nous. Il était vieux et immensément riche.

MORTON.

Quelle horreur !

GEORGINA.

Vous comprenez maintenant le sort qui m’était réservé, et je ne pouvais m’y méprendre, car mon digne professeur laissant de côté toute dissimulation, m’avait déjà félicitée sur ma fortune future, dont il se vantait, se recommandant d’avance à ma reconnaissance et à ma protection ; et c’était le lendemain qu’on attendait le duc. Je ne pris conseil que de moi-même, je partis dans la nuit.

MORTON.

Pauvre enfant ! Et comment ?

GEORGINA.

Un jeune homme, notre voisin, à qui je m’étais confiée, m’avait aidée et protégée dans ma fuite ; et, s’il faut vous l’avouer, je m’étais adressée à lui, parce que, depuis longtemps, ses yeux m’avaient dit qu’il m’aimait, qu’il m’adorait ; du moins, il tremblait devant moi ; cela m’avait donné du courage. C’était la première fois que j’essayais le pouvoir de mes charmes ; et jamais esclave ne fut plus respectueux et plus soumis. Il m’aimait tant !

MORTON.

Et toi ?

GEORGINA.

Moi !... pas du tout.

MORTON.

Une pareille conduite !... c’est mal.

GEORGINA.

Je n’ai pas dit que tout fût bien ; mais il s’agissait de mon honneur, et la coquetterie était alors de la vertu.

MORTON.

Après ; continue.

GEORGINA.

Arrivée à Londres, je débutai ; et je ne puis vous dire avec quel succès, quel enthousiasme !... Dès ce jour, je n’eus plus besoin de protection ; humble et pauvre le matin, le soir j’étais une puissance, que les lords et les directeurs du théâtre adoraient à genoux. Ah ! que je leur ai fait expier cher les humiliations de ma jeunesse ! que mes caprices m’ont vengée de ceux du sort !... Mon bonheur était d’éclipser mes anciennes compagnes, de voir à mes pieds leurs amants, leurs époux, que mes dédains leur renvoyaient !... Nobles conquêtes pour elles, et pas assez pour moi. Indifférente sur le présent, qui ne disait rien à mon cœur, je ne songeais qu’au passé, au seul être qui se fût jamais intéressé à mon sort ; j’aurais donné tout au monde pour le retrouver, pour lui faire hommage de mes triomphes, pour lui prouver ma reconnaissance.

MORTON.

Est-il possible !

GEORGINA.

Pouvez-vous en douter ? Regardez autour de moi, et voyez quelle est ma vie.

Air de la romance de Joseph.

Tout pour l’éclat, tout pour le monde,
Rien pour moi, rien pour le bonheur.
Ces vœux qu’on m’adresse à la ronde
N’arrivent point jusqu’à mon cœur.
Et, pour moi, chaque jour s’écoule
Dans les plaisirs et dans l’ennui.
J’ai des adorateurs en foule,
Et je n’ai pas un seul ami.

MORTON.

Tu te trompes ; il en est un qui ne t’abandonneras pas.

GEORGINA, avec joie.

Vous !...

MORTON.

Je suis le plus ancien, du moins, et je le serai toujours. Oui, depuis que tu as parlé, je crois en toi ; tu as de la fierté dans l’âme, de la franchise dans le cœur ; et, malgré tes torts et tes défauts, ou peut-être même à cause d’eux, je t’estime.

GEORGINA, timidement.

Des défauts !... vous trouvez donc que j’en ai beaucoup ?

MORTON.

Mais oui, beaucoup !... c’est le mot.

GEORGINA.

Heureusement vous voilà ; et maintenant que nous sommes amis, vous me les direz tous.

MORTON.

Tu peux y compter.

GEORGINA.

C’est bien ; à charge de revanche.

MORTON.

Ah ! j’en ai donc aussi ?

GEORGINA, baissant les yeux.

Mais...

MORTON.

Beaucoup ?

GEORGINA.

Non, quelques-uns. Il est vrai que je ne vous connais que d’aujourd’hui.

MORTON.

Lesquels ?... Dis-les, pour que je me corrige.

GEORGINA.

Vous êtes l’honneur, la probité même, vous avez toutes les vertus.

MORTON.

Femme !... je te croyais mon amie, et tu me flattes.

GEORGINA.

Attendez ; mais ces vertus, vous ne les pratiquez pas pour vous seul, ou pour la vertu elle-même ; vous êtes un peu comme moi, quand je

suis sur le théâtre ; vous pensez aux spectateurs, à la galerie, et vous regardez... si on vous regarde.

MORTON, étonné.

Comment ! ce serait vrai ?

GEORGINA.

Oui, l’originalité de vos manières, de votre costume attire sur vous l’attention ; et il me semble qu’un sage tel que vous devrait plutôt la fuir.

MORTON, réfléchissant.

Personne encore ne m’avait dit cela, et tu as peut-être raison.

Réfléchissant.

C’est étonnant !

GEORGINA, souriant.

Étonnant que j’aie raison !... qu’une femme puisse avoir quelque idée juste !... Voilà encore un défaut qui prend naissance dans la bonne opinion que vous avez de vous. Cela, mon cher maître, c’est de la vanité, de l’orgueil.

MORTON.

Oui ; tu dis vrai, tu as vu ce que je ne m’expliquais pas à moi-même !... Georgina, je t’avais mal jugée, tu n’es pas une femme ordinaire.

GEORGINA.

Moi !... Mais jusqu’ici je n’étais entourée que de gens futiles, de fats, d’étourdis ; et l’étourderie et la futilité, cela se gagne. D’aujourd’hui seulement, j’ai vu un homme de mérite, et je commence...

D’un ton caressant.

Pour que cela continue, pour que je devienne tout-à-fait digne de vous, il faut, mon cher bienfaiteur, que vous me promettiez de me voir.

MORTON, après l’avoir regardée.

Je viendrai.

GEORGINA, de même.

Souvent ?

MORTON, de même.

Tous les jours, quand tu seras visible, quand tu seras seule.

GEORGINA, vivement.

Je renverrai tout le monde ; et pour commencer, cette invitation pour ce soir, que ce matin vous avez refusée...

MORTON.

Je l’accepte maintenant.

GEORGINA.

Vous me le jurez ?

MORTON.

À quoi bon ? Je n’ai pas deux paroles, quand il n’y a qu’une vérité.

GEORGINA.

Ah ! que je suis heureuse !

Air : Un matelot à bord, loin du rivage. (Madame Duchambge.)

Quoi ! vous viendrez ! je vous verrai sans cesse !

MORTON.

C’est mon bonheur, et mon plus cher espoir.
Je te l’ai dit.

GEORGINA.

Ah ! pour moi quelle ivresse !
Vous qui tantôt redoutiez de me voir !
De sa frayeur votre âme revient-elle ?

MORTON.

Peut-on rien craindre auprès de l’amitié !

GEORGINA.

Tantôt pourtant vos yeux me trouvaient belle.

MORTON.

En t’écoutant, je l’avais oublié.

GEORGINA.

Vraiment !

MORTON.

Et si tu savais, Georgina...

GEORGINA.

Quoi donc ?

En ce moment est entré Darsie, un journal à la main : il s’est arrêté à la porte de l’appartement de Georgina, et part d’un éclat de rire en voyant Morton auprès d’elle.

DARSIE.

Pardon, cet article du journal...

MORTON.

On vient... Plus tard nous achèverons cet entretien.

GEORGINA.

Pourquoi pas sur-le-champ ?

MORTON.

Plus tard. Adieu, amie, adieu.

Il lui serre la main et rentre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène XII

 

DARSIE, GEORGINA

 

DARSIE, riant.

À merveille ! contez-moi tout cela, je suis impatient de savoir les détails.

GEORGINA.

Dans un autre moment ; j’ai besoin de me rappeler, de me recueillir ; j’ai besoin d’être seule.

DARSIE.

Pour méditer de nouveaux complots ; je suis là, prêt à vous seconder, comme je l’ai déjà fait.

GEORGINA, à part.

Ah ! quel ennui !

DARSIE.

Faut-il inventer quelque ruse pour le retenir, pour le forcer à rester ?

GEORGINA, vivement.

C’est inutile, il ne s’en va pas, il reste, il soupe avec nous, il me l’a promis.

DARSIE.

Victoire !... et comment ?...

GEORGINA, en s’en allant.

Vous le saurez.je vous le dirai. Adieu, adieu ; cela me regarde, ne vous mêlez de rien.

Elle rentre dans son appartement.

 

 

Scène XIII

 

DARSIE, seul

 

Ne pas m’en mêler ! si vraiment ; il ne sera pas dit que je n’y ai pas mis du mien ; et puisqu’il soupe ici ce soir, puisque nous en sommes déjà là, je me charge du reste.

Se mettant à la table et écrivant.

Air : Le beau Lycas aimait Thémire.

J’ai bien voulu la laisser faire ;
Mais le succès sera flatteur.
Faute de mieux, dans cette affaire,
Ayons, du moins, part à l’honneur ;
Combien d’autres, sans plus de peine,
Ont trouvé l’art de s’illustrer !
Dès que la victoire est certaine,
C’est le moment de se montrer.

Une circulaire à tous nos amis. Grand souper ; orgie complète. Du vin de Champagne dans les carafes ; et nous grisons le quaker, qui tombe chancelant aux pieds de Georgina... Tableau admirable !... Holà ! quelqu’un...

 

 

Scène XIV

 

DARSIE, TOBY, qui est entré quelques instants auparavant

 

TOBY.

Ce pauvre Patrik, qui, malgré son indisposition, voudrait toujours nous voir mariés, et dès aujourd’hui...

Apercevant Darsie.

Ah ! un monsieur qui écrit.

DARSIE, le regardant.

En voilà un que je ne connaissais pas ; tu arrives donc d’aujourd’hui ?

TOBY.

Oui, monsieur, à l’instant.

DARSIE.

Sais-tu écrire ?

TOBY.

Tiens, cette question ! Sans doute, et à votre service, et à celui de tous les gens de cette maison, qui sont si bons, et si obligeants, et où l’on nous traite si bien. Dites-moi seulement ce qu’il faut faire ?

DARSIE.

Transcrire une lettre ; ces quatre lignes, et en faire une douzaine de copies, que tu m’apporteras, là, au salon ;

Il se lève.

et puis, je te dicterai les adresses qu’il faudra y mettre.

TOBY, se mettant à la table.

Oui, monsieur ; ce ne sera pas long... Faut-il que ce soit en ronde, ou en coulée ?

DARSIE, s’en allant.

Comme tu voudras, pourvu que tu te dépêches.

À part.

Il a un air bon enfant... et, après mon mariage, je le garderai pour secrétaire. Une bonne place, je n’écris jamais.

Il entre chez Georgina.

 

 

Scène XV

 

TOBY, puis MORTON

 

TOBY, à la table.

Allons, faut être serviable ; c’est bien le moins... Voyons ce que cela chante...

Cherchant à lire.

« Mon... mon cher ami... »

MORTON, sortant de la chambre à gauche.

Dans aucun de ses livres, Ben-Johnson n’a défini le sentiment que j’éprouve en ce moment ; il me semble que j’ai une nouvelle existence, que tout est bien, et que j’aime tout le monde.

TOBY.

Qu’est-ce que je vois-là ?... et quelle indignité !... Moi, écrire une lettre pareille !

MORTON.

Qu’as-tu donc, ami Toby ?

TOBY.

Ce que j’ai, monsieur Morton ?... je ne m’y connais guère... mais j’ai idée qu’on veut ici se moquer de vous.

MORTON, froidement.

De moi ? cela m’est égal.

TOBY.

Ce ne me l’est pas, à moi... et j’apprendrai à ce monsieur, qu’il soit milord ou non, à signer des injures contre vous, contre mon bienfaiteur.

MORTON.

Calme-toi.

TOBY,

Et venir encore me prier de les copier !

MORTON, tranquillement.

Ah ! il t’en a prié... eh bien ! ami, il faut le faire ; il faut, autant que possible, être utile à tout le monde.

TOBY.

Mais vous ne savez donc pas ?...

Air : Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)

C’est un complot contre vot’ caractère,
Dont un marquis, lord Darsie, est l’auteur.
Vous n’dites rien... Dieu ! qu’ça m’met en colère
D’vous voir toujours souffrir tout sans humeur !
Et ce complot est m’né par un’ certaine...
Miss... Georgina...

MORTON.

Ciel !

TOBY, à part.

Il pousse un soupir ;

Avec joie.

Je crois qu’enfin ça lui fait de la peine,
À la bonne heure, au moins ça fait plaisir !

Donnant la lettre à Morton.

Lisez, lisez plutôt.

MORTON.

Tu te trompes.

Lisant.

« Mon cher ami, Nous préparons à James Morton une mystification admirable, qui ne peut avoir lieu sans vous... Je vous invite donc en mon nom, et en celui de miss Georgina, qui est à la tête du complot, à venir ce soir souper chez elle, et à assister à la première représentation du Quaker amoureux, parade philosophique en un acte. LORD DARSIE. » Qu’ai-je lu !...

Il tombe dans un fauteuil.

TOBY.

Ah ! mon Dieu ! monsieur Morton, qu’est-ce que vous avez donc ?... Voulez-vous que j’appelle ?

MORTON, l’arrêtant avec le bras sans le regarder.

Tais-toi...

Après une pause.

Laisse-moi seul.

TOBY, à part.

Comme le voilà troublé, malgré ses principes !...

Haut.

Monsieur Morton, je crains... si vous vouliez...

MORTON.

Ce n’est rien, rien du tout...

Il se lève.

Mais nous ne pouvons rester ici ; va chercher une voiture pour emmener Patrik... Je t’attends.

TOBY.

J’y vole... Ah ! mon Dieu !... c’est pourtant moi ! Mon pauvre bienfaiteur, que je vous demande pardon de vous avoir appris ainsi que tout le monde se moquait de vous ! Vous ne vous en seriez peut-être pas aperçu.

MORTON, brusquement.

Va donc.

Avec douceur.

Va, Toby.

Toby sort.

Quant à moi, je n’attendrai pas son retour. L’ingrate ! je ne la reverrai plus jamais... jamais !

Il s’arrête.

Quelle soit heureuse au moins ; c’est mon dernier vœu et ma seule vengeance. Partons... Que vois-je ?... c’est elle !

 

 

Scène XVI

 

MORTON, GEORGINA

 

GEORGINA.

Eh ! mais, où alliez-vous donc ?

MORTON.

Je quittais ces lieux.

GEORGINA.

Ce n’est pas possible, vous m’avez promis de rester jusqu’à ce soir. et vous qui savez ce que c’est que la foi jurée, vous ne voudriez pas y manquer.

MORTON.

C’est vrai ; on doit tenir parole, même à ses ennemis... C’est pour cela que je te prie de me rendre la mienne.

GEORGINA.

Parlez-vous sérieusement ?

MORTON.

Oui.

GEORGINA.

Alors, je me garderai bien de vous obéir, avant de savoir d’où vient cet air sombre et menaçant... Que se passe-t-il en votre cœur ?

MORTON.

Ne cherche pas à le connaître : car moi, qui ne sais ni tromper, ni feindre, je te dirai la vérité.

GEORGINA.

Je la demande.

MORTON.

Et tu me laisseras sortir ?

GEORGINA.

Oui.

MORTON.

Eh ! bien, femme, je te méprise !... adieu.

GEORGINA, le retenant.

Morton, Morton... ne me quittez pas ainsi... Vous ne voulez pas me réduire au désespoir... Restez, restez, de grâce !

MORTON.

Me retenir encore, après ce que je t’ai dit !

GEORGINA.

Vous m’avez donné le coup de la mort... mais n’importe, restez ; j’aime mieux votre mépris que votre absence.

MORTON.

Ah ! qui ne la croirait avec cette voix si douce et ce regard suppliant ! Qui que tu sois, tu ne me tromperas plus. La ruse est ton instinct ; c’est ta vie, c’est ton être ! Le mien, c’est la franchise... Avant de te quitter pour jamais, je te dirai tout... Ce triomphe que ta vanité désirait, tu l’as obtenu, tu as réussi à troubler mes sens, a égarer ma raison... Je t’aimais.

GEORGINA.

Vous ! grand Dieu !

MORTON.

Oui, perfide... oui, ingrate !

GEORGINA, avec joie.

Parlez... parlez... je puis tout entendre maintenant.

MORTON, furieux.

Et elle se rit encore de mes maux !... elle ignore ce que je souffre ; elle ne sait pas que ce cœur, qui ne s’était jamais donné, lui était dévoué... lui aurait tout sacrifié, aurait tout bravé pour elle.

GEORGINA, enchantée.

Ah ! que c’est bien !... continuez.

MORTON, avec colère.

Non, je ne continuerai pas, la raison m’est revenue, et tu n’es plus à craindre : car je te vois telle que tu es... toi, et ce lord Darsie.

GEORGINA.

Tu serais jaloux !... rassure-toi ; je lui avais promis de l’épouser, c’est vrai, mais si je n’ai mais personne... et ce serment-là, je crois que j’en suis dégagée.

MORTON.

Tu espères en vain m’abuser, me donner le change, je connais ta perfidie ; tiens, en voici la preuve.

Il lui donne la lettre de Darsie.

GEORGINA, après l’avoir lue.

Quoi ! c’est là ce qui te fâche ! ce n’est que cela ?

MORTON, avec colère.

Et que peux-tu y répondre ?

GEORGINA, froidement.

Que ce matin, c’était vrai peut-être ; et que maintenant...

MORTON.

Eh bien ?...

GEORGINA.

Mais vous ne me croiriez pas ; vous auriez raison : ce n’est plus à mes discours, c’est à ma conduite à vous prouver si je vous aime. Tout à l’heure, je l’espère, vous n’en douterez plus ; et après cela, toi, mon protecteur, mon ami, mon maître, tu décideras de mon sort.

Elle va à son appartement, et, au moment de rentrer, elle jette un regard sur Morton, un regard affectueux. En ce moment entre Toby, qui aperçoit Georgina prête à sortir, et regardant encore Morton.

 

 

Scène XVII

 

MORTON, TOBY

 

TOBY.

Ah ! mon Dieu !...

MORTON.

Eh bien ? qu’as-tu donc ?

TOBY, hors de lui.

C’est tout ce que je craignais... voilà mes visions qui me reprennent... c’est elle, encore elle. Monsieur Morton, la voiture est en bas... partons, partons bien vite.

MORTON.

Et pourquoi ?

TOBY.

Parce que ma tête n’y résisterait pas... elle me poursuit partout... elle ou son image.

MORTON.

Et qui donc ?

TOBY.

Celle que j’ai rencontrée dans cette si riche voiture... Et puis après... le soir, resplendissante de lumières, dans un nuage... elle était là... je l’ai vue... elle vient de sortir...

MORTON, d’une voix altérée.

Georgina !

TOBY.

Non... c’est Catherine.

MORTON.

Catherine !

TOBY.

Je l’ai bien reconnue, cet air si doux et si tendre... ces yeux fixés sur les vôtres... c’est comme cela qu’elle me regardait, quand je croyais à ses serments.

MORTON.

Ses serments ! Tu en as reçu d’elle...

TOBY.

Sans doute.

MORTON.

Et elle allait en épouser un autre !

TOBY.

En épouser un autre !... cela ne se peut pas, monsieur Morton ; cela ne se peut pas, j’ai sa parole... J’irai trouver celui qu’elle épouse... nous irons ensemble... vous lui raconterez tout ; vous lui direz que, s’il a de l’honneur, de la probité, s’il n’est pas un méchant, il ne doit pas être complice d’un tel parjure.

MORTON.

Il suffit ; tes droits sont sacrés, et qui que tu sois, mes principes m’ont appris que manquer à un serment, ou aider à le trahir, est d’un malhonnête homme.

À part.

Et cela ne m’arrivera jamais, dût mon bonheur en dépendre !

TOBY.

Voilà ce qu’il faut lui dire.

MORTON.

C’est bien, je le lui dirai...

TOBY.

Ah ! que vous êtes bon !

 

 

Scène XVIII

 

MORTON, TOBY, DARSIE, entrant par le fond, il tient une boîte à pistolets qu’il dépose sur la table

 

DARSIE.

Quaker !... j’ai à te parler.

MORTON, à Toby.

Laisse-nous.

TOBY, en s’en allant.

Je vais tâcher de la revoir, si c’est possible...

Il entre chez Georgina.

MORTON, à Darsie.

Que me veux-tu ?

DARSIE.

Je reçois à l’instant une lettre de miss Georgina.

MORTON.

Que m’importe ?

DARSIE, avec chaleur.

Cela m’importe à moi : car elle renonce à ma main ; elle refuse d’épouser un lord, un marquis, un pair d’Angleterre. Pourquoi ? parce qu’elle prétend qu’elle vous aime, qu’elle vous adore ; que l’estime, la reconnaissance, l’amour... les phrases d’usage...

MORTON, avec joie.

Il serait vrai...tu en es bien sûr ?

DARSIE.

Vous ne l’étiez pas ?

MORTON.

Non vraiment.

DARSIE, à part.

Et c’est moi qui le lui apprends !... il ne manquait plus que cela.

MORTON, à part.

Ah ! qu’il en coûte pour être d’accord avec soi-même !

DARSIE, s’approchant de lui.

Vous comprenez alors ce que je viens vous demander... je crois me connaître en mystifications, et c’en est une... Je la trouverais excellente, si c’était moi qui l’eusse faite ; mais il ne me plaît pas d’en être l’objet... et ce sera l’affaire d’une minute, le temps de nous couper la gorge, ou de nous brûler la cervelle, à votre choix.

MORTON.

Fi ! ami.

DARSIE.

Comment, fi ! qu’est-ce qu’on peut trouver de mieux dans ce genre-là ? il me semble que c’est très confortable. J’ai là mes pistolets tout chargés... rien n’y manque, marchons !

MORTON, avec un mouvement qu’il réprime à l’instant.

Ami, je ne peux me battre.

DARSIE.

Qu’est-ce à dire ? vous ne pouvez vous battre ?

MORTON.

Non, ami, un quaker ne se bat jamais.

DARSIE, allant prendre ses pistolets.

Alors un quaker ne doit pas plaire à la femme que j’aime... je ne connais que ça, moi... Vous vous battrez.

MORTON.

Je ne me battrai pas.

DARSIE.

Vous vous battrez... ou je vous proclamerai le plus grand poltron de la terre.

MORTON, à part.

Ah ! Seymour... Seymour !...

Il prend la main de Darsie qu’il secoue violemment. Darsie fait une grimace de douleur.

Ami, crois-moi, il faut plus de courage pour supporter que pour se venger... Tiens, je donnerais tout ce que je possède pour avoir d’autres principes, seulement pendant dix minutes, et pouvoir te châtier à mon aise... mais vrai, je ne le puis...

DARSIE.

Monsieur...

MORTON, prenant un des pistolets que tient Darsie.

Et afin que tu m’ensaches quelque gré... viens.

L’entraînant près de la fenêtre à droite.

Vois-tu là-bas, dans la cour, à trente pas d’ici, ce frêle arbuste, dans une caisse ?

Il tire par la fenêtre, et jette le pistolet.

Regarde-le maintenant.

DARSIE, près de la fenêtre, et regardant.

Ô ciel ! il est brisé !

 

 

Scène XIX

 

MORTON, DARSIE, GEORGINA, TOBY

 

GEORGINA, entrant avec effroi,

Qu’ai-je entendu ! quel est ce bruit ?

MORTON.

Rien, un raisonnement que je faisais à milord, et dont, je l’espère, il doit reconnaître la justesse.

DARSIE.

Parfaitement !

GEORGINA.

Je respire... cela m’avait fait une peur... une frayeur...

MORTON.

Et maintenant que je t’ai prouvé que je ne manquais ni de force ni d’adresse, il m’est permis de te faire un aveu ; c’est que je l’aime, je l’adore, et que je ne puis l’épouser.

DARSIE et GEORGINA.

Que dites-vous ?

DARSIE.

Et pourquoi ?

MORTON, montrant Toby qui s’est avancé.

Tiens, voilà ma réponse.

DARSIE.

C’est mon secrétaire de ce matin.

MORTON, à Georgina.

Que sa vue te rappelle les promesses... juge tes devoirs ; je connais les miens... et ce n’est pas moi qui serai jamais cause d’un manque de foi.

TOBY, tristement.

Vous êtes bien bon, monsieur Morton... ce n’est plus possible !

TOUS.

Et comment cela ?

TOBY.

En vous quittant, je n’ai pu y tenir, j’ai été chez elle, chez Catherine...

À Georgina.

Pardon, mademoiselle, de vous appeler encore ainsi ; c’est la dernière fois.

À Morton.

Elle m’a tout dit, elle m’a avoué qu’elle aimait quelqu’un ; et, quand elle me l’a eu nommé, il m’a été impossible de lui faire un reproche... En ce moment est entrée Betty qui venait remercier madame... j’ai couru à elle, je lui ai proposé de l’épouser demain... aujourd’hui... quand elle voudrait... Pauvre Betty ! elle est si heureuse, que je le suis aussi... et je viens vous faire part que la bénédiction nuptiale aura lieu ce soir, entre huit et neuf, église Sainte-Marguerite, paroisse de Westminster.

GEORGINA.

Bon Toby !

MORTON.

Et qui t’obligeait à un pareil sacrifice ? tu n’es pas quaker, toi !

TOBY.

C’est égal, je suis honnête homme.

DARSIE.

Est-il stupide, celui-là !...

MORTON.

Ô Ben-Johnson ! celui-là était plus digue que moi de professer tes principes !

TOBY, passant à la droite de Morton.

Monsieur Morton, d’être quaker, est-ce que cela guérit du chagrin ?

MORTON.

Cela instruit à le supporter.

TOBY.

Eh bien ! écoutez... je me marie ce soir ; mais demain matin, vous me ferez quaker.

MORTON.

Va, tu n’en as pas besoin, mais tu seras mon frère, celui de Georgina... et lorsque ton amour se sera calmé avec le temps, tu viendras nous rejoindre avec ta femme, vivre avec nous, augmenter notre bonheur, en y mêlant le tien... je t’enseignerai mes principes... et j’apprendrai de toi à les pratiquer.

LE CHŒUR.

Air : Qu’à jamais elle reste dans l’éternel séjour. (Le Dieu et la Bayadère.)

On croyait être sage,
Le sort rit de nos vœux.
En vain la raison nous engage ;
Parfois le hasard nous sert encor mieux,
Et souvent le plus sage
N’est que le plus heureux.

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