Le Pyrame (Jean PUGET DE LA SERRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, en 1633.

 

Personnages

 

THISBÉ

PYRAME

BERSIANE

NARBAL

LIDIAS

LE ROI

SYLLAR

DISARQUE

DEUXIS

ORONTHE, mère de Thisbé

 

 

À TRÈS NOBLE ET TRÈS VERTUEUSE DEMOISELLE ÉLÉONOR FEBRONIE, COMTESSE DE BERGHE

 

MADEMOISELLE,

 

Après avoir étudié deux ou trois ans vos actions, toutes admirables, je vous ai destiné cet ouvrage, pour mettre en œuvre leurs merveilles, en publiant partout qu’il n’y en a point d’autres dans le monde. Que dirai-je donc pour vous louer ? si je parle de votre Beauté, sa perfection fera connaître mes défauts, parce que en la voulant représenter, je dépeindrais tout à la fois et ma témérité, et mon ignorance. Et d’ailleurs si le moindre de ses appas est capable de charmer la Raison, toutes les fois qu’elle se veut défendre de les adorer, ne ferait-il pas à craindre qu’en voulant exprimer leurs douceurs, mon âme en devint idolâtre. Tellement, Mademoiselle, que je vous rendrais complice d’un crime, dont votre Piété vous ferait rougir de honte, sachant que vous êtes d’humeur à mépriser la plus juste gloire qui vous est acquise. De parler aussi de votre Esprit, il n’appartient qu’à lui même de se louer ; Encore puis-je dire que sa Bonté excède sa Puissance, n’ayant pas le pouvoir de connaître toutes ses perfections. Le reste de vos qualités, aimables est un nouveau sujet d’étonnement, et d’admiration, où mes pensées ne peuvent atteindre. Voilà, Mademoiselle, une partie des vérités que l’honneur de votre conversation m’a apprises, dont l’étais redevable à la Postérité. Car puisque votre Portrait représente le plus beau miracle de la Nature, de même que les Vertus de votre Âme, les plus riches faveurs du Ciel. Il fallait nécessairement dans la particulière connaissance que j’en avais, que j’en laissasse ces marques aux siècles à venir, pour donner cette généreuse ambition aux plus parfaites, de vous imiter en toutes choses, comme étant un exemple de tout le bien qu’on peut jamais faire. Si le nombre de vos mérites n’était sans nombre, j’eusse pris plaisir de faire connaître leur grandeur par leur nom ; Mais les Dieux vous ont été justement si prodigues de leurs grâces, que tous ensemble vous ont rendue sans y penser plus adorable qu’eux-mêmes. De sorte qu’on ne peut vous louer, puisque la plus petite de vos qualités, est la plus grande de toutes les louanges. Vous me permettrez donc, s’il vous plaît, que je me loue moi-même de la résolution que j’ai prise de vivre et mourir,

 

MADEMOISELLE,

 

Votre très humble et très fidèle Serviteur

 

P. DE LA SERRE.

 

 

AU LECTEUR

 

Je ne veux point dérober l’honneur à celui qui m’a devancé en l’invention de cet ouvrage. J’en laisse à sa mémoire toutes les couronnes, et ne prétends point d’autre avantage que de m’être acquitté d’une partie de ce que je dois à une personne dont le mérite m’est en très forte considération. Si ces fruits pourtant de mon loisir, qui se sont un peu mûris dans la poussière de mon cabinet, étaient encore à produire, mon esprit n’en serait jamais l’arbre, n’étant plus d’humeur ni de condition à mettre en lumière des œuvres profanes. Celui-ci, avec un autre tout semblable, m’échappent encore comme un reste de tout ce que je veux débiter dans le monde sur ce sujet, sans m’être relâché toutefois d’un seul terme qui puisse choquer les plus chastes oreilles. Je n’ai rien emprunté d’autrui, que les noms, pour la commodité des acteurs. Je t’en laisse le jugement, et m’en réserve l’espérance de sa faveur.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

THISBÉ, BERSIANE

 

THISBÉ.

Dieux qu’il y a du plaisir d’aimer parfaitement, et d’être aimé de même : Toutes les délices du monde ont leur dégoût, aussi bien que leurs appas, forts que cette sorte de contentements, les âmes les plus inquiétées trouvent le comble de leur repos. Il n’est rien de si divin que l’amour, c’est le seul Élément de la vie, et l’unique objet où nos désirs terminent leurs efforts, où nos passions modèrent leur violence, et où nos cœurs soupirent délicieusement le même air qu’il respirent. Je suis témoin de toutes ces belles vérités depuis le premier jour de ma naissance, n’ayant commencé de vivre, que dès le moment, que j’ai commencé d’aimer. Ô heureux moment où mes félicités naquirent toutes ensemble ! Ô agréable amour, dont l’aveuglement m’a servi de flambeau, pour admirer en un seul sujet, toutes les grâces du Ciel, et toutes les beautés de la Nature Pyrame c’est son nom, mon cœur en soupire, et mon visage en rougit de honte ; Mais que puis-je craindre en ces lieux solitaires ? Il est vrai Pyrame, je t’aime uniquement, mes pensées sont toutes à toi, mes désirs t’appartiennent, et mon imagination jalouse suit incessamment ton ombre, pour me dire où va ton corps. Serais- je si cruelle à moi-même, que de me défendre d’avoir dans la bouche le beau nom de Pyrame, que t’ai gravé si avant dans le cœur. Je ne puis charmer mes oreilles d’une plus douce harmonie, que celle que produit ce beau nom, et je me sens forcée de croire, que Cypris l’a composé, que l’amour a été le premier qui la prononcé, que les Grâces l’on redit après lui, et que toutes les douceurs ensemble en ont fait leur nom d’alliance : Car sans mentir, il est si doux, que ma langue est toute de miel à force de le proférer souvent ; Aussi est-ce le beau nom de toutes mes félicités, de tous les plaisirs de ma vie, et de tout ce qu’il y a de divin en la Natures en disant Pyrame, je dis encore le nom de tout ce que j’aime, et de tout ce qui est aimable, ce qui autorise ma passion, puisque le sujet en est si glorieux. On a beau me défendre de l’aimer, j’ai déjà voué à son amour, le dernier soupir de ma vie : Et que l’on me tourmente tant qu’on voudra, une âme amoureuse ne se lasse jamais de souffrir, elle trouve toujours ses plaisirs dans ses peines. Le pis qui me peut arriver, c’est de mourir ; hé ne serai-je pas heureuse de perdre la vie pour celui que j’aime mille fois plus qu’elle, le sort en est trop beau, je n’envie point d’autre fortune.

BERSIANE.

Tout le monde vous cherche, et votre Mère est en peine de savoir où vous êtes.

THISBÉ.

Sa peine ne sera pas de longue durée : Je serai bien tôt de retour.

BERSIANE.

Une fille vertueuse ne doit jamais aller seule, il faut qu’elle aie toujours des témoins de ses actions.

THISBÉ.

Serais-ce un crime de s’entretenir avec ses pensées pour soulager l’esprit des inquiétudes, dont on se trouve souvent agité. Ne sais-tu pas que mon humeur solitaire m’en fait aimer le lieu, et que les jours ont des certaines heures de mélancolie si agréables, qu’il faut nécessairement les passer seule, si l’on en veut goûter les plaisirs, Je te fais juge maintenant de l’importunité que tu me causes.

BERSIANE.

Depuis quand vous suis-je si importune ?

THISBÉ.

Depuis que tes soins criminels te font suivre par tout la trace de mes pas, sans autres dessein, que celui de me déplaire.

BERSIANE.

Je n’eusse jamais cru que ma compagnie vous eût été si fort à mépris.

THISBÉ.

Tu as assez de jugement pour le connaître, comme tu as trop de

Malice pour m’y obliger.

BERSIANE.

Vous êtes en colère de quoi j’ai interrompu votre doux entretien.

THISBÉ.

La colère me dure toujours contre toi.

BERSIANE.

Je suis de l’opinion de votre Mère, elle ne vous doit jamais perdre de vue, vos paroles, et vos actions également hardies, font paraître au dehors, ce que vous avez dans l’âme.

THISBÉ.

Je ne me plaindrai jamais en cela de l’austérité que ma Mère exercera contre moi, l’innocence ne craint point les reproches, je vis de telle sorte que je n’aurai jamais d’autres ennemis que ceux qui le sont de la vertu.

BERSIANE.

Le temps sera votre juge.

THISBÉ.

Il sera le tien, aussi pour condamner tes rêveries.

BERSIANE.

Te voudrais rêver en la prévoyance de vos malheurs pour être moins assurée de leur avènement.

THISBÉ.

L’âge endort tellement ton esprit que je ne prends tes discours, que pour des songes.

BERSIANE.

J’ai donc songé que vous aimiez Pyrame ; je ne sais s’il est vrai.

THISBÉ.

C’est le plus beau songe que tu fis jamais, qu’en crois-tu.

BERSIANE.

Je crois que vous êtes assez hardie pour contracter cette affection au déçu de votre Mère.

THISBÉ.

Ce n’est pas la première fois que tu t’es trompée en tes opinions, mais si tu veux apprendre la vérité, il te faut changer de croyance.

BERSIANE.

Vous n’avez garde de le confesser, les secrets d’amour ne se communiquent à personne.

THISBÉ.

Les chastes affections ne sort jamais secrètes, il y a plus de gloire à les publier que de honte à les taire.

BERSIANE.

Toutes les chastes affections ne sont pas permises, on doit toujours consulter l’Oracle de la volonté des parents.

THISBÉ.

On le doit par respect, mais non pas par raison : Car les affections sont libres.

BERSIANE.

La nature vous oblige à leur rendre ce devoir, et par respect, et par raison.

THISBÉ.

La nature ne me peut rendre esclave m’ayant fait naître libre. Mais à quoi servent ces discours ? tu m’engages insensiblement à plaider une cause où je n’ai point d’intérêt.

BERSIANE.

Vous en parlez trop pertinemment pour ne croire pas que vous êtes partie.

THISBÉ.

Je te laisse en cette croyance, puis que le Temps plutôt que toi, comme tu dis, sera mon Juge.

BERSIANE.

Il sera véritablement Juge de vos folies, de même que j’en suis témoin.

 

 

Scène II

 

NARBAL, LYDIAS

 

NARBAL.

Je suis hors de moi-même, quand je pèse au mépris que c’est ingrat fait de mes commandements, je lui ai donné l’être, et la vie, et pour reconnaissance il s’occupe tous les jours à bâtir mon tombeau, forgeant de ses mains meurtrières le trait qui me donnera la mort. Et tu voudrais appeler sa cruauté, et sa perfidie une aveugle passion, dont il est possédé, je sais bien qu’en mes jeunes ans mon cœur a été sensible aux atteintes d’Amour, et que le feu de mon sang, toujours bouillant s’éprit peu à peu à mon âme en la rendant amoureuse. Mais je n’ai jamais perdu la raison avec la liberté, je voyais assez clair au travers de mon bandeau, pour suivre le chemin du respect, et de l’obéissance, que je devais à mes parents.

LIDIAS.

La Sagesse, et l’Amour se faussent d’ordinaire compagnie, vous êtes honteux de confesser en cet âge prudent, les erreurs de votre jeunesse. Il est impossible d’être esclave, et libre tout à la fois, le plus fort l’emporte toujours : là où l’Amour commande, la Raison obéit, et de vouloir faire le fin, ne se laissant enchaîner qu’à demi, les grades beautés ne sont jamais de petites prises : quand elles mettent une âme aux fers, la raison est captive avec elle. Comment voulez vous donc maintenant, que votre fils suive vos conseils si l’Amour est son Conseiller. Priez les Dieux qu’ils lui rendent la liberté, et il vous rendra l’obéissance qu’il vous doit.

NARBAL.

Toutes ces raisons sont aussi aveugles que le Dieu dont tu me prêches la puissance, l’amour ne saurait forcer notre franchise, et sa passion n’a point de pouvoir sur nos volontés, que celui que notre faiblesse lui donne. À quoi nous servirait la force de la raison. Si sa défaite était inévitable. Un courage généreux peut tout ce qu’il veut, et tu as beau me persuader le contraire. Cet ingrat portera bientôt la peine de son crime. Car si les Dieux sont justes, ils me vengeront de sa perfidie.

LIDIAS.

Les Dieux n’ont point des foudres pour punir les amants, sachant par expérience jusques à quel point cette panion maîtrise nos esprits. Vous ne pouvez pas souffrir, que Pyrame aime Thisbé, et comment se peut-il défendre d’aimer ce qui est parfaitement aimable. Si la Beauté et le Grâces se laissaient admirer aux travers des lunettes, vous feriez bientôt convaincu du crime, dont vous l’accusez, puisque vous êtes si raisonnable, que ne vous rendez-vous à la raison.

NARBAL.

Hé, quoi serait-il juste qu’un Père reçut la loi de son fils. Que me sert l’autorité que le Ciel, et la Nature m’ont donnée sur ses volontés, si je ne m’aide de son pouvoir lorsqu’il y va de l’intérêt de ma vie. Il sait bien que je n’ai point une plus grande ennemie, que son amour, et il conjure avec elle ma ruine.

LIDIAS.

Si faut-il que vos désirs soient limités des choses possibles. Croyez-vous, que l’âme se puisse dépouiller de ses passions, de même que le corps de ses habits. Quand la figure d’amour s’écoule dans nos veines la maladie en est longue, et l’on a beau consulter la Nature, son pouvoir ne s’étend pas jusques à la guérison, il faut que le temps, et notre humeur en fassent peu à peu le remède. Lorsque Pyrame aura recouvré la santé de l’esprit, il mettra le votre en repos. Mais comment voulez-vous tirer raison d’un homme qui n’en a point.

NARBAL.

S’il n’a point de raison, il doit être puni de sa folie, puisqu’elle est volontaire. Je ne veux point nourris des fous, ni des esclaves en ma maison, il faut qu’il renonce à ce nom de fils, ou à celui d’amant.

LIDIAS.

Les Destins commandent à la Nature, puis qu’un Dieu l’a rendu amoureux d’une Déesse, vous ne pouvez sans crime, tenir pour crime sa passion, et je crains que votre colère n’attire celle du Ciel sur votre tête. La patience est le remède du mal, qui n’en a point.

NARBAL.

Tu me voudrais persuader que les Dieux sont complices de la folie de mon Fils, encore qu’ils permettent le mal, ils n’en sont pas les auteurs. Nous sommes les seuls punis, comme les seuls coupables.

LIDIAS.

Je sais bien que les Dieux ne sont point auteurs du mal que nous faisons ; Mais si vous mettez au rang des crimes cette passion d’amour qui n’assujettit que les plus belle âmes, où trouverez, vous un homme innocent.

NARBAL.

Cette passion n’est pas toujours criminelle. Les personnes libres, et souveraines, les peuvent avoir sans reproche ; Mais mon Fils n’est point de cette qualité, pour jouir de ce privilège.

LIDIAS.

Si votre si ils n’a pas le droit de souveraineté, il a celui de la franchise qu’on ne lui saurait ôter. De sorte qu’il a peu, comme libre, disposer de sa liberté sans votre consentement.

NARBAL.

Où en sont les lois.

LIDIAS.

C’est à vous à mettre en avant celles qui les condamnent, puisque vous l’accusez.

NARBAL.

La Nature, tous les Sages, et tous les Dieux sont mes Lois, et mes Juges.

LIDIAS.

Vous avez donc perdu votre cause : Car la Nature vous défend d’ôter à vos enfants la liberté qu’elle leur a donnée. Tous les Sages ont autorisé ces défenses, et les Dieux en ont fait une loi inviolable.

NARBAL.

Ton humeur a fait cet arrêt : Mais j’en appelle comme d’abus.

LIDIAS.

Il n’y a point d’appel aux arrêts du Destin.

 

 

Scène III

 

LE ROI, SYLLAR

 

LE ROI.

C’est trop longtemps soupirer pour cette ingrate beauté, mon amour est l’objet de sa haine, et ma soumission celui de son mépris. Il faut que je quitte la qualité d’esclave, et que je reprenne celle de Souverain, pour chercher le remède de mon mal, dans les derniers efforts de ma puissance absolue. Elle a bien le goût de l’esprit dépravé de préférer un sujet à son Prince.

SYLLAR.

La Ressemblance est la Mère des affections, on aime toujours son semblable.

LE ROI.

Si ce Mignon lui plaît, je le tendrai si effroyable à ses yeux, qu’elle en aura autant d’horreur que de pitié.

SYLLAR.

Il faut donc que votre Majesté en cherche les moyens, et les artifices hors de la Nature, et qu’elle ait recours aux charmes, et à la puissance des Démons.

LE ROI.

Mes volontés absolues seront mes charmes, et mes commandements les Démons, qui sacrifieront à ma colère.

SYLLAR.

Votre Majesté veut elle acheter un contentement au prix de son honneur, dont la perte lui serait beaucoup plus importante, que celle de son sceptre, et de sa Couronne. Les conquêtes qu’on fait par la voie de la tyrannie sont toujours accompagnées de honte, et de reproche.

LE ROI.

Ne sais-tu pas que la première loi, que les Monarques ont faite, est celle de les pouvoir violer toutes ensemble, quand il leur plaira ? Un Roi ne peut jamais faillir parce que les actions souveraines, portent toujours leur autorité avec elles. Sa raison offusque de son éclat, celle des autres, d’où vient qu’on ne peut voir ce qu’il fait, que d’un côté, s’en réservant à lui seul, la parfaite connaissance.

SYLLAR.

Comme nous sommes sujets des Rois, les Rois le sont des Dieux, dont ils doivent craindre les foudres. Les mauvaises actions ne changent jamais de nature ; Et une puissance absolue en peut bien mépriser les reproches sur la terre, mais non pas en éviter le Châtiment du Ciel.

LE ROI.

Puisque les Rois sont des Dieux, ici bas, il ont entre les mains le destin de la vie des hommes, pour en disposer, comme il leur plaît. Toutefois je veux croire, que lorsque l’envie me prend de faire mourir quelqu’un, l’arrêt en est prononcé dans le Ciel, et que je ne suis que l’instrument, pour le faire exécuter en terre.

SYLLAR.

Sire il faut que votre Majesté se représente qu’elle est Juge, et partie en cette cause, et que se laissant maîtriser par l’Amour, et par la Colère, qui sont deux puissances souveraines, et aveugles, elle ne peut voir les malheurs ou se terminent ses désirs.

LE ROI.

Tes discours sont mesurés à la portée de ton jugement, tu parles selon ta façon de concevoir. Saches que lorsque les Astres, qui président à la naissance des hommes, en rendent un malheureux, jusques au point de me déplaire, il est digne de mort, et il ne faut point chercher d’autres témoins pour l’accuser, puisque la Nature le rend coupable en naissant. Qu’on ne m’en parle plus, il faut qu’il meure, le repos de ma vie gît dans sa sépulture.

SYLLAR.

Puisque c’est une nécessité, dont vos volontés absolues font la loi, j’ai assez de courage, pour changer les désirs de votre Majesté en effets, voici la main qui fera le coup.

LE ROI.

Tu m’oblige de trop bonne grâce, pour en oublier jamais la faveur, rends-moi content, et je te ferai riche.

SYLLAR.

Sire on peut déjà conter Pyrame au nombre des morts, et marquer ce jour pour celui de ces funérailles ; Et si les vents portent leurs haleines jusques au fleuve d’oubli, ils peuvent avertir Caron de tenir la barque prête sur le rivage pour passer son ombre dans une heure.

LE ROI.

Cette heure me durera un siècle, sert-toi du temps, et de l’occasion, et ôte moi le moyen de t’accuser de paresse.

SYLLAR.

Je verrai bientôt la fin de mon entreprise, ou celle de ma vie, il faut tenter des grands périls pour faire des grandes fortunes.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PYRAME, DISARQUE

 

PYRAME.

Ma bonne volonté m’est assez connue, cher ami, je t’en suis redevable ; mais tu ne considères pas qu’en voulant m’arracher les épines du cœur, tu m’en ôteras aussi les roses. Je ne puis éteindre le feu qui me brûle, qu’avec la dernière goute de mon sang, la résolution en est prise, le sort en est jeté, ma vie toute d’amour, ne se peut terminer que par une mort semblable. Tes conseils me sont des injures, et si tu ne veux aimer ma passion avec moi, je renonce à ton amitié.

DISARQUE.

À quelles extrémité vous laissez vous emporter ?

PYRAME.

À celle de fuir ceux qui n’aiment point le repos de ma vie.

DISARQUE.

Que vous êtes peu savant à connaître vos amis.

PYRAME.

Le défaut m’en est agréable, puisqu’il procède de la perfection de mon amour.

DISARQUE.

Serais-je votre ennemi pour vous vouloir retirer du danger où vous êtes.

PYRAME.

Oui, puis que le danger me plait. Je suis contraint d’hasarder ma vie pour la sauver : Car il faut nécessairement que je meure de tristesse, si je ne meurs d’amour.

DISARQUE.

Encore êtes vous obligé dans la nécessité de mourir, de choisir la mort la plus glorieuse, pour laisser cette dernière consolation à vos Parents, dont l’autorité demande Justice aux Dieux de votre désobéissance.

PYRAME.

On n’est jamais puni de violer la lois tyranniques, ma liberté non plus que mes pensées, ne relèvent point de l’autorité de mes Parents. Si j’ai disposé de mes affections sans leur consentement, je me suis servi du privilèges que la Nature m’a donné. Les Dieux ne partagent jamais leur puissance avec les hommes. Mon destin veut que j’aime Thisbé, j’y consens, et je changerai plutôt de vie que d’amour.

DISARQUE.

Je vois bien que votre raison... est aussi esclave que votre Franchise, et que je vous suis importun de vous prêcher la guérison d’un mal dont vous abhorrez le remède ; Mais je prévois que le repentir sera le dernier de vos maux.

PYRAME.

Si le repentir m’arrache le dernier soupir des entrailles. Je mourrai donc de regret de n’avoir plutôt aimé la beauté que le fers, comme la plus aimable qui fut jamais. Confesse le Disarque ; N’est-il pas vrai, qu’elle a des appas, et des douceurs capables de rendre les Dieux même Idolâtres. Vis-tu jamais rien de pareil à ses cheveux crêpés, dont les charmes brillants les rendent de la couleur des plus belles choses du monde. Ils sont tous ensemble une forêt, où mil petits amours vont à la chasse des libertés. Tu dois avoir admiré son front, plus poli que l’ivoire, plus blanc que la neige, et où comme dans un trône à trois place, la Majesté, l’Innocence, et la Pudeur, se font adorer des mortels. As-tu pris garde à la délicatesse de ses sourcils que les Mignardises ont fait sur le modèle de l’arc de Cupidon ; N’as-tu pas été mille fois ébloui de la lumière de ses beaux yeux, mais ils s’appellent autrement : de ces beaux Soleils : cette comparaison leur est trop honteuse : de ces Flambeaux d’amour : ce n’est pas dire le nom de leurs perfections : de ces Astres divins qui font tous les beaux jours de ma vie, cette exemple encore ne peut avoir du rapport qu’avec une de leur qualités, il faut que je te die la vérité pourtant. Saches donc que les yeux de ma chère Thisbé sont ceux-là même de l’Amour, d’où vient qu’il est aveugle, et que leurs regards font les plus riches traits et les plus belles chaînes dont ce petit Dieu se peut servir, pour blesser les cœurs, et pour enchaîner les âmes. Je suis d’humeur à t’en dire d’avantage, son Nez est un ouvrage fait à plaisir par la Beauté. Ne t’imagine pas que ses joues soient également couvertes de Lis, et de Roses, les Nymphes des bois, et des eaux ont ces mêmes avantages. La Nature les a voulu parer d’un certain émail de fleurs toutes nouvelles, que l’Aurore n’a jamais vues, que Flore ne connaît pas, et que le Printemps n’est point capable de produire. Elles ont la blancheur du Lis, et l’incarnadin de la Rose mêlés ensemble, avec cette vertu de ne se flétrir jamais, et d’épandre une odeur, qui ravit l’esprit d’aise, et de plaisir par le sens qui lui est affecté. Sa bouche naine, pour sa petitesse, n’est point de corail, ni d’œillets, mais bien d’une matière toute semblable en couleur, et différente en prix à cause du charme qu’elle a de donner à un chacun le désir de la baiser, et d’en ôter à même temps l’espérance. De mettre en avant que son menton est fourchu, et que les Grâces même ont été jalouses de ses beautés, c’est dire seulement une partie de les perfections. Son sein n’est point aussi d’albâtre n’y d’ivoire. Mais je te dirai que ses deux petites montagnes de lait, dont il est formé, et qui sont toujours en action, ne pouvant souffrir les regards, quoiqu’elles les attirent, s’appellent des Merveilles animées, c’est le nom qu’on leur a donné en naissant. Ajoute à tous ces miracles celui de sa voix qui enchante les esprits, ou plutôt encore celui du bel esprit, qui anime ce beau Corps. Et tu seras contraint de confesser qu’il n’appartient pas à un mortel, de profaner de son amour, un sujet si adorable.

DISARQUE.

Si je pouvais être votre Rival, sans être votre Ennemi, je me dirais déjà compagnon de vos hasards, pour courre ensemble une même fortune en servant cette divine beauté, dont les discours de ses perfections ont servi de pinceau pour les dépeindre dans mon âme. Mais le respect que je vous dois, et l’affection que je vous ai vouée, m’obligent à vous laisser seul en cette conquête, puisque vous êtes le seul qui la mérite. Permettez-moi toutefois de vous dire, que les grands malheurs, suivent toujours les grandes entreprises.

PYRAME.

Mais tu ne dis pas aussi que les grandes fortunes accompagnent les desseins hasardeux.

DISARQUE.

Les Sages n’hasardent point ce qu’ils ne peuvent perdre qu’une fois.

PYRAME.

Que veux-tu que je fasse d’une vie misérable, j’aime bien mieux l’hasarder sur l’Esperance d’être heureux, que de la conserver dans le désespoir où je suis, de posséder jamais une meilleure fortune.

DISARQUE.

Si votre perte n’était assurée, je veux croire que le malheur où vous êtes vous pourrait porter quelque extrémité, pour tenter le hasard ; mais si vous vous débandez les yeux. Vous verrez les précipices qui vous environnent.

PYRAME.

J’ai plus de peur de la vie, que de la mort, car je meurt continuellement ; Ne serai-je pas heureux parmi tant de morts, de mourir une dernière fois, pour une si belle cause.

DISARQUE.

Ne vous a-t’on pas dit, au moins combien de lumières jalouses éclairent vos actions.

PYRAME.

Puisque les Dieux les voient, les hommes en peuvent bien être témoins. Il est vrai, je te le confesse, que je vois tous les jours ma maîtresse, et que je lui parle souvent, mais serait-ce un crime de regarder le Soleil, et de parler à la Vertu. Adieu cher ami, l’heure s’approche, où je dois recevoir ce contentement.

 

 

Scène II

 

PYRAME, THISBÉ

 

PYRAME.

Que j’attendais cette heure avec impatience : Pourquoi vas-tu si lentement, beau Soleil, serais-tu jaloux de ma fortune ? Je sais bien que ma Thisbé a beaucoup plus d’appas, et de grâces que ta Clitie n’en a souhaité pour te plaire ; Mais quelque dessein que tu aies de me nuire, tout m’est indiffèrent. Arrête, ou fuis, contemple mon bonheur, ou cache toi d’envie, je préfère en mon aveuglement le flambeau de Cupidon à ta Lumière. Il me semble que j’entends le bruit des pas craintifs de ma Maîtresse.

THISBÉ.

Es-tu là mon Souci ?

PYRAME.

Si j’étais ton souci, de même que tu es ma pensée, je ne t’aurais pas prévenu en ce lieu.

THISBÉ.

Mon désir y a été plutôt que toi, mais le malheur qui me fuit toujours m’a détenue.

PYRAME.

Conte-moi tes déplaisirs, afin que j’en aie ma part.

THISBÉ.

Tu sauras qu’une vieille de mes parentes m’est venue visiter pour me faire des leçons sur le mépris de l’Amour. Je te laisse à penser si j’avais l’âme disposée à remarquer les discours. elle parlait continuellement, sans me donner le loisir de répondre comme si elle eut prévu que je n’avais rien à lui dire. Mais pourtant il faut que je te confesse que mes oreilles tenaient mon Esprit à la géhenne.

PYRAME.

Je m’imagine en quels termes elle te peut avoir parlé d’une passion dont elle n’a jamais été capable. Elle peut bien avoir aimé autrefois, mais comme la perfection est unique, je veux croire que celle d’aimer n’a jamais été possédés que de nos cœurs, et qu’ainsi tout le reste des hommes n’en a eu qu’une vaine idée.

THISBÉ.

Je ne saurais te contredire, parce que je t’aime, je ne dis pas plus que ma vie : car ce ferait t’offenser puis que c’est la tienne : Mais autant que tu veux, et non pas d’avantage, n’ayant pour volonté que tes désirs.

PYRAME.

Si tu m’aimes autant que je veux, tu m’aime autant qu’il te plaît, puisque ma volonté n’est animée que de ton contentement. Je ne souhaite rien qu’après toi, et mon espoir suit ton attente.

THISBÉ.

Si je t’aime autant qu’il me plaît, combien dirais-tu que je t’aime ? Je défie ton bel Esprit d’en avoir la pensée.

PYRAME.

Plus que toi même.

THISBÉ.

Je ne saurais car si je suis Pyrame, et que tu fois Thisbé, je m’aime mieux que toutes les choses du monde.

PYRAME.

Je dirai donc que tu m’aimes autant qu’il se peut.

THISBÉ.

Cette vérité limite bien mon Amour, mais non pas le désir que j’ai de la rendre immortelle.

PYRAME.

Je sais bien que tu m’aimes parfaitement, ma chère âmes mais ne crains-tu pas en me le disant, de me faire mourir de joie.

THISBÉ.

Mais n’appréhende tu pas toi-même, qu’en t’oyant parler de mourir, je meure de la frayeur de tes paroles.

PYRAME.

Un Amant malheureux comme moi, ne peut parler que de ses infortunes. Je ne sais à quoi nous réserve le sort.

THISBÉ.

Ne nous mêlons point des affaires des Dieux, suivons notre Destin sans contrainte.

PYRAME.

Je ne suis capable de crainte, que pour toi : Car je ressens déjà par avance tous les maux que peuvent arriver ; hélas ! que ne suis-je un nouveau Prométhée, condamné à mourir à tous moments, à condition de t’exempter de la Mort.

THISBÉ.

À quoi me servirait l’immortalité en ton absences crois-tu que je voulusse être Junon, si tu n’étais Jupiter.

PYRAME.

Je crois que tu m’aimes, jusques à ce point ; Mais comme la force de mon amour, ne peut céder que par respect à la grandeur de la tienne, je voudrais que tu fusses tout, et que je ne fusse tien.

THISBÉ.

Ne sais-tu pas que mon bonheur, et ta félicité, ne sont qu’une même chose. Songe donc à te rendre heureux, pour me rendre contente.

PYRAME.

Tu vois bien en quel état je suis réduit, ma chère âme. À peine ai-je ouvert les yeux pour te voir, qu’il me faut ouvrir la bouche, pour te dire adieu. Ha ! que l’intervalle de nos ennuis est de courte durée.

THISBÉ.

Console-toi, puisque je souffre la moitié de tes déplaisirs.

PYRAME.

Et c’est de ta souffrance, que procèdent toutes mes douleurs.

THISBÉ.

Pourquoi me veux tu ravir la gloire de mes tourments ?

PYRAME.

Parce qu’elle n’est due qu’à ma constance, ayant assez de courage pour endurer, et tes maux, et mes peines.

THISBÉ.

Hé ; quoi l’amour réciproque que nous nous sommes vouée, ne t’a-elle pas encore appris que comme mon ennui te fait soupirer, ta tristesse est la cause de mes larmes ? Adieu, le Temps s’écoule si doucement en ta compagnie, qu’à peine puis-je croire, qu’il y ait un moment que nous parlons ensemble.

PYRAME.

Adieux puisque tu le veux ; mais souvienne-toi que je ne t’oublierai jamais.

THISBÉ.

Adieu puisqu’il le faut, et pense toujours, que tu es ma seule pensée.

PYRAME.

Quand te verrai-je.

THISBÉ.

Demain.

PYRAME.

Le terme est bien long.

THISBÉ.

Accourcis le tant que tu voudras

PYRAME.

Ce sera donc dans une heure.

THISBÉ.

Et plutôt si je puis.

PYRAME.

Amours favorise nos entreprises puis que tu es le Dieu de nos autels.

 

 

Scène III

 

SYLLAR, DEUXIS, PYRAME

 

SYLLAR.

Si tu veux être compagnon du péril, je te ferai part de ma fortune.

DEUXIS.

Le crime m’étonne plus que le péril, je crains la honte autant que la peine.

SYLLAR.

Tu as trop de considération pour un misérable.

DEUXIS.

Et tu en as trop peu pour un malheureux.

SYLLAR.

C’est le malheur où je suis qui me donne le courage.

DEUXIS.

Et c’est lui même qui me l’ôte.

SYLLAR.

As-tu peur de mourir ?

DEUXIS.

Oui coupable.

SYLLAR.

Crois-tu éviter le destin ?

DEUXIS.

Je ne m’enquiers pas du pouvoir des Destinées : mais j’ai la liberté de faire le bien, ou le mal.

SYLLAR.

Est-ce mal fait d’obéir à nos Souverains ?

DEUXIS.

Oui, lorsque leurs commandements sont injustes et tyranniques.

SYLLAR.

Un sujet ne doit jamais raisonner avec son Roi, sa volonté absolue fait les Lois inviolables.

DEUXIS.

À quoi nous sert donc la raison en la connaissance du mal ?

SYLLAR.

À nous persuader de le suivre dans notre servitude, par obéissance.

DEUXIS.

La Raison ne peut être contraire à elle-même.

SYLLAR.

Ne parlons point de la Raison, puis que nous sommes engagés si avant, il vaut mieux éprouver la libéralité du Roi que sa colère.

DEUXIS.

Une mort innocente est préférable à une vie criminelle, quelque fortune qui l’accompagne.

SYLLAR.

Les Rois font les innocents, et les coupables, quand il leur plaît.

DEUXIS.

La conscience est toujours notre Juge.

SYLLAR.

Nous ne sommes qu’instruments de la Passion d’autrui, le crime de nos actions rejaillira sur celui qui en est le complice.

DEUXIS.

Tu me tentes si puissamment que je suis contraint de me rendre, mettons la main à l’œuvre.

SYLLAR.

Il faut attendre ici la proie pour la guetter au passage ; Mais je la vois qui vient droit à nous, courage compagnon.

PYRAME.

Ha traîtres, je vous ferai porter par avance la peine de votre crime.

DEUXIS.

Je suis mort, ô Dieux que vous êtes justes en la punition des coupables !

PYRAME.

Perfide croyais-tu éviter leur vengeance.

DEUXIS.

Donne-moi la liberté avant que mourir de te dire le sujet de mon malheur, et de ta disgrâce.

PYRAME.

Quel prétexte peu tu prendre, pour autoriser ta méchanceté, parle déloyal.

DEUXIS.

Tu sauras que le Roi nous avait commandé de te tuer ne voulant point avoir de rival en ses passions, tire ton profit de ma perte. Je meurs content de te sauver la vie, après te l’avoir voulu ravir.

PYRAME.

Ô Dieux, où trouverai-je un abri à l’épreuve de vos foudres ? car les Rois sont les Dieux de la terre, avec quelles armes me défendrai-je contre leur force indomptable, il faut songer à ma retraite. Je conjure Pluton par ses charmes de l’amour, dont il a autrefois éprouvé la Puissance, d’être favorable à ton ombre.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE ROI, SYLLAR et THISBÉ

 

LE ROI.

Je meurs d’impatience de savoir le succès de mes commandements.

SYLLAR.

Sire j’apporte des tristes nouvelles à votre Majesté.

LE ROI.

Comment vit-il encore.

SYLLAR.

Tout le peuple s’est rangé de son côté pour la défense, mon compagnon y est demeuré sur la place, et à peine ai je peu me sauver à la fuite.

LE ROI.

À quoi me servent mon sceptre et ma couronne, si je suis contraint de recevoir la loi de mes sujets, souffrirai-je cette honte ? Je veux faire voir ce que peut un Roi en sa colère. Mais avant que me porter à cette extrémité, il faut suivre une dernière fois les conseils de l’Amour. Qu’on m’amène ici cette cruelle, qui tient incessamment mon esprit et mon corps la gêne. Ô que j’ai de la peine à contre faire le Souverain, dans la servitude où je suis. Et bien ma belle, voulez-vous vivre toujours coupable du crime de lèse majesté, en troublant le repos de votre Prince.

THISBÉ.

Sire mes pensées ne connaissent point le crime dont vous m’accusez. Je sais trop bien le respect, et l’obéissance, que je dois à votre Majesté, pour en être jamais convaincue.

LE ROI.

Vous mettez toujours en avant le respect et l’obéissance que vous me devez, et vous ne parlez point de l’amour dont vous m’êtes redevable, et par raison, et par revanche. Vos affections me sont plus agréables que vos respects, puisque je préfère la qualité de votre Amant : à celle de votre Roi.

THISBÉ.

Sire les honneurs dont vous me comblez, sont autant de présages de mon infortune car en m’aimant vous aimez une esclave qui n’a rien de libre que la langue pour publier sa servitude.

LE ROI.

Ne saurai-je point le nom de votre Geôlier, pour disputer avec lui le prix de votre conquête.

THISBÉ.

Son triomphe termine toute sorte de combats, et il se peut dire déjà vainqueur, puis que la foi que je lui ai donnée de l’aimer uniquement, lui sert de couronne.

LE ROI.

S’il n’a que votre foi pour marque de sa victoire, il triomphera de sa propre défaite, un Roi ne peut avoir qu’un Dieu pour Rival.

THISBÉ.

Votre puissance Souveraine trouvera maintenant ses limites dans mon courage, étant résolue de m’arracher plutôt le cœur du sein, que de le faire soupirer d’une nouvelle passion.

LE ROI.

Il faut vous laisser jeter par la bouche le feu qui vous dévore, pour sauver votre âme de l’embrasement. Je veux croire qu’elle me fera raison après l’avoir recouvrée.

THISBÉ.

Si je croyais jamais recouvré la raison que l’amour m’a ôtée, toutes les morts du monde n’ont point assez d’horreur pour m’empêcher de me sacrifier à la satisfaction de moi-même.

LE ROI.

Je n’en veux point à vous, je ne saurais me venger contre ce qui me touche de si près, la tête de Pyrame servira de but aux traits de ma colère.

THISBÉ.

Si vous en voulez à lui, il vous faut prendre à moi : Car ayant fait échange de nos cœurs, il est ma vie, je fuis la sienne.

LE ROI.

Je n’ajoute pas foi aisément aux miracles d’amour, les Ministres de mes volontés, ne sont pas si aveugles de prendre l’ombre, pour le corps.

THISBÉ.

Comment pourrait on blesser mon cœur, sans que mon âme s’en ressente. Pyrame, et moi ne sommes qu’une même chose. Je défie ta cruauté de faire mourir un sans l’autre.

LE ROI.

Pourquoi veux tu mourir à la veille de posséder toutes les félicités du monde. Je t’offre mon sceptre et ma couronne, en échange de ton cœur.

THISBÉ.

Mon cœur n’est point à vendre, ni à donner, un plus riche que toi et plus puissant le possède.

LE ROI.

Comment plus riche, et plus. puissant ?

THISBÉ.

N’est-il pas plus riche que toi, si mon Amour, que tu n’auras jamais, est son trésor, et plus puissant encore, puisqu’il te fait la loi, comme ton vainqueur.

LE ROI.

Tes discours trop hardis, avancent de beaucoup l’heure de sa mort, je l’envierai bien tôt dans les enfers faires des nouvelles conquêtes.

THISBÉ.

Pyrame m’aime trop, pour y aller sans moi, son ombre attendra la mienne sur le rivage, afin de passer ensemble le fleuve d’oubli. Notre amour se moque de ta cruauté.

LE ROI.

Impudente tu me perds le respect.

THISBÉ.

Pourquoi perds-tu la qualité de Juste qui te le faisait mériter.

LE ROI.

Qui t’a appris ce langage.

THISBÉ.

La raison.

LE ROI.

Et pour qui me prends tu ?

THISBÉ.

Pour un Tyran.

LE ROI.

Je suis tel que tu me rends, et je veux être encore plus cruel que les Tigres, en dévorant ton cœur, et en déchirant de mes propres mains tes entrailles.

THISBÉ.

Si tu dévores mon cœur, tu te pourras vanter de le posséder mais tu n’as garde d’ensevelir ton ennemi dans ton sein, et d’ailleurs Pyrame est dépeint au milieu ; voudrais-tu porter dans l’âme le portrait de ton Rival, fais ce que tu voudras, quoique ta cruauté tue, je mourrai d’amour.

LE ROI.

Je ressens en fin que les Dieux sont touchés de la pitié de mes peines, puisque de toutes les passions celle de la colère me possède. Il faut que j’éteigne mon feu dans les cendres de ce nouvel Amant, Syllar tu dois parachever l’ouvrage. Va-t’en demain l’ensevelir dans son lit, noyant sa vie dans son sang, je ne veux plus que le Soleil me reproche cette honte d’avoir un esclave pour Rival.

SYLLAR.

Sire j’ai toujours le même courage, et le même désir, pour exécuter les commandements de votre Majesté, je gage ma tête que je vous porterai la sienne.

LE ROI.

Ta fortune dépend de sa mort.

 

 

Scène II

 

NARBAL, PYRAME, THISBÉ et sa Mère ORONTHE

 

NARBAL.

Dis-moi ingrat et déloyal, de quel terme veux-tu encore prolonger mes misères ; seras-tu toujours également passionné après ma perte, et ta ruine ?

PYRAME.

Que voulez-vous que je devienne, vous me commandez de n’obéir pas à un Dieu, dont la puissance souveraine ne relève que d’elle même, que me sert l’envie de lui résister, si je n’ai pas la force de le vaincre ?

NARBAL.

Je sais bien que tu ne manques point de prétexte en ton aveuglement pour l’autoriser ; Mais perfide quelle raison peux-tu avoir de faire mourir celui qui ta fait naître ?

PYRAME.

Je ne cherche point de raison pour soutenir un crime, dont les reproches seulement me font rougir de honte dans mon innocence ; Mais si mes soupirs vous offensent, il vous sera bien plus aisé de m’arracher le cœur du sein, que d’en effacer l’amour que j’y ai gravée.

NARBAL.

Je ne veux pas t’arracher le cœur du sein, mais je te veux ôter la folie de la tête.

PYRAME.

Ne savez-vous pas qu’il y a des folies dont on ne guérir jamais ? la mienne est de cette nature, le mal en est incurable.

NARBAL.

Le temps est un savant médecin, je te veux faire éprouver le remède d’une longue absence.

PYRAME.

Le Soleil est d’autant plus chaud qu’il est éloigné de nous, de même une grande beauté fait ressentir de loin, plutôt que de près la puissance de les charmes.

NARBAL.

L’expérience du contraire est plus croyable que toi.

PYRAME.

Je ne veux pas soutenir qu’une absence ne puisse ruiner des petites affections ; mais une parfaite amour est à l’épreuve du Temps, du Malheur, et de la Mort.

NARBAL.

Le siècle de ces parfaits Amants est passé.

PYRAME.

Vous vous pouvez vanter de l’avoir fait renaître : car en me donnant la vie, vous m’avez donné un cœur qui sait aimer parfaitement.

NARBAL.

Cette perfection est un vice en toi, puis qu’elle intéresse mon repos.

PYRAME.

Comment pouvez vous blâmer un effet, dont vous êtes la cause.

NARBAL.

Et comment peux tu soutenir un argument qui conclu à ma perte.

PYRAME.

Je prends les Dieux à témoin de mon innocence.

NARBAL.

Et moi je les fais juges de ma douleur.

PYRAME.

Si mon sang la peut soulager, servez-vous de ce remède.

NARBAL.

Si mes larmes te peuvent toucher, je suis guéri.

PYRAME.

Puisque l’eau cave la pierres que n’en ai-je le cœur maintenant pour vous contenter.

NARBAL.

La pitié anime les choses insensibles, comment te peux-tu défendre, ayant un cœur de chair.

PYRAME.

L’amour le possède, je n’en suis plus le maître. Et c’est lui qui se défend malgré moi, contre vous.

NARBAL.

Voici cette Mégère accompagnée du Démon qui possède ce malheureux. Pourquoi permettez-vous à votre fille de parler à ce jeune éventé. Elle a beau employer ses charmes pour lui donner de l’amour, j’assisterai plutôt à ses funérailles qu’à ses noces.

ORONTHE, Mère de Thisbé.

Et vous Monsieur, pourquoi souffrez vous que votre fils suive par tout ma fille, avec tant d’importunité, qu’elle a de la peine à s’en défendre. Ses poursuites sont inutiles, le tombeau sera l’époux de Thisbé, plutôt que lui.

NARBAL.

Que réponds-tu à ces reproches : combien de fois t’ai-je défendu d’entrer dans le logis de cette ancienne ennemie. Parlez Monsieur l’amoureux.

PYRAME.

Je confesse que vous me l’avez souventefois défendu. Mais l’Amour me faisait perdre à même temps le souvenir de ces défenses : et après m’avoir ôté la mémoire, aussi bien que la vue, il me conduisit là où il voulait !

NARBAL.

On ne doit attendre d’un fou, que des folles réponses.

ORONTHE.

Et vous Thisbé, n’est-il pas vrai que je me suis mise souvent en colère contre vous, du soupçon seulement que j’avais, que vous eussiez parlez à Pyrame, levez la tête, et répondez hardiment.

THISBÉ.

La vérité a toujours précédé votre soupçon, je lui ai parlé souvent, où plutôt l’Amour par ma bouche.

ORONTHE.

Voyez comme elle est effrontée, il faut que je rougisse de sa honte.

THISBÉ.

Pourquoi serais-je honteuse d’aimer chastement une personne qui le mérite.

ORONTHE.

La honte n’est pas attachée à l’affection, mais à la défense que je vous en ai faite.

THISBÉ.

On ne peut pas défendre à la volonté d’aimer le bien, et si la mienne n’en reconnaît point d’autre au monde que Pyrame ; ne suis-je pas excusable.

ORONTHE.

Qu’elle manie la possède, elle ne le contente pas d’avoir failli, elle veut encore tirer vanité de sa faute. Quoi vous aimerez donc malgré moi Pyrame éternellement.

THISBÉ.

Je ne pense point en l’aimant de l’aimer malgré vous ; Car je ne pense jamais qu’à lui. Mais s’il y a quelque affection éternelle, celle que je lui ai vouée durera toujours.

NARBAL.

Et toi qu’as tu résolu, veux-tu préférer la qualité d’amant fidèle à celle de fils obéissant.

PYRAME.

Ces deux qualités sont trop glorieuses pour les séparer : le mourrai si vous voulez pour faire paraître mon obéissance : mais je mourrai fidèle, pour témoigner mon amour.

NARBAL.

Je t’empêcherai bien de lui parler.

PYRAME.

Quand vous m’auriez rendu muet : Ne savez-vous pas qu’en amour les soupirs sont plus éloquents que les paroles.

ORONTHE.

Et moi je t’empêcherai de le voir.

THISBÉ.

Quand vous m’auriez fait arracher les yeux, mon imagination le représenterait toujours à mon âme.

ORONTHE.

Je me servirai pour dernier remède de mon autorité absolue.

NARBAL.

Et moi j’aurai recours aux Dieux, afin qu’ils soulagent mes inquiétudes.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PYRAME et THISBÉ

 

PYRAME.

En quel malheur suis-je réduit au milieu des plus douces félicités de ma vie ? Je suis aimé de ma vie ? Je suis aimé de ma Maîtresse, quel bonheurs mais je suis haï de mon Rois quelle infortune. L’Amour n’a des appas que pour me charmer, et le Ciel n’a des foudres que pour me punir, Dieux ! quel crime ai-je commis ? Il est vrai, j’aime Thisbé malgré mes parents mais en cela je suis la loi que vous avez faite peut-on faillir en vous obéissant ? Que si je perds le respect que je dois à mon Prince ; la faute en est à vous qui m’en donnez l’audace. Changez mon courage, et je changerai de dessein Puis-je empêcher mon cœur de soupirer dans les tourments qu’il endure ; guérissez-le, et il ne se plaindra plus. Ce n’est pas que j’aie la témérité de me dire Rival de mon Roi. C’est lui qui se dit le mien par tyrannie, croyant avoir le même pouvoir sur les âmes, qu’il a sur le corps. Je n’ai jamais défendu à Thisbé de l’aimer, parce que les affections sont libres. Mais si elle me donné son cœur, refuserai-je un présent, qui pourrait enrichir Pluton, et agrandir Jupiter même. Et toutefois à quoi me servent la raison et l’innocence contre un ennemi tout puissant. Il faut se résoudre à la suite si ma chère Thisbé le veut. Elle vient à propos pour consulter ensemble l’oracle de notre fortune.

THISBÉ.

Qu’as tu mon cœur, je te trouve tout triste.

PYRAME.

Ne sais-tu pas que je ne suis jamais joyeux qu’auprès de toi.

THISBÉ.

Je le veux croire, mais ton visage trahit ton âme, découvrant l’ennui qu’elle veut cacher.

PYRAME.

Je te jure que l’entretenais mon esprit sur le sujet de la jalousie qui me possède.

THISBÉ.

Te laisses-tu déjà maîtriser à cette passion, dont la tyrannie est insupportable ? de qui peux tu être jaloux ?

PYRAME.

Du Soleil qui te regarde, de l’Air qui t’environne, de la Terre qui te porte, et du Zéphire même qui se cache dans tes cheveux. Je suis jaloux encore de toi-même : Car il me semble que ma bouche devrait faire l’office de tes mains, n’étant pas dignes de toucher ton beau visage : tes regards me mettent en peine, ne pouvant être toujours leur objet tes soupirs muets, tes pensées trop secrètes, et en fin toutes tes actions me tiennent continuellement en action, ou pour l’envie, ou pour la crainte. Pardonne-moi chère âme, tous ces transports d’amour, puis que tes perfections les ont fait naître.

THISBÉ.

Tu me demandes pardon d’un erreur qui mérite récompense, et pour te le témoigner, je veux soulager tes inquiétudes. Saches donc que le Soleil ne me regarde jamais que de colère, dans le mépris que je fais de sa clarté, puisque tu es le seul astre qui m’éclaire. Que l’air qui m’environne entre bien dans ma bouche, mais non pas dans mon cœur, parce qu’il est tout plein d’amour. La vanité que j’ai aussi de me dire ta Maîtresse, me fait fouler la terre d’un pied dédaigneux : Et le Zéphyr ne se cache dans mes cheveux, que de la hôte qu’il a de ne pouvoir rien prétendre. Pour mes regards, ils sont toujours vagabonds, et errants hors de ta présence, ne pouvant trouver d’objet capable de les arrêter. Et je te dirai que mes soupirs, quoi qu’ils soient muets, te parlent toujours le langage de ma passion, et mes pensées n’ont rien de secret que le secret de mon amour.

PYRAME.

Tu m’aimes trop, je le confesse ; mais je crains toujours le danger du naufrage, au milieu du port où je suis.

THISBÉ.

Depuis quand as-tu l’esprit agité de cette crainte.

PYRAME.

Depuis que le Roi a conjuré ma perte.

THISBÉ.

Hélas ; je croyais que les discours qu’il m’a tenu sur ce sujet, fussent des effets de sa colère, plutôt que de son dessein. Quittons cette terre, puisqu’elle ne produit pour nous que des soucis, et des épines.

PYRAME.

Je le veux, allons goûter les plaisirs de la vie, dans l’innocence d’une condition champêtre, et solitaire. Tu es tout mon bien, et toute ma fortune. Je ne souhaite rien après toi.

THISBÉ.

Si je suis ton bien, et ta fortune, tu seras toujours riche, et toujours content : ne changeons donc point la résolution de notre fuite. J’aime mieux t’obéir que commander à tout le monde ensemble.

PYRAME.

En quelque lieu que tu sois, tu feras toujours ma Reine, et mes désirs feront tes sujets, qui recevront la loi de tes volontés.

THISBÉ.

Je ne saurais souffrir que tu me donnes ce titre de Reine, si tu ne portes la qualité de Roi. Appelles-moi ta vie, ton cœur, et ton âme, puisqu’en effet je suis tout cela ensemble.

PYRAME.

Pourquoi veux tu que je t’appelle ma vie, si je t’aime mille fois d’avantage. De t’appeler aussi mon cœur, et mon âme, ce sont des noms de mon affection, mais non pas de ton mérite, je veux t’appeler parfaite, adorable, ou plutôt Thisbé, parce que c’est le nom de toutes les Merveilles du monde.

THISBÉ.

Ces louange me sont agréables, puis que la gloire t’en est acquise, comme étant toute à toi. Mais ne crains tu pas en me louant que je devienne amoureuse de moi-même.

PYRAME.

Je n’ai point cette crainte, parce que si ce bonheur t’arrivait jamais, mon cœur serait la fontaine de ton naufrage, comme seul capable de représenter tes beautés : et ce tombeau animé ranimerait tes cendres. De sorte que tu ne mourais qu’avec moi, selon que les Destins en ont ordonné.

THISBÉ.

Suivons donc les lois de cette douce destinée, et allons partager et nos biens, et nos maux en une terre étrangère, où l’envie ne nous puisse atteindre.

PYRAME.

Je ne vis qu’en l’attente de ce bonheur, et le plus tôt sera toujours trop tard pour mon contentement. Marquons l’heure, et la place, où nous puissions faire le dernier complot de notre suite.

THISBÉ.

Je te dirai l’heure, si tu me dis le lieu.

PYRAME.

Trouvons-nous à ce soir à la fontaine du murier, qui est auprès du tombeau de Ninus, il me semble que la solitude de ce lieu est un témoin de notre assurance.

THISBÉ.

Ce sera donc sur les dix heures, après que nos Argus seront endormis.

PYRAME.

Donne-moi un baiser, pour gage de ta parole.

THISBÉ.

Je le veux, toutefois rends-moi mon gage, pour punition de ne m’avoir pas crue.

PYRAME.

Si tu me punis toujours de la sorte je ne te croirai jamais.

 

 

Scène II

 

ORONTHE et BERSIANE

 

ORONTHE.

Les funestes augures d’un songe, me troublent si fort l’esprit, que je n’ai point de repos.

BERSIANE.

Vous portez la peine de votre erreur car nous ne devons jamais ajouter foi qu’aux oracles des Dieux.

ORONTHE.

Les Dieux ont des divers moyens pour nous faire connaître leurs volontés.

BERSIANE.

Il est vrai :mais ne savez vous pas que le Dieu du sommeil n’entre jamais dans le conseil secret des Destinées, parce qu’il rêve le plus souvent, de sorte que ces présages ne sont reçus que des enfants, ou des fous.

ORONTHE.

La vérité te convainc de la faiblesse, dont tu me veux accuser : car on voit d’ordinaire que les songes sont les messagers, qui nous portent les tristes nouvelles de l’arrivée de nos malheurs.

BERSIANE.

Les Malheurs ne nous arrivent pas pour les avoir songés, car nos crimes les attirent sur nos têtes, plutôt que les songes : qui s’ils arrivent pourtant selon l’aveugle prévoyance que nous en avons eue en dormant, il en faut attribuer la raison à l’Hasard, et non à la Nécessité. Mais faites-moi le récit de votre songe.

ORONTHE.

Il me semblait que je voyais un Lion rugissant de colère qui poursuivait Thisbé pour en faire sa proie, et que ma fille ayant perdu le courage, et la force par sa longue fuite, fut contrainte de se jeter dans un fleuve de sang qu’elle trouva en son chemin. Il me semblait aussi que Pyrame, paraissant tout à coup sur le rivage, et voyant Thisbé en danger, se jeta dans ce fleuve pour la sauver ; Mais quel malheur : tous deux surent engloutis sous les ondes, dont la couleur funeste, me présage sans doute quelque infortune.

BERSIANE.

Je vous estime heureuse de n’être malheureuse qu’en dormant. Laissez guérir votre esprit par la raison, puisque votre mal est volontaire.

ORONTHE.

Ma douleur est plus forte que la raison, je ne saurais me défendre contre l’ennui qui me possède.

BERSIANE.

Pourquoi voulez vous que la crainte d’un mal qui n’arrivera jamais serve d’aliment à votre tristesse quand je ferais du tout complaisante à votre humeur, et que je mettrons cette infortune que vous appréhendez tant, au rang des choses incertaines : Ne devez-vous pas modérer votre affliction, puisque vous possédez encore le bien ; dont vous pleurez la perte.

ORONTHE.

La Nature me donne des ressentiments que tu n’as pas, je me plains comme Mère ; et tu me consoles comme amie, je ne m’étonne point si nos opinions sont différentes. Fassent les Dieux pourtant que tu soit ma Cassandre.

BERSIANE.

Cassandre ne prédisait que des malheurs, et je vous annonce des félicités, dont l’assurance dépend de vous, puisqu’il ne tient qu’à vous de le croire véritables.

ORONTHE.

Je ne suis plus libre en ma croyance, touchant l’appréhension que j’ai, avant que je perde la crainte, il me faut perdre l’amour.

BERSIANE.

Mais quel prétexte donnez vous à cette crainte : car de l’autoriser d’un songe, c’est faire paraître que vous avez encore l’esprit endormi.

ORONTHE.

J’ai bien le pouvoir d’écouter tes raisons, mais non pas de les suivre.

BERSIANE.

La volonté vous défaut en cela, plutôt que la puissance, un mal connu est à demi guéri.

ORONTHE.

Je n’attends ma guérison que des Dieux, puisqu’ils m’ont fait le mal, ils m’en donneront le remède.

 

 

Scène III

 

THISBÉ, seule

 

J’ai enfin rompu les fers de ma captivité. J’en ai brisé les chaînes, je ne suis plus esclave que sous l’Empire de l’Amour, dont la servitude m’est si agréable, que je ne souhaite rien, que de mourir avec elle. En effet que pourrai-je souhaiter d’avantage ? La Fortune est trop pauvre pour m’enrichir : Car en possédant Pyrame, je possède toute la gloire du monde, et cette aveugle Déesse ne dispose que d’une partie. Quel nom donnerai-je à ma joie : Comment appellerai-je mes plaisirs, si leur excès m’impose déjà silence. Tu vis et je meurs également d’amour, et toutefois je ne saurais dire quelle des deux, ou de cette vie, ou de cette mort, est la plus délicieuse : et de mon ignorance encore, procède un nouveau contentement, puisque pour être trop heureuse, je n’ai pas le pouvoir de connaitre la grandeur de mes félicités : Ô Dieux de combien de faveurs vous suis-je redevable, si je mesure les biens que je reçois, avec les maux que j’ai soufferts. Un seul de ces moments qui s’écoulent en mon attente, a plus d’appas, que toute ma vie passée n’a eu de douleurs. Ne puis-je pas dire que les larmes que j’ai répandues, ont produit les fleurs qui naissent sous mes pieds. Et que toutes les inquiétudes dont mon âme a été agitée, étaient nécessaires pour la perfection de mon repos. Heureux dont ont été mes malheurs, et criminelles mes plaintes, ne pouvant subir les douces lois de mon destin. Tous mes vœux sont maintenant accomplis. Toutefois je souhaite encore que Pyrame vienne bientôt. Je ne le dis qu’à vous ô Rochers : car cette fontaine ne m’aura pas oui, à cause du bruit de son murmure. Je ne me méfie point de toi, belle Lune, sachant que tu as aimé autrefois, et que tu aimes encore. Ton amour te peut faire connaître ma passion, et cette connaissance t’oblige de pardonner en moi, l’erreur dont tu me sers d’exemple. Je me sens forcée de croire que tes flambeaux ont été allumés cette nuit au flambeau d’amour, parce que leur éclat est si beau, et si aimable, que mon âme ne se lasse jamais de les admirer par mes yeux. Luisez donc beaux astres et de tous vos rayons d’argent, faites naître à la honte du Soleil ,un jour, plus beau que le jour même. Que vois-je reluire au travers de ces arbres ô Dieux qu’elle furieuse bête. Il me faut sauver à la fuite ; mais je crains en fuyant la mort, de courre après elle, puis qu’en laissant Pyrame dans le danger, j’y laisse ma vie.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PYRAME

 

Voici le Jardin de mes délices, dont la solitude est si belle, que tout y fait l’amour. Les Ombres y appellent les Corps, avec le muet langage de leur appas : Le Zéphyr y caresse Flore : Les Ruisseaux y cajolent les Fontaines : Les Fleurs s’y baisent : Les Arbres s’y embrassent, et la Lune aussi bien que le Soleil, y est toujours aux aguets, pour découvrir les intrigues des Amants. Je m’imagine que c’est en ce beau lieu où l’Aurore venait visiter son Céphale : où Venus caressait son Adonis, et où Diane attendait Hypolite. Je veux croire aussi que cette fontaine est celle-là même qui rendit Narcisse amoureux, puis que l’Écho soupire encore d’amour au tour d’elle. J’ai cette pensée que la Nature a fait de ses mains délicates ce tapis vert, dont l’humide fraicheur à cette vertu secrète de modérer l’ardeur des flammes qui brûlent les Amants : Et qu’en fin l’air qu’on respire en cet amoureux désert n’est autre chose que les soupirs amoureux de Zéphire. Je me sens tout transporté de joie, et de plaisir, et la vue, et au ressentiment, de ces Merveilles. Et quoique je meure d’impatience de voir mon Soleil, au milieu de la nuit qui m’éclairé : Cette mort a des douceurs, que la vie n’a pas ; Car j’attends un bien que le possède, et que je puis dire tenir déjà entre mes bras ; Que si mes sens en sont privés, ils portent la peine de leur faiblesse. Ô nuit toute d’amour ! mille fois plus belle que le plus beau jour qui fut jamais : que tes appas sont doux, que tes charmes sont agréables. J’adore tes sombres clartés, dont les voile couvre l’éclat du Soleil de ma vie, de peur que ces lumières jalouses qui luisent à notre perte, ne découvrent son premier Orient en ces lieux solitaire : Mais quelles traces sanglantes arrêtent tout coup mes pas. Cette mousse est moussée de sang, comme si l’Aurore avoir pleuré aujourd’hui de rage, et de colère, plutôt que d’amour, ou de regret : serait-ce un présage de mon malheur, ou une ruse de mon Génie, qui se plaît souvent à troubler mon repos, de quelque apparence de crainte. Mon cœur qui ne me trompe jamais en son mouvement précipité, me prédit quelque infortune. Il soupire malgré moi, et mon mal doit bien être extrême : Car mon Âme affligée, trouble mes sens, et ma raison, pour m’empêcher de le connaître. D’où me vient l’envie de pleurer. Je sens qu’une humeur triste puise peu à peu, l’eau de mes larmes du profond de mon sein : Ô Dieux si vous avez minuté l’arrêt de ma mort, ne le prononcés pas jusques à demain, puisqu’aujourd’hui je dois goûter tous les plaisirs de la vie ; Mais que dis-je jusques à demain. Je veux mourir en ce moment ; N’est ce pas ici le voile de ma chère Thisbé, que je vois tout sanglant, et où quelque Lion a laissé les dernières marques de sa fureur, avec ses dents meurtrières ; il est trop vrai pour en douter ; Hé quoi mon cœur, faut-il que tu partages avec une beset sauvage la gloire de servir de tombeau à ce chef-d’œuvre de la Nature. Reviens Tigre, ou Lion quelque que tu fois pour assouvir ta rage de ma vie ; que si tu n’as plus faim, viens désaltérer ta fureur de mon sang. J’aime mieux être mort dans tes entrailles, que vif sur la terre, pour me rejoindre à mon âme, dont tu as dévoré le corps ; Mais que dis-je, tu n’as plus de cruauté, ses douceurs et ses grâces qui t’ont servi de proie, ont changé ta nature. Reviens donc pour recevoir le dernier sacrifice de mes respects, puis que tu est maintenant le plus célèbre autel de la terre, Thisbé mon cœur, tu ne respires plus, et je soupiré encore. Thisbé ma vie, comment puis-je vivre sans toi, Thisbé mon tout, que suis-je maintenant, si tu n’es plus au monde. Me dirai-je une Ombre, ou un Corps ; si je suis une Ombre, ce lieu en est l’Enfer : Car tous les supplices m’y tourmentent, si je suis un corps, la douleur en est l’âme, qui l’anime pour l’affliger. Disons plutôt que je suis l’infortuné Pyrame, condamné à souffrir par un arrêt du Ciel toute sorte de maux, sans avoir commis d’autre crime, que celui d’aimer parfaitement. Pourquoi mas-tu laissé en mourant, ce voile chère, Thisbé ; serais-ce pour essuyer mes larmes ; hélas tu savais bien : car mon amour te l’avait appris, qu’elles ne tariraient jamais, ou que cessant, je cesserais de vivre. Quelque dessein que tu aies eu de me laisser ce gage, je le baignerai de mon sang, puisqu’il est marqué du tien, afin que nos morts soient mélangées ensemble. Mourons donc ; mais avant que fermer les yeux à la lumière du funèbre jour qui m’éclaire. Dis-moi infidèle Déesse, pourquoi n’as tu caché ton visage effronté de quelque épais nuage, pour cacher mon Amante, perfide tu t’es laissée emporter à ta jalousie : car voyant que ma cherre Thisbé avait plus de grâces que ton ciel n’a de flambeaux ; l’envie t’a fait éclairer sa ruine, ou plutôt la colère, ne pouvant plus souffrir que les beaux yeux, qui te faisait pâlir ou cacher de honte, aussi bien qu’à l’Aurore ta sœur, disputassent avec toi, le prix de l’éclat, et de la beauté. Et toi ingrat Amour. Pourquoi as-tu permis que la mort ait détruit le plus beau de tes Temples ? Puisque tu logeais dans l’âme de ma chère Thisbé, que ne sauvais-tu son corps. Que ne lui prêtais tu tes ailes, pour s’envoler, mais que dis-je tes ailes, elle ne s’en fut point servie, de peur d’être estimée volage, et pour ton flambeau, elle en portait la flamme dans les yeux, aussi bien que tes dards. De sorte qu’elle a été complice de sa perte, Pardonne moi-chère âme, si je te reproche le malheur de ton trépas, je ne sais à qui m’en prendre sors qu’à moi même, comme le seul coupable de ton infortune. Et toutefois il est impossible que j’en sois puni : Car quoique je meure maintenant, ce sera de joies plutôt que de douleur, en mourant après toi. Je ne sais donc comment réparer mon crime, n’ayant qu’une seule vie pour donner en proie à la mort. Ô mort cruelle mort, reviens parachever ton ouvrage, ton aveuglement t’a déçue, tu as pris l’un pour l’autre. Si tu avais conjuré la perte de ma chère Thisbé : Ne savais-tu pas que nous avions fait échange de nos cœurs, et qu’ainsi elle avait le mien, comme je possède le sien encore. Tellement que je suis mort en elle, et elle vit en moi. Renoue donc ce même Tigre, ou ce Lion, pour quérir le reste de sa proie. Il faut nécessairement qu’il me dévore, ou que je le dévore, afin que de quelque façon que ce soit, je rejoigne mon ombre à son corps, mon corps à son âme, et mon âme, à la seule puissance qui lui donnait l’être, et la vie ; Mais à qui adresse-je mes plaintes. Ne sais-je pas bien que cette inhumaine est sourde, aussi bien qu’aveugle, et que sa malice lui a suggéré de blesser l’un ou l’autre, pour nous faire mourir tous deux à la fois. Courons donc à la mort pour atteindre sur le rivage, la chère cause de ma vie. Mais yeux préparez promptement mon naufrage, dans vos dernières larmes. Et toi mon cœur, puisque tes soupirs sont contés par le nombre de mes jours, et que ce jour est mon dernier, que ne te hâte tu à jeter au vent, celui qui doit emporter mon âme, vers son âme. L’horreur, et l’effroi m’environnent de toutes parts en ce déserts, où les hiboux, et les serpents sont maintenant leur demeure. Ce n’est plus le Jardin de mes plaisirs, puis qu’il a produit les épines, qui me percent le cœur, et si j’ai dit que c’était le lieu où Venus caressait son Adonis, je le veux croire encore : Mais c’est ici la même place, où elle rendit les funestes caresses à son corps mourant et déchiré par une autre bête sauvage. Que cette fontaine, soit aussi celle-là même de Narcisse, je veux me l’imaginer, puisque une fontaine de malheur, dont je suis la source. Les ombres de ces lieux sont des ombres de mort, puisqu’elles en cachent les instruments, sous les voile de leurs ténèbres, et ces arbres complices s’attachent ensemble, pour empêchera que le ciel ne voie les forfaits qui se commettent sous leurs ombrages .Que l’Astre du jour demeure éclipsé, avec celui de mes yeux, afin que tout ce qui est en la Nature, porte le deuil de ma perte ; Mais quitte promptement ton humide couche, beau Soleil, puis que ton Soleil ne luit plus sur la terre ; ta lumière jalouse n’aura plus de Rivale qui lui dispute le prix de la beauté, la mort t’a rendu heureux, pour me rendre misérable. Ô Dieux si vous vous êtes rendus sensibles autrefois aux charmes de la Lyre d’Orphée, lui permettant de rompre les fers qui tenaient esclave sa chère Euridèce. Laissez vous toucher encore un coup à la triste harmonie de ma voix plaintive, dont les pitoyables accents donneraient quelque atteinte à la Cruauté même, et accordez-moi cette grâce de délivrer de vos prisons l’Ombre de ma chère Thisbé. Il n’est pas besoin que je descende dans les Enfers, puisque mon corps mourant de douleur, est l’enfer de ma vie. Et que ce soit avec telle condition qu’il vous plaira, encor que je n’aie pas moins d’amour qu’Orphée, j’aurai plus de prudence. Mais las vous ne m’avez pas rendu si malheureux pour terminer mes infortunes d’un contentement si extrêmes. Les Rochers qui me donnent des larmes, vous reprochent votre cruauté, cette fontaine en murmure de colère, le Zéphire en soupire avec moi de regret, et les feuilles des arbres ne se meuvent qu’au son de mes plaintes. Il est temps de rompre les fers, et de violer la prison, où tant de supplices tiennent mon âme captive. De me laisser dévorer à la douleur qui me possède, son avidité n’est pas assez grande pour mon impatience. De me précipiter du haut en bas d’un Rocher, ce serait m’ôter tout à coup le contentement de me sentir mourir, pour l’amour de ma vie, qui est un des plus doux plaisirs du monde. De me jeter dans la Mer, le feu de la passion que je porte dans l’âme est si extrême, qu’il me pourrait sauver malgré moi : De prendre du poison, ce serait en vain, le venin n’entrerait jamais dans mon cœur, à cause du portrait que j’y porte de la Déesse que j’adore. De quel trépas terminerai-je donc mon sort malheureux. Cette épée me servira d’instrument pour mettre à fin mon entreprise. Reçois donc belle Ombre, dont j’ai autrefois adoré le corps, reçois le sacrifice que je te vais faire sur le même autel où tu as été immolée. Cette épée sera le Lion ou le Tigre qui me dévorera, sa pointe et son tranchant lui serviront de dents meurtrières, qui animées de la fureur de mon  bras, iront puiser jusques au profond de mes entrailles le dernier soupir de ma vie. Je ne te dis point adieu, puisque mon âme part exprès de ce corps pour aller trouver ta belle Ombre. Et tu vois que la mienne s’embarque sur le fleuve de mon sang, sachant qu’il me conduira sur celui de l’oubli, dont l’aperçois déjà le rivage. Ô Dieux soyez témoins que le beau nom de Thisbé en me sortant du cœur me ferme la bouche.

 

 

Scène II

 

THISBÉ

 

J’ai enfin échappé à la Mort, qui me poursuivait sous la figure d’un Lion, pour se repaître de mon cœur, aussi innocent qu’amoureux. Mais je crains que ma fuite n’ait été trop longue, et que le temps que j’ai passé en courant n’ait duré un siècle à Pyrame. Ma première diligence excusera ma seconde paresse, et puis le danger où j’étais parlera pour moi ? Ne vois-je pas couché à l’ombre d’un arbre, sous un tapis de fleurs, dont le Printemps à fait pressent à la Nature ? mes yeux le connaissent trop bien pour se tromper. Je prends plaisir de voir son action le triste, et rêveuse, parce qu’elle ne me parle à sa façon que d’amour, m’imaginant que je suis sa seule pensée, et que son esprit inquiété lui suggère mil discours de plainte, afin qu’il me reproche mon retardement. Amour que lui dirai-je d’abord, pour apaiser la colère ? apprends-moi quelque excuse, qui le fasse rougir de la honte de m’avoir accusé. Toutefois ne me conseille-tu pas de lui fermer la bouche de la mienne, pour l’empêcher de se plaindre à force de le baiser. La résolution en est prise : Mais je veux m’approcher peu à peu, et le surprendre en ses rêveries. Il me semble qu’il dort, et si doucement qu’il faut s’imaginer le vent de son haleine : car sa faiblesse, et ta simplicité déçoivent mes sens. La Tristesse a eu aujourd’hui l’avantage sur sa passion, son visage passe, est tout couvert de lys, je ne sais si ce sont les fleurs du sommeil, aussi bien que la douleur. Et je m’imagine que les Roses n’osent paraître qu’à son réveil, s’épanouissant à la lumière de les yeux, de même que celles de la Nature, au lever du Soleil. L’éveillerai-je ? c’est faire deux actions bien différentes, de troubler son repos, et de l’aimer si fort. Il vaut mieux que je dorme sur son giron, pour faire dormir avec moi l’inquiétude qui me tourmente. Mais comment fermerai-je les yeux à l’admiration de ce que l’aime le plus au monde, et d’ailleurs le temps, le lieu, l’occasion, et l’Amour, me rendent si fort éveillée, qu’il me semble que je n’aurai jamais l’envie de dormir. Beaux oiseaux haussez un peu le ton de votre musique, pour éveiller doucement mon cher Pyrame, ou pour le moins secondez l’effort de ma voix. Mon âme, mon cœur, ma vie, il demeure insensible au charme de ces paroles Quelle crainte mortelle gèle mon sang dedans les veines ? Quelle funeste augure, met mon âme a la gène ? Je me sens bourrelée d’un supplice tout nouveau. Pyrame ouvre les yeux ou je m’en vais fermer les miens pour jamais. Éclaire mes funérailles de tes derniers regards, ne permets point à ton âme de sortir de ton corps qu’elle ne m’ait dit adieu. Pyrame, Pyrame, ne m’entends tu point ? c’est Thisbé qui parle pour te prier de ne mourir pas sans elle, puisqu’elle ne peut vivre sans toi. Si je te vois mourant, je me vois réduite aux abois, jette donc ton dernier soupir sur mes lèvres, pour recevoir le mien. Ainsi nous mourrons tous deux à la fois, puisque nous n’avons qu’une vie à perdre. Il est mort, je vois la porte par où son âme est sortie, cette épée à été la clef qui l’a ouverte, et ce funeste voile, cause de mes malheurs, ma caché dans un occident éternel la lumière du bel astre de ma vie. Tu est donc mort, cher Pyrame, et par un miracle de malheur, je reste encore vivante sur la terre, comme si je n’étais morte avec toi. Mais ce n’est que l’amour et là douleur, qui animent mon corps, l’un brûle peu à peu mon cœur pour le réduire en cendres, auprès de tes cendres, et l’autre déchire mes entrailles, pour me sacrifier tout entière à la vengeance du crime que j’ai commis. On tient que la mort est si effroyable et elle paraît si belle sur ton visage, que j’en suis amoureuse, et il faut que le meure de cette amour. Viens donc ô douce mort, vient quérir le reste de ton butin, et l’autre moitié de ta conquête, afin de rendre ton triomphe plus glorieux : Mais pourquoi implorer ton secours, j’ai plus de courage qu’il ne m’en faut pour perdre une misérable vie. Cette même épée dont les Dieux me font présent, comme d’un souverain remède à tous les maux que j’endure, en m’ouvrant le cœur ; y gravera dessus la vertu de ma constance mourant fidèle comme je fais, et d’amour, et de regret. Mais pourquoi m’as-tu devancée à mourir, mon cher Pyrame la préséance m’était due en qualité de Maîtresse, et tu m’as prévenue en qualité d’Amant. Ce ne sera pas au moins de longtemps, car je meurs sans cesse d’impatience de mourir bientôt. Mes yeux versez toutes vos larmes sur ce beau Soleil éclipsé, dont la lumière vous était si agréable, et produisant une mer de vos pleurs, faites-moi trouver dans l’occident de sa clarté, celui de mes jours infortunés. Et toi mon cœur, que je puis dire mort en Pyrame, et mourant en moi, que ne partage-tu ce peu de vie languissante qui te reste avec mon amant, pour le faire respirer avec le vent de tes soupirs. Amour apprend-moi quelque charme, et donne ce pouvoir à mes baisers pleins d’ardeur, et de flamme, déchausser cette bouche de glace, dont les discours étaient mes oracles Hélas que dis-je j’implore secours d’un aveugle, pour redonner la clarté à mon amant ? C’est à toi que je parle, mon âme, rentres dans ce corps d’où tu viens de sortir, que si tu ne peux en animent deux tout à la fois, fais nous vivre, et mourir par intervalle, l’un après l’autre d’une vie toute amoureuse, et d’une mort semblable. Sois favorable à mes vœux, belle Lune, puisque tu as été Amante. Et enseigne-moi ce charme de pouvoir jouir de mon Pyrame que la mort tient endormi, de même que tu jouissais de ton Endymion. Il te baisait, sans approcher sa bouche de la tienne, il t’embrassait sans mouvoir ses bras. Et toutefois, quoique ses délices fussent imaginaires, elles se rendaient si sensibles à ton imagination, que les douceurs en rejaillissaient dans ton âme. De même aussi tu le caressais sans te toucher, et comblais son esprit de mille faveurs toutes amoureuses, dont il était ravi en idée. Fais nous part de ces félicités : que si tu ne le peux sans me tromper, j’y consens, pourvu que tu charmes mes malheurs avec ma raison, et que mon esprit abusé, me force de croire par des appas sensibles, que mon cher Pyrame est collé sur ma bouche, où soupirant tout l’air que je respire, il me parle des yeux, et de la pensée, pour m’assurer qu’il est également comblé, et de joie et d’amour. Et que je lui tienne un même langage, étant engagée à lui faire des semblables caresses. Mais quel plaisir prends-je à me tromper en retardant ma mort, je prolonge mes supplices. Mourons donc de plaisir, de tristesse, et d’amour tout à la fois. D’amour, puis que ma passion le veut, de tristesse, puisque mon malheur m’y oblige, et de plaisir, puisque j’imite mon Amant, Ô douce mort, et cruelle la vie qui me détient le dernier soupir dans les entrailles. Adieu beau astres, dont l’agréable lumière me conduit au tombeau : Adieu funeste solitude, où mon destin a préparé mes funérailles. Adieu Fontaine, dont mes maux ont tiré leur source. Adieu cher Arbre, dont le fruit rouge et sanglant, porte déjà les marques de ma misère, ne permets pas qu’ils changent de couleur, afin que la mémoire de mon infortune ne soit pas sujette au change. Adieu en fin Pyrame ; Mais pourquoi te dis-je adieu, puisque je te vais trouver. Cette épée me servira de guide au chemin de la mort dont mon sang marque déjà les traces, afin que je ne m’égare point. Ô qu’il y a du plaisir de mourir pour ce qu’on aime.

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