Le Prisonnier de la Bastille (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes et neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial du Cirque, le 22 mars 1861.

 

Personnages

 

LOUIS XIV

MARCHIALI

D’ARTAGNAN

ARAMIS

ATHOS

PORTHOS

FOUQUET

BAISEMEAUX DE MONTLEZUN

DE VARDE

SAINT-AIGNAN

FRANÇOIS

UN HUISSIER

UN COURTISAN

LOUISE DE LA VALLIÈRE

MADAME HENRIETTE

MADAME DE CHEVREUSE

AURE DE MONTALAIS

ANTHÉNAÏS DE TONNAY-CHARENTE

UNE SUIVANTE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Au Louvre.

 

 

Scène première

 

COURTISANS, attendant le lever du roi

 

UN PAGE.

Le roi, messieurs !

TOUS.

Le roi ! le roi !

 

 

Scène II

 

COURTISANS, LE ROI

 

LE ROI.

Bonjour, messieurs !... La nuit a été bonne... Je voudrais pouvoir en dire autant de M. le cardinal... A-t-on de ses nouvelles ?

UN COURTISAN.

Je sors de chez Son Éminence, sire... j’y ai passé une partie de la nuit.

LE ROI.

Eh bien, monsieur ?...

LE COURTISAN.

Il y a eu deux crises, pendant lesquelles Guénaud a cru que Son Éminence allait passer...

LE ROI.

Messieurs, vous ne vous étonnerez pas que j’abrège la réception de ce matin... Je ne me consolerais pas si M. de Mazarin mourait sans que je lui eusse, une dernière fois, exprimé ma reconnaissance pour les services qu’il m’a rendus. Au revoir, messieurs !

Les courtisans s’inclinent et sortent.

 

 

Scène III

 

LE ROI, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

La voiture de Sa Majesté est prête.

LE ROI.

Passez chez Sa Majesté la reine mère, et demandez-lui si elle m’accompagne chez Son Éminence.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LA REINE MÈRE

 

LA REINE.

Inutile, mon fils ; le cardinal ne reçoit plus personne...

LE ROI.

Pas même moi ?...

LA REINE.

Depuis dix minutes, à ce qu’il paraît, il a complètement perdu connaissance...

LE ROI.

Qui vous a dit cela, madame ?

LA REINE.

Un certain M. Colbert, qui est de sa maison, et qui dit avoir un papier d’importance à vous remettre de la part du cardinal.

LE ROI.

Où est-il ?

LA REINE.

Dans le salon de Diane.

LE ROI.

Faites entrer M. Colbert, qui vient de la part de Son Éminence.

L’HUISSIER.

Sire, pendant que M. Colbert attendait, le coureur de Son Éminence est venu lui dire que le cardinal avait repris connaissance et le demandait.

LE ROI.

Et il est parti ?...

L’HUISSIER.

En disant : « Remettez ce papier au roi... mais à lui-même, à lui seul... Je ne tarderai probablement pas à revenir. »

LE ROI.

Ce papier ?...

L’HUISSIER.

Le voici.

LE ROI.

Donnez...

Entendant du bruit dans la galerie.

Oh ! oh ! qui nous arrive là, menant si grand bruit ?...

LA REINE.

Ou je me trompe fort, ou ce doit être votre surintendant des finances.

LE ROI.

Ah ! M. Fouquet !...

 

 

Scène V

 

LE ROI, LA REINE MÈRE, FOUQUET

 

FOUQUET.

Lui-même, sire ! et vous voyez un homme désespéré de ne point être arrivé à temps pour le lever de Sa Majesté... Madame...

Il s’incline devant la reine.

LE ROI.

Vous savez, monsieur Fouquet, que Son Éminence est au plus mal ?...

FOUQUET.

Oui, sire, je sais cela... La nouvelle m’en est parvenue ce matin à Vaux... et si pressante, que je suis parti à l’instant même.

LE ROI.

Vous étiez ce matin à Vaux, monsieur ?...

FOUQUET, tirant de son gousset une montre magnifique.

 Je l’ai quitté il y a une heure et demie, sire !

LE ROI.

Une heure et demie !... Vous êtes venu de Vaux ici en une heure et demie, monsieur ?

FOUQUET.

Je comprends, sire... Votre Majesté doute de ma parole ; mais si je suis venu ainsi, c’est vraiment par merveille : on m’avait envoyé d’Angleterre quatre couples de chevaux fort vites. Ils étaient disposés de quatre lieues en quatre lieues, et je les ai essayés ce matin... Ils sont venus de Vaux au Louvre en une heure et demie.

LA REINE.

Voilà de merveilleux chevaux, monsieur !

FOUQUET.

Aussi sont-ils faits pour des rois et non pour des sujets, madame.

LA REINE.

Cependant, vous n’êtes point roi, que je sache, monsieur Fouquet ?...

FOUQUET.

Non, madame !... Mais les chevaux n’attendent qu’un signe de Sa Majesté pour entrer dans les écuries du Louvre, et si je me suis permis de les essayer, c’est dans la seule crainte d’offrir au roi quelque chose qui ne fût pas une merveille...

LA REINE.

Vous savez, monsieur Fouquet, que l’usage n’est point, à la cour de France, qu’un sujet offre quelque chose à son roi...

FOUQUET.

J’espérais, madame, que mon amour pour Sa Majesté, mon désir incessant de lui plaire, serviraient de contrepoids à cette raison d’étiquette... Ce n’était point, d’ailleurs, un présent que je me permettais d’offrir... c’était un tribut que je payais...

LE ROI.

Monsieur Fouquet, je vous remercie de l’intention, car j’aime, en effet, les bons chevaux... Mais vous savez bien que je suis peu riche... vous le savez mieux que personne, vous, mon surintendant des finances... Je ne puis donc, lors même que je le voudrais, acheter un attelage si cher...

FOUQUET.

Le luxe est la vertu des rois, sire ; c’est par le luxe qu’ils sont plus que les autres hommes ; c’est le luxe qui les fait ressembler à Dieu ; avec le luxe, un roi nourrit ses sujets et les honore ; sous la douce chaleur du luxe des rois naît le luxe des particuliers, source de richesses pour le peuple... Le roi, en acceptant le don de huit chevaux incomparables, eût piqué d’amour-propre les éleveurs de notre pays, du Limousin, du Perche, de la Normandie... cette émulation eût été profitable à tous... Mais le roi se tait, et, par conséquent, je suis condamné.

LE ROI, qui, pour se donner une contenance, a déployé le papier qu’il tenait et a jeté les yeux dessus.

Ah ! mon Dieu !...

LA REINE.

Qu’y a-t-il, mon fils ?

LE ROI.

De la part du cardinal !... C’était bien de la part du cardinal que venait ce papier ?...

LA REINE.

Vous avez entendu l’huissier l’affirmer.

LE ROI.

Lisez, madame.

LA REINE, lisant.

Une donation !...

FOUQUET.

Une donation ?...

LE ROI.

Oui... Sur le point de mourir, M. le cardinal me fait une donation de tous ses biens.

LA REINE.

Quarante millions !... Ah ! mon fils, voilà un beau trait de la part du cardinal et qui va contredire bien des malveillantes rumeurs... Quarante millions amassés lentement et qui reviennent d’un seul coup au Trésor, c’est d’un sujet fidèle et d’un vrai chrétien.

LE ROI, à Fouquet.

Mais voyez donc, monsieur, c’est à n’y pas croire.

FOUQUET.

Oui, sire... je vois parfaitement ; une donation, et en règle.

LA REINE.

Il faut répondre, sire... Il faut répondre à l’instant...

LE ROI.

Et comment cela, madame ?...

LA REINE.

Mais que vous êtes reconnaissant au cardinal et que vous acceptez... Est-ce que ce n’est point votre avis, monsieur le surintendant ?

FOUQUET.

Je vous demande pardon, madame ; mon avis est que Sa Majesté remercie ; mais...

LE ROI.

Mais... quoi ?

FOUQUET.

Mais qu’elle n’accepte pas.

LA REINE.

Pourquoi cela ?

FOUQUET.

Vous l’avez dit vous-même, madame, parce que les rois ne peuvent ni ne doivent recevoir de présents de leurs sujets.

LA REINE.

Eh ! monsieur, au lieu de détourner le roi de recevoir ce pré- sent, faites donc observer à Sa Majesté, vous dont c’est la charge, que ces quarante millions sont une fortune.

FOUQUET.

C’est précisément, madame, parce que ces quarante millions sont une fortune, que je dirai au roi : Sire, s’il n’est pas décent que Votre Majesté accepte d’un sujet huit chevaux de vingt mille livres, il est déshonorant qu’elle doive sa fortune à un autre sujet plus ou moins scrupuleux dans le choix des matériaux qui ont contribué à l’édifice de cette fortune.

LA REINE.

Il ne vous sied guère, monsieur, de faire la leçon au roi ; procurez-lui plutôt quarante millions pour remplacer ceux que vous lui faites perdre.

FOUQUET, s’inclinant.

Le roi les aura quand il voudra, madame.

LA REINE.

Oui, en pressurant les peuples.

FOUQUET.

Eh ! ne l’ont-ils pas été, pressurés, madame, quand on leur a fait suer les quarante millions donnés par cet acte ?... Au surplus, le roi m’a demandé mon avis ; le voilà... Que Sa Majesté me demande son concours, il en sera de même.

LA REINE.

Allons, allons, acceptez, mon fils ; vous êtes au-dessus des bruits et des interprétations.

FOUQUET.

Refusez, sire... Tant qu’un roi vit, il n’a d’autre niveau que sa conscience, d’autre juge que son désir ; mais, une fois mort, il a la postérité qui applaudit ou qui accuse.

LE ROI.

Merci, ma mère !... Merci, monsieur Fouquet !

LA REINE.

Eh bien, à quoi vous décidez-vous, mon fils ?

LE ROI.

Monsieur Fouquet, prenez cette donation et reportez-la à la famille de M. de Mazarin, qui doit être dans les transes. Je remercie Son Éminence du plus profond de mon cœur ; mais...

FOUQUET et LA REINE.

Mais ?

LE ROI.

Mais je refuse.

FOUQUET, se précipitant sur la main du roi, et la baisant.

Sire, je ne sais ce que sera votre règne, mais les augures sont grands.

Il sort.

LA REINE.

Mon fils, vous venez de manquer une occasion que vous ne retrouverez jamais.

LE ROI.

Madame, on ne m’accusera pas de partialité pour M. Fouquet, que je déteste instinctivement et sans savoir pourquoi ; mais, cette fois, je suis forcé de dire qu’il m’a donné un conseil vraiment royal.

LA REINE.

S’il en est ainsi, mon fils, je n’ai qu’à me retirer et à vous laisser à votre bonne conscience... mais je doute qu’elle vous tienne lieu des quarante millions qu’elle vient de vous coûter...

Elle sort

 

 

Scène VI

 

LE ROI, L’HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Sire, M. Colbert, que Votre Majesté demandait tout à l’heure, est de retour au Louvre.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, COLBERT

 

LE ROI.

Parlez, monsieur ; que venez-vous m’apprendre ?

COLBERT.

Que le cardinal vient de trépasser, sire.

LE ROI.

Mort !...

Après un instant de silence, regardant fixement Colbert.

C’est vous qui êtes M. Colbert ?

COLBERT.

Oui, sire.

LE ROI.

Dépositaire d’une partie des secrets de Son Éminence ?

COLBERT.

De tous.

LE ROI.

Vous êtes financier, monsieur ?

COLBERT.

Oui, sire.

LE ROI.

M. le cardinal vous employait à son économat ?

COLBERT.

Oui, sire, j’avais l’honneur d’y être employé ; c’est moi que Son Éminence avait chargé d’examiner les comptes de la surintendance...

LE ROI.

Ah ! ah ! c’est vous qui deviez contrôler M. Fouquet... Et le résultat du contrôle ?...

COLBERT.

Est qu’il y a déficit, sire.

LE ROI.

Donnez-m’en le relevé.

COLBERT.

Vide partout... argent nulle part... Votre Majesté voit que c’est facile.

LE ROI.

Prenez garde ! vous attaquez rudement la gestion de M. Fouquet, lequel cependant, à ce que j’ai entend dire, est un très habile homme !

COLBERT.

Oui, sire, un très habile homme !

LE ROI.

Mais si M. Fouquet est un habile homme, et que, malgré son habileté, l’argent manque, à qui la faute ?

COLBERT.

Je n’accuse pas, sire, je constate.

LE ROI.

Il y a du déficit sur cette année, soit, je comprends cela ; mais sur l’an prochain ?

COLBERT.

L’an prochain est mangé, sire, aussi ras que l’an qui court.

LE ROI.

Mais l’an d’après, alors ?

COLBERT.

Comme l’an prochain... Quatre années sont engagées d’avance.

LE ROI.

On fera un emprunt.

COLBERT.

On en a fait trois.

LE ROI.

Cependant...

COLBERT.

Que Votre Majesté formule clairement sa pensée, et je tâcherai d’y répondre.

LE ROI.

Vous avez raison ; la clarté avant tout, n’est-ce pas ?

COLBERT.

Oui, sire... Dieu est Dieu parce qu’il a fait la lumière.

LE ROI.

Eh bien... si, aujourd’hui que le cardinal est mort et que me voilà roi... si je voulais de l’argent ?

COLBERT.

Votre Majesté n’en aurait pas.

LE ROI.

Comment, M. Fouquet, cet habile homme qui m’offrait quarante millions tout à l’heure ne me trouverait pas d’argent ?

COLBERT.

Non, sire.

LE ROI.

Si cela est comme vous dites, monsieur Colbert, je suis ruiné avant de régner.

COLBERT.

Vous l’êtes en effet, sire.

LE ROI.

Cependant, monsieur, l’argent est quelque part.

COLBERT.

Oui, sire ; et même, pour commencer, j’apporte à Votre Majesté une note de fonds que M. le cardinal n’a voulu relater ni dans son testament, ni dans aucun acte quelconque, mais qu’il m’avait confiée, à moi.

LE ROI.

À vous ?

COLBERT.

Oui, sire.

LE ROI.

Outre les quarante millions du testament ?

COLBERT.

Il savait que vous les refuseriez.

LE ROI.

Qui le lui avait dit ?

COLBERT.

Moi, sire.

LE ROI.

Vous ? Ah ! vous m’aviez bien jugé, monsieur. Et la somme que vous m’apportez, en vaut-elle la peine ?

COLBERT.

Treize millions de livres.

LE ROI.

Treize millions !... Vous dites treize millions, monsieur Colbert ?

COLBERT.

Oui, sire.

LE ROI.

Que tout le monde ignore ?

COLBERT.

Tout le monde.

LE ROI.

Qui sont entre vos mains ?

COLBERT.

Entre mes mains, sire.

LE ROI.

Et que je puis avoir ?

COLBERT.

Dans deux heures.

LE ROI.

Mais où sont-ils donc ?

COLBERT.

Dans la cave d’une maison que M. le cardinal possédait en ville, et qu’il a bien voulu me laisser par une clause particulière de son testament.

LE ROI.

Vous connaissez donc le testament du cardinal ?

COLBERT.

J’en ai un double.

Il montre l’acte au roi.

LE ROI.

Mais il n’est question que de la maison, et nulle part l’argent n’est mentionné ?

COLBERT.

Pardon, sire, il l’est dans ma conscience.

LE ROI.

Vous êtes un honnête homme, monsieur.

COLBERT.

Ce n’est pas une vertu, sire, c’est un devoir.

LE ROI.

Monsieur, que voulez-vous que je vous donne en récompense de ce dévouement et de cette probité ?

COLBERT.

Rien, sire.

LE ROI.

Pas même l’occasion de me servir ?

COLBERT.

Votre Majesté ne me fournirait pas cette occasion, que je ne l’en servirais pas moins.

LE ROI.

Vous serez intendant des finances, monsieur Colbert.

COLBERT.

Il y a déjà un surintendant, sire.

LE ROI.

Justement.

COLBERT.

Sire, le surintendant, aujourd’hui que M. le cardinal est mort, est l’homme le plus puissant du royaume.

LE ROI.

Ah ! vous croyez ?

COLBERT.

Il me broiera en huit jours, sire. Votre Majesté me donne un contrôle pour lequel la force est indispensable.

LE ROI.

Il paraît que vous ne faites pas fonds sur moi.

COLBERT.

J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté que M. Fouquet, du temps de M. de Mazarin, était le second personnage du royaume ; mais voilà M. de Mazarin mort : M. Fouquet est devenu le premier.

LE ROI.

Monsieur Colbert, je consens, je vous préviens, à ce que, aujourd’hui encore, vous disiez ces choses-là ; mais, demain, je ne le souffrirai plus.

COLBERT.

Alors, à partir de demain, je serai inutile à Votre Majesté.

LE ROI.

Que désirez-vous donc ?... À votre tour, parlez clairement.

COLBERT.

Je désire que Votre Majesté me donne des aides dans le travail de l’intendance.

LE ROI.

Choisissez vos collègues. Est-ce tout ?

COLBERT.

Oui, sire ; je pars tranquille maintenant.

Il fait trois pas à reculons.

LE ROI.

Un instant, monsieur...

COLBERT.

Je suis aux ordres du roi.

LE ROI.

Une question.

COLBERT.

J’attends.

LE ROI.

J’ai eu autrefois à mon service, comme lieutenant des mousquetaires, un homme qui m’a donné sa démission.

COLBERT.

À Blois ; à propos d’un million que Votre Majesté, ou plutôt M. le cardinal, refusait à Sa Majesté Charles II.

LE ROI.

Vous savez cela ?

COLBERT.

Je sais tout ce que savait M. le cardinal.

LE ROI.

Eh bien, pourriez-vous me dire ce que M. d’Artagnan est devenu ?

COLBERT.

Votre Majesté n’ignore pas qu’il a puissamment concouru à la restauration de Sa Majesté Charles II.

LE ROI.

Oui ; aurait-il pris du service auprès de mon frère d’Angleterre ?

COLBERT.

De très belles offres lui ont été faites ; il a refusé.

LE ROI.

Et où est-il ?

COLBERT.

Je n’ai point entendu dire qu’il eût quitté la Grande-Bretagne.

LE ROI.

J’ai besoin de M. d’Artagnan, monsieur Colbert.

COLBERT.

En quelque lieu qu’il soit, on le retrouvera.

LE ROI.

C’est bien... Allez, monsieur.

Colbert salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, seul

 

Si, dans trois mois, cet homme n’est point à la place de M. Fouquet, je serai bien étonné.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, L’HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Sire, une lettre venant d’Angleterre par courrier extraordinaire.

LE ROI.

Donnez... Ah ! c’est au sujet du mariage de mon frère Philippe avec madame Henriette d’Angleterre.

À l’huissier.

Faites entrer le courrier qui a apporté cette lettre.

L’HUISSIER, allant à la porte et appelant.

Monsieur d’Artagnan !...

 

 

Scène X

 

LE ROI, D’ARTAGNAN

 

LE ROI.

M. d’Artagnan ! au moment où je le demandais, au moment où j’ai besoin de lui !... Serait-ce là ce qu’on appelle la fortune des rois ?

À d’Artagnan, qui est entré.

C’est vous qui m’apportez cette lettre d’Angleterre, monsieur ?

D’ARTAGNAN.

Oui, sire, le roi Charles II, sachant que je venais en France, n’a pas cru devoir chercher plus fidèle main pour vous la remettre.

LE ROI.

Monsieur...

D’ARTAGNAN.

Sire !

LE ROI.

Vous savez sans doute que M. le cardinal est mort ?

D’ARTAGNAN.

Non, sire ; mais je commençais à m’en douter.

LE ROI.

Vous savez, par conséquent, que je suis le maître chez moi.

D’ARTAGNAN.

Sire, on est toujours maître chez soi quand on veut.

LE ROI.

Vous rappelez-vous tout ce que vous m’avez dit à Blois, le jour où vous avez quitté mon service ?

D’ARTAGNAN.

Il y a déjà longtemps, sire, que j’ai eu l’honneur d’avoir eu cette conversation avec Votre Majesté...

LE ROI.

Eh bien, si votre mémoire est en défaut, je me souviens, moi... Vous commençâtes par me dire, monsieur, que vous serviez ma famille depuis longtemps et que vous étiez fatigué...

D’ARTAGNAN.

C’est vrai, sire, j’ai dit cela.

LE ROI.

Puis ensuite, vous avez avoué que cette fatigue était un pré- texte, et que le mécontentement était la cause réelle de votre retraite.

D’ARTAGNAN.

J’étais mécontent, en effet, sire ; mais ce mécontentement ne s’est trahi nulle part, que je sache, et si, comme un homme de cœur, j’ai parlé tout haut devant Votre Majesté, je n’ai pas même pensé en face des autres.

LE ROI.

Ne vous excusez pas et continuez de m’écouter. En me faisant le reproche que vous étiez mécontent, vous reçûtes pour réponse une promesse. Je vous dis : « Attendez... » Est-ce vrai ?

D’ARTAGNAN.

Oui, sire.

LE ROI.

À votre tour, vous me répondîtes : « Attendre ? Non, sire, tout de suite ou jamais... » Ne vous excusez pas, c’est tout naturel... seulement, vous n’avez pas eu de charité pour votre prince, monsieur d’Artagnan.

D’ARTAGNAN.

Sire, de la charité pour un roi... de la part d’un pauvre soldat ?

LE ROI.

Oh ! vous me comprenez, monsieur ; vous savez bien que j’en avais besoin, de charité ; vous savez bien que je n’étais pas le maître ; vous savez bien que j’avais l’avenir en espérance... Tout cela n’y fit rien... Vous me répondîtes : « Mon congé tout de suite. »

D’ARTAGNAN, mordant sa moustache.

C’est encore vrai.

LE ROI.

Vous ne m’avez pas flatté quand j’étais dans la détresse, monsieur !

D’ARTAGNAN, relevant la tête.

Si je n’ai pas flatté Votre Majesté, pauvre, je ne l’ai point trahie non plus... j’ai veillé comme un chien à la porte de mon roi, sachant bien que l’on ne me jetterait ni pain ni os, et, pauvre aussi, moi, je n’ai rien demandé, que ce congé que Votre Majesté me reproche.

LE ROI.

Vous avez réfléchi depuis, je présume ?

D’ARTAGNAN.

À quoi, sire ?

LE ROI.

Mais à tout ce que je vous dis alors, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Oui, sire.

LE ROI.

Et vous n’avez attendu qu’une occasion pour revenir sur vos paroles ?

D’ARTAGNAN.

Je ne comprends pas très bien ce que Votre Majesté me fait l’honneur de me dire.

LE ROI.

Hein ?

D’ARTAGNAN.

Veuillez m’excuser, sire ; mon esprit est devenu très paresseux, et mon cerveau très épais... les choses n’y pénètrent qu’avec difficulté ; il est vrai qu’une fois entrées, elles y restent.

LE ROI.

Vous allez me comprendre. Vous me disiez à Blois que vous n’étiez pas riche ?

D’ARTAGNAN.

Je le suis maintenant.

LE ROI.

Cela ne me regarde pas... Vous avez votre argent, non le mien ; ce n’est pas mon compte.

D’ARTAGNAN.

Je ne comprends pas encore très bien.

LE ROI.

Mettons donc les points sur les i. Avez-vous assez de vingt-cinq mille livres par an, argent fixe ?

D’ARTAGNAN.

Mais, sire !

LE ROI.

Avez-vous assez de quatre chevaux entretenus et fournis par moi... plus, d’un supplément de fonds, tel que vous le demanderez, selon les occasions et les nécessités ? ou bien préféreriez-vous un fixe de vingt-cinq autres mille livres ? Voyons ! répondez, monsieur, ou je croirai, en effet, que vous n’avez plus cette rapidité de jugement que j’ai toujours appréciée en vous.

D’ARTAGNAN.

Sire, cinquante mille livres par an sont une somme qui me paraît suffisante pour faire face à bien des éventualités.

LE ROI.

Passons donc à quelque chose de plus important.

D’ARTAGNAN.

Mais, sire, j’avais eu l’honneur de dire à Votre Majesté...

LE ROI.

Que vous vouliez vous reposer... Je le sais bien... seulement, je ne le veux pas, moi... Je suis le maître, je pense.

D’ARTAGNAN.

Oui, sire.

LE ROI.

À la bonne heure !... Vous étiez autrefois en veine de devenir capitaine des mousquetaires.

D’ARTAGNAN.

J’étais lieutenant, et j’ai eu mon brevet en blanc.

LE ROI.

Eh bien, voici votre brevet signé, cette fois.

D’ARTAGNAN.

Sire !

LE ROI.

Vous acceptez ?

D’ARTAGNAN.

Oh ! oui.

LE ROI.

Alors, monsieur, à partir d’aujourd’hui, vous allez entrer en fonctions... La compagnie des mousquetaires est toute désorganisée depuis votre départ ; les hommes s’en vont flânant et hantant les cabarets, où l’on se bat malgré mes édits et ceux de mon père ; vous réorganiserez le service au plus vite.

D’ARTAGNAN.

Oui, sire.

LE ROI.

Vous ne quitterez plus ma personne.

D’ARTAGNAN.

Bien !

LE ROI.

Et vous marcherez avec moi à l’armée, où vous et vos hommes camperez au quartier général autour de ma tente.

D’ARTAGNAN.

Alors, sire, si c’est pour m’imposer un service comme celui-là, Votre Majesté n’a pas besoin de me donner vingt-cinq mille livres.

LE ROI.

Et moi, je veux que vous ayez un état de maison, que vous teniez table, que mon capitaine des mousquetaires, enfin, soit un personnage.

D’ARTAGNAN.

Et moi, sire, je n’aime pas l’argent trouvé, je veux l’argent gagné ; Votre Majesté m’offre là un métier de paresseux que le premier venu fera pour quatre mille livres.

LE ROI.

Vous êtes un fin Gascon, monsieur d’Artagnan, et vous me tirez mon secret du cœur.

D’ARTAGNAN.

Bon ! Votre Majesté a un secret ?

LE ROI.

Oui, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Alors, j’accepte les vingt-cinq mille livres et même les cinquante ; car je garderai ce secret, et la discrétion n’a pas de prix par le temps qui court... Votre Majesté veut-elle parler maintenant ?

LE ROI.

Plus tard.

L’HUISSIER, annonçant.

M. le comte de la Fère.

D’ARTAGNAN.

Athos !...

LE ROI.

Qui appelez-vous Athos ?

D’ARTAGNAN.

C’est vrai, sire, vous ne connaissez pas sous ce nom-là un des plus vaillants hommes de votre royaume, et l’un des plus nobles cœurs de la terre.

LE ROI.

Peu importe, monsieur, sous quel nom je le connais, puisque je le connais ! Seriez-vous content de le voir et de lui annoncer vous-même que vous êtes nommé capitaine général des mousquetaires ?

D’ARTAGNAN.

Enchanté, sire !

LE ROI, à l’huissier.

Faites entrer le comte de la Fère.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, D’ARTAGNAN, ATHOS

 

ATHOS.

Sire !

LE ROI, à Athos.

Monsieur, n’avez-vous pas vu, en entrant chez moi, un homme qui se dit de vos bons amis ?

ATHOS.

Là où est le roi, sire, je ne vois que le roi.

LE ROI.

Eh bien, je vous permets de voir M. d’Artagnan, mon capitaine général des mousquetaires, et de l’embrasser.

D’ARTAGNAN.

Cher Athos !

ATHOS.

Ami, je vous félicite de tout mon cœur, et surtout je félicite Sa Majesté de vous avoir donné la récompense que, depuis si longtemps, vous aviez méritée.

LE ROI.

Comte, laissez-moi espérer que vous venez me demander quelque chose.

ATHOS.

Je ne le cacherai pas à Votre Majesté, je viens, en effet, solliciter...

LE ROI.

Eh bien, monsieur de la Fère, voyons ce que je puis faire pour vous.

ATHOS.

Sire, ce que je désire obtenir de Votre Majesté concerne le vicomte de Bragelonne, mon fils ; il pense à se marier.

LE ROI.

Ah !... Eh bien, je veux lui trouver une femme.

ATHOS.

Il l’a trouvée, sire, et ne recherche que l’assentiment de Votre Majesté.

LE ROI.

Il ne s’agit que de signer un contrat de mariage ?... Bien. Comment s’appelle la fiancée ?

ATHOS.

C’est mademoiselle de la Vallière de la Baume le Blanc.

LE ROI.

Ah ! oui... je sais... on me l’a présentée ; c’est une des filles d’honneur désignées pour faire partie du service futur de madame Henriette d’Angleterre.

ATHOS.

C’est cela même.

LE ROI.

Elle est riche ?

ATHOS.

Pas précisément ; quinze à vingt mille livres de dot au plus, sire ; mais les amoureux sont désintéressés ; moi-même, je fais peu de cas de l’argent.

LE ROI.

Avec quinze mille livres de dot, sans apanage, une femme ne peut aborder la cour. Nous y suppléerons ; je veux faire cela pour Bragelonne. Passons de l’argent à la qualité : fille du marquis de la Vallière, c’est bien ; mais nous avons ce bon Saint-Rémy qui gâte un peu la maison... par les femmes, je le sais ; enfin, cela gâte ; et vous, comte, vous tenez fort à votre maison ?

ATHOS.

Moi, sire, je ne tiens plus à rien du tout, qu’à mon dévouement pour Votre Majesté.

LE ROI.

Comte, vous me surprenez : vous venez m’adresser une demande en mariage, et vous ne me semblez point faire cette demande de bon cœur.

ATHOS.

Eh bien, sire, c’est vrai.

LE ROI.

Alors, je ne vous comprends point ; refusez.

ATHOS.

Non, sire ; j’aime Raoul de tout mon amour paternel ; il est épris de mademoiselle de la Vallière, il se forge des paradis pour l’avenir ; je ne suis pas de ceux qui veulent briser les illusions de la jeunesse.

LE ROI.

Voyons, comte, l’aime-t-elle ?

ATHOS.

Si Votre Majesté veut que je lui dise la vérité, je ne crois pas beaucoup à l’amour de mademoiselle de la Vallière ; elle est jeune, le plaisir de voir la cour, d’être au service de Madame, balanceront, je le crains, dans sa tête, ce qu’elle pourrait avoir de tendresse dans le cœur ; ce sera donc probablement un mariage comme Votre Majesté en voit quelquefois à la cour ; mais Raoul le veut, que cela soit ainsi.

LE ROI.

Vous ne ressemblez cependant pas à ces pères faciles qui se font les esclaves de leurs enfants ?

ATHOS.

Sire, j’ai de la volonté contre les méchants, je n’en ai pas contre les gens de cœur. Raoul souffre, il prend du chagrin, je ne veux pas priver Votre Majesté des services qu’il peut rendre.

LE ROI.

Je comprends.

ATHOS.

Alors, je n’ai pas besoin de dire à Votre Majesté que mon but est de faire au plus vite le bonheur de ces enfants, ou plutôt de cet enfant.

LE ROI.

Et moi, je veux comme vous le bonheur de M. de Bragelonne ; aussi m’opposé-je en ce moment à son mariage.

ATHOS.

Sire !

LE ROI.

Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J’ai des vues sur Bragelonne. Je ne dis pas qu’il n’épousera point mademoiselle de la Vallière ; mais je ne veux pas qu’il l’épouse avant qu’elle ait fait fortune ; et lui, de son côté, mérite mes bonnes grâces, telles que j’entends les lui donner. En un mot, comte, je veux qu’on attende.

ATHOS.

Sire, encore une fois...

LE ROI.

Monsieur le comte, vous êtes venu, disiez-vous, me demander une faveur ?

ATHOS.

Oui, certes.

LE ROI.

Eh bien, accordez-m’en une, ne parlons plus de cela. Il est possible que, d’ici à peu, je fasse la guerre ; j’ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J’hésiterais à envoyer sous les balles et sous le canon un homme marié, un père de famille ; j’hésiterais aussi, pour Bragelonne, à doter, sans raison majeure, une jeune fille inconnue : cela sèmerait de la jalousie dans ma noblesse... Est-ce tout ce qu’il vous importait de me demander ?...

ATHOS.

Tout absolument, sire, et je prends congé de Votre Majesté... Mais faut-il que je prévienne Raoul ?

LE ROI.

Épargnez-vous ce soin ; dites au vicomte que je lui parlerai ; quant à ce soir, vous êtes de mon jeu.

ATHOS.

Je suis en habit de voyage, sire.

LE ROI.

Un jour viendra, j’espère, où vous ne me quitterez plus. Avant peu, comte, la monarchie sera établie de façon à offrir une digne hospitalité à tous les gens de votre mérite.

ATHOS.

Sire, pourvu qu’un roi soit grand dans le cœur de ses sujets, peu importe le palais qu’il habite, puisqu’il est adoré dans un temple !

Athos va rejoindre d’Artagnan, qui était resté au fond.

LE ROI.

Allons, la journée est bonne ! Treize millions dans mes caves ; M. Colbert tenant la caisse ; d’Artagnan, l’épée !... Je suis vraiment roi !

 

 

Deuxième Tableau

 

Dans la forêt de Fontainebleau, au lieudit le Chêne royal.

 

 

Scène première

 

LOUISE DE LA VALLIÈRE, AURE DE MONTALAIS, ATHÉNAÏS DE TONNAY-CHARENTE

 

AURE, entrant et regardant.

Personne ! Venez, Athénaïs, venez, Louise.

LOUISE, souriant.

La belle promenade dans ces bois de Fontainebleau ! le joli projet que nous avons formé de nous divertir cette nuit, sans surveillants et sans escorte, tandis que notre service de demoiselles d’honneur de Madame nous laissait un peu de liberté !... Vous rappelez-vous, Montalais, les bois de Chaverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois ?... Nous avons échangé là bien des espérances !

AURE.

Hélas !

LOUISE.

Ah ! rieuse Montalais, voilà que tu soupires ; les bois t’inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir...

ATHÉNAÏS.

Mesdemoiselles, vous ne devriez pas tellement regretter Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous ; une cour, c’est un endroit où viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs défendent avec sévérité ; à la cour, on se dit de ces choses-là sous privilège du roi et des reines ; n’est-ce pas agréable ?

LOUISE.

Oh ! Athénaïs !

AURE.

Athénaïs est franche ce soir, profitons-en.

ATHÉNAÏS.

Oui, profitez-en, car on m’arracherait en ce moment les plus intimes secrets de mon cœur...

AURE.

Ah ! si M. de Montespan était là !

ATHÉNAÏS.

Vous croyez que j’aime M. de Montespan ?... Une femme bien organisée doit regarder les hommes, s’en faire aimer, adorer même, et dire une fois au plus dans sa vie : « Tiens ! il me semble que si je n’eusse pas été ce que je suis, j’eusse moins détesté celui-là que les autres... »

LOUISE, joignant les mains.

Alors, voilà ce que vous promettez à M. de Montespan ?

ATHÉNAÏS.

À lui comme à tout autre.

AURE.

Parfait !... Athénaïs, vous irez loin ! car c’est avec la coquetterie qu’on est reine entre les femmes, quand on n’a pas reçu de Dieu la faculté si précieuse de tenir en bride son cœur et son esprit.

LOUISE.

Oh ! mesdemoiselles, un cœur aimant est plus fort que votre coquetterie ! L’amour, tel que je le conçois, est un sacrifice incessant, absolu, entier ; c’est l’abnégation complète de deux âmes qui veulent se fondre en une seule. L’amour, c’est frissonner en présence de celui qu’on aime... c’est palpiter sous le charme de sa voix... c’est s’anéantir sous son regard ! Si j’aime jamais, ce sera avec tant de dévouement de foi, que ma plus grande excuse sera dans mon amour lui-même !... Ma vie, mon âme, je les donnerai... et si l’on cesse de m’aimer un jour... eh bien, je mourrai... à moins que Dieu ne me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en sa miséricorde !

AURE.

Mais, Louise, vous nous dîtes cela, et vous ne le pratiquez point...

LOUISE.

Moi ?

AURE.

Oui, vous ! Vous êtes adorée depuis douze ans par M. Raoul de Bragelonne, adorée à deux genoux ! Le pauvre garçon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus qu’il ne le serait même, de ma coquetterie ou de la fierté d’Athénaïs.

LOUISE.

Que voulez-vous ! Supposez que je croyais aimer et que je n’aime pas.

AURE.

Comment, tu n’aimes pas ?

LOUISE.

Si j’ai été autrement que ne sont les autres quand elles aiment, c’est que je n’aime pas, c’est que mon heure n’est pas encore venue.

ATHÉNAÏS.

Ainsi, décidément, vous n’aimez pas M. de Bragelonne ?

AURE.

Peut-être ! Elle n’en est pas encore bien sûre. Mais, en tout cas, écoute, Athénaïs, si M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil d’amie.

ATHÉNAÏS.

Lequel ?

AURE.

C’est de bien le regarder avant de te décider pour M. de Montespan.

ATHÉNAÏS.

Oh ! si vous le prenez par là, ma chère, M. de Bragelonne n’est pas le seul que l’on puisse trouver du plaisir à regarder ; et, par exemple, M. de Saint-Aignan a bien son prix.

AURE, à Louise.

 Voyons, parmi tous ces gentilshommes, lequel préférez-vous ?

ATHÉNAÏS.

Oui, oui, de M. de Saint-Aignan, de M. de Guiche, de M. de Vardes ?

LOUISE.

Je ne préfère personne, mesdemoiselles ; je les trouve tous également bien.

ATHÉNAÏS.

Alors, dans toute cette brillante assemblée, au milieu de cette cour, la première du monde, personne ne vous a plu ?

LOUISE.

Je ne dis pas cela.

ATHÉNAÏS.

Parlez donc, alors ; voyons, faites-nous part de votre idéal.

LOUISE.

Ce n’est pas un idéal.

AURE.

Alors cela existe ?

LOUISE.

En vérité, mesdemoiselles, je n’y comprends rien. Comme moi, vous avez un cœur, comme moi, vous avez des yeux, et vous parlez de M. de Guiche, de M. de Saint-Aignan, de M... que sais-je ?... quand le roi est là...

AURE et ATHÉNAÏS.

Le roi !

LOUISE.

Oui, oui, le roi ! Est-il quelqu’un qui puisse lui être comparé ? Ah ! je sais bien qu’il n’est pas de ceux sur qui nos yeux ont le droit de se fixer... Cherchez donc, si vous le voulez, à détourner mes regards de ce soleil rayonnant : choisissez parmi les seigneurs de la cour celui que vous supposez pouvoir me faire oublier ce rêve, cette folie de mon cœur... mais choisissez-le bien, de peur que mon amour ne retourne involontairement au roi, l’univers tout entier dût-il deviner mon secret !

Sur les derniers mots de Louise, le roi et Saint-Aignan sont entrés. Le roi, qui a écouté la Vallière, fait signe à Montalais et à Athénaïs de se retirer. Montalais et Athénaïs saluent respectueusement sans dire un mot. La Vallière demeure un instant pensive, puis se lève en cherchant des yeux Athénaïs et Montalais.

 

 

Scène II

 

LOUISE, LE ROI

 

LOUISE.

Eh bien... Montalais... Athénaïs !... où sont-elles ?

Elle se retourne et voit le roi.

Le roi !...

Elle veut s’éloigner.

LE ROI.

Demeurez, mademoiselle.

LOUISE.

Sire...

LE ROI.

Voici la pluie... Ici, le feuillage est épais... Mais qu’avez-vous ?... vous avez froid peut-être ?...

LOUISE.

Non, sire.

LE ROI.

Vous tremblez, cependant.

LOUISE.

Sire, c’est la crainte que l’on n’interprète à mal mon absence, au moment où tout le monde est réuni sans doute...

LE ROI.

Mademoiselle, je vous proposerais bien de retourner aux carrosses... mais regardez, écoutez, et dites-moi s’il est possible de tenter la moindre course en ce moment ; d’ailleurs, il n’y a pas d’interprétation possible en votre défaveur ; n’êtes-vous pas avec le roi de France, c’est-à-dire avec le premier gentilhomme du royaume ?...

LOUISE, embarrassée.

Certainement, sire...

LE ROI, à part.

C’est qu’en vérité elle est charmante !

LOUISE.

Sire, voilà l’eau qui tombe, et Votre Majesté demeure tête nue.

LE ROI.

Je vous prie, ne nous occupons que de vous, mademoiselle.

LOUISE.

Oh ! moi, je suis habituée à courir par les prés et les bois de la Loire, quelque temps qu’il fasse ; quant à mes habits, Votre Majesté voit qu’ils n’ont pas grand’chose à risquer.

LE ROI.

En effet, mademoiselle, j’ai déjà remarqué plus d’une fois que vous deviez à peu près tout à vous-même, et rien à la toilette. Vous n’êtes point coquette, et c’est pour moi une grande qualité.

LOUISE.

Sire, ne me faites pas meilleure que je ne suis, et dites seulement : « Vous ne pouvez pas être coquette. »

LE ROI.

Pourquoi cela ?

LOUISE.

Mais parce que je ne suis pas riche.

LE ROI.

Alors, vous avouez que vous aimez les belles choses ?

LOUISE.

Sire, je ne trouve belles que les choses auxquelles je puis atteindre ; tout ce qui est trop haut pour moi...

LE ROI.

Vous est indifférent ?

LOUISE.

M’est étranger comme m’étant défendu.

LE ROI.

Et moi, mademoiselle, je ne trouve point que vous soyez à ma cour sur le pied où vous devriez y être. On ne m’a certainement point assez parlé des services de votre famille. La fortune de votre maison a été cruellement négligée par mon oncle.

LOUISE.

Sire, Son Altesse royale monseigneur le duc d’Orléans a toujours été parfaitement bon pour M. de Saint-Rémy, mon beau-père. Les services étaient humbles, et nous avons été payés selon nos œuvres. Tout le monde n’a pas le bonheur de trouver des occasions de servir son roi avec éclat.

LE ROI.

Eh bien, mademoiselle, c’est au roi à corriger le hasard, et je me charge bien joyeusement de réparer, au plus vite, à votre égard, les torts de la fortune.

LOUISE.

On a fait tout ce que je désirais, sire, lorsqu’on m’a accordé cet honneur de faire partie de la maison de Madame.

LE ROI.

Mais si vous refusez pour vous, acceptez au moins pour les vôtres...

LOUISE.

Sire, votre intention si généreuse m’éblouit et m’effraye ; car, en faisant pour ma maison ce que votre bonté vous pousse à faire, Votre Majesté nous créera des envieux, et se créera des ennemis.

LE ROI.

Ah ! voilà un langage bien désintéressé, mademoiselle ; mais la pluie redouble... permettez...

Il étend son chapeau au-dessus de la tête de Louise.

LOUISE.

Oh !

LE ROI.

Quelle triste pensée peut donc parvenir jusqu’à votre cœur, quand je lui fais un rempart du mien ?

LOUISE.

Un rempart de votre cœur, sire ?...

LE ROI.

Oui, de mon cœur ; car tout ce que je vois, tout ce que j’entends, le pénètre d’estime et d’admiration ; et pourquoi craindrais-je de le dire ? de tendresse et...

LOUISE, l’interrompant.

Oh ! sire !... Voilà, je crois, l’orage qui se calme et la pluie qui cesse... et je vais...

Éclat de tonnerre, effroi de Louise.

Oh ! sire ! sire !... entendez-vous ?

LE ROI, la tenant dans ses bras.

Oui ; vous voyez bien que l’orage ne se passe pas.

LOUISE.

C’est un avertissement... c’est la voix de Dieu qui menace.

LE ROI.

Eh bien, j’accepte ce coup de tonnerre pour un avertissement, et même pour une menace, s’il se renouvelle avec une pareille force et une égale violence ; mais s’il n’en est rien, permettez-moi de penser que l’orage est l’orage, et rien autre chose.

Le roi lève la tête comme pour interroger le ciel. Le beau temps revient.

Le ciel s’éclaircit, voyez !... Eh bien, mademoiselle, me menacerez-vous encore de la colère céleste ?... Vous êtes, vous le voyez, la divinité qui fait fuir l’orage, la déesse qui ramène le beau temps !

LOUISE.

Sire, on vous cherche, sans doute. La reine doit être inquiète, et Madame, oh ! Madame !

LE ROI.

Madame, avez-vous dit ?

LOUISE.

Oui, Madame... Madame...

LE ROI.

Achevez...

LOUISE.

Pardon... sire, je n’ose...

LE ROI.

Oh ! mademoiselle, seriez-vous de ceux qui pensent que Madame, Madame, femme de mon frère, a le droit d’être jalouse de moi ?

LOUISE.

Sire, il ne m’appartient pas de pénétrer les secrets de Votre Majesté.

LE ROI.

Oh ! vous le croyez comme les autres.

LOUISE.

Je crois que Madame est jalouse, oui, sire.

LE ROI.

Mademoiselle, retenez bien ceci... Madame n’a aucun droit sur moi... Je l’aime et je la respecte comme un frère doit aimer et respecter sa sœur.

LOUISE.

Sire, on vient.

LE ROI.

Eh bien, mademoiselle, laissons venir ; qui donc oserait trouver mauvais que j’eusse tenu compagnie à mademoiselle de la Vallière ?

LOUISE.

Sire, par grâce, on trouvera étrange que vous soyez resté si longtemps ici, que vous vous soyez sacrifié pour moi...

LE ROI.

Je n’ai fait que mon devoir de gentilhomme, et malheur à celui qui ne ferait pas le sien en critiquant la conduite de son roi !

Entrée de tout le monde.

LOUISE, avec effroi.

Madame !...

 

 

Scène III

 

LOUISE, LE ROI, MADAME HENRIETTE, DE VARDES

 

MADAME, à de Vardes, lui montrant le roi et Louise.

Le roi avec mademoiselle de la Vallière... que signifie cela, monsieur de Vardes ?

DE VARDES, bas.

Nous le saurons, madame.

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

À la Bastille : chez le gouverneur.

 

 

Scène première

 

D’ARTAGNAN, UN LAQUAIS

 

D’ARTAGNAN.

M. de Montlezun, gouverneur de la Bastille ?

LE LAQUAIS.

Il fait sa tournée de l’après-midi. Qui lui annoncerai-je ?

D’ARTAGNAN.

M. le chevalier d’Artagnan, capitaine général des mousquetaires du roi.

Le laquais sort.

Ma foi, puisque j’en ai le titre, autant le prendre, d’autant plus que je ne le porterai probablement pas aussi longtemps que je l’ai attendu.

BAISEMEAUX, dans la coulisse.

M. d’Artagnan, capitaine général des mousquetaires du roi ? M. d’Artagnan, qui se donne la peine de venir lui-même ?...

Il entre.

 

 

Scène II

 

BAISEMEAUX, D’ARTAGNAN

 

D’ARTAGNAN.

Visiter un vieil ami... qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

BAISEMEAUX.

Mais enfin, comment se fait-il que, juste au moment où j’ai le plus grand besoin de vous voir, vous arriviez à point nommé ?

D’ARTAGNAN.

Vous savez que c’est toujours ainsi que j’arrive, moi. Mais pour que vous ne croyiez pas à de l’enchantement, je vais vous dire comment cela s’est fait.

BAISEMEAUX.

Asseyez-vous donc.

D’ARTAGNAN.

En rentrant chez Planchet, j’apprends que M. Baisemeaux m’a fait l’honneur de venir prendre trois fois de mes nouvelles, une fois hier, deux fois aujourd’hui. Alors, je me dis : « Lorsque le gouverneur de la Bastille se dérange pour venir voir un simple particulier – car il est évident que vous me croyiez un simple particulier, n’est-ce pas ? – il faut qu’il y ait cas grave. » Alors, au lieu de faire bassiner mon lit avec du sucre, comme me l’offrait Planchet, je me suis dit : « Je vais aller faire un tour à pied jusqu’à la Bastille, cela me reposera du cheval. »

BAISEMEAUX.

Et vous êtes venu, homme admirable !

D’ARTAGNAN.

Et je suis venu, comme vous dites.

BAISEMEAUX.

Mille fois merci de votre obligeance, monsieur le chevalier.

D’ARTAGNAN.

Dites : de ma curiosité. Rappelez-vous bien cet axiome : « À être curieux, on nuit quelquefois aux autres, jamais à soi. » Maintenant, je vous écoute ; parlez !

BAISEMEAUX.

Eh bien, c’est vrai, j’étais passé aujourd’hui chez vous pour la troisième fois. Je croyais avoir vu un petit embastillement à faire, et je me rendais au Louvre dans cette espérance ; point, le roi a donné contre-ordre.

Il soupire.

Ah ! c’est vous qui avez une belle position, mon cher monsieur d’Artagnan ; capitaine général des mousquetaires du roi !

D’ARTAGNAN.

Et vous donc ! gouverneur de la Bastille, première prison d’État de France !

BAISEMEAUX.

Je sais bien qu’il y a des gens qui envient ma position.

D’ARTAGNAN.

Vous dites cela comme un pénitent, mordious ! Je change mes bénéfices contre les vôtres, si vous voulez.

BAISEMEAUX.

Ne m’en parlez pas, de mes bénéfices, chevalier, vous me fendez le cœur, hélas !

D’ARTAGNAN.

Allons, flamberge au vent ! Dégoisez, Montlezun, dégoisez !

BAISEMEAUX.

Ce serait long si je vous disais tout ce que j’ai à vous dire.

D’ARTAGNAN.

Commencez toujours. Si c’est trop long, je ferai comme si vous étiez avocat et comme si j’étais juge : je m’endormirai.

BAISEMEAUX.

Auparavant, laissez-moi donner un ordre.

Il frappe sur un timbre.

D’ARTAGNAN.

Donnez.

BAISEMEAUX, au laquais qui entre.

Quand la personne que j’attends se présentera, vous la ferez passer par le couloir secret, et vous me préviendrez.

LE LAQUAIS.

Oui, monsieur le gouverneur.

BAISEMEAUX.

Tout de suite.

LE LAQUAIS.

À l’instant même.

Il sort.

BAISEMEAUX, à d’Artagnan, qui compte sur ses doigts.

Que comptez-vous là ?

D’ARTAGNAN.

Je calculais ce que vous pouviez vous faire, bon an, mal an, cher monsieur de Montlezun ; je gage que cela dépasse cinquante mille livres ?

BAISEMEAUX.

Et quand cela monterait à soixante ?

D’ARTAGNAN.

Vous m’étonnez, Baisemeaux ; vous faites l’homme contrit ; mais regardez-vous donc, mordious ! Je vais vous conduire devant une glace ; vous y verrez que vous êtes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage ; que vous avez des yeux comme des charbons ardents, et, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous auriez l’air d’une pomme d’api. Joignez à tout cela soixante mille livres de bénéfices – vous venez de les avouer –, et comparez ma charge à la vôtre.

BAISEMEAUX.

Vous oubliez un détail, cher monsieur d’Artagnan.

D’ARTAGNAN.

Un détail ! lequel ?

BAISEMEAUX.

C’est que vous avez reçu des mains du roi votre charge de capitaine.

D’ARTAGNAN.

Il n’y a pas longtemps : aujourd’hui même.

BAISEMEAUX.

Tandis que moi, j’ai acheté celle de gouverneur de la Bastille.

D’ARTAGNAN.

C’est vrai, de MM. Louvière et Tremblay, et ils n’étaient pas hommes à vous la donner pour rien.

BAISEMEAUX.

Soixante et quinze mille livres à chacun d’eux, cher monsieur d’Artagnan ; plus, trois années de revenu comme pot-de-vin.

D’ARTAGNAN.

C’est exorbitant !

BAISEMEAUX.

Ce n’est pas tout.

D’ARTAGNAN.

Qu’y a-t-il encore ?

BAISEMEAUX.

Faute d’un seul payement de cinquante mille livres à l’échéance, ces messieurs rentrent dans leur charge.

D’ARTAGNAN.

Mais comment, réduit à vos propres ressources, avez-vous pu souscrire à de telles conditions ? car vous aussi, vous étiez simple mousquetaire.

BAISEMEAUX.

J’ai trouvé un bailleur de fonds.

D’ARTAGNAN.

Qui cela ?

BAISEMEAUX.

Un de vos amis.

D’ARTAGNAN.

Qui donc ?

BAISEMEAUX.

M. d’Herblay. Il m’a offert de répondre pour moi.

D’ARTAGNAN.

Aramis ! En vérité, vous me stupéfiez. Aramis a répondu pour vous ?

BAISEMEAUX.

En galant homme.

D’ARTAGNAN.

Et il a tenu ?

BAISEMEAUX.

Tous les 31 mai, avant midi, j’ai eu mes cinq mille pistoles à distribuer à mes crocodiles.

D’ARTAGNAN.

Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis ?

BAISEMEAUX.

Eh ! voilà mon désespoir ; c’est que je ne lui en dois que cent mille.

D’ARTAGNAN.

Je ne vous comprends pas.

BAISEMEAUX.

Deux ans, il est venu le 31 mai avant midi ; mais voilà que nous sommes le 31 mai à six heures du soir, et il n’est pas encore venu... à moins que...

Il sonne ; puis, au laquais.

Personne ?

LE LAQUAIS.

Personne, monsieur le gouverneur.

BAISEMEAUX.

Allez !... De sorte que, demain, si, au termes du contrat, je n’ai pas payé ces messieurs, après-demain ils rentreront dans leur charge, et ce sera deux cent cinquante mille livres données pour rien, monsieur d’Artagnan, données pour rien absolument.

D’ARTAGNAN.

Voilà qui est fâcheux !

BAISEMEAUX.

Concevez-vous maintenant que j’aie un pli sur le front ?

D’ARTAGNAN.

Oui, ma foi !

BAISEMEAUX.

Concevez-vous que, malgré cette rondeur de fromage, cette fraîcheur de pomme d’api, je sois arrivé au point de craindre de n’avoir plus ni un fromage, ni une pomme d’api à manger ?

D’ARTAGNAN.

C’est désolant !

BAISEMEAUX.

Voilà donc pourquoi j’étais passé chez vous, une fois hier, deux fois aujourd’hui. Vous seul pouvez me tirer de peine !

D’ARTAGNAN.

Comment cela ?

BAISEMEAUX.

M. Aramis d’Herblay était votre ami.

D’ARTAGNAN.

Il l’est toujours.

BAISEMEAUX.

Dites-moi son adresse, alors.

D’ARTAGNAN.

Ah ! je ne la sais pas.

BAISEMEAUX.

Je suis perdu !

D’ARTAGNAN.

Où allez-vous ?

BAISEMEAUX.

Je vais me jeter...

D’ARTAGNAN.

Pas dans les fossés de la Bastille, j’espère ?

BAISEMEAUX.

Non, aux pieds du roi.

D’ARTAGNAN.

Ce serait à peu près la même chose... Avez-vous une parole d’honneur, Baisemeaux ?

BAISEMEAUX.

Vous me connaissez.

D’ARTAGNAN.

Oui ; eh bien, donnez-moi votre parole que vous n’ouvrirez la bouche à personne, et surtout à Aramis, du conseil que je vais vous donner.

BAISEMEAUX.

À personne.

D’ARTAGNAN.

Vous voulez mettre la main sur lui, n’est-ce pas ?

BAISEMEAUX.

Oui.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, allez trouver M. Fouquet.

BAISEMEAUX.

Quel rapport ?...

D’ARTAGNAN.

Aramis est à M. Fouquet corps et âme.

BAISEMEAUX.

Vous m’ouvrez les yeux.

D’ARTAGNAN.

Mais la parole d’honneur ?

BAISEMEAUX.

Oh ! sacrée !...

Il sonne ; puis, au laquais.

Personne ?

LE LAQUAIS.

Personne.

BAISEMEAUX.

Mettez les chevaux à la voiture. Monsieur d’Artagnan, je vous reconduis.

D’ARTAGNAN.

Bon ! pour qu’on me voie dans votre voiture ? Fameux moyen de garder le secret !

BAISEMEAUX.

Vous avez raison ; je perds la tête. Mais comment vous en irez-vous ?

D’ARTAGNAN.

Pardieu ! à pied, comme je suis venu. La conscience de vous avoir rendu un service me fera paraître le chemin court et la course légère.

BAISEMEAUX.

Ah ! oui, un service, vous pouvez vous en vanter, de m’avoir rendu un service.

D’ARTAGNAN.

Bonne chance, Montlezun !

BAISEMEAUX.

Laissez-moi vous mettre dehors ; sans quoi on ne vous laisserait pas sortir.

D’ARTAGNAN.

Peste ! Et que dirait le roi, demain à son lever, en ne trouvant plus son capitaine général des mousquetaires ? Il est vrai que j’ai vingt-quatre heures de congé.

BAISEMEAUX, reconduisant d’Artagnan.

Laissez sortir M. d’Artagnan, capitaine général des mousquetaires.

UNE AUTRE VOIX, plus éloignée encore.

Ordre du gouverneur...

Pendant ce temps, on introduit Aramis par une porte secrète.

 

 

Scène III

 

BAISEMEAUX, au fond, ARAMIS

 

ARAMIS, à lui-même.

D’Artagnan capitaine général des mousquetaires ! Il est donc entré dans le parti du roi ?... Diable !

BAISEMEAUX.

Les chevaux sont-ils au carrosse ?

LE LAQUAIS.

Oui, monsieur le gouverneur.

BAISEMEAUX, revenant pour prendre son chapeau.

Me voilà !

ARAMIS, assis dans un fauteuil.

Vous sortez, monsieur le gouverneur ?

BAISEMEAUX.

M. d’Herblay !... D’où venez-vous ?

ARAMIS.

Je viens du couloir par lequel j’ai l’habitude d’entrer.

BAISEMEAUX.

Ah ! mon Dieu ! je vais me trouver mal !

ARAMIS.

De peur ? Ma présence vous produit cet effet ?

BAISEMEAUX.

Non, de joie, monsieur.

ARAMIS.

N’est-ce pas aujourd’hui le 31 mai ?

BAISEMEAUX.

Ah ! je ne l’avais pas oublié !

ARAMIS.

Ne m’attendiez-vous pas ?

BAISEMEAUX.

C’est-à-dire que je ne vous attendais plus.

ARAMIS.

Ce n’est que demain, avant midi, que vous deviez votre terme ; il n’y a donc pas de temps perdu.

BAISEMEAUX.

Vous êtes le plus fidèle des gens de parole.

ARAMIS.

Ah çà ! dites-moi, faites-vous vos affaires à la Bastille ?

BAISEMEAUX.

Peuh !

ARAMIS.

Le prisonnier donne-t-il ?

BAISEMEAUX.

Chichement.

ARAMIS.

Diable ! aurions-nous fait une mauvaise spéculation ?

BAISEMEAUX.

M. de Mazarin n’était pas assez rude.

ARAMIS.

Oui, il vous faudrait notre ancien cardinal.

BAISEMEAUX.

Ah ! sous celui-là, tout allait bien : le frère de Son Éminence grise y a fait sa fortune.

ARAMIS.

Les choses reprendront, croyez-moi, mon cher gouverneur ; un jeune roi vaut bien un vieux cardinal. Si la vieillesse a ses haines, ses préventions, ses craintes, la jeunesse a ses défiances, ses colères, ses passions. Avez-vous payé vos trois ans de bénéfices à Louvière et à Tremblay ?

BAISEMEAUX.

Ah ! mon Dieu, oui.

ARAMIS.

De sorte qu’il ne reste plus à leur donner que les cinquante mille livres que je vous apporte ?

BAISEMEAUX.

Oui, plus que cela.

ARAMIS.

Mais pas d’économies ?

BAISEMEAUX.

Ah ! chevalier !

ARAMIS.

Combien avez-vous de prisonniers ?

BAISEMEAUX.

Soixante !

ARAMIS.

Mais c’est un chiffre assez rond, il me semble ?

BAISEMEAUX.

Du temps de l’autre cardinal, il y en a eu jusqu’à deux cents. Autrefois, il y avait des princes du sang, et, pour les princes du sang, par exemple, le gouverneur a cinquante livres par jour.

ARAMIS.

De sorte qu’aujourd’hui, pas de princes du sang ?

BAISEMEAUX.

Non, Dieu merci ! c’est-à-dire malheureusement non !

ARAMIS.

Et, par maréchal de France, combien avait le gouverneur ?

BAISEMEAUX.

Trente-six livres.

ARAMIS.

Et pas plus de maréchaux de France que de princes du sang ?

BAISEMEAUX.

Hélas ! non. Il est vrai que les lieutenants généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que j’en ai deux.

ARAMIS.

Ah ! ah !

BAISEMEAUX.

Il y a, après cela, les conseillers au parlement qui rapportent quinze livres.

ARAMIS.

Et vous en avez ?...

BAISEMEAUX.

Quatre.

ARAMIS.

Je ne savais pas que les conseillers fussent d’un si bon rapport.

BAISEMEAUX.

Oui ; mais, de quinze livres, je tombe à dix...

ARAMIS.

À dix ?

BAISEMEAUX.

Dix pour un juge ordinaire, pour un avocat, pour un ecclésiastique ; j’en ai sept.

ARAMIS.

Bonne affaire !

BAISEMEAUX.

Mauvaise affaire, au contraire !

ARAMIS.

Pourquoi cela ?

BAISEMEAUX.

Parce que... j’ai, malgré moi, des complaisances pour eux, et que je les traite comme des conseillers.

ARAMIS.

Mais, alors, vos prisonniers les plus bas, à combien sont-ils ?

BAISEMEAUX.

À trois livres par jour : les petits bourgeois, les clercs d’huissier, les poètes.

ARAMIS.

Ah ! les prisonniers à trois livres par jour doivent être bien malheureux !

BAISEMEAUX.

Au contraire, ils se croient les rois de la création.

ARAMIS.

Expliquez-moi cela.

BAISEMEAUX.

Vous concevez que je ne puis servir aux lieutenants généraux les restes des maréchaux de France et des princes du sang, puisque je n’en ai pas.

ARAMIS.

Logique !

BAISEMEAUX.

Tandis que je sers aux prisonniers à trois livres le reste des prisonniers à vingt-quatre livres, à quinze et à dix ; de sorte qu’ils mordent dans des plats qu’ils n’avaient jamais vus qu’en songe. Ah ! ceux-là me bénissent, ceux-là regrettent la prison lorsqu’ils la quittent. Croiriez-vous une chose ?

ARAMIS.

Laquelle ?

BAISEMEAUX.

Certains prisonniers, à peine sortis, se font réincarcérer pour retrouver la cuisine de la Bastille... Vous doutez ?

ARAMIS.

Je l’avoue.

BAISEMEAUX.

Nous avons des noms portés jusqu’à trois fois dans l’espace de deux ans.

ARAMIS.

Il faudrait que je le visse pour le croire.

BAISEMEAUX.

On peut vous le faire voir.

ARAMIS.

Où cela ?

BAISEMEAUX.

Sur les registres.

ARAMIS.

Je croyais qu’il vous était défendu de communiquer les registres aux étrangers.

BAISEMEAUX.

C’est vrai ; mais vous n’êtes pas un étranger, vous.

ARAMIS.

C’est juste ; montrez-moi cela, mon cher monsieur de Montlezun.

BAISEMEAUX.

Choisissez une lettre au hasard.

ARAMIS.

Celle que vous voudrez ! la lettre M, par exemple.

BAISEMEAUX.

La lettre M, soit... Tenez, j’ouvre... M... « Martinier, janvier 1659 ; Martinier, juin 1660 ; Martinier, mars 1661 ; pamphlets, mazarinades, etc., etc. » Vous comprenez que ce n’est qu’un prétexte ; on n’était pas embastillé pour des mazarinades ; le drôle allait se dénoncer lui-même pour qu’on le renvoyât manger de ma cuisine.

ARAMIS.

Et son voisin ? Tenez, le nom que je vois là : Marchiali !

BAISEMEAUX.

Chut !

ARAMIS.

Est-ce aussi un poète ?

BAISEMEAUX.

Chut !

ARAMIS.

Pourquoi, chut ?

BAISEMEAUX.

Je croyais vous avoir déjà parlé de ce Marchiali ?

ARAMIS.

Non : c’est la première fois que j’entends prononcer son nom.

BAISEMEAUX.

C’est possible ; je vous en aurai parlé sans le nommer.

ARAMIS.

Et son crime est grand ?

BAISEMEAUX.

Impardonnable !

ARAMIS.

Il a assassiné ?

BAISEMEAUX.

Bah !

ARAMIS.

Incendié ?

BAISEMEAUX.

Ce ne serait rien.

ARAMIS.

Calomnié ?

BAISEMEAUX.

Non, c’est lui qui...

ARAMIS.

Qui ?

BAISEMEAUX.

Qui se permet de ressembler au roi.

ARAMIS, à lui-même.

J’y suis donc enfin !...

Haut.

En effet, cher monsieur Baisemeaux, vous pouvez m’en avoir dit quelques mots l’an dernier ; mais le crime m’avait paru si léger...

BAISEMEAUX.

Léger ?

ARAMIS.

Ou plutôt, si involontaire ! Enfin, j’avais oublié ; d’abord, parce que je me suis dit que cette ressemblance était probablement imaginaire.

BAISEMEAUX.

Ah !... imaginaire !... Qui voit le prisonnier...

ARAMIS.

Qui voit le prisonnier ?

BAISEMEAUX, baissant la voix.

Voit le roi !

ARAMIS, secouant la tête.

Je crois que c’est tout simplement un jeu de votre esprit, mon cher gouverneur.

BAISEMEAUX.

Non, sur ma parole !... Je sais bien qu’il y a ressemblance et ressemblance, mais celle-là est frappante, et si vous le voyiez...

ARAMIS.

Eh bien ?

BAISEMEAUX.

Vous en conviendriez vous-même. Par malheur, il est défendu d’introduire des étrangers dans la chambre des prisonniers.

ARAMIS.

Vous avez dit tout à l’heure que je n’étais pas un étranger.

BAISEMEAUX.

Pour moi, oui ; mais non pour les guichetiers, qui vous verraient entrer dans la chambre.

ARAMIS.

En effet, voilà un malheur, comme vous disiez. J’avoue que je ne suis pas curieux, mais j’eusse donné bien des choses pour voir ce... Comment l’appelez-vous ?

BAISEMEAUX.

Marchiali.

ARAMIS.

Marchiali.

BAISEMEAUX.

Attendez !...

ARAMIS.

Quoi ?

BAISEMEAUX.

Une idée !

ARAMIS.

Vous êtes l’invention en personne.

BAISEMEAUX.

Le fait est que, pour vous être agréable, je me jetterais au feu.

ARAMIS.

Je n’exigerai jamais cela de vous, soyez tranquille... Vous disiez ?...

BAISEMEAUX.

Je disais que si vous ne pouvez pas entrer dans la chambre des prisonniers, aucun règlement ne défend que je fasse venir un prisonnier dans ma chambre.

ARAMIS.

Sans doute, vous pouvez faire venir ici...

BAISEMEAUX.

Marchiali.

Sonnant.

Dites au chef des geôliers de me faire venir le deuxième Berthaudière.

ARAMIS.

Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais vous parlez une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage.

BAISEMEAUX.

C’est vrai, pardon : deuxième Berthaudière, voyez-vous, veut dire celui qui occupe le deuxième étage de la tour de la Berthaudière. Une fois à la Bastille, on n’a plus de nom ; on cesse d’être un homme, on devient un numéro.

ARAMIS.

Je vais voir quelque malheureux... mourant, quelque ombre, quelque spectre ?...

BAISEMEAUX.

Non pas, un jeune homme, un gaillard se portant comme le pont Neuf !

ARAMIS.

Et à combien est-il, celui-là.

BAISEMEAUX.

C’est un quinze livres.

ARAMIS.

Ah ! ah ! un quinze livres ! Et pourquoi cette magnificence ?

BAISEMEAUX.

Voilà où l’on voit éclater la bonté du roi.

ARAMIS.

Du roi ?

BAISEMEAUX.

Je veux dire de M. le cardinal. « Ce malheureux, s’est dit M. de Mazarin, est destiné à rester toujours en prison... »

ARAMIS.

Pourquoi, toujours ?

BAISEMEAUX.

Il me semble que, le crime étant éternel, le châtiment doit être...

ARAMIS.

Éternel ?

BAISEMEAUX.

Sans doute ; car, à moins d’avoir le bonheur d’attraper la petite vérole, ce qui n’est pas probable, à la Bastille, attendu que l’air y est excellent...

ARAMIS.

Ainsi, ce malheureux doit souffrir sans trêve, sans fin ?...

BAISEMEAUX.

Souffrir ! Un quinze livres ne souffre pas !

ARAMIS.

Chut ! J’entends des pas.

BAISEMEAUX.

C’est lui qu’on amène.

Aramis se lève et se découvre.

Eh bien, que faites-vous ?

ARAMIS.

C’est juste.

À lui-même.

Je me trahis !...

 

 

Scène IV

 

BAISEMEAUX, ARAMIS, MARCHIALI

 

ARAMIS, regardant attentivement Marchiali.

Mon Dieu, mon Dieu !

BAISEMEAUX, aux geôliers.

Laissez-moi seul avec le prisonnier, j’ai quelques questions à lui faire.

À Marchiali.

Il y a longtemps que je ne vous avais vu, monsieur.

MARCHIALI.

C’est vrai.

BAISEMEAUX.

Vous avez bonne mine, et il me semble que cela va bien ?

MARCHIALI.

Très bien, monsieur.

BAISEMEAUX, à Aramis.

Qu’en dites-vous ?

ARAMIS.

Incroyable !... Puis-je lui parler, lui adresser des questions ?

BAISEMEAUX.

Sans doute.

ARAMIS.

Vous ne vous ennuyez donc pas, mon... monsieur ?

MARCHIALI.

Jamais.

ARAMIS, à Baisemeaux.

Puis-je lui demander s’il sait pourquoi il est ici ?

BAISEMEAUX.

Vous avez entendu, Marchiali : monsieur me charge de vous demander si vous connaissez la cause de votre détention ?

MARCHIALI.

Non, monsieur, je ne la connais pas.

ARAMIS.

Impossible ! Si vous ne connaissiez pas la cause de votre détention, vous seriez furieux.

MARCHIALI.

Je l’ai été pendant les premiers jours.

ARAMIS.

Pourquoi ne l’êtes-vous plus ?

MARCHIALI.

Parce que j’ai réfléchi.

ARAMIS.

À quoi ?

MARCHIALI.

J’ai réfléchi que, n’ayant commis aucun crime, Dieu ne pouvait me châtier.

ARAMIS.

À vous entendre, monsieur, à voir votre résignation, on serait tenté de croire que vous aimez la prison.

MARCHIALI.

Je la supporte.

ARAMIS.

Dans la certitude d’être libre un jour ?

MARCHIALI.

Je n’en ai pas la certitude, j’en ai l’espoir, voilà tout ; seulement, chaque jour, cet espoir se perd.

ARAMIS.

Mais enfin, pourquoi ne redeviendriez-vous pas libre, puisque vous l’avez été déjà, autrefois ?

MARCHIALI.

C’est justement parce que j’ai été libre autrefois que je désespère de le redevenir. Pourquoi m’eût-on emprisonné si l’on avait eu l’intention de me faire libre plus tard ?

BAISEMEAUX, qui écoute tout en écrivant.

Vous voyez, cela raisonne.

ARAMIS.

Quel âge avez-vous ?

MARCHIALI.

Je n’en sais rien.

ARAMIS.

Quel nom portiez-vous autrefois ?

MARCHIALI.

Je l’ai oublié.

ARAMIS.

Vous souvenez-vous de vos parents ?

MARCHIALI.

Je ne les ai jamais connus.

ARAMIS.

Mais ceux qui vous ont élevé ?

MARCHIALI.

Ne m’appelaient pas leur fils.

ARAMIS.

Aimiez-vous quelqu’un avant de venir ici ?

MARCHIALI.

J’aimais ma nourrice, mes fleurs, mes oiseaux.

ARAMIS.

Est-ce tout ?

MARCHIALI.

J’aimais aussi mon valet.

ARAMIS.

Vous regrettez cette nourrice et ce valet ?

MARCHIALI.

J’ai beaucoup pleuré quand ils sont morts.

ARAMIS.

Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ?

MARCHIALI.

Ils sont morts la veille du jour où l’on m’a enlevé.

ARAMIS.

Tous deux, le même jour ?

MARCHIALI.

Tous deux, le même jour.

ARAMIS.

Et comment vous enleva-t-on ?

MARCHIALI.

Un homme vint me chercher, me fit monter dans un carrosse fermé, et m’amena ici.

ARAMIS.

Cet homme, le reconnaîtriez-vous ?

MARCHIALI.

Il avait un masque.

BAISEMEAUX, à Aramis.

N’est-ce pas que l’histoire est extraordinaire ?

ARAMIS.

On ne peut davantage !

BAISEMEAUX.

Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est qu’il ne m’en a jamais dit autant qu’à vous.

ARAMIS.

Peut-être cela tient-il à ce que vous ne l’avez jamais questionné.

BAISEMEAUX.

C’est possible ; je ne suis pas curieux.

ARAMIS, à Marchiali.

 Ne vous rappelez-vous pas avoir été visité par quelque étranger ou quelque étrangère ?

MARCHIALI.

Trois fois par une dame qui s’arrêta en carrosse à la porte et entra couverte d’un voile qu’elle ne leva que lorsque nous fûmes enfermés et seuls.

ARAMIS.

Vous vous rappelez cette dame ?

MARCHIALI.

Oui.

ARAMIS.

Que vous disait-elle ?

MARCHIALI.

Elle me demandait ce que vous me demandez : si j’étais heureux et si je m’ennuyais.

ARAMIS.

Et lorsqu’elle arrivait ou partait ?

MARCHIALI.

Elle m’embrassait, elle me pressait contre son cœur, me serrait entre ses bras...

ARAMIS.

Vous vous rappelez les traits de son visage ?

MARCHIALI.

Oui.

ARAMIS.

Et vous la reconnaîtriez si le hasard l’amenait devant vous ou vous conduisait à elle ?

MARCHIALI.

Je la reconnaîtrais.

BAISEMEAUX, à Aramis.

Eh bien, avez-vous vu tout ce que vous vouliez voir ?

ARAMIS.

Tout.

BAISEMEAUX.

Avais-je exagéré la ressemblance ?

ARAMIS.

Vous étiez resté au-dessous de la réalité.

BAISEMEAUX.

Me croirez-vous, une autre fois ?

ARAMIS.

Sur parole.

À Marchiali.

Maintenant, monsieur, il reste à M. le gouverneur et à moi le regret de vous avoir dérangé.

BAISEMEAUX.

Allons donc !

MARCHIALI.

Vous ne m’avez pas dérangé, monsieur, et cela m’a fait grand plaisir de traverser la cour : c’est si bon, l’air !

Il soupire.

BAISEMEAUX, allant ouvrir la porte.

Reconduisez le prisonnier.

Les geôliers rentrent et emmènent Marchiali, qui salue ; Baisemeaux lui rend légèrement son salut ; Aramis, au contraire, le salue très bas.

 

 

Scène IV

 

BAISEMEAUX, ARAMIS

 

BAISEMEAUX.

Eh bien, que dites-vous de tout cela ?

ARAMIS.

Je dis que c’est extraordinaire et incompréhensible !... Maintenant, mon cher gouverneur, revenons à nos petits arrangements. Voici vos dernières cinquante mille livres.

BAISEMEAUX.

Cent fois merci, monsieur d’Herblay ! Quel terme m’accordez-vous pour le remboursement ? Fixez vous-même.

ARAMIS.

Eh ! mon Dieu, ne prenez pas de temps ; faites-moi une reconnaissance pure et simple de cent cinquante mille livres.

BAISEMEAUX.

Exigibles ?

ARAMIS.

À ma volonté ; mais, vous comprenez, je ne voudrai que quand vous voudrez vous-même.

BAISEMEAUX, écrivant.

Je vous avais donné deux reçus.

ARAMIS.

Les voici : je les déchire...

Il lit par-dessus l’épaule du gouverneur.

BAISEMEAUX.

Est-ce cela ?... Lisez !

ARAMIS.

Allons donc : lire après vous !

Il met l’obligation dans sa poche. À part.

Il était indispensable d’avoir pour débiteur et pour obligé le gouverneur de la Bastille.

Haut.

À propos, vous devez avoir ici un jeune prisonnier... j’oubliais ce pauvre diable.

BAISEMEAUX.

Un jeune prisonnier !

ARAMIS.

Oui, à peu près de l’âge de Marchiali.

BAISEMEAUX.

Vous l’appelez ?

ARAMIS.

Seldon.

BAISEMEAUX.

Ah ! oui, un poète ! Il est ici pour avoir fait deux vers contre je ne sais qui.

ARAMIS.

On me l’a recommandé ; vous ne m’en voudrez pas si, un jour, j’obtiens sa grâce et vous l’enlève ?

BAISEMEAUX.

Un trois livres ? Ah ! pardieu ! vous êtes bien le maître. Ceux-là, je vous l’ai dit, me coûtent plus qu’ils ne me rapportent.

ARAMIS.

Au reste, je ne sais pas si je réussirai.

BAISEMEAUX.

Oh ! vous avez le bras long et la main large... Au revoir !

ARAMIS.

Adieu, mon cher gouverneur !

À part.

Madame de Chevreuse m’avait dit la vérité ; cela ne lui arrivait pas souvent ! Marchiali est le frère du roi !

 

 

Quatrième Tableau

 

À Fontainebleau : une salle du palais.

 

 

Scène première

 

ARAMIS, FOUQUET

 

ARAMIS.

Ainsi, mon cher surintendant, vous allez me présenter au roi ?

FOUQUET.

L’audience que j’ai demandée à Sa Majesté ce matin n’a pas d’autre but... Mais où est Porthos ? car je veux aussi le présenter au roi... C’était, je crois, son rêve d’être présenté, et puisqu’il est des nôtres... Mais je ne le vois pas...

ARAMIS.

Il achève sa toilette !... La toilette de Porthos, c’est toute une affaire !

FOUQUET.

Aramis ! Porthos !... avec de tels amis, que ne pourrait-on entreprendre ?... Ah ! si nous avions avec nous d’Artagnan et Athos !...

ARAMIS.

Oui, nous recommencerions les belles luttes d’autrefois, n’est- ce pas ?... Mais il nous manque d’Artagnan, il est au roi... Quant à Athos, une circonstance particulière nous donnera peut-être son fils.

FOUQUET.

Que voulez-vous dire ?

ARAMIS.

Voici : Athos avait, comme vous le savez, demandé au roi, pour le vicomte de Bragelonne, la main de mademoiselle de la Vallière. Le roi a refusé son consentement à ce mariage, ou plutôt l’a ajourné. Ce n’est pas tout : il y a quelque temps, le roi a donné à M. de Bragelonne un message pour Sa Majesté Charles II. M. de Bragelonne est parti pour l’Angleterre : ce voyage, rapproché de certaines attentions que le roi semble avoir pour la Vallière, est significatif. Or, si Athos et son fils viennent à soupçonner quelque chose, qui sait ce qui adviendra de leurs sentiments de fidélité et de dévouement au roi ?... À ce propos, avez-vous envoyé à mademoiselle de la Vallière le billet que je vous avais conseillé de lui écrire ?...

FOUQUET.

À mademoiselle de la Vallière ?

ARAMIS.

Oui, vous êtes-vous déclaré son serviteur zélé... que dis-je ! son adorateur ?

FOUQUET.

Bon ! je me rappelle maintenant ce que vous m’avez conseillé à ce sujet ; mais, en vérité, est-ce sérieux ?

ARAMIS.

Très sérieux.

FOUQUET.

Quelle utilité trouvez-vous à ce que je m’occupe de mademoiselle de la Vallière ?

ARAMIS.

Quelle utilité ?... Une très grande !... Croyez-moi, faites-vous une amie de mademoiselle de la Vallière ; pour vous, c’est chose facile !... votre signature au bas d’un tendre billet vaut un million.

FOUQUET.

De l’argent... encore !...

ARAMIS.

N’allez-vous pas vous mettre martel en tête pour un million de plus ou de moins ?

FOUQUET.

Mais songez donc qu’on m’épuise ici !... J’étais puissant par l’argent, c’est par l’argent que l’on cherche à m’abattre ! Si vous saviez à quel prix je me suis procuré les dernières sommes que j’ai versées à la caisse du roi !

ARAMIS.

Il faut cependant que vous résistiez jusqu’au bout... Encore quelques sacrifices, et vous serez récompensé au delà de tout ce que vous pouvez rêver de plus exagéré et de plus fou.

FOUQUET.

En vérité, mon cher d’Herblay, votre confiance m’épouvante encore plus que la haine de mes ennemis.

ARAMIS.

Bah !

FOUQUET.

Ah çà ! qui êtes-vous ?

ARAMIS.

Vous me connaissez, ce me semble.

FOUQUET.

Je me trompe : alors, que voulez-vous ?

ARAMIS.

Ce que je veux ? Je veux, sur le trône de France, un roi qui soit dévoué à M. Fouquet... et je veux que M. Fouquet me soit dévoué.

FOUQUET.

Oh ! quant à vous appartenir, je vous appartiens bien ; mais, croyez-le, mon cher d’Herblay, vous vous faites illusion.

ARAMIS.

En quoi ?

FOUQUET.

Jamais le roi ne me sera dévoué.

ARAMIS.

Je ne vous ai pas dit que le roi vous serait dévoué.

FOUQUET.

Mais si, au contraire, vous venez de le dire.

ARAMIS.

Je n’ai pas dit le roi. J’ai dit un roi.

FOUQUET.

N’est-ce pas la même chose ?

ARAMIS.

C’est fort différent !

FOUQUET.

Je ne comprends pas.

ARAMIS.

Supposez que ce roi soit un autre homme que Louis XIV.

FOUQUET.

Un autre homme ?

ARAMIS.

Oui, qui tienne tout de vous.

FOUQUET.

Impossible.

ARAMIS.

Même son trône.

FOUQUET.

Oh ! vous êtes fou ! Il n’y a pas d’autre homme que le roi Louis XIV qui puisse s’asseoir sur le trône de France. Je n’en vois pas un seul.

ARAMIS.

J’en vois un, moi !

FOUQUET.

À moins que ce ne soit Monsieur ; mais Monsieur...

ARAMIS.

Oh ! ce n’est pas Monsieur !

FOUQUET.

Alors, comment voulez-vous qu’un prince qui ne serait pas de la race ; comment voulez-vous qu’un prince qui n’aurait aucun droit... ?

ARAMIS, l’interrompant.

Soyez tranquille ! mon roi, à moi, ou plutôt votre roi, à vous, sera tout ce qu’il faut qu’il soit...

FOUQUET.

Prenez garde, prenez garde, Aramis ! vous me donnez le frisson, vous me donnez le vertige.

ARAMIS.

Vous avez le frisson et le vertige à peu de frais.

FOUQUET.

Encore une fois, vous m’épouvantez !... Vous riez ?

ARAMIS.

Le jour venu, vous rirez comme moi ; je dois maintenant être seul à rire.

FOUQUET.

Mais expliquez-vous !

ARAMIS.

Plus tard... En attendant, ne craignez rien... Écrivez votre billet, et faites-le parvenir bien vite à la Vallière ; avez-vous pour cela quelqu’un de sûr ?

FOUQUET.

J’ai Toby, mon valet de confiance.

Entrent quelques seigneurs.

ARAMIS.

Bien !

L’HUISSIER.

Le roi !

FOUQUET.

Le roi !... Et Porthos... Porthos, où est-il ?

D’ARTAGNAN, entrant.

Le voici, je vous l’amène.

ARAMIS, lui serrant la main.

D’Artagnan !...

PORTHOS, essoufflé.

Excusez-moi !... il paraît que je suis en retard... mais vous comprenez... ma toilette !

ARAMIS.

Vous êtes beau comme un soleil !

 

 

Scène II

 

ARAMIS, FOUQUET, LE ROI

 

LE ROI, à Fouquet.

Ah ! c’est vous, monsieur Fouquet, soyez le bienvenu !...

FOUQUET.

Votre Majesté me comble, et, puisqu’elle est si bonne pour moi, me permet-elle de lui rappeler une promesse d’audience qu’elle m’avait faite ?

LE ROI.

Oui, pour deux de vos amis ; je m’en souviens.

FOUQUET.

L’heure est peut-être mal choisie, sire ; mais...

LE ROI.

Du tout... du tout. Où sont vos amis ?

FOUQUET.

Là, sire !

LE ROI.

Qu’ils s’approchent.

Aramis s’approche, salue et attend. Porthos vient derrière lui.

FOUQUET, présentant Aramis.

M. d’Herblay, sire !

LE ROI.

Vous avez désiré m’être présenté, monsieur ?

ARAMIS.

Je n’eusse jamais ambitionné un pareil honneur si je n’y eusse été encouragé par mon protecteur M. Fouquet.

À part, regardant le roi, tandis que celui-ci va à Porthos.

C’est cela... il est impossible de douter.

FOUQUET, présentant Porthos.

M. le baron du Vallon...

PORTHOS, bas, à Fouquet.

De Bracieux de Pierrefonds !

FOUQUET.

Il y a longtemps que j’eusse demandé pour lui l’honneur d’être présenté ; mais certains hommes ressemblent aux étoiles ; ils ne vont pas sans le cortège de leurs amis ; la pléiade ne se désunit pas. Voilà pourquoi je suis heureux de trouver justement, pour vous présenter M. du Vallon et M. d’Herblay, le moment où M. d’Artagnan est près de Votre Majesté.

LE ROI, regardant d’Artagnan.

Ces messieurs sont vos amis ?

D’ARTAGNAN.

Oui, sire !

Leur prenant la main.

Mes compagnons aux mousquetaires... M. d’Herblay et M. du Vallon, qui, avec M. de la Fère et moi, ont, pendant vingt ans, formé ce quadrille dont beaucoup ont parlé sous le feu roi et sous la régence.

LE ROI.

Eh bien, messieurs, que puis-je faire pour vous ? J’aime à récompenser les serviteurs du roi mon père.

PORTHOS.

Sire... sire... sire...

LE ROI, à Aramis.

Voyons, monsieur d’Herblay.

ARAMIS.

Sire, il ne me reste rien à désirer, rien à demander, maintenant que j’ai eu l’honneur d’être présenté à Votre Majesté...

À part.

et de constater cette parfaite ressemblance avec Marchiali.

LE ROI, à Porthos.

Et vous, monsieur du Vallon ?

D’ARTAGNAN.

Sire, ce brave gentilhomme est interdit par la dignité de votre personne ; lui qui a soutenu le feu de mille ennemis ne peut soutenir celui de votre regard ; mais je sais ce qu’il pense, et moi, plus habitué que lui à regarder le soleil, je vais vous dire sa pensée, sire. À son tour, il ne désire rien, ne veut rien, que contempler Votre Majesté pendant cette soirée.

LE ROI.

Vous soupez avec moi, messieurs. Monsieur Fouquet, vous en êtes.

TOUS.

Sire...

PORTHOS, à d’Artagnan.

Vous vous mettrez près de moi à table, d’Artagnan ?

D’ARTAGNAN.

Oui, mon ami.

PORTHOS.

À propos, le roi aime-t-il que l’on mange beaucoup ?

D’ARTAGNAN.

C’est le flatter, cher Porthos, car il possède un royal appétit.

PORTHOS.

Vous m’enchantez, j’ai très faim ce soir.

Le roi, accompagné de Fouquet, passe devant les groupes de gentilshommes qui sont entrés avant lui ou à sa suite.

ARAMIS, à d’Artagnan.

Ce cher d’Artagnan ! Savez-vous que vous êtes un homme unique pour faire l’éloge de vos amis ?

D’ARTAGNAN.

De mes amis ! Vous appuyez sur le mot d’une singulière façon.

ARAMIS.

Vous m’aimez toujours, mon cher d’Artagnan ?

D’ARTAGNAN.

Certes...

ARAMIS.

Eh bien, alors, causons comme au bon temps.

D’ARTAGNAN.

J’écoute.

ARAMIS.

Voulez-vous devenir maréchal de France, duc, pair, avoir un million ?

D’ARTAGNAN.

Pour obtenir tout cela, que faut-il faire ? Voyons !

ARAMIS.

Être l’homme de M. Fouquet, mon ami.

D’ARTAGNAN.

Impossible, je suis l’homme du roi.

ARAMIS.

Pas exclusivement ?

D’ARTAGNAN.

D’Artagnan n’est qu’un...

ARAMIS.

Mais vous avez de l’ambition comme un grand cœur que vous êtes ?

D’ARTAGNAN.

Oui.

ARAMIS.

Eh bien ?

D’ARTAGNAN.

Je désire être maréchal : le roi me nommera maréchal. Je désire être duc et pair : le roi me fera tout cela. Est-ce que le roi n’est pas le maître ?

ARAMIS.

Personne ne le conteste. Mais Louis XIII aussi était le maître sous Richelieu.

D’ARTAGNAN.

Oui, mais Louis XIII n’avait pas pour capitaine général de ses mousquetaires M. d’Artagnan.

ARAMIS.

Autour du roi, il y a bien des pierres d’achoppement.

D’ARTAGNAN.

Tenez, Aramis, je vois que tout le monde ici pense à soi, et personne à ce jeune prince ; je me soutiendrai en le soutenant.

ARAMIS.

Bon ! et l’ingratitude ?

D’ARTAGNAN.

Les faibles seuls en ont peur.

ARAMIS.

Mais si le roi n’a plus besoin de vous ?

D’ARTAGNAN.

Au contraire, mon ami ; d’ici à peu de temps, il en aura plus besoin que jamais. S’il fallait arrêter un autre Vendôme, un nouveau Condé, qui l’arrêterait ?

Il frappe sur son épée.

Ceci !

ARAMIS.

Vous avez raison. Votre main, d’Artagnan !

D’ARTAGNAN.

La voilà.

ARAMIS.

Je la serre de tout mon cœur, car c’est une main inflexible, mais loyale à ses amis et à ses ennemis.

L’HUISSIER.

La table du roi !

ARAMIS.

Dieu vous garde, monsieur le capitaine général des mousquetaires !

D’ARTAGNAN.

Dieu vous garde, monsieur le chevalier d’Herblay !

ARAMIS, à part.

Allons, d’Artagnan n’est pas pour nous... mais, heureusement, il nous reste Athos... et Marchiali !

D’ARTAGNAN.

Voilà les situations nettement dessinées.

LE ROI.

Messieurs, prenez place !... Le chapeau, messieurs !

Tout le monde se couvre ; le roi reste seul découvert.

PORTHOS.

Comment, le chapeau ?

D’ARTAGNAN.

C’est la règle : à table, le roi seul reste découvert.

Le roi commence à manger.

PORTHOS, à d’Artagnan.

Il me semble que l’on peut aller, et que Sa Majesté encourage ?...

D’ARTAGNAN.

Parbleu ! Seulement, arrangez-vous de façon à ce que, si par hasard le roi vous adressait la parole, il ne vous prenne pas la bouche pleine.

PORTHOS.

Pourquoi ?

D’ARTAGNAN.

Parce que ce serait disgracieux.

PORTHOS.

Le bon moyen alors, c’est de ne pas souper du tout ; cependant j’ai faim, et tout cela a des odeurs réjouissantes, qui sollicitent à la fois mon odorat et mon appétit.

D’ARTAGNAN.

N’allez pas vous aviser de ne pas manger, vous fâcheriez le roi. Le roi n’aime pas que l’on fasse petite bouche à sa table.

PORTHOS.

Mais comment éviter d’avoir la bouche pleine quand on mange ?

D’ARTAGNAN.

Il s’agit simplement d’avaler quand le roi vous adresse la parole.

PORTHOS.

Oh ! s’il ne s’agit que d’avaler...

LE ROI.

Monsieur du Vallon ?

PORTHOS, avalant.

Sire...

LE ROI.

Que l’on passe à M. du Vallon ces filets d’agneau. Aimez-vous les viandes jaunes, monsieur du Vallon ?

PORTHOS.

Sire, j’aime tout.

D’ARTAGNAN, lui soufflant.

Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

PORTHOS, répétant.

Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

Il fait glisser un quartier d’agneau sur son assiette.

LE ROI.

Eh bien ?

PORTHOS.

Exquis, sire !

LE ROI.

A-t-on d’aussi fins moutons dans votre province, monsieur du Vallon ?

PORTHOS.

Sire, je crois que, dans ma province comme partout, ce qu’il y a de meilleur est d’abord au roi ; mais ensuite, je ne mange pas le mouton de la même façon que Votre Majesté.

LE ROI.

Et comment le mangez-vous ?

PORTHOS.

D’ordinaire, sire, je fais accommoder un agneau tout entier.

LE ROI.

Ah ! ah ! tout entier ?

PORTHOS.

Oui, sire.

LE ROI.

Et de quelle façon ?

PORTHOS.

Voici... Mon cuisinier... le drôle est Allemand, sire ; mon cuisinier bourre l’agneau en question de petites saucisses qu’il fait venir d’une ville d’Alsace nommée Strasbourg, d’andouillettes qu’il fait venir de Troyes, de truffes qu’il fait venir du Périgord, et de mauviettes qu’il fait venir de Pithiviers ; puis il désosse l’agneau comme il ferait d’une volaille, en lui laissant la peau dont il a eu le soin d’extraire la laine, et qui lui fait autour du corps une croûte rissolée... Il en résulte que, quand on le coupe par belles tranches, comme on ferait d’un énorme saucisson, il en sort un jus tout rose qui est à la fois agréable à l’œil et exquis au palais.

LE ROI.

Et vous le mangez ?...

PORTHOS.

Entier ; oui, sire.

LE ROI.

Passez ces perdreaux à M. du Vallon, c’est un amateur. Monsieur du Vallon, je n’oublierai pas votre agneau ! Et cela n’est pas trop gras ?

PORTHOS.

Non, sire ; les graisses tombent en même temps que le jus... c’est vrai ; mais elles surnagent ; alors mon écuyer tranchant les enlève avec une cuiller d’argent que j’ai fait faire exprès.

LE ROI.

Vous avez un bel appétit, et vous faites un bon convive, monsieur du Vallon.

PORTHOS.

Ah ! par ma foi, sire, si Votre Majesté venait jamais à Pierrefonds, nous mangerions bien chacun notre agneau, car vous me faites l’effet d’avoir, de votre côté, un joli appétit.

D’ARTAGNAN, à demi-voix.

Porthos ! Porthos !

PORTHOS.

Eh bien, quoi ?

D’ARTAGNAN.

Rien, mon ami.

LE ROI.

Tâtez-vous de ces crèmes, monsieur du Vallon ?

PORTHOS.

Sire, Votre Majesté me traite trop bien pour que je ne lui dise pas la vérité tout entière.

LE ROI.

Dites, monsieur du Vallon, dites !

PORTHOS.

Eh bien, sire, en fait de sucreries, je ne connais que les pâtes, et encore faut-il qu’elles soient bien compactes. Toutes ces mousses m’enflent l’estomac et tiennent une place qui m’est trop précieuse pour la si mal occuper.

LE ROI, soupirant et montrant Porthos.

Ah ! messieurs, regardez et admirez ! Voilà un vrai modèle de gastronomie. Ainsi mangeaient nos pères, qui savaient si bien manger. Nous ne mangeons plus, nous picorons ! Donnez de mon vin à M. du Vallon.

D’ARTAGNAN.

Mon ami, le roi vous fait la plus grande grâce qu’il puisse vous faire : il vous envoie de son vin.

PORTHOS.

Et moi, je ne le reçois que pour boire à la santé du roi...

Il se lève.

LE ROI, aux convives qui attendent.

Allons, messieurs, j’accepte le toast.

PORTHOS, D’ARTAGNAN, ARAMIS, FOUQUET, levant leurs verres.

Au roi !

D’ARTAGNAN.

Porthos, si vous pouvez seulement avaler la moitié de cette hure de sanglier, je vous vois duc et pair avant un an.

PORTHOS.

Tout à l’heure, je m’y mettrai.

LE ROI, à demi-voix.

Messieurs, il est impossible qu’un gentilhomme qui soupe si bien, et avec de si belles dents, ne soit pas le plus honnête homme de mon royaume.

D’ARTAGNAN.

Vous entendez, Porthos ?

PORTHOS.

Oui, je crois que j’ai un peu de faveur.

D’ARTAGNAN.

Un peu de faveur !... Vous avez le vent en poupe, mon ami.

LE ROI.

Monsieur Fouquet !

FOUQUET.

Sire !...

LE ROI.

Monsieur du Vallon, en m’invitant tout à l’heure si gracieusement à venir manger un agneau avec lui à Pierrefonds, a éveillé en moi un désir que j’ai toujours eu.

FOUQUET.

Lequel, sire ?

LE ROI.

Celui de recevoir une invitation pour votre prochaine fête de Vaux.

FOUQUET.

Pour ma prochaine fête ?

LE ROI.

On dit que vous donnez tous les mois des fêtes magnifiques. Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ?

FOUQUET.

Sire, comment espérer que Votre Majesté descendrait des hautes régions où elle vit jusqu’à ce point d’honorer ma demeure de sa présence royale ?

PORTHOS, à d’Artagnan.

J’en suis à la hure.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, attaquez !

LE ROI.

Excuse, monsieur Fouquet, excuse !

FOUQUET.

Je n’ai pas parlé à Sa Majesté de mes fêtes parce que je craignais un refus.

LE ROI.

Et qui vous faisait craindre ce refus ?

FOUQUET.

L’immense désir que j’avais de voir le roi accepter.

LE ROI.

Eh bien, monsieur Fouquet, je veux vous donner un témoignage public de ma bienveillance. Je fais plus que d’accepter une invitation chez vous : je m’invite.

FOUQUET.

Merci, mon roi.

LE ROI.

On dit des merveilles de votre château de Vaux... Cela vous rendra-t-il fier, monsieur Fouquet, que je roi soit jaloux de vous ?

FOUQUET.

Fier et heureux, sire, puisque, le jour où le roi sera jaloux de mon château, j’aurai à offrir à mon roi quelque chose digne de lui.

LE ROI.

Eh bien, monsieur Fouquet, préparez votre fête, et ouvrez toutes les portes de votre château.

On serre la main à Fouquet.

PORTHOS.

Dites donc, d’Artagnan ?

D’ARTAGNAN.

Quoi ?

PORTHOS.

Il me semble que Sa Majesté ne fait plus attention à moi ?

D’ARTAGNAN.

Que voulez-vous, mon ami ! Sic transit gloria mundi !

PORTHOS.

Alors, je vais continuer pour moi seul.

FOUQUET, à Aramis.

Mon cher d’Herblay, cette fête, c’est ma ruine.

ARAMIS.

Non, puisque je suis là... Et n’ai-je pas derrière moi un parti riche et puissant qui a intérêt à vous soutenir où vous êtes ? Ne craignez rien, et n’oubliez pas votre lettre à la Vallière...

FOUQUET, appelant.

Toby !

TOBY, paraissant.

Monsieur le surintendant...

FOUQUET.

Venez... j’ai à vous confier un message d’importance.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MADAME HENRIETTE, DE VARDES, LOUISE DE LA VALLIÈRE, AURE DE MONTALAIS, ATHÉNAÏS DE TONNAY-CHARENTE, DAMES

 

L’HUISSIER, annonçant.

Son Altesse royale Madame !

Entrée de Madame, accompagnée de de Vardes.

DE VARDES, bas, à Madame.

Madame, suivant vos instructions, M. le comte de la Fère attend le moment de se présenter devant Sa Majesté.

MADAME.

Vous irez chercher M. de la Fère dès que mon projet aura réussi.

LE ROI, bas, à Saint-Aignan.

Oh ! Saint-Aignan, vois donc comme mademoiselle de la Vallière est charmante.

SAINT-AIGNAN.

Sire, faites attention à Madame.

LE ROI.

Eh ! que m’importe Madame !

MADAME, à ses demoiselles d’honneur.

Mesdemoiselles, veuillez ne point oublier ce dont nous sommes convenues au sujet de l’incident du chêne royal... Sa Majesté est persuadée qu’on ignorait sa présence.

LOUISE.

Ah ! madame, je vous jure que c’est la vérité !...

MADAME.

Soit !... mais je prétends, je prétends, entendez-vous bien ? que Sa Majesté revienne sur cette pensée... et, pour cela, il faut faire ce que j’exige, il faut soutenir hardiment que vous saviez parfaitement, toutes les trois, la présence du roi et celle de M. de Saint-Aignan derrière le chêne.

LOUISE.

Mais, madame, c’est se jouer du roi... c’est mentir !...

MADAME.

Si mademoiselle de la Baume le Blanc de la Vallière ne veut pas mentir, elle trouvera bon que je la renvoie à ses vallons de la Touraine ou du Blaisois ; là-bas, elle pourra, tout à son aise, faire du sentiment et de la bergerie !

À part.

Et, grâce aux mesures que j’ai prises, cela ne tardera pas.

Au roi, qui revient du fond.

Avec la permission de Votre Majesté, nous avons une surprise dont nous souhaitons régaler le roi.

LE ROI.

Une surprise !

MADAME.

Oui, sire, un récit... Oh ! il sera court et intéressant.

LE ROI.

Voyons le récit.

MADAME.

Il s’agit d’une petite naïade que j’ai eu l’occasion d’écouter tout récemment dans la forêt, non loin d’un chêne... qui s’appelle, je crois, le chêne royal... n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ?

SAINT-AGNAN

Mais, madame...

DE VARDES, bas.

Bien, madame, bien.

MADAME.

« Figurez-vous, princesse, me dit la naïade, que les rives de mon ruisseau viennent d’être témoins d’un spectacle des plus amusants : deux bergers, curieux jusqu’à l’indiscrétion, se sont fait mystifier d’une façon réjouissante par trois nymphes ou trois bergères... »

LE ROI, à part, avec colère.

Mystifier !...

SAINT-AIGNAN, à part.

Ah ! mon Dieu !

MADAME.

« Les deux bergers, poursuivit ma petite naïade en riant toujours, suivaient la trace des demoiselles... Mais les bergères avaient vu Tyrcis et Amyntas se glisser dans le bois ; et, la lune aidant, elles les avaient reconnus à travers les quinconces... »

LE ROI, à part.

On m’avait reconnu !

SAINT-AIGNAN.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

DE VARDES, bas.

Courage, madame !

MADAME.

« Les bergères, voyant l’indiscrétion des bergers, s’allèrent asseoir au pied du chêne royal, et, lorsqu’elles sentirent leurs écouteurs à portée de ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire, elles leur adressèrent innocemment, le plus innocemment du monde, une déclaration incendiaire, dont l’amour-propre naturel à tous les hommes fit paraître aux deux auditeurs les termes doux comme des rayons de miel ! »

LE ROI, se levant.

Ah ! voilà, sur ma parole, une plaisanterie charmante, et racontée par vous, madame, d’une façon non moins charmante ; mais, réellement, bien réellement, avez-vous compris la langue des naïades ?

MADAME.

Sire, comme je craignais, en effet, d’avoir mal entendu, je fis venir mesdemoiselles de Montalais, de Tonnay-Charente et de la Vallière, priant ma naïade de me refaire son récit... Elle obéit, et je vous affirme qu’il n’y a aucun doute à conserver. N’est-ce pas, mesdemoiselles, n’est-ce pas que la naïade a parlé absolument comme je raconte, et que je n’ai, en aucune façon, failli à la vérité ?... Mademoiselle de Tonnay-Charente, est-ce vrai ?

ATHÉNAÏS.

La vérité pure.

MADAME.

Est-ce vrai, mademoiselle de Montalais ?

AURE.

Oh ! absolument, madame.

MADAME.

Et vous, la Vallière ?

LOUISE.

Oui...

LE ROI, à part.

Elle aussi ! elle ne m’aimait pas !... C’était une indigne comédie !

DE VARDES, bas, à Madame.

Vous triomphez !

MADAME.

Monsieur de Vardes, allez chercher M. le comte de la Fère.

De Vardes sort.

L’histoire de ma naïade a-t-elle plu au roi ?

LE ROI.

Certes, madame, et d’autant mieux, qu’elle a été plus véridique, et que personne... personne ! ne vient contester son témoignage.

MADAME.

Maintenant, sire, m’est-il permis de solliciter quelques minutes d’audience pour M. le comte de la Fère ?

LE ROI.

Une audience... en ce moment ?

MADAME.

Il s’agit d’une chose qui importe au plus haut point au bonheur d’un de vos meilleurs gentilshommes... et à laquelle j’attache moi-même un vif intérêt. Voici M. de la Fère.

ATHOS, présenté par de Vardes.

Sire...

LE ROI, avec une sorte d’impatience.

Eh bien, monsieur de la Fère, qu’y a-t-il ?

ATHOS.

Le roi se souvient sans doute qu’au Louvre, j’ai eu l’honneur d’adresser à Sa Majesté une demande touchant le mariage de mon fils avec mademoiselle de la Vallière.

LE ROI, avec hésitation.

Ah !... en effet... monsieur... je crois me souvenir.

ATHOS.

Votre Majesté dit alors qu’elle ajournait ce mariage pour le bien de M. de Bragelonne... Aujourd’hui, mon fils est tellement malheureux, que je n’ai pu différer plus longtemps de demander une solution. Je viens de Londres avec mon fils. Madame, qui avait eu connaissance de notre arrivée, a daigné me mander auprès d’elle et me promettre son assistance. C’est à cette bonté que je dois de pouvoir parler en ce moment à Votre Majesté... Excusez mon importunité, sire... et daignez prononcer un arrêt favorable à mon fils.

LE ROI.

Je n’ai point d’arrêt à prononcer... Mademoiselle de la Vallière ne fait pas partie de ma maison... Si Madame, si mademoiselle de la Vallière le veulent...

ATHOS.

Votre Majesté ne s’opposerait pas ?... le roi consentirait ?...

LE ROI.

Je n’ai ni opposition à faire, ni consentement à donner.

ATHOS.

Enfin, Votre Majesté verrait ce mariage sans déplaisir ?

LE ROI.

Oui, monsieur... Adieu, monsieur le comte de la Fère !

ATHOS, s’inclinant.

Sire...

Le roi sort en regardant la Vallière, qui est restée anéantie.

MADAME, à Athos, après que le roi s’est éloigné.

Eh bien, monsieur de la Fère, êtes-vous satisfait ?

ATHOS.

 Madame, je cours instruire mon fils du bonheur qu’il vous doit, et je reviens avec lui pour mettre aux pieds de Votre Altesse royale nos respects et notre reconnaissance.

MADAME.

Allez, monsieur de la Fère...

DE VARDES, bas, à Madame.

Bien joué, madame !

LOUISE, soutenue par Aure et Athénaïs.

Ah !... je crois que je vais mourir !...

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

L’appartement des demoiselles d’honneur, au palais de Fontainebleau.

 

 

Scène première

 

COLBERT, LA REINE, SUITE

 

LA REINE.

Arrêtons-nous, monsieur Colbert...

COLBERT.

Seriez-vous souffrante, madame ?

LA REINE.

Oui, en effet.

COLBERT.

Vous plaît-il que je fasse prévenir M. Vallot ? Il est chez madame.

LA REINE.

Inutile, monsieur Colbert ; je me sens mieux, d’ailleurs, ce n’est pas de M. Vallot que doit me venir la guérison. On m’a parlé d’une femme de Bruges qui fait des cures merveilleuses, j’ai mandé cette femme à Fontainebleau, je l’attends ; mais revenons à nos affaires. Tenez, monsieur Colbert, je ne vous cacherai pas que le roi me paraît avoir de meilleurs intentions à l’égard de M. Fouquet, et je pense que vous ferez bien, devant un tel exemple, de vous départir un peu de vos sentiments de haine...

COLBERT.

Madame, ce n’est pas de la haine qui m’anime, c’est une conviction...

LA REINE.

Une conviction ?

COLBERT.

Oui, madame ; je suis convaincu que M. Fouquet, non content d’attirer à lui l’argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver ainsi le roi d’une partie de sa puissance, veut encore gagner tous les amis de la vie facile et des plaisirs... Je suis convaincu que M. Fouquet empiète sur la prérogative royale, et qu’il cherche à reléguer Sa Majesté parmi les faibles et les obscurs ; et c’est parce que je suis convaincu de cela que je combats ce colosse d’orgueil... En agissant ainsi, j’ai en vue, non la satisfaction d’une haine personnelle, mais uniquement le service, le bien de l’État, et, de plus, la gloire et l’honneur de l’autorité royale.

LA REINE.

Uniquement ?... Je veux vous croire, monsieur Colbert.

COLBERT.

Mais vous-même, madame ?

LA REINE.

Oh ! monsieur, j’avoue que moi aussi, j’ai été l’ennemie de M. le surintendant, mais c’était alors que mon fils se trouvait en tutelle, sans ressources, sans autorité ; comme mère, je souffrais ; comme reine, j’étais humiliée... l’avenir me semblait sombre, inquiétant. Aujourd’hui, mon fils ne reçoit plus les conseils, c’est-à-dire les ordres d’un Mazarin ! il est le maître, il est le roi !... Je ne tremble plus ; je ne souffre plus ; ma fierté, mon légitime orgueil se relèvent, et je puis voir sans envie briller au-dessous de la splendeur royale de Louis XIV les magnificences du surintendant Fouquet...

COLBERT, à part.

N’importe ! vienne une preuve, une arme contre M. Fouquet, et je ne laisserai échapper ni l’arme ni la preuve.

UNE SUIVANTE DE LA REINE.

Madame, la femme de Bruges est là ; elle attend le bon plaisir de Votre Majesté.

LA REINE.

Faites-la venir...

Elle remonte vers le fond. Pendant ce temps, Toby entre par une porte de côté.

TOBY, à Colbert.

Monseigneur, je vous cherchais... Ce billet qu’on m’a confié ! Prenez... prenez vite !...

COLBERT, regardant le billet.

Du surintendant à mademoiselle de la Vallière ! – Ah ! merci, Toby, je ne t’oublierai pas... La preuve que j’attendais, la voici !... Monsieur Fouquet, vous êtes perdu !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, UNE DAME MASQUÉE

 

LA REINE, à la dame masquée.

Approchez... Qui êtes-vous ?

LA DAME.

Une dame du béguinage de Bruges, et j’apporte le remède qui doit guérir Votre Majesté.

LA REINE.

Vous ignorez qu’on ne parle pas aux personnes royales avec un masque sur le visage.

LA DAME.

Daignez m’excuser, madame.

LA REINE.

Je ne puis vous excuser ; je puis vous pardonner si vous ôtez ce masque.

LA DAME.

C’est un vœu que j’ai fait, madame, de venir en aide aux personnes affligées ou souffrantes sans jamais leur laisser voir mon visage.

LA REINE.

Ah !... Eh bien, parlez.

LA DAME.

Quand nous serons seules.

Sur un signe de la reine, tout le monde s’éloigne.

LA REINE.

Maintenant, parlez, madame, et puissiez-vous, comme vous venez de le dire, apporter du soulagement à mon corps.

LA DAME.

Une question d’abord... Quel malheur est-il arrivé à Votre Majesté depuis vingt-trois ans ?

LA REINE.

Mais... de grands malheurs ! N’ai-je pas perdu le roi ?...

LA DAME.

Je ne parle pas de ces sortes de malheurs. Je veux vous demander si, depuis... la naissance du roi... l’indiscrétion d’une amie n’a point causé quelque douleur à Votre Majesté ?

LA REINE.

Je ne vous comprends pas...

LA DAME.

Je vais me faire comprendre : Votre Majesté se souvient que le roi est né le 8 septembre 1638, à onze heures un quart...

LA REINE.

Tout le monde sait cela comme vous et moi.

LA DAME.

J’arrive, madame, à ce que peu de personnes savent, puisque le secret a été assuré par la mort des principaux participants...

LA REINE, attentive.

Continuez...

LA DAME.

Il était huit heures ; le roi soupait d’un grand cœur ; ce n’était que joie autour de lui. Tout à coup, Votre Majesté poussa un cri perçant, et la sage-femme Péronne reparut à son chevet. Les médecins dînaient dans une salle éloignée. Le palais, désert à force d’être envahi, n’avait plus ni consigne ni gardes. La sagefemme, après avoir examiné l’état de Votre Majesté, se récria, et, vous prenant en ses bras, éplorée, folle de douleur, envoya Laporte pour prévenir le roi que Sa Majesté la reine voulait le voir dans sa chambre ; le roi arriva au moment où dame Péronne lui tendait un second prince, beau et fort comme le premier, en lui disant : « Sire, Dieu ne veut pas que le royaume de France tombe en quenouille ! » Le roi eut d’abord un mouvement de joie, puis il réfléchit que deux fils égaux en droits, égaux en prétentions, c’était la guerre civile, c’était l’anarchie, et alors...

LA REINE, avec agitation.

Alors ?...

LA DAME.

Alors, n’ayant besoin que du premier né, on cacha le second à la France... on le cacha au monde entier !

LA REINE.

Vous en savez trop, puisque vous touchez aux secrets d’État !... Quant aux amis de qui vous tenez ce secret, ce sont de lâches et de faux amis... Maintenant, à bas ce masque ! ou je vous fais arrêter par mon capitaine des gardes... Oh !... ce secret ne me fait pas peur ! vous me le rendrez ! il se glacera dans votre sein ! ni ce secret ni votre vie ne vous appartiennent plus à partir de ce moment !

LA DAME.

Madame, apprenez à connaître la discrétion de vos amis abandonnés.

Elle ôte son masque.

LA REINE.

Madame de Chevreuse !

LA DAME.

La seule confidente du secret de Votre Majesté.

LA REINE.

Ah ! pardon, duchesse... Hélas ! c’est tuer ses amis que de se jouer avec leurs chagrins mortels.

LA DUCHESSE.

Vous pleurez ! Que vous êtes jeune encore !

LA REINE.

Ainsi, vous êtes venue... vous... vous !...

LA DUCHESSE.

Oui, madame, je suis venue malgré l’ordre qui me condamne à l’exil ; je suis venue parce que je vieillis, parce que je me sens malade, et que je voulais, avant de mourir, remettre à Votre Majesté certain papier dangereux... pour elle.

LA REINE.

Un papier dangereux ?...

LA DUCHESSE.

Oui... C’est ce billet... daté du mardi 2 août 1644, où vous me recommandez d’aller à Noisy-le-Sec pour voir ce cher malheureux enfant. Il y a cela de votre main, madame : « Cher malheureux enfant ! »

LA REINE.

Oui, malheureux, bien malheureux ! quelle existence pour aboutir à une si cruelle fin !

LA DUCHESSE.

Vous pensez donc qu’il est mort ?

LA REINE.

Hélas ! oui : mort de consomption... mort à Noisy-le-Sec, dans les bras de son gouverneur, pauvre serviteur honnête qui n’a pas survécu longtemps !

LA DUCHESSE.

Eh bien, non, madame, non, votre enfant n’est point mort à Noisy-le-Sec.

LA REINE.

Que dites-vous ?

LA DUCHESSE.

Je dis qu’on vous a trompée... Il a été enlevé, éloigné, caché... mais, tout ce que j’ai appris m’en donne la conviction, il existe !

LA REINE.

Il existe ?...

LA DUCHESSE.

Oui, madame... je le crois... j’en suis sûre !

LA REINE.

Alors, où est-il ?

LA DUCHESSE.

Je ne sais pas... je ne l’ai jamais su...

LA REINE.

Eh bien, je chercherai, je trouverai, moi ! Oui, il doit exister, pauvre enfant !... Ah ! n’est-ce pas, vous n’avez jamais cru que je l’aie volontairement laissé végéter loin du trône ? vous n’avez pas cru que je fusse une mauvaise mère ? Vous savez, vous, combien de larmes j’ai versées ! vous avez pu compter les ardents baisers que je donnais à la pauvre créature en échange de cette vie de misère et d’opprobre à laquelle la raison d’État le condamnait !... Mais, s’il est encore au monde, Seigneur mon Dieu, soyez béni !... Ce que je ferai pour lui, je n’en sais rien, mais je l’aimerai... je... Oh ! il existe !... il existe !... pauvre enfant ! Maintenant, duchesse, votre bras... reconduisez-moi dans mon appartement, et dites-moi ce que je puis faire pour vous.

LA DUCHESSE.

Une seule chose, madame : parler au roi en ma faveur, le prier de faire cesser mon exil.

LA REINE.

Ce que vous désirez que je fasse, je le tenterai... Mon Dieu ! que je suis émue !... Venez... je n’ai rien à refuser à celle qui m’a mis au cœur cet espoir que mon pauvre enfant existe encore !... Venez... venez !...

Elles sortent.

 

 

Scène III

 

LE ROI, SAINT-AIGNAN, sur la porte, AURE et LOUISE

 

LE ROI, à mademoiselle de Montalais, qui vient de gauche.

Mademoiselle de la Vallière ?

AURE.

La voici, sire !

Elle sort ; presque aussitôt, Louise paraît.

LE ROI.

Vous m’avez écrit... mademoiselle ? que désirez-vous ?

LOUISE.

Sire, pardonnez-moi !

LE ROI.

Eh ! mademoiselle, que voulez-vous que je vous pardonne ?

LOUISE.

Sire, j’ai commis une grande faute, plus qu’une grande faute, un grand crime.

LE ROI.

Vous ?

LOUISE.

J’ai offensé Votre Majesté.

LE ROI.

Pas le moins du monde.

LOUISE.

Sire, je vous en supplie, ne gardez point vis-à-vis de moi cette terrible gravité qui décèle la colère bien légitime d’un roi ; je sens que je vous ai offensé, sire ; mais j’ai besoin de vous expliquer comment je ne vous ai point offensé de mon plein gré.

LE ROI.

Et d’abord, mademoiselle, en quoi m’auriez-vous offensé ? Je ne le vois pas. Est-ce par une plaisanterie de jeune fille ? Plaisanterie fort innocente !... Vous vous êtes raillée d’un homme crédule ; c’est bien naturel. Toute autre femme à votre place eût fait ce que vous avez fait.

LOUISE.

Ah ! Votre Majesté m’écrase par ces paroles.

LE ROI.

Et pourquoi donc ?

LOUISE.

Parce que, si la plaisanterie fût venue de moi, elle n’eût pas été innocente.

LE ROI.

Enfin, mademoiselle, est-ce là tout ce que vous aviez à me dire en me demandant une audience ?

LOUISE.

Votre Majesté a tout entendu ?

LE ROI.

Tout quoi ?

LOUISE.

Tout ce qui a été dit par moi sous le chêne royal ?

LE ROI.

Je n’en ai pas perdu une seule parole, mademoiselle.

LOUISE.

Et Votre Majesté n’a pas soupçonné qu’une pauvre fille comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté d’autrui ?

LE ROI.

Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la volonté semblait s’exprimer librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point par la volonté d’autrui.

LOUISE.

Oh ! mais la menace, sire ?

LE ROI.

La menace ? Qui vous menaçait ? qui osait vous menacer ?

LOUISE.

Ceux qui avaient le droit de le faire, sire.

LE ROI.

Je ne reconnais à personne le droit de menace à ma cour.

LOUISE.

 Pardonnez-moi, sire ; il y a près de Votre Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de perdre une jeune fille sans avenir, sans fortune et n’ayant que sa réputation.

LE ROI.

Et comment la perdre ?

LOUISE.

En lui infligeant une honteuse expulsion.

LE ROI, avec amertume.

Ah ! mademoiselle, j’aime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres.

LOUISE.

Sire !

LE ROI.

Oui, et il m’est pénible, je l’avoue, de voir qu’une justification facile, comme pourrait être la vôtre, se vienne compliquer devant moi d’un tissu de reproches et d’imputations.

LOUISE.

Auxquelles vous n’ajoutez pas foi, alors ?

Le roi garde le silence.

Oh ! dites-le donc !

LE ROI.

Je regrette de vous l’avouer...

LOUISE.

Ainsi, vous ne me croyez pas ?...

Silence du roi.

Ainsi, vous supposez que moi, moi !... j’ai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi impunément de Votre Majesté ?

LE ROI.

Eh ! mon Dieu ! ce n’est ni ridicule ni infâme, ce n’est pas même un complot ; c’est une raillerie plus ou moins plaisante, voilà tout !

LOUISE, désespérée.

Oh ! le roi ne me croit pas ! le roi ne veut pas me croire !

LE ROI.

Mais non, je ne veux pas, je ne puis pas vous croire.

LOUISE.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LE ROI.

Quoi de plus naturel, en effet ? Vous vous êtes dit : « Le roi me suit, m’écoute, me guette ; le roi veut peut-être s’amuser à mes dépens, amusons-nous aux siens ; et comme le roi est un homme de cœur, prenons-le par le cœur. Supposons donc cette fable, que je l’aime, et que je l’ai distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, qu’il me croira, et alors, nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons ! »

LOUISE.

Ah ! penser cela, c’est affreux !

LE ROI.

« Et ce n’est pas tout ; si ce prince orgueilleux vient à prendre au sérieux la plaisanterie, s’il a l’imprudence d’en témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien, devant toute la cour, le roi sera humilié. Car ce sera, un jour, un récit charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari que cette aventure d’un roi joué par une malicieuse jeune fille. »

LOUISE.

Sire, je vous en supplie ; vous ne voyez donc pas que vous me tuez !

LE ROI.

Oh ! raillerie !

LOUISE, tombant à genoux et joignant les mains.

Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison, vous croirez peut-être à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez Madame et par Madame est un mensonge, et ce que j’ai dit sous le grand chêne...

LE ROI.

Eh bien ?

LOUISE.

Cela seulement, c’est la vérité.

LE ROI.

Mademoiselle !

LOUISE.

Sire, dussé-je mourir de honte à cette place, je vous le répéterai jusqu’à ce que la voix ma manque : j’ai dit que je vous aimais... Eh bien, je vous aime !

LE ROI.

Vous ?

LOUISE.

Je vous aime, sire, depuis le jour où je vous ai vu ; depuis qu’à Blois, votre regard royal est tombé sur moi, je vous aime, sire ! C’est un crime de lèse-majesté, je le sais, qu’une pauvre fille comme moi aime son roi et le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi pour cette impudence ; mais ne dites jamais, ne croyez jamais que je vous ai raillé, que je vous ai trahi... Je suis d’un sang fidèle à la royauté, sire ; et j’aime... j’aime mon roi !... Ah ! je me meurs !

Elle s’évanouit.

LE ROI.

Au secours !... quelqu’un !... Elle va mourir !

Aure et Saint-Aignan accourent.

AURE.

Louise ! Louise !

LOUISE.

Ah ! sire, Votre Majesté m’a donc pardonnée ?...

Se levant.

Et maintenant, sire, maintenant, permettez-moi de me retirer dans un couvent. J’y bénirai mon roi toute ma vie, et j’y mourrai en aimant Dieu, qui m’a fait un jour de bonheur.

LE ROI.

Non, non, vous vivrez ici en bénissant Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une existence de félicité ; Louis, qui vous aime de toutes les forces que Dieu a mises en lui ; Louis, qui donnerait sa vie en souriant si vous la lui demandiez !

Il la prend dans ses bras.

LOUISE.

Oh ! sire, ne me faites pas repentir d’avoir été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore.

LE ROI.

Mademoiselle, je n’honore et n’aime rien au monde plus que vous, et nulle autre femme à ma cour ne sera, j’en jure Dieu, aussi estimée que vous le serez désormais ; je vous demande pardon de mon emportement... il venait d’un excès d’amour !

S’inclinant devant elle et lui prenant la main.

De ce moment, vous êtes sous ma protection ; ne parlez à personne du mal que je vous ai fait ; pardonnez aux autres celui qu’ils ont pu vous faire. À l’avenir, vous serez tellement au-dessus de ceux-là, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous feront plus même pitié...

À Saint-Aignan.

Comte, j’espère que mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié, en retour de celle que je lui ai vouée à jamais...

SAINT-AIGNAN, fléchissant le genou devant la Vallière.

Quelle joie pour moi, si mademoiselle me fait un pareil honneur !

LE ROI, voyant Aure qui s’est avancée.

Mademoiselle de Montalais...

LOUISE.

Sire, une amie qui m’a été fidèle... toujours !

LE ROI.

Je ne l’oublierai pas.

AURE.

Sire !

LE ROI, à Louise.

Mademoiselle, adieu, ou plutôt au revoir !... Faites-moi la grâce de ne pas m’oublier dans votre prière.

LOUISE.

Sire, vous êtes avec Dieu dans mon cœur...

AURE, à part.

Eh bien, voilà un dénouement que Madame n’avait pas prévu.

Louise remonte au fond pour accompagner le roi ; elle jette un coup d’œil du côté de la porte ouverte et pousse un cri.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, SAINT-AIGNAN, AURE, LOUISE, ATHOS

 

LE ROI.

Qu’y a-t-il ?...

Voyant Athos.

M. de la Fère !

ATHOS.

Sire, excusez ma présence ; je suis autorisé à pénétrer dans l’appartement des demoiselles d’honneur. Tandis que mon fils est encore auprès de Madame, je venais annoncer à mademoiselle de la Vallière la visite de son fiancé...

LE ROI.

Son fiancé ?...

LOUISE.

Mon Dieu !...

ATHOS.

Qu’avez-vous, mademoiselle ?... Cette nouvelle semble produire sur vous un effet... étrange !... Vos intentions ne seraient-elles plus les mêmes qu’à Blois ?... Dois-je vous rappeler vos projets, vos serments ?... Mon fils ne les a pas oubliés, lui !... Que se passe-t-il ?... ai-je eu tort d’apporter tout à l’heure à Raoul de flatteuses promesses ?

LOUISE.

Monsieur le comte !...

Elle supplie le roi du regard.

LE ROI.

Des promesses, monsieur ; dites des espérances.

ATHOS, regardant le roi.

Cependant, il me semblait qu’en présence de Madame, Votre Majesté avait dit...

LE ROI, vivement.

Moi ?... Je n’ai rien dit.

ATHOS.

Madame vient encore de m’affirmer...

LE ROI, vivement.

Madame... Madame...

À part.

Je comprends... Louise avait raison... Madame a tout conduit... c’est un complot... je le déjouerai !...

ATHOS, regardant alternativement le roi et Louise.

Enfin, sire, pardonnez-moi de m’adresser à Votre Majesté ; est-il survenu tout à coup quelque obstacle ?...

LE ROI.

Peut-être...

ATHOS.

Et cet obstacle... c’est ?...

LE ROI.

C’est... c’est ma volonté.

ATHOS.

La volonté du roi ?... Mais, ce matin, lorsque je sollicitais Votre Majesté de me faire connaître cette volonté, le roi m’a témoigné qu’il n’en avait pas.

LE ROI.

Ce matin... oui... Maintenant...

ATHOS.

Maintenant, que veut le roi ?... Daigne-t-il consentir ?... Le roi hésite ?...

LE ROI.

Je n’hésite pas... je refuse.

LOUISE, avec joie.

Ah !...

ATHOS.

Sire...

LE ROI.

Vous avez encore à me parler, monsieur le comte ?

ATHOS.

Oui, sire.

LE ROI, à Louise.

Allez, mademoiselle.

Louise sort en faisant au roi un signe de remerciement.

 

 

Scène V

 

LE ROI, ATHOS

 

LE ROI.

Eh bien, monsieur, j’attends.

ATHOS.

Sire, qu’il me soit permis de demander humblement à Votre Majesté la raison de son refus.

LE ROI.

La raison ?... Une question ?...

ATHOS.

Une demande, sire.

LE ROI.

Vous avez perdu l’usage de la cour, monsieur de la Fère : à la cour, on ne questionne pas le roi.

ATHOS.

C’est vrai, sire ; mais si l’on ne questionne pas, on suppose.

LE ROI.

On suppose... Que veut dire cela ?

ATHOS.

Sire, au lieu d’avoir une réponse de Votre Majesté sur le changement subit qui vient de s’opérer, je suis forcé de me répondre à moi-même.

LE ROI.

Monsieur, je vous ai donné tout le temps que j’avais de libre.

ATHOS.

Sire, je n’ai pas eu le temps de dire au roi ce que j’ai à lui dire, ce qui déborde de mon cœur.

LE ROI.

Vous en étiez à des suppositions ; vous allez passer aux offenses.

ATHOS.

Oh ! sire, offenser le roi, moi ? Jamais !... Jamais je ne croirai que mon roi, celui qui m’a dit une parole, cachait avec cette parole une arrière-pensée !

LE ROI.

Qu’est-ce à dire, une arrière-pensée ?

ATHOS.

Si, en refusant à mon fils la main de mademoiselle de la Vallière, Votre Majesté avait un autre but que son bonheur et sa fortune...

LE ROI.

Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.

ATHOS.

Si dernièrement, en demandant un délai, Votre Majesté avait voulu éloigner seulement le fiancé de mademoiselle de la Vallière...

LE ROI.

Monsieur...

ATHOS.

C’est que je l’ai ouï dire partout, sire ; partout on parle de l’amour de Votre Majesté pour mademoiselle de la Vallière, et ce qui vient de se passer ici en est la preuve.

LE ROI.

Malheur à ceux qui se mêlent de mes affaires ; j’ai pris un parti : je briserai tous les obstacles.

ATHOS.

Quels obstacles ?

LE ROI.

J’aime mademoiselle de la Vallière.

ATHOS.

Eh bien, sacrifiez votre amour, sire. Le sacrifice est digne d’un roi ; il est mérité par mes services et mon dévouement. Le roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de reconnaissance et de bonne politique.

LE ROI.

Eh ! mademoiselle de la Vallière n’aime pas M. de Bragelonne.

ATHOS.

Le roi le sait ?

LE ROI.

Je le sais.

ATHOS.

Depuis peu, alors ; sans quoi, si le roi le savait lors de ma première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire !

LE ROI.

Depuis peu...

ATHOS.

Je ne comprends point alors que le roi ait envoyé M. de Bragelonne à Londres : cet exil surprend, à bon droit, ceux qui aiment l’honneur du roi.

LE ROI.

Qui parle de l’honneur du roi, monsieur ?

ATHOS.

L’honneur du roi, sire, est fait de l’honneur de toute sa noblesse ; quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à-dire quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui-même, c’est au roi, que cette part d’honneur est dérobée.

LE ROI.

Monsieur de la Fère !

ATHOS.

Sire, je suis vieux et je tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. J’ai versé mon sang pour votre père et pour vous sans avoir rien demandé ni à vous ni à votre père ; je n’ai jamais fait de tort à personne, et j’ai obligé des rois ! Vous m’écouterez ! Aujourd’hui, devant toute la cour, vous avez donné au mariage de mon fils avec mademoiselle de la Vallière un consentement tacite... soit... mais, de la part du roi, c’était assez. Maintenant, vous retirez ce consentement pour servir votre amour... votre faiblesse... C’est mal... Je sais que ces mots irritent Votre Majesté ; mais les faits nous tuent, nous autres. Je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger quand je lui raconterai votre faute et le malheur de mon fils ! Adieu, sire !

Athos sort.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, D’ARTAGNAN

 

LE ROI, appelant avec colère.

Monsieur d’Artagnan !

D’ARTAGNAN, entrant.

Me voici.

LE ROI.

Je quitte M. de la Fère, qui est un insolent.

D’ARTAGNAN.

Un insolent ?

LE ROI.

S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, envoyez-moi quelque autre officier.

D’ARTAGNAN.

Il n’est pas besoin d’un autre officier, puisque je suis de service.

LE ROI.

Le comte est votre ami.

D’ARTAGNAN.

Il serait mon père, que je ne serais pas moins de service...

LE ROI.

Qu’attendez-vous ?

D’ARTAGNAN.

L’ordre signé.

LE ROI, écrivant vivement.

Le voici.

D’ARTAGNAN.

Sire... avez-vous bien réfléchi ?

LE ROI.

Monsieur, allez-vous aussi me braver ?

D’ARTAGNAN.

Moi, sire ?... Je vous demande si...

LE ROI, l’interrompant.

Monsieur d’Artagnan, je vous préviens que vous abusez de ma patience.

D’ARTAGNAN.

Au contraire, sire.

LE ROI.

Comment, au contraire ?

D’ARTAGNAN.

Je viens me faire arrêter aussi.

LE ROI.

Vous faire arrêter, vous ?

D’ARTAGNAN.

Sans doute : mon ami va s’ennuyer là-bas, et je viens proposer à Votre Majesté de me permettre de lui faire compagnie ; que Votre Majesté dise un mot, et je m’arrête moi-même ; je n’aurai pas besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds.

Le roi s’élance vers la table et saisit une plume pour donner l’ordre d’emprisonner d’Artagnan.

LE ROI.

Faites attention que c’est pour toujours, monsieur.

D’ARTAGNAN.

J’y compte bien, sire ; car, lorsqu’une fois vous aurez fait ce beau coup-là, vous n’oserez plus me regarder en face.

Le roi lui jette la plume avec violence.

LE ROI.

Allez-vous-en !

D’ARTAGNAN.

Oh ! non pas, sire, s’il plaît à Votre Majesté.

LE ROI.

Comment, non pas ?

D’ARTAGNAN.

Sire, je venais pour parler doucement au roi, le roi s’est emporté ; c’est un malheur, mais je n’en dirai pas moins au roi ce que j’ai à lui dire.

LE ROI.

Votre démission, monsieur, votre démission ?

D’ARTAGNAN.

Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au cœur, puisqu’à Blois, le jour où Votre Majesté a refusé au roi Charles II le million que lui a donné le comte mon ami, j’ai offert ma démission au roi.

LE ROI.

Eh bien, alors, faites vite.

D’ARTAGNAN.

Non, sire, car ce n’est point de ma démission qu’il s’agit ici : Votre Majesté avait pris la plume pour m’envoyer à la Bastille, pourquoi change-t-elle d’avis ?

LE ROI.

D’Artagnan ! tête gasconne !... Qui est le roi, de vous ou de moi ? Voyons !

D’ARTAGNAN.

C’est vous, sire, malheureusement !

LE ROI.

Comment, malheureusement ?

D’ARTAGNAN.

Oui, sire, car si c’était moi...

LE ROI.

Si c’était vous, vous approuveriez la rébellion de M. d’Artagnan, n’est-ce pas ?

D’ARTAGNAN.

Oui, certes !

LE ROI.

En vérité ?

D’ARTAGNAN.

Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, je lui dirais... en le regardant avec des yeux humains... je lui dirais : « Monsieur d’Artagnan, j’ai oublié que je suis le roi, je suis descendu de mon trône pour outrager un gentilhomme... »

LE ROI.

Monsieur, croyez-vous que ce soit excuser votre ami que de surpasser son insolence ?

D’ARTAGNAN.

Oh ! sire, j’irai bien plus loin que lui, et ce sera votre faute ; je vous dirai ce qu’il ne vous a pas dit, lui... Sire, vous avez sacrifié M. le comte de la Fère ; il vous parlait au nom de l’honneur, de la religion et de la vertu ; vous l’avez repoussé, chassé, emprisonné !... Moi, je serai plus dur que lui, sire, et je vous dirai : Choisissez : voulez-vous qu’on vous serve, ou voulez-vous qu’on plie ? voulez-vous qu’on vous aime, ou voulez-vous qu’on ait peur de vous ? Si vous préférez la bassesse, l’intrigue, la couardise, oh ! dites-le, sire ; nous partirons, nous autres qui sommes les seuls restes, je dirai plus, les seuls modèles de la vaillance d’autrefois ; nous qui avons servi et dépassé peut-être en courage, en mérite, des hommes déjà grands dans la postérité ; choisissez, sire, et hâtez-vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le ; vous aurez toujours assez de courtisans !... Hâtez-vous donc, et envoyez-moi à la Bastille avec mon ami... Voilà ce que j’avais à vous dire ; pardonnez-moi, sire, vous avez eu tort de me pousser jusque-là.

Il tire son épée, et, s’approchant respectueusement de Louis XIV, il la pose sur la table. Le roi, d’un geste furieux, repousse l’épée, qui tombe à terre et roule aux pieds de d’Artagnan. Celui-ci, après un instant de stupeur, reprend avec émotion.

Un roi peut disgracier un soldat, il peut l’exiler, il peut le condamner à mort ; mais, fût-il cent fois roi, il n’a jamais le droit de l’insulter en déshonorant son épée. Sire, un roi de France n’a jamais repoussé avec mépris l’épée d’un homme tel que moi... Cette épée souillée, songez-y, sire, elle n’a plus d’autre fourreau que mon cœur... Que mon sang retombe sur votre tête !

D’un geste rapide, appuyant la poignée de l’épée au parquet, il en dirige la pointe sur sa poitrine. Le roi s’élance d’un mouvement encore plus rapide que celui de d’Artagnan, jette le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la main gauche, saisissant par le milieu la lame de l’épée, il la remet silencieusement au fourreau ; puis, attendri, revient à la table, prend l’ordre et le déchire.

LE ROI.

Monsieur d’Artagnan, votre ami est libre !

D’Artagnan saisit la main royale, la baise et sort sans dire un mot.

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

À la Bastille : même décoration qu’au troisième tableau.

 

 

Scène première

 

BAISEMEAUX, ARAMIS, à table tous deux

 

BAISEMEAUX.

Allons, monsieur le chevalier, à votre santé !

ARAMIS, à un domestique qui entre.

Eh bien, qu’est-ce ?

LE VALET.

Un message qu’un courrier vient d’apporter de Fontainebleau.

BAISEMEAUX, après avoir déchiré l’enveloppe.

Un ordre d’élargissement ! Je vous demande un peu la belle nouvelle pour nous déranger !

ARAMIS.

Vous avouerez, au moins, qu’elle est belle pour celui qu’elle concerne.

BAISEMEAUX.

Et à neuf heures du soir !

ARAMIS.

Allons, de la charité !

BAISEMEAUX.

De la charité, je le veux bien ; mais elle est pour ce drôle-là, qui s’ennuie, et non pour moi, qui m’amuse.

ARAMIS.

Est-ce une perte que vous faites ?

BAISEMEAUX.

Ah bien, oui ! un rat à trois livres. Mais enfin, puisque le détenu vous intéresse...

ARAMIS.

Moi, je ne le connais pas ; mais, comme dit le poète Térence : « Je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Il ouvre le papier et lit.

BAISEMEAUX.

Demain, au point du jour, il sortira.

ARAMIS.

Pourquoi pas ce soir ? Au haut de la lettre, il y a le mot pressé.

BAISEMEAUX.

Oui ; mais, ce soir, nous soupons, et nous sommes pressés aussi, nous.

ARAMIS.

Cher Montlezun, la charité m’est un devoir plus impérieux que la faim et la soif. Ce malheureux est prisonnier depuis combien de temps ?

BAISEMEAUX.

Depuis dix ans.

ARAMIS.

Dix ans, c’est long ! Abrégez sa souffrance de douze heures ; une bonne minute l’attend, donnez-la lui bien vite.

BAISEMEAUX.

Vous le voulez ?

ARAMIS.

Je vous en prie !

BAISEMEAUX.

Comme cela, tout au travers du repas ?

ARAMIS.

Je vous en supplie.

BAISEMEAUX.

Qu’il soit fait ainsi que vous le voulez. – François ! François !... Eh bien, le drôle ne vient pas !

Il se lève pour aller à la porte et appeler François ; pendant ce temps, Aramis, à la place du papier, en met un autre tout pareil. François paraît.

François, que l’on fasse monter le major avec les guichetiers de la Berthaudière.

ARAMIS.

Si vous faisiez ouvrir sa prison tout de suite, nous lui annoncerions nous-même cette bonne nouvelle, au pauvre diable.

BAISEMEAUX.

François, le major ouvrira la prison de M. Seldon, numéro 3 de la Berthaudière.

ARAMIS.

Seldon ! vous avez dit Seldon, je crois ?

BAISEMEAUX.

J’ai dit Seldon... c’est le nom de celui que l’on élargit.

ARAMIS.

Vous voulez dire Marchiali ?

BAISEMEAUX.

Marchiali ! Ah bien, oui ! Non, Seldon.

ARAMIS.

Je pense que vous faites erreur, mon cher Montlezun.

BAISEMEAUX.

J’ai lu l’ordre.

ARAMIS.

Moi aussi.

BAISEMEAUX.

Et j’ai vu Seldon en lettres grosses comme ceci.

Il montre son doigt.

ARAMIS.

Et moi, Marchiali en caractères gros comme cela.

Il montre les deux doigts.

BAISEMEAUX.

Éclaircissons ; c’est bien facile. Le papier est là ; lisons.

ARAMIS, dépliant le papier.

Je lis Marchiali.

BAISEMEAUX, lisant.

« Marchiali ! » oui, il y a bien Marchiali.

ARAMIS.

Vous voyez !

BAISEMEAUX, étonné.

Comment ! celui que l’on craint tant, celui qu’on me recommande tant !

ARAMIS, insistant.

Il y a Marchiali.

BAISEMEAUX.

Il faut l’avouer, c’est phénoménal !... Je vois encore l’ordre et le nom de Seldon ; je le vois, et même, je me le rappelle, sous ce nom, il y avait un pâté d’encre.

ARAMIS.

Enfin, quoi que vous ayez lu, cher monsieur de Montlezun, l’ordre est signé de délivrer Marchiali avec ou sans pâté, et voilà l’ordre ; vous allez donc délivrer ce prisonnier. Si le cœur vous dit de délivrer Seldon du même coup, faites, je vous déclare que je ne m’y opposerai en aucune façon, attendu que Seldon, vous vous le rappelez, m’était recommandé.

BAISEMEAUX.

Je délivrerai le prisonnier Marchiali quand j’aurai rappelé le courrier qui apportait l’ordre et lorsqu’en l’interrogeant je me serai assuré...

ARAMIS, l’interrompant.

L’ordre était cacheté et le contenu ignoré du courrier ; de quoi vous assurerez-vous ? Dites.

BAISEMEAUX.

S’il le faut, j’enverrai au ministère, et M. de Lionne retirera l’ordre ou l’approuvera.

ARAMIS.

À quoi bon ?

BAISEMEAUX.

À m’assurer que j’obéis, non pas à quelque ordre faux, mais bien à l’ordre de mes supérieurs.

ARAMIS.

Et vos supérieurs sont ?

BAISEMEAUX.

M. de Lionne, d’abord.

ARAMIS.

Et au-dessus de M. de Lionne ?

BAISEMEAUX.

Le roi.

ARAMIS.

N’y a-t-il pas encore quelqu’un à qui vous devez obéir ?

BAISEMEAUX, terrifié.

Monsieur ! monsieur !

ARAMIS.

N’appartenez-vous pas à un parti mystérieux ?... Dites oui... dites non ; mais dites l’un ou l’autre, nous n’avons pas de temps à perdre.

BAISEMEAUX.

Pardon, monsieur... mais...

ARAMIS.

Buvez donc un verre de cet excellent muscat, Montlezun ; vous avez l’air tout effaré, mon ami.

FRANÇOIS.

Monsieur le gouverneur, voici le numéro 3 de la Berthaudière que l’on amène.

ARAMIS, froidement.

Dites que l’on s’est trompé et que ce n’est pas lui.

BAISEMEAUX.

Mais, enfin...

ARAMIS.

Nous ne nous sommes pas encore expliqués sur la question que je vous faisais ; quand vous m’aurez répondu oui ou non, eh bien, vous déciderez.

BAISEMEAUX.

Reconduisez le prisonnier dans sa chambre, et attendez de nouveaux ordres.

ARAMIS.

Très bien !

François sort.

BAISEMEAUX.

Mon Dieu !

ARAMIS, insistant.

Ah ! vous appartenez donc à ce parti ?

BAISEMEAUX.

Moi ?

ARAMIS.

Vous l’avez avoué du moment qu’en renvoyant le prisonnier Seldon dans sa chambre, vous avez obéi à l’ordre que ce parti vous donnait par ma bouche... Eh bien, vous savez une chose, cher monsieur de Montlezun, c’est qu’on ne peut pas être lié à un parti, jouir des avantages qu’il produit à ses membres, comme, par exemple, de faire payer cent cinquante mille livres par lui, sans être astreint soi-même à quelque petite servitude.

BAISEMEAUX.

Dans cette circonstance, cependant, monseigneur...

ARAMIS.

Or, il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et capitaines de forteresse affiliés d’obéir à tout commandement verbal ou par écrit.

BAISEMEAUX.

Oui ; mais vous n’avez pas cet ordre.

ARAMIS.

Le voici !... Ah ! oui, c’est vrai, le cachet manque.

Il prend de la cire, appose un cachet et le scelle avec sa bague, puis le montre à Baisemeaux, stupéfait.

Allons, allons, ne me faites pas croire, monsieur de Montlezun, que la présence du chef est terrible comme celle de Dieu, et que l’on meurt de l’avoir vu.

Avec sévérité.

Il est vrai que l’on pourrait mourir, que même on mourrait certainement de ne pas lui avoir obéi... Levez-vous donc, et obéissez !

BAISEMEAUX.

Oh ! je ne reviendrai pas d’un tel coup ! moi qui ai plaisanté avec vous... moi qui ai osé vous traiter sur un pied d’égalité.

ARAMIS.

Rappelez François.

BAISEMEAUX.

Et... ?

ARAMIS.

Et obéissez à l’ordre du roi, contresigné de Lionne.

BAISEMEAUX, allant à la porte, et à François qui entre.

Faites venir ici le deuxième Berthaudière.

ARAMIS.

À merveille, mon cher de Montlezun. Eh bien, vous le voyez, ce n’est pas plus difficile que cela.

BAISEMEAUX.

Oui ; mais les conséquences...

ARAMIS.

Vous êtes un niais, monsieur de Montlezun ; perdez donc l’habitude de réfléchir quand on se donne la peine de penser pour vous. D’ailleurs, qui sait si cet ordre s’accomplira ?

BAISEMEAUX.

Comment ?

ARAMIS.

Oui, tout va dépendre de ma conversation avec ce jeune homme. Après dix minutes d’entretien, peut-être vous dirai-je : « Cet ordre est faux ; reconduisez le prisonnier à sa chambre. »

BAISEMEAUX, joyeux.

Oh !

ARAMIS.

Mais aussi, après ces dix minutes d’entretien, peut-être vous dirai-je : « Cet ordre est bon ; élargissez le prisonnier. »

BAISEMEAUX.

Et moi, pendant ce temps ?

ARAMIS.

Vous vous tiendrez à cette porte, vous nous garderez, vous veillerez à ce que personne ne nous écoute.

BAISEMEAUX.

Voici le prisonnier.

ARAMIS.

Retirez-vous, et laissez-nous seuls.

 

 

Scène II

 

ARAMIS, MARCHIALI

 

ARAMIS, après avoir fait signe à Marchiali de s’asseoir.

Monsieur, vous avez reçu, hier, un billet dans votre pain ?

MARCHIALI.

Oui, monsieur.

ARAMIS.

Ce billet vous annonçait qu’il allait se faire un grand changement dans votre destinée ?

MARCHIALI.

Oui, monsieur.

ARAMIS.

Qu’un homme viendrait à la Bastille, duquel vous auriez une importante révélation à attendre ?

MARCHIALI.

Oui, monsieur.

ARAMIS.

Cet homme, c’est moi.

MARCHIALI.

J’écoute.

ARAMIS.

La dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir, un tiers était là, qui devait arrêter sur mes lèvres et sur les vôtres toute confidence prête à sortir, tout secret prêt à s’échapper.

MARCHIALI.

Je n’avais ni secret à garder, ni confidence à faire ; il n’y a donc pas eu contrainte pour moi.

ARAMIS.

La première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, je vous ai demandé quel était le crime qui vous avait fait mettre à la Bastille, et vous avez éludé la réponse. Permettez-moi de vous renouveler la même question.

MARCHIALI.

Et pourquoi pensez-vous que j’aurai plus de confiance en vous, aujourd’hui, qu’il y a huit jours.

ARAMIS.

Parce que nous sommes seuls et que vous avez reçu un billet qui vous prévient de ma visite.

MARCHIALI.

Ce billet n’était point signé ; quant à vous, je ne vous connais pas.

ARAMIS.

Ainsi, vous refusez de m’avouer le crime que vous avez commis ?

MARCHIALI.

Si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis, expliquez-moi ce que c’est qu’un crime ; car, comme je ne sens rien en moi qui me fasse des reproches, je me dis que je ne suis pas criminel.

ARAMIS.

On est criminel parfois, aux yeux des grands de la terre, non-seulement pour avoir commis un crime, mais encore parce qu’on sait qu’un crime a été commis.

MARCHIALI.

Vous avez raison, monsieur, et il se pourrait que, de cette façon, je fusse coupable aux yeux des grands de la terre.

ARAMIS.

Ah ! vous savez donc quelque chose ?

MARCHIALI.

Non, je ne sais rien ; mais je pense quelquefois, et me je dis...

ARAMIS.

Que vous dites-vous ?

MARCHIALI.

Que si je voulais creuser ma pensée, ou je deviendrais fou... ou...

ARAMIS.

Ou ?

MARCHIALI.

Ou je devinerais bien des choses.

ARAMIS.

Eh bien, alors ?...

MARCHIALI.

Alors, je m’arrête, effrayé d’aller trop loin.

ARAMIS.

Vous n’avez donc pas confiance en Dieu ?

MARCHIALI.

Si fait ; mais je crains les hommes.

ARAMIS.

Est-ce que Dieu n’est pas dans toute chose ?

MARCHIALI.

Dites au bout de toute chose, monsieur.

ARAMIS, tressaillant.

Soit !

À lui-même.

Je n’ai point affaire à un homme ordinaire... tant mieux !

Haut.

Avez-vous de l’ambition ?

MARCHIALI.

Qu’est-ce que cela, de l’ambition ?

ARAMIS.

C’est un sentiment qui pousse l’homme à désirer plus qu’il n’a.

MARCHIALI.

J’ai dit que j’étais content, monsieur ; mais il est possible que je me trompe. Voyons, ouvrez-moi l’esprit ; je ne demande pas mieux, monsieur.

ARAMIS.

Un ambitieux est celui qui convoite par delà son état.

MARCHIALI.

J’ignore qui je suis ; je ne puis donc convoiter par delà mon état.

ARAMIS.

La dernière fois que je vous ai vu, vous m’avez menti.

MARCHIALI, avec vivacité.

Menti, moi ?... Vous m’avez dit, je crois, que j’avais menti ?

ARAMIS.

Je voulais dire, monsieur, que vous m’aviez caché ce que vous savez de votre enfance.

MARCHIALI.

Les secrets d’un homme sont à lui et non au premier venu ; on ne ment pas pour se taire.

ARAMIS.

Oh ! si j’osais, je vous prendrais la main et vous la baiserais.

MARCHIALI.

Baiser la main d’un prisonnier ! et pourquoi ?

ARAMIS.

Vous me désespérez !... Si vous saviez tout ce que j’avais rêvé pour vous !

MARCHIALI.

Je vous désespère ?

ARAMIS.

Oui, car parfois je pense que j’ai devant les yeux l’homme que je cherche, et tout à coup...

MARCHIALI.

Et tout à coup, cet homme disparaît ?

ARAMIS.

Décidément, je n’ai rien à dire à qui se défie de moi au point que vous le faites.

MARCHIALI.

Ni moi à qui ne comprend pas qu’un prisonnier doit se défier de tout.

ARAMIS.

Même de ses anciens amis ?

MARCHIALI.

Vous êtes un de mes anciens amis ? vous êtes... ?

ARAMIS.

Voyons, ne vous souvient-il pas d’avoir vu autrefois, dans le village où s’écoula votre première enfance... ?

MARCHIALI.

Comment s’appelait ce village, d’abord ?

ARAMIS.

Noisy-le-Sec.

MARCHIALI.

Continuez, monsieur.

ARAMIS.

Vous souvient-il d’avoir vu, à Noisy-le-Sec, il y a quinze ou dix-huit ans, un cavalier qui venait accompagné d’une dame habituellement vêtue d’une robe noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux ?

MARCHIALI.

Oui, une fois j’ai demandé le nom de ce cavalier, et l’on m’a répondu qu’il se nommait le chevalier d’Herblay.

ARAMIS.

Le chevalier d’Herblay, c’est moi.

MARCHIALI.

Je le sais, je vous avais reconnu.

ARAMIS.

Eh bien, si vous savez cela, il faut alors que je vous apprenne une chose : c’est que si la présence ici du chevalier d’Herblay était connue du roi ce soir, demain, le chevalier d’Herblay verrait reluire la hache du bourreau au fond d’un cachot plus sombre et plus perdu que ne l’est le vôtre ; vous pouvez donc avoir confiance en moi, puisque je cours un risque qui ne peut atteindre Votre Altesse royale.

MARCHIALI.

Mais, monsieur, si vous savez qui je suis... pourquoi essayer de me le faire avouer ?

ARAMIS.

Je voulais savoir si vous vous connaissiez vous-même.

MARCHIALI.

Je me connais.

ARAMIS.

Vous savez alors que vous êtes le frère jumeau de Louis XIV, peut-être son aîné, et que, par conséquent, c’est aussi bien à vous qu’à Louis XIV, peut-être même plus à vous qu’à lui, qu’appartient le trône de France.

MARCHIALI.

Je le savais.

ARAMIS.

En ce cas, vous êtes bien celui que je cherchais.

À genoux.

Votre main, sire.

MARCHIALI.

Que faites-vous ?

ARAMIS.

Je jure dévouement et fidélité à mon roi, et j’espère qu’il n’oubliera jamais que je suis le premier qui, au fond de sa prison, lui a fait ce serment et lui a offert sa vie.

MARCHIALI.

Monsieur, monsieur, à quoi bon me tenter ? Vous l’avez dit, je suis au fond d’une prison.

ARAMIS.

Voici l’ordre de vous en faire sortir.

MARCHIALI.

Cet ordre, qui l’a obtenu ?

ARAMIS.

Moi.

MARCHIALI.

Mon frère a consenti ?

ARAMIS.

Que vous importe de quelle façon cet ordre est ici, puisqu’il y est, puisque le gouverneur ne se refuse pas à y obéir... Eh quoi ! vous n’acceptez pas ?... vous ne vous hâtez pas de sortir de prison ?... Vous voyez un trône en perspective, et vous ne vous élancez pas vers ce trône ?

MARCHIALI.

Vous me parlez du trône, monsieur, comme si je n’avais qu’à mettre le pied sur la première marche. Mais, ce trône, il est occupé... comment me rendrez-vous, avec le droit, le rang et la puissance que l’on m’a pris ?... Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ce trône ; mais jetez-moi, demain, dans quelque vallée profonde, au fond de quelque bois épais, au milieu de quelque désert sauvage ; faites-moi cette joie que je puisse entendre en liberté le bruit du vent dans les arbres, le murmure du ruisseau sur les cailloux, le chant des oiseaux dans les herbes ou le feuillage, de voir le firmament d’azur ou le ciel orageux, et c’en est assez ; ne me promettez pas davantage, car vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper puisque vous vous dites mon ami.

ARAMIS.

Monseigneur, j’admire le sens si droit et si délicat qui dicte vos paroles, et je suis heureux d’avoir deviné mon roi.

MARCHIALI.

Par grâce, n’abusez pas... Je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin d’un trône pour être heureux.

ARAMIS.

Soit ; mais moi, j’ai besoin que vous soyez roi, pour le bonheur de l’humanité.

MARCHIALI.

Qu’a donc l’humanité à reprocher à mon frère ?

ARAMIS.

Ne serait-ce que votre captivité, prince, n’est-ce pas un crime ?

MARCHIALI.

Oh ! oui, car il pouvait venir lui-même en cette prison me prendre la main et me dire : « Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous combattre ; je viens à vous. Un pré- jugé sauvage vous condamnait à périr obscurément au fond d’un cachot, loin de tous les hommes, privé de toutes les joies. Eh bien, je veux vous faire asseoir près de moi, je veux vous attacher au côté l’épée de notre père ; profiterez-vous de ma générosité pour m’étouffer ou me contraindre ? – Oh ! non, lui eussé-je répondu ; je vous regarde comme mon sauveur et vous respecterai comme mon maître ; vous me donnez bien plus que ne m’avait donné Dieu en me donnant la vie, puisque, par vous, j’ai le droit d’aimer et d’être aimé en ce monde ! »

ARAMIS.

Et vous eussiez tenu votre parole, monseigneur ?

MARCHIALI.

Sur ma vie.

ARAMIS.

Tandis que maintenant ?...

MARCHIALI.

Maintenant, je sens que j’ai des coupables à punir.

ARAMIS.

Alors venez, ne perdons pas de temps.

MARCHIALI.

Un mot encore.

ARAMIS.

Dites, mais que ce soit le dernier ; l’heure s’écoule.

MARCHIALI.

Lorsqu’on s’apercevra que le roi de France n’est plus Louis XIV ?

ARAMIS.

Le roi de France s’appellera toujours Louis XIV.

MARCHIALI.

Lorsqu’on verra que ce n’est plus mon frère qui règne ?

ARAMIS.

Qui le verra ?

MARCHIALI.

Mais... ma mère, M. d’Orléans, les grands dignitaires du royaume, la maison royale, le peuple, tout le monde.

ARAMIS.

Oh ! mon Dieu ! Est-il possible que vous ignoriez ?...

MARCHIALI.

Quoi ?

ARAMIS.

La véritable cause de votre détention.

MARCHIALI.

Je vous ai dit tout ce que je savais, monsieur.

ARAMIS.

Avez-vous jamais vu un portrait du roi votre frère ?

MARCHIALI.

Non, jamais.

ARAMIS, lui présentant un médaillon.

Eh bien, tenez, en voici un.

MARCHIALI.

Ah !... c’est là mon frère !...

ARAMIS.

Oui... Et vous ?

MARCHIALI.

Moi !... Que voulez-vous dire ?

ARAMIS.

Vous êtes-vous quelquefois regardé attentivement dans un miroir ?

MARCHIALI.

Au fond d’un cachot !...

ARAMIS, décrochant un miroir et le lui mettant devant les yeux.

Regardez-vous donc, alors.

MARCHIALI, comparant le portrait du roi avec sa propre image.

Juste Dieu ! quelle ressemblance !

ARAMIS.

Eh bien ?

MARCHIALI.

Je comprends tout maintenant !... Oh ! mon frère ! mon frère !

ARAMIS.

À vous sa place sur le trône ! À lui votre place dans cette prison !

MARCHIALI.

Monsieur, si vous pouvez me rendre la place que Dieu m’avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire ; si, grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes et faire honneur à une race par quelques faits illustres ou quelques services rendus à mes peuples ; si, du dernier rang où je languis, je m’élève au faîte des honneurs, soutenu par votre main généreuse et protectrice, eh bien, à vous que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire ; vous serez encore trop peu payé, car jamais je ne réussirai à partager avec vous tout le bonheur que vous m’aurez donné.

ARAMIS.

Monseigneur, votre noblesse de cœur me pénètre de joie et d’admiration... Maintenant, du calme. Vous ne serez roi que quand vous aurez passé la dernière porte de la Bastille.

MARCHIALI.

Je suis calme, voyez.

ARAMIS.

Vous serez un grand roi, sire... car vous êtes déjà un grand cœur !... Baisemeaux !

Baisemeaux entre.

 

 

Scène III

 

ARAMIS, MARCHIALI, BAISEMEAUX

 

ARAMIS.

Mon cher gouverneur, annoncez vous-même à monsieur qu’il est libre.

BAISEMEAUX, à Marchiali.

Jurez d’abord, monsieur, c’est le règlement qui le veut, que vous ne révélerez jamais rien de ce que vous avez vu ou entendu à la Bastille.

MARCHIALI.

Je le jure !

BAISEMEAUX.

Vous êtes libre, alors.

MARCHIALI.

Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde, monsieur !

ARAMIS, à Baisemeaux.

Tenez, Montlezun, votre quittance.

Il sort avec le prince.

 

 

Septième Tableau

 

Les jardins du château de Vaux. Fête donnée au roi par Fouquet.

 

BALLET D’AMAZONES

Après le divertissement, on fait avancer les carrosses du roi et de la reine mère. Leurs Majestés montent en voiture, ainsi que Madame, et partent pour la chasse, précédés d’un détachement de mousquetaires et entourées d’une nombreuse cavalcade de dames et de gentilshommes.

 

 

ACTE V

 

 

Huitième Tableau

 

Au château de Vaux : la chambre de Morphée.

 

 

Scène première

 

ARAMIS, MARCHIALI

 

ARAMIS, ouvrant un grand œil-de-bœuf pratiqué au-dessus de l’alcôve qui occupe le fond du théâtre.

Regardez, monseigneur.

MARCHIALI.

Quelle est cette chambre ?

ARAMIS.

C’est la chambre à coucher du roi.

MARCHIALI.

Et celle où nous sommes ?

ARAMIS.

C’est la chambre Bleue, que j’occupe toujours au château de Vaux ; comme vous le voyez, elle est au-dessus de celle du roi, je l’avais choisie à dessin.

MARCHIALI.

Vous pouviez donc choisir ?

ARAMIS.

Ne suis-je pas l’ami de M. Fouquet ? N’est-ce pas moi qui ai tout disposé à Vaux en l’absence et pour le compte du surintendant ? En un mot, n’ai-je pas été l’ordonnateur de la fête ? Menuisiers, peintres, serruriers, mécaniciens, tout a obéi à mes ordres, et vous verrez bientôt de quelle façon particulière est disposé le lit du roi.

MARCHIALI.

Le lit du roi ?

ARAMIS.

À propos, m’est-il permis d’adresser une question à Votre Altesse royale ?

MARCHIALI.

Faites.

ARAMIS.

J’avais envoyé à Votre Altesse un homme à moi, chargé de lui remettre un cahier de notes, rédigées avec sûreté, lesquelles permettaient à Votre Altesse de connaître à fond toutes les personnes qui composent et composeront sa cour.

MARCHIALI.

J’ai lu toutes ces notes.

ARAMIS.

Attentivement ?

MARCHIALI.

Je les sais par cœur...

Voyant d’Artagnan qui traverse la chambre.

Tenez, vous allez en juger : voici M. d’Artagnan ; je le reconnais au portrait que vous m’avez fait de lui.

ARAMIS.

Oui, sire, M. d’Artagnan, votre capitaine des mousquetaires, fidèle comme un chien, mordant quelquefois ; si d’Artagnan ne vous reconnaît pas avant que l’autre ait disparu, comptez sur d’Artagnan à toute extrémité, car alors il n’a rien vu, il gardera sa fidélité ; s’il a vu trop tard, il est Gascon, et n’avouera jamais qu’il s’est trompé.

MARCHIALI.

Ah !

ARAMIS.

Qu’y a-t-il ?

MARCHIALI.

Ciel !... ma... ma mère !... Oh ! qu’elle m’a fait souffrir !... N’importe ! c’est ma mère !

ARAMIS.

Sire, pas d’imprudence !

Il referme doucement l’œil-de-bœuf. Des dames de la cour entrent, précédant la reine.

 

 

Scène II

 

D’ARTAGNAN, LA REINE

 

LA REINE.

Voyons, monsieur d’Artagnan, dites-moi ce qui s’est passé ; dites-moi d’où vient la colère de mon fils.

D’ARTAGNAN.

Madame, je soupçonne M. Colbert d’avoir grandement irrité le roi contre M. Fouquet.

LA REINE.

Contre M. Fouquet ?

D’ARTAGNAN.

Oui, madame. On parle d’un billet du surintendant à mademoiselle de la Vallière ; ce billet, surpris par M. Colbert, a été, par lui, remis au roi... Voilà sans doute pourquoi Sa Majesté m’a ordonné de venir ici attendre un ordre d’arrestation.

LA REINE.

Un ordre d’arrestation ! contre M. Fouquet ?

 

 

Scène III

 

D’ARTAGNAN, LA REINE, LE ROI

 

LE ROI, à d’Artagnan.

Gardez M. Fouquet jusqu’à ce que j’aie pris une résolution.

D’ARTAGNAN.

Et quand le roi aura-t-il pris sa résolution ?

LE ROI.

Ce soir même. Maintenant, qu’on me laisse seul !

LA REINE.

Seul ?

LE ROI.

Je n’ai besoin de personne.

LA REINE.

Pas même de moi ?

LE ROI.

Non, ma mère, non, je vous remercie.

LA REINE.

Un dernier mot, mon fils. Convient-il de congédier les personnes réunies dans la galerie ?

LE ROI, avec amertume.

Non... non... qu’elles demeurent !... qu’elles jouissent des merveilles de M. Fouquet, en attendant la surprise que je leur prépare !

À Saint-Aignan.

A-t-on prévenu mademoiselle de la Vallière ?... lui a-t-on dit de venir ici ?... Je veux la voir... je veux... Ah ! je souffre !...

Tout le monde sort.

SAINT-AIGNAN.

Sire, voici mademoiselle de la Vallière.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LOUISE

 

LOUISE.

Sire, qu’avez-vous ?

LE ROI, avec colère.

J’ai... j’ai de l’humiliation.

LOUISE.

De l’humiliation ? Oh ! que dites-vous, sire ?

LE ROI.

Je dis que là où je suis, nul autre ne devrait être le maître. Eh bien, regardez si je ne m’éclipse pas, moi le roi de France, devant le roi de ce domaine ! Oh ! quand je pense que ce roi est un serviteur infidèle qui se fait orgueilleux avec mon bien volé ! Aussi, je vais lui changer sa fête en un deuil dont la nymphe de Vaux, comme disent les poètes de cet impudent ministre, gardera longtemps le souvenir !

LOUISE.

Ah ! Votre Majesté !...

LE ROI.

Eh bien, mademoiselle, allez-vous prendre le parti de M. Fouquet ?

LOUISE.

Non, sire ; je vous demanderai seulement si vous êtes bien renseigné. Votre Majesté a appris à connaître la valeur des accusations de cœur.

LE ROI.

Des accusations ?... Oh ! cette fois, je sais à quoi m’en tenir, et M. d’Artagnan aura des ordres terribles.

LOUISE.

Des ordres terribles ?...

LE ROI.

Eh ! oui, pardieu ! je lui ordonnerai d’arrêter ce titan orgueilleux qui, fidèle à sa devise, menace d’escalader mon ciel.

LOUISE.

Arrêter M. Fouquet, qui se ruine en ce moment pour faire honneur à son roi ?

LE ROI.

Comme vous le défendez !

LOUISE.

Sire, ce n’est pas M. Fouquet que je défends, c’est vous-même.

LE ROI.

Moi-même ?... Vous me défendez ?... En vérité, mademoiselle, vous mettez à ce que vous dites une étrange passion !

LOUISE.

Je mets de la passion, non pas à ce que je dis, sire, mais à servir Votre Majesté. J’y mettrais, s’il le fallait, ma vie, et cela avec la même passion !... Sire, quand le roi agit bien, si le roi fait tort à moi ou aux miens, je me tais ; mais, le roi me servît-il, moi ou ceux que j’aime, si le roi agit mal, je le lui dis, j’ose le lui dire, car je l’aime !

LE ROI.

Eh ! mademoiselle, il me semble que M. Colbert, qui m’a instruit, qui m’a tout révélé, il me semble que M. Colbert, lui aussi, aime son roi.

LOUISE.

Oui, nous l’aimons tous deux, chacun à sa manière. Seulement, je l’aime, moi, si fortement, que tout le monde le sait ; si purement, que le roi lui-même ne doute pas de mon amour ; mais quiconque touche à son honneur touche à ma vie. Or, je répète que ceux-là veulent déshonorer le roi qui lui conseillent de faire arrêter M. Fouquet chez lui.

LE ROI.

Mademoiselle, prenez garde, je n’aurais qu’un mot à dire...

LOUISE.

Sire, ne le dites pas, ce mot qui serait un mot de colère ! M. Fouquet a commis des crimes, je le sais, parce que le roi l’a dit ; et du moment que le roi a dit : « Je crois », je n’ai pas besoin qu’une autre bouche dise : « J’affirme ». Mais, M. Fouquet fût-il le dernier des hommes, sa maison fût-elle un repaire de faux monnayeurs, sa maison est sainte, son château est inviolable, puisqu’il y loge sa femme et son roi ! C’est un lieu d’asile que des bourreaux ne violeraient pas.

LE ROI.

Eh bien, mademoiselle, si je suis irrité contre M. Fouquet, ce n’est pas parce qu’il me vole mes finances, ce n’est pas parce que, avec mon or, il me corrompt secrétaires, généraux, amis, artistes ; c’est... c’est parce qu’il ne respecte pas même mes affections les plus chères... c’est parce qu’il ose lever les yeux sur vous... Enfin, c’est parce qu’il vous a écrit.

LOUISE.

À moi ?

LE ROI.

À vous !... Reconnaissez-vous ce billet ?

LOUISE.

Ce billet ! comment le reconnaîtrais-je, puisque je ne l’ai pas reçu ?

LE ROI.

Vous n’avez pas reçu ce billet ?

LOUISE.

Jamais !

LE ROI.

Jamais ?

LOUISE.

Je le jure !

LE ROI.

Vous le jurez ?

LOUISE.

Devant Dieu ! Me croyez-vous, sire ?

LE ROI, à part.

Ce regard est si limpide, si brillant de franchise... et d’amour ! Comment douter ?

Haut.

Louise, je te crois... oui, je te crois. Ce billet n’est point parvenu jusqu’à toi ; il n’a souillé ni ta main ni tes yeux... Mais enfin cet homme t’a écrit... Je me vengerai !

LOUISE.

Oh ! sire, point de vengeance... ne coûtons à personne ni larmes ni douleurs.

LE ROI.

Pas même ?...

LOUISE.

Pas même à l’auteur de ce billet.

LE ROI.

Vous êtes la meilleure, la plus douce des femmes ! Aussi, nulle n’aura sur moi l’empire que vous avez... Vous m’ordonnez de me calmer, je suis calme... vous voulez que je règne par la bonté, par la clémence, je serai bon et clément : vous êtes ma vie... vous êtes mon âme !

LOUISE.

C’est donc bien vrai... vous m’aimez ?

LE ROI.

Oui, je t’aime à deux genoux, de toutes les forces que Dieu a mises dans mon cœur.

LOUISE.

Alors, je n’ai plus rien à désirer, car votre amour, sire, est tout mon bonheur en ce monde.

Entre un huissier.

LE ROI.

Qu’y a-t-il ?

L’HUISSIER.

Son Altesse Madame réclame le service de mademoiselle de la Vallière.

LOUISE.

Je laisse mon roi et lui souhaite une nuit toute remplie des sentiments que j’emporte moi-même... Adieu, sire, adieu !

LE ROI.

Louise... je t’aime !... je t’aime !...

La Vallière lui tend son front. Le roi y dépose un baiser ; elle s’enfuit.

 

 

Scène V

 

LE ROI, seul

 

Je l’ai promis... je pardonnerai à M. Fouquet... Oui... mais Colbert pardonnera-t-il, lui ?... Oh ! je suis brisé ! c’est trop d’émotions !...

Il se jette sur le lit.

Ce que j’éprouve, c’est comme de l’anéantissement... Il me semble que je dors tout éveillé... que la lumière disparaît peu à peu... que les objets s’éloignent insensiblement... et que ce lit lui-même... Ah !...

Sa voix s’éteint, le lit s’enfonce sous terre.

ARAMIS, qui a rouvert l’œil-de-bœuf, se penchant en dehors.

Porthos !... êtes-vous là ?

PORTHOS, de dessous.

Oui.

ARAMIS.

Eh bien ?

On entend un cri étouffé.

PORTHOS.

C’est fait !

ARAMIS, à Marchiali.

Maintenant, sire, daignez prendre place sur ce lit royal.

MARCHIALI.

Je m’abandonne à vous !

L’œil-de-bœuf se referme. Un lit, tout pareil à celui qui a disparu sous terre, descend lentement du cintre. Marchiali y est étendu. Aramis est debout au pied du lit.

 

 

Scène VI

 

ARAMIS, MARCHIALI

 

ARAMIS.

Une tombe royale vient de s’ouvrir et de se fermer ; un nouveau règne commence. Sire, votre premier ministre peut-il agir maintenant ?

Signe affirmatif de Marchiali.

Au surintendant, d’abord.

Ouvrant la porte de gauche.

Qu’on aille chercher M. Fouquet... ordre du roi !...

Revenant au bureau et faisant signer un papier à Marchiali.

Qu’on avertisse M. le baron du Vallon ; service du bougeoir, coucher du roi !... Pauvre Porthos ! va-t-il être heureux et fier !

Cris au dehors : Le roi ! le roi !

C’est le peuple qui demande Votre Majesté... Allez, sire, allez ; tout dépend de vous maintenant ; vous voilà face à face avec votre destin... Allez hardiment à lui !

Nouveaux cris de Vive le roi ! Marchiali hésite un instant, puis il s’élance par la porte de droite. Aramis le suit.

 

 

Scène VII

 

FOUQUET, D’ARTAGNAN, L’HUISSIER

 

L’HUISSIER, à d’Artagnan et à Fouquet.

Entrez, messieurs, et attendez.

FOUQUET, avec étonnement.

Le roi me demande après m’avoir fait arrêter ? Que signifie ?... N’importe, je le sens, je suis perdu !

D’ARTAGNAN.

Ce qui se passe me paraît du meilleur augure... et cependant vous êtes triste, monsieur.

FOUQUET.

Vous vous trompez, capitaine, je ne suis que pensif.

D’ARTAGNAN.

Et ce fantôme ?...

FOUQUET.

C’est ma plus grande ennemie, la solitude ! la solitude que j’entrevois au bout de ma disgrâce... Je n’ai jamais vécu seul, moi, capitaine ; je ne suis rien du tout seul ; j’ai employé mon existence à me faire des amis dont j’espérais me faire un jour des soutiens. La pauvreté, je ne la crains pas ; je l’ai souvent entrevue au milieu de mes triomphes. Je ne serai jamais pauvre, moi, avec des amis comme la Fontaine, comme Pélisson, comme Molière... Mais, au delà de la pauvreté, il y a la solitude, l’exil, la prison... Oh ! si vous saviez comme je suis seul en ce moment, monsieur, et comme vous me paraissez, vous qui allez bientôt me séparer de tout ce que j’aime, l’image de la solitude, du néant, de la mort !

D’ARTAGNAN.

Bon ! vous vous exagérez les choses ; le roi vous aime au fond.

FOUQUET.

Cruellement, oui !

D’ARTAGNAN.

Seulement, il vous ruinera un jour ou l’autre.

FOUQUET.

Je l’en défie bien, je suis ruiné !

D’ARTAGNAN.

Eh bien, je vois avec plaisir que vous prenez la chose du bon côté. Vous appartenez à la postérité, monsieur Fouquet, ayant joué un grand rôle dans l’histoire de votre temps, et vous n’avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi qui ai l’air d’exercer une supériorité sur vous parce que je vous ai arrêté. Le sort, qui distribue leur emploi aux comédiens de ce monde, m’en avait donné un moins beau, moins agréable à jouer que n’était le vôtre ; vous avez abusé de l’or, vous avez commandé, vous avez joui de toutes choses ; moi, j’ai traîné ma longe ; moi, j’ai obéi ; moi, j’ai pâti. Eh bien, si peu que je vaille près de vous, monsieur, le souvenir de ce que j’ai fait me tient lieu d’un aiguillon qui m’empêche de courber trop tôt ma vieille tête ; je serai jusqu’au bout bon cheval d’escadron, et je tomberai tout roide, tout d’une pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma place... Faites comme moi, monsieur Fouquet, vous ne vous en trouverez pas plus mal ; cela n’arrive qu’une fois aux hommes comme vous, de tomber, car ils tombent de si haut, qu’ils s’écrasent d’un coup ; le tout est de bien choisir sa place, comme je vous le disais, quand cela arrive... Il y a un proverbe latin dont j’oublié les mots, mais je me souviens du sens, car toute ma vie je l’ai médité : « La fin couronne l’œuvre. »

FOUQUET.

Voilà un beau sermon !

D’ARTAGNAN.

Sermon de mousquetaire, monseigneur.

FOUQUET.

Vous m’aimez donc, vous qui me dites tout cela ?

D’ARTAGNAN.

Peut-être.

On entend au dehors des cris de Vive le roi !

Mais voici le roi, sans doute. Que vois-je ?... Monsieur d’Herblay chez le roi !

 

 

Scène VIII

 

FOUQUET, D’ARTAGNAN, ARAMIS, un papier à la main

 

FOUQUET.

Aramis !

ARAMIS, à Fouquet.

Oui, moi, monseigneur, moi qui vous apporte la liberté !

FOUQUET.

Je suis libre ?

D’ARTAGNAN.

Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

ARAMIS, à d’Artagnan.

Lisez !

D’ARTAGNAN.

Ordre du roi, en effet.

FOUQUET.

À qui dois-je ce revirement subit ?

D’ARTAGNAN.

Et inexplicable ?

ARAMIS.

À moi.

FOUQUET.

À vous ?

D’ARTAGNAN.

Comment se fait-il que vous soyez devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parlé que deux fois en votre vie ?

ARAMIS.

Mes amis, vous croyez que je n’ai vu le roi que deux fois, tandis que je l’ai vu souvent, très souvent ; seulement... nous nous cachions, voilà tout.

D’ARTAGNAN.

Je ne comprends pas...

ARAMIS.

Mon cher d’Artagnan, rendez-vous auprès du roi... Tenez, là... dans cette galerie ; demandez-lui si cet ordre est bien réel.

D’ARTAGNAN.

Mais...

ARAMIS.

Allez, allez ! que diable ! ne voyez-vous pas Sa Majesté ?

D’ARTAGNAN.

Si fait... en personne... J’y vais... j’y vais... C’est fort bien... mais le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose.

Il rend à Fouquet son épée, et sort.

 

 

Scène IX

 

FOUQUET, ARAMIS

 

FOUQUET.

Ma foi, mon cher d’Herblay, je vous avoue que moi non plus, je ne comprends absolument rien à ce qui se passe ! Me l’expliquerez-vous, enfin ?

ARAMIS.

Oui, et en deux mots. Vous veniez d’être arrêté comme prévaricateur ; vous alliez être jugé par le parlement comme concussionnaire, comme voleur ; vous alliez être condamné à l’exil, à la prison, à la mort peut-être !

FOUQUET.

Eh bien ?...

ARAMIS.

Eh bien, maintenant, vous êtes libre.

FOUQUET.

Mais comment ?

ARAMIS.

M. Colbert grandissait, le roi vous haïssait ; M. Colbert n’est plus qu’un commis, et le roi vous aime !

FOUQUET.

Parlez clair, ou je deviens fou.

ARAMIS.

Vous souvient-il de la naissance de Louis XIV ?

FOUQUET.

Comme d’hier.

ARAMIS.

N’avez-vous rien entendu dire lors de cette naissance ?

FOUQUET.

Rien ; sinon qu’il pourrait bien n’être pas le fils de Louis XIII.

ARAMIS.

Ce n’est point cela ; n’avez-vous pas entendu dire que la reine fût accouchée de deux jumeaux ?

FOUQUET.

Jamais !

ARAMIS.

Cela fut ainsi.

FOUQUET.

Après ?

ARAMIS.

On supprima l’un des deux jumeaux, on le mit à la Bastille.

FOUQUET.

Et l’autre ?

ARAMIS.

L’autre, on le mit sur le trône. Ces deux jumeaux se ressemblent tellement, que leur mère s’y trompait... et s’y trompe encore en ce moment.

FOUQUET.

Bien ! bien ! vous avez compté sur moi pour vous aider à réparer le mal fait au pauvre frère de Louis XIV ? Vous avez bien pensé, je vous aiderai ; merci, d’Herblay, merci !

ARAMIS.

Ce n’est pas cela du tout.

FOUQUET.

Alors vous avez été trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est parvenue ; vous l’avez supplié, il a refusé de vous entendre ; vous avez fait la menace de la révélation du secret, et Louis XIV, épouvanté, a dû accorder à cette menace ce qu’il refusait à votre intercession généreuse... Je comprends... je comprends... vous tenez le roi.

ARAMIS.

Vous ne comprenez pas le moins du monde.

FOUQUET.

Alors, que voulez-vous dire ?

ARAMIS.

Ce que je veux dire ? Je veux dire que le roi qui vous ruinait, que le roi qui vous haïssait, que le roi qui vous faisait arrêter, qui allait vous livrer à l’exil, à la prison, à la mort peut-être, que celui-là a disparu dans le plus profond des cachots du château de Vaux et, demain, disparaîtra bien plus profondément encore, car il rentrera à la Bastille sous le nom de Marchiali, c’est-à-dire de son frère.

FOUQUET.

Tandis que son frère ?...

ARAMIS.

Eh bien, mais, vous le voyez, c’est lui qui vient d’ordonner votre liberté ; c’est lui qui, au lieu de vous ruiner, va vous enrichir, qui, au lieu de vous dégrader, va vous combler d’honneurs, vous faire grand parmi les grands, duc, prince, ce que vous voudrez, enfin.

FOUQUET.

Juste ciel ! et qui a conduit cette horrible machination ?

ARAMIS.

Moi.

FOUQUET.

Vous avez détrôné le roi ? vous l’avez emprisonné ?

ARAMIS.

Oui.

FOUQUET.

Et l’action s’est accomplie ici ?

ARAMIS.

Oui, ici même, dans cette chambre.

FOUQUET.

À Vaux, chez moi ?

ARAMIS.

À Vaux, chez vous ; car Vaux est surtout à vous depuis que M. Colbert ne peut plus vous le voler.

FOUQUET.

Chez moi, ce crime ?

ARAMIS.

Ce crime !

FOUQUET.

Ce crime abominable ! ce crime plus exécrable qu’un assassinat ! ce crime qui déshonore à jamais mon nom et me voue à l’horreur de la postérité !

ARAMIS.

Vous êtes en délire, monsieur... vous parlez trop haut... Prenez garde !...

FOUQUET.

Je crierai si haut, que l’univers m’entendra.

ARAMIS.

Monsieur Fouquet ! prenez garde !...

FOUQUET.

Oui, vous m’avez déshonoré en commettant cette trahison, cet attentat contre celui qui reposait paisiblement sous mon toit ! Oh ! malheur sur vous !

ARAMIS.

Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de votre vie !

FOUQUET.

C’était mon hôte... c’était mon roi...

ARAMIS.

Ai-je affaire à un insensé ?

FOUQUET.

Vous avez affaire à un honnête homme !

ARAMIS.

Fou !

FOUQUET.

À un homme qui aime mieux vous tuer que de laisser consommer son déshonneur.

Il saisit son épée.

ARAMIS.

Fou !

Le surintendant jette l’épée.

FOUQUET.

Monsieur, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon opprobre ! Si vous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort... Vous ne répondez rien ?

ARAMIS.

Réfléchissez à tout ce qui nous attend ; cette justice étant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie.

FOUQUET.

Vous avez pu agir dans mon intérêt, soit... mais je n’accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux pas vous perdre ; vous allez sortir de cette maison ; je suis hospitalier pour tous ; vous ne serez pas sacrifié plus que ne le sera celui dont vous aviez conjuré la perte.

ARAMIS.

Vous le serez, vous, vous le serez !

FOUQUET.

J’accepte l’augure ; mais rien ne m’arrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France ; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du roi.

ARAMIS.

Quatre heures !

FOUQUET.

C’est plus qu’il n’en faut pour vous embarquer et gagner Belle-Isle, que je vous donne pour refuge.

ARAMIS.

Ah !

FOUQUET.

Belle-Isle sera pour vous comme Vaux est pour le roi : tant que je vivrai, il ne tombera pas un seul cheveu de votre tête. Allez !

ARAMIS.

Oh ! malheur !

FOUQUET.

Partez donc !... courons tous les deux, vous au salut de votre vie, moi au salut de mon honneur !

ARAMIS, tombant anéanti sur un siège.

Ah !... Fouquet, votre loyauté m’écrase !... votre générosité me tue !...

Fouquet sort précipitamment. Porthos a paru depuis quelques instants.

 

 

Scène X

 

PORTHOS, ARAMIS

 

ARAMIS.

Porthos ! vous étiez là ?... vous avez entendu ? Ah !

PORTHOS.

Ainsi donc, nous voilà brouillés avec Louis XIV ! Et moi qui croyais servir le vrai roi...

ARAMIS.

Pardon, Porthos, je vous ai trompé ; mais je prendrai tout sur moi seul.

PORTHOS.

Que dites-vous, ami ?...

ARAMIS.

Non... non... je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas de dévouement inopportun ! vous ne saviez rien de mes projets ; vous n’avez rien fait par vous-même... Moi, c’est différent ; je suis seul l’auteur du complot. J’avais besoin de mon inséparable compagnon ; je vous ai appelé, et vous êtes venu à moi, en vous souvenant de notre ancienne devise : « Tous pour un, un pour tous ! » Mon crime, cher Porthos, est d’avoir été égoïste !...

PORTHOS.

Voilà une parole que j’aime, et dès que vous avez agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en vouloir... c’est si naturel !

ARAMIS.

Ah ! Porthos ! en présence de votre naïve grandeur, combien je me trouve petit !... Mais que faire ?... que devenir ?...

PORTHOS.

Allons à Belle-Isle... nous nous retrancherons dans la grotte de Locmaria avec un baril de poudre... Si l’on nous poursuit, nous y mettrons le feu, et nous nous ferons un sépulcre de roches brisées... de montagnes écroulées... Ce seront de splendides funérailles, des funérailles de géants ! Venez, Aramis, venez !...

Ils sortent par la gauche.

 

 

Scène XI

 

LA REINE et COLBERT, entrant par la droite, DAMES de la cour

 

LA REINE.

En vérité, monsieur Colbert, je ne comprends rien à ce qui se passe !... M. Fouquet, rentré en grâce !... un M. d’Herblay devenu premier ministre... et mademoiselle de la Vallière, la favorite d’hier, éloignée brusquement de la cour... Je m’y perds !

COLBERT.

Allons, madame ; l’explication de tous ces mystères ne saurait tarder.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LOUISE

 

LOUISE.

Mon Dieu ! d’où viennent toutes ces rumeurs ?...

S’arrêtant.

Ah ! la reine !

LA REINE.

Qui vous donne cette hardiesse, mademoiselle, de vous présenter ici ?... Au surplus, vous arrivez à merveille pour connaître le parti que Sa Majesté vient de prendre à votre égard.

LOUISE.

Madame... pardonnez !... que veut dire ?...

LA REINE.

Je veux dire que vous allez être rendue à votre famille ; l’ordre est formel.

LOUISE.

Vous dites, madame, que le roi ?...

LA REINE.

Eh bien, oui, c’est le roi...

LOUISE, joignant les mains.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... mais c’est impossible !...

LA REINE.

Eh ! mademoiselle, c’est fort beau de joindre les mains ; mais, si soumise que vous paraissiez au roi du ciel, il convient que vous fassiez un peu la volonté des princes de la terre !... Ainsi, je vous le répète, obéissez à l’ordre qui vous enjoint de vous retirer à Blois.

LOUISE.

Quoi ! après ce qui s’est passé ici même... après ce qu’il m’a dit ?... C’est un rêve affreux !... Non... j’ai bien entendu !... Mais... alors, il n’aime pas ! il ne m’a jamais aimée ! que dis-je ? il me méprise au point de m’abandonner à une honteuse expulsion... Oh ! Louis ! Louis !

À la reine.

Madame, j’obéis ; seulement, ayez la bonté de dire au roi votre fils... que j’ai le cœur brisé... que je ne puis comprendre... que je souffre bien... mais que je lui pardonne le mal qu’on me fait... Dites-lui qu’après m’être sacrifiée au roi qui m’abandonne et qui m’oublie... je vais me consacrer à celui qui n’abandonne jamais ceux qui ne l’oublient pas.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, D’ARTAGNAN, MARCHIALI, FOUQUET, LE ROI, SEIGNEURS

 

D’ARTAGNAN, venant de droite, et annonçant.

Le roi !...

Entre Marchiali.

FOUQUET, venant de gauche, et annonçant Le roi !...

Entre Louis XIV.

LA REINE, regardant à la fois à droite et à gauche, et poussant un cri.

Ah !

Marchiali recule avec épouvante.

LE ROI.

Il paraît que tout le monde ici a méconnu son roi...

Montrant Marchiali.

Capitaine d’Artagnan, faites votre devoir !

LA REINE, s’élançant vers le roi, suppliante.

Louis ! Louis !...

D’ARTAGNAN, allant à Marchiali.

Monsieur, vous êtes mon prisonnier !

 

 

Neuvième Tableau

 

La grotte de Locmaria.

 

 

Scène première

 

ARAMIS, PORTHOS

 

ARAMIS.

Vous reconnaissez-vous, Porthos ?

PORTHOS.

Par ma foi ! nous sommes dans la grotte de Locmaria.

ARAMIS.

Où, prévoyant l’issue désastreuse du combat que nous venons de livrer aux gens du roi, j’ai fait conduire une barque et donné rendez-vous à trois hommes.

PORTHOS.

Aramis, je crois que nous aurions dû nous faire tuer sur le rempart.

ARAMIS.

Et à quoi eût servi notre mort ?

PORTHOS.

À ne pas fuir, à ne pas être obligés de nous cacher, comme des renards, dans ce terrier !

Il chancelle.

ARAMIS.

Qu’y a-t-il, Porthos ?

PORTHOS.

Mon ami, c’est une faiblesse qui me prend.

ARAMIS.

Eh bien, asseyez-vous sur ce bloc ; moi, je vais faire à nos hommes le signal convenu et les aider à mettre le canot à la mer.

PORTHOS.

Allez, cher Aramis, vous êtes toute sagesse et toute prudence.

Aramis imite le cri de la chouette ; on lui répond par celui du chat-huant.

ARAMIS, du côté opposé à celui où est Porthos.

Vous êtes là, Jonathas ?...

JONATHAS, dans la coulisse.

Oui, monseigneur... avec Goënec et son fils.

ARAMIS.

Le canot et les munitions sont prêts ?

JONATHAN.

Huit mousquets, cinq cents cartouches et un baril de poudre ; oui, monseigneur.

ARAMIS.

C’est bien... commençons par tirer le canot de cette grotte ; ensuite, nous le mettrons à l’eau.

 

 

Scène II

 

PORTHOS, seul

 

Décidément, je crois que j’ai eu raison de faire mon testament... Je me sens fatigué, c’est la première fois... Il y a, dans ma famille, une tradition à ce sujet : quand les jambes viennent à nous manquer, c’est que notre mort est proche.

Essayant de marcher.

Moi !... aujourd’hui, c’est singulier, je puis à peine me tenir debout...

On entend des fanfares et des aboiements de chiens.

 

 

Scène III

 

PORTHOS, ARAMIS

 

ARAMIS.

Porthos !

PORTHOS.

Quoi ?

ARAMIS.

Écoutez...

On entend des voix : « Tayaut ! tayaut ! tayaut ! »

PORTHOS.

On dirait des chasseurs...

ARAMIS.

Avez-vous vu passer comme une ombre ?...

PORTHOS.

Quelle ombre ?

ARAMIS.

Un renard !

PORTHOS.

Pardieu ! rien d’étonnant !... Vous rappelez-vous, Aramis, que, quand nous chassions, l’animal venait toujours se terrer dans cette grotte ?...

ARAMIS, saisissant le bras de Porthos.

Porthos !

PORTHOS.

Eh bien ?

ARAMIS.

Les voyez-vous ?...

PORTHOS.

Oh ! oh ! des chasseurs...

ARAMIS.

Non, pardieu ! mais des gardes du roi qui, en battant la campagne, ont fait lever un renard, l’ont suivi jusqu’à la grotte, et délibèrent pour savoir s’ils doivent y entrer. Porthos, s’ils entrent, ils nous découvrent... Maudits soyons-nous alors ! car nous sommes perdus !

PORTHOS.

Ils approchent... je les vois... Bon !... ils ne sont qu’une douzaine !

ARAMIS, remettant une barre de fer à Porthos.

Porthos, vite à la barque ; tirez-la au bord de la mer. Nous, embusqués là, nous défendrons l’entrée de la grotte jusqu’à ce que vous ayez mis la barque à flot...

PORTHOS.

Sauf votre avis, Aramis, je crois qu’il vaudrait mieux que je restasse ici, avec ce levier à la main ; et alors, invisible, inattaquable, à mesure qu’ils entrent, je laisse tomber ma barre de fer sur les crânes... C’est une façon de les tuer, les uns après les autres, discrètement et sans bruit... Que dites-vous du projet ? vous sourit-il ?

ARAMIS.

Excellent, cher ami !

PORTHOS.

Et puisqu’ils ne sont qu’une poignée, la chose peut être faite en deux ou trois minutes.

Voix confuses au dehors.

PORTHOS, bas.

Aramis... ils entrent...

ARAMIS.

Eh bien, frappez !...

Il s’éloigne. Musique dans laquelle on entend les coups sourds de la barre de fer frappant sur les crânes et les cris étouffés de ceux qui tombent.

UNE VOIX.

Trahison !... En retraite !... en retraite... compagnons !... Maintenant, feu !...

Coups de feu.

PORTHOS, riant.

Pas touché !... Ah !... ah !...

ARAMIS, revenant avec un baril de poudre.

Eh bien ?...

PORTHOS.

Voyez !...

ARAMIS, regardant.

Ah ! ils ont battu en retraite. Ils se consultent à distance...

PORTHOS.

Qu’ils reviennent !... Je les attends...

ARAMIS.

Porthos, prenez ce baril, auquel je viens d’attacher une mèche ; attendez que nos ennemis ne soient plus qu’à quelques pas de vous, et lancez-le au milieu d’eux... Le pouvez-vous ?

PORTHOS, prenant le baril dans sa main.

Pardieu ! à peine s’il pèse cent livres...

ARAMIS.

Vous avez bien compris ?

PORTHOS.

Bon ! quand on m’explique, je comprends toujours. Donnez l’amadou...

ARAMIS.

Tenez, le voici... Lancez la foudre, mon Jupiter, et venez nous rejoindre.

 

 

Scène IV

 

PORTHOS, seul

 

Soyez tranquille !...

On entend à la fois le tambour et la trompette.

Bon !... les voilà...

Il lance le baril. Les tambours cessent de battre, les clairons de sonner. On entend les cris : « Coupez la mèche ! coupez la mèche ! »

ARAMIS, de loin.

Venez, venez, Porthos !...

PORTHOS, essayant en vain de fuir.

Oui, oui... Voilà ma fatigue qui me reprend... Je ne puis plus marcher... Qu’est-ce à dire ?...

ARAMIS, de loin.

Vite, vite, Porthos !...

PORTHOS.

Allez, allez, me voilà... Impossible !... je suis un homme mort !

ARAMIS, de loin.

Le baril va sauter ! au nom du ciel, venez !...

VOIX, au dehors.

Arrivez, monseigneur !...

Le baril éclate. Les rochers s’écroulent sur Porthos.

PORTHOS, après avoir un instant essayé de soulever les rochers, tombant écrasé sous leur masse.

Ah !... trop lourd !... 150

Après l’écroulement, on voit au fond la mer. Aramis, dans une barque, s’éloigne à force de rames.

 

 

Scène V

 

D’ARTAGNAN, arrivant sur les décombres, suivi de quelques mousquetaires

 

Grâce ! grâce !... au nom du roi !... Porthos ! Porthos !... Malheur ! il n’est plus temps !... Le géant dort du sommeil éternel dans le sépulcre que Dieu a fait à sa taille.

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