Le Prince (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 novembre 1876.

 

Personnages[1]

 

CARDINET

ESCOULOUBINE

MONICOT

GEORGES

LE PRINCE WOLINZOFF

LÉOPOLD

GONTRAN

UN PETIT PATRONNET

COQUARD

LE PÂTISSIER

UN DOMESTIQUE

MADAME CARDINET

SIMONNE

DENISE

MANETTE

MARCELINE

MARIANNE

JULIETTE

 

Les deux premiers actes se passent à Saint-Malo, les deux derniers à Paris.

 

 

ACTE I

 

Chez Cardinet. Un salon de province, sévèrement meublé. Au fond une cheminée ; devant la cheminée, un grand fauteuil. Portes dans les pans coupés. À droite, deuxième plan, une autre porte. À gauche, une fenêtre, Du même côté un guéridon. Meubles, fauteuils, chaises, etc. etc. Housses sur les meubles.

 

 

Scène première

 

CARDINET, assis devant la cheminée, le dos tourné an public, complètement caché dans un énorme fauteuil, MADAME CARDINET, MANETTE

 

Au lever du rideau, madame Cardinet est assise près du guéridon et tient une lettre à la main. Manette est debout près d’elle.

MADAME CARDINET.

Hier soir, Manette, vous m’avez demandé la permission d’aller passer la soirée chez votre cousine Ferrouillat qui était souffrante, disiez-vous, je vous ai accordé cette permission, vous êtes sortie, et vous n’êtes pas allée chez votre cousine Ferrouillat.

MANETTE, humblement et les yeux baissés.

Madame...

MADAME CARDINET.

Osez-vous dire que vous y êtes allée, voyons, si vous osez le dire, dites-le...

MANETTE.

Non, madame, je ne suis pas allée chez ma cousine.

MADAME CARDINET.

Où êtes-vous allée ?

MANETTE.

Je suis allée à la comédie.

MADAME CARDINET.

À la comédie !...

MANETTE.

Oui, madame, je mourais d’envie de voir ces comédiens de Paris qui sont arrivés ici depuis trois jours... mais comme je connaissais les principes de madame, comme je savais que si je demandais à madame la permission d’aller au théâtre, madame me la refuserait...

MADAME CARDINET.

Il vous a paru plus simple...

MANETTE.

Oui, madame.

MADAME CARDINET.

Je vous sais gré de votre franchise et je vous pardonnerais de grand cœur si vous n’aviez commis qu’une faute légère, mais la faute que vous avez commise est grave, très grave ; aller au théâtre... et y aller le jour où il y a des comédiens de Paris !... Il va falloir faire votre malle, mon enfant, et vous en aller.

MANETTE.

Oh ! madame...

MADAME CARDINET.

Vous étiez prévenue... quand vous êtes entrée ici, je ne vous ai pas laissé ignorer que ma maison était une des plus sévères de Saint-Malo.

MANETTE.

Madame me renvoie, vraiment ?

MADAME CARDINET.

Je le regrette, mais il m’est impossible de faire autrement, tout à fait impossible.

S’adressant à Cardinet.

N’est-ce pas votre avis, monsieur Cardinet ?

CARDINET, avec un simple mouvement de tête et se renfonçant aussitôt dans son fauteuil.

Tout ce que vous voudrez, ma bonne amie...

MADAME CARDINET.

Je vous demande si vous ne trouvez pas comme moi ?...

CARDINET.

Tout ce que vous voudrez, je vous dis, tout ce que vous voudrez.

Il disparaît de nouveau.

MADAME CARDINET.

Tout ce que je voudrai, tout ce que je voudrai, je le sais bien que l’on fera tout ce que je voudrai, mais il me semble que vous pourriez bien, au moins, ajouter quelques paroles pour appuyer...

Nouveau jeu de scène de Cardinet. À Manette, en se levant.

Apportez-moi votre compte, mademoiselle, je ne veux pas que vous puissiez faire du mal dans ma maison en racontant aux autres domestiques ce que vous avez vu et en tendu hier au soir, dans cette représentation...

MANETTE, émue.

Oh ! quant à cela, il me serait bien impossible...

MADAME CARDINET.

Vous dites ?...

MANETTE.

Je dis qu’il me serait bien impossible de rien raconter attendu que je n’ai rien vu, hier soir, rien vu, rien entendu.

MADAME CARDINET.

Comment cela ?

MANETTE.

L’idée d’avoir trompé madame, ça me mettait dans un état... on avait beau rire et s’amuser autour de moi, je ne cessais de me répéter : Tu as trompé madame... misérable ! madame qui est si bonne, madame qui est si juste, tu l’as trompée...

MADAME CARDINET.

Ah ! vous vous disiez cela...

MANETTE.

Oui, madame, voilà comment j’ai passé la représentation, et si vous saviez comment j’ai passé la nuit d’après... je n’ai fait que pleurer... Je vais chercher mon livre, madame.

Elle se dirige en pleurant vers la porte de droite.

MADAME CARDINET, la rappelant.

Manette...

MANETTE, se retournant vivement.

Madame...

MADAME CARDINET.

Je ne veux pas que vous ayez eu pour rien ces bons sentiments, et puisque vous n’avez rien vu, rien entendu...

MANETTE.

Rien du tout, madame, l’idée d’avoir trompé madame...

MADAME CARDINET.

Eh bien... je verrai... j’attendrai...

MANETTE.

Oh ! madame !

MADAME CARDINET.

Et si votre conduite est irréprochable...

MANETTE.

Elle le sera, madame.

MADAME CARDINET.

J’oublierai ce qui s’est passé.

MANETTE, de plus en plus émue.

Merci, madame, merci...

MADAME CARDINET.

C’est bien, Manette, c’est bien, c’est très bien !

Elle sort par le pan coupé le gauche.

 

 

Scène II

 

CARDINET, MANETTE

 

MANETTE.

Et qu’on ose dire encore que ça ne sert à rien d’aller à la comédie ! – Si je n’étais pas allée à la comédie hier soir, je n’aurais pas vu jouer la scène que je viens de jouer, et je n’aurais pas pu la jouer à madame...

CARDINET, paraissant tout à coup et se levant.

Comment, Manette, vous vous êtes moquée de ma femme !...

MANETTE.

Oui, monsieur, mais il ne faut pas le dire.

CARDINET.

Manette !

MANETTE.

Il ne faut pas faire comme ce cafard de notaire...

CARDINET, descendant.

Monsieur Monicot ?

MANETTE.

Oui.

CARDINET.

L’austère Monicot, le vieil ami de la famille...

MANETTE.

Il était en train de guetter hier sur la place de la Comédie, et j’avais beau me cacher, j’étais presque sûre qu’il m’avait aperçue...

CARDINET.

Il fallait ne pas aller au théâtre et revenir...

MANETTE.

J’y ai pensé un instant, mais pas longtemps, j’avais tant envie d’aller à la comédie... j’en avais tant envie, monsieur, j’en avais tant envie !

CARDINET.

Mais alors, ce que tu disais tout à l’heure à ma femme que tu n’avais rien vu, que tu n’avais rien entendu...

MANETTE.

Ah ! ben oui... je n’ai pas perdu un mot.

CARDINET.

Et tu t’es amusée ?

MANETTE.

Si je me suis amusée !...

CARDINET.

Oui.

MANETTE.

Je crois bien que je me suis amusée... ils étaient si drôles... il y en avait un surtout, M. Escouloubine, il a joué un tas de rôles, celui-là ; un grand seigneur, un porteur d’eau, une vieille dame...

CARDINET, avec intérêt.

Et les actrices, les femmes !...

MANETTE.

Ah ! ah ! monsieur...

CARDINET.

Eh bien quoi ! Manette ?

MANETTE.

Pourquoi me parlez-vous des femmes ?

CARDINET.

Mais tu me racontes ce que tu as vu au théâtre, je présume qu’il y avait des actrices...

MANETTE.

Je ne sais pas ce que vous avez, monsieur... mais, depuis quelque temps, vous n’êtes plus le même...

CARDINET.

Tu l’as remarqué ?

MANETTE.

Oui, monsieur.

CARDINET.

Tu as eu tort.

MANETTE.

Il y en avait des actrices, monsieur, il y en avait une sur tout, mademoiselle Simonne...

CARDINET.

Simonne ?...

MANETTE.

Elle était jolie, celle-là, oh ! mais jolie... elle jouait un rôle de paysanne avec des boucles d’oreilles... oh ! mais des boucles d’oreilles !... Et elle avait un joli petit pied... pas plus grand que ça... – Et il fallait voir comme le général essuyait le verre de sa lorgnette pour regarder le petit pied et les bas gris perle de mademoiselle Simonne !...

CARDINET.

Des bas gris perle ?...

MANETTE.

Oui, monsieur...

CARDINET.

Elle avait des bas gris perle ?

MANETTE.

Oui, monsieur...

CARDINET, très ému.

Ah ! continue, Manette, continue...

MANETTE.

J’étais près de l’orchestre... j’entendais ce que disaient tous ces messieurs... et ils parlaient de mademoiselle Simonne...

CARDINET.

Et qu’est-ce qu’ils disaient ?

MANETTE.

Que c’était une des plus fameuses des fameuses de Paris ; qu’elle dévorait des millions... Elle a un prince pour amant !

CARDINET.

Un prince !...

MANETTE.

Oui, monsieur, un prince...

CARDINET.

Des bas gris perle, tu dis ?...

MANETTE.

Oui, monsieur... elle avait des bas gris perle...

CARDINET.

Il y avait beaucoup de monde à la représentation ?...

MANETTE.

S’il y avait du monde... je crois bien, monsieur.

CARDINET.

Coquard y était ?

MANETTE.

Oui, monsieur, M. Coquard était là, M. Langlebert aussi et M. Dulcoré... il a demandé à M. Coquard si vous étiez là, M. Dulcoré.

CARDINET.

Ah ! et qu’est-ce que Coquard a répondu ?...

MANETTE, embarrassée.

Dame !... monsieur...

CARDINET.

Eh bien ?

MANETTE.

C’est que je n’ose pas, moi, vous dire...

CARDINET.

Je le veux...

MANETTE.

Eh bien ! voilà monsieur. « Certainement non, Cardinet n’est pas là c’est ce qu’a répondu M. Coquard) certainement non, Cardinet n’est pas là. Est-ce que vous vous figurez que madame Cardinet lui aurait permis de venir au théâtre ?... »

CARDINET, amer.

Coquard avait raison, madame Cardinet ne me l’aurait certainement pas permis.

MANETTE.

Pas plus qu’à moi, et c’est pour cela que j’y suis allée sans permission... Et je ne le regrette pas... Figurez-vous, monsieur, que, dans la dernière pièce, il y a eu un pas dansé par M. Escouloubine et mademoiselle Simonne...

CARDINET.

Avec ses bas gris perle ?...

MANETTE.

Oui, monsieur. Et elle dansait comme ça, comme ça.

Elle saute.

Et tous les hommes s’agitaient dans leurs fauteuils et ils criaient : bravo !... bravo !... bis !... Et alors M. Escouloubine mettait la main sur son cœur et saluait ; il croyait que c’était pour lui, le pauvre cher homme... Et quand on a eu bien crié bis, la musique est repartie... Et mademoiselle Simonne a recommencé à danser... comme ça... comme ça...

Elle danse. Entre madame Cardinet. Elle s’arrête étonnée.

 

 

Scène III

 

CARDINET, MANETTE, MADAME CARDINET

 

MADAME CARDINET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CARDINET.

Ah !

MADAME CARDINET, sévèrement.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

CARDINET, timidement.

Tu me faisais remarquer tout à l’heure que j’avais eu tort de ne pas dire quelques paroles pour appuyer...

MADAME CARDINET.

Eh bien ?

CARDINET.

Eh bien, justement... j’étais en train de dire ces quelques paroles... je grondais Manette à mon tour...

MANETTE.

Oui, madame, monsieur me grondait...

MADAME CARDINET.

Mais elle dansait ; pourquoi dansait-elle ?...

CARDINET.

Elle dansait... je ne m’en étais pas aperçu...

À Manette.

Tu dansais ?...

MANETTE, très calme.

Oui, monsieur.

CARDINET.

Et pourquoi dansais-tu ?

MADAME CARDINET.

C’est ce que je demande... pourquoi dansait-elle ?

MANETTE.

La joie, madame, c’était la joie ! Avoir cru que madame me renvoyait, et puis n’être pas renvoyée.

CARDINET, à sa femme.

C’est cela même, c’était la joie, cela se comprend à merveille, c’était la joie...

MADAME CARDINET, à Manette.

C’est bien, laissez-nous.

Manette sort par la porte de droite.

 

 

Scène IV

 

CARDINET, MADAME CARDINET

 

MADAME CARDINET.

Qu’est-ce que vous avez ? vous êtes singulier depuis quelque temps...

CARDINET.

Moi, mais non.

MADAME CARDINET.

Mais, si...

CARDINET.

Mais non, je t’assure... je suis toujours la même chose... et toi aussi ! – toujours la même chose ! toujours la même chose !!

MADAME CARDINET.

J’ai reçu ce matin une lettre du notaire à propos de cette maison que nous avons à Dinard. Il me dit qu’elle est à peu près louée... quatre mille francs pour la saison...

CARDINET, avec douceur.

Ma bonne amie...

MADAME CARDINET.

Plaît-il ?...

CARDINET.

Il me semble que nous aurions pu la garder pour nous, cette maison... nous y serions allés... Ça nous aurait fait une distraction...

MADAME CARDINET.

Distraction ! qu’est-ce que ça veut dire distraction ?... qu’est-ce que vous entendez par ce mot-là : distraction ?...

CARDINET.

Mais dame... j’entends... quand on dit : distraction, ça veut dire...

MADAME CARDINET.

Ça veut dire que vous vous ennuyez près de votre femme. Vous voudriez voir des personnes de Paris, des élégantes.

CARDINET.

Eh ! mon Dieu ! quand cela serait...

CARDINET.

En voilà assez !...

MADAME CARDINET.

Mais...

MADAME CARDINET.

En voilà assez... votre père, en nous mariant, m’a confié le soin de veiller sur vous.

CARDINET, avec ironie.

Ce bon père !...

MADAME CARDINET.

C’est un devoir, je m’en acquitterai, je m’en acquitterai jusqu’au bout, d’ailleurs notre maison de Dinard est louée à peu près à des gens très bien, un vieux gentilhomme et sa fille ; ils demeurent à dix lieues d’ici... à la Ranée... près de notre neveu d’Hacqueville ; peut-être aurons-nous leur visite aujourd’hui même, ou bien ils se contenteront de ré pondre au notaire. En tout cas, ce sera terminé avant ce soir. Le notaire me parle aussi de ces trente mille francs dont nous ne savons que faire.

CARDINET.

Tu vois bien que nous sommes assez riches...

MADAME CARDINET.

Encore ?...

CARDINET.

Et que si nous voulions...

MADAME CARDINET.

En voilà assez ! je connais mon devoir... le notaire a trouvé un placement pour ces trente mille francs.

On entend sonner.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Remontant.

Est-ce que ce serait le vieux gentilhomme ? Tiens, non ! c’est notre neveu d’Hacqueville.

La porte s’ouvre. Entre Marceline comme un tourbillon et derrière elle Georges. Costumes de voyage.

 

 

Scène V

 

CARDINET, MADAME CARDINET, GEORGES, MARCELINE

 

MARCELINE.

Mon bon oncle... ma chère tante !

GEORGES.

Bonjour, mon oncle... bonjour, ma tante !...

CARDINET.

Bonjour, mes chers enfants, bonjour.

MADAME CARDINET.

Quelle surprise !... que c’est gentil à vous !...

CARDINET.

Il faut les installer, il faut donner des ordres...

GEORGES.

Non, hélas, mon oncle, il ne faut pas donner d’ordres... il ne faut pas nous installer... nous venons vous voir en passant, et nous ne resterons ici qu’un quart d’heure.

MADAME CARDINET.

Un quart d’heure !...

MARCELINE.

Un quart d’heure, pas davantage.

GEORGES.

Nous sommes obligés de retourner à Paris...

CARDINET, s’oubliant.

À Paris !...

MADAME CARDINET.

Hein !...

CARDINET.

Rien, ma bonne amie.

MARCELINE.

Et nous sommes bien fâchés d’être obligés de retourner à Paris... Si nous avions pu rester, nous aurions assisté à cette magnifique représentation...

MADAME CARDINET.

Quelle magnifique représentation ?...

GEORGES.

Eh ! bien, mais, celle que votre théâtre donne ce soir ; vous avez des comédiens de Paris.

CARDINET, embarrassé.

Oui, il me semble avoir entendu dire...

MADAME CARDINET, sèchement.

En effet, nous avons...

GEORGES.

Le célèbre Escouloubine !... j’ai vu des affiches... Il a fait mettre son nom en lettres si grosses qu’il a fallu deux lignes... Escou-loubine.

MARCELINE.

Et mademoiselle Simonne.

À son mari.

Pourquoi ne parlez vous pas de mademoiselle Simonne ?...

GEORGES.

Oh !

MARCELINE.

Une ancienne à monsieur.

MADAME CARDINET.

Marceline !

MARCELINE.

Avec ça que je n’ai pas vu le regard que vous avez échangé tout à l’heure, elle et vous, car nous l’avons rencontrée tout à l’heure... j’aurais bien voulu causer avec elle... mais il n’a pas voulu.

CARDINET.

Ma nièce, ces façons de parler...

MARCELINE.

Pourquoi parlerais-je autrement ? Est-ce que vous croyez que je leur en veux à toutes ces demoiselles qu’il a connues... Au contraire, elles m’ont rendu un fameux service... Vous rappelez-vous ce qu’il était, quatre ou cinq ans avant notre mariage ?... Il était blond... il était rose... il me faisait horreur ; jamais je n’aurais consenti à l’épouser s’il était resté comme ça... Je dois donc de la reconnaissance aux personnes qui l’ont mis à mon goût et qui ont bien voulu se donner la peine de le défraîchir...

MADAME CARDINET, n’y pouvant plus tenir.

Marceline...

MARCELINE.

Ma tante...

MADAME CARDINET.

Ayez la bonté de me suivre... il est absolument nécessaire que j’aie avec vous une conversation, et puisque l’occasion se présente...

MARCELINE.

Mais, ma tante...

MADAME CARDINET.

Venez, je vous en prie.

MARCELINE.

Je viens, ma tante, je viens.

Elle sort avec madame Cardinet par le pan coupé de gauche.

 

 

Scène VI

 

CARDINET, GEORGES

 

GEORGES.

Il va être carabiné, le savon, n’est-ce pas, mon oncle, il va être carabiné ?...

CARDINET.

C’est vrai que tu as été son amant ?...

GEORGES.

Son amant, à qui ça ?

CARDINET.

À mademoiselle Simonne ?

GEORGES.

Certainement je l’ai été, et je m’en vante... Une femme charmante, gentille comme tout.

CARDINET, important.

Elle porte habituellement des bas gris perle ?...

GEORGES.

Des bas gris perle ?...

CARDINET.

Je ne sais pas... j’avais entendu dire...

GEORGES.

Il me semble bien que je lui ai connu des bas de toutes les couleurs, des rouges, des noirs, unis et à raies, et peut être bien aussi des gris perle... des jolis bas de soie avec un joli petit soulier en satin, des jupons brodés par là-dessus, quinze cents francs de robe, trois cents francs de chapeau... le nez en avant, le pouf en arrière... inventé par Paris, dessiné par Grévin... et allez donc, voilà madame !

CARDINET.

Tais-toi...

GEORGES.

Mon oncle...

CARDINET.

Tais-toi, je te dis... les petits souliers en satin... le nez en avant, le pouf en arrière... et allez donc, voilà madame !... tais-toi, tais-toi !...

GEORGES.

Qu’est-ce que vous avez, mon oncle ?...

CARDINET.

Ce que j’ai ?...

GEORGES.

Oui.

CARDINET.

J’ai, que j’éclate, j’ai que je n’en peux plus, j’ai que ça ne peut pas durer comme ça... j’ai qu’il faut que ça finisse le plus vite possible... je m’ennuie trop... je m’ennuie trop... je m’ennuie trop...

GEORGES, remontant.

Eh ! bien ! qu’est-ce que c’est... ? Plus bas donc, mon oncle, plus bas... si ma tante vous entendait.

CARDINET.

Ta tante !!

GEORGES.

Oui, mon oncle.

CARDINET.

Ne m’en parle pas, de ta tante, ne m’en parle pas, tu entends !

GEORGES.

Ce n’est pas moi, c’est vous !

CARDINET.

J’en ai assez de la vie que je mène, et ce sera toujours la même chose, toujours, toujours ! Demain je mettrai le pied là où j’ai mis le pied aujourd’hui, là où je le mets depuis quarante-cinq ans. Et toujours comme cela, toujours... toujours... la lessive et les confitures... les confitures et la lessive, la promenade sur le cours et le dimanche la musique militaire, et madame Cardinet qui sort pour aller présider l’œuvre de l’acheminement progressif vers le bien des jeunes personnes qui s’en sont momentanément écartées, et madame Cardinet qui rentre après avoir présidé... et toujours... toujours !... Ah ! Georges, si tu savais... il se passe en moi... laisse-moi te raconter ce qui se passe en moi... Tu pourras peut-être, toi, me dire ce que c’est.

GEORGES.

Racontez, mon oncle... mais racontez vite, parce que vous savez, le chemin de fer...

CARDINET.

Moi qui soupçonnais tout au plus l’existence de femmes pareilles à celles qui t’ont défraîchi... pareilles à mademoiselle Simonne... Eh bien... malgré moi, je ne pense plus qu’à ces femmes-là... Et en pensant à elles, je rêve des choses... mais là des choses... je ne peux pas te dire au juste... Tu comprends, quand on rêve... mais je peux t’assurer que ce sont des choses...

GEORGES.

Il faut prendre des distractions, mon oncle...

CARDINET.

Des distractions !

GEORGES.

Oui, mon oncle...

CARDINET.

Ah ! ah ! les distractions... la lessive et les confitures... les confitures et la lessive... autre chose, mon neveu, autre chose ?...

GEORGES.

Êtes-vous joueur... vous avez le jeu ?...

CARDINET.

Ah ! le jeu... il y avait le whist, le whist à cinq sous... Ce n’était pas grand’chose, mais c’était ça... Mais Coquard, M. Coquard ayant gagné sept cents francs et, ayant peur de les reperdre, a fait décider que désormais on ne joue rait plus qu’à un sou... voilà le jeu !... Autre chose, mon neveu, autre chose ?...

GEORGES.

L’exercice...

CARDINET.

J’en fais...

GEORGES.

L’exercice violent...

CARDINET.

Des courses folles, le long de la mer... mais ça ne me suffit pas. Autre chose, mon neveu, autre chose ?...

GEORGES.

Dame, mon oncle, vous m’embarrassez ferme...

CARDINET.

Mais mon cas doit être connu, cependant, je ne peux pas supposer que je sois le seul à qui pareille chose est arrivée...

GEORGES.

Votre cas est tout à fait connu, mon oncle... ça s’appelle la crise... Octave Feuillet a fait une pièce là-dessus... seulement là... ce n’est pas le mari, c’est la femme qui se trouve avoir de la jeunesse à dépenser...

CARDINET.

Et comment ça finit-il ?...

GEORGES.

Ça finit bien...

CARDINET.

Ah !

GEORGES.

Au moment où la femme va faire des bêtises, le mari entre et il dit de si belles choses que la femme tombe dans ses bras... Tomberiez-vous dans les bras de ma tante, si elle entrait, et si elle vous disait...

CARDINET.

Ne parlons pas de ta tante... je t’ai dit... Ta tante... il y a des moments où...

Saisissant une chaise à droite.

Tiens, l’autre jour... elle me parlait... moi, je tenais cette chaise, comme ça, et je m’y cramponnais... car je sentais bien que si je la lâchais cette chaise, rien au monde ne m’empêcherait de sauter sur ta tante et de la battre.

GEORGES.

Eh !

CARDINET.

Voilà ce qui arrivera certainement, si tu ne me trouves pas un moyen quelconque de me calmer.

GEORGES.

Je chercherai, mon oncle... je chercherai... mais il est l’heure décidément...

CARDINET.

Je ferai des bêtises, si l’on ne trouve pas un moyen de me calmer... Tu entends ce que je te dis, je ferai des bêtises !...

GEORGES.

C’est peut-être ça, le moyen.

Rentrent madame Cardinet et Marceline.

 

 

Scène VII

 

CARDINET, GEORGES, MADAME CARDINET, MARCELINE

 

MARCELINE.

Je vous remercie de vos excellents conseils, ma tante, et je tâcherai d’y conformer ma conduite. Adieu, ma chère tante.

MADAME CARDINET, l’embrassant.

Adieu, ma chère enfant.

GEORGES.

Mon oncle, je vous demande pardon d’abréger un peu...

MADAME CARDINET.

Un mot encore, Georges. Le marquis de Montflambert qui doit louer notre maison de Dinard, tu le connais ?

GEORGES.

Parfaitement, nous sommes voisins.

MADAME CARDINET.

Quel homme est ce ?

GEORGES.

Il est assez original, le marquis, et sa fille aussi, mademoiselle Emma de Montflambert est quelque peu originale... mais ce sont d’excellentes gens... Allons, Marceline.

CARDINET.

Je vais vous accompagner jusqu’à la gare...

MADAME CARDINET, nettement.

Vous ne pouvez pas, mon ami.

CARDINET.

Ah ! je ne peux pas ?...

MADAME CARDINET.

Non. Vous avez à vous occuper ici de diverses choses.

CARDINET.

Ah !... adieu, mes enfants, alors ; à bientôt.

MARCELINE, à part en sortant.

Elle est insupportable, notre tante.

GEORGES, bas.

C’est l’avis de notre oncle !...

Ils sortent par le pan coupé de droite.

 

 

Scène VIII

 

CARDINET, MADAME CARDINET

 

MADAME CARDINET, donnant des billets de banque à Cardinet.

Voici les trente mille francs pour lesquels le notaire a trouvé un placement. Vous allez faire votre barbe, et vous lui porterez ces trente mille francs.

CARDINET, la main sur la chaise et l’air agacé.

Oui, mon amie.

MADAME CARDINET.

Quant à moi, je sors, je vais présider l’œuvre...

CARDINET, ironique.

De l’acheminement progressif vers le bien des jeunes personnes qui s’en sont momentanément écartées...

MADAME CARDINET, le regardant.

Sans doute... qu’est-ce que vous avez ?

CARDINET.

Rien...

MADAME CARDINET.

Je ne sais pas... mais il se passe en vous quelque chose, vous n’êtes pas dans votre état ordinaire.

CARDINET.

Mais si, je vous assure, je suis toujours la même chose.

MADAME CARDINET.

Ah !... à tout à l’heure, alors.

Elle sort par le pan coupé de droite.

 

 

Scène IX

 

CARDINET, puis MANETTE

 

CARDINET, sonnant avec force.

Ah ! ça aura une fin... oui, cela en aura une... Manette, Manette...

Entre Manette par la porte de droite.

MANETTE, une petite bouilloire à la main.

Monsieur...

CARDINET.

Donne-moi de l’eau pour ma barbe...

MANETTE.

Je vous l’apportais, monsieur, je sais bien que c’est votre heure...

CARDINET, prenant la bouilloire.

Mon heure !... c’est vrai... hier je me suis fait la barbe à cette heure-là, demain je me ferai la barbe à cette heure-là... et ainsi de suite, toujours... Oh ! cela aura une fin, Manette... certainement oui, cela aura une fin.

On sonne au dehors.

Tiens ! on sonne.

Manette sort.

C’est drôle, à cette heure-ci, il ne devrait venir personne !...

MANETTE.

Monsieur, monsieur !

Entre Manette.

CARDINET.

Qu’est-ce que c’est, Manette ?...

MANETTE.

Les comédiens, monsieur, ce sont les comédiens !...

CARDINET.

Les comédiens, chez moi !...

MANETTE.

Oui, monsieur... je les ai bien reconnus. M. Escouloubine, je crois qu’il est encore plus drôle comme cela, et mademoiselle Simonne, je crois qu’elle est encore plus gentille...

CARDINET, effaré.

Mademoiselle Simonne ?

MANETTE.

Oui... monsieur...

CARDINET.

Les bas gris perle ?...

MANETTE.

Oui, monsieur.

CARDINET.

Est-ce qu’elle les a ?

MANETTE.

Je ne sais pas, monsieur, mais vous pourrez le lui demander...

CARDINET.

Moi ?

MANETTE.

Mais oui, monsieur, puisqu’elle vient vous voir...

CARDINET.

Moi, c’est impossible... il doit y avoir erreur... il est impossible que ce soit moi...

MANETTE.

Non, monsieur, il n’y a pas d’erreur, c’est bien vous que l’on a demandé... M. Cardinet...

CARDINET.

Oui, c’est bien moi...

MANETTE.

Qu’est-ce qu’il faut leur dire, monsieur ?

CARDINET.

Ne leur dis rien, je vais moi-même...

Il s’élance avec sa bouilloire.

MANETTE, l’arrêtant.

Eh, monsieur, monsieur !

CARDINET.

Dis-leur d’entrer... Mon Dieu, si ma femme... elle préside ma femme... mais si elle rentrait... dis-leur d’entrer... que je ne sais pas si je vais venir.

MANETTE.

Comment, monsieur ?...

CARDINET.

Si, si... dis-leur que je vais venir, que je viendrai certainement. Qu’est-ce que cela va devenir ?... ma femme... les comédiens... Simonne... les bas gris perle... dis-leur que je vais venir.

Il sort par le pan coupé de gauche, en proie à la plus grande agitation.

 

 

Scène X

 

MANETTE, puis ESCOULOUBINE et SIMONNE

 

MANETTE.

Entrez, mademoiselle... entrez, monsieur... donnez-vous la peine d’entrer.

Entrent Simonne et Escouloubine.

ESCOULOUBINE, voyant que Manette se met à rire.

Hé ! vous m’avez vu jouer, n’est-ce pas ?...

MANETTE, riant.

Oui, monsieur.

ESCOULOUBINE.

Et, vous m’avez trouvé ?...

MANETTE, riant plus fort.

Oh ! monsieur...

ESCOULOUBINE, à Simonne.

Et vous demandiez à quoi servaient nos tournées en province... hé !... vous le demandiez ?

SIMONNE.

À quoi ça sert-il ?...

ESCOULOUBINE.

Ça sert à ce que des gens qui jamais sans cela n’auraient pu voir Escouloubine peuvent voir Escouloubine !

SIMONNE.

Ça, c’est vrai.

ESCOULOUBINE, montrant Manette.

Ainsi, elle, elle aurait vécu sans voir Escouloubine... maintenant elle l’a vu, elle est heureuse...

À Manette.

Tu es heureuse, n’est-ce pas ?

MANETTE.

Oui, monsieur.

Elle rit.

ESCOULOUBINE.

Assez !... Va dire à ton maître que M. Escouloubine et mademoiselle...

Se reprenant.

que mademoiselle Simonne et M. Escouloubine désirent lui présenter...

MANETTE.

Je lui ai déjà dit, monsieur, et il vous prie de l’attendre un instant. Il est à sa toilette, mais il va venir.

ESCOULOUBINE, la regardant sortir.

Elle a vu Escouloubine... elle est heureuse, elle a vu Escouloubine.

Manette rit.

Assez !

Manette s’arrête de rire et sort à droite.

 

 

Scène XI

 

ESCOULOUBINE, SIMONNE

 

ESCOULOUBINE.

Croyez-vous qu’il prendra la grande loge... celui-là... la loge de cent huit francs... En voilà une qui est difficile à placer... croyez-vous qu’il la prendra ?...

SIMONNE.

Hum !...

ESCOULOUBINE.

Vous ne le croyez pas...

SIMONNE.

Dame ! d’après ce que M. Coquard nous a dit de lui...

ESCOULOUBINE.

Oh ! oui... il est tenu par sa femme et sa femme n’aime pas la comédie.

SIMONNE.

Heureusement nous avons profité pour venir du moment où sa femme n’est pas là.

ESCOULOUBINE.

Nous, pas bêtes...

SIMONNE.

Nous, pas bêtes...

ESCOULOUBINE.

Oui, mais s’il tarde tant à se montrer, il laissera à sa femme le temps de revenir...

SIMONNE.

On nous a dit qu’il était à sa toilette... il y met le temps...

ESCOULOUBINE.

Allons, il ne faut pas rester à ne rien faire ; répétons, Simonne, puisque nous avons un moment à nous...

SIMONNE, étonnée.

Comment, répétons...

ESCOULOUBINE.

Oui, répétons un peu notre scène du troisième acte, notre grande scène du troisième acte.

SIMONNE.

Ici... vous voulez ?...

ESCOULOUBINE.

Il y a des meubles ici, c’est ce qu’il faut pour la grande scène du troisième acte... ça sera bientôt fait la mise en scène... Tenez, voilà...

Il bouscule les meubles, les change de place, il met un siège sur le guéridon.

Y sommes-nous ?

SIMONNE.

Je veux bien, mais...

ESCOULOUBINE.

Allons alors... « Je t’aime, sois à moi... »

SIMONNE, debout près d’une chaise à droite et très froidement sans aucune intention.

« Misérable !... »

ESCOULOUBINE.

« Il le faut, je t’aime... »

SIMONNE, même ton.

« Non... je vous hais... »

ESCOULOUBINE.

« Tu ne m’échapperas pas... » Renversez la chaise... et animez-vous.

SIMONNE.

Vous voulez que je m’anime ?...

ESCOULOUBINE.

Oui...

SIMONNE.

Eh bien, c’est bon... je vais m’animer.

ESCOULOUBINE.

Nous allons voir... « Je t’aime, sois à moi. »

SIMONNE, très dramatiquement.

« Misérable ! »

ESCOULOUBINE.

« Il le faut, je t’aime... »

SIMONNE.

« Et moi, je vous hais... »

ESCOULOUBINE.

« Tu ne m’échapperas pas ! »

Simonne poursuivie par Escouloubine, renverse la chaise et va tomber dans les bras de Cardinet qui entre par le pan coupé de gauche.

 

 

Scène XII

 

ESCOULOUBINE, SIMONNE, CARDINET

 

SIMONNE, dans les bras de Cardinet.

Monsieur, je suis confuse...

CARDINET.

Mais non, mademoiselle, c’est moi, c’est moi, je vous assure...

ESCOULOUBINE.

Nous répétions la scène du troisième acte, la grande scène, alors vous comprenez...

CARDINET.

Parfaitement, parfaitement...

À part.

la grande scène du troisième acte, les bas gris-perle...

ESCOULOUBINE, relevant la chaise.

Quant aux meubles, il sera très facile...

CARDINET.

Mais, non, je vous en prie, laissez... Ils sont mieux comme ça... ça change...

Indiquant à Simonne la chaise qu’Escouloubine a placée sur le guéridon.

Asseyez-vous, mademoiselle.

SIMONNE.

Mais...

CARDINET, mettant la chaise à terre.

Oh ! pardon, mademoiselle !...

À Escouloubine.

Monsieur... asseyez-vous, je vous en prie.

SIMONNE, s’asseyant.

Monsieur...

ESCOULOUBINE, de même.

Monsieur...

CARDINET, à part regardant Simonne.

La maîtresse d’un prince !... presque une princesse !...

Il s’assied, moment d’embarras. Cardinet essayant de voir les bas gris perle. Tout d’un coup il se lève, va chercher un petit tabouret, le place sous les pieds de Simonne et se rassied. Nouveau jeu de scène, nouveau moment d’embarras. Simonne en remerciant laisse voir un peu son pied.

Ah ! ils sont bleus !

SIMONNE.

Monsieur...

CARDINET.

Je dis que vous avez des bas... ils sont bleus.

SIMONNE, riant.

Oui... vous n’aimez pas...

CARDINET.

Si fait... si fait... vous en avez aussi de gris-perle ?

SIMONNE.

J’en ai de toutes les couleurs...

CARDINET.

Oui... oui... je sais... de toutes les couleurs... le nez en avant, le pouff en arrière, et allez donc, voilà madame !...

SIMONNE, étonnée.

Plaît-il, monsieur ?...

CARDINET.

Ne faites pas attention, je vous en prie, le plaisir de me trouver avec des personnes aussi...

À part.

Georges avait raison, c’est la crise... Je suis en pleine crise, moi, je suis en pleine crise...

Il se rassied.

ESCOULOUBINE, à part.

Toi, tu prendras la loge de cent huit francs, tu la prendras...

Il tire de sa poche une foule de brochures, de coupons, etc. etc. et commence à chercher fiévreusement dans tout cela.

SIMONNE, à Cardinet.

Nous quitterons Saint-Malo à quatre heures du matin...

CARDINET.

À quatre heures du matin...

SIMONNE.

Avant de partir, nous donnons une dernière représentation ; et comme cette représentation est à mon bénéfice, j’ai pris la liberté de venir, accompagnée de mon camarade Escouloubine...

CARDINET.

Escouloubine ?

SIMONNE.

Le voilà...

CARDINET.

Ah !

ESCOULOUBINE, indigné, se levant.

Vous ne le saviez pas !

Geste de Cardinet.

Comment voilà un quart d’heure que vous causez avec Escouloubine, et vous ne saviez pas que c’est avec Escouloubine que vous causez !...

Cardinet et Simonne se sont levés.

CARDINET.

Mais si, je le sais, mais si, ma bonne me l’a dit...

ESCOULOUBINE.

Votre bonne ?

CARDINET.

Oui...

ESCOULOUBINE.

Elle a vu Escouloubine, votre bonne, elle a vu Escouloubine et elle est heureuse... Et vous, êtes-vous heureux ?

CARDINET.

Je suis enchanté, moi, je suis enchanté.

ESCOULOUBINE.

À la bonne heure...

À part.

Tu la prendras, la loge, tu la prendras.

CARDINET.

Vous disiez, mademoiselle ?...

SIMONNE.

Je disais que j’avais pris la liberté d’aller chez les personnes marquantes de Saint-Malo, leur demander si elles me feraient le plaisir d’accepter une loge...

ESCOULOUBINE, tendant un coupon.

La voilà !...

CARDINET.

Vous êtes allés chez Coquard ?

SIMONNE.

M. Coquard... Nous sortons de chez lui...

CARDINET.

Il ne vous a rien pris, j’en suis sûr, il ne vous a rien pris.

SIMONNE.

Si fait, M. Coquard nous a pris une loge...

CARDINET, amer.

Avec l’argent gagné au whist.

SIMONNE.

Et il nous a fait espérer que vous voudriez bien vous aussi...

ESCOULOUBINE, tendant le coupon.

La voilà...

SIMONNE.

Que vous voudriez bien, vous aussi, accepter...

CARDINET.

Mais certainement, certainement...

ESCOULOUBINE.

La voilà, je vous dis.

CARDINET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ESCOULOUBINE.

C’est la loge.

CARDINET.

Ah ! bien...

Il la prend.

ESCOULOUBINE.

C’est la meilleure de la salle. Elle est de douze places.

CARDINET.

Oh !

ESCOULOUBINE.

Huit de plus que dans la loge de M. le sous-préfet... douze places dont deux sur le devant.

CARDINET.

C’est un couloir ?...

ESCOULOUBINE.

Non, c’est un escalier. C’est cent huit francs.

CARDINET.

Cent huit francs ?...

SIMONNE.

Si vous en préférez une autre ?

ESCOULOUBINE.

Par exemple !... Et dans cette loge-là vous aurez un avantage... C’est vous qui donnerez le signal des applaudissements. Vous me regardez... Je vous fais un petit signe... comme ça, et vous voilà parti. Vous donnez le signal des applaudissements.

CARDINET, à part.

Cent huit francs... c’est la crise... je suis en pleine crise.

Il donne les cent huit francs à Escouloubine.

Enfin heureusement que j’avais sur moi l’argent du notaire...

Entre madame Cardinet par le pan coupé de droite.

 

 

Scène XIII

 

ESCOULOUBINE, SIMONNE, CARDINET, MADAME CARDINET

 

CARDINET, à part.

Ma femme !...

ESCOULOUBINE et SIMONNE, à part.

Sa femme !...

ESCOULOUBINE, à part.

Celle qui n’aime pas la comédie !

Silence. On se regarde. Escouloubine salue.

MADAME CARDINET, à Cardinet.

Eh bien ?...

CARDINET, cherchant à se donner de l’assurance.

Eh bien ?...

MADAME CARDINET.

Qu’est-ce que cela veut dire, vous ne parlez pas... vous ne me dites pas à qui j’ai l’honneur...

CARDINET.

Ah ! vous désirez savoir...

MADAME CARDINET.

Sans doute...

CARDINET.

Eh bien, ma bonne amie... c’est à...

Bas à Escouloubine et à Simonne.

Faites bien attention à ce que je vais dire et dites comme moi !...

Haut.

C’est à monsieur le marquis de Montflambert.

ESCOULOUBINE, à part.

Un marquis !...

CARDINET.

Et sa charmante fille...

Présentant.

Monsieur le marquis, mademoiselle... madame Cardinet. Ma bonne amie... monsieur le marquis de Montflambert et sa charmante fille.

Avec intention en regardant les comédiens.

Mademoiselle Emma... Elle se nomme Emma, sa charmante fille.

MADAME CARDINET.

Ah ! c’est monsieur qui vient pour la location.

CARDINET, de plus en plus avec intention.

Oui, c’est monsieur... un bon gentilhomme... un gentilhomme de province...

ESCOULOUBINE, à part.

Un gentilhomme campagnard ! J’ai compris !

Haut, changeant de voix.

Hum ! morbleu, ventrebleu, madame Cardinet, je suis sûr ?

Il imite un gentilhomme campagnard.

CARDINET.

En effet, monsieur le marquis.

ESCOULOUBINE.

Jolie personne, pas de façons avec moi.

S’approchant pour l’embrasser.

Voulez-vous me permettre...

MADAME CARDINET, se reculant.

Monsieur le marquis...

ESCOULOUBINE.

Vous ne voulez pas... n’en parlons plus, pas de façons avec moi...

Montrant Simonne.

Ma fille, mon adorable Anna...

MADAME CARDINET.

On nous avait dit Emma.

SIMONNE, vivement.

J’ai plusieurs noms de baptême, madame.

CARDINET.

Oui, ma bonne amie. Vous savez, dans les grandes familles, on a beaucoup de noms.

ESCOULOUBINE.

C’est cela même... Emma, Anna, Anna, Emma de... Mon...

Il cherche.

CARDINET.

De Montflambert.

ESCOULOUBINE.

C’est cela, c’est cela même, pas de façons avec moi, je vous en prie, pas de façons...

Il veut encore embrasser madame Cardinet.

MADAME CARDINET, à part.

Georges avait raison, c’est un original.

Haut.

Et monsieur le marquis alors désire louer ?...

CARDINET, insistant sur chaque détail.

Oui, monsieur le marquis désire... il demeure à dix lieues d’ici, monsieur le marquis, à la Ranée.

MADAME CARDINET.

Il me paraît inutile...

CARDINET.

À la Ranée... près de notre neveu, Georges d’Hacqueville...

SIMONNE, s’oubliant.

Georges !...

MADAME CARDINET.

Vous le connaissez ?

SIMONNE.

Si je connais Georges ! je crois bien que je connais Georges !...

MADAME CARDINET, à part.

La demoiselle aussi est originale.

Haut.

Eh bien, mon sieur, puisque vous avez envie de louer notre maison...

ESCOULOUBINE.

Hein ?...

CARDINET.

Oui... vous avez envie de louer une maison que nous avons à Dinard, à Dinard...

SIMONNE, à Escouloubine.

Tu entends, papa, à Dinard...

CARDINET.

Vous avez envie de louer pour la belle saison ; alors vous vous êtes adressé à notre notaire, maître Monicot, maître Monicot...

SIMONNE.

Tu entends, papa, maître Monicot...

MADAME CARDINET.

Mais quel besoin ?... monsieur le sait bien, tout ce que vous dites là...

CARDINET.

Ça ne fait rien, on ne saurait être trop net en affaire.

À Escouloubine.

Vous vous êtes adressé au notaire...

ESCOULOUBINE.

Molicot ?...

CARDINET.

Oui, Monicot. Et vous lui avez dit que le prix vous convenait, quatre mille francs, le prix, quatre mille francs, et que pour le reste vous viendriez en causer avec nous.

MADAME CARDINET.

Encore une fois, je ne comprends pas la nécessité...

CARDINET.

Mais si, mais si, il faut que tout cela soit dit. Vous nous aviez dit que vous viendriez, et, comme vous nous l’aviez dit, vous êtes venu avec votre fille.

ESCOULOUBINE.

Mon adorable Clara...

MADAME CARDINET.

Mais non...

ESCOULOUBINE.

Comment, non ?...

MADAME CARDINET.

Emma, Anna, vous avez dit...

SIMONNE.

Je vous ai dit que j’avais beaucoup de noms.

CARDINET.

Oui, ma bonne amie... Vous savez, dans les grandes familles...

ESCOULOUBINE.

Oui... c’est cela, Anna, Emma, Clara de...

Il recommence à chercher le nom.

CARDINET.

De Montflambert !

ESCOULOUBINE.

C’est cela, de Montflambart... de Montflambert...

Allant à madame Cardinet.

Pas de façons avec moi, je vous prie...

Faisant encore une fois un mouvement pour embrasser madame Cardinet.

Voulez-vous ?

MADAME CARDINET, se reculant.

Monsieur le marquis !

ESCOULOUBINE.

Vous continuez à ne pas vouloir, n’en parlons plus... pas de façons avec moi, pas de façons, je vous prie...

MADAME CARDINET.

Je vais vous chercher le plan de la maison, monsieur, le plan du jardin et la photographie de la façade principale... quand vous aurez vu cela, rien ne nous empêchera de terminer.

ESCOULOUBINE.

C’est cela, nous terminerons... nous terminerons si cela vous plaît, et, si cela ne vous plaît pas, nous ne terminerons pas.

MADAME CARDINET, étonnée.

Je ne comprends pas...

ESCOULOUBINE.

Comme vous voudrez, je vous dis, pas de façons, je ne les supporte pas... je ne peux pas les supporter...

À Simonne.

embrasse-moi Caroline...

MADAME CARDINET, qui allait sortir, s’arrêtant.

Caroline à présent...

CARDINET, perdant la tête.

Vous savez, dans les grandes familles... allez chercher le plan, ma bonne amie, allez chercher les photographies.

Madame Cardinet sort par le pan coupé de gauche.

 

 

Scène XIV

 

CARDINET, ESCOULOUBINE et SIMONNE

 

CARDINET, tombant accablé sur une chaise.

Ah !

ESCOULOUBINE.

Nous vous avons bien compris !... nous vous avons compris du premier coup...

CARDINET.

Oui. Et je vous remercie.

ESCOULOUBINE.

Votre femme vous fait peur, et vous n’avez pas osé lui avouer que vous veniez de prendre une loge.

CARDINET, se gendarmant.

Je n’ai pas osé, je n’ai pas osé...

SIMONNE.

Ne dites pas non ; M. Coquard nous avait avertis.

CARDINET.

Ah ! Coquard vous avait dit...

SIMONNE.

Oui...

CARDINET.

C’est comme cela maintenant, mais ça ne durera pas, je prendrai ma revanche, je serai le maître...

ESCOULOUBINE.

Comme dans le mari à la campagne... « voilà ce qui me plaît, voilà ce que veux... parce que j’ai une volonté... »

CARDINET.

Le mari à la campagne ?

SIMONNE.

Vous ne l’avez pas vu ?

CARDINET.

Non !... je n’ai rien vu, moi !...

ESCOULOUBINE.

Voyez-le, mais voyez-le par Escouloubine, parce que, si vous le voyez sans le voir par Escouloubine, autant dire que vous ne l’avez pas vu. Qu’est-ce que vous dites du gentilhomme campagnard ? hé.

CARDINET.

Du gentilhomme campagnard ?

ESCOULOUBINE.

Oui, de celui que je viens de vous faire... « pas de façons, hé ! pas de façons avec moi. »

CARDINET.

Mon Dieu, je ne vous en aurais pas parlé, mais puisque vous me demandez mon avis...

ESCOULOUBINE.

Il ne vous plaît pas !

CARDINET, faisant la moue.

Hum !

ESCOULOUBINE.

Et vous, Simonne ?...

SIMONNE, même jeu.

Dame, vous savez...

ESCOULOUBINE.

Cela suffit, voilà ce qu’il a de beau Escouloubine, voilà ce qu’il a de beau, c’est qu’il écoute les observations. Ce gentilhomme-là ne vous va pas, je vais vous en faire un autre.

Il remonte.

CARDINET, bondissant.

Comment !

ESCOULOUBINE, s’arrangeant les cheveux et se mettant un binocle sur le nez.

Je vais vous en faire un autre, voilà tout, je vais vous en faire un autre !

Entre madame Cardinet avec les plans. Escouloubine s’est donné une physionomie absolument différente de celle qu’il avait à la scène précédente. Vingt ans de plus. Il se tient voûté, marche avec des mouvements d’automate et remplace par une voix aiguë et fêlée la voix franche et chaude du gentilhomme campagnard.

 

 

Scène XV

 

CARDINET, ESCOULOUBINE, SIMONNE, MADAME CARDINET, puis MANETTE

 

MADAME CARDINET.

Là ! j’apporte tout ce qu’il faut, et quand vous aurez vu, nous pourrons...

ESCOULOUBINE, avec de grandes manières et une voix cassée.

Voyons cela, chère madame, voyons cela.

Il lorgne les papiers.

MADAME CARDINET, stupéfaite.

Hé !

ESCOULOUBINE, bas à Simonne.

Il est meilleur, celui-là, n’est-ce pas, il est meilleur ?

Cardinet fait un geste de désespoir, Simonne pouffe de rire dans son mouchoir. Escouloubine continue à examiner les plans.

C’est très gentil, très gentil !... À votre place, moi, je ferais mettre cela dans un joli cadre en or, et je l’accrocherais quelque part, ce serait très gentil, très gentil...

MADAME CARDINET, reprenant les plans.

Ah çà ! mais...

CARDINET.

Ma bonne amie, monsieur le marquis vient d’être pris d’une indisposition subite...

ESCOULOUBINE.

Oui...

Il tousse.

Hé... hé... c’est un mauvais rhume que j’ai attrapé l’autre jour chez la duchesse...

À part.

Il est meilleur, celui-là, il est meilleur...

CARDINET.

Et il aime mieux aller tout terminer chez le notaire. N’est-ce pas, monsieur le marquis, vous aimez mieux aller tout terminer chez le notaire, chez maître Monicot ?...

ESCOULOUBINE.

Chez le tabellion... oui... oui... j’aime mieux cela... viens, Clémentine...

MADAME CARDINET.

Clémentine à présent !...

On entend sonner.

CARDINET.

Allons, bien. Qu’est-ce qui vient encore là ?...

Entre Manette par le pan coupé de droite.

MANETTE.

C’est M. Monicot, le notaire.

MADAME CARDINET.

Qu’il entre je ne suis pas fâchée de savoir...

Entre Monicot.

 

 

Scène XVI

 

CARDINET, ESCOULOUBINE, SIMONNE, MADAME CARDINET, MANETTE, MONICOT

 

MONICOT, apercevant Escouloubine et Simonne.

Les comédiens ici !...

ESCOULOUBINE, donnant le bras à Simonne.

Viens, ma fille.

SIMONNE, se tordant.

Oui, papa, je viens...

ESCOULOUBINE.

Madame... messieurs

Bas.

Il est meilleur celui-là.

CARDINET, le poussant.

Oui, il est meilleur, mais allez-vous en !

Escouloubine sort avec Simonne qui éclate de rire, Manette les suit.

 

 

Scène XVII

 

CARDINET, MADAME CARDINET, MONICOT

 

MADAME CARDINET.

Les comédiens !... vous êtes sûr, monsieur Monicot, que ce sont bien les comédiens ?...

MONICOT.

Parfaitement sûr. – M. Escouloubine et mademoiselle Simonne, je les ai parfaitement reconnus.

MADAME CARDINET, se replaçant dans le fauteuil où elle était au commencement de l’acte.

Venez près de moi, monsieur Monicot.

MONICOT.

Oui, chère madame, soyez indulgente, je vous en prie, soyez indulgente.

Il s’assied près de madame Cardinet ; cela doit former une espèce de tribunal.

MADAME CARDINET, à Cardinet.

Vous, mettez-vous là... asseyez-vous là...

CARDINET, tenant une chaise devant lui et la balançant.

Je n’ai pas besoin de m’asseoir... je suis bien comme je suis...

MADAME CARDINET, furieuse.

Vous dites ?...

MONICOT, la calmant.

Chère madame, je vous en prie...

MADAME CARDINET, à son mari, après un silence.

C’étaient les comédiens, vous en convenez ?

CARDINET.

Oui, c’étaient les comédiens...

MADAME CARDINET.

Qu’est-ce qu’ils étaient venus faire ici ?

CARDINET.

Ils sont venus me demander si je voulais prendre une loge pour la représentation de ce soir.

MADAME CARDINET.

Vous n’en avez pas pris, j’aime à croire ?

CARDINET.

Je vous demande pardon.

MADAME CARDINET.

Vous en avez pris une ?

CARDINET.

La meilleure de la salle, une loge de douze places, dont deux sur le devant, ça m’a coûté cent huit francs.

MADAME CARDINET.

Cent huit francs !!!

CARDINET.

Cent huit francs !

MONICOT.

Madame, je vous en prie...

MADAME CARDINET, à son mari.

Laissez là cette chaise, ne la remuez pas comme ça, ça m’agace.

CARDINET.

Ne me demandez pas de laisser là cette chaise, ne me le demandez pas... je ne vous conseille pas de me le demander.

MADAME CARDINET, se levant.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

CARDINET, éclatant et jetant la chaise à l’autre bout de la scène.

Ça veut dire que j’en ai assez, vous avez entendu, madame Cardinet ? ça veut dire que j’en ai assez !...

Il s’avance près de la table, madame Cardinet se sauve effrayée.

MADAME CARDINET.

Il veut me battre !

CARDINET.

Non, je ne veux pas vous battre... Et pourtant !... mais je veux être le maître et passer mes soirées comme il me con vient. Je ne vous empêche pas, vous, d’aller présider votre œuvre du détournement progressif... avec M. le trésorier.

À Monicot.

Je ne me trompe pas, vous êtes bien le trésorier...

MONICOT.

Oui... ces dames ont daigné, à cause de la pureté de mes mœurs...

CARDINET.

Allez-y !

MONICOT.

J’en arrive !

CARDINET.

Retournez-y, puisque ça vous amuse, moi ça m’amuse d’aller à la comédie et j’y vais...

MADAME CARDINET.

Tu n’iras pas !...

Elle remonte, donne un tour de clef à la serrure, et redescend d’un air digne.

CARDINET.

Je vous demande pardon, je dinerai à mon cercle, et après, j’irai à mon théâtre, dans ma loge.

Il essaie d’ouvrir la porte.

MADAME CARDINET, à Monicot.

Dîner au cercle !

MONICOT.

Ah !

MADAME CARDINET.

Et après cela ?...

MONICOT.

Il ira à son théâtre !

MADAME CARDINET.

Dans sa loge !

MONICOT.

Ah !

Cardinet secoue la porte.

MADAME CARDINET.

Empêchez-le ! monsieur Monicot... empêchez-le.

MONICOT, allant à Cardinet.

Mon ami...

CARDINET, le repoussant.

Eh ! laissez-moi donc tranquille, vieille bête.

MONICOT, allant tomber sur un fauteuil.

Vieille bête... il m’a appelé vieille bête, moi, le vieux notaire de la famille !...

CARDINET, revenant à sa femme.

Mais... c’est vous, au fait, qui avez pris la clef ?

MADAME CARDINET.

Oui, c’est moi.

CARDINET.

Donnez-la moi.

MADAME CARDINET.

Tu ne l’auras pas...

CARDINET.

Donnez-la moi...

MONICOT.

Ne la lui donnez pas.

MADAME CARDINET.

Tu ne l’auras pas, tu ne l’auras pas, tu ne l’auras pas...

CARDINET.

À votre aise, je m’en passerai.

Il enfonce la porte d’un coup d’épaule.

Là !

MADAME CARDINET.

Ah !

CARDINET, revenant.

Et vous savez... si le cœur vous en dit... loge 17... il y a douze places, dont deux sur le devant... bonsoir !

Il sort.

MADAME CARDINET, tombant sur un siège avancé par Monicot.

À moi ! à moi !

MONICOT.

Je vous avais bien dit, chère madame, je vous avais bien dit que vous ne le teniez pas assez sévèrement...

Il tape dans les mains de madame Cardinet.

 

 

ACTE II

 

Une place publique à Saint-Malo. À droite, la maison de Cardinet. À gauche la maison de Monicot, le notaire. Une belle nuit, bien éclairée, clair de lune. Au lever du rideau, grand silence et solitude complète. On entend sonner deux heures du matin. Quatre coups d’abord et puis deux coups plus forts. Une fenêtre s’ouvre, paraît madame Cardinet.

 

 

Scène première

 

MADAME CARDINET, à sa fenêtre

 

Deux heures du matin... et mon mari n’est pas encore rentré... il est impossible que la représentation ne soit pas terminée... j’ai envoyé Manette et Manette ne revient pas... il me semble pourtant... non, rien... Je suis inquiète... il a peur de moi peut-être et c’est pour cela qu’il ne revient pas... peut-être est-il là, rôdant autour de la maison et n’osant pas se montrer.

Appelant.

Mon ami... êtes-vous là ? mon ami, si vous êtes là, venez... je ne vous ferai pas de reproches... n’ayez pas peur... Vous entendez, monsieur Cardinet, vous pouvez venir... on ne vous fera pas de mal... Monsieur Cardinet, monsieur Cardinet ! personne ne répond, je suis inquiète décidément, je suis très inquiète.

Elle rentre ; dès qu’elle a disparu, entrent en scène, par le fond à droite, deux petits patronnets, suivis du pâtissier.

 

 

Scène II

 

LE PÂTISSIER, puis COQUARD

 

LE PÂTISSIER.

Vite, vite... portez cela au café de la Comédie... Quant au gâteau monté, je l’enverrai tout à l’heure avec les petits fours...

UN PATRONNET.

C’est bien, patron, c’est bien...

LE PÂTISSIER.

Allez vite...

Les patronnets sont sortis par le fond, à gauche. Entre Coquard venant de la droite, un basson sous le bras.

Comment, c’est vous monsieur Coquard, je vous croyais au souper...

COQUARD.

J’y étais, monsieur Turlot, j’y étais... mais ces dames ayant témoigné le désir de nous entendre faire de la musique, je suis venu prendre mon basson... Au revoir, monsieur Turlot.

LE PÂTISSIER.

Au revoir, monsieur Coquard.

Coquard sort par la gauche. Le pâtissier par la droite. Dès qu’ils sont sortis, madame Cardinet reparaît à la fenêtre.

 

 

Scène III

 

MADAME CARDINET, puis MANETTE, une lanterne à la main

 

MADAME CARDINET.

Il m’a semblé entendre... Eh non... Quelqu’un vient... mon mari, non, ce n’est pas mon mari, c’est Manette... Eh bien, Manette, eh bien ?...

MANETTE, venant du fond, à gauche.

Ah ! madame !

MADAME CARDINET, à la fenêtre.

Parlez vite...

MANETTE.

Il y a beau temps que le théâtre est fermé, madame... Tout le monde est parti, il n’y a plus personne.

MADAME CARDINET.

Et M. Cardinet, alors ? où est-il M. Cardinet ?... Qu’est-ce qu’il est devenu M. Cardinet ?...

MANETTE.

Monsieur ?...

MADAME CARDINET.

Oui.

MANETTE.

Il n’est pas encore rentré, monsieur ?...

MADAME CARDINET.

Eh non, il n’est pas encore rentré... s’il était rentré, est-ce que je vous demanderais ?...

On entend une musique éloignée.

Qu’est ce que c’est que cette musique ?

MANETTE.

Cette musique...

MADAME CARDINET.

Oui... est-ce que vous n’entendez pas ?...

MANETTE.

Si fait, madame... Ça vient du café de la Comédie... c’est la musique des amateurs de Saint-Malo... ils ont offert un souper aux comédiens... et de temps en temps ils jouent un petit air...

MADAME CARDINET, très agitée.

Qu’est-ce que vous dites ?... les amateurs de Saint-Malo ont offert un diner aux comédiens...

MANETTE.

Oui, madame.

MADAME CARDINET.

Et aux comédiennes !!!

MANETTE.

Oui, madame, pour les remercier...

MADAME CARDINET.

Et qui sont-ils ces amateurs, qui sont-ils ?

MANETTE.

Je ne sais pas, madame, je crois que M. Coquard en est, mais je ne sais pas quels sont les autres...

MADAME CARDINET, appelant.

Monsieur Monicot, monsieur Monicot... sonnez à la porte de M. Monicot, Manette, et réveillez-le...

MANETTE.

Oui, madame...

Allant sonner à la porte de la maison de gauche.

Monsieur Monicot, monsieur Monicot...

TOUTES LES DEUX.

Monsieur Monicot, monsieur Monicot...

Monicot paraît à la fenêtre, Manette est au fond avec sa lanterne, pour voir si Cardinet revient.

 

 

Scène IV

 

MADAME CARDINET, MANETTE, MONICOT, bonnet de nuit, robe de chambre

 

MONICOT.

Qu’est-ce que c’est ?... qui est-ce qui m’appelle ?...

Manette lui montre madame Cardinet.

MADAME CARDINET.

C’est moi, monsieur Monicot, c’est moi...

MONICOT.

Vous, chère dame et chère présidente... ah ! que je vous remercie, vous avez interrompu le rêve le plus épouvantable... Imaginez-vous, chère dame et chère présidente, que je rêvais qu’une actrice... Elle s’approchait de moi, cette actrice, et se préparait à m’envelopper aux sons d’une musique délicieuse...

Écoutant.

Tiens, elle dure toujours la musique.

MADAME CARDINET.

Vous m’êtes dévoué, monsieur Monicot ?

MONICOT.

Si je vous suis dévoué ? je prends à témoin cette nuit radieuse...

MADAME CARDINET.

Eh bien... si vous m’êtes dévoué, habillez-vous vite... j’ai besoin de vous...

MONICOT, pudique.

À cette heure de nuit !

MADAME CARDINET.

Je veux aller au café de la Comédie, vous me donnerez le bras...

MONICOT.

Chère présidente, y pensez-vous ?

MADAME CARDINET.

J’y pense tellement que si vous ne voulez pas m’accompagner, j’irai toute seule...

MONICOT.

Je suis à vous, chère madame, je suis à vous... le temps seulement de mettre les vêtements nécessaires...

Il disparaît. Fin de la musique.

MADAME CARDINET.

Dépêchez-vous... Eh bien, Manette, vous ne voyez personne ?

MANETTE.

Non, madame, personne absolument.

Manette va pour rentrer dans la maison et voit un petit patronnet qui va sonner à la porte.

Eh bien qu’est-ce qu’il a celui-là ? qu’est-ce que vous demandez mon ami ?

 

 

Scène V

 

MANETTE, LE PATRONNET, puis CARDINET, puis LE PÂTISSIER

 

Le patronnet porte une manne sur la tête ; dans cette manne un gâteau. Le gâteau doit être un énorme biscuit de Savoie surmonté d’un Amour en sucre, assez gros pour que l’on puisse bien voir que c’est un Amour ; placé sur un petit ressort à boudin l’Amour danse au-dessus du gâteau de Savoie.

LE PATRONNET.

C’est le gâteau que j’apporte, le gâteau monté commandé par M. Cardinet.

MADAME CARDINET, reparaissant brusquement à sa fenêtre.

M. Cardinet !... qui est-ce qui vient de parler de M. Cardinet ?...

LE PATRONNET.

C’est moi, madame, j’apporte le gâteau commandé par M. Cardinet.

MADAME CARDINET.

Le gâteau commandé par... ne le laissez pas partir, Manette... ne le laissez pas partir... je descends, et nous allons savoir...

MANETTE, au patronnet

Vous, mon garçon, je suis à peu près sûre que vous venez de faire une boulette.

LE PATRONNET.

Mais non, c’est bien ici chez M. Cardinet, n’est-ce pas ? Eh bien, puisque c’est M. Cardinet lui-même qui est venu...

Entre madame Cardinet, elle se précipite sur le patronnet.

MADAME CARDINET.

M. Cardinet lui-même... qu’est-ce que vous dites qu’il a fait monsieur, M. Cardinet lui-même ?

En le secouant.

Qu’est-ce que vous dites ? qu’est-ce que vous dites ?

LE PATRONNET.

Prenez garde, madame, vous allez casser l’Amour !...

MADAME CARDINET.

L’Amour !...

LE PATRONNET.

M. Cardinet a bien recommandé de faire attention à l’Amour. Et puis il a écrit quelque chose sur un petit papier, et il a dit qu’il fallait mettre ce petit papier dans la main de l’Amour quand on servirait le gâteau.

MADAME CARDINET.

Il a écrit quelque chose sur un petit papier ?...

LE PATRONNET.

À preuve que je l’ai là, dans ma main, le petit papier.

Il le montre, madame Cardinet le lui arrache.

MADAME CARDINET, essayant de lire.

À l’ado... à l’adorable... je ne peux pas lire, approchez votre lanterne, Manette.

MANETTE, élevant sa lanterne.

Voici, madame...

MADAME CARDINET, lisant.

À l’adorable Simonne.

MANETTE.

Il y a ça !...

MADAME CARDINET.

Oui... il y a ça !... à l’adorable Simonne... Et au-dessous...

MANETTE.

Au-dessous ?...

MADAME CARDINET.

La lanterne, Manette, approchez la lanterne...

MANETTE.

Voici, madame, voici...

MADAME CARDINET, lisant.

Cette brioche est un emblème,
Ça veut dire que je vous aime.

MANETTE, faisant avec sa lanterne un geste d’indignation.

Oh !...

MADAME CARDINET.

Des vers, il lui envoie des vers !

Le patronnet reprend le papier des mains de madame Cardinet, sans que celle ci s’en aperçoive. Entre le pâtissier.

LE PÂTISSIER, paraissant au fond à droite.

Juste ce que je craignais... l’imbécile au lieu de porter la gâteau là-bas l’a apporté ici.

Haut.

Il y a erreur, madame, je regrette beaucoup que mon garçon vous ait dérangée... il y a erreur...

Il prend le patronnet par la main.

Allons, viens, toi...

LE PATRONNET.

On m’avait dit chez M. Cardinet !...

Le pâtissier le bouscule.

LE PÂTISSIER.

Venez, vous autres...

Il sort emmenant le patronnet. Deux autres patronnets, ayant chacun une manne sur la tête, traversent la scène en courant et sortent derrière le pâtissier.

 

 

Scène VI

 

MANETTE, MADAME CARDINET

 

MANETTE.

Pour un beau dessert, ça fera un beau dessert, vous avez vu, madame ?

Elle remonte.

MADAME CARDINET, sans l’écouter.

Cette brioche est un emblème,
Ça veut dire que je vous aime !!!

 

 

Scène VII

 

MANETTE, MADAME CARDINET, MONICOT

 

Entre Monicot habillé tout de travers.

MONICOT, grand désordre dans son costume.

Vous me pardonnerez, chère dame, de vous avoir fait attendre... quelques soins à donner à ma toilette...

MADAME CARDINET, égarée, folle, ne sachant pas ce qu’elle dit.

Bonjour, monsieur Monicot, bonjour.

MONICOT.

Me voilà prêt. Nous irons quand vous voudrez.

MADAME CARDINET.

Aller... Où ça ?

MONICOT.

Eh bien, mais, au café de la Comédie...

Madame Cardinet le regarde d’un air de plus en plus égaré.

Vous ne vous rappelez pas ?... Vous m’avez prié de descendre... de descendre pour aller avec vous au café de la Comédie...

MADAME CARDINET.

Ah oui !... je me rappelle maintenant... au café de la Comédie... oui, oui, je me rappelle.

MONICOT, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que...

Geste de Monicot demandant à Manette si madame Cardinet ne serait pas devenue folle. Geste de Manette répondant que cela pourrait bien être.

MADAME CARDINET.

Ce n’est pas la peine maintenant d’aller au café de la Comédie... J’étais inquiète, je ne le suis plus. Je sais où est mon mari, je sais ce qu’il fait... il soupe, il soupe avec des comédiennes !

Elle éclate de rire.

Ah ! ah ! ah !

MONICOT, effrayé.

Madame... je vous en prie...

MADAME CARDINET, le regardant avec égarement.

Cette brioche est un emblème, ça veut dire...

MONICOT, très effrayé.

Je vous en prie... ce calme me fait peur... criez, pleurez... mais ne me regardez pas ainsi... tout, plutôt que ce calme qui m’épouvante...

Il embrasse madame Cardinet qui est tombée dans ses bras, celle-ci ne paraît pas s’en apercevoir, alors Monicot embrasse de nouveau avec violence et s’adressant à Cardinet qui n’est pas là.

Ah ! tu m’as appelé vieille bête, eh bien, tiens, ta femme, tiens, tiens...

MANETTE, essayant de l’arrêter.

Eh bien, monsieur... Eh bien ?

MONICOT.

Il y a sept ans que j’en mourais d’envie.

MADAME CARDINET, s’arrachant brusquement des bras de Monicot.

Oh ! mais, je me vengerai... vous entendez monsieur Monicot, je me vengerai...

MONICOT, résolu.

Y êtes-vous décidée ?...

MADAME CARDINET.

Oui...

MONICOT, offrant son bras.

Eh bien, alors, bien qu’il n’entre pas dans la nature de mes fonctions...

MADAME CARDINET, le repoussant.

Non, pas comme ça... je trouverai mieux !

MONICOT, incrédule.

Oh !... où donc ?...

MADAME CARDINET, remontant.

Mais en attendant que je trouve... Manette où êtes-vous, Manette ?...

MANETTE, venant à sa maîtresse.

Me voici, madame...

MADAME CARDINET.

Nous allons rentrer, Manette... une fois que nous serons rentrées, vous fermerez toutes les portes, vous mettrez les verrous, vous mettrez la barre...

MANETTE.

Et monsieur ? si je mets les verrous, si je mets la barre, monsieur ne pourra pas rentrer...

MADAME CARDINET.

Eh bien, si monsieur ne peut pas rentrer, monsieur ne rentrera pas, voilà tout !

MANETTE.

Oh ! madame !...

MONICOT

Lui faire passer la nuit à la belle étoile, oui, ce n’est pas mal... je crois pourtant que ce que je vous proposais...

MADAME CARDINET, sans l’écouter.

Monsieur Monicot ?...

MONICOT.

Chère dame ?

MADAME CARDINET.

Je vous en prie, monsieur Monicot... ayez la bonté de me pincer...

MONICOT.

Plaît-il ?...

MADAME CARDINET.

Pincez-moi, je vous dis...

MONICOT.

Oh ! chère dame !

MADAME CARDINET.

Je vous en prie.

MONICOT.

Puisque vous l’exigez...

Il la pince.

MADAME CARDINET, sautant.

Aïe !...

Très calme.

Je suis bien éveillée, ce n’est pas un rêve... mon mari est réellement en train de souper avec des comédiennes, et je suis, moi, à deux heures et demie du matin, sur une place publique, en train de causer avec un notaire demi vêtu. Votre servante, monsieur Monicot. Venez Manette.

Elle rentre chez elle. Manette va la suivie.

MONICOT, courant après Manette.

Manette !... mademoiselle Manette !

MANETTE, revenant.

Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu !

MONICOT.

Vous ne désirez pas que je vous pince, vous aussi ?

MANETTE, en riant.

Pas la peine, monsieur Monicot, pas la peine, je suis bien sûre d’être éveillée...

MADAME CARDINET, paraissant à la fenêtre.

Eh bien, Manette ?

MANETTE.

Me voilà, madame. C’est M. Monicot qui voulait...

Monicot cherche à la faire taire.

MADAME CARDINET, de sa fenêtre à Manette.

Il est bien entendu que si l’on frappe, je vous défends absolument d’ouvrir. Du reste pour être plus sûre, quand vous aurez tout fermé, vous m’apporterez les clefs. Vous entendez, Manette ?

MANETTE.

Oui, madame.

MADAME CARDINET.

Bonne nuit, monsieur Monicot.

Elle ferme sa fenêtre.

MONICOT.

Bonne nuit, chère dame.

Reprise de la musique. Monicot qui allait rentrer chez lui, s’arrête.

Elle était charmante, cette actrice !... cette actrice dans mon rêve... cette actrice qui se préparait à m’envelopper aux sons d’une musique... Elle avait des yeux bleus, une tête d’ange, et un sourire... Elle était en train, au moment même où l’on m’a réveillé, elle était en train de jouer négligemment avec ma chevelure, et elle me demandait si mes panonceaux étaient en or.

Il fait encore un pas pour rentrer et s’arrête de nouveau.

Je voudrais que mon rêve recommençât et qu’elle m’adressât encore une fois la même question... Je n’hésiterais pas, je lui répondrais : oui... oui, ils sont en or, et je te les donne !...

Comme s’il répondait à un reproche.

Eh bien, tiens... en rêve, on a bien le droit...

Il rentre et ferme sa porte. On entend le bruit des verrous mis par Manette, et puis dans le lointain deux voix qui chantent. Peu à peu on distingue la chanson, et l’on voit arriver les deux chanteurs.

 

 

Scène VIII

 

CARDINET, ESCOULOUBINE, se donnant le bras et arrivant par le fond à gauche

 

Escouloubine est complètement gris et Cardinet un peu lancé.

CARDINET et ESCOULOUBINE, chantant.

Vive le vin, l’amour et le tabac,
Voilà ! voilà, le refrain du bivouac.
Voilà ! voilà, le refrain du bivouac.

ESCOULOUBINE, parlé.

Tu n’y es pas.

Chanté.

Voilà ! voilà le refrain du bivouac !

Parlé.

À nous deux.

ENSEMBLE.

Vive le vin, l’amour et le tabac...

ESCOULOUBINE, s’interrompant.

Décidément, tu n’y es pas... ce n’est pas ta faute... c’est la faute du vin de Champagne.

CARDINET.

Par exemple !... est-ce que tu te figures, parce que j’ai bu cinq ou six méchants verres...

ESCOULOUBINE.

Oh !... oh !... cinq ou six...

CARDINET.

Eh bien ! oui, là, tu as raison... je le suis un peu... mais ce n’est pas le vin de Champagne qui m’a grisé.

ESCOULOUBINE.

Moi, ce qui m’a grisé, c’est l’anisette.

CARDINET.

Non, ce qui m’a grisé, c’est que, pendant le souper, j’étais assis entre mademoiselle Simonne et mademoiselle Denise... tu sais bien, Denise... une petite qui vous a un air d’innocence... des yeux bleus, une figure d’ange...

ESCOULOUBINE.

Ne t’y fie pas...

CARDINET.

Il n’y a pas de danger... j’aime bien mieux Simonne... ah ! Simonne... ce n’est pas du tout une femme comme cette Denise... oh ! non !... ce qu’elle voudrait, Simonne, c’est être aimée...

ESCOULOUBINE.

Tu crois ?

CARDINET.

Elle me l’a dit... il y a bien un prince...

ESCOULOUBINE.

Le prince Wolinzoff... je le connais...

CARDINET.

Mais il paraît qu’on ne le voit jamais, ce prince... on ne le voit jamais... Il se contente d’envoyer deux cent mille francs par an... Simonne voulait les refuser... mais on lui a dit que ça mécontenterait peut-être la Russie... et que dans ce moment-ci il ne fallait pas... les plus petites choses pouvant avoir une importance... Simonne n’a pas insisté, mais elle n’est pas heureuse... elle voudrait être aimée.

ESCOULOUBINE, qui ne l’a pas écouté.

Comment m’as-tu trouvé dans les Crochets du père Martin ?

CARDINET.

Les Crochets du père Martin ! ah !... oui, oui... je te demande pardon... c’est que ça s’enchaîne si peu avec ce que j’étais en train de te dire... tu me demandes comment je t’ai trouvé dans les Crochets du père Martin ?

ESCOULOUBINE.

Oui !...

CARDINET.

Je t’ai trouvé impayable dans les Crochets du père Martin, je t’ai trouvé impayable...

ESCOULOUBINE, vexé.

Impayable !... voilà tout ce que tu trouves à dire d’Escouloubine... impayable !...

CARDINET.

Impayable ne te va pas ?... Qu’est-ce que tu veux, alors ?... veux-tu étonnant, veux-tu gigantesque, veux-tu pyramidal ?

ESCOULOUBINE.

Pyramidal !

CARDINET.

Eh !...

ESCOULOUBINE.

Pyramydal !... j’aime mieux pyramidal !...

CARDINET.

Tu es content ?... eh bien, tant mieux, parce qu’au moment de nous séparer, il m’aurait été pénible...

ESCOULOUBINE.

Nous séparer ?

CARDINET.

Dame !... il faudra bien finir... nous sommes arrivés, voici ma maison... il ne me reste plus maintenant qu’à te remercier d’avoir bien voulu...

ESCOULOUBINE.

C’est ta maison ?

CARDINET.

Oui.

ESCOULOUBINE.

Tu es bien sûr ?

CARDINET.

Voilà une question, par exemple !

ESCOULOUBINE.

N’en parlons plus... du moment que tu es sûr... Tu as la clef ?...

CARDINET.

Sans doute.

Il la lui montre.

ESCOULOUBINE, allant vers la porte.

Entrons, alors, entrons.

CARDINET, se jetant au-devant de lui.

Comment, entrons ?... tu veux entrer chez moi ?

ESCOULOUBINE.

Oui...

CARDINET.

Il ne manquerait plus que ça !...

ESCOULOUBINE.

C’est dans ton intérêt... à cause de ta femme...

CARDINET.

Ma femme !...

ESCOULOUBINE.

Si tu as l’imprudence de rentrer seul, elle te fera une scène... une scène épouvantable, tandis qu’en te voyant avec moi...

CARDINET.

Qu’est-ce que tu y feras ?...

ESCOULOUBINE.

J’arrangerai tout... moi... ouvre la porte et n’aie pas peur, je te promets de tout arranger...

CARDINET.

Ah ! bien, ce serait da joli... elle ne peut pas souffrir les comédiens, ma femme.

ESCOULOUBINE.

Je sais, je sais, elle n’aime pas la comédie...

CARDINET.

Non, elle ne l’aime pas et elle ne t’aurait pas plus tôt reconnu...

ESCOULOUBINE.

Elle ne me reconnaîtrait pas...

Étonnement de Cardinet.

Non, elle ne me reconnaîtrait pas... ce ne serait pas Escouloubine qui rentrerait avec toi, ce serait un vieux gentilhomme...

CARDINET.

Encore !!...

ESCOULOUBINE.

Et celui-là ne ressemblerait pas aux deux premiers. Tu en serais content de celui-là, tu en serais content...

Contrefaisant un troisième vieux gentilhomme.

C’est votre mari madame... c’est votre mari... je vous le ramène...

Changeant de ton.

Comment m’as-tu trouvé dans la Corde sensible ?...

CARDINET, impatienté.

Ah !... tu m’embêtes...

ESCOULOUBINE.

Qu’est-ce que tu dis ?...

CARDINET.

Non, non... ce n’est pas cela que je voulais dire... mais c’est qu’aussi tu me mets dans un état... il faut que je rentre décidément... tu entends, il faut que je rentre...

ESCOULOUBINE.

Et tu t’obstines à vouloir rentrer seul ?...

CARDINET.

Oui, je m’obstine...

ESCOULOUBINE.

Eh bien, à ton aise : adieu, vieux...

CARDINET.

C’est ça, adieu... adieu...

Il va à la porte et met la clef dans la serrure.

Qu’est-ce que tu fais, toi ?... Tu restes là ?...

ESCOULOUBINE, assis sur un banc qui se trouve au coin de la maison de Monicot.

Oui, j’attends !...

CARDINET, revenant.

Qu’est-ce que tu attends ?

ESCOULOUBINE.

J’attends que tu sois rentré... je ne sais pas, mais je me figure qu’une fois que tu seras rentré, je vais en entendre de drôles... pif, paf, taratata poum... les meubles qu’on renverse...

CARDINET, tournant la clef dans la serrure.

Qu’est-ce qu’elle a donc cette clef, il faut qu’il y ait quelque chose...

Il secoue la clef pour faire tomber ce qu’il y a dedans, puis essaie encore une fois d’ouvrir la serrure.

Mais non, la clef va bien, elle va très bien et la porte ne s’ouvre pas...

À Escouloubine qui rit à se tordre.

Qu’est-ce que tu as à rire ?...

ESCOULOUBINE, continuant à rire.

Je ne sais pas... mais je m’attends à quelque chose... je ne sais pas pourquoi, mais je m’attends à quelque chose, et alors...

CARDINET.

Je vois ce que c’est, Manette aura mis les verrous...

ESCOULOUBINE.

Manette, ta servante ?...

CARDINET.

Oui... Est-elle bête, cette Manette...

ESCOULOUBINE, se levant.

Non, elle n’est pas bête... Elle a compris Escouloubine, elle n’est pas bête...

CARDINET.

Elle est bête d’avoir mis les verrous, puisque je n’étais pas rentré... Enfin, ça ne fait rien... je vais l’appeler bien doucement et je lui recommanderai d’ouvrir la porte sans faire de bruit.

Il frappe doucement sur le volet de Manette et l’appelle à voix basse.

Manette !... Manette !...

ESCOULOUBINE, riant.

Elle ne vient pas, Manette !...

CARDINET.

Il faut bien lui laisser le temps de s’habiller...

Appelant.

Manette, voyons, Manette.

Manette ouvre son volet.

 

 

Scène IX

 

CARDINET, ESCOULOUBINE, MANETTE, à la lucarne

 

MANETTE.

C’est vous, monsieur ?

CARDINET.

Oui, c’est moi...

MANETTE.

Qu’est-ce que vous désirez, monsieur ?

CARDINET.

Comment, qu’est-ce que je désire... je désire que tu m’ouvres la porte.

MANETTE.

Je ne peux pas, monsieur.

CARDINET.

Pourquoi ça ?...

MANETTE.

Parce que madame me l’a défendu...

Escouloubine se tord.

CARDINET.

Qu’est-ce que tu dis ?... Madame t’a défendu d’ouvrir la porte...

MANETTE.

Oui, monsieur.

CARDINET.

À moi ?...

MANETTE.

Oui, monsieur, à vous. Et pour être bien sûre que je n’ouvrirai pas, elle a emporté les clefs dans sa chambre.

ESCOULOUBINE, riant toujours.

Tu vois bien que j’avais raison de m’attendre à quelque chose, tu vois bien...

CARDINET, à part.

Ce qui me vexe le plus, c’est qu’une pareille chose m’arrive devant cet animal-là !

Haut, en essayant de sourire.

C’est une plaisanterie, voilà tout.

ESCOULOUBINE.

Ah !

CARDINET.

Oui, c’est une plaisanterie... mais tu vas voir comment je vais la prendre la plaisanterie... tu vas voir... Manette ?...

MANETTE.

Monsieur ?...

Elle rit très fort.

CARDINET.

D’abord je te défends de rire quand je te parle...

MANETTE.

Ce n’est pas vous qui me faites rire, monsieur, c’est lui.

Elle désigne Escouloubine.

ESCOULOUBINE.

Oui, c’est moi... Elle voit Escouloubine ! Elle est heureuse !.

CARDINET, à Manette.

Tu vas monter chez ma femme, et tu lui diras de ma part de te donner les clefs, de te les donner tout de suite...

MANETTE.

Oui, monsieur.

CARDINET.

Et qu’elle prenne garde à ce qu’elle fera, ma femme, tu entends, Manette, qu’elle y prenne garde.

MANETTE.

Bien, monsieur.

Elle ferme son volet.

 

 

Scène X

 

ESCOULOUBINE, CARDINET

 

CARDINET.

Qu’elle y prenne garde !... Tout à l’heure, vers la fin du souper, il s’est passé une chose... une chose que je voulais oublier, mais si l’on m’y force, il faudra bien... Tu n’as pas remarqué, toi, ce qui s’est passé vers la fin du souper ?...

ESCOULOUBINE.

Non.

CARDINET.

Madame Flocardin venait de me déclarer qu’elle me trouvait aimable.

ESCOULOUBINE.

Madame Flocardin, la duègne ?

CARDINET.

Ne nous quittez pas, me disait-elle... venez avec nous à Paris... alors tout le monde... oui... oui... c’est çà, monsieur Cardinet, venez avec nous, venez à Paris...

ESCOULOUBINE, chantant sur l’air des revues.

Allons à Paris, allons à Paris, cette ville immense...

CARDINET.

Là-dessus, Simonne m’a regardé d’une certaine façon... alors, il s’est passé en moi quelque chose... enfin suffit, je m’entends... qu’elle prenne garde à ce qu’elle fera, ma femme... elle verra si elle me pousse à bout, elle verra...

ESCOULOUBINE.

Ne dis pas de mal de ta femme, c’est un caractère, ta femme, c’est un caractère, tandis que toi...

CARDINET.

Tandis que moi...

ESCOULOUBINE.

Tu n’es rien du tout, toi. Tu es ce que nous appelons une utilité... pas autre chose, une utilité, et encore...

CARDINET, à Manette qui reparaît.

Eh bien, Manette ?

 

 

Scène XI

 

ESCOULOUBINE, CARDINET, MANETTE, à sa lucarne

 

MANETTE.

Eh bien, monsieur, madame ne veut pas !...

CARDINET.

Ah !

ESCOULOUBINE.

J’en étais sûr...

MANETTE.

Non, monsieur, elle a absolument refusé, et elle m’a dit de vous dire que, puisque vous aimiez tant les comédiennes, vous n’aviez qu’à vous en aller à Paris, avec les comédiennes.

CARDINET.

Elle a dit ça ?

MANETTE.

Oui, monsieur...

ESCOULOUBINE.

Eh bien, tu vois... tout le monde est d’accord... Madame Flocardin, Simonne, ta femme, tout le monde te conseille d’aller à Paris...

Chantant.

Allons à Paris...

CARDINET, très agité.

Mon ami, tu es mon ami, n’est-ce pas ?...

ESCOULOUBINE.

Oui...

CARDINET.

Il faut que je rentre chez moi, que j’y rentre tout de suite... sans cela...

ESCOULOUBINE.

Sans cela ?...

CARDINET.

Sans cela je ferais des bêtises... je suis épouvanté d’avance à l’idée des bêtises que je pourrais faire, si je ne rentre pas tout de suite...

ESCOULOUBINE.

Mais comment veux-tu ?...

CARDINET, lui donnant son chapeau.

Prends mon chapeau. Toi, Manette, donne-moi la main.

Il monte sur une borne qui se trouve placée au-dessous de la lucarne.

MANETTE, lui donnant la main.

La main, voilà, monsieur.

CARDINET.

Donne-moi les deux mains...

MANETTE, même jeu.

Voilà, monsieur.

CARDINET, essayant de se hisser.

Tire maintenant, tire tant que tu pourras... prends-moi par le collet de mon habit...

ΜΑΝΕΤΤΕ.

Eh, monsieur... qu’est-ce que vous voulez faire, monsieur ?

CARDINET.

J’essaie d’entrer par la fenêtre...

ESCOULOUBINE.

Hardi... hardi...

MANETTE.

Oh, monsieur, c’est impossible.

Nouveaux efforts de Cardinet.

Vous aurez beau faire, vous voyez bien que c’est impossible.

CARDINET, descendant.

En effet, il n’y a pas moyen.

À Escouloubine.

Rends-moi mon chapeau.

À part.

Ce qui me vexe le plus, c’est qu’une pareille chose m’arrive devant cet animal-là...

ESCOULOUBINE.

Allons, il faut venir à ton secours décidément, je vais te faire ouvrir la porte, moi, je vais te la faire ouvrir...

Il frappe et sonne violemment à la porte de Cardinet.

CARDINET, voulant l’empêcher.

Tais-toi donc, tu vas réveiller tout le monde...

ESCOULOUBINE, frappant et sonnant.

C’est probable...

CARDINET.

Et si tu réveilles tout le monde, tout le monde va savoir que ma femme...

ESCOULOUBINE, frappant et sonnant toujours.

Qu’est-ce que ça fait ?

CARDINET.

Comment, qu’est-ce que ça fait ?

Toutes les fenêtres s’ouvrent, et se garnissent de voisins réveillés en sursaut et furieux. Seule la fenêtre de madame Cardinet reste fermée.

LES VOISINS.

Qu’est-ce qu’il y a ?... le feu ?... voulez-vous bien vous taire !...

MONICOT, à sa fenêtre.

Comment, Cardinet, non content d’avoir mené une conduite plus digne d’un Héliogabale que d’un homme civilisé, vous venez maintenant troubler le sommeil ?...

CARDINET, exaspéré.

Ah ! laissez-moi tranquille, vous, le vieux notaire...

À Escouloubine qui, pendant ce temps-là, n’a pas cessé de frapper.

Mais tais toi donc, à la fin, tais-toi donc !

Entendant la musique qui a recommencé depuis quelque temps et qui se rapproche.

Et de la musique, à présent, de la musique ! qu’est-ce ce qu’elle vient faire ici, cette musique ?

ESCOULOUBINE, s’arrêtant de frapper et de sonner.

Ce sont mes camarades... ils vont à la gare... La lyre de Saint-Malo leur fait la conduite...

CARDINET.

Les comédiens !... Simonne !... Il ne manquait plus que ça, par exemple, il ne manquait plus que ça !...

Entrent par le fond, à gauche, les comédiens escortés par la lyre de Saint-Malo.

 

 

Scène XII

 

ESCOULOUBINE, CARDINET, MANETTE, SIMONNE, DENISE, MADAME FLOCARDIN, COMÉDIENS et MUSICIENS

 

SIMONNE.

Monsieur Cardinet...

CARDINET.

Simonne...

SIMONNE.

Je vous croyais rentré depuis longtemps. Qu’est-ce que vous faites là ?...

CARDINET, d’un air dégagé.

Mais vous voyez, Escouloubine et moi, nous nous promenons...

ESCOULOUBINE.

Oui... nous nous promenons en attendant que sa femme veuille bien consentir à lui faire ouvrir la porte.

SIMONNE, riant.

Comment !... madame Cardinet a refusé...

CARDINET.

C’est la première fois, je vous assure.

TOUT LE MONDE.

Ah !...

CARDINET.

Je ne voudrais pas que vous puissiez croire que c’est une habitude...

MONICOT, à sa fenêtre.

Elle a bien fait de refuser !... elle a bien fait.

CARDINET, se retournant.

Qu’est-ce qui a dit ça ?

MONICOT.

C’est moi.

CARDINET.

Nous réglerons ça avec le reste... vous entendez, monsieur Monicot.

DENISE.

Monsieur Monicot !

Elle regarde Monicot.

MONICOT, voyant Denise.

Ah ! mon Dieu ! cette voix !... cet air d’innocence...

Il disparaît.

CARDINET, à Escouloubine.

Et quant à ma femme, tu m’as dit tout à l’heure que c’était un caractère, ma femme ?...

ESCOULOUBINE.

Et un fameux... tout d’une pièce.

CARDINET.

Eh bien, tu vas voir si, moi aussi, je ne suis pas un caractère...

Aux voisins.

Vous êtes tous témoins que j’ai fait ce que j’ai pu pour me faire ouvrir cette porte...

TOUT LE MONDE.

Oui... oui... nous sommes témoins...

CARDINET.

Eh bien, à présent, cette porte s’ouvrirait toute grande que je refuserais d’y passer.

S’adressant à la fenêtre de madame Cardinet.

Vous m’avez conseillé de m’en aller à Paris avec les comédiennes, madame Cardinet, vous me l’avez conseillé... eh bien ! c’est une affaire entendue... je vais à Paris...

SIMONNE.

Qu’est-ce que vous dites ?...

CARDINET.

Je dis que je pars avec vous.

ESCOULOUBINE.

C’est sérieux !

CARDINET.

Je crois bien que c’est sérieux... Je vais à Paris... j’y vais...

Il cause avec Simonne.

TOUT LE MONDE.

Bravo ! Cardinet ! bravo !...

MONICOT, revenant à sa fenêtre avec une lorgnette et lorgnant Denise.

C’est bien elle... C’est bien l’actrice qui dans mon rêve... Et elle regarde mes panonceaux... c’est bien ça... c’est bien ça...

À Denise.

Ils sont en or !... ils sont en or !...

CARDINET, à Escouloubine.

Eh bien ! qu’en dis-tu ? Trouves-tu maintenant que je suis un caractère ?

ESCOULOUBINE.

Ah ! tu es grand, vois-tu, tu es grand comme...

CARDINET.

Comme quoi, voyons ?

ESCOULOUBINE.

Tu es grand comme Escouloubine... à Paris, maintenant, à Paris !...

TOUT LE MONDE.

À Paris !

Mouvement de départ. Madame Cardinet ouvre sa fenêtre.

MADAME CARDINET.

Henri ! Henri ! Reviens, Henri, je te pardonne !...

CARDINET, donnant le bras à Simonne.

Il est trop tard, madame !...

TOUT LE MONDE.

Il est trop tard !... à Paris ! à Paris !...

Reprise de la musique. Départ. Tableau.

 

 

ACTE III

 

À Paris chez Denise. Un salon très brillamment éclairé et très élégamment meublé. Porte au fond donnant sur un autre salon. Deux portes à gauche et deux portes à droite. À gauche, un canapé ; à gauche du canapé, un pouff. À droite, une table de jeu. Au fond, à gauche, un piano. Fauteuils, chaises, lustres, candélabres, etc... etc...

 

 

Scène première

 

DENISE, LE PRINCE, assis sur le canapé

 

DENISE, debout près de lui, continuant une conversation commencée.

Voyons, mon cher prince, voyons... recommencez un peu... la première fois ça ne m’a pas paru très clair.

LE PRINCE, se levant.

Je vais recommencer, petite Denise. Il y a deux heures je suis arrivé de Saint-Pétersbourg, dix minutes après mou arrivée, j’étais chez Simonne...

DENISE.

Qui ne vous attendait pas...

LE PRINCE.

Non ; je ne devais venir à Paris que dans six semaines, mais vous savez, j’aime à lui faire de ces surprises. J’ai demandé à Simonne ce qu’elle faisait aujourd’hui...

DENISE.

Elle vous a répondu qu’elle venait en soirée chez moi.

LE PRINCE.

Et elle a ajouté qu’elle me défendait absolument d’y venir, moi, parce que ma présence la gênerait...

DENISE.

Je crois bien que votre présence la gênerait, je crois bien.

LE PRINCE.

Pourquoi ça ?...

DENISE.

Je vais vous le dire. Il y a huit jours, nous sommes allés jouer la comédie à Saint-Malo. Simonne s’est amusée à en lever un des bourgeois de la ville.

LE PRINCE.

Elle est charmante, cette Simonne, elle est charmante.

DENISE.

Il s’est trouvé que ce bourgeois de Saint-Malo était l’oncle de Georges d’Hacqueville, un de nos bons amis à Simonne et à moi... Georges nous a demandé d’être gentilles et de renvoyer au plus vite son oncle à Saint-Malo... nous avons consenti...

LE PRINCE.

Cette bonne action vous sera comptée, petite Denise, elle vous sera comptée.

DENISE.

Et, pour renvoyer à Saint-Malo l’oncle de Georges, nous avons imaginé une petite farce... Notre camarade Escouloubine doit s’habiller tout juste comme vous êtes habillé maintenant, il doit, autant que cela lui sera possible, s’arranger un visage pareil au vôtre... une fois déguisé ainsi, Escouloubine jouera, en l’honneur de notre provincial, une petite scène...

LE PRINCE, en riant.

Escouloubine ?...

DENISE.

Oui...

LE PRINCE.

Escouloubine déguisé en moi ?...

DENISE.

Oui, c’est ça la farce... les quelques personnes que j’ai invitées sont dans la confidence, mais vous comprenez que, vous, je ne peux pas vous inviter. Vous étant là, il serait tout à fait impossible...

LE PRINCE.

Il n’y a que les Françaises pour avoir de ces idées-là !... Petite Denise, il faut que vous me rendiez un service ?

DENISE.

Quel service... prince ?...

LE PRINCE.

Je tiens absolument à voir comment Escouloubine... Il faut que vous me cachiez quelque part.

DENISE.

Vous voulez ?

LE PRINCE.

Je vous en prie...

DENISE.

Eh bien, mais je veux bien... moi.

Allant ouvrir la porte du premier plan de droite.

Entrez là, mais je dois vous prévenir que vous serez peut-être obligé d’y rester pas mal de temps.

LE PRINCE.

Ça m’est égal...

DENISE.

Oh ! alors...

LE PRINCE.

Et surtout ne dites pas à Simonne que je suis là, ne lui dites pas...

DENISE.

Certainement non, je ne lui dirai pas...

LE PRINCE.

Merci, petite Denise, merci...

Il sort.

DENISE, seule.

Certainement non, je ne dirai rien à Simonne, ce sera bien plus drôle comme ça.

À un domestique qui entre du fond.

Qu’est-ce que c’est ?...

Lisant la carte que lui remet le domestique.

M. Monicot, notaire à Saint-Malo... Ah ! mais... tout Saint-Malo s’est donc donné rendez-vous... faites entrer ce monsieur.

Le domestique introduit Monicot et sort.

 

 

Scène II

 

MONICOT, DENISE

 

MONICOT.

C’est bien elle, plus blanche, plus angélique, plus limpide qu’elle ne l’a jamais été !

DENISE.

M. Monicot ?...

MONICOT.

Oui, mademoiselle.

DENISE.

Notaire à Saint-Malo ?

MONICOT.

Oui...

DENISE.

Vous avez à me parler ?

MONICOT.

D’une affaire importante...

Denise s’assied sur le canapé, Monicot va pour s’asseoir à côté d’elle. Jeu de scène. Denise lui désigne un siège près du canapé. Il s’assied.

Un compatriote à moi, qui s’est momentanément écarté du bien, et qu’il s’agirait d’y ramener progressivement...

DENISE.

Ce n’est pas la première fois, il me semble, que j’ai le plaisir...

MONICOT, rapprochant sa chaise.

Non, ange, non !... c’est la troisième, je vous ai déjà vue deux fois... la première fois... c’était en rêve...

DENISE.

En rêve ?...

MONICOT.

Vous ne vous rappelez pas ?...

DENISE.

Non...

MONICOT.

La seconde fois, c’était à trois heures du matin, sur une place publique, à Saint-Malo...

DENISE.

À Saint-Malo ?

MONICOT.

Oui...

DENISE.

Mais ce devait être le jour où ce brave monsieur...

MONICOT.

C’est justement de ce brave monsieur que je désire vous parler...

DENISE.

M. Cardinet ?...

Elle fait pour arranger sa robe un mouvement qui laisse une place à côté d’elle, Monicot s’assied vivement sur le canapé. Jeu de scène.

MONICOT.

Allez à Paris, m’a dit sa femme, et tâchez de me le ramener.

DENISE.

Et vous êtes venu ?...

MONICOT.

Et je suis venu...

DENISE.

Eh bien ! cher monsieur, je donne ce soir une petite soirée... M. Cardinet y viendra...

MONICOT.

Avec mademoiselle Simonne ?...

DENISE.

Naturellement. Si vous voulez bien me faire le plaisir d’y venir, vous aussi, je pense qu’à la fin de la soirée vous n’aurez qu’à prendre votre ami par le bras et à le ramener à Saint-Malo. Il se laissera emmener...

MONICOT.

Vous croyez ?...

DENISE.

J’en suis presque sûre.

MONICOT.

Merci !...

Il va pour lui prendre la main. Elle se lève et passe à droite.

DENISE.

Vous vous intéressez beaucoup à M. Cardinet ?

MONICOT, qui s’est levé.

Et j’y ai quelque mérite... il ne s’est pas bien conduit avec moi... il m’a appelé vieille bête...

DENISE.

Pas possible !...

MONICOT.

Mais je me suis vengé. – j’ai empoigné sa femme...

Il prend Denise par la taille.

comme ceci, et puis...

Il embrasse Denise.

et puis, tiens ta femme, tiens donc, tiens donc !...

DENISE, s’échappant.

Eh bien ? eh bien ?

MONICOT.

Mais ne nous occupons pas de ça... Je pense à une chose... En attendant le moment d’emmener Cardinet...

D’une voix étranglée par l’émotion.

qu’est-ce que je ferai, moi, pendant la soirée ?...

DENISE.

Bah ! vous trouverez bien moyen de vous occuper...

MONICOT.

Si vous vouliez ?...

DENISE.

Hé ?

MONICOT.

Je sais bien à quoi je m’occuperais... si vous vouliez ?...

DENISE.

À me faire la cour, peut-être ?...

MONICOT.

Cela expliquerait ma présence.

DENISE.

Pourquoi pas ? De cette façon je n’aurais plus rien à envier à Simonne ; moi, aussi, j’aurais rapporté quelque chose de Saint-Malo. Elle a Cardinet.

MONICOT.

Vous auriez Monicot, voyez comme ce serait simple. Cardinet fait des déclarations à Simonne... je vous fais des déclarations... Cardinet embrasse Simonne, je vous embrasse...

Il  va pour l’embrasser. Denise se recule. Désappointé.

rai...

DENISE.

Cardinet donne à Simonne une paire de boucle d’oreilles de vingt mille francs...

MONICOT, vivement.

Moi, je vous en donne une de trente mille !

DENISE.

Ah !

MONICOT.

Seulement, moi, c’est pour rire.

Entre par le deuxième plan à droite, une femme de chambre portant deux flambeaux allumés qu’elle pose sur la table de jeu.

DENISE.

Ah ! ah !

MONICOT.

Vous comprenez, un notaire...

DENISE.

Ce n’est pas une raison... On a vu des notaires...

MONICOT.

Oh ! de mauvais notaires...

DENISE, à la femme de chambre.

Virginie, conduisez monsieur... par le petit boudoir.

À Monicot.

À tout à l’heure, mon ami.

La femme de chambre est allée ouvrir la porte du deuxième plan de gauche.

MONICOT, prenant son chapeau.

Le temps de courir à mon hôtel et je reviens...

Il lui baise la main. Jeu de scène.

DENISE.

Oui, c’est cela, courez à votre hôtel et revenez, vite...

MONICOT.

Mais ce sera pour rire, moi, vous savez, ce sera pour rire.

Il sort par la gauche avec la femme de chambre. Entre un autre domestique.

UN DOMESTIQUE, annonçant au fond.

Mademoiselle Marianna ! M. Gontran !

GONTRAN et MARIANNA, entrant.

Bonsoir, Denise.

DENISE.

Bonsoir, Gontran, bonsoir, Marianna...

GONTRAN.

Eh bien, et la petite plaisanterie pour ce soir, ça tient toujours ?...

DENISE.

Le sauvetage de Cardinet ?... 

GONTRAN.

Oui...

DENISE.

Certainement, ça tient toujours, certainement...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Léopold, mademoiselle Juliette.

DENISE, allant au-devant d’eux.

Que vous êtes gentils d’être venus.

JULIETTE, avec un très violent défaut de prononciation.

Bonzoul, ma chélie.

LÉOPOLD.

Et Cardinet, il n’est pas encore là, Cardinet, pour la petite farce ?...

DENISE.

Non, mais il viendra, n’ayez pas peur...

JULIETTE, regardant autour d’elle.

Et M. Ezcouloubine, ze ne le vois pas... vous m’aviez dit qu’il selait ici...

DENISE.

Que lui voulez-vous donc à Escouloubine ?

JULIETTE.

Z’ai envie d’entler au théâtle et je voudlais que monzieur Ezcouloubine me donnât des lezons...

LÉOPOLD.

Je lui en ai déjà donné quelques-unes, moi... ainsi, elle avait un léger défaut de prononciation. Je l’en ai complètement guérie...

LE DOMESTIQUE, annonçant au fond.

Mademoiselle Simonne ! M. Cardinet !

TOUT LE MONDE.

Ah ! le voilà ! le voilà !

JULIETTE, à Léopold.

À qui est-ze donc que l’on va faile une falce !...

Entrent par le fond, Simonne et Cardinet à la dernière mode, tout en noir, cravate blanche, une fleur énorme à la boutonnière.

 

 

Scène III

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET

 

DENISE.

Eh ! là, Simonne ! eh ! là ! En voilà une toilette.

SIMONNE, montrant Cardinet.

C’est pour lui !...

CARDINET, très gai, très lancé.

Oui, c’est pour moi !

SIMONNE.

Que voulez-vous ?... je me suis promis à moi-même de lui faire perdre le peu qui lui restait de cervelle.

CARDINET.

C’est fait !

SIMONNE.

Oh ! non, pas encore...

CARDINET.

Si fait, ma chère, si fait, je vous assure qu’il est impossible d’aller plus loin...

SIMONNE.

Oh ! que non, mon ami. Vous verrez que l’on peut aller plus loin au contraire, beaucoup plus loin...

CARDINET.

Je ne crois pas, quant à moi, je ne crois pas. Bonsoir, Denise... bonsoir, Marianna... bonsoir, Juliette... bonsoir, Léopold.

LÉOPOLD.

Bonsoir, Henri.

CARDINET.

Bonsoir, Gontran.

GONTRAN.

Où avez-vous dîné ce soir ?... J’étais chez Bignon ! je ne vous ai pas vu.

CARDINET.

Nous avons dîné au café Anglais, ce soir, au café Anglais.

LÉOPOLD.

Bien dîné ?...

CARDINET.

Très bien diné... très bien ! très bien !...

LÉOPOLD.

Le garçon vous a raconté ce qui s’était passé au café Anglais ?

CARDINET.

Non.

GONTRAN.

Allons donc ! Le garçon ne vous a pas raconté ?

CARDINET.

Non, le garçon ne m’a pas...

LÉOPOLD.

Ah ! mon cher, c’est d’un comique...

GONTRAN.

Voilà une chose par exemple, avec laquelle on pourrait faire une jolie pièce... Imaginez-vous que Tata...

CARDINET.

Tata ?...

GONTRAN.

Vous la connaissez, Tata ?...

CARDINET.

Certainement, je la connais.

Avec orgueil.

Jamais, si j’étais resté à Saint-Malo, je n’aurais connu Tata, tandis que maintenant...

LÉOPOLD.

Eh bien ! Elle arrive hier au café Anglais. Elle devait dîner avec Raoul.

GONTRAN.

Elle demande s’il est arrivé ?

LÉOPOLD.

Non, lui répond le garçon, M. Raoul n’est pas arrivé ; mais il y a M. Paul qui est là.

GONTRAN, riant.

Ah ! c’est comme ça, dit Tata !... Eh bien, puisque Raoul n’est pas là, je m’en vais dîner avec Paul.

LÉOPOLD, riant.

Et elle a dîné avec Paul !

TOUS LES DEUX, se tordant de rire.

Elle a dîné avec Paul, mon cher... elle a dîné avec Paul...

CARDINET, très froidement.

C’est ça l’histoire ?

GONTRAN.

Elle est bonne, pas vrai ?...

LÉOPOLD.

On ne parle que de ça dans Paris, mon cher, on ne parle que de ça.

Léopold et Gontran quittent Cardinet.

CARDINET, avec conviction.

Ils sont adorables !

Se reprenant.

Ils sont adorables, mais il y a des moments où je me demande s’ils ne sont pas plus bêtes que Coquard.

Léopold va s’asseoir sur le pouff, près de Juliette ; Simonne et Denise descendent à la table de jeu. Cardinet a gagné la droite.

MARIANNA.

Gontran...

GONTRAN, accourant.

N’amour !...

MARIANNA.

Donnez-moi ma glace...

GONTRAN, la lui donnant.

Voilà, n’amour !...

MANIANNA, elle se regarde.

Ma poudre...

GONTRAN, id.

Voilà, n’amour !...

MARIANNA, elle se met de la poudre.

Mon rouge...

GONTRAN, id.

Voilà, n’amour.

MARIANNA, elle se met du rouge.

Taisez-vous !

JULIETTE, à Léopold.

Qui qui va entler au théâtle et qui aula plus de talent que toutes les autles, une fois qu’elle sela entlée au théâtle ?...

LÉOPOLD.

C’est la petite Juliette à son petit Léopold...

MARIANNA, rendant à Gontran tout ce qu’il lui a donné.

Là ! reprenez tout ça...

CARDINET, qui les a regardés tous les quatre pendant ces dernières répliques, avec conviction.

Décidément oui... Ils sont plus bêtes que Coquard... Mais ça ne fait rien, ils sont adorables.

Il remonte et va causer avec Juliette et Marianna.

LÉOPOLD, à Gontran.

Je vous assure, mon ami, ce n’est pas parce que je m’intéresse à elle, mais l’autre soir nous sommes allés voir en semble les Bohémiens de Paris... Eh bien, en revenant, elle nous a récité, à sa femme de chambre et à moi, tout le rôle du commissionnaire...

GONTRAN.

C’était ça ?...

LÉOPOLD.

Nous en avons fondu en larmes, mon ami ; nous en avons fondu en larmes, sa femme de chambre et moi.

Ils remontent en causant.

SIMONNE, à Denise.

Eh bien ! Escouloubine ?... Est-ce qu’il nous manquerait de parole...

DENISE.

Il n’y a pas de danger !

CARDINET, assis sur le pouff, à Juliette et Marianna.

Mais non, mesdames, mais non, vous exagérez une chose fort simple... J’ai su que Simonne était ennuyée pour quelques petites dettes... j’ai dit que je les paierais.

MARIANNA.

C’est très bien ça, c’est très bien...

JULIETTE.

Vous êtes un homme kic !...

CARDINET, ne comprenant pas.

Vous dites ?...

JULIETTE.

Ze dis que vous êtes un homme kic !...

CARDINET, modeste.

Je n’oserais pas dire que je suis un homme kic, mais je fais ce que je peux, on ne peut pas m’en demander davantage... je fais ce que je peux.

Entre le domestique.

LE DOMESTIQUE, annonçant au fond.

M. Escouloubine !

On se lève.

 

 

Scène IV

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET, ESCOULOUBINE

 

ESCOULOUBINE, saluant.

Mesdames... messieurs...

À Simonne.

Comme c’est fait ces salutations-là, hé, comme c’est fait ! Quand on n’a pas vu Escouloubine dans le monde, on n’a pas vu Escouloubine !

À Cardinet.

Ce cher Cardinet !

CARDINET, de très haut.

Bonsoir, mon cher Escouloubine, bonsoir !

ESCOULOUBINE.

Comment m’avez-vous trouvé dans ?...

CARDINET, l’interrompant.

Ah ! bien non, vous savez, pas ici...

Il remonte vers Juliette.

ESCOULOUBINE, à part.

Pas ici, vraiment ? Tu verras bien tout à l’heure.

Bas, à Simonne.

On a apporté le costume ?

SIMONNE, bas à Escouloubine.

Oui, vous le trouverez dans le cabinet de toilette.

ESCOULOUBINE.

C’est bon alors... c’est bon !...

SIMONNE.

Vous ferez bien attention, au moins... M. Cardinet reconnait pas le prince, mais il a vu sa photographie chez moi.

ESCOULOUBINE.

N’ayez pas peur, ce sera le prince lui-même, je l’ai vu assez souvent... Je vous avais demandé une de ses cartes de visite...

SIMONNE, lui donnant une carte.

Voici...

ESCOULOUBINE.

Je tiens la scène... une dispute... une provocation.

Lisant la carte que Simonne vient de lui donner et la mettant dans son portefeuille.

Le prince Wolinzoff. C’est très bon ça... c’est très bon pour la scène de provocation.

DENISE, amenant Juliette près d’Escouloubine.

N’ayez donc pas peur, il ne vous mangera pas.

CARDINET.

Certainement non, il ne vous mangera pas... Dites donc... Escouloubine ?...

ESCOULOUBINE.

Qu’est-ce que c’est ?...

CARDINET.

Voici une jeune et jolie personne qui meurt d’envie de vous être présentée.

ESCOULOUBINE.

Ça ne m’étonne pas.

DENISE, à Juliette.

Allez donc, voyons...

ESCOULOUBINE.

Elle est émue... hé.

À Juliette.

Vous êtes émue...

JULIETTE, très émue.

Dame !... monzieur !

ESCOULOUBINE, très aimable.

Il n’y a pas de mal à ça, mon enfant... au contraire ; je n’aimerais pas une jeune personne qui ne serait pas émue en présence d’Escouloubine. Et pourquoi désiriez-vous tant m’être présentée...

Tout le monde s’est rangé autour de Juliette et d’Escouloubine... Simonne et Cardinet sont assis sur le canapé. Jeu de scène entre eux deux. Œillades serrements de mains, etc...

JULIETTE, zézayant plus que jamais.

Z’ai l’intenzion d’entler au théâtle, et ze voulais que vous me fiziez l’honneul de me donner des lezons...

ESCOULOUBINE, professeur.

Répétez-moi ça un peu.

LÉOPOLD.

M. Escouloubine vous prie de répéter...

JULIETTE.

Z’ai l’intenzion d’entler au théâtle, et je vondlais... Est-ce qu’il faut répéter toute la phlase ?

ESCOULOUBINE.

Évidemment.

LÉOPOLD.

Toute la phrase, ma chérie, toute la phrase.

JULIETTE.

Z’ai l’intenzion d’entler au théâtle, et je voulais que vous me fiziez l’honneul de me donner des lezons...

ESCOULOUBINE.

C’est moins bien que la première fois, mais ça ne fait rien... prononcez : trône.

JULIETTE.

Tlône...

ESCOULOUBINE.

Prononcez-le encore une fois ?...

JULIETTE.

Tlône.

CARDINET.

Mais non pas tlône... trône, on vous dit, trône...

TOUT LE MONDE.

Trône !

JULIETTE, avec un mouvement d’impatience.

Eh bien, oui, tlône... tlône... tlône...

ESCOULOUBINE.

Chantez-vous ?

LÉOPOLD.

Nous n’avons pas une forte voix, mais le timbre en est agréable...

ESCOULOUBINE.

Pouvez-vous nous chanter quelque chose ?

LÉOPOLD, se préparant à chanter.

Hum ! hum !

CARDINET.

Non, pas vous... mademoiselle...

JULIETTE.

Dame ! vous zavez, comme za, zans accompagnement... zependant, zi vous le dézilez...

CARDINET.

Nous vous en prions tous.

LÉOPOLD.

Chantez ce que vous nous avez chanté l’autre soir, à votre femme de chambre et à moi...

JULIETTE.

Z’est que ze ne me lappelle pas les paloles...

LÉOPOLD.

Je vous soufflerai ! Y êtes-vous ?...

JULIETTE.

Oui...

LÉOPOLD, soufflant.

Vous avez les yeux bleus...

JULIETTE, chantant.

J’ai les yeux bleus...

LÉOPOLD, de même.

Vous aimez à chanter le soir...

JULIETTE, de même.

J’aime à chanter le soir...

LÉOPOLD, de même.

Voilà pourquoi vous êtes Napolitaine.

JULIETTE, de même.

Voilà poulquoi ze zuis Napolitaine,
Voilà poulquoi...

Elle détonne violemment.

ESCOULOUBINE, l’interrompant.

Cela suffit ! vous n’avez rien de ce qu’il faut pour le théâtre.

JULIETTE.

Oh ! monsieur...

ESCOULOUBINE.

Laissez-moi finir. Vous zézayez horriblement, vous ne savez pas prononcer trône... et vous chantez comme une...

CARDINET se lève ainsi que Simonne.

Escouloubine !...

ESCOULOUBINE.

Laissez-moi finir...

À Juliette.

Vous chantez comme une clarinette d’aveugle. Vous n’avez rien de ce qu’il faut pour le théâtre... Mais c’est égal... l’idée vous est venue de demander des leçons à Escouloubine, vous serez une actrice, une grande actrice.

TOUT LE MONDE.

À la bonne heure !

ESCOULOUBINE.

Donnez-moi votre adresse ?

JULIETTE.

Z’ai bien des caltes, mais mon adlesse n’y est pas.

CARDINET.

J’ai un crayon...

À Juliette.

Donnez-moi votre carte ?

Juliette la lui donne.

SIMONNE, à Cardinet.

Vous prenez l’adresse des femmes, à présent...

CARDINET.

C’est dans l’intérêt de l’art, pas pour autre chose.

À Juliette.

Vous demeurez ?...

JULIETTE.

Rue Plony, 127.

Cardinet écrit sur la carte.

Ze vous remelcie...

Elle prend la carte et la donne à Escouloubine.

Tenez, monzieur.

ESCOULOUBINE, mettant la carte dans son portefeuille.

C’est bien. Tous les jours, avant chaque repas, vous me ferez l’amitié de prononcer cent cinquante fois de suite le mot Prestidigitation. :

JULIETTE.

Vous dites ?...

ESCOULOUBINE.

Prestidigitation... vous n’entendez pas ?...

JULIETTE.

Zi fait, monzieur Ezcouloubine, z’entends tlès bien.

À Léopold en remontant.

Qu’est-ze qu’il a pu dile ?...

LÉOPOLD.

Il a dit Presti...

LE DOMESTIQUE, annonçant au fond.

M. Monicot.

CARDINET.

Monicot !

Entre Monicot.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène V

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET, ESCOULOUBINE, MONICOT

 

ESCOULOUBINE, l’examinant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DENISE, présentant Monicot.

Mesdames... messieurs... permettez-moi de vous présenter mon nouvel adorateur... M. Monicot, notaire.

MONICOT.

À Saint-Malo, oui, mesdames !

Saluant.

Mesdames... messieurs...

TOUT LE MONDE.

Monsieur...

MONICOT, descendant à Cardinet.

Bonsoir, Cardinet...

CARDINET, à part.

Qu’est-ce qu’il vient faire ici, le vieux notaire de la famille ?...

Simonne et Denise remontent en riant vers les autres personnages. Restent sur le devant de la scène Cardinet, Escouloubine et Monicot.

ESCOULOUBINE, à part.

Juste le bonhomme dont j’ai besoin pour ma prochaine pièce.

À Cardinet qui s’approche de Monicot.

Présentez-moi...

CARDINET.

Tout à l’heure, je voudrais d’abord causer...

ESCOULOUBINE, avec autorité.

Présentez-moi.

CARDINET, brusquement.

M. Escouloubine. Là, êtes-vous content ?... M. Escouloubine...

MONICOT.

L’histrion !!...

Saluant.

Monsieur...

ESCOULOUBINE.

Oui, c’est ça, parlez-moi... dites-moi quelque chose...

MONICOT, étonné.

Comment !... que je vous dise...

ESCOULOUBINE.

Oui, parlez-moi... Et puis faites des gestes... remuez-vous un peu... faites des gestes...

SIMONNE, prenant Escouloubine et l’entraînant.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites là ?... il est temps maintenant, il est temps... allez vous habiller.

ESCOULOUBINE, bas.

Je le tenais !... Si vous m’aviez laissé causer avec lui seulement pendant une minute, je le tenais. – Oh ! qu’il est beau !... il est admirable !...

Il sort par la porte du deuxième plan à gauche, poussé par Simonne.

 

 

Scène VI

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET, MONICOT

 

CARDINET, à Monicot.

Eh bien ! voyons, parlez maintenant, vous pouvez parler... comment se fait-il que vous soyez ici ?...

MONICOT.

Vous y êtes bien, vous...

CARDINET, embarrassé.

J’y suis, moi, j’y suis...

MONICOT, riant.

Parce que votre femme n’a pas voulu vous ouvrir la porte...

CARDINET.

C’est une raison, il me semble...

MONICOT.

Eh bien ! moi, j’y suis, parce que votre femme m’a chargé de venir vous y chercher... il me semble que ça aussi c’est une raison...

LÉOPOLD, installé à la table de jeu.

Il y a dix louis à faire de mon côté...

MONICOT.

Je les fais.

Il tire des billets de son portefeuille.

DENISE.

Vous, mon ami ?...

MONICOT.

Oui, ma chère, j’ai apporté des fonds...

À part.

les fonds de l’œuvre de l’acheminement progressif... Eh bien, tiens, puisque c’est pour sauver le mari de la présidente.

Il remonte vers les joueurs. Pendant les dernières répliques, Simonne est venue prendre Cardinet et l’a emmené dans un coin de la scène.

SIMONNE.

Et vous, Henri, vous ne jouez pas ?...

CARDINET.

Si fait, puisque les notaires nous donnent l’exemple, je fais dix louis, moi aussi je fais dix louis...

LÉOPOLD.

De l’autre côté, alors ?...

CARDINET.

Oui, de l’autre côté...

SIMONNE, bas à Cardinet.

Qu’est-ce qu’il vous disait ?... du mal de moi, je suis sûre... il voudrait nous séparer ?...

CARDINET.

Oui, mais n’ayez pas peur... rien au monde ne pourra nous séparer... rien au monde !...

SIMONNE.

À la bonne heure !

Elle remonte au jeu.

LÉOPOLD, à Cardinet.

Eh bien ! vous avez perdu...

CARDINET.

Ah !

JULIETTE.

Donnez deux zents flancs à M. Monicot...

MONICOT, revenant à Cardinet.

Donnez-moi deux zents flancs...

CARDINET, tirant deux billets de son portefeuille.

Voilà deux zents flancs !... Et maintenant vous pouvez commencer, je l’attends de pied ferme, votre morale, je l’attends de pied ferme.

DENISE, à Monicot.

Ça fait vingt louis, les laisses-tu ?...

MONICOT, d’un ton dégagé.

Qu’est-ce que tu me conseilles ?...

DENISE.

Je te conseille de les laisser...

MONICOT.

Je les laisse.

SIMONNE, à Cardinet.

Et vous, Henri ?

CARDINET.

Certainement.

À Monicot.

Vous comprenez bien, que ce n’est pas après ce que Simonne a fait pour moi...

MONICOT.

Qu’est-ce qu’elle a fait ?... Est-ce que ?...

CARDINET.

Là... tout de suite... vous voilà bien... les vieux notaires... non, ce n’est pas ça...

MONICOT.

Ah !

CARDINET.

Je lui en ai parlé cependant... je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, je lui en ai parlé... Elle m’a répondu qu’elle ne se croyait pas digne de moi... et que tant qu’elle ne se croirait pas digne de moi...

MONICOT.

Qu’est-ce qu’elle a fait pour vous, alors ?...

CARDINET.

Elle a sacrifié sa position, elle a rompu avec le prince...

MONICOT.

Pas possible !....

CARDINET.

Si fait, elle lui a envoyé une dépêche. « Moi plus aimer vous, aimer Cardinet. » La dépêche une fois partie : « Attendons quatre jours, m’a dit Simonne, et, si d’ici à quatre jours, je n’ai pas reçu de réponse... »

LÉOPOLD.

Monsieur Cardinet, vous avez perdu.

MONICOT, à Cardinet.

Donnez-moi quatre cents francs.

CARDINET, donnant les billets à Monicot.

Ah ! mais j’en ai assez de l’écarté, décidément, j’en ai assez.

Mouvement général. Gontran quitte le piano et vient à la table de jeu.

MARIANNA, se levant.

Et moi aussi...

LÉOPOLD.

Plus d’écarté... un petit baccarat, voulez-vous ?...

TOUS.

Oui, oui, un petit baccarat...

DENISE.

Pas du tout, je ne veux pas... je ne veux pas que l’on joue au baccarat chez moi.

SIMONNE.

On y jouera tout de même, petite Denise.

MARIANNA.

On y jouera tout de même.

Excepté Cardinet, tous sont autour de la table de jeu.

GONTRAN.

Où sont les cartes ?...

DENISE.

Là, dans le tiroir, mais je vous défends, je vous défends absolument...

SIMONNE, prenant Monicot par le bras et l’amenant en scène.

Jouez-vous au baccarat, monsieur Monicot ?

MONICOT.

Jusqu’à présent il n’était pas entré dans la nature de mes fonctions...

SIMONNE.

On vous montrera, monsieur Monicot, on vous montrera.

Pendant ces dernières répliques on a tout préparé pour le baccarat.

GONTRAN, faisant le jeu.

Il y a cent louis !

MONICOT.

Je les tiens...

CARDINET, à part.

Moi qui ne jouais qu’un sou avec Coquard !...

DENISE, après le coup, à Monicot.

Eh bien, vous avez gagné, vous voyez, c’est bien simple...

MONICOT, ramassant les billets.

Je gagne tout ce que je veux, moi, je gagne tout ce que je veux...

DENISE.

Oui, mais vous savez ce qui est convenu entre nous, c’est pour rire...

Elle lui prend les billets de banque.

MONICOT, surpris.

Ah !

Entre un domestique qui parle bas à Simonne.

SIMONNE, à demi-voix.

Ma femme de chambre, vous dites ?...

LE DOMESTIQUE, id.

Oui, madame, elle vient de chez madame.

SIMONNE, avec une feinte agitation.

C’est bien, j’y vais, j’y vais, tout de suite.

Elle sort vivement par la porte du deuxième plan à gauche.

DENISE.

Eh bien !... qu’est-ce qu’il y a ?... Simonne... qu’est-ce que ça veut dire ?...

Elle sort à la suite de Simonne.

MONICOT, à Cardinet.

Qu’est-ce qui se passe ?... est-ce que vous savez ?...

GONTRAN, bas à Juliette et à Léopold.

Attention, c’est la farce qui va commencer... attention...

JULIETTE, à Cardinet.

Est-ce que vous zavez, vous, quelle est la pelzonne à qui l’on doit faile une falce ?...

CARDINET.

On doit faire une farce à quelqu’un, non, je ne savais pas...

À part.

C’est à Monicot sans doute, ce doit être à Monicot.

LÉOPOLD, à Juliette en l’emmenant à gauche.

Venez un peu ici, vous. Ne vous pressez pas, dites avec moi : Presti...

JULIETTE.

Presti...

LÉOPOLD.

Digi...

JULIETTE.

Digi...

LÉOPOLD.

Tation... prestidigitation...

JULIETTE.

Pelestidiguilalillon...

LÉOPOLD.

C’est ça.

Entre Simonne de gauche, très agitée.

SIMONNE, à Cardinet.

Vous êtes là, mon ami... donnez-moi votre bras, vite, vite, et partons.

CARDINET.

Pourquoi ça ?

SIMONNE.

Donnez-moi votre bras, vous dis-je, et partons, partons tout de suite.

Entre Denise par la même porte que Simonne.

DENISE, à Simonne.

Tu as tort de vouloir partir... tu as tort, ce serait faire jouer à M. Cardinet un rôle ridicule.

CARDINET.

Ah ! ne me faites pas jouer de rôle ridicule !...

SIMONNE.

Ça m’est égal... je ne veux pas qu’il se trouve face à face avec le prince.

CARDINET.

Avec le prince ?

SIMONNE.

Oui ; cette dépêche que nous lui avons envoyée il y a quatre jours...

CARDINET.

Eh bien ?

SIMONNE.

Eh bien, s’il n’a pas répondu, c’est qu’il voulait apporter la réponse lui-même.

CARDINET.

Ah ! ah !

SIMONNE.

Je viens d’apprendre à l’instant qu’il était arrivé à Paris ; il est allé chez moi, et ne me trouvant pas chez moi...

CARDINET.

Il va venir ici...

SIMONNE.

Oui...

DENISE.

C’est à cause de ça qu’elle voulait vous emmener.

SIMONNE.

Oui, venez... venez vite...

CARDINET.

Par exemple, est-ce que vous vous figurez que j’ai peur...

MONICOT, bas à Cardinet.

Moi, à votre place, je m’en irais... Retournons à Saint-Malo, mon ami, retournons à Saint-Malo...

CARDINET.

Laissez-moi donc tranquille...

DENISE, regardant par la porte du fond.

D’ailleurs il serait trop tard... j’entends quelqu’un... ce doit être le prince... oui... c’est lui...

LE DOMESTIQUE, annonçant au fond.

Son Excellence le prince Wolinzoff !

Mouvement général, paraît Escouloubine déguisé en prince Wolinzoff ; costume, perruque, favoris, moustaches, tout doit être exactement semblable.

 

 

Scène VII

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET, MONICOT, ESCOULOUBINE

 

ESCOULOUBINE, voix, gestes, allures du prince Wolinzoff.

Messieurs, mesdames, la compagnie...

SIMONNE, l’interrompant.

Prince !...

Denise regarde Simonne et fait un geste de désespoir. Escouloubine s’approche de Simonne.

ESCOULOUBINE.

Ah ! ah ! c’est vous, madame ?

SIMONNE.

Oui, prince, c’est moi !

ESCOULOUBINE.

J’essaierai de me contenir... tant que je pourrai me contenir, je me contiendrai... j’ai reçu de vous une dépêche ?

SIMONNE.

Oui, prince.

ESCOULOUBINE.

Une dépêche dans laquelle vous me disiez que tout était fini entre nous.

SIMONNE, avec fermeté.

Oui, prince.

ESCOULOUBINE, avec douleur.

Parce que vous ne m’aimiez plus,

Simonne ne répond pas. Avec une fureur concentrée.

parce que vous en aimiez un autre.

SIMONNE, avec fierté.

Oui, prince.

ESCOULOUBINE, se contenant.

Il est ici, sans doute... Oserais-je au moins vous demander de me présenter ?

SIMONNE.

C’est trop juste.

Présentant.

Prince, M. Cardinet de Saint-Malo... mon ami, le prince Wolinzoff.

ESCOULOUBINE, regardant Cardinet.

Ah ! c’est lui !

SIMONNE.

Oui, c’est lui.

ESCOULOUBINE.

Ce n’est pas ainsi que je me le figurais.

Saluant.

Monsieur...

CARDINET.

Prince.

ESCOULOUBINE.

Elle vous aime ?...

CARDINET.

Mon Dieu, prince...

ESCOULOUBINE.

Il suffit. J’essaierai de me contenir.

À Simonne.

Adieu, soyez heureuse...

CARDINET, à Monicot.

Il est bon prince !...

ESCOULOUBINE, à Simonne.

Vous pouvez toujours compter sur mes bienfaits... Vous avez trois cent mille francs de dettes...

Prenant dans sa poche une énorme liasse de billets de banque.

Eh bien, vous êtes tous témoins...

SIMONNE, l’arrêtant.

Oui, prince, j’ai des dettes, mais ce n’est pas vous qui les paierez...

Passant à Cardinet.

C’est lui.

ESCOULOUBINE.

Ah !

Il remet les billets dans sa poche.

SIMONNE.

Il s’y est engagé... n’est-ce pas, mon ami... vous vous êtes engagé ?

CARDINET, très troublé.

En effet, j’ai dit que si vous aviez quelques petites...

À Monicot.

mais si j’avais su qu’il s’agissait de trois cent mille francs.

MONICOT, bas.

Retournons à Saint Malo, mon ami, il n’est que temps.

SIMONNE.

Il est riche, grâce au ciel...

ESCOULOUBINE, examinant Cardinet.

Il n’a pas l’air.

SIMONNE.

Ça n’empêche pas. D’ailleurs, s’il le faut, je réduirai mon train.

ESCOULOUBINE, en remontant.

Des bêtises !...

Il cause avec Gontran et Léopold.

SIMONNE, à Cardinet.

Oui, mon ami, je dépensais deux cent mille francs par an... mais maintenant que mes dettes sont payées, je pense qu’avec cent vingt-sept mille je pourrai m’en tirer.

CARDINET, épouvanté.

Cent vingt-sept mille !

SIMONNE.

Oui, mon ami...

CARDINET.

Cent vingt-sept mille par an... tous les ans ?...

SIMONNE.

Oui, mon ami, et je vous promets de ne plus m’adresser qu’à vous... à vous seul. Vous êtes en titre, maintenant, vous êtes en titre.

CARDINET.

Je suis en titre !...

GONTRAN, bas à Escouloubine.

À vous, maintenant, à vous...

ESCOULOUBINE, sautant presque sur Cardinet.

Répétez ça un peu, répétez ça...

CARDINET.

Eh là !

ESCOULOUBINE.

Je vous ai dit que j’essaierais de me contenir... mais j’ai de la peine... cela ne doit pas vous étonner, j’ai de la peine. Il est bien dur pour un homme qui occupe dans le Caucase une position exceptionnelle...

CARDINET, railleur.

Dans le Caucase même ?

ESCOULOUBINE.

Dans le Caucase ou autre part, ça ne vous regarde pas...

CARDINET.

J’ai cru pouvoir me permettre...

ESCOULOUBINE, méprisant.

Il est bien dur de se voir préférer un...

Il remonte.

CARDINET, à Monicot.

Qu’est-ce qu’il a dit ?...

MONICOT.

Il n’a rien dit...

ESCOULOUBINE, à Juliette qu’il rencontre.

Prononcez trône !...

JULIETTE, très étonnée.

Vous dites, prince...

ESCOULOUBINE.

Prononcez trône...

Simonne emmène Escouloubine au fond, lui fait la leçon, le rappelle à son rôle de prince.

CARDINET, qui n’a cessé de regarder le prince avec un certain étonnement, à Denise.

Mon Dieu ! je ne sais pas, mais il me semble... Est-ce que vous ne trouvez pas que ce prince est un singulier prince ?

DENISE.

Moi, pas du tout.

CARDINET.

Ah !

SIMONNE, bas à Escouloubine.

Faites donc attention, il commence à se méfier...

ESCOULOUBINE, bas.

N’ayez pas peur, je suis sûr de moi.

Haut.

Que la fête continue, je vous en prie. –  Qu’est-ce que vous alliez faire ? vous alliez danser ?

GONTRAN, saluant.

Non, prince, non. Nous étions on train de faire un petit baccarat.

ESCOULOUBINE.

Un petit baccarat, c’est très bien, que je n’interrompe pas, je vous en prie, que je n’interrompe pas... Continuez votre petit baccarat.

Il s’attache à Monicot et le suit à travers la scène, à part.

Tout à fait le bonhomme qu’il me faut...

Haut à Monicot.

Parlez-moi un peu... et puis faites des gestes... vous ne remuez pas... faites des gestes.

On s’est remis à jouer.

MONICOT, s’esquivant.

Mais qu’est-ce que c’est que ça, à la fin ? qui est-ce qui a lâché dans la fête un prince comme ça ?

LÉOPOLD, tenant la banque.

Il y a six mille francs en banque.

ESCOULOUBINE.

Je fais quarante sous !

CARDINET, à Denise.

Jamais de la vie ça n’a été un prince... jamais de la vie !...

À part.

C’est une farce que l’on me fait... il paraît que c’est à moi qu’on fait une farce...

SIMONNE, bas à Escouloubine.

Je vous assure qu’il se méfie...

ESCOULOUBINE, bas.

C’est impossible.

SIMONNE, bas.

Si fait, arrivez tout de suite à la grande scène et disparaissez... ça sera plus sûr.

ESCOULOUBINE, bas.

La scène de la provocation ?

SIMONNE, bas.

Oui.

ESCOULOUBINE, bas.

Je la tiens la scène de la provocation, je la tiens, mais il faut qu’elle soit amenée...

SIMONNE, bas.

Eh bien, amenez-la, et allez-vous en.

Elle remonte.

CARDINET, à part, très gaiement.

Ah ! l’on me fait une farce... Eh bien ! nous allons voir, maintenant que je sais que ça n’est pas sérieux, nous allons voir...

Pendant ces dernières répliques tout le monde s’est placé autour du baccarat.

LÉOPOLD, abattant une carte.

Voilà le point.

À Monicot.

Vous avez gagné, monsieur.

MONICOT, bas.

Chut donc !...

À part.

Je continue de gagner, mais je ne veux plus le dire...

Il fourre, à l’insu de Denise, les billets de banque dans sa poche.

LÉOPOLD.

À qui les quarante sous ?

ESCOULOUBINE.

À moi...

MARIANNA.

Vous avez gagné, ça fait quatre francs.

ESCOULOUBINE.

Quatre francs !

MARIANNA.

Oui, les laissez-vous ?

ESCOULOUBINE, indécis.

Si je les laisse !

CARDINET, très gai.

Oui, prince, on vous demande... peut-être, en qualité de prince étranger, ne comprenez-vous pas très bien le français ? On vous demande si vous les laissez au jeu, vos quatre francs.

ESCOULOUBINE, avec hauteur.

Oui, monsieur, je les laisse.

CARDINET, enchanté.

De quel côté, monsieur ?...

ESCOULOUBINE.

Du côté que vous ne prendrez pas, monsieur.

CARDINET.

Quatre francs à gauche, du côté du notaire.

ESCOULOUBINE.

Quatre francs à droite.

À part.

La voilà, la scène de provocation... la voilà...

LÉOPOLD, abattant les cartes.

Prince, vous avez perdu...

CARDINET.

Passez-moi les quatre francs du prince.

ESCOULOUBINE.

À la bonne heure, monsieur le comte.

Stupéfaction générale.

CARDINET.

Qu’est-ce qu’il a dit ?...

ESCOULOUBINE.

À la bonne heure.

Bas à Simonne qui lui fait des signes.

Oui, oui, j’ai compris, monsieur le comte était de trop.

Haut.

À la bonne heure, mais j’espère que vous ne me refuserez pas ma revanche ?

TOUT LE MONDE, se levant.

Messieurs, messieurs...

MONICOT, bas.

Mon ami...

CARDINET, bas.

N’ayez donc pas peur, c’est une farce.

Haut.

Mais certainement non, prince, certainement non, je ne vous la refuserai pas...

ESCOULOUBINE.

Et vous me l’accorderez cette revanche, vous me l’accorderez au jeu que je choisirai ?...

Cardinet se retient pour ne pas éclater.

Vous pâlissez, colonel ?...

Nouveaux gestes de Denise et de Simonne.

Oui, oui, j’ai compris... colonel était de trop...

CARDINET.

À quel jeu, prince, à quel jeu ?...

ESCOULOUBINE.

Je ne veux pas le dire, parce qu’il y a des dames.

CARDINET.

Ah ! 

ESCOULOUBINE.

Mais tu dois me comprendre...

Attaquant le duo du Chalet.

Il faut me céder ta maîtresse,
Et renoncer...

Simonne le fait taire, Escouloubine tire une carte de sa poche.

En attendant, voici ma carte.

CARDINET.

Votre carte...

ESCOULOUBINE.

Oui, la voici.

Il donne la carte.

Maintenant nous n’avons plus rien à nous dire, mais nous nous reverrons, nous nous battrons, monsieur, nous nous battrons.

Il remonte.

CARDINET.

Mais certainement, prince, nous nous battrons, nous nous battrons autant qu’il vous plaira.

À part.

Maintenant que je sais que ce n’est pas sérieux...

SIMONNE.

Mais vous perdez la tête, mon ami.

DENISE.

Traiter ainsi le prince.

CARDINET.

Le prince !...

SIMONNE.

Eh oui.

CARDINET, à Escouloubine qui descend.

Vous êtes le prince, alors, c’est bien entendu, vous êtes le prince.

ESCOULOUBINE, avec noblesse.

Il me semble qu’il suffit de me regarder.

MONICOT.

Ça, c’est vrai...

CARDINET, tenant à la main la carte que lui a remise Escouloubine.

Eh bien, prince, faites-moi donc le plaisir de m’expliquer comment il se fait que cette carte soit justement celle que j’ai donnée tout à l’heure à mon ami Escouloubine... « Mademoiselle Juliette... 127 rue Prony, » c’est écrit de ma main. Expliquez-moi ça un peu ? Vous pâlissez, colonel ?...

Il rit.

ESCOULOUBINE, bas à Simonne.

La carte était de trop.

Il remonte.

CARDINET.

Allons, Simonne, allons, s’il n’y a que ce prince-là pour m’empêcher de vous aimer...

Le prince sort de la chambre où on l’a caché.

 

 

Scène VIII

 

DENISE, SIMONNE, CARDINET, MONICOT, ESCOULOUBINE, LE PRINCE

 

LE PRINCE, s’avançant.

Il y en a un autre, monsieur Cardinet.

CARDINET, ahuri.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TOUS, surpris.

Le prince !

CARDINET, se tordant.

Ah bien ! celle-là, par exemple, je ne m’y attendais pas...

Il court après Escouloubine qui cherche à s’esquiver.

SIMONNE, au prince.

Comment, vous étiez là ?

LE PRINCE, bas.

Heureusement pour votre petite farce... Elle était manquée, sans moi, votre petite farce, elle était manquée.

CARDINET, ramenant Escouloubine.

Mais restez donc là... que l’on puisse vous voir tous les deux, que l’on puisse comparer...

ESCOULOUBINE, à part.

Le déguisement était de trop...

CARDINET, après avoir examiné le vrai prince.

Eh bien, décidément, j’aime mieux le premier...

LE PRINCE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

CARDINET, montrant Escouloubine.

Avec le premier on pouvait encore avoir quelques instants d’illusion,

Désignant le prince.

mais quand vous venez me dire que ce bonhomme-là est le prince...

LE PRINCE, bondissant.

Ah çà ! mais... il m’insulte !

TOUT LE MONDE.

Prenez garde, c’est le vrai prince, celui-là, c’est le vrai prince.

CARDINET.

Allons donc, ses favoris ne tiennent seulement pas à celui-ci.

Faisant un pas vers le prince.

Vous allez voir ; ils ne tiennent pas.

On l’arrête.

LE PRINCE.

Ah çà mais il m’insulte... nous nous battrons, monsieur.

CARDINET, riant.

Mais certainement, mon garçon...

TOUT LE MONDE.

Monsieur Cardinet, monsieur Cardinet !

CARDINET.

Laissez-moi donc tranquille... Est-ce que je ne vois pas que c’est une farce... Ils ne tiennent pas ses favoris, je parie qu’ils ne tiennent pas...

Il veut s’élancer, on le retient. Tableau.

 

 

ACTE IV

 

Un petit salon dans un hôtel à Paris. Porte d’entrée au fond, portes latérales. Une fenêtre dans le pan coupé de droite. À gauche, une table. Fauteuils, chaises etc. etc...

 

 

Scène première

 

GEORGES, puis MADAME CARDINET, MARCELINE et MANETTE

 

GEORGES, entrant par le fond.

N’ayez pas peur, ma chère tante, vous pouvez entrer, vous êtes ici dans l’appartement de votre mari.

Entrent madame Cardinet, Marceline et Manette.

MARCELINE.

Ah ! ah ! c’est ici qu’il fait ses farces, mon oncle Cardinet ?

MANETTE.

C’est-y possible !

GEORGES, allant à Manette.

Vous, Manette, faites-moi l’amitié d’aller à la fenêtre voir ce qui se passe sur le boulevard.

MADAME CARDINET.

Ainsi mon mari s’est battu ?

GEORGES.

Il n’y a pas eu moyen d’empêcher le duel. Il avait arraché au prince la moitié d’un favori ; et ce matin même, nous étions à la frontière... j’étais son témoin je puis vous assurer qu’il s’est très bien conduit... il a donné un coup d’épée à son adversaire, le prince Wolinzoff.

Apercevant Manette qui envoie des baisers par la fenêtre.

Eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait ?... Qu’est-ce que vous faites là, Manette ?

MANETTE.

Dame !... monsieur... ce sont des messieurs... sur l’impériale de l’omnibus qui m’envoient des baisers... alors moi...

GEORGES, la faisant asseoir sur une chaise à droite.

Mettez-vous là et tenez-vous tranquille.

MADAME CARDINET.

Mais comment mon mari n’est-il pas revenu avec vous ?

GEORGES.

Il est revenu avec moi... mais, avant de rentrer chez lui, il a tenu à aller en personne prendre des nouvelles du prince...

MARCELINE.

C’est très bien ça, c’est très bien.

GEORGES.

Il arrivera tout à l’heure, et vous le verrez...

MADAME CARDINET.

Qu’est-ce que je lui dirai ?

MARCELINE.

Ça, ma tante, je n’en sais rien...

GEORGES.

Je crois que vous ne sauriez tomber dans un meilleur moment... sa victoire l’a mis de bonne humeur...

MADAME CARDINET.

Je suis, quant à moi, disposée à faire toutes les concessions.

GEORGES.

Ça ira tout seul, alors...

MANETTE, à la fenêtre.

Oh !

MARCELINE.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

MANETTE.

Une voiture magnifique qui s’arrête devant la porte, et dans cette voiture, à côté d’une très jolie femme, M. Monicot.

MADAME CARDINET.

Le notaire ?

GEORGES.

Ma foi oui c’est lui... il ne faut pas qu’il vous voie, ma tante, entrez là.

Madame Cardinet sort à gauche deuxième plan.

Il ne faut pas non plus qu’il vous voie, Manette.

À Manette.

Allons, vite ! vite !

Il la pousse vers la porte.

MANETTE.

C’est-y vrai ce qu’on m’a dit, monsieur, que si je restais à Paris, moi aussi j’en aurais des voitures ?

GEORGES, la poussant dehors.

Veux-tu bien te dépêcher...

Manette sort à la suite de madame Cardinet.

 

 

Scène II

 

MARCELINE, GEORGES

 

GEORGES.

Eh bien ! tu ne vas pas avec ta tante ?

MARCELINE.

Oh ! non je suis trop contente de voir M. Monicot. On m’a raconté qu’on l’avait vu à trois heures du matin, sortant de chez mademoiselle Denise... je veux lui demander si c’est vrai.

GEORGES.

Comment !... tu veux lui demander ?... mais je te le défends absolument de lui demander...

Entre Monicot par le fond.

 

 

Scène III

 

MARCELINE, GEORGES, MONICOT

 

MONICOT.

Cardinet s’est battu... il a blessé le prince.

GEORGES.

Vous savez...

MONICOT.

C’est le chasseur qui vient de me le dire... on ne parle que de ça dans l’hôtel...

MARCELINE, s’approchant.

Bonjour, monsieur Monicot.

MONICOT.

Chère madame...

MARCELINE.

Est-ce vrai, monsieur Monicot, qu’avant-hier, à trois heures du matin, l’on vous ait vu sortir ?...

GEORGES, la poussant vers la porte par laquelle est sortie madame Cardinet.

Tu vas, toi, me faire le plaisir d’entrer là...

MARCELINE.

Tout à l’heure.

GEORGES.

Non... tout de suite.

MARCELINE.

Le temps seulement de demander à M. Monicot s’il est vrai...

GEORGES, bas.

Je le lui demanderai, moi, et je te le dirai...

MARCELINE, bas.

Bien vrai, au moins ?...

GEORGES, bas.

Oui...

MARCELINE, bas.

Je m’en vais, alors, je m’en vais !...

Haut.

Au revoir, monsieur Monicot.

MONICOT.

Chère madame...

Marceline sort.

 

 

Scène IV

 

MONICOT, GEORGES

 

GEORGES.

Vous allez bien vous !... Et l’on en raconte de belles sur votre compte !

MONICOT.

Quoi donc ?

GEORGES.

Que l’on vous a vu sortir à trois heures du matin de chez...

MONICOT.

Chut !

GEORGES.

C’est vrai ?...

MONICOT.

Oui !

GEORGES.

Allons donc !

MONICOT.

Ah ! mon ami ! c’est une terrible chose que d’être aimé !... Je vous assure que c’est une terrible chose !

GEORGES.

Pas si terrible, il me semble...

MONICOT.

Savez-vous ce que je venais de faire à trois heures du matin ?

GEORGES.

Dame !...

MONICOT.

Je venais de signer des billets à ordre... pendant trois heures... Oui, mon ami, elle m’a fait signer des billets à ordre pendant trois heures sans désemparer.

GEORGES.

Pendant trois heures !...

MONICOT.

Oui, mon ami, elle avait préparé un modèle : « Le... etc... je paierai à monsieur Laridon la somme de cinq cents francs, valeur en compte...

GEORGES.

Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Laridon ?...

MONICOT.

C’est son coiffeur.

GEORGES.

Comment, son coiffeur ?...

MONICOT.

Oui... quand il a fini de coiffer, il prête de l’argent.

GEORGES.

Ah !

MONICOT.

Seulement, il n’accepte que de petites broches.

GEORGES.

Parce que c’est plus facile à négocier.

MONICOT.

Probablement.

GEORGES.

Et pour quelle somme avez-vous signé ?

MONICOT.

Pour quelle somme ?

GEORGES.

Oui.

MONICOT.

Je ne sais pas.

GEORGES.

Comment, vous ne savez pas ?

MONICOT.

Je voudrais bien le savoir, mais je ne le sais pas, je sais que j’ai signé pendant trois heures... Voilà tout ce que je sais.

GEORGES.

Comment ! vous, un notaire, un homme grave, vous avez été assez imprudent...

MONICOT.

Qu’est-ce que vous voulez ?... J’étais dans le délire... Elle me regardait, elle me souriait... et j’allais, moi... j’allais... j’allais !... de temps en temps, j’étais sur le point de m’arrêter... j’en avais mal au bras, à force de signer... Mais le regard devenait plus doux, le sourire devenait plus tendre, et je repartais... j’allais, j’allais toujours... à la fin, pourtant, ne pouvant plus aller, je tombai.

GEORGES.

Oh !

MONICOT.

Quand je repris connaissance, j’étais chez moi, dans mon lit, et j’entendis un médecin qui disait : Ça ne sera rien, mais il ne faudrait pas qu’il prît l’habitude d’en faire autant tous les jours.

GEORGES.

Mon pauvre monsieur Monicot !

MONICOT.

C’est une terrible chose que d’être aimé, voyez-vous... c’est une terrible chose !

Un domestique en livrée, chapeau à la main, paraît au fond.

C’est pour moi, ne vous occupez pas...

Au domestique.

Madame s’impatiente ?

LE DOMESTIQUE, avec une certaine sévérité.

Oui, monsieur.

MONICOT.

Je descends tout de suite.

À Georges.

Je vous demanderai la permission de vous dire deux mots en particulier.

GEORGES.

Mais, très volontiers.

MONICOT, l’emmenant dans un coin.

Je croyais trouver Cardinet, et alors, j’étais venu... mais puisque vous êtes là, vous pourriez peut-être...

Il lui parle bas.

GEORGES.

Mais certainement, monsieur Monicot, certainement... à votre service.

Il prend un portefeuille dans sa poche et donne des billets à Monicot.

MONICOT, au domestique.

Vite, vite, descendez et dites à madame que je viens.

Le domestique sort. À Georges.

Vous n’avez plus rien...

GEORGES, tirant son porte-monnaie.

Mais je ne sais pas... peut-être dans mon porte-monnaie.

MONICOT, le lui prenant.

Donnez-moi tout...

GEORGES.

Voilà...

MONICOT.

Merci, mon ami, bien des choses à Cardinet. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? C’est une terrible chose que d’être aimé !

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

GEORGES, puis ESCOULOUBINE

 

GEORGES.

Eh bien à la bonne heure... et quand on songe qu’il n’est venu à Paris que pour empêcher mon oncle de faire des bêtises !...

On entend Escouloubine crier dans la coulisse.

ESCOULOUBINE.

Où est-il ?... où est-il ?...

GEORGES.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ESCOULOUBINE, ouvrant la porte du fond et entrant.

Où est-il ?... on m’a dit que c’était ici qu’il demeurait.

À Georges.

Monsieur, je vous en prie... dites-moi où je le trouverai... Je veux le voir, je veux l’embrasser, lui demander pardon...

GEORGES.

Qui voulez-vous embrasser ?... mon oncle Cardinet ?

ESCOULOUBINE.

Oui, Cardinet, le brave Cardinet... il s’est battu, il a blessé le prince...

GEORGES.

Mon oncle sera ici tout à l’heure, monsieur, et même ce bruit dans la maison, ces voix qui se rapprochent... c’est lui, sans doute.

Entre le garçon d’hôtel.

LE GARÇON.

Le voici, messieurs... le voici !...

Avec le garçon entrent deux ou trois employés de l’hôtel criant : Le voici le voici ! derrière eux entre Cardinet le chapeau sur l’oreille. Il tient à la main deux épées de combat.

 

 

Scène VI

 

GEORGES, ESCOULOUBINE, CARDINET

 

CARDINET.

Je vous remercie, mes amis, je vous remercie.

Au garçon.

Ernest, il faut tout de suite envoyer chez le prince. Vous ferez prendre de ses nouvelles.

ESCOULOUBINE, tombant dans les bras de Cardinet et l’embrassant avec fureur.

Ah !

CARDINET.

Escouloubine... c’est bien, mon ami... c’est très bien.

Nouvelles embrassades.

C’est très bien, mais en voilà assez...

Troisième embrassade. Cardinet est très gêné par les deux épées.

Mais sapristi !... prenez donc garde, vous allez me faire faire du mal.

ESCOULOUBINE, voulant encore s’élancer.

Mon ami... mon cher ami...

CARDINET.

Tenez-vous donc tranquille, je vous dis.

ESCOULOUBINE.

Oh !... oui, je me tiendrai tranquille...

Deux domestiques s’approchent de Cardinet et lui ôtent son paletot. Ils posent les deux épées sur une petite table.

CARDINET, à l’un des domestiques.

Vous avez entendu, Ernest. Il faut envoyer chez le prince... de la part de M. Cardinet... Vous direz : « de la part de M. Cardinet, pour prendre des nouvelles. »

GEORGES.

Je croyais que vous en veniez.

CARDINET.

Oui, mais ça ne fait rien... la blessure est légère ; mais il peut survenir des complications.

GEORGES.

Ah !

CARDINET.

Allez, mes amis, allez !...

Courant après un domestique qui a pris les épées et qui les emporte.

Eh bien !... qu’est-ce qu’il fait celui-là ?... voulez-vous bien laisser ça ?

Il reprend les épées, les regarde avec satisfaction, les domestiques sont sortis par le fond.

ESCOULOUBINE.

Là ! maintenant que nous sommes seuls, vite, vite... racontez-moi votre duel.

CARDINET, tenant toujours les épées.

J’allais vous le proposer... Le combat a eu lieu ce matin à six heures dans le grand duché de Luxembourg.

ESCOULOUBINE.

J’ai assisté à plus de quinze cents duels, dans ma vie.

GEORGES, étonné.

Quinze cents duels !...

ESCOULOUBINE.

Oui... le soir, au théâtre...

GEORGES.

Ah !...

ESCOULOUBINE.

Et je sais comment ça se passe... je vous vois d’ici l’épée à la main.

Il prend une épée à Cardinet.

CARDINET.

Oui.

ESCOULOUBINE, s’élançant sur Cardinet.

Vous bondissez sur votre adversaire...

CARDINET, se garant.

Eh ! là.

ESCOULOUBINE, bondissant.

Vainement il essaie de vous échapper... il saute à droite, il saute à gauche, il saute en arrière...

CARDINET.

Mais non... il n’a pas sauté...

ESCOULOUBINE.

Il n’a pas sauté ?

GEORGES.

Non. J’y étais, et je puis vous assurer qu’il n’a pas...

ESCOULOUBINE.

Il a rampé alors... s’il n’a pas sauté... il a rampé.

CARDINET.

Il n’a pas rampé non plus. On nous a placés l’un en face de l’autre. J’étais calme... je ne dirai pas que dans le fond je n’étais pas un peu ému.

ESCOULOUBINE.

Un frisson courait dans vos veines !

CARDINET.

Je savais que mon adversaire était un des premiers tireurs de l’Europe, et dame !...ça me faisait un peu... mais extérieurement, j’étais calme.

À Georges.

N’est-ce pas, j’étais calme ?

GEORGES.

Oui, mon oncle, vous étiez très bien...

CARDINET.

On nous a placés l’un en face de l’autre et l’on nous a dit : Allez, messieurs !

ESCOULOUBINE.

Là-dessus, vous avez bondi ?

CARDINET.

Mais non... je n’ai pas bondi... Il a la rage de me faire bondir !... je n’ai pas bondi du tout.

ESCOULOUBINE.

Alors vous avez rampé ?...

CARDINET.

Mais non ; j’ai fait comme ça... comme ça... mon pied a rencontré un caillou... J’ai failli tomber et j’ai blessé le prince.

ESCOULOUBINE, voulant encore embrasser Cardinet.

Oh !

CARDINET, lui reprenant l’épée.

Finissez donc !... Il est insupportable à la fin !...

Il va poser les épées sur la table.

ESCOULOUBINE.

Il s’est battu !... il a blessé le prince !... Et voilà l’homme que j’avais pris pour une bête !...

GEORGES.

Eh ! là !

ESCOULOUBINE.

Voilà l’homme dont j’ai essayé de me moquer.

CARDINET.

Comment vous moquer ?

ESCOULOUBINE.

Eh oui, cette soirée chez Denise... ces plaisanteries que je vous ai faites... le faux prince... vous ne m’en voulez pas ?...

CARDINET, riant.

Eh ! non, je ne vous en veux pas. Je vous en veux d’autant moins que je vous avais reconnu tout de suite.

ESCOULOUBINE, vexé.

Vous m’aviez reconnu ?...

CARDINET.

Comme je vous reconnaîtrai toutes les fois que vous vous déguiserez...

ESCOULOUBINE.

Vraiment ?... vous me reconnaîtrez toutes les fois... vous en êtes bien sûr ?

CARDINET.

Tout à fait sûr...

ESCOULOUBINE.

Eh bien ! nous verrons ça, par exemple, je n’ai pas autre chose à vous dire pour le moment. Nous verrons ça...

CARDINET.

Nous verrons...

ESCOULOUBINE.

Avec son caillou qui l’a fait glisser, en voilà un duel... Nous verrons bien si vous me reconnaîtrez, nous verrons bien.

Il sort par le fond.

GEORGES.

Il est vexé.

CARDINET.

Et j’en suis bien aise, parce qu’enfin, j’ai beau dire que je ne lui en veux pas...

 

 

Scène VII

 

GEORGES, CARDINET

 

GEORGES.

Maintenant, mon oncle, à mon tour.

CARDINET.

Comment, à ton tour ?

GEORGES.

 Oui, j’ai aussi à vous présenter une personne... une personne qui a entendu parler de votre duel et qui arrive de Saint-Malo pour vous féliciter.

CARDINET.

Une personne qui arrive de Saint-Malo ?

GEORGES.

Oui.

CARDINET.

Coquard, peut-être ?

GEORGES.

Eh ! non, mon oncle, ce n’est pas Coquard...

Il est arrivé jusqu’à la porte de gauche et l’ouvre.

Venez, ma tante, venez !...

Entrent madame Cardinet, Marceline.

 

 

Scène VIII

 

GEORGES, CARDINET, MADAME CARDINET, MARCELINE

 

CARDINET.

Ma femme !

GEORGES.

Oui, mon oncle... est-ce que vous m’en voulez ?

CARDINET.

Non, non, je ne t’en veux pas.

MADAME CARDINET, bas à Marceline.

Je ne sais pas, mais depuis qu’il s’est battu je trouve qu’il a dans la figure quelque chose...

MARCELINE.

C’est vrai, ma tante... Il a un petit air maintenant, il est mieux, n’est-ce pas ?

MADAME CARDINET.

Oh ! oui.

GEORGES, faisant passer Cardinet.

Allons, mon oncle, allons !

MARCELINE, faisant passer madame Cardinet.

Allons, ma tante !

Georges pousse son oncle. Marceline pousse sa tante. Cardinet et madame Cardinet font un pas l’un vers l’autre. Mouvement de tête, sourires, jeux de scène.

CARDINET.

Madame...

MADAME CARDINET.

Mon ami...

CARDINET.

Eh bien ! non ! pour des paroles, j’avoue que cela me serait impossible.

GEORGES.

Voyons, mon oncle...

CARDINET.

Non, je ne pourrai pas... mais hier, avant d’aller combattre...

MARCELINE, à madame Cardinet.

« Avant d’aller combattre ! » Comme il a dit ça !

MADAME CARDINET, à Marceline.

Oui, c’est vrai !

CARDINET, à sa femme.

Avant d’aller combattre, j’avais préparé une lettre pour vous... et, si vous voulez la lire, vous verrez quels sont mes sentiments.

MADAME CARDINET.

Moi non plus, mon ami, je ne saurais parler.

CARDINET.

Ah !

MADAME CARDINET.

Mais, comme avant de me trouver en face de vous, je n’étais pas fâchée de me rendre compte de mes idées, j’avais à tout hasard tracé ce petit brouillon... et si vous voulez en prendre connaissance...

CARDINET.

Mais, sans doute.

MADAME CARDINET.

Voici, mon ami.

CARDINET.

Voici, madame.

Madame Cardinet donne sa lettre à Cardinet, Cardinet donne sa lettre à madame Cardinet, puis ils s’éloignent l’un de l’autre après s’être de nouveau envoyé des sourires. Georges est près de Cardinet, Marceline près de madame Cardinet.

MADAME CARDINET, lisant.

« Madame et chère épouse...

CARDINET, id.

« Mon ami...

MADAME CARDINET, id.

« Avant d’aller risquer ma vie, ma première pensée est de vous écrire pour vous demander pardon. »

MARCELINE.

Eh bien ma tante, c’est gentil ça.

CARDINET, lisant.

« Avant toute chose, mon ami, je conviens que j’ai eu des torts et je vous en demande pardon... »

GEORGES.

Eh ! bien ! mon oncle ?...

CARDINET.

C’est très bien, ça, c’est très bien.

À madame Cardinet.

C’est très bien.

MADAME CARDINET, à son mari.

Votre première phrase... c’est très bien, très bien...

GEORGES.

Allez, mon oncle, allez !...

MARCELINE.

Continuez, ma tante...

 

 

Scène IX

 

GEORGES, CARDINET, MADAME CARDINET, MARCELINE, MONICOT

 

MONICOT, entrant par le fond.

Mesdames... messieurs, je ne m’attendais pas... chère dame et chère présidente...

MADAME CARDINET.

Bonjour, monsieur Monicot, bonjour.

MONICOT, à Cardinet.

J’ai su que vous vous étiez battu, mon cher ami... J’ai su que vous étiez vainqueur... et je venais vous féliciter...

Le domestique de la scène IV paraît à la porte du fond.

Je descends, mon ami, je descends.

Le domestique sort. À Cardinet.

Mon cher Cardinet, je vous demanderai la permission de vous dire deux mots en particulier.

CARDINET.

Avec plaisir.

Monicot lui parle à l’oreille.

Mais certainement... je ne vous refuserai certainement pas... sur première hypothèque, vous m’avez dit ?

MONICOT, bas.

Oui.

CARDINET.

Voilà, mon cher Monicot, voilà !...

Il prend des billets de banque dans son portefeuille et les lui donne.

MONICOT.

Vous n’avez plus rien... dans votre porte-monnaie, regardez ?

CARDINET.

Dans mon porte-monnaie ?...

MONICOT.

Oui...

CARDINET.

Il y a de la monnaie, dans mon porte-monnaie...

MONICOT.

Donnez-la moi, donnez moi tout... mesdames... messieurs... Vous ne m’en voulez pas ?... c’est une terrible chose que d’être aimé, voyez-vous... c’est une terrible chose...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

CARDINET, MADAME CARDINET, MARCELINE, GEORGES

 

CARDINET.

Il finira mal, ce notaire-là, il finira mal.

MARCELINE.

Ça ne m’étonnerait pas... mais ne nous occupons pas du notaire. Lisez, ma tante.

MADAME CARDINET.

Ah ! je n’ai plus besoin de lire, maintenant, je peux parler, et je parlerai... Je suis bien changée, allez, mon ami, et vous n’aurez plus à vous plaindre de moi. Plus de lessive, mon ami, plus de confitures.

CARDINET.

Pourquoi ça ?...

MADAME CARDINET.

J’ai donné ma démission de présidente de l’œuvre de l’acheminement progressif vers le bien des jeunes personnes... Tant pis pour elles, si elles s’en écartent momentanément, ces jeunes personnes... ce n’est plus moi qui me chargerai de les acheminer.

CARDINET.

Cependant, ma chère...

MADAME CARDINET.

Je ne veux plus vivre que pour plaire à mon mari... maintenant, à mon cher mari, à mon amour de mari, et je suis décidée à faire tout ce qu’il me demandera... Saint-Malo vous ennuie, eh bien nous n’y retournerons jamais à Saint-Malo.

CARDINET.

Mais si...

MADAME CARDINET.

Vous avez envie de rester à Paris, eh ! bien nous resterons à Paris...

CARDINET.

Mais non mais non...

MADAME CARDINET.

Nous prendrons un appartement de quinze mille francs sur le boulevard, et nous dépenserons cent mille francs pour nous amuser.

CARDINET.

Cent mille francs !

MADAME CARDINET.

Ce n’est pas assez, nous en dépenserons deux cent mille, nous sommes riches, après tout, nous sommes riches...

CARDINET.

Nous sommes riches...

MADAME CARDINET.

Vous verrez, mon ami, vous verrez, vous n’aurez pas à vous plaindre de moi.

Montrant Marceline.

Je la grondais autrefois, je ne la gronderai plus, je la prendrai pour modèle... je me suis déjà fait habiller par sa couturière...

CARDINET, à part.

Le nez en avant, le pouff en arrière, et allez donc ! Voilà ma femme !

MADAME CARDINET.

Et je ne m’arrêterai pas là... Je parlerai comme elle, et, comme elle, à tout bout de champ, je dirai des choses risquées...

MARCELINE.

Oh ! ma tante.

GEORGES, à Marceline.

Là, tu entends...

MADAME CARDINET.

Vous verrez, vous verrez... et pour commencer, on m’a dit que vous aimiez les bas gris perle...

CARDINET.

Qui est-ce qui vous a dit ça ?

À Georges.

C’est toi ?...

GEORGES.

Moi, mon oncle, pas du tout...

MADAME CARDINET.

Peu importe qui me l’a dit, on me l’a dit... Eh ! bien tenez...

Elle relève un peu sa robe.

CARDINET.

Des bas gris perle !...

MADAME CARDINET.

Oui, mon ami.

CARDINET.

J’en ai donc vu enfin, il y a quinze jours que je cours après, et c’est ma femme...

 

 

Scène XI

 

CARDINET, MADAME CARDINET, MARCELINE, GEORGES, MANETTE, puis ESCOULOUBINE, jouant le personnage de LARIDON, longs cheveux, grande barbe

 

MANETTE, entrant par le fond, elle tient à la main des sacs de Voyage.

Monsieur, il y a là un coiffeur qui demande à vous parler.

CARDINET.

Comment, un coiffeur !...

À Georges.

Est-ce que tu as demandé un coiffeur pour moi ?...

GEORGES.

Non, mon oncle.

Entre Escouloubine, du fond.

ESCOULOUBINE, baragouinant.

Oui, c’est moi, monsieur... Laridon, coiffeur...

CARDINET.

Je n’ai pas le plaisir...

ESCOULOUBINE.

Une de mes clientes m’a donné en paiement des billets signés par un monsieur Monicot ; je sais que vous le connaissez et je venais vous demander...

CARDINET.

Vous pouvez être sans inquiétude... M. Monicot est riche, très riche.

ESCOULOUBINE.

À la bonne heure, je ne demande pas mieux que de rendre service, mais je ne voudrais pas perdre mon pauvre argent.

CARDINET.

N’ayez pas peur...

ESCOULOUBINE.

Ce que j’en fais, moi, c’est pour obliger mademoiselle Denise... je suis coiffeur, je ne suis pas banquier.

CARDINET.

Je vous répète que M. Monicot est riche... cependant je dois vous prévenir que j’ai déjà une première hypothèque...

ESCOULOUBINE.

Une première hypothèque !...

CARDINET.

Oui...

ESCOULOUBINE.

Une première hypothèque !!...

CARDINET.

Eh ! bien, oui, une première hypothèque... qu’est-ce qu’il y a là ?...

ESCOULOUBINE, se faisant reconnaître.

Il y a... il y a... il y a que voilà cinq minutes que nous causons ensemble et que vous ne m’avez pas reconnu.

CARDINET.

C’est vrai, pourtant.

ESCOULOUBINE.

Que ceci vous apprenne à ne pas douter d’Escouloubine. Il n’a qu’une supériorité, Escouloubine, il n’en a qu’une, mais il l’a...

CARDINET.

Et quelle est cette supériorité ?

ESCOULOUBINE.

C’est de tout faire mieux que les autres.

CARDINET.

Pour le coup, je vous reconnais !

Entre Monicot.

 

 

Scène XII

 

CARDINET, MADAME CARDINET, MARCELINE, GEORGES, MANETTE, ESCOULOUBINE, MONICOT

 

MONICOT, entrant par le fond, à Cardinet.

Je vous demanderai la permission de vous dire deux mots en particulier.

CARDINET.

Qu’est-ce que vous voulez ?... de l’argent ?... je n’en ai plus.

MONICOT.

Je viens vous prier d’être mon témoin.

CARDINET.

Vous avez un duel ?...

MONICOT.

Non. Je n’ai pas de duel, mais je me marie, je l’épouse.

CARDINET.

Qui épousez-vous ?

MONICOT.

L’adorable Denise.

CARDINET, à Georges.

Veux-tu me rendre un service ?

GEORGES.

Avec plaisir, mon oncle.

CARDINET.

Fais-moi le plaisir d’empoigner monsieur et de le fourrer dans l’omnibus qui est en bas, avec les bagages.

GEORGES, à Monicot.

Allons monsieur Monicot... allons...

MONICOT.

Mais pas du tout, pas du tout, il faut que je l’épouse... c’est ma seule façon de rattraper les billets.

ESCOULOUBINE, tirant de sa poche quelques billets à ordre et les remettant à Monicot.

Les voici, vos billets, les voici...

MONICOT, sautant dessus.

Mes billets !...

ESCOULOUBINE.

Oui, monsieur... c’est Denise elle-même qui m’a chargé de vous les rapporter ; que ceci vous apprenne à connaître les comédiennes.

MONICOT, comptant les billets.

Mais elle en a gardé les trois quarts... j’en ai signé pendant trois heures... elle ne m’en renvoie que pour cinq minutes.

ESCOULOUBINE.

Que ceci vous apprenne à connaître les comédiennes...

À Cardinet.

Maintenant, présentez-moi à votre charmante famille.

MANETTE, à la fenêtre.

L’omnibus est en bas, monsieur...

CARDINET, à Escouloubine.

Vous voyez... pour le moment, c’est impossible... nous partons pour Saint-Malo.

ESCOULOUBINE.

Pour Saint-Malo, je pars avec vous. J’ai accepté la direction du Grand-Théâtre.

CARDINET, à sa femme.

Tu avais raison. Décidément, nous ferons peut-être mieux de nous fixer à Paris. 

Mouvement de départ.


[1] L’artiste chargé du rôle du prince Wolinzoff devra le jouer d’une manière un peu excentrique et donner au personnage certaines allures et certains gestes qui puissent être facilement reproduits par l’artiste chargé du rôle d’Escouloubine L’entente, d’ailleurs, est absolument nécessaire entre les deux artistes, afin que la ressemblance soit aussi complète que possible lorsque le vrai prince et le faux prince se trouvent en présence à la fin du troisième acte.

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