Le Passage de Vénus (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Leçon d’astronomie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 3 mai 1875.

 

Personnages

 

LABORDERIE

CHAMPVALLON

UN GARÇON DE BUREAU

UN COMMISSIONNAIRE

UN AMÉRICAIN, 50 ans

UN JEUNE AMÉRICAIN

TROIS PETITES AMÉRICAINES, 12 ans, 8 ans et 5 ans

 

Le théâtre représente une salle dans une Faculté. À gauche, premier plan, contre le mur, la chaire exhaussée de trois marches ; derrière la chaire, un tableau noir pour écrire avec la craie. Porte d’entrée au fond, un peu à gauche, face au public. À droite, appuyé contre le mur, un vaste praticable composé de six rangs de gradins ; ce praticable occupe la moitié de la scène, en largeur et en profondeur. Au premier plan, en haut des gradins, une fenêtre pouvant s’ouvrir. Près de la chaire, à gauche, une porte. Devant la chaire, une chaise. Sur la chaire, de gros livres, papiers, plumes, encre, verre d’eau sucrée, etc. etc.

 

 

Scène première

 

LABORDERIE, UN GARÇON DE BUREAU, puis UN AMÉRICAIN et SA FAMILLE

 

Au lever du rideau, Laborderie est en chaire ; le garçon de bureau endormi au pied de la chaire. Laborderie la tête dans ses mains... altitude d’un homme désespéré. Au bout de quelques instants, il se relève, regarde autour de lui, prend sa montre.

LABORDERIE.

Une heure vingt, et mon cours d’astronomie transcendante était annoncé pour une heure précise... Ces gradins... ces gradins qui sont vides... il y a vingt minutes qu’ils devraient être envahis par une foule empressée et studieuse... Hé !... quoi ?... j’ai cru qu’on entrait... Qu’est-ce qu’ils font, je vous le demande, au lieu de venir ?... Il y a quinze jours, j’en avais quatre... la semaine dernière, j’en avais deux... aujourd’hui, je n’en ai pas du tout... C’est vexant...

Regardant sa montre.

Une heure vingt-trois ! Et personne ne vient ! personne !... personne !...

Il prend un livre et frappe violemment sur la chaire, le garçon de bureau se réveille. Laborderie lui montre la salle vide ; le garçon se détire, fait quelques pas ; Laborderie murmure entre ses dents.

personne ! personne !...

Le garçon va au fond de la scène.

LE GARÇON, regardant par la porte.

Monsieur, monsieur !

LADORDERIE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE GARÇON.

Je crois qu’en voilà un, monsieur !

LABORDERIE.

Bien vrai ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur, il est là, il approche, il va entrer.

LABORDERIE.

Il entre ?

LE GARÇON.

Non, il s’arrête... il hésite...

LABORDERIE.

Oh ! mon Dieu !

LE GARÇON.

Il lit l’affiche de monsieur.

LABORDERIE.

« Faculté libre, cours d’astronomie transcendante. Monsieur Laborderie, professeur libre, parlera du passage de Vénus. » Eh bien, il a lu ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur... mais il faut croire que l’affiche de monsieur ne lui a pas fait bon effet, car il s’en va...

LABORDERIE.

Il s’en va ?

LE GARÇON.

Faut-il courir après ?

LABORDERIE, se levant.

Non ! ça ne serait pas digne.

Regardant sa montre.

Une heure vingt-sept... Le goût des fortes études est perdu en France, perdu, perdu, absolument perdu !

LE GARÇON.

À la place de monsieur, je ferais des concessions.

LABORDERIE.

Quelles concessions ?

LE GARÇON.

Je renoncerais à l’astronomie transcendante... Et puisque le public aime les choses amusantes... eh bien, je lui en donnerais des choses amusantes !

LABORDERIE.

Il me semble que le passage de Vénus...

LE GARÇON.

Le passage de Vénus... oui, au premier abord... ça a l’air assez... Il est clair que ce sujet-là dans les mains d’un malin... mais je suis sûr que vous, monsieur, vous trouverez moyen de fourrer là dedans un tas de mathématiques.

LABORDERIE.

Il est évident que pour déduire la parallaxe du soleil...

LE GARÇON.

La para...

LABORDERIE.

La parallaxe... de παρά, à côté, et άλλάσσειυ, changer... Et n’oublions pas de faire observer qu’il y a plusieurs sortes de parallaxes : la parallaxe de hauteur n’est pas la même chose que la parallaxe horizontale, et la parallaxe horizontale elle-même ne doit pas être confondue...

LE GARÇON, avec un dédain suprême.

Ah ! monsieur, pas à moi !...

LABORDERIE, descendant.

Le goût des fortes études est perdu en France, perdu... perdu... complètement perdu !...

LE GARÇON.

Moi, à la place de monsieur, j’essaierais d’être badin, et puisque monsieur, en sa qualité de professeur libre, a le droit de parler de tout ce qu’il lui plaît... je parlerais...

LABORDERIE.

De quoi ?

LE GARÇON.

Est-ce que je sais ?... je ferais comme votre confrère de la salle numéro 6. En voilà un qui a du monde à son cours !... il parle de l’amour... il parle des femmes...

LABORDERIE.

Des femmes !

LE GARÇON.

Et allez donc !

LABORDERIE.

Parler des femmes, moi !

LE GARÇON.

Eh ! oui, j’en parlerais... je raconterais des histoires... Si vous n’en savez pas, je puis vous en dire une... je puis vous dire l’histoire de ma femme, à moi...

LABORDERIE.

Vous êtes marié ?

LE GARÇON.

Je l’ai été.

LABORDERIE.

Vous ne me l’aviez jamais dit.

LE GARÇON.

Il n’y avait pas de quoi se vanter... J’ai été marié pendant cinq jours... avec Virginie. Elle s’appelait Virginie et elle était jolie... ah !... des cheveux surtout, les plus adorables cheveux noirs... Le cinquième jour de notre mariage, Virginie se fit attendre ; nous devions dîner à six heures, et, à huit heures et demie, elle n’était pas encore rentrée... Enfin, à onze heures trois quarts... le lendemain... je la vis revenir... Je crus avoir le droit de lui demander d’où elle venait... Elle me répondit que j’étais bien curieux... Là-dessus, moi, je lui administrai une volée, oh ! mais une volée...

Laborderie lui serre la main.

et je la flanquai à la porte, en lui défendant de porter désormais le nom de Riflard... qui est le mien... Je dois ajouter qu’elle y consentit facilement.

LABORDERIE.

Et jamais vous ne l’avez revue ?

LE GARÇON.

Je l’ai rencontrée deux ou trois fois... et dans des toilettes !... Elle s’est sauvée dès qu’elle m’a aperçu... Et elle a bien fait, car si je l’avais attrapée... Voilà mon histoire... je vous autorise à la raconter.

LABORDERIE.

Je vous remercie ; mais, si je voulais parler des femmes, je n’aurais pas besoin d’avoir recours...je me contenterais de mes souvenirs personnels...

LE GARÇON.

Allons donc !...

LABORDERIE.

Car il m’est arrivé une chose, à moi, avec les femmes... il m’est arrivé une chose... oh ! mais là, une chose...

LE GARÇON.

Quoi donc, monsieur ? Racontez-moi ça.

LABORDERIE.

Certainement non, je ne vous raconterai pas ça... Voilà une idée, par exemple !... Pourquoi voulez-vous que je vous raconte ?

LE GARÇON.

C’était un moyen comme un autre de passer le temps...Mais, puisque monsieur ne me croit pas digne...

Entre une famille américaine : d’abord une toute petite fille, puis une autre petite fille plus grande que la première, puis une troisième plus grande que la seconde ; ensuite le fils, gros et gras, et enfin le père, grand et mince.

Monsieur !

LABORDERIE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE GARÇON.

Monsieur, qu’est-ce que c’est que ça ?

LABORDERIE, montant dans sa chaire.

Laissez-les entrer ; ne leur faites pas peur... laissez-les entrer.

Laborderie paraît dans sa chaire ; les petites filles ont peur en le voyant. Le père les rassure et les fait asseoir sur le premier gradin. Laborderie boit, tousse et se retourne vers le tableau. À ce moment, l’américain ouvre son guide, le consulte. Laborderie se retourne et va pour parler. L’américain fait signe à ses enfants de se lever ; tous se lèvent, défilent devant la chaire, en saluant Laborderie, et sortent.

LE GARÇON, allant à la porte.

Je parie qu’ils vont à la salle numéro 6. Voulez-vous tenir le pari, monsieur ?... je parie qu’ils vont à la salle numéro 6... Qu’est-ce que je vous disais ?... ils y vont.

LABORDERIE.

Eh bien, qu’ils y aillent !... Le goût des fortes études est perdu en France... absolument perdu !

Regardant sa montre.

Deux heures moins un quart.

LE GARÇON, toujours à la porte.

Pour le coup, monsieur, en voilà un !

LABORDERIE, incrédule.

Oh ! oh !

LE GARÇON.

Mais si, monsieur, mais si...

LABORDERIE.

Je ne vous crois plus.

LE GARÇON.

Parole d’honneur, il n’hésite pas celui-là... Il vient tout droit, tout droit... et le voilà.

Entre Champvallon, venant du fond à gauche. Laborderie se lève.

LABORDERIE, avec éclat.

Fermez la porte.

Le garçon ferme la porte.

 

 

Scène II

 

LABORDERIE, LE GARÇON, CHAMPVALLON

 

CHAMPVALLON.

On m’a assuré qu’ici je serais tranquille... que personne ne me dérangerait...

LE GARÇON, suppliant.

Asseyez-vous !

CHAMPVALLON.

Où ça ?

LE GARÇON.

Où vous voudrez.

CHAMPVALLON, s’asseyant sur le premier gradin, au coin.

Je vous remercie.

LE GARÇON, à Laborderie.

Monsieur le professeur n’a plus besoin de moi ?

LABORDERIE, fiévreux.

Non, non... plus besoin du tout... Allez-vous-en ! allez-vous-en !

Le garçon sort par le fond.

 

 

Scène III

 

LABORDERIE, CHAMPVALLON

 

LABORDERIE se prépare, range ses papiers, tousse, boit, puis commence.

Messieurs...

CHAMPVALLON, prenant dans son portefeuille une feuille de papier et un porte-plume.

J’ai du papier, j’ai une plume... C’est de l’encre que je n’ai pas...

LABORDERIE.

Messieurs, vous savez tous...

CHAMPVALLON, venant tromper sa plume dans l’encrier de Laborderie.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE, à part.

Il prend des notes, c’est un élève sérieux.

Haut.

Vous avez tous ce que c’est que Vénus... Vous riez, messieurs... vous avez tort... Le mot Vénus est pris ici dans son acception purement scientifique. – Vous savez tous ce que c’est que Vénus, mais peut-être quelques-uns d’entre vous ignorent-ils de quels phénomènes sont ordinairement accompagnés les voyages de cette capricieuse planète.

CHAMPVALLON, venant prendre une seconde fois de l’encre.

Je vous demande pardon...

Il se rassied et se remet à écrire.

LABORDERIE, à part.

Jamais je n’ai vu prendre des notes avec autant d’ardeur.

Haut.

Il y a deux façons d’observer le passage de Vénus. Ou bien l’observateur est placé à la surface de la terre... c’est la première façon... Ou bien l’observateur est placé, non plus à la surface, mais au centre même de la terre... Cette seconde méthode, bien que présentant au premier abord de sérieuses difficultés, nous paraît infiniment préférable à la précédente...

CHAMPVALLON, prenant de l’encre pour la troisième fois.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE.

Vous feriez mieux d’emporter l’encrier.

CHAMPVALLON.

Je n’osais pas vous le demander.

LABORDERIE.

Vous aviez tort, emportez-le, je vous en prie.

CHAMPVALLON.

Je vous remercie.

LABORDERIE.

Et aussi ce livre, cela vous sera plus commode pour écrire... vous le mettrez sur vos genoux...

CHAMPVALLON.

On n’est pas plus aimable.

Il retourne a sa place et recommence à écrire.

LABORDERIE, à part.

Il prend des notes même quand je ne dis rien... c’est prodigieux.

Haut.

Avant d’entreprendre notre démonstration, messieurs, je dois vous prévenir que, pour ne pas nous embarrasser de difficultés inutiles, nous négligerons certaines quantités sans importance... Ainsi, par exemple, nous ne tiendrons pas compte de l’aplatissement de la terre...

Pendant la phrase qui précède, Champvallon a fait des signes d’impatience avec la main.

CHAMPVALLON.

Allons, bien !... allons, bon !

LABORDERIE.

Qu’est-ce que vous avez ?

CHAMPVALLON.

Voilà que je viens d’écrire : « aplatissement... » C’est votre faute... j’ai écrit « aplatissement... »

LABORDERIE.

L’aplatissement de la terre... c’est ce que j’ai dit.

CHAMPVALLON.

Mais ce n’est pas ce que je voulais mettre...

Lisant ce qu’il vient d’écrire.

« J’espère que maintenant vous ne refuserez pas de croire à mon aplatissement. » C’est « amour » que je voulais mettre... « J’espère que maintenant vous ne refuserez pas de croire à mon amour... » à la bonne heure !

Écrivant.

« J’espère que maintenant vous ne refuserez pas de croire... »

LABORDERIE, descendant.

À son amour !...

Stupéfait.

Ah ça ! mais, qu’est-ce qu’il écrit donc ? Qu’est-ce que vous écrivez ?

CHAMPVALLON, cachant son papier et montant une marche.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE, le poursuivant sur les gradins.

Mais cependant, monsieur, il me semble qu’en ma qualité de professeur, j’ai bien le droit...

CHAMPVALLON, allant se percher tout en haut des gradins.

Je vous demande pardon, vous n’avez pas du tout le droit de voir...

LABORDERIE, le poursuivant.

Ce ne sont pas des notes ?

CHAMPVALLON.

Non, c’est une lettre.

LABORDERIE.

Par exemple !... vous venez ici pour...

CHAMPVALLON.

Tout à l’heure, je me suis présenté chez elle... mais sa mère a refusé de me recevoir... Alors, j’écris à sa mère pour essayer de la fléchir.

Montrant sa lettre.

C’est ma vie qui est là dedans, monsieur... c’est ma vie tout entière.

LABORDERIE, redescendant brusquement et venant sur le devant de la scène.

Ainsi, je serai monté dans ma chaire à une heure précise pour commencer mon cours d’astronomie transcendante, j’aurai passé une demi-heure à attendre des élèves... à la fin, il en sera venu un, un seul

Champvallon descend, Laborderie gagne la droite de la scène.

et cet élève unique ne sera venu chez moi que pour y faire sa correspondance galante !

CHAMPVALLON.

Maintenant, je vous demanderai une enveloppe.

LABORDERIE, furieux.

Une enveloppe, à présent, une enveloppe !

CHAMPVALLON.

Ne vous dérangez pas... j’en ai vu sur votre bureau, là... Je vous en prends une... vous permettez ?

LABORDERIE.

Cela vous suffit-il ?... Vous ne voulez pas un timbre ?

CHAMPVALLON.

Je n’en ai pas besoin, il écrit l’adresse sur l’enveloppe.

Je vais donner ma lettre à un commissionnaire.

Il fait un pas pour sortir.

LABORDERIE.

Comment ! vous partez ?

CHAMPVALLON.

Oui, mais avant de partir, je tiens à vous remercier... Il est impossible de mettre plus de bonne grâce, plus de... je ne vous en dis pas davantage, parce que je suis un peu pressé. C’est ma vie qui est là dedans... c’est ma vie tout entière !

LABORDERIE, essayant de le retenir.

Monsieur, vous ne partirez pas...

CHAMPVALLON.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE.

Non, monsieur, non... vous ne partirez pas.

CHAMPVALLON.

Je vous demande pardon.

Après une petite poursuite, Champvallon finit par échapper à Laborderie. Il sort par le fond. Laborderie arrive à la porte, juste au moment où Champvallon vient de sortir ; il referme la porte.

 

 

Scène IV

 

LABORDERIE, seul

 

Il est parti.

Descendant.

Décidément, mon garçon de bureau avait raison. Si je veux attirer la foule, je serai obligé de faire des concessions... Parler de l’amour... parler des femmes... ça ne me serait pas difficile, si je voulais... Oh ! non, ça ne me serait pas difficile... je raconterais tout uniment mon aventure... C’était le soir... Je suis le seul peut-être à qui une pareille aventure soit arrivée... C’était donc le soir, j’allais a la réception du ministre... ce n’est pas que je sois un de ces intrigants qui passent leur vie dans les ministères pour attraper de l’avancement... Certainement non, je ne suis pas... mais, n’est-ce pas ? un ministre vous invite, il faut bien être poli... ce n’est pas une raison, parce qu’un homme est ministre... J’allais donc à la réception, de Son Excellence... je m’aperçus que je n’avais pas de gants, j’entrai dans une boutique pour en acheter, dans une boutique du passage de... je n’ai pas besoin de vous dire le nom du passage... Dans cette boutique, il y avait une marchande... jolie... ah ! jolie !... des cheveux surtout, les plus adorables cheveux blonds... Je lui dis : « Mademoiselle, je voudrais des gants, des gants blancs pour aller en soirée chez le ministre... ce n’est pas que je sois un de ces intrigants... » D’abord elle ne me répondit rien et se contenta de me regarder en souriant, puis elle se leva, en souriant toujours, et elle alla prendre un petit carton, de ce petit carton elle tira plusieurs paires de gants. Elle en choisit une et me pria de tendre la main et d’ouvrir les doigts... Je me sentis ému... cependant je fis ce qu’elle désirait, je tendis la main et j’ouvris les doigts... Elle me regarda encore une fois... en dessous, comme ça... N’avais-je pas raison de vous dire que j’étais probablement le seul à qui une pareille aventure ?... Elle me regarda encore une fois, et tout à coup sa main saisit la mienne... En ce moment, onze heures sonnaient à l’horloge du passage... ce fut le dernier bruit que j’entendis... un nuage passa devant mes yeux, il me sembla qu’autour de moi tout se mettait à danser... Quand je revins à moi, il était trop tard pour aller chez le ministre... La jolie marchande ne souriait plus ; elle était triste... Je lui demandai le motif de sa tristesse ; elle me répondit qu’elle se trouvait trop petitement logée... Il y avait de l’autre côté du passage une grande boutique qui était à louer... Elle me fît promettre de la louer pour elle, je le lui promis ; elle me fit jurer de revenir la voir le lendemain ; je le lui jurai... Cependant je n’en fis rien, ni le lendemain ni les jours suivants... L’idée m’est quelquefois venue qu’elle devait m’en vouloir à cause de cela...

 

 

Scène V

 

LABORDERIE, CHAMPVALLON

 

CHAMPVALLON.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE.

Comment ! c’est encore vous ?

CHAMPVALLON.

Je ne comptais pas revenir... mais je vais vous dire... il pleut...

LABORDERIE.

Il pleut beaucoup ?

CHAMPVALLON.

Oui. Alors, comme j’attends une réponse, je vous demanderai la permission de l’attendre ici... ça me sera plus commode que de l’attendre dans la rue.

LABORDERIE.

En vérité, monsieur...

CHAMPVALLON.

N’ayez pas peur, je ne vous dérangerai pas pendant longtemps : mon commissionnaire n’est pas allé bien loin... il est allé en face... Elle demeure en face, de l’autre côté du boulevard Saint-Michel... et je suis sûr qu’en ouvrant cette fenêtre...

Il monte tout en haut des gradins et ouvre la fenêtre.

LABORDERIE.

Eh bien ? eh bien ?...

Il escalade les gradins à la suite de Champvallon.

CHAMPVALLON.

Je la vois, monsieur, je la vois ; elle a soulevé son rideau et elle regarde tomber la pluie... Ah ! elle m’a aperçu.

Criant.

Oui, oui... c’est moi, je suis là... Ta mère me croit coupable... mais je viens de lui écrire, à ta mère... et je lui ai prouvé mon innocence... mon innocence...

Découragé.

Elle ne m’entend pas...

LABORDERIE.

Mais tout le monde vous entend ! ça va faire un scandale... on va s’ameuter sous la fenêtre.

Laborderie lui saisit la jambe pour le faire descendre.

CHAMPVALLON.

Laissez-moi.

LABORDERIE, le tenant toujours.

Non, je ne vous laisserai pas... Je vous ordonne, monsieur... vous entendez... je vous ordonne de descendre.

CHAMPVALLON.

L’histoire de nos amours est touchante, et je suis sûr que vous seriez ému si je vous la racontais.

LABORDERIE.

Je ne suis pas ici pour écouter des histoires d’amour. Descendez.

Il le fait descendre d’une marche.

CHAMPVALLON.

J’étais allé au nouvel Opéra... J’avais un billet d’auteur, un de ces billets avec lesquels on a le droit de se promener partout... dans les couloirs, dans les escaliers... partout enfin, excepté dans la salle.

LABORDERIE, essayant toujours de le faire descendre.

Allons, voyons, monsieur, je vous en prie...

CHAMPVALLON.

Je me promenais depuis deux heures, quand j’entendis des voix de femmes qui criaient au secours... je m’élançai, et je finis par arriver dans une sorte du caveau orné de tombeaux égyptiens. J’y trouvai deux femmes affolées d’épouvante... C’était elle, monsieur, c’était elle... et sa mère. Elles aussi étaient entrées avec des billets d’auteur, elles aussi s’étaient promenées, et cette promenade les avait conduites dans ce souterrain.

Laborderie le fait descendre d’une marche.

Elles ne savaient plus comment en sortir ; je leur proposai de les conduire, et, au bout d’une demi-heure, guidés par les sons d’une musique lointaine, nous reparûmes tous les trois à la lumière.

Laborderie le fait descendre de quatre marches.

C’est de cette façon que commença notre roman.

LABORDERIE.

Je vous répète que je ne suis pas ici pour écouter des histoires d’amour... j’y suis pour vous faire mon cours d’astronomie transcendante et pour vous parler du passage de Vénus.

CHAMPVALLON, se levant.

Le passage de Vénus !...

LABORDERIE.

Vous ne savez pas ce que c’est ? Asseyez-vous là et tenez-vous tranquille, vous allez le savoir.

Il le force à s’asseoir en lui posant les mains sur les épaules. Puis il remonte dans sa chaire et s’installe devant le tableau.

Soit A M N B le cercle tracé sur ce tableau... Ce cercle représente le disque du soleil.

CHAMPVALLON.

En êtes-vous bien sûr ?

LABORDERIE.

Je vous en donne ma parole. A B est le diamètre de ce disque placé dans le plan de l’écliptique ; M N est la ligne suivie par Vénus... La voilà, Vénus.

Pendant cette dernière réplique, Champvallon s’ est levé. Il retourne à la croisée d’en haut.

CHAMPVALLON.

Et ce commissionnaire qui ne revient pas !...

Il redescend lourdement, bruyamment et court à la porte. Laborderie effrayé se retourne.

LABORDERIE.

Je vous avais prié de vous tenir tranquille.

CHAMPVALLON.

Je ne peux pas.

LABORDERIE.

Pourquoi ça ?

CHAMPVALLON.

Parce que je bous, parce que j’écume, parce que j’éclate, parce qu’il me sera impossible de rester en place tant que cette réponse ne sera pas arrivée... Vous n’avez donc jamais aimé, vous ?

Il prend Laborderie par le bras et le fait descendre brusquement de sa chaire.

LABORDERIE.

Si fait, une fois... C’était le soir, j’allais à la réception du ministre...

CHAMPVALLON.

Nous allions nous marier, monsieur... la jeune fille m’adorait, la mère ne pouvait se passer de moi, tout était convenu, nous allions nous marier... Eh bien, savez-vous ce qu’on a imaginé pour empêcher ce mariage ?

LABORDERIE, avec calme.

Écoutez-moi, monsieur, je ne crois pas qu’il existe une façon de parler plus absurde que celle qui consiste à demander aux gens s’ils savent une chose que bien évidemment ils ne peuvent pas savoir... Je ne connais pas la personne que vous allez épouser, je ne vous connais pas, c’est la première fois que j’entends parler de votre mariage, et vous venez me demander si je sais ce qu’on a imaginé pour l’empêcher ?... Non, monsieur, je ne sais pas ce qu’on a imaginé, je ne le sais pas et je ne peux pas le savoir...

CHAMPVALLON.

On a envoyé une lettre anonyme à ma future belle mère... et savez-vous ce qu’il y avait dans cette lettre anonyme ?

LABORDERIE, à part.

Si c’est comme ça qu’il profite !...

Haut.

Non, je ne le sais pas... je ne le sais pas et je ne peux pas le savoir.

Il passe.

CHAMPVALLON.

Eh bien, je vais vous le dire.

LABORDERIE.

Je n’y tiens pas...

CHAMPVALLON.

Mais moi, j’y tiens... ça me fait du bien de m’épancher, ça me calme, ça me soulage...

LABORDERIE.

Si c’est pour des raisons de santé...

CHAMPVALLON.

On racontait dans cette lettre que j’avais une maîtresse et l’on donnait des détails...

LABORDERIE.

Je parie qu’il va me demander si je sais quels détails...

CHAMPVALLON.

Oui, monsieur, l’on donnait des détails. Et savez-vous...

LABORDERIE.

Là ! encore... Non, je ne sais pas...

CHAMPVALLON.

On disait que cette maîtresse s’appelait Mimi Casse-cou... qu’elle était fleuriste dans une petite boutique, et que j’avais promis de lui en louer une... plus grande... beaucoup plus grande...

LABORDERIE.

Tiens ! c’est comme moi.

CHAMPVALLON.

Vous dites ?

LABORDERIE.

Seulement, moi, ce n’est pas dans les fleurs, c’est dans la parfumerie... Continuez... continuez.

CHAMPVALLON.

On allait jusqu’à tracer son portrait, à la fleuriste... elle avait le teint mat, les yeux noirs et très vifs, l’oreille petite, les dents superbes, le plus joli nez retroussé et les cheveux surtout... les plus adorables cheveux rouges.

LABORDERIE.

Oh !

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

C’est vrai, pourtant, qu’il finit par m’intéresser !

CHAMPVALLON.

On ajoutait qu’elle savait que j’allais me marier... qu’elle était décidée à empêcher ce mariage, et que, si l’on ne se dépêchait pas d’y renoncer, il y aurait du chambardement dans la cambuse... Voilà ce que disait la lettre anonyme... Eh bien, savez-vous ce qu’elle a fait, ma belle-mère, après avoir reçu cette lettre ?

LABORDERIE, avec éclat.

Pour cela, oui, je le sais !... je le sais, parce que vous me l’avez dit... Elle vous a flanqué à la porte !

CHAMPVALLON.

Sans vouloir m’écouter, monsieur, sans me laisser le temps de protester, de me défendre... C’est alors que je suis venu ici.

LABORDERIE.

Et que vous m’avez emprunté mon encrier ?...

CHAMPVALLON.

Il fallait bien écrire, puisqu’on ne voulait pas m’entendre... il fallait bien prouver que j’étais innocent...

LABORDERIE, à part.

Ce qui m’a le plus frappé là dedans, c’est le portrait de la fleuriste... le teint mat, les yeux noirs, le nez retroussé...

Entre le commissionnaire.

 

 

Scène VI

 

LABORDERIE, CHAMPVALLON, UN COMMISSIONNAIRE

 

LE COMMISSIONNAIRE, tenant une lettre.

Salle numéro 2... c’est bien ici... Monsieur Champvallon ?

CHAMPVALLON, prenant la lettre.

C’est ma réponse... oui, c’est bien l’écriture de ma belle-mère... pardonnez-moi... l’anxiété... l’émotion... qu’est-ce qu’il peut y avoir là dedans ? Ah !

Il se laisse tomber dans les bras de Laborderie.

LABORDERIE.

Le cours de chimie est à côté, voulez-vous que j’envoie chercher quelque chose... quelque chose de fort ?

CHAMPVALLON, se redressant brusquement.

Je vous remercie.

Il ouvre sa lettre, lit et retombe dans les liras de Laborderie.

Ah !

LABORDERIE.

Encore !

CHAMPVALLON.

Cette fois-ci, c’est la joie !

LABORDERIE.

Voulez-vous que j’envoie chercher ?...

CHAMPVALLON, se redressant.

Je vous ai dit que je vous remerciais... Elle me croit, monsieur, elle ne doute plus de mon innocence... Voilà ce que m’écrit ma belle-mère, et elle a permis à sa fille d’ajouter une ligne. « On vous aime et l’on vous attend. »

Baisant la lettre.

Elle m’attend.

Il fait baiser la lettre à Laborderie.

Elle m’attend, et je ne cours pas... et je ne suis pas encore à ses pieds...

Il s’élance, ouvre la porte et revient.

Je vous demande pardon...

Il monte dans la chaire et prend le parapluie de Laborderie.

il pleut toujours... je prends votre parapluie.

LABORDERIE.

Mais, monsieur...

CHAMPVALLON.

Je vous le renverrai par le concierge.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LABORDERIE, LE COMMISSIONNAIRE

 

LABORDERIE, courant à la porte.

Mais, monsieur... mais, monsieur...

Revenant.

Est-ce qu’il ne m’aurait raconté cette longue histoire que pour en arriver à me chiper mon parapluie ?...

Au commissionnaire qui, depuis son entrée en scène, est resté complètement immobile : pas un mouvement, pas un geste, l’air abruti.

Qu’est-ce que vous faites là, mon ami ?

LE COMMISSIONNAIRE.

Dame ! bourgeois...

LABORDERIE.

Eh bien ?...

LE COMMISSIONNAIRE.

Je sais bien que la course n’a pas été longue, mais enfin, c’est une course... et une course, c’est vingt sous.

LABORDERIE.

Allons, bon ! Il va encore falloir que ce soit moi...

S’arrêtant, frappé d’une idée, et regardant le commissionnaire.

Eh bien ! oui, vous aurez vos vingt sous, mais d’abord asseyez-vous là.

LE COMMISSIONNAIRE, s’asseyant sur la première marche.

Que je m’asseye ?

LABORDERIE.

Oui, asseyez-vous.

Il monte dans sa chaire.

Messieurs, c’est à tort que l’on a reproché à la science de n’être faite que pour un petit nombre de gens. Elle sait, quand il le faut, se mettre à la portée des esprits les plus humbles.

LE COMMISSIONNAIRE.

S’il vous plaît.

LABORDERIE, avec bonté.

Vous allez me comprendre... Soit A M N B le cercle représentant le disque du soleil ; soit A B le diamètre de ce disque, soit M N la ligne suivie par Vénus. La voilà, Vénus, je la prends là !...

LE COMMISSIONNAIRE, se levant.

Ah bien ! non, par exemple... j’aime encore mieux perdre mes vingt sous.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LABORDERIE, descendant de sa chaire

 

Qu’est-ce qu’il a dit ?... Pauvre astronomie transcendante !... personne n’en veut, décidément ! ni les hommes ! ni les femmes ! ni les commissionnaires !

 

 

Scène IX

 

LABORDERIE, CHAMPVALLON

 

CHAMPVALLON, entrant par le fond.

Cachez-moi...

LABORDERIE, reprenant son parapluie.

Je vous remercie... Je n’étais pas inquiet, mais ça ne fait rien... je vous remercie de me l’avoir rapporté...

CHAMPVALLON.

Je suis perdu, monsieur...

LABORDERIE, tout en repliant son parapluie.

Qu’est-ce qui vous arrive encore ?

CHAMPVALLON.

Elle est là...

LABORDERIE.

Qui ça, elle ?

CHAMPVALLON.

Mimi Casse-cou... la fleuriste... à qui j’avais promis... elle est là... dans une voiture... Elle est venue se planter juste en face de la maison où demeure ma fiancée... Impossible d’entrer chez ma fiancée sans que Mimi Casse-cou m’aperçoive, et si elle m’aperçoit...

LABORDERIE.

Elle voudra monter avec vous chez madame votre belle-mère.

CHAMPVALLON.

Juste !

LABORDERIE.

Et c’est alors qu’il y aura du chambarde... comment dites-vous cela ?

CHAMPVALLON.

Du chambardement dans la cambuse...

LABORDERIE, va poser le parapluie à gauche.

Merci.

CHAMPVALLON.

Il n’y a que vous qui puissiez me tirer de là... Allez trouver Mimi Casse-cou.

LABORDERIE.

Moi ?

CHAMPVALLON.

Vous êtes un homme respectable, elle vous écoutera ; vous lui direz...

LABORDERIE.

Mimi Casse-cou... c’est la petite qui a le teint mat ?...

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

L’oreille petite, les dents superbes ?...

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

Le nez retroussé ?...

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

Et les cheveux surtout, les plus adorables cheveux rouges ?...

CHAMPVALLON.

Oui. Allez la trouver.

LABORDERIE, remontant.

J’y vais.

CHAMPVALLON.

Attendez donc !

LABORDERIE.

Pourquoi attendre ?

CHAMPVALLON.

Je ne vous ai pas dit ce qu’il fallait lui dire...

LABORDERIE.

Ça me viendra...

CHAMPVALLON.

Comment voulez-vous ?...

LABORDERIE.

Ça me viendra, n’ayez pas peur... Ça me viendra, quand je serai près d’elle !

Il sort.

 

 

Scène X

 

CHAMVALLON, remontant à la fenêtre

 

Il va faire quelque bêtise, c’est impossible autrement, il va faire quelque bêtise.

Regardant par la fenêtre.

Ah ! Le voilà... il traverse le boulevard... il arrive à la voiture dans laquelle Mimi Casse-cou... Oui... oui... c’est bien celle-là... Il parle à Mimi Casse-cou. Ah ! Mon Dieu ! il porte la main à sa joue, comme s’il venait d’y éprouver une commotion violente... il prend la fuite... il revient... il aura fait quelque bêtise... j’en étais sûr... il aura fait quelque bêtise.

 

 

Scène XI

 

CHAMPVALLON, LABORDERIE

 

LABORDERIE, entrant, son mouchoir sur la joue.

Ah ! mon ami...

CHAMPVALLON, assis sur la dernière marche.

Elle vous a flanqué une gifle...

LABORDERIE.

C’est elle, mon ami... c’est elle !

CHAMPVALLON.

Qui ça, elle ?

LABORDERIE.

La marchande de gants... celle à qui j’avais promis... la boutique d’en face.

CHAMPVALLON.

Je ne comprends pas.

LABORDERIE.

Je n’ai pas le temps de vous expliquer... Voyez d’abord ce qu’elle fait.

CHAMPVALLON, regardant.

Ah ! mon Dieu !... elle a quitté la porte de ma belle-mère... Elle est venue s’établir devant notre porte, à nous.

LABORDERIE.

Nous sommes bloqués.

CHAMPVALLON, regardant toujours.

Ah ! mon Dieu !...

LABORDERIE.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

CHAMPVALLON.

Elle descend de voiture... elle vient ici...

LABORDERIE.

Ici, dans ce sanctuaire !...

Se jetant sur la porte.

Je sais bien que c’est une Faculté libre, mais ce n’est pas une raison.

On pousse la porte.

La voilà ! elle pousse la porte.

Champvallon commence à descendre ; on pousse la porte.

Eh là ! eh là !... Cette jeune personne est vraiment d’une vigueur surprenante.

On pousse la porte.

Venez vite, mon ami, venez vite... Tout seul, je ne peux pas... elle va entrer.

CHAMPVALLON.

Il ne manquerait plus que ça...

Il s’adosse contre la porte ; on la pousse.

Sapristi ! qu’elle est forte !

LABORDERIE.

Là... maintenant que nous avons un moment de tranquillité

On pousse la porte.

je peux vous expliquer... Votre fleuriste et ma marchande de gants...

On pousse la porte.

CHAMPVALLON.

C’était la même personne ?

LABORDERIE.

Oui.

CHAMPVALLON.

Et elle me jurait qu’elle n’avait jamais aimé que moi !...

On pousse la porte.

LABORDERIE.

Je ne peux pas dire précisément qu’elle m’ait aimé...

On pousse violemment la porte, Laborderie tombe dans sa chaire et renverse la chaise ; Champvallon est rejeté de côté, il tombe sur le premier gradin ; le garçon de bureau, qui poussait la porte, va rouler par terre au milieu de la scène.

CHAMPVALLON.

Sapristi ! qu’elle est forte !

 

 

Scène XII

 

CHAMPVALLON, LABORDERIE, LE GARÇON DE BUREAU, puis LA FAMILLE AMÉRICAINE

 

LE GARÇON, se relevant.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

LABORDERIE.

Mon garçon de bureau !...

LE GARÇON.

Voilà que vous empêchez le monde d’entrer, maintenant ?...

LABORDERIE.

Eh bien, et elle, la marchande de gants ?...

CHAMPVALLON.

La fleuriste...

LE GARÇON.

Quelle fleuriste ? quelle marchande de gants ?

LABORDERIE.

Elle n’était pas là ?... elle ne poussait pas avec vous ?...

LE GARÇON.

Non...

CHAMPVALLON, à la porte.

Elle continue à se promener devant la grille... Elle nous attend... elle nous guette...

LABORDERIE.

Comment faire ?

CHAMPVALLON, redescendant.

Je ne sais pas.

LABORDERIE, au garçon de bureau.

Mon ami, il n’y a que vous qui puissiez nous tirer de là... Allez trouver cette dame...

LE GARÇON.

Quelle dame ?

LABORDERIE.

Vous la reconnaîtrez facilement... Elle a des cheveux rouges.

CHAMPVALLON.

Venez, du reste... Je vais vous la montrer...

Il monte sur les gradins et entraîne le garçon avec lui. Laborderie, haletant, essoufflé, monte derrière Champvallon et le garçon.

Tenez, là, vous la voyez...

LE GARÇON.

Je crois bien, que je la vois !...

CHAMPVALLON.

Eh bien ! allez la trouver...

LE GARÇON, redescendant vivement.

Je crois bien, que j’y vais !...

LABORDERIE, redescendant, de plus en plus essoufflé, à la suite du garçon.

Mais attendez donc !...

LE GARÇON.

Non, non...

LABORDERIE.

Mais vous ne savez pas ce qu’il faut lui dire !

LE GARÇON.

Je le sais très bien, au contraire ; je vous assure que je le sais parfaitement !

Il sort.

LABORDERIE, remontant.

Il va faire quelque bêtise, c’est inévitable ! il va faire quelque bêtise !...

CHAMPVALLON, regardant par la fenêtre.

Il s’approche d’elle, il lui parle... Ah ! mon Dieu !

LABORDERIE, portant la main à sa joue.

Je sais ce que c’est...

CHAMPVALLON.

Elle porte la main à sa joue comme si elle venait d’y éprouver une commotion violente...

LABORDERIE.

Pas elle... lui !

CHAMPVALLON.

Si fait, c’est elle... Elle remonte dans sa voiture... la voiture s’éloigne au grand galop... Elle part, elle est partie...

Entre le garçon.

LE GARÇON.

Et elle ne reviendra pas, je vous en réponds.

LABORDERIE.

Comment ! mais cette fleuriste, cette marchande de gants, c’était donc...

LE GARÇON.

C’était ma femme !

CHAMPVALLON et LABORDERIE, descendant les marches.

Sa femme !

Lui serrant la main.

Ah ! mon ami !...

LE GARÇON.

Je vous remercie, mais qu’est-ce que vous voulez ? Ces choses-là peuvent arriver à tout le monde.

Rentrée de la famille américaine ; elle s’assied sur le premier gradin.

CHAMPVALLON.

Le chemin est libre, maintenant... Je cours chez ma fiancée... Voulez-vous que je vous présente ?

LABORDERIE.

Est-elle jolie, votre fiancée ?

CHAMPVALLON.

Elle est ravissante !

LABORDERIE.

Allons-y, alors.

LE GARÇON, qui est monté dans la chaire pour ranger les papiers, désignant la famille américaine.

Mais, monsieur, voilà des élèves.

LABORDERIE, prenant son chapeau.

Ah ! j’ai bien la tête... Faites le cours à ma place... Oh ! Vénus ! Vénus !... Allons voir votre fiancée...

Le garçon de bureau est debout dans la chaire en face de la famille américaine pendant que le rideau tombe sur la sortie de Laborderie et de Champvallon.

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