Le Ménage de Molière (Marie Alexis Justin GENSOUL - Jean-Aimé-Nicolas NAUDET)

Comédie en un acte et en vers, précédée d’un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 15 janvier 1822.

 

Personnages du Prologue

 

LE SEMAINIER de la Comédie Française

UN AUTEUR

 

La Scène se passe sur le théâtre de la Comédie Française.

 

Personnages de la Comédie

 

MOLIÈRE

LAFONTAINE

CHAPELLE

MIGNARD

LATHORILLIÈRE

BARON

BRÉCOURT, amant d’Henriette

MADAME MOLIÈRE

HENRIETTE, nièce de Mme. Molière

MADAME DUCROISY, comédienne

LAFORÊT, servante de Molière

 

La Scène se passe à Paris, dans la maison de Molière.

 

Le Théâtre représente un cabinet d’étude.

 

 

PROLOGUE[1]

 

 

Scène première

 

LE SEMAINIER

 

Grand dieu ! quel tourment ! quel supplice !

Parler à chaque acteur, écouter chaque actrice ;

Suivre la répétition ;

Sans offenser des camarades,

Noter avec précaution

Ceux qui se portent bien et ceux qui sont malades ;

Répondre à droite, à gauche, à messieurs les auteurs,

Aux ouvreuses, aux fournisseurs,

Et même aux garçons de théâtre,

C’est le travail opiniâtre

Qu’un Semainier huit jours doit supporter.

Heureusement la semaine s’avance :

Je n’y pourrais plus résister ;

Deux jours de plus, je perdrais patience.

Holà ! personne !... Mongelas ?

Regardant dans la coulisse.

Quelque ennuyeux encore ici porte ses pas ?

Je n’en puis pas douter, c’est vers moi qu’il s’approche.

Un manuscrit sort de sa poche :

C’est un auteur ; je n’échapperai pas.

 

 

Scène II

 

LE SEMAINIER, UN AUTEUR

 

L’AUTEUR.

Serviteur. J’ai besoin d’un moment d’audience,

Et de Monsieur le Semainier

Je le réclame en toute confiance :

Ce sont les charges du métier.

LE SEMAINIER, à part.

Il me manquait cela pour me mettre à la gêne.

Haut.

Pardon, Monsieur. En effet... mon devoir...

Mais, en deux mots, ne pourrais-je savoir

Quel motif ici vous amène ?

L’AUTEUR.

En deux mots ? non, Monsieur, nous causerons longtemps.

LE SEMAINIER.

Mille soins au dehors exigent ma présence.

L’AUTEUR.

Je n’abuserai pas de votre patience.

Tirant son manuscrit de sa poche.

Mettons à profit les instants.

LE SEMAINIER.

Quoi ! tout cela, Monsieur ?... prétendez-vous me lire ?...

L’AUTEUR.

Je comprends : un trait de satire...

Rassurez-vous. Aux comédiens français,

Je viens proposer un ouvrage

Qui doit obtenir leur suffrage,

Et j’en garantis le succès.

Quand je dis moi, c’est nous que je veux dire ;

Car je me suis adjoint un collaborateur.

Mais cela ne fait rien, Monsieur,

À moi seul vous aurez à faire.

Comme la pièce est bonne, à ce qu’il me paraît,

Je dis tout haut que j’en suis seul le père,

Si par hasard elle tombait,

Elle serait de mon confrère.

LE SEMAINIER.

J’entends ; c’est assez l’ordinaire,

Et j’aime cette franche humeur.

Cependant mon suffrage est de peu de valeur

Et...

L’AUTEUR.

J’en fais grand cas, je vous jure.

LE SEMAINIER.

Soit ; mais le Comité doit vous donner lecture.

A-t-on fixé le jour ?

L’AUTEUR.

Non, pour cela je viens :

Ce soir je la demande, et demain je l’obtiens.

LE SEMAINIER.

Demain ? c’est aller un peu vite.

L’AUTEUR.

Aussitôt la réception

Je veux encore que de suite

Mon ouvrage soit mis en répétition.

LE SEMAINIER, à part.

Ah ! la tête lui tourne, et c’est vraiment dommage.

Haut.

Pour obtenir cette insigne faveur

Quels sont les titres de Monsieur ?

L’AUTEUR.

Mais... l’intérêt de mon ouvrage.

LE SEMAINIER.

Vous risquez, en ce cas, d’attendre encor longtemps.

L’AUTEUR.

Et moi, voilà ce que je nie.

LE SEMAINIER.

Quel titre a cette comédie,

Dont Messieurs les auteurs paraissent si contents ?

L’AUTEUR.

C’est : « Le Ménage de Molière. »

LE SEMAINIER, ôtant son chapeau.

De Molière ?

L’AUTEUR.

Oui, Monsieur.

LE SEMAINIER.

J’applaudis au sujet.

Ce titre est déjà sûr de plaire.

L’AUTEUR.

Pour célébrer sa double centenaire,

J’ai d’une faible main esquissé son portrait :

C’était de le louer la plus sûre manière ;

Mais une centenaire est une occasion,

Qu’on trouve rarement, et vous devez comprendre

Qu’un siècle encor je ne puis pas attendre.

LE SEMAINIER.

Sans doute ; mais, sans indiscrétion,

Ne pourrais-je, Monsieur, demander votre nom ?

C’est bien souvent pour nous une importante affaire.

L’AUTEUR.

Je n’en ai pas encor. Inconnu, sans appui,

Ainsi que sans prôneurs, je débute aujourd’hui,

Et je voudrais entrer dans la carrière,

Sous la protection du beau nom de Molière.

LE SEMAINIER.

Je désire, Monsieur, qu’il vous porte bonheur.

L’AUTEUR.

Je l’espère aussi.

Observant le Semainier qui paraît réfléchir.

Mais d’où vient cet air rêveur ?

Vous ne m’écoutez plus ; l’air de votre visage

A changé tout-à-coup. Quel sinistre présage,

Monsieur, semble-t-il m’annoncer ?

LE SEMAINIER.

Rien : je songeais à votre ouvrage.

Une difficulté va vous embarrasser.

L’AUTEUR.

Laquelle ?

LE SEMAINIER.

Vous n’avez qu’un seul acte sans doute ?

L’AUTEUR.

Qu’un seul.

LE SEMAINIER.

Il vous faudra de dix à douze acteurs.

L’AUTEUR.

Mais, à-peu-près.

LE SEMAINIER.

De vous l’annoncer il m’en coûte :

Je vois pleuvoir sur vous les plaintes, les clameurs.

L’AUTEUR.

Comment ?

LE SEMAINIER.

Chacun de nous, pour payer au génie

Son modeste tribut de zèle et de talent,

Voudra jouer dans votre comédie.

Près de vous l’on sera pressant,

Et vous ne pourrez pas contenter tout le monde.

Mais, avant que je vous seconde,

Du rôle que Monsieur veut bien me destiner,

Pourrais-je savoir quelque chose ?

Des conseils que l’auteur voudra bien me donner,

Je ferai mon profit. D’avance je suppose

Que mon rôle...

L’AUTEUR.

Pardon, mon cher monsieur Monrose.

Je n’en ai pas un seul qui soit de votre emploi.

LE SEMAINIER.

Comment ! point de rôle pour moi ?

Je vous en veux beaucoup. L’on fêterait Molière,

Et je n’en serais pas ? oh ! bien certainement

Je prétends m’y trouver.

L’AUTEUR.

La comédie entière

Doit se montrer au dénouement.

MONROSE.

À la bonne heure.

L’AUTEUR.

Cependant

J’ai pour ma pièce encor plus d’une inquiétude.

Il reste peu de jours pour la mettre à l’étude ;

Je crains...

MONROSE.

Rassurez-vous ; pour un aussi beau jour

Ne craignez pas qu’aucun de nous oublie

Ce qu’il doit à-la-fois de respect et d’amour

Au père de la comédie.

Je vous réponds de chaque acteur.

Le public indulgent jugera notre zèle,

Et nous aurons pour nous la mémoire du cœur :

Celle-là n’est jamais rebelle.

L’AUTEUR.

Vous me rendez l’espoir.

LE SEMAINIER.

Mais, justement,

Voici l’heure de l’assemblée.

Votre lecture ira d’emblée,

Et nous verrons après.

L’AUTEUR, avec inquiétude.

Voici donc le moment

Où l’on va décider du sort de mon ouvrage !

Je me croyais plus de courage.

LE SEMAINIER.

Suivez-moi.

L’AUTEUR.

Pardon. La frayeur

Commence à me gagner.

LE SEMAINIER.

Allons, n’ayez pas peur.

Nous sommes tous pour vous. Venez ; si le parterre

Veut bien у mettre un peu du sien

Vous verrez que tout ira bien.

L’AUTEUR.

Je me recommande à Molière !

 

 

LE MÉNAGE DE MOLIÈRE

 

 

Scène première

 

HENRIETTE, LAFOREST

 

HENRIETTE.

Ma bonne Laforest, tu n’es pas rassurante.

LAFOREST.

Aussi, pourquoi vous aviser d’aimer,

Et sans l’aveu de votre tante ?

Mon devoir est de vous blâmer.

HENRIETTE.

Je ne le voulais pas, mais l’amour dans mon âme

S’est glissé si furtivement...

LAFOREST, la contrefaisant.

Je ne le voulais pas... vraiment

C’est bien l’excuse d’une femme.

HENRIETTE.

De monsieur Brécourt, entre nous,

Je crois que c’est la faute : il est si bon, si doux,

Que sans l’aimer on ne peut...

LAFOREST.

Oh ! sans doute.

Qui ne serait trompé par cet air doucereux !

Brusquement.

Adieu notre raison lorsque l’oreille écoute

Les doux propos d’un amoureux.

Et puis choisir, quand notre cœur se donne,

Un amant de théâtre ?... ils sont tous des trompeurs.

HENRIETTE.

On ne m’avait pas dit, ma bonne,

Que les autres étaient meilleurs.

LAFOREST.

Mais est-ce bien à vous que son amour s’adresse ?

Monsieur Brécourt est aimable, galant,

Et j’ai cru remarquer souvent

Qu’il faisait l’agréable auprès de ma maîtresse.

HENRIETTE, mystérieusement.

Je sais bien à quoi m’en tenir.

Nous avons besoin de ma tante,

Et Brécourt, pour mieux la fléchir...

LAFOREST.

J’entends... lui dit qu’elle est charmante.

Ma maîtresse aime assez qu’on lui fasse la cour ;

De son humeur aussi, bien qu’elle soit fort sage,

Souvent mon pauvre maître enrage...

Mais c’est assez parler de votre amour.

De notre bon monsieur Molière

C’est aujourd’hui l’anniversaire ;

Pour célébrer cet heureux jour

Messieurs Mignard, Lafontaine et Chapelle

Vont bientôt accourir ; leur amitié fidèle

N’a pas, jusqu’à présent, manqué de le fêter.

HENRIETTE.

Et nous !... que ne peut-il lire au fond de mon âme !

À me voir près de lui, pourrait-on se douter

Que je suis seulement la nièce de sa femme ?

Il m’aime comme un père, et je le lui rends bien.

Aussi, quand je le vois dans sa mélancolie...

LAFOREST.

De tous les beaux esprits c’est dit-on la manie ;

Ainsi nous n’y changerons rien.

Je ne sais pas sur quoi sa tristesse se fonde ;

Lorsqu’il fait rire tout le monde,

Lui seul de ne pas rire a trouvé le moyen.

Il faut dire, il est vrai, qu’il a toujours en tête

Quelque projet, quelque ouvrage nouveau ;

Ce sont des femmes savantes

Qui maintenant lui troublent le cerveau.

Au peu qu’il m’en a dit, de ces impertinentes,

Le portrait, vraiment, sera beau.

Mais le voici.

 

 

Scène II

 

HENRIETTE, LAFOREST, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, un manuscrit à la main.

Je crois que le parterre

Du bonhomme Chrysale aimera le bon sens.

Sa faiblesse de caractère

Se trouve chez beaucoup de gens,

Et cette fois encor j’ai saisi la nature.

LAFOREST, à part.

Il se tuera, la chose est sûre !

HENRIETTE.

Bonjour, mon oncle.

MOLIÈRE.

Ah ! te voilà.

Bonjour, ma chère enfant.

HENRIETTE.

Que faites-vous donc là ?

Quoi, toujours travailler !... ah ! cela m’inquiète.

Vous tomberez malade.

LAFOREST.

Oh non, il l’est déjà.

Mais monsieur n’en fait qu’à sa tête.

Je l’ai prédit : au train dont il y va,

Quand il serait de fer, jamais il n’y tiendra.

MOLIÈRE.

Quoi ? Laforest aussi me gronde ?

LAFOREST.

Dame ! Monsieur, vous le méritez bien ;

Et c’est l’avis de tout le monde.

Malgré tout vous n’écoutez rien.

MOLIÈRE.

Quel reproche peux-tu me faire ?

LAFOREST.

De ne prendre aucun soin d’une santé si chère ;

De vous sacrifier toujours pour des ingrats ;

Pour un public dont l’injustice

Souvent ne vous épargne pas ;

Et pour des comédiens dont par fois le caprice...

Ah ! monsieur, croyez-moi, laissez-là vos travaux :

Moins de gloire et plus de repos.

MOLIÈRE

À mes ennuis ajoute encor cette boutade.

LAFOREST

Vous êtes si mal conseillé !

En serez-vous plus gras, quand vous serez malade ?

Avec les médecins vous vous êtes brouillé :

C’est bien peu tenir à la vie !

MOLIÈRE.

Rassure-toi ; je n’aurai désormais

À craindre que la maladie.

LAFOREST.

Gare ! si dans leurs mains vous vous trouvez jamais !

MOLIÈRE.

Ils me guériraient, je parie :

Ils sont si maladroits !... Mais, que pour un instant

On me laisse rêver : j’ai quelque chose en tête.

HENRIETTE, à part.

Nous, courons chez ma tante, où Brécourt nous attend.

LAFOREST.

Il est temps de songer aux apprêts de la fête.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, seul

 

Messieurs les beaux esprits de l’hôtel Rambouillet,

Par votre excès d’extravagance,

Vous avez trouvé le secret

De décrier, d’enlaidir la science.

Je vous tiens cette fois, et votre impertinence

M’a fourni plus d’un heureux trait.

Trissotin, Vadius, allons, pliez bagages :

Allez joindre les ennemis

Que m’ont faits mes autres ouvrages.

Tremblez à votre tour, Messieurs les beaux esprits.

La déroute est déjà dans les rangs des Marquis.

Travaillant à sa table.

Revoyons un peu cette scène.

Quand l’ardeur du travail m’entraîne,

Je me néglige, et Despréaux,

Dont l’amitié me gourmande sans cesse,

Avec sévérité tombe sur mes défauts...

Après avoir réfléchi.

Chrysale ici montre trop de faiblesse...

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE.

Vous voilà, mon ami ? Je vous cherche partout.

Pour un rôle nouveau j’ai fait quelques emplettes,

Et je veux sur cela consulter votre goût.

MOLIÈRE.

À quoi bon ? Ce que vous faites

Est toujours bien.

MADAME MOLIÈRE.

C’est l’auteur, mon ami,

Que je veux consulter, et non pas le mari.

MOLIÈRE.

Ma répétition s’apprête

Et vous voyez mon embarras,

Pendant cet heureux tête-à-tête

Ma scène ne s’achève pas.

MADAME MOLIÈRE.

Vous la ferez demain.

MOLIÈRE.

Madame...

MADAME MOLIÈRE.

Sans doute.

MOLIÈRE.

L’on attend...

MADAME MOLIÈRE.

Eh bien l’on attendra.

Croyez-moi, laissez tout cela,

Et rendez grâce à votre femme.

Sans moi, que feriez-vous ? Du matin jusqu’au soir

On vous verrait rêver, broyer du noir.

MOLIÈRE.

Croyez, mon aimable Isabelle...

MADAME MOLIÈRE.

Vous ne méritez pas que l’on vienne vous voir.

Non, vous ne savez point apprécier mon zèle.

En vérité, Messieurs les grands esprits,

Vous êtes faits d’étrange sorte.

Toujours galas dans vos écrits,

Dans vos maisons peu vous importe

Que l’on s’amuse ou non. Modèles des maris

Votre égoïsme encor sur les autres l’emporte :

Vous ramenez chez nous les chagrins, les soucis,

Et le plaisir reste à la porte.

MOLIÈRE, avec douceur.

Isabelle, plus de raison !

MADAME MOLIÈRE.

Vraiment le conseil est fort bon !

J’en sais un qui pourrait vous être très utile.

Vous qui savez si bien de la Cour, de la Ville,

Nous peindre les originaux,

Vous en oubliez un que j’offre à vos pinceaux ;

Vous réussiriez, je le gage :

Peignez l’auteur dans son ménage.

MOLIÈRE.

Oui, le tableau pourrait être piquant.

De ses tourments pour donner une idée,

Près de lui je mettrais sa femme...

MADAME MOLIÈRE.

Doucement...

Le rôle serait bon, j’en suis persuadée ;

Mais de la femme, au moins, lorsque l’on aura ri,

Pour que la scène soit complète,

N’oubliez pas les travers du mari.

MOLIÈRE.

Sans doute : mais bientôt vous savez qu’on répète...

Songeons...

MADAME MOLIÈRE.

Avec votre permission

Je manquerai la répétition.

Je viens vous l’annoncer.

MOLIÈRE.

Quel motif ?

MADAME MOLIÈRE.

Une affaire

Me retient au logis.

MOLIÈRE.

Ne puis-je la savoir ?

MADAME MOLIÈRE.

Non : attendez jusqu’à ce soir.

Mais en restant ici, je pourrais vous déplaire.

Je vous laisse, Monsieur, à vos graves travaux.

Adieu.

MOLIÈRE, la retenant et avec tendresse.

Ne croyez point...

MADAME MOLIÈRE.

Ma parole est donnée :

Vous ne me verrez pas de toute la journée.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, seul

 

Elle est charmante au fond, et, malgré ses défauts,

Je sens que je l’adore... et c’est là ma folie.

Par les sots tracassé, poursuivi par l’envie,

J’avais besoin de repos,

Et non pas de femme jolie !

Mais voici Lafontaine.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, LAFONTAINE

 

MOLIÈRE.

Eh ! bonjour, mon ami.

LAFONTAINE.

Bonjour ; je passais près d’ici,

Et j’ai voulu te voir.

MOLIÈRE.

J’en ai l’âme ravie,

Assieds-toi.

LAFONTAINE.

Volontiers. J’ai du temps, Dieu merci,

Car je vais à l’Académie.

Mais quand je suis entré, tu composais, je crois ?

MOLIÈRE.

Je travaille toujours... et bien souvent j’enrage.

LAFONTAINE.

Tu me fais peur : explique-toi.

MOLIÈRE.

Mon ami, plus heureux que moi,

Tu n’as jamais connu les tracas du ménage !

LAFONTAINE.

Ma foi, non. N’est-il pas plus sage

De prendre le temps comme il vient ?

Madame Lafontaine, à qui je rends hommage,

Est assez bonne femme... autant qu’il m’en souvient.

De plus elle est sage, fidèle ;

Elle sait avec soin éloigner les galants ;

Mais pour n’avoir jamais de dispute avec elle,

Je vais la voir une fois tous les ans.

MOLIÈRE.

À ta facile humeur combien je porte envie !

Ma femme est sage aussi ; mais sa coquetterie,

Malgré moi, trop souvent, excite mon courroux.

LAFONTAINE.

Eh quoi ! Molière aussi jaloux !

Je ris de ton peu de courage.

Faible roseau, le moindre orage

Te fait plier au moindre vent,

Et malgré toute sa sagesse,

Le bon Molière, trop souvent,

A peint d’après son cour notre humaine faiblesse.

MOLIÈRE.

Il est vrai ! mais en ce moment

Ce n’est pas là mon seul tourment.

LAFONTAINE.

Qu’est-ce donc ?

MOLIÈRE.

Mon ami, je suis dans la disgrâce.

LAFONTAINE.

Du Roi ?

MOLIÈRE.

Non ; mais des courtisans :

Ils me reprochent tous l’audace

D’avoir fait rire à leurs dépens.

Je reçois chaque jour des marques de leur haine.

Mon Bourgeois Gentilhomme en a porté la peine.

Il est tombé.

LAFONTAINE.

Vraiment !

MOLIÈRE.

Ainsi que son auteur.

De mon enfant tu sais qu’un grand-seigneur

Devait être parrain. À mon rare mérite

Il voulait, disait-il, accorder cet honneur,

Et maintenant je le vois qui m’évite.

Le baptême, par lui, depuis plus de trois mois,

Est toujours différé.

LAFONTAINE.

Ma foi, j’en suis fort aise.

Au lieu de faire un pareil choix,

Prends-moi dans ta famille un honnête bourgeois.

MOLIÈRE.

Le bonhomme a raison.

LAFONTAINE.

Souvent trop d’honneur pèse,

Laisse-là tes seigneurs, crois-moi.

Il ne faut pas hanter plus haut que soi.

MOLIÈRE.

Le public quelquefois aussi me désespère.

Pour Scaramouche il m’a souvent quitté :

Le Misanthrope, avec sévérité

Fut condamné par le parterre.

LAFONTAINE.

Et le parterre y reviendra.

MOLIÈRE, avec expression.

J’aurai fermé les yeux quand on l’applaudira !

Par le travail je sens que ma santé s’altère.

LAFONTAINE, avec émotion et allant à lui.

Ah ! mon ami ! conserve une santé si chère ! 

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, LAFONTAINE, CHAPELLE, MIGNARD

 

CHAPELLE.

Eh bien que faites-vous donc là ?

Fort à-propos j’arrive, ce me semble.

Vous soupirez, je crois ?

LAFONTAINE.

Nous raisonnions ensemble.

CHAPELLE.

Et pourquoi raisonner ? Cela ne mène à rien.

Je fais tout le contraire, et je m’en trouve bien.

Il m’en souvient, dans mon jeune âge

J’avais formé, comme un franc étourdi,

Le projet insensé de vivre en homme sage.

À Molière.

Ainsi que toi, sous Gassendi,

Après avoir long-temps disputé, réfléchi,

Je cherchai le bonheur dans la philosophie.

Mais qu’ai-je appris à ses doctes leçons ?

Rien : le bonheur, c’est l’oubli de la vie ;

Si je le cherche encor, c’est parmi les flacons.

MIGNARD.

Il a raison : sa vie est une longue ivresse.

MOLIÈRE.

Bonjour, Mignard, bonjour, Chapelle, Mes amis,

Dans un mauvais moment vous nous avez surpris.

MIGNARD.

D’où peut venir cette tristesse ?

Hier, Monsieur Jourdain n’a-t-il pas réussi ?

MOLIÈRE.

Non, la Cour a baillé ; le Roi n’avait pas ri.

Franchement, je comptais beaucoup sur cette pièce ;

Car Laforest en riait fort.

LAFONTAINE.

Laforest a raison ; le Roi, la Cour ont tort.

CHAPELLE.

Des jugements de cour à bon droit on appelle ;

Louis, tout roi qu’il est...

MOLIÈRE, l’interrompant.

Est bon juge, Chapelle.

Sans ce grand roi, digne de notre amour,

Tartufe n’eût pas vu le jour.

Mais laissons-là cet art, le tourment de ma vie.

C’en est fait, je renonce aux faveurs de Thalie.

CHAPELLE.

Serment d’ivrogne, mon ami ;

Je m’y connais, et, dieu merci,

De ces menaces-là nous n’avons rien à craindre.

Au surplus, entre nous, de quoi peux-tu te plaindre ?

Autour de toi tu répands le bonheur ;

Tu peux mener une joyeuse vie,

Et, plus heureux qu’un grand-seigneur,

Tu n’es pas de l’Académie.

Pour moi, jusques au bout, je nargue les soucis.

Imite-moi, mon cher Molière ;

De la foule en tout je diffère :

Où les autres pleurent, je ris.

MIGNARD, à Molière.

Il ne te manque à toi que cette humeur heureuse.

LAFONTAINE.

Il sait quelquefois ce qu’il dit.

MOLIÈRE.

Mignard est le moins fou de la bande joyeuse ;

Celui-là n’a jamais écrit.

CHAPELLE.

Mignard est plus fin qu’on ne pense.

De l’immortalité pour s’assurer d’avance,

Il peint tous les hommes fameux,

Que dans ce siècle à l’envi l’on admire.

Mon portrait, mon ami, chez nos derniers neveux,

Suffira seul pour te conduire.

MIGNARD.

Lui-même, à ses dépens, il a besoin de rire.

MOLIÈRE, prenant la main à Mignard.

J’ai déjà dans mes vers célébré tes travaux.

MIGNARD, avec chaleur.

Laisse-là mes faibles pinceaux.

C’est aux tiens qu’il faut rendre hommage,

Quand chaque jour tes chefs-d’œuvre nouveaux

Font le juste orgueil de notre âge ;

Lorsque, des plus riches couleurs,

La nature prodigue a chargé ta palette ;

Lorsque du feu divin l’influence secrète,

Du plus grand peintre de nos mœurs,

Fit aussi le plus grand poète !

MOLIÈRE.

Le peu que vaut un pauvre auteur,

Ton amitié de beaucoup l’exagère.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, LAFONTAINE, CHAPELLE, MIGNARD, LAFOREST

 

LAFOREST.

Pardonnez ; au théâtre on répète, Monsieur,

Et c’est vous qu’on attend.

MOLIÈRE.

Ce n’est pas l’ordinaire !

Il faut vous quitter malgré moi,

Mes amis.

CHAPELLE.

Entre vous l’on ne se gêne guère.

MIGNARD.

J’ai de l’ouvrage en train et je sors avec toi.

LAFONTAINE.

Je t’accompagne aussi, car je n’ai rien à faire.

Ils sortent.

CHAPELLE, revenant sur ses pas.

Je vous suis. Laforest, ferons-nous bonne chère ?

C’est aujourd’hui qu’il faut te surpasser.

Surtout, songe au bon vin ; l’on ne peut s’en passer.

LAFOREST.

Vous serez content, je l’espère.

 

 

Scène IX

 

CHAPELLE, LAFOREST, MADAME MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! vous voilà, chapelle ! eh bien, pour aujourd’hui

Aurai-je mes couplets ?

CHAPELLE.

Oui.

Sur moi, pour une fête on peut compter, je pense.

Vous le savez : lorsqu’il s’agit

De fêter un ami d’enfance,

J’ai bon cœur et bon appétit.

MADAME MOLIÈRE.

Fort bien, mais ma chanson ?

CHAPELLE.

N’en soyez pas en peine.

C’est à toi, Laforest, à réchauffer ma veine :

À jeun, je ne mets pas mon esprit à l’envers.

C’est avec le bon vin que coulent les bons vers.

MADAME MOLIÈRE.

Avec moi, mon ami, voulez-vous être aimable ?

Avant qu’on ne se mette à table,

Que tout soit prêt.

CHAPELLE.

Eh bien, au gré de vos souhaits,

Allons péniblement rimer quelques couplets,

Qu’on fait si gaiment quand on dîne.

Adieu, j’y vais rêver.

LAFOREST.

Je cours à ma cuisine.

 

 

Scène X

 

MADAME MOLIÈRE, seule

 

Chapelle est un peu fou, mais excellent ami,

Et sa gaieté fait du bien à Molière.

Mais j’aperçois Brécourt... il vient souvent ici,

Et si j’étais coquette, pour lui plaire,

J’aurais, je crois, bien peu de chose à faire.

 

 

Scène XI

 

MADAME MOLIÈRE, BRÉCOURT

 

BRÉCOURT.

Je sors du théâtre à l’instant ;

Madame Ducroisy se fait encore attendre.

MADAME MOLIÈRE.

Je la reconnais là.

BRÉCOURT.

Molière, impatient,

Ne sait, vraiment, quel parti prendre.

Mais viendrez-vous ?

MADAME MOLIÈRE.

Non, je ne puis m’y rendre.

BRÉCOURT.

Je venais vous chercher ; mais je reste en ce cas ;

De vous on ne se passe guère,

Et, pour moi, je n’ai que faire

Aux lieux où vous n’êtes pas.

MADAME MOLIÈRE.

Avouez que je suis bien bonne,

Vous faites tous les jours le galant avec moi,

Et cependant je vous pardonne ;

Les amoureux sont votre emploi.

BRÉCOURT.

À bon droit cet emploi m’enchante,

À le jouer je trouve mon profit ;

On applaudit lorsque je vante

Et vos grâces et votre esprit.

Habile dans l’art de séduire,

Un geste, un regard, un sourire,

Un mot, voilà pour vous des moyens de succès ;

Vous prêtez au génie une grâce secrète,

Et l’heureux Molière, jamais,

N’aura de meilleur interprète.

MADAME MOLIÈRE.

Un moment, s’il vous plaît ; comme vous prenez feu !

Votre admiration est sans doute flatteuse,

Mais ne pourriez-vous pas vous modérer un peu ?

BRÉCOURT.

Pour moi soyez plus généreuse,

Et souffrez qu’à vos pieds je vous fasse l’aveu...

MADAME MOLIÈRE.

N’achevez pas, Monsieur, je ne veux rien entendre.

 

 

Scène XII

 

MADAME MOLIÈRE, BRÉCOURT, HENRIETTE, au fond du théâtre

 

BRÉCOURT.

C’est de vous aujourd’hui que mon sort va dépendre.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! je me fâcherai, ceci devient trop fort.

J’ai bien voulu souffrir votre galanterie,

Mais je vois bien que j’avais tort ;

Et quand l’égarement va jusqu’à la folie...

BRÉCOURT.

Oui, j’en conviens, jusqu’à ce jour,

Dans la crainte de vous déplaire,

Je n’osai pas déclarer mon amour.

MADAME MOLIÈRE.

Votre aveu cette fois est beaucoup trop sincère !

BRÉCOURT.

Vous me protégerez près de Monsieur Molière ?

MADAME MOLIÈRE.

Comment... ?

BRÉCOURT.

Vous ferez mon bonheur.

De vos bontés j’obtiendrai votre nièce.

MADAME MOLIÈRE.

Ma nièce ?

BRÉCOURT.

Vous daignez m’en faire la promesse ?

MADAME MOLIÈRE, riant.

Ah ! j’en suis quitte pour la peur !

BRÉCOURT.

Madame, à quel propos ?...

MADAME MOLIÈRE.

Oh ! j’en ris de bon cœur !

Je suis femme, et, suivant l’usage,

J’ai cru qu’à ma beauté s’adressait votre hommage.

HENRIETTE.

Vous l’avez cru ?... Pourtant, moi qui vous écoutais,

Ma tante...

MADAME MOLIÈRE.

Eh bien, Mademoiselle, après ?

HENRIETTE.

Au premier mot, j’ai bien vu tout de suite

Que de moi Monsieur vous parlait.

MADAME MOLIÈRE.

Qui vous a donc si bien instruite ?

HENRIETTE.

Mais... je ne savais pas que cela s’apprenait.

MADAME MOLIÈRE.

Vous l’avez deviné toute seule ?

HENRIETTE.

Ma tante,

C’était bien facile, je crois ;

Et j’ai pensé, sans être très savante,

Que vous ne pouviez pas vous marier deux fois.

MADAME MOLIÈRE.

C’est bien, Mademoiselle ; allons, baissez la vue.

Nous pourrons au théâtre en faire une ingénue.

De toutes vos douceurs, Brécourt, j’ai le secret :

On courtisait ma nièce, et de moi l’on faisait

Une tante de comédie.

BRÉCOURT.

J’attends de vous le bonheur de ma vie.

HENRIETTE.

Pourriez-vous bien le rendre malheureux ?

MADAME MOLIÈRE.

De bon cœur je cède à vos vœux ;

Mais mon consentement n’est pas seul nécessaire.

Molière est son tuteur ; c’est à lui qu’il faut plaire.

Je parlerai pour vous, demain.

HENRIETTE.

Pourquoi demain ?

MADAME MOLIÈRE.

Vous êtes bien impatiente !

Savez-vous que c’est fort vilain ?

HENRIETTE.

Pardon : je l’ignorais, ma tante.

MADAME MOLIÈRE.

Mes amis, à votre bonheur

Je donnerai mes soins ; mais, aujourd’hui, Molière

Doit seul nous occuper. Pour son anniversaire

Depuis quelques jours, en secret,

Je lui ménage une surprise :

Je veux lui donner mon portrait.

À Brécourt.

J’ai besoin de votre entremise ;

Chez mon peintre, Brécourt, vous irez le chercher.

BRÉCOURT.

Combien ce soin va le toucher !

Mais j’entends la voix de Molière ;

Baron le suit avec Lathorillière.

MADAME MOLIÈRE.

Sortons vite, et pensez à ma commission.

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

MOLIÈRE, LATHORILLIÈRE, BARON

 

MOLIÈRE.

Je suis content de toi, Baron.

C’est bien là l’esprit de ton rôle.

BARON.

J’ai suivi vos leçons.

LATHORILLIÈRE.

Il est à bonne école.

Et moi, mon bon ami, tu ne me dis donc rien ?

MOLIÈRE.

Pour toi, mon cher Lathorillière,

Ce que tu fais est toujours bien.

LATHORILLIÈRE.

Lorsque c’est pour l’ami Molière,

Je le fais au moins de bon cœur.

Un domestique entre et remet des lettres à Molière.

MOLIÈRE, parcourant une lettre.

Oh ! oh ! l’on veut me faire peur.

Un médecin qui me menace

De punir ma témérité,

Pour avoir eu, dit-il, l’audace

De rire de la faculté !

On lit mal dans ma pensée,

Je respecte les vrais talents ;

La science n’est point blessée

Des traits qu’on lance aux charlatans.

Ouvrant une autre lettre.

Du prince de Conti !... c’est pour la comédie

Quelque faveur encor.

LATHORILLIÈRE.

Lis tout haut, je te prie.

Nous sommes à bon droit tes premiers confidents.

MOLIÈRE lit.

« Mon cher Molière, à force de chefs-d’œuvre, vous avez vaincu la résistance de mes confrères de l’Académie, et ils commencent à être embarrassés de ne pas vous compter au nombre des élus. Vous connaissez les motifs qui vous ont fermé jusqu’ici l’entrée du temple. On doit faire des démarches auprès de vous, pour vous engager à quitter l’état de comédien. Je n’ai pas de conseils à vous donner ; mais j’ai besoin de vous dire combien je serais heureux d’être le confrère de celui dont je m’honore d’être l’ami. »

BARON.

Quoi ! nous quitter ?

LATHORILLIÈRE, avec inquiétude.

Eh bien ! que vas-tu faire ?

MOLIÈRE, avec force et les prenant par la main.

Ils apprendront du refus de Molière,

Que j’ai trouvé chez vous l’honneur et l’amitié.

LATHORILLIÈRE.

Mon ami !

MOLIÈRE.

Je vous dois ma gloire toute entière.

Mon sort au vôtre est pour jamais lié.

Si par un préjugé, né de la barbarie,

On prétendait flétrir un art qui fut le mien,

Vous répondrez alors que j’étais comédien,

Et vous raconterez ma vie.

LATHORILLIÈRE.

Elle appartient à l’immortalité ;

Ô grand homme ! ton nom justement respecté,

Est notre orgueil à tous ; et, béni d’âge en âge,

Il sera de nos fils le plus bel héritage.

MOLIÈRE, ouvrant une autre lettre.

Quel est ce billet-ci ? Je reconnais le seing.

C’est Mondorge...

BARON.

Je l’ai rencontré ce matin.

MOLIÈRE.

C’est un bon homme, un ancien camarade.

Nous étions à Béziers tous deux.

BARON.

Il m’a prié

De vous parler pour lui.

MOLIÈRE, après avoir lu.

Réclamer ma pitié !...

Ah ! ce mot-là me blesse.

BARON.

Il est pauvre et malade.

MOLIÈRE.

J’irai le voir. Mais je puis faire mieux

Que de le consoler par de vaines paroles.

À Baron.

Que lui pourrais-je offrir ?

BARON.

Il est bien malheureux !

Je pense que quatre pistoles...

MOLIÈRE.

Tiens, prends, donne-les lui pour moi ;

Mais cependant, puisque, dans sa détresse,

À ton bon cœur aussi l’infortuné s’adresse,

Ajoutes-en trente pour toi.

L’arrêtant.

Cours vite les porter... Écoute :

Son équipage, en un tel embarras,

Est en mauvais état sans doute ;

Fais-lui remettre, de ce pas,

Un riche habit de comédie ;

Ensuite, de sa maladie,

Baron, tu paieras tous les frais.

BARON.

Mais...

MOLIÈRE.

Va, donne toujours, nous compterons après.

Baron sort.

LATHORILLIÈRE.

Que de vertus avec tant de génie !

MOLIÈRE.

Une bonne action ne vaut-elle pas mieux

Que la meilleure comédie ?

Me voilà plus content ; et d’un esprit joyeux

J’entrevois le succès de mon nouvel ouvrage.

Madame Ducroisy seule me décourage ;

Son rôle lui déplaît.

LATHORILLIÈRE.

Que t’importe cela ?

Penses-tu que, pour toi, son humeur changera ?

C’est notre plus mauvaise tête.

Quand on parle raison, elle n’écoute rien...

Mais elle a du talent, et le rôle ira bien.

Ah ! je l’entends.

 

 

Scène XIV

 

MOLIÈRE, LATHORILLIÈRE et MADEMOISELLE DUCROISY

 

MADEMOISELLE DUCROISY.

Eh bien ! est-ce ici qu’on répète,

Messieurs ? Je vous cherche partout.

J’arrive du théâtre où je n’ai vu personne.

Oh ! vous me pousserez à bout.

LATHORILLIÈRE.

Vous ? jamais !... vous êtes trop bonne.

MOLIÈRE.

On a manqué la répétition

En attendant votre venue.

MADEMOISELLE DUCROISY.

De si bonne heure aussi, pourquoi répète-ton ?

En vérité, si cela continue,

Bientôt avant le jour on nous fera lever.

LATHORILLIÈRE, lui montrant sa montre.

Permettez-moi pourtant de vous faire observer

Que Madame aujourd’hui n’est pas très matinale.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Votre obligeance en tout temps se signale.

À Molière.

Il me tardait de vous trouver ;

Duparc et moi sommes très mécontentes,

Et je viens m’expliquer sur vos Femmes Savantes :

On sait que j’ai du goût.

LATHORILLIÈRE.

La pièce est assez bien.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Qui vous a dit cela ? Mon rôle ne vaut rien.

Je l’avais accepté pour soutenir l’ouvrage ;

Mais Armande est vraiment an si sot personnage,

Qu’à l’embellir je m’essaierais en vain.

Malgré tout mon talent, je n’en pourrais rien faire.

MOLIÈRE.

Nous y voilà.

LATHORILLIÈRE.

Pauvre Molière !

MOLIÈRE.

Que lui reprochez-vous enfin ?

MADEMOISELLE DUCROISY.

Du commencement à la fin,

Ce rôle est plein d’extravagance.

MOLIÈRE.

Le mot est dur.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Je dis ce que je pense.

Je n’ai pas quatre vers que l’on puisse applaudir ;

Pas un mot de galanterie !

Aviez-vous donc peur de mentir,

En disant que je suis jolie ?

MOLIÈRE.

À quoi bon ? Ne le voit-on pas ?

MADEMOISELLE DUCROISY.

Oui, franchement je le répète,

Votre rôle est des plus ingrats.

L’auteur le sacrifie à celui d’Henriette.

MOLIÈRE.

Le théâtre ne vit que d’oppositions.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Ah ! voilà de belles raisons !

MOLIÈRE.

Mais cependant...

MADEMOISELLE DUCROISY.

Point de réplique !

Des règles d’Aristote et de sa rhétorique

Je ne fais pas le moindre cas.

MOLIÈRE.

Mais le bon sens le veut.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Moi, je ne le veux pas.

Je suis certainement très bonne camarade ;

Mais quand on vous jouera je tomberai malade.

LATHORILLIÈRE.

Oh ! pour le coup, ceci devient trop fort.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Si l’on vous écoutait j’aurais peut-être tort.

LATRORILLIÈRE.

De raisonner avec vous je n’ai garde.

MADEMOISELLE DUCROISY, à Molière.

Le moyen d’y tenir ! Doucement je hasarde

Une observation ; on se fâche d’abord.

Autant que vous, je crois que cela me regarde ;

Car, à parler de bonne foi,

Votre pièce est à vous, mais mon rôle est à moi,

Et chacun pense à ses affaires.

MOLIÈRE.

Aux miennes vous ne pensez guères.

MADEMOISELLE DUCROISY.

En suivant mes conseils, vous pouvez éviter

Une chute ; du moins il faudrait m’écouter.

MOLIÈRE.

Eh bien donc, puisqu’il faut m’aider de vos lumières,

Que ferai-je ?

MADEMOISELLE DUCROISY.

Il vous faut changer vos caractères.

MOLIÈRE.

Rien que cela ?

MADEMOISELLE DUCROISY.

Le mien, premièrement.

MOLIÈRE.

J’aurais grand tort ; il est charmant !

MADEMOISELLE DUCROISY.

Là, sans disputer d’avantage,

Au parterre croit-on que j’aurai le courage

De parler des plaisirs des sens,

Et des suites du mariage ?...

Je ferais rire à mes dépens.

MOLIÈRE.

Mais mon but est de faire rire,

Non pas de vous, mais des originaux

Dont ma plume fait la satire.

À leur place, mal-à-propos

Vous vous mettez.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Non, non. Il est de certains mots

Que je ne dirai point : je me sens des scrupules.

MOLIÈRE.

Ma patience est grande, il le faut avouer.

LATHORILLIÈRE.

En vérité, vous devriez bien jouer

Les Précieuses Ridicules.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Vous me raillez, je crois ?

LATHORILLIÈRE.

Non pas ; mais entre nous,

Je pense que Molière en sait autant que vous.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Vous êtes un flatteur.

MOLIÈRE.

À ton tour.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Quoi qu’on fasse,

Je n’en démordrai point, et vous le dis tout net,

Il faudra retrancher la scène du sonnet,

Et cet amour du grec, pour qui l’on nous embrasse,

Et mille traits pareils, tous du plus mauvais goût.

MOLIÈRE.

On n’extravague pas avec meilleure grâce ;

Mais je n’en ferai rien du tout.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Non ? vous reprendrez donc votre rôle d’Armande ?

Le voici.

MOLIÈRE.

Soit, c’est ce que je demande.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Qu’en ferez-vous ?

MOLIÈRE.

Un autre le prendra.

MADEMOISELLE DUCROISY, reprenant le rôle.

En vérité ? je vous attendais-là.

Et cette autre sans doute, est Madame Molière ;

Femme du directeur, pour elle on doit tout faire.

Aux rôles de coquette, elle prétend, dit-on.

Et pourquoi pas ? elle a raison,

De réussir elle doit-être sûre ;

Elle jouera du moins d’après nature.

MOLIÈRE.

Bien ! ma femme a son tour aussi !

MADEMOISELLE DUCROISY.

Cependant, pour cette fois-ci,

Laissez-lui, croyez-moi, son rôle d’amoureuse.

Avec plaisir elle s’en chargera ;

Car c’est le cher Brécourt qui la secondera.

En vérité, la troupe est bien heureuse

D’avoir deux amoureux de cette force-là !

Quelle âme ! quel ton vrai, lorsqu’aux pieds d’Isabelle

Le fortuné Brécourt vient déclarer ses feux !

LATHORILLIÈRE, bas à Mademoiselle Ducroisy.

Finirez-vous ?

MOLIÈRE, inquiet.

Non. Poursuivez : je veux...

LATHORILLIÈRE, à Molière.

Bon !

MADEMOISELLE DUCROISY.

Aurais-je mal parlé d’elle ?

J’en serais désolée ! Elle est sage et fidèle ;

Je le soutiens à tous.

LATHORILLIÈRE.

Que dites-vous donc là ?

MADEMOISELLE DUCROISY, bas à Lathorillière.

Mais voyez la belle nouvelle !

On ne parle que de cela.

MOLIÈRE, qui l’a entendue.

Vous dites ?

MADEMOISELLE DUCROISY.

Rien... Adieu ! je garderai mon rôle,

Puisque vous l’exigez ; mais souvenez-vous bien,

Si vous êtes sifflé, que je n’y suis pour rien.

MOLIÈRE.

Permettez : vous disiez ?...

LATHORILLIÈRE.

Allons ; c’est une folle.

À Mademoiselle Ducroisy.

Molière est occupé. Laissons-le.

MADEMOISELLE DUCROISY.

De ce pas

Je sors ; ici je n’ai plus rien à faire.

À Lathorillière.

Vous, pour faire la paix, donnez-moi votre bras.

LATHORILLIÈRE.

Oh ! volontiers.

MADEMOISELLE DUCROISY.

Sans rancune, Molière.

Vous voyez, je suis franche, et je ne sais rien taire.

Vous avez de l’esprit : vous ne m’en voudrez pas.

 

 

Scène XV

 

MOLIÈRE, seul

 

Juste ciel ! que viens-je d’entendre !

Ah ! d’un trouble mortel je ne puis me défendre.

Se pourrait-il ! Ma femme !... Oh non !

J’aurais tort d’écouter un indigne soupçon.

Pourtant, je crois le voir, Brécourt cherche à lui plaire.

Près d’elle, à chaque instant du jour,

Quel espoir le ramène ? allons, pauvre Molière,

Te voilà jaloux à ton tour.

Ah ! c’est ma faute, aussi ! Fallait.il, à mon âge,

Par un tardif mariage,

Unir mon sort à celui d’un enfant ?

Et devais-je, surtout, mari trop imprudent,

L’offrir moi-même, en plein théâtre,

À l’admiration d’un public idolâtre ?...

S’il en est temps encor, réparons mon erreur...

Assez d’ennuis secrets empoisonnent ma vie ;

Je veux, pour mon repos, comme pour son honneur,

Que ma femme s’occupe enfin de mon bonheur,

Et renonce à la comédie.

Mais la voici.

 

 

Scène XVI

 

MOLIÈRE et MADAME MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE, un rôle à la main.

Chez-vous peut-on se présenter,

Sans indiscrétion ? je viens vous consulter ;

Non pas comme tantôt, sur un objet frivole,

Une robe, un chiffon ; mais sur un nouveau rôle

Qu’avec vous je veux répéter.

MOLIÈRE.

C’est mal prendre son temps.

MADAME MOLIÈRE.

Est-ce que je vous gêne ?

MOLIÈRE.

Non pas ; mais je me sens l’esprit

Peu disposé...

MADAME MOLIÈRE.

Si ; vous êtes en scène

On ne peut mieux ; car il s’agit

Du Misanthrope, et voici Célimène.

MOLIÈRE.

Vous apprenez ?...

MADAME MOLIÈRE.

Oui.

MOLIÈRE.

Pourquoi donc ?...

MADAME MOLIÈRE.

Eh quoi !

Ne doit-on pas cette semaine

Jouer la pièce chez le Roi ?

MOLIÈRE.

De quoi vous mettez-vous en peine ?

Madame Ducroisy...

MADAME MOLIÈRE.

J’entends. Jusqu’à ce jour

Elle a joué ce rôle ; eh bien, c’est à mon tour.

MOLIÈRE.

Ce n’est pas votre emploi.

MADAME MOLIÈRE.

Je le prends.

MOLIÈRE.

Mais peut-être

Trouvera-t-on mauvais...

MADAME MOLIÈRE.

N’êtes-vous pas le maître ?

Auteur et directeur, vous avez tous les droits.

MOLIÈRE.

Aussi s’en plaint-on quelquefois.

MADAME MOLIÈRE.

Je veux jouer, vous dis-je, une grande coquette.

C’est un point résolu. Vous verrez mon ami,

Que je réussirai.

MOLIÈRE, à part.

Je le crois trop.

MADAME MOLIÈRE.

Ainsi

Répétons. J’ai déjà commandé ma toilette.

MOLIÈRE.

Oh ! je n’en doute pas : c’est le point important.

Vous prétendez apparemment,

À nos jeunes Seigneurs, faire tourner la tête ?

MADAME MOLIÈRE, d’un air de confidence.

Oh ! je serai charmante.

MOLIÈRE.

Je le crois ;

Mais, s’il faut vous parler sans feinte,

Ce rôle-là ne vous sied point.

MADAME MOLIÈRE.

Pourquoi ?

MOLIÈRE.

Vous le joueriez fort mal.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! c’est là votre crainte ?

Elle n’est pas flatteuse.

MOLIÈRE.

Franchement

Je dois vous l’avouer ; et c’est une imprudence...

MADAME MOLIÈRE.

Brécourt, dont vous prenez bien souvent les avis,

Me juge avec plus d’indulgence.

MOLIÈRE.

Oui, je sais que Brécourt est fort de vos amis,

Et vous mettez grand prix à son suffrage ;

Mais moi, Madame, moi qui suis un ami sage,

Et voilà tout, je dois dire la vérité.

On admire votre beauté,

Vous avez des grâces parfaites ;

Mais il faut plus encor pour gagner la faveur

D’un public difficile autant que connaisseur ;

Et si j’étais de vous, sage comme vous êtes,

Fuyant d’un art trompeur les écueils dangereux,

À vivre en paix je bornerais mes vœux.

Toute entière aux devoirs et d’épouse et de mère,

Je cultiverais ma raison,

Et je mettrais enfin ma gloire la plus chère

À bien gouverner ma maison.

MADAME MOLIÈRE.

Qui ? Moi ? renoncer au théâtre ?

Quitter un art que j’idolâtre ?

Y pensez-vous ?

MOLIÈRE.

Très sérieusement.

MADAME MOLIÈRE.

Allons, vous rêvez ?

MOLIÈRE.

Non, vous dis-je ;

Ce serait agir prudemment.

MADAME MOLIÈRE.

Encor ? Mais quel est ce vertige ?

MOLIÈRE.

Croyez-moi ; ce conseil est dans vos intérêts ;

Je crains pour vous les traits de la satire.

MADAME MOLIÈRE.

Oh ! finissez, Monsieur.

MOLIÈRE.

Je me retire, mais...

MADAME MOLIÈRE.

Mais... suis-je sans talent ?

MOLIÈRE.

Puisqu’il faut vous le dire,

Vous vous flattez en vain d’obtenir des succès.

Vous ne sûtes jamais jouer la comédie,

Et vous ne la jouerez jamais.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

MADAME MOLIÈRE, seule

 

Quelle est cette bizarrerie !

C’est sans doute un nouvel accès de jalousie.

Douter de mon amour, c’est mal assurément ;

Mais mettre en doute mon talent !

Ceci passe la raillerie,

Et je l’en punirai, j’espère... Oui, je prétends

Lui prouver que je sais jouer la comédie,

Et le prouver peut-être à ses dépens.

 

 

Scène XVIII

 

BRÉCOURT, MADAME MOLIÈRE, et ensuite MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! vous voilà ? fort bien.

BRÉCOURT.

Voici, Madame,

Votre portrait.

MADAME MOLIÈRE, le regardant.

Je le crois ressemblant.

BRÉCOURT.

Oui, c’est bien vous ; il est charmant !

MOLIÈRE, au fond du théâtre.

Brécourt déjà près de ma femme !

Il était sur mes pas.

BRÉCOURT, regardant le portrait.

Heureux gage d’amour.

MOLIÈRE, à part.

Un portrait ! quel est ce mystère ?

BRÉCOURT.

Ah ! quand pourrai-je obtenir à mon tour

Un présent aussi doux de celle qui m’est chère !

Il donne le portrait à Madame Molière.

MOLIÈRE, à part.

Que dit-il ?

MADAME MOLIÈRE, bas à Brécourt.

Voici mon mari.

Pour un moment laissez-nous seuls ici.

Vous reviendrez pour notre fête.

BRÉCOURT, bas.

Vous parlerez pour moi, vous me l’avez promis.

Lui baisant la main.

Songez que mon bonheur en vos mains est remis.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, à part.

La perfide !

MADAME MOLIÈRE, à part.

Essayons mon rôle de coquette.

MOLIÈRE.

Ah ! Qu’ai-je vu ?

MADAME MOLIÈRE, à part.

Ma vengeance s’apprête.

Voici mon Misanthrope inquiet et jaloux :

Nous, soyons Célimène.

Haut.

Eh ! bon dieu ! qu’avez-vous ?

MOLIÈRE, haut.

Dirait-on que ce front où la candeur respire

Cache une âme si double et le cœur le plus faux !

MADAME MOLIÈRE.

Vous me supposez-là de bien jolis défauts.

MOLIÈRE.

Dans le fond de votre âme à la fin j’ai su lire.

Oui, mes pressentiments ne m’avaient pas trompé,

Quand de vos trahisons en secret occupé...

MADAME MOLIÈRE.

Que me voulez-vous dire ?

MOLIÈRE.

En vous voyant si belle,

Je crus qu’il pouvait être une femme fidèle ;

Trop tard désabusé par votre trahison,

Je retrouve mon cœur ainsi que ma raison.

MADAME MOLIÈRE.

Vous me direz du moins, Monsieur, quel est mon crime ?

MOLIÈRE.

N’ai-je pas de me plaindre un sujet légitime ?

Quand mille adorateurs sans cesse auprès de vous...

MADAME MOLIÈRE.

J’admire, en vérité, ce caprice jaloux.

Est-ce ma faute, à moi, si j’ai le don de plaire ?

Prenez votre parti, car je ne sais qu’y faire.

À l’âge où je me vois, avec quelques appas,

Au monde qui nous charme, on ne renonce pas,

Et l’on peut des amants éviter la poursuite

Sans que par notre abord nous les mettions en fuite.

MOLIÈRE.

Vous vous en gardez bien ; j’en sais qui, chaque jour,

S’empressent près de vous et vous parlent d’amour.

Tout à l’heure mes yeux m’ont abusé peut-être :

Mais ce portrait, enfin, qu’en me voyant paraître,

Vous venez de cacher ?...

MADAME MOLIÈRE.

Quoi ! c’est là le sujet...

MOLIÈRE.

Je le verrai, j’espère.

MADAME MOLIÈRE.

Oh ! non. C’est un secret ;

Et vous savez, Monsieur, combien je suis discrète.

MOLIÈRE.

Vous m’oseriez payer d’une telle défaite ? 

MADAME MOLIÈRE.

Et vous, vous me croyez capable d’un détour ?...

C’est fort mal ; je pourrais me fâcher à mon tour ;

Et vous méritez peu l’amour que l’on vous porte ;

Aussi, pour vous punir d’en agir de la sorte,

Je ne parlerai point : il n’est pas encor temps.

MOLIÈRE.

Quoi ! lorsque ce témoin qu’en vos mains je surprends,

Vous accuse tout haut, vous tardez à répondre ?

Ce portrait de Brécourt suffit pour vous confondre.

MADAME MOLIÈRE.

De Brécourt ? Qui vous dit que ce soit là le sien ?

MOLIÈRE.

Il est pour m’en convaincre un prompt et sûr moyen ;

C’est de me le montrer ; ainsi, veuillez, Madame...

MADAME MOLIÈRE.

À quoi bon ? si c’était le portrait d’une femme ?

MOLIÈRE.

J’admire ce détour, et... mais nous verrons bien.

Donnez-le moi, je veux...

MADAME MOLIÈRE, avec fermeté.

Non. Je n’en ferai rien.

C’est souffrir trop longtemps un doute qui m’outrage,

Et vous vous en tiendrez à mon seul témoignage.

MOLIÈRE.

Ne nous emportons point, et daignez seulement...

MADAME MOLIÈRE.

Non, vous dis-je, c’est bien le portrait d’un amant.

Croyez-le, j’y consens, et que votre colère

Pousse, jusques au bout, l’éclat qu’elle veut faire.

Je me livre sans crainte à ce bouillant transport,

Et nous verrons après qui de nous deux a tort.

MOLIÈRE, à part.

Juste ciel ! quel supplice ! et quelle est ma folie !

Vous verrez qu’il faudra que je me justifie.

Haut.

Ah ! qu’il est difficile avec un cœur aimant,

De garder son amour et son ressentiment !

Ainsi donc j’avais tort ; j’y souscris avec joie ;

Mais, de grâce, du moins, faites que je vous croie ;

Dissipez les soupçons qui parlent contre vous ;

Un seul mot suffira pour les détruire tous.

De vous seule dépend le bonheur de ma vie,

Et vous croire innocente est ma plus douce envie.

MADAME MOLIÈRE.

À la bonne heure ; allons, je vous pardonne tout ;

Mais méritez mon indulgence,

L’hymen veut de la confiance,

Et vous me croirez jusqu’au bout.

Pourquoi ce transport qui m’offense ?

Mon cher Molière, y pensez-vous ?

Quoi ? moi ? j’outragerais le meilleur des époux,

Dont la tendre amitié prit soin de mon enfance !

À qui je dois tant de reconnaissance !

N’êtes-vous pas celui que mon cœur a choisi ?

Ah ! croyez-moi, du beau nom de Molière

Votre heureuse épouse est trop fière,

Pour que l’éclat par elle en soit jamais terni.

MOLIÈRE.

Ô ciel ! à cette voix si tendre,

À ce regard si doux, comment ne pas se rendre.

Je crois tout, Isabelle, et sûr de votre cœur,

Je remets en vos mains le soin de mon bonheur.

MADAME MOLIÈRE.

Croyez-moi, c’est toujours ce qu’il faut que l’on fasse.

Mais laissons cela, mon ami :

Vous me boudiez, tout est fini ;

N’en parlons plus, et qu’on m’embrasse.

MOLIÈRE.

Ah ! c’est à vos genoux que je demande grâce.

Et de mes torts, pour effacer la trace,

Je veux...

 

 

Scène XX

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, LAFONTAINE et MIGNARD

 

MIGNARD.

Bravo ! Molière ! reste-là.

LAFONTAINE.

Ô le charmant tableau ! Mignard, peints-moi cela.

MOLIÈRE.

Vous voyez, mes amis.

MIGNARD.

Mais d’où te vient, dis-moi,

Un tel excès d’amour ?

MADAME MOLIÈRE.

Bon ! c’est une querelle

Avec intention.

Monsieur était jaloux.

MOLIÈRE, bas.

Taisez-vous donc.

MADAME MOLIÈRE.

Pourquoi ?

Ce n’est pas un crime, je crois.

MOLIÈRE, de même.

Quoi ! voulez-vous ?...

MADAME MOLIÈRE, sans l’écouter.

J’ai su sans peine le confondre,

Et ne trouvant rien à répondre,

Il était à mes pieds, bien soumis, bien confus !

MOLIÈRE, bas.

Vous vous moquez, je pense.

MADAME MOLIÈRE.

Oh ! n’y revenez plus !

Je ne suis pas toujours bonne, je le confesse.

MOLIÈRE.

Ah ! ne me faites pas rougir de ma faiblesse.

Bas.

Vous me devez une explication.

MADAME MOLIÈRE.

À quoi bon ? la scène est finie.

Avouez maintenant, là, sans prévention,

Que je sais assez bien jouer la comédie.

MOLIÈRE.

Eh ! quoi !...

MADAME MOLIÈRE, à Mignard et à Lafontaine.

Mon cher époux s’était mis dans l’esprit

Que j’avais tort de jouer Célimène ;

Que j’étais sans talent. Dans mon juste dépit,

J’ai si bien ménagé la principale scène,

Qu’à peu de chose près, lui-même, en ce moment,

Il vient de la jouer fort naturellement.

Quant à moi, je n’ai pas manqué d’une réplique.

Faisant une révérence.

C’est à mon directeur à juger maintenant.

MOLIÈRE.

Ah ! traîtresse !

MIGNARD.

Le tour me semble assez comique.

Je vous en fais mon compliment.

MOLIÈRE.

Ainsi donc, ce portrait ?...

MADAME MOLIÈRE.

N’était pas d’un amant,

C’est le mien : le voici. Votre meilleure amie

Le gardait pour ce jour heureux

Où Molière a reçu la vie,

Jour à jamais cher à Thalie,

Et qui sera fêté par nos derniers neveux.

 

 

Scène XXI

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, LAFONTAINE, MIGNARD, BRÉCOURT, HENRIETTE et LAFOREST

 

MADAME MOLIÈRE, continuant.

Quant au rival que vous avez en tête,

Le voici qui revient ; vous disiez vrai, l’amour

Le ramène ici chaque jour,

Mais c’est pour ma chère Henriette.

MOLIÈRE.

Ah ! je devine tout : je ferai leur bonheur.

BRÉCOURT.

Que ne vous dois-je pas !

HENRIETTE.

Oh ! l’excellent tuteur !

C’est pour le coup que je danse à sa fête.

LAFOREST.

Voici Monsieur Chapelle, il paraît bien joyeux...

 

 

Scène XXII

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, LAFONTAINE, MIGNARD, BRÉCOURT, HENRIETTE, LAFOREST, CHAPELLE

 

CHAPELLE.

Bonne nouvelle, amis.

À Molière et à sa Femme.

Embrassez-moi tous deux.

MIGNARD.

Qu’est-ce donc ?

CHAPELLE, accourant.

Apprenez la faveur singulière

Que vient de recevoir Molière.

Le Roi, pour honorer et l’homme et le talent,

Veut être le parrain de son premier enfant.

MOLIÈRE.

Se pourrait-il ?

MIGNARD.

Comment sais-tu cela, Chapelle ?

CHAPELLE.

Monsieur le Duc me l’annonce à l’instant,

Et je viens en courant en porter la nouvelle.

MOLIÈRE.

J’ai peine à croire à cet insigne honneur.

LAFONTAINE.

Au fait, ce parrain-là vaut bien ton grand-seigneur.

MADAME MOLIÈRE.

De ses bontés, allez lui rendre grâce.

MOLIÈRE.

Oui, je cours à ses pieds...

CHAPELLE, l’arrêtant.

Viens, je n’ai pas fini,

Et maintenant, c’est l’auteur que j’embrasse ;

Ton Bourgeois Gentilhomme est bien en cour aussi.

Au lever, ce matin, on parlait de ta pièce ;

Le Roi, de si bon cœur a ri,

Que depuis lors, chacun à la louer s’empresse.

Ton succès est complet.

LAFOREST.

On est de mon avis.

Oh ! je m’en doutais bien.

MOLIÈRE.

Maintenant, mes amis,

Quels vœux pourrais-je faire encore ?

D’un grand Roi la bonté m’honore,

Et près de moi je vous vois réunis.

HENRIETTE.

Nous vous entourerons de soins et de tendresse.

BRÉCOURT.

Vous aurez un enfant de plus.

CHAPELLE.

Que fais-tu là, Brécourt ?

MIGNARD.

Te voilà bien confus :

Il est de la famille.

MADAME MOLIÈRE.

Il épouse ma nièce.

CHAPELLE.

Et quand cela ?

HENRIETTE.

Ce soir.

CHAPELLE.

Tant mieux.

J’espérais une fête, et j’en rencontre deux.

MADAME MOLIÈRE, à Molière.

Entre nous plus de jalousie.

Mon cœur est à vous pour jamais.

Je ne serai coquette désormais

Que pour jouer la comédie.

MOLIÈRE.

Du bonheur d’être aimé, je veux jouir en paix.

Si par fois un léger nuage

Vient encore obscurcir mes jours,

Puisse alors l’amitié, venant à mon secours,

Me visiter dans mon ménage.

 

 

Scène XXIII[2]

 

LES MÊMES PERSONNAGES

 

LAFOREST, accourant, et bas à Madame Molière.

Madame, tout est prêt. Peut-on commencer ?

MADAME MOLIÈRE.

Oui.

Le fond du théâtre s’ouvre. On voit sur un piédestal le buste de Molière, couronné de lauriers. Tous les acteurs de son théâtre, une couronne à la main, et en habit de caractère, entourent le buste.

MOLIÈRE.

Quoi !...

MADAME MOLIÈRE.

C’est votre fête aujourd’hui

Et voilà vos amis, Molière.

BRÉCOURT.

Vous voyez des enfants qui couronnent leur père.

MOLIÈRE.

Amis, je n’ai point mérité

Ce laurier dont on me couronne.

Il n’appartient qu’à la postérité... 

Il s’avance vivement vers son buste. Tous les personnages l’entourent en élevant leur couronne sur sa tête.

MIGNARD.

Le laurier maintenant te presse et t’environne.

CHAPELLE.

Te voilà pris, tu n’échapperas pas.

Lafontaine s’avance vers lui, une couronne à la main.

MOLIÈRE.

Quoi ! Lafontaine aussi ?

LAFONTAINE.

Pardonne,

Je n’en ai qu’une.

MOLIÈRE.

Amis !...

À Lafontaine.

Viens dans mes bras ! ma voix

Ne peut suffire ici...

LAFONTAINE, lui donnant sa couronne.

Tiens, prends.

MOLIÈRE.

Je la reçois,

Quand le génie à l’amitié la donne.

Tous les personnages se groupent de nouveau autour de Molière.


[1] Ce prologue, qui n’avait d’autre objet que d’annoncer le double centenaire de la naissance de Molière, est désormais inutile ; et doit être supprimé à la représentation.

[2] Ajoutée pour la représentation du 15 janvier, jour anniversaire de la naissance de Molière.

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