Le Médisant (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 20 février 1715.

 

Personnages

 

LE BARON

LA BARONNE

MARIANNE, fille du Baron

VALÈRE, frère de Marianne

DAMON, amant de Marianne

LÉANDRE, amant de Marianne

LE MARQUIS DE RICHESOURCE, autre amant de Marianne

ISABELLE, sœur de Richesource

LISETTE, suivante de Marianne

JAVOTTE, suivante d’Isabelle

LE MARQUIS, père de Léandre

FRONTIN, valet de Léandre

UN ÉCUYER

SIX LAQUAIS

 

La scène est à Paris, dans la maison du Baron.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE BARON, LA BARONNE

 

LE BARON.

Eh bien ! sur ce sujet n’ayons point de querelle :

Oui, ma femme, autrefois vous fûtes jeune et belle,

Et, grâce à vos vertus, le lardon scandaleux

Ne m’a point mis au rang des époux malheureux ;

Ou, si mon front par vous a reçu du dommage,

Je l’ignore, et pour moi c’est un grand avantage.

LA BARONNE.

Comment donc ! vous doutez...

LE BARON.

Ah ! point d’emportement ;

Je m’en vais vous parler plus positivement,

Et je protesterai, s’il le faut, pour vous plaire,

Que je suis seul exempt du malheur ordinaire :

Mais par vous cet honneur est mis à trop haut prix,

Et je suis moins heureux que les autres maris.

LA BARONNE.

Quoi ! le plaisir d’avoir la femme la plus sage...

LE BARON.

Il n’est plus question de sagesse à votre âge ;

Ou celle dont il faut vous piquer à présent,

C’est d’avoir an esprit facile et complaisant,

Et d’adoucir par là le poids de ma vieillesse :

Mais vous contrariez et querellez sans cesse ;

Jamais sur aucun fait nous ne sommes d’accord.

LA BARONNE.

Non : j’ai toujours raison ; vous avez toujours tort.

Devant tout l’univers je le ferai connaître.

LE BARON.

En un mot comme en cent, je veux être le maître.

LA BARONNE.

Et moi, je veux qu’ici tout se fasse à mon gré.

LE BARON.

Le pouvoir d’un mari doit être révéré.

LA BARONNE.

Le pouvoir d’une femme est plus considérable,

Lorsque la femme, en tout, est la plus raisonnable.

LE BARON.

Et le prouvez-vous bien, en voulant que Damon

Épouse notre fille ?

LA BARONNE.

Oui, Monsieur. Pourquoi non ?

LE BARON.

Outre qu’il a besoin d’une riche alliance,

Le croyez-vous, au fond, digne de sa naissance ?

Jamais homme ne fut plus dangereux que lui ;

Il donne un mauvais tour aux actions d’autrui ;

Tout le monde est en butte à ses traits satiriques,

Et l’on craint en tous lieux ses malignes critiques.

Ses amis, s’il en a, n’en peuvent être exempts ;

D’autant plus dangereux dans ses traits médisants,

Qu’il cache son venin et sa langue traîtresse

Sous les dehors trompeurs d’une humble politesse.

Fi ! vouloir que ma fille accepte un tel époux,

C’est prétendre introduire une peste chez nous.

LA BARONNE.

Eh ! vous le haïssez faute de le connaître :

Mais, pour moi, qui sais mieux tout ce qu’il en peut être,

Je soutiens...

LE BARON.

Eh ! morbleu, je le connais trop bien ;

Depuis qu’il est chez nous, je n’y connais plus rien.

Contre moi ses discours vous aigrissent sans cesse,

Nos enfants n’ont pour nous ni respect ni tendresse ;

Moi-même, il me prévient si souvent contre vous,

Que je ne puis tous voir sans me mettre en courroux,

Et qu’à tous les instants nous nous brouillons ensemble :

Des traits aussi marqués auraient dû, ce me semble,

Vous le faire haïr autant que je le hais,

Et remettre entre nous l’union et la paix ;

Mais de votre amitié c’est en vain qu’il abuse,

Il a toujours raison, et c’est moi qu’on accuse.

LA BARONNE.

Donnez à mes desseins un plan consentement,

Et vous verrez bientôt qu’il n’est point...

LE BARON.

Non vraiment.

Je ne le donnerai sur aucun mariage,

Que lorsque de ma fille il aura le suffrage ;

Il faut la consulter.

LA BARONNE.

La consulter ? Pourquoi,

Monsieur ? Prit-on le soin de me consulter, moi,

Lorsqu’il fut question de nous unir ensemble ?

Je veux que sur cela ma fille me ressemble ;

Je ne vous aimais point, cependant j’obéis ;

Et ma fille prendra celui que je choisis.

LE BARON.

Oui ! puisque vous parlez avec cette insolence,

Je vais avec rigueur user de ma puissance.

Et, pour en revenir à mon premier dessein,

Marianne au couvent entrera dès demain.

LA BARONNE.

Au couvent ? Nous verrons.

LE BARON.

Taisez-vous.

LA BARONNE.

Moi, me taire !

J’aimerais mieux mourir.

LE BARON.

Vous ne pourriez mieux faire.

LA BARONNE.

Quoi ! vous avez le front de me traiter ainsi !

LE BARON.

Par la mort !...

 

 

Scène II

 

LE BARON, LA BARONNE, LISETTE

 

LISETTE.

Eh, bon Dieu ! quel désordre est ceci ?

On vous entend crier du milieu de la rue :

Pour mettre le holà je suis vite accourue ;

Ne finirez-vous point ?

LE BARON.

Je changerai de ton,

Sitôt que j’aurai mis ma femme à la raison.

LISETTE, à part.

Bon ! c’est lui déclarer une guerre éternelle.

LA BARONNE.

Je n’en démordrai point.

LE BARON.

La maudite femelle !

LA BARONNE.

Le vieux fou !

LE BARON.

C’est ainsi que je suis respecté ?

LA BARONNE.

Je ne reconnais point ici d’autorité.

LE BARON.

Que maudit soit celui qui fit notre assemblage !

LISETTE.

Admirables effets des nœuds du mariage !

Quelle docilité ! quel doux rapport d’humeurs !

Allons, dites-vous donc encor quelques douceurs.

LE BARON.

Ah ! trêve, s’il vous plaît, à la plaisanterie.

Je ne suis point d’humeur d’entendre raillerie.

LA BARONNE.

Ni moi. Quoiqu’il en soit, j’ai tort ou j’ai raison ;

Mais je veux à mon gré gouverner ma maison.

LE BARON.

Oh, parbleu ! nous verrons.

LISETTE.

D’où vient votre querelle ?

N’est-ce pas au sujet de Marianne ?

LE BARON.

Oui, d’elle.

LISETTE.

Eh bien ?

LE BARON.

Nous avons mis en question, d’abord,

S’il fallait l’envoyer au couvent.

LISETTE.

C’est à tort

Que vous délibérez sur un sujet semblable.

LE BARON.

Et pourquoi, s’il vous plaît ? Je vous trouve admirable !

LISETTE.

Pour vingt raisons au moins.

LE BARON.

Vingt raisons ?

LISETTE.

Tout autant.

LE BARON.

Sachons donc...

LISETTE.

Je m en vais vous le dire à l’instant.

La première est, Monsieur, qu’elle n’en veut rien faire.

LE BARON.

Ma fille n’irait pas au couvent pour me plaire ?

LISETTE.

Oh ! pour celui-là, non. Sur tout autre sujet,

Vos ordres, j’en suis sûre, auront un plein effet :

Elle agira toujours en fille obéissante ;

À l’égard du couvent, elle est votre servante.

LE BARON.

Eh quoi ! si j’en ai pris la résolution ?...

LISETTE.

Il ne lui manquera que la vocation,

Et que la volonté ; sans cela, je vous jure

Que la chose serait fort aisée à conclure.

LE BARON.

Mais l’a-t-elle dit ?

LISETTE.

Non ; j’en juge par ses yeux.

LE BARON.

Par ses yeux ?

LISETTE.

Oui, vraiment. Dame ! ils parlent des mieux,

Et vous ont dit cent fois...

LE BARON.

Quoi ?

LISETTE.

Qu’elle n’est point faite

Pour l’éternel ennui d’une austère retraite,

Et qu’elle incline fort à la société.

LA BARONNE.

Je le crois ; et de plus, c’est là ma volonté.

LISETTE, à la Baronne.

Quoi ! c’est vous qui voulez qu’elle soit mariée ?

LA BARONNE.

Oui, moi.

LISETTE.

Sur ce pied-là, l’affaire est décidée.

LE BARON.

Comment donc, décidée ?

LISETTE.

Oui, cela passera.

Un mari contredire une femme !

LE BARON.

On verra...

LISETTE.

Cela crierait vengeance. Allons, Monsieur, courage ;

Il faut que nous tâtions un peu du mariage.

LE BARON.

Eh bien ! soit ; sur ce point je veux bien vous céder.

LISETTE.

Ah ! voilà le moyen de vous raccommoder.

LA BARONNE.

Point du tout.

LISETTE.

Point du tout ?

LE BARON.

Non ; car cela fait naître

Un autre différend.

LISETTE.

Dites-le-moi, peut-être

Pourrai-je...

LA BARONNE.

Deux partis s’offrent tout à la fois.

LE BARON.

Est-ce nous qui devons de l’un d’eux faire choix,

Ou faut-il qu’en ceci Marianne choisisse ?

LISETTE.

Ceci mérite bien que l’on y réfléchisse.

Vous pensez sur cela tous deux différemment ?

LE BARON.

Oui.

LISETTE.

Je le crois.

LA BARONNE.

Cela se peut-il autrement ?

LISETTE.

Entre gens mariés, ce serait conscience.

LE BARON.

Ça, nous avons en toi beaucoup de confiance :

À la Baronne.

Juge-nous, si tu peux. N’y consentez-vous pas ?

LA BARONNE.

Volontiers. Mais prends garde à ce que tu diras.

LISETTE, au Baron.

Votre avis ?

LE BARON.

Que le choix dépend de Marianne.

LISETTE, à la Baronne.

Et le vôtre ?

LA BARONNE.

Pour moi, c’est ce que je condamne.

LE BARON.

Quoi qu’il en soit, morbleu ! je suis ferme en ce point.

LISETTE.

Doucement, s’il vous plaît ; ne nous emportons point.

Qui sont les deux amants ?

LA BARONNE.

Damon et Richesource.

LE BARON.

L’un brille par son rang, et l’autre par sa bourse.

LISETTE.

Ah ! j’entends bien : Madame est pour le financier.

LA BARONNE.

Au contraire, vraiment, je suis pour le premier.

LISETTE.

Bon. Prenons ce fauteuil.

LE BARON.

Pourquoi ?

LISETTE.

Ne vous déplaise,

Il faut, pour bien juger, que l’on soit à son aise.

Elle tousse, crache, et puis prononce gravement.

Tout bien considéré, Monsieur, pour cette fois,

Faisant céder Madame, usera de ses droits ;

Et Marianne ainsi doit avoir la licence

De choisir ou le bien, ou la haute naissance ;

Mais pour dédommager Madame avec honneur,

Du chagrin d’obéir une fois à Monsieur,

Déclarons que Madame, en toute autre matière,

Pourra le contredire et lui rompre en visière,

Pour maintenir les droits des femmes de ce temps.

Le cas ainsi jugé, hors de cour sans dépens.

LA BARONNE.

Quoi ! vous ayez le front, Madame l’insolente !...

LISETTE.

Respect à la justice.

LA BARONNE.

Allons, impertinente,

Sortez.

LE BARON, ôtant ton chapeau.

Non, s’il vous plaît, elle demeurera.

LA BARONNE, faisant la révérence.

Excusez-moi, mon fils, elle décampera.

LE BARON.

Je prétends qu’elle reste.

LA BARONNE.

Et je veux qu’elle sorte.

LE BARON.

Demeure ici, te dis-je.

LA BARONNE.

Allons, passe la porte.

LISETTE.

Je voudrais, de bon cœur, tous deux vous contenter,

Et pouvoir tout ensemble et sortir et rester ;

Mais il faut que je suive ou son ordre, ou le vôtre :

Voyez qui de vous deux l’emportera sur l’autre.

Armez-vous, combattez tous deux en gens de cœur,

Et, le combat fini, j’obéis au vainqueur.

LA BARONNE.

Elle se rit de nous.

LE BARON.

Elle a raison, ma femme.

LISETTE.

Il est vrai. Mais, de grâce, écoutez-moi, Madame :

Peut-être Marianne aime-t-elle Damon ;

En ce cas, il n’est plus de contestation.

Laissez-moi lui parler, je vous ferai connaître

Dans un petit moment tout ce qu’il en peut être.

Cependant faites trêve, et qu’il soit arrêté

Qu’on ne commettra plus d’acte d’hostilité :

Donnez-vous les doux noms de mon cœur, de ma mie,

Et laissez pour un temps votre haine endormie,

Sauf à la réveiller tantôt sur nouveaux frais,

Si l’on ne convient pas d’une solide paix.

LA BARONNE.

C’est bien dit. Apprends donc le secret de son âme,

Allons, mon cher époux.

LE BARON.

Venez, ma chère femme,

 

 

Scène III

 

LISETTE, seule

 

Ceci finira mal, et je crains, tout de bon,

Que l’on ne nous oblige à l’hymen de Damon ;

Mais il m’a si bien fait sentir sa médisance,

Qu’en traversant ses vœux, j’en dois tirer vengeance ;

Et c’est à quoi mes soins vont tous être employés.

 

 

Scène IV

 

MARIANNE, LISETTE

 

MARIANNE.

Je te cherchais, Lisette.

LISETTE.

Eh bien ! vous me voyez.

Que voulez-vous ?

MARIANNE.

Je viens, par ordre de mon père,

Qui veut que je te parle au sujet d’une affaire

Sur laquelle, dit-il, tu dois me consulter.

De quoi s’agit-il donc ?

LISETTE.

C’est qu’on vient d’agiter

Lequel des deux partis vous convient davantage,

Ou d’aller au couvent, ou d’entrer en ménage.

MARIANNE.

Comment donc ! on a mis la chose en question ?

LISETTE.

Oui, vraiment. Qu’avez-vous ?

MARIANNE.

Beaucoup d’émotion ;

Je tremble... Quel parti prétend-on que je prenne ?

LISETTE.

La chose a demeuré fort longtemps incertaine ;

Chacun sur ce sujet pensait différemment,

Et tous deux disputaient avec emportement.

MARIANNE.

Juste ciel ! Et, dis-moi, n’était-ce point ma mère

Qui parlait de couvent ?

LISETTE.

Non ; c’était votre père.

MARIANNE.

Je respire.

LISETTE.

J’ignore, à le voir si mutin,

Sur quelle herbe Monsieur a marché ce matin :

Mais il n’a point encor montré tant de courage.

Quand je suis arrivée, il avait l’avantage ;

Et, ce qu’on n’a jamais remarqué qu’aujourd’hui,

Je l’ai vu sur le point... d’être maître chez lui.

Doit-on jurer de rien après cette aventure ?

MARIANNE.

Non.

LISETTE.

Comme ils souhaitaient cependant de conclure,

On m’a prise pour juge, et moi j’ai prononcé.

MARIANNE.

Qu’as-tu dit ?

LISETTE.

Que Monsieur avait fort bien pensé,

Que le seul nom d’époux vous causait mille alarmes,

Et qu’un couvent pour vous aurait bien plus de charmes.

MARIANNE.

Ah, ciel ! tu m’as perdue !

LISETTE.

Eh quoi ! que dites-vous ?

Seriez-vous disposée à souffrir un époux ?

La physionomie est, ma foi, bien trompeuse,

J’ai cru que vous brûliez d’être religieuse ;

J’en aurais juré, même ; et...

MARIANNE.

Que tu juges mal !

LISETTE.

Tout de bon ?

MARIANNE.

Ton arrêt va m’être bien fatal !

LISETTE.

Qu’est devenu le temps où la seule retraite

Pouvait, me disiez-vous, vous rendre satisfaite ?

MARIANNE.

Ah ! par le dépit seul ce dessein fut dicté.

LISETTE.

On vous avait donc fait quelque infidélité ?

MARIANNE.

Tu te souviens du temps où je fus en Bretagne ?

Lorsque j’y demeurai six mois à la campagne,

Il venait chez ma tante un jeune homme bien fait,

Riche, noble.

LISETTE.

Il vous plut ?

MARIANNE.

Il me plut en effet.

Et bientôt il connut ma passion naissante.

Comme il m’aima de même, il le dit à ma tante,

Et la pressa si fort de nous unir tous deux,

Qu’elle fut disposée à seconder nos vœux.

On en parla d’abord au père de Léandre,

(C’est le nom du jeune homme) ; et, bien loin de se rendre,

Ayant d’autres desseins, il emmena son fils.

LISETTE.

Le brutal !

MARIANNE.

Et jamais je ne l’ai vu depuis.

LISETTE.

Vous vouliez au couvent pleurer votre disgrâce ;

Mais comme avec le temps cette douleur se passe,

Pour mieux vous consoler d’un amant si chéri,

Vous croyez qu’il vous faut le secours d’un mari ;

N’est-ce pas ?

MARIANNE.

Je conviens de tout ce que tu penses.

LISETTE.

Oh ! j’ai sur tout cela de grandes connaissances.

MARIANNE.

Et tu veux qu’un couvent ?...

LISETTE.

Pour sonder votre cœur,

J’ai voulu tout du long vous en faire la peur ;

Mais j’ai très bien jugé, dès votre plus jeune âge,

Que vous aviez les yeux tournés au mariage :

Et je l’ai si bien dit, que, par cette raison,

On pense à vous donner Richesource ou Damon.

MARIANNE.

Ma mère est pour Damon, je n’en fais aucun doute.

LISETTE.

Il est vrai ; mais, Madame, écoutez-moi.

MARIANNE.

J’écoute.

LISETTE.

Je pense que Damon...

MARIANNE.

Tu penses sagement ;

Lui seul peut réparer la perte d’un amant ;

Il a beaucoup d’esprit et beaucoup de mérite.

LISETTE.

Mais ce n’est point pour lui que je vous sollicite ;

Richesource vaut mieux, il faut dorénavant...

MARIANNE.

Ah ! ne m’en parle point.

LISETTE.

Vous irez au couvent.

MARIANNE.

Mais...

LISETTE.

Pour vous y forcer j’ai plus d’une ressource.

MARIANNE.

Comment ! j’épouserais monsieur de Richesource ?

LISETTE.

Pourquoi non, s’il vous plaît ?

MARIANNE.

Tu me conseilles mal.

LISETTE.

Je conviens qu’il n’est point d’homme plus animal.

Il a l’esprit borné : mais il est franc, sincère,

Bon ami, généreux, fait à ne point déplaire :

Il est puissamment riche, et s’est mis dans l’esprit

Que, pour égaler tout, ce mérite suffit.

Vingt flatteurs affamés, qu’il nourrit, qu’il habille,

Lui font croire qu’il sort d’une illustre famille :

Mais, au fond, ce défaut n’est point essentiel ;

Il est noble en idée, et son bien est réel.

MARIANNE.

Moi, femme d’un bourgeois ! La chose est odieuse.

LISETTE.

Ce bourgeois anobli vous rendra trop heureuse.

Les titres de Damon vous feraient plus d’honneur :

Mais j’aime mieux l’argent du moderne seigneur.

Chez l’un on sera fier d’une illustre naissance,

Chez l’autre on brillera par la magnificence ;

Grand train, riche équipage, habits toujours nouveaux,

Belles maisons, gros jeu, bonne chère, cadeaux ;

Et vous éprouverez, dans le siècle où nous sommes,

Que les riches bourgeois sont les bons gentilshommes.

MARIANNE.

Non, je n’aurai jamais des sentiments si bas :

D’un seigneur indigent je fais bien plus de cas,

Que d’un gueux enrichi des misères publiques.

LISETTE.

Vous donnez donc aussi dans les traits satiriques ?

Je ne m’étonne pas si Damon vous plaît tant ;

Car jamais on n’a vu d’homme si médisant.

Tout le monde le fuit, le craint et le déteste,

Et son humeur pourra lui devenir funeste.

Avoir un tel mari, c’est un sort bien fatal.

MARIANNE.

Je vous défends tout net de m’en dire du mal,

Je l’estime : d’ailleurs il convient à ma mère,

Et cela lui suffît pour ne vous craindre guère.

Adieu.

 

 

Scène V

 

LISETTE, seule

 

Quelle arrogance ! Ah ! c’est trop m’insulter ;

Pour rompre leur projet je m’en vais tout tenter ;

Et, joignant mes efforts aux ordres de son père,

Peut-être qu’à la fin...

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, sous le nom de LA FONTAINE, LISETTE

 

LÉANDRE.

Peut-on, sans vous déplaire,

Vous prier de vouloir réintroduire céans ?

LISETTE.

Eh ! qui demandez-vous ?

LÉANDRE.

J’ai des ordres pressants

D’y chercher au plus tôt une personne aimable,

Vive, pleine d’esprit, d’une, humeur agréable,

Adroite, s’il en fut ; et, sans vous offenser,

Je crois que c’est à vous que je dois m’adresser.

LISETTE.

Vous me connaissez mal ; je m’appelle Lisette,

Et ne suis point du tout cette personne adroite

Dont on vous a vanté l’esprit et les appas ;

Mais, pour la bonne humeur, je ne m’en défends pas.

LÉANDRE.

Dans cette modestie, et rare, et surprenante,

Je pourrais méconnaître une fille suivante,

Si, dans le même instant, votre air et votre esprit

Ne me confirmaient tout ce que l’on m’en a dit.

LISETTE.

Vous aimez à railler.

LÉANDRE.

Si vous voulez, ma chère,

Deux baisers prouveront que je suis fort sincère.

LISETTE.

J’aime mieux endurer votre éloge flatteur.

Mais de quoi s’agit-il ?

LÉANDRE.

Je suis ambassadeur,

Et de plus confident d’un jeune gentilhomme

Qui voudrait être bien avec vous.

LISETTE.

Il se nomme ?...

LÉANDRE.

Monsieur de Richesource, un marquis nouveau-né,

De votre Marianne amant passionné.

LISETTE.

Soyez le bienvenu.

LÉANDRE.

Pour abréger l’affaire,

Il croit votre secours tout-à-fait nécessaire.

Je viens ici chargé de ses instructions,

Avec un plein pouvoir sur les conditions ;

Et, comme il est plus riche en effets qu’en paroles,

Commençons le traité par ces trente pistoles ;

C’est le préliminaire.

LISETTE.

Il me gagne le cœur.

Je ne puis refuser monsieur l’ambassadeur ;

Et nous aurons bientôt conclu notre alliance,

S’il persiste à parler avec cette éloquence.

LÉANDRE.

J’entends, et parlerai toujours de mieux en mieux.

Mais revenons au fait.

LISETTE.

Le cas est sérieux.

Pour tracer, en deux mots, le plan de cette affaire,

Marianne dépend d’un père et d’une mère.

Le baron, notre maître, est plein d’humanité :

Mais Madame a céans toute l’autorité ;

Elle est femme, et de là vous pouvez bien conclure

Que tout se fait ici sans raison ni mesure.

LÉANDRE.

Ainsi notre demande a réussi fort mal ?

LISETTE.

Sans doute, et l’on appuie un dangereux rival.

LÉANDRE.

Quel est-il ?

LISETTE.

C’est Damon, vous devez le connaître.

LÉANDRE.

Partout, avec fureur, il déchire mon maître :

Mais il faut l’en punir ; et c’est bien commencer,

Si dans cette recherche on peut le traverser.

Marianne avec nous sera d’intelligence,

Je n’en saurais douter.

LISETTE.

Perdez cette espérance ;

Car Damon a trouvé le chemin de son cœur.

LÉANDRE.

Juste ciel !

LISETTE.

Qu’avez-vous ? Vous changez de couleur.

LÉANDRE.

J’apprends avec chagrin cette triste nouvelle.

LISETTE.

Monsieur l’ambassadeur, modérez votre zèle ;

Nous ne devons encor désespérer de rien ;

Et, pour tout rajuster, je sais un bon moyen.

LÉANDRE, l’embrassant.

Vous me rendez la vie, achevez de m’instruire.

LISETTE.

Un zèle si pressant mérite qu’on l’admire ;

Votre maître, ma foi, sait bien choisir ses gens ;

Et l’on rencontre peu de semblables agents.

LÉANDRE.

Vous ne croiriez jamais combien je m’intéresse...

Mais puisque la baronne est ici la maîtresse,

Il faudrait la gagner.

LISETTE.

C’est mon intention :

Comme elle aime Valère à l’adoration,

C’est ce fils, pour qui seul on la voit complaisante,

Qu’il faut intéresser dans l’affaire présente.

LÉANDRE.

Non, non ; avec Damon Valère est trop lié...

LISETTE.

L’amour sait déranger la plus forte amitié.

Pour en venir à bout, employons Isabelle.

LÉANDRE.

Qui ? la sœur de mon maître ?

LISETTE.

Oui ; l’on dît qu’elle est belle,

Bien faite, riche, jeune. À de si doux appas

Valère assurément ne résistera pas.

Qu’elle vienne chez nous pour rendre une visite

À Marianne ; et moi, je saurai bien ensuite...

LÉANDRE.

Je crains...

LISETTE.

Dans un projet plein de difficultés,

Quand les plus sûrs moyens sont vainement tentés,

Faites intervenir une femme jolie,

Et voilà sur-le-champ votre affaire accomplie.

LÉANDRE, apercevant Frontin.

Que veut cet homme-ci ? Le connaissez-vous ?

LISETTE.

Non.

C’est l’ami du valet de monsieur le Baron.

Il rôde ici souvent. Il faut que je vous quitte ;

Jusqu’au revoir : surtout, songez à la visite.

LÉANDRE.

C’est ce que je m’en vais presser avec ardeur.

Bonjour, la belle.

LISETTE.

Adieu, monsieur l’ambassadeur.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, FRONTIN

 

LÉANDRE.

Je ne me trompe point, c’est Frontin, c’est lui-même ;

Comment est-il ici ? Ma surprise est extrême.

FRONTIN.

Parbleu ! plus je le vois, et plus je suis frappé.

Est-ce lui ? Non. Si fait Oh ! je me suis trompé.

C’est pourtant là son air, sa taille, son visage :

Mais, où diable a-t-il pris ce grotesque équipage ?

LÉANDRE.

Que cherches-tu céans ?

FRONTIN.

Ah, ventrebleu ! c’est lui.

J’ai bien peur que mon dos ne pâtisse aujourd’hui.

LÉANDRE.

Que cherches-tu ? Réponds.

FRONTIN.

Moi ? je cherche la porte.

LÉANDRE.

Demeure. Ah ! c’est donc toi !

FRONTIN.

Non, le diable m’emporte.

LÉANDRE.

Allons, sortons d’ici ; je prétends m’éclaircir...

FRONTIN.

À d’autres !

LÉANDRE.

Marche donc.

FRONTIN.

Je ne veux pas sortir.

LÉANDRE.

Tu ne veux pas ?

FRONTIN.

Dehors, je crains la bastonnade :

Ici, vous n’useriez me faire d’incartade,

Ou je m’en vais crier comme un diable. On viendra,

Et pour Léandre enfin on vous reconnaîtra :

C’est ce que vous craignez, je le vois bien.

LÉANDRE.

J’enrage.

FRONTIN.

Moi, je suis dans mon fort, et veux, en homme sage,

Capituler ici. Jurez-moi votre foi,

Que bâton, pieds, ni mains, n’agiront point sur moi.

LÉANDRE.

Oui, je te le promets.

FRONTIN.

Moi, je serai sincère.

LÉANDRE.

N’es-tu pas en ces lieux envoyé par mon père ?

Parle.

FRONTIN.

Depuis le jour de votre évasion,

J’ai, pour vous retrouver, la charge d’espion.

LÉANDRE.

Fort bien.

FRONTIN.

Ayant jugé que vous fuyiez Lucrèce,

Pour venir à Paris chercher votre maîtresse,

Votre père m’envoie aussitôt sur vos pas.

J’arrive, je vous cherche, et ne vous trouve pas.

De Marianne enfin découvrant la demeure,

J’ai cru que je devais y rôder à toute heure ;

Et, pour m’y procurer un plus facile accès,

Je me suis avisé de loger tout auprès.

Je m’informe sous main si l’on connaît Léandre,

S’il vient ici souvent ; je n’en puis rien apprendre.

Je ne savais que faire, ayant perdu mes soins ;

Et je vous trouve enfin, quand j’y pense le moins.

LÉANDRE.

Tout ce que tu me dis me paraît si sincère...

FRONTIN.

Je veux vous en convaincre en trompant votre père,

Et je vous donne avis, pour prouver mon discours,

Que le bon homme doit arriver dans deux jours.

LÉANDRE.

Je l’ai prévu ; voilà pourquoi je me déguise.

FRONTIN.

Ne craignez, de ma part, trahison ni surprise.

LÉANDRE.

J’ai tout lieu de le croire après de tels avis.

Jugeant bien qu’on viendrait me chercher à Paris,

J’allai trouver Cléon, mon ami dès l’enfance ;

Comme avec Richesource il a grande alliance,

Et qu’il le voit souvent, nous convînmes d’abord

Qu’il m’offrirait à lui pour valet. Je plus fort

À ce nouveau seigneur, qui bientôt me confie

Un fait que j’avais su ; c’est qu’il avait envie

D’épouser Marianne, et qu’il cherchait aussi

Quelque agent fort adroit pour l’introduire ici.

FRONTIN.

Fort bien. Vous refusez une charge pareille ?

LÉANDRE.

Moi ? point ; mais avant tout, Frontin, je lui conseille

De savoir si la belle a le cœur prévenu ;

Et pour entrer céans sans être reconnu,

Je me charge du soin d’éclaircir le mystère.

FRONTIN.

Gagner la confidente est ce qu’il fallait faire.

LÉANDRE.

C’est à quoi j’ai pensé, me faisant un plaisir

De m’éclaircir moi-même, et de me découvrir,

Si je trouvais encor Marianne fidèle,

Pour chercher les moyens de m’unir avec elle.

FRONTIN.

Avez-vous réussi ?

LÉANDRE.

Trop bien, pouf mon malheur ;

Et j’apprends qu’un rival m’a dérobé son cœur.

FRONTIN.

Que faire donc ?

LÉANDRE.

Je crains que l’on ne nous entende :

Sortons ; mais prends ceci.

Il lui donne sa bourse.

FRONTIN.

Que l’amour vous le rende !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISETTE, seule

 

Nous aurons de la peine à parer ce dessein,

Si Valère, au plus tôt, ne nous prête la main.

Ah ! le voici.

 

 

Scène II

 

VALÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Monsieur !

VALÈRE.

Je vais chez la Comtesse,

Qui veut m’entretenir d’une affaire qui presse.

LISETTE.

Cette tante, Monsieur, vous aime tendrement.

VALÈRE.

Je n’en saurais douter. J’ai vu son testament,

Qui me fait légataire.

LISETTE.

Avec cet héritage

Vous pourrez contracter un riche mariage,

Et je sais un parti qui vous conviendrait fort.

VALÈRE.

Ce n’est pas l’intérêt qui réglera mon sort.

Je tiens qu’il faut aimer celle à qui l’on se donne.

LISETTE.

Connaissez-vous, Monsieur, une jeune personne

Que l’on nomme Isabelle ?

VALÈRE.

En aucune façon.

LISETTE.

La sœur de Richesource, et...

VALÈRE.

Je connais ce nom.

Il n’est point dans Paris de plus riche famille :

Gens d’honneur.

LISETTE.

N’avez-vous jamais vu cette fille ?

VALÈRE.

Non ; elle est au couvent : mais bien des gens m’ont dit

Qu’elle avait mille appas, et même de l’esprit.

LISETTE.

Depuis un mois elle est dans le monde, et je pense

Qu’il ne tiendra qu’à vous qu’une double alliance...

VALÈRE.

Non : l’amour a déjà disposé de mon cœur ;

Et tu sais que Damon doit épouser ma sœur.

LISETTE.

Ma foi, m’en croirez-vous ?

VALÈRE.

C’est une chose faite :

S’il vient, tu lui diras qu’il m’attende, Lisette ;

Que j’ai parlé pour lui, que ma mère consent...

LISETTE.

Mais, songez-vous ?...

VALÈRE.

Adieu, la Comtesse m’attend :

Et de plus, je lui veux conter une aventure

Que j’eus hier au bal.

LISETTE.

Monsieur, je vous conjure

De vouloir m’accorder audience au retour.

VALÈRE.

Oui, je te le promets.

 

 

Scène III

 

LISETTE, seule

 

Je vois, fort peu de jour

Au dessein que j’ai pris ; mais par mes soins, peut-être...

Si notre ambassadeur, au moins, voulait paraître,

Je pourrais avec lui, dans un autre entretien...

Oui, notre ambassadeur ! Ah ! je vous entends bien,

Il est jeune, bien fait, rempli de politesse ;

Il ne ressemble point à ceux de son espèce :

Vous avez le goût fin... Lisette, avouez-moi

Que ce jeune garçon vous plaît fort ?... Oui, ma foi,

Je l’aime tout de bon... La réponse est naïve,

Mais la raison voudrait... Oh ! pour moi je suis vive ;

Dès que mon cœur dit oui, ma raison le veut fort,

Et je n’ai point de peine à les mettre d’accord.

Voici quelque fâcheuse, il faut faire retraite.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Bonjour, la belle enfant. N’êtes-vous pas Lisette ?

LISETTE.

Pourquoi ?

JAVOTTE.

Je vous cherchais.

LISETTE.

C’est moi-même, en effet.

JAVOTTE.

Et moi, je suis Javotte.

LISETTE.

Ah ! vraiment, c’est bien fait.

Que me demandez-vous ?

JAVOTTE.

J’avais impatience

De vous voir, et de faire avec vous connaissance.

LISETTE.

Eh bien ! vous m’avez vue, et vous me connaissez :

Bonjour, bonsoir, adieu.

JAVOTTE.

Comment ! vous me laissez ?

LISETTE.

Oui. Je cherche quelqu’un, et suis impatiente...

JAVOTTE.

Isabelle est céans, je suis sa confidente :

Je sais pour quel sujet vous l’attirez ici,

Et sans moi ce dessein n’aurait pas réussi.

Elle avait, pour cela, beaucoup de répugnance ;

La Fontaine employait toute son éloquence

Pour la persuader, et pressait vainement ;

Et si, ce garçon-là persuade aisément.

LISETTE.

Quel est ce La Fontaine ?

JAVOTTE.

Eh mais ! c’est un jeune homme

Dont vous avez reçu tantôt certaine somme...

LISETTE.

La Fontaine est son nom ?

JAVOTTE.

Ne vous l’a-t-il pas dit ?

LISETTE.

Non, vraiment.

JAVOTTE.

Avouez qu’il est garçon d’esprit.

LISETTE.

Il n’a point d’un valet l’air grossier et rustique.

JAVOTTE.

Trouvez-vous pas en lui je ne sais quoi qui pique ?

LISETTE.

Oui, j’ai trouvé cela tout aussi-bien que vous.

JAVOTTE.

Ah ! si vous le voyiez aussi souvent que nous,

Vous sentiriez bien mieux jusqu’où va son mérite.

LISETTE.

À ce que je puis voir, vous en êtes instruite ;

Et par l’air empressé dont vous me le vantez...

JAVOTTE.

Vous connaîtrez bientôt ses bonnes qualités.

LISETTE.

Et depuis quand est-il au frère d’Isabelle ?

JAVOTTE.

Depuis près de huit jours. Il marque tant de zèle

Pour monsieur le Marquis, et le flatte si bien,

Que, sans le consulter, il n’exécute rien.

LISETTE.

Et vous avez déjà tous deux fait connaissance ?

JAVOTTE.

Je pourrai quelque jour vous faire confidence...

LISETTE.

Croyez-moi, vous pouvez me parler librement ;

Déjà vos intérêts me touchent vivement.

JAVOTTE.

Tout de bon ?

LISETTE.

Oui, ma foi.

JAVOTTE.

Mais je serais honteuse...

LISETTE.

Et fi donc ! ce n’est pas que je sois curieuse.

JAVOTTE.

Je vous crois.

LISETTE.

Mais je vois tout ce qui s’est passé.

Vous l’aimez ?

JAVOTTE.

Il est vrai.

LISETTE.

Bon, c’est bien commencé.

Achevez.

JAVOTTE.

Volontiers, car je suis fort sincère.

LISETTE.

Ah ! je m’en aperçois. Poursuivez votre affaire.

JAVOTTE.

Tantôt nous étions seuls, j’ai voulu m’aviser...

LISETTE.

De quoi donc ?

JAVOTTE.

De savoir s’il voudrait m’épouser.

LISETTE.

Vous êtes vive. Eh bien ?

JAVOTTE.

Eh bien ! sans me rien dire,

Il ne m’a répondu qu’en s étouffent de rire :

Pour moi, je n’en saurais deviner la raison,

Car je ne riais point, et parlais tout de bon.

LISETTE.

C’est qu’il en aime une autre.

JAVOTTE.

Eh ! vraiment, je m’avise...

N’est-ce point vous qu’il aime ? et ma sotte franchise...

LISETTE.

Moi ?

JAVOTTE.

Vous-même. Depuis qu’il est venu céans,

Il ne fait que parler de vous à tous moments.

LISETTE.

C’est pour se divertir.

JAVOTTE.

Vous voilà mon amie ;

Ne me l’enlevez pas, au moins, je vous en prie.

LISETTE.

Allez ; vos intérêts sont en fort bonnes mains ;

Songez à seconder seulement nos desseins,

Et tâchez qu’Isabelle, en faveur de son frère,

Fasse tous ses efforts pour engager Valère.

JAVOTTE.

Je m’en vais les rejoindre, et parlerai des mieux

Pour que leur entrevue ait un succès heureux.

 

 

Scène V

 

LISETTE, seule

 

Je n’ai vu de mes jours une fille si sotte,

Et La Fontaine, au fond, est trop bon pour Javotte ;

Il m’aime assurément : elle aura beau crier,

Il me plaît, j’ai dessein de me l’approprier,

Et plus tôt que plus tard... Mais le voici lui-même :

Parions. Le cœur me bat. Qu’on est sot quand on aime !

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, LISETTE

 

LÉANDRE, sans voir Lisette.

Je viens de la revoir, sans en être aperçu.

Quelle est belle !

LISETTE.

On lui plaît. Mais dès qu’il a paru,

Je m’en suis aperçue ; et je ne puis comprendre...

LÉANDRE, sans la voir.

Mon cœur de tant d’appas ne saurait se défendre :

Mais pour me taire encor j’ai de fortes raisons.

LISETTE, à part.

Entre gens comme nous, faut-il tant de façons ?

Je ne dois pas pourtant m’expliquer la première ;

Et, pour l’honneur du sexe, il faut faire la fière.

LÉANDRE, sans la voir.

Parlerai-je à Lisette ?

LISETTE.

Oh ! pour le coup, je vois

Que le pauvre garçon est amoureux de moi.

LÉANDRE.

Avant que lui parler, il faut la mieux connaître ;

Je ne veux rien risquer.

LISETTE, se présentant à lui.

Je risquerais peut-être

Autant que vous.

LÉANDRE.

Que vois-je ? On m’écoutait.

LISETTE.

Fort bien.

Rassurez-vous, mon cher, et ne me cachez rien.

Quoi donc ! vous hésitez ! J’ai l’oreille assez fine,

Et, par votre embarras, aisément je devine

La moitié du secret. Achevez.

LÉANDRE.

Et comment

Savez-vous ?...

LISETTE.

Vous parliez assez distinctement.

LÉANDRE, à part.

Je me serai trahi. Quelle est mon imprudence !

À Lisette.

Il faut vous prévenir sur mon extravagance ;

Je rêve quelquefois en veillant.

LISETTE.

Croyez-moi,

J’entends à demi-mot.

LÉANDRE.

Non ; c’est de bonne foi

Que je vous fais ici l’aveu de ma faiblesse.

LISETTE.

Vous avez dans le cœur un grand fends de tendresse.

LÉANDRE.

Il est vrai. Bien souvent (admirez mon erreur)

Je me crois tout d’un coup le fils d’un grand seigneur,

Et me mets dans l’esprit que, pour voir ce que j’aime,

Il faut que je me cache avec un soin extrême ;

Je me plains, je m’agite ; et qui m’écouterait,

Pour ce que je crois être à la fin me prendrait :

Si quelqu’un m’interrompt, je me connais sur l’heure,

Le grand seigneur s’éclipse, et lis valet demeure.

LISETTE.

Vous me dépaysez avec beaucoup d’esprit,

Vous y tâchez, au moins ; mais ce que l’on m’a dit,

Ce que j’ai su par vous, me fait croire sans peine...

Allons, expliquons-nous, monsieur de La Fontaine.

LÉANDRE, à part.

Frontin m’aura trahi !

LISETTE.

Pourquoi dissimuler ?

Dans ces occasions, il n’est que de parler :

Et d’ailleurs, c’est en vain qu’avec moi l’on se cache :

Vous ne me direz rien que déjà je ne sache.

LÉANDRE.

Comment donc ! vous savez ?...

LISETTE.

Faut-il s’alarmer tant ?

Vous avez la pudeur d’un jeune adolescent.

LÉANDRE.

Vous m’embarrassez fort, il faut que je le dise.

LISETTE.

Moi, de votre embarras je suis aussi surprise.

LÉANDRE.

À moins qu’on n’ait parlé, je ne vois pas pourquoi

Vous pouvez démêler mon secret malgré moi.

LISETTE, tendrement.

C’est que nous devinons ce qui nous intéresse.

LÉANDRE.

Vous m’obligez beaucoup. Votre belle maîtresse

En est donc informée ?

LISETTE.

Il n’est pas encor temps,

Convenons de nos faits, et puis...

LÉANDRE.

Je vous entends.

Qu’exigez-vous de moi ?

LISETTE.

Que vous parliez sans feinte.

LÉANDRE.

Je vois bien qu’il le faut.

LISETTE.

Pour moi, je suis atteinte

Du même mal que vous, je balancerai peu

À vous en faire aussi le plus sincère aveu.

LÉANDRE.

Vous aimez donc, Lisette ?

LISETTE.

Autant qu’il est possible.

LÉANDRE.

Ah ! puisque vous avez le cœur tendre et sensible,

Vous saurez compatir à mon sort rigoureux.

LISETTE.

De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes trop heureux.

LÉANDRE.

Trop heureux ?

LISETTE.

Oui vraiment. Si l’amour vous transporte,

L’ardeur qu’on sent pour vous est du moins aussi forte :

Car pour moi, sans façon, je dis mes sentiments,

Et, par de vains discours, je ne perds point le temps.

LÉANDRE.

Mais Damon est aimé.

LISETTE.

Ah ! quelle extravagance !

Moi, j’aimerais Damon ?

LÉANDRE.

Qui vous dit que je pense

Que vous l’aimiez ?

LISETTE.

C’est vous.

LÉANDRE.

En aucune façon.

Je dis que Marianne a du goût pour Damon,

Et c’est ce que tantôt vous m’assuriez vous-même.

LISETTE.

Devez-vous vous fâcher que Marianne l’aime ?

LÉANDRE.

Juste ciel ! vous pouvez m’outrager à ce point !

J’adore Marianne, et ne souffrirais point

De voir que dans son cœur un autre ait pris ma place ?

LISETTE.

Pour le coup vous rêvez. Eh ! dites-moi, de grâce,

Ces égarements-là vous prennent-ils souvent ?

LÉANDRE.

Vous m’offensez. Au moins, songez dorénavant,

Puisque vous avez su, malgré moi, me connaître,

Que je puis quelque jour devenir votre maître.

LISETTE.

Mon maître ?

LÉANDRE.

Marianne, à ma fidélité

Rendra peut-être un cœur que j’ai bien mérité.

LISETTE.

Vous fûtes autrefois aimé de ma maîtresse ?

LÉANDRE.

Sans doute, et l’infidèle a trahi sa promesse ;

Mais non, mon père seul m’a rendu malheureux ;

Et son cruel pouvoir nous sépara tous deux.

LISETTE, à part.

De quel étonnement me trouvé-je frappée !

C’est l’amant de Bretagne, ou je suis fort trompée.

Éclaircissons le fait, puisque j’ai commencé :

Ce garçon-là, peut-être, a le cerveau blessé.

LÉANDRE.

Vous vous taisez.

LISETTE.

Tout franc, j’ai peine à vous entendre :

Ou vous extravaguez, ou vous êtes Léandre.

LÉANDRE.

Sans doute, je le suis, et vous le saviez bien.

LISETTE.

Je vous jure, ma foi, que je n’en savais rien.

LÉANDRE.

Vous aviez, disiez-vous, découvert le mystère,

Et j’ai cru que Frontin n’aurait pu vous le taire.

LISETTE.

C’est un malentendu. Je vous croyais valet.

J’enrage maintenant d’être si bien au fait

Je vois que désormais il faut changer de note,

Et je suis attrapée, aussi-bien que Javotte.

LÉANDRE.

Je ne le suis pas moins, comme vous le voyez :

Le hasard a voulu que vous me connussiez ;

Mais cachez mon secret à Marianne même.

LISETTE.

Oui, je veux vous servir avec un zèle extrême,

Et du moins... Damon vient, il est si médisant,

Que, s’il nous voit ensemble, il va dans le moment

Dire partout... Sortez.

LÉANDRE.

Il m’a vu, comment faire ?

D’ailleurs, je veux connaître à fond son caractère.

 

 

Scène VII

 

DAMON, LÉANDRE, LISETTE

 

DAMON.

Je viens mal à propos.

LISETTE.

Pourquoi, Monsieur ?

DAMON.

Pourquoi ?

Ma foi, ma chère enfant, tu le sais mieux que moi.

Il te parlait de près. Je vois à votre mine

Que vous étiez d’accord. Là, n’en fais pas la fine.

Voilà certainement un garçon bien tourné.

Est-ce depuis longtemps que tu te l’es donné ?

LISETTE.

Monsieur, ne poussons pas plus loin la raillerie.

DAMON.

Ah ! tu dois la souffrir sur la galanterie :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais ton goût ;

Et cet air de pudeur ne te sied point du tout.

LISETTE.

Il vous sied bien plus mal...

DAMON.

N’as-tu point vu Valère ?

Je pense qu’il devient aussi sot que son père.

LISETTE.

Quoi ! Valère, Monsieur, vous l’ajustez aussi ?

DAMON.

Oh ! c’est par amitié que je le traite ainsi.

Depuis qu’il me néglige, et que l’on s’en empare,

Il se rend d’une humeur difficile et bizarre ;

Il veut être habile homme, il décide, il écrit,

Et devient ridicule avec beaucoup d’esprit.

Je suis sûr que déjà tu l’as senti toi-même ;

J’en suis au désespoir, car tu sais que je l’aime :

Et le plus grand chagrin qu’il puisse me donner,

C’est qu’il prenne un travers à se faire berner.

LISETTE.

Il ne mérite pas cet excès de tendresse.

DAMON.

Je vais gager qu’il est chez la vieille comtesse.

Leur commerce, entre nous, fait beaucoup de fracas.

LISETTE.

C’est sa tante ; pourquoi ne la verrait-il pas ?

Il en doit recueillir un fort gros héritage.

DAMON.

C’est elle qui le rend d’une humeur si sauvage.

Le public en médit, et se trompe fort peu.

LISETTE.

Une tante, je crois, peut aimer son neveu.

DAMON.

Je n’en disconviens pas ; mais oh dit que Valère

À des conditions sera son légataire,

Et que la vieille prude, âpre à ses intérêts,

A mis dans le traité des articles secrets.

LISETTE.

À tourner tout en mal votre esprit se fatigue.

DAMON.

Point. On dit que c’est toi qui conduis cette intrigue ;

Valère m’en a fait mystère jusqu’ici :

Mais par toi, mon enfant, je veux être éclairci.

LISETTE.

Pour qui me prenez-vous ?

DAMON.

Pour une fille adroite

À mener prudemment une affaire secrète.

LISETTE.

Et que n’ajoutez-vous, pour orner ce discours,

Que Marianne, en moi, trouve de bons secours ?

Qui médit d’un ami, peut dauber sa maîtresse.

DAMON.

Non : je me sens pour elle une vive tendresse ;

Et sitôt qu’une belle est l’objet de nos vœux,

Tous les défauts qu’elle a ne blessent point nos yeux :

On les excuse, au moins ; mais, Lisette, à vrai dire,

Si je puis l’épouser, comme je le désire,

Vous vous séparerez. Tu me rendrais jaloux.

LISETTE.

Vous qui me menacez, prenez bien garde à vous.

DAMON.

Ah ! je ne te crains plus.

LISETTE.

Mon Dieu ! laissez-moi faire.

DAMON.

Va, j’ai dans mon parti Marianne et sa mère ;

Valère me seconde : ainsi je ne crains point

Que tu puisses jamais me nuire sur ce point.

LISETTE, regardant Léandre.

Hom ! je vois pour vos vœux tin dangereux obstacle ;

On peut vous supplanter sans faire un grand miracle.

LÉANDRE.

Marianne, il est vrai, vous a donné son cœur ;

Mais un autre prétend à ce même bonheur :

Et quoiqu’il voie ici que le votre s’apprête,

Il vous disputera cette aimable conquête.

DAMON.

Comment, le beau garçon ! vous m’en voulez aussi ?

Est-ce pour un rival que vous êtes ici ?

LÉANDRE.

Oui, c’est pour un rival, mais un rival à craindre.

LISETTE.

C’est de quoi nous parlions, puisqu’il ne faut plus feindre.

Nous allons, contre vous, faire un commun effort,

Et c’est sur ce sujet que nous sommes d’accord.

À rompre vos projets me voilà préparée ;

Point de quartier, morbleu ! la guerre est déclarée.

DAMON.

Que Lisette me plaît dans sa vivacité !

Ce petit air mutin augmente ta beauté ;

Il donne un agrément aux discours que tu lâches,

Et tu n’as de l’esprit que lorsque tu te fâches.

Tu peux donc Réchapper autant que tu voudras ;

Bien loin de m’offenser, tu me divertiras.

LÉANDRE.

Vous la poussez trop loin, et cette repartie

N’est pas...

DAMON.

Ah ! tu te mets aussi de la partie ?

Mais je veux faire grâce à ton zèle indiscret.

Çà, parlons de ton maître, et de votre projet ;

Je me fais, je t’assure, un plaisir très sensible

De parler tête à tête à ce rival terrible.

LÉANDRE.

Vous êtes gentilhomme, il l’est.

DAMON.

Cela suffit.

Est-il riche ?

LÉANDRE.

Oui.

DAMON.

Bienfait ?

LÉANDRE.

Vous verrez.

DAMON.

De l’esprit ?

LÉANDRE.

Il est homme d’honneur, il a de la naissance ;

Voilà sur quoi je puis le vanter par avance :

Peut-être son esprit y répond dignement ;

Mais je dois sur cela parler modestement

DAMON.

Ah ! tu me mets au fait. C’est Damis. Dieu me damne !

Il fait le doucereux auprès de Marianne.

Voilà donc, mon enfant, ce dangereux rival ?

Il est de mes parents, je n’en dis point de mal ;

Mais, au fond, c’est un fou que tout le monde évite.

Un nom fort respectable est son plus grand mérite.

Insolent, indiscret, débauché, grand hâbleur,

Plus poltron qu’une femme, et toujours querelleur.

LISETTE.

Pour prendre un tel époux Marianne est trop sage,

Et j’empêcherais bien un pareil mariage.

LÉANDRE.

Damis n’est point celui dont il s’agit ici :

Mais ce mystère encor ne peut être éclairci.

Bientôt votre rival en ces lieux doit paraître ;

Il se fait estimer, lorsqu’il se fait connaître :

Il n’est point insolent, indiscret, querelleur,

Et, de toutes façons, sait disputer un cœur.

 

 

Scène VIII

 

DAMON, LISETTE

 

DAMON.

Ce valet me surprend, il faut que je l’avoue.

LISETTE.

Souvent on connaît peu ceux à qui l’on se joue.

DAMON.

Que je sache du moins le nom de mon rival.

Je suis impatient...

LISETTE.

D’en dire bien du mal.

Mais ce valet m’attend. Adieu, je me retire ;

Car nous avons encor quelque chose à nous dire.

 

 

Scène IX

 

DAMON, MARIANNE

 

DAMON.

Enfin, je dois cesser de vous offrir mes vœux :

On me menace ici d’un rival dangereux.

MARIANNE.

Sa sœur, qui me paraît avoir bien du mérite,

Est céans, et m’a fait une longue visite :

M’a parlé de son frère, et dit de bonne foi,

Qu’il ferait son bonheur de s’unir avec moi :

Mon père est survenu, tous deux traitent l’affaire,

Et cherchent les moyens d’y disposer ma mère.

DAMON.

Mais son nom, s’il vous plaît ?

MARIANNE.

Richesource.

DAMON.

Comment !

Parlez-vous tout de bon ?

MARIANNE.

Oui, sérieusement.

DAMON.

Quoi ! c’est là ce rival duquel on me menace,

Et qui doit m’obliger à lui céder la place ?

MARIANNE.

Oui. Le voici lui-même.

DAMON.

 

Ô le plaisant rival !

Je vous déferai, moi, de cet original.

 

 

Scène X

 

MARIANNE, DAMON, RICHESOURCE

 

RICHESOURCE.

Madame... me voici.

MARIANNE.

Vous ne pouviez mieux dire.

RICHESOURCE.

Ma sœur vous a parlé, cela doit vous suffire ;

Et moi, j’ai dit deux mots à monsieur le Baron,

Qui veut que de mon cœur vous acceptiez le don

Par-devant son notaire, et... par ainsi... Madame...

Vous voyez que dans peu... vous deviendrez ma femme.

DAMON.

Ce début est galant, il enchante, il ravit.

RICHESOURCE.

Oh ! je sais bien mon monde.

DAMON.

Oui, c’est ce qu’on m’a dit.

RICHESOURCE.

Aussi j’ai tous les jours dix auteurs à ma table ;

Ils disent tous que j’ai de l’esprit comme un diable.

DAMON.

Ah ! vous pouvez compter sur leur sincérité.

MARIANNE.

Ces messieurs les auteurs ne vous ont point flatté.

RICHESOURCE.

Ils me trouvent surtout certain air de noblesse,

Qui frappe, qui saisit.

DAMON.

Oui, votre politesse,

Votre abord, vos discours, un esprit vif, orné,

Tout fait voir à l’instant ce que vous êtes né.

RICHESOURCE.

Vous ne vous trompez pas, je suis d’une naissance...

Mon écuyer ?

 

 

Scène XI

 

MARIANNE, DAMON, RICHESOURCE, UN ÉCUYER

 

L’ÉCUYER.

Monsieur ?

RICHESOURCE.

Que tout mon train s’avance.

 

 

Scène XII

 

MARIANNE, DAMON, RICHESOURCE,  L’ÉCUYER, SIX LAQUAIS

 

L’ÉCUYER.

Entrez.

RICHESOURCE.

N’ai-je pas là six coquins bien bâtis ?

Franchement, à ce train on connaît un marquis.

Mais à propos, Madame, avez-vous vu mon Suisse ?

Quelle moustache ! Mais j’ai pris à mon service

Certain valet de chambre, adroit, sobre, prudent,

Beau, bien fait, plein d’esprit ; j’en fais mon confident.

Il doit avoir parlé de ma part à Lisette ;

De mon amour pour vous il sera l’interprète ;

Car, moi, je ne sais point parler sur ce ton-là.

Le connaissez-vous ?

MARIANNE.

Non.

RICHESOURCE.

Je crois qu’il vous plaira.

DAMON.

Par un ambassadeur expliquer sa tendresse,

C’est s’introduire en prince auprès d’une maîtresse.

Monsieur de Richesource, il le faut avouer,

À de ces procédés qu’on ne peut trop louer ;

Voilà, sur ma parole, un charmant gentilhomme.

RICHESOURCE.

Marquis, as-tu besoin de quelque grosse somme ?

DAMON.

Très obligé, Marquis.

RICHESOURCE.

Les gens de qualité

Sont souvent sans espèce ; et moi, sans vanité,

J’en ai toujours beaucoup, et j’en puis faire preuve.

DAMON.

C’est que votre noblesse est encor toute neuve.

RICHESOURCE.

Et de très bon aloi.

DAMON.

Dites-moi, s’il vous plaît,

Combien, quand vous prêtez, prenez-vous d’intérêt ?

RICHESOURCE.

Le plaisir d’obliger fait tous mes avantages.

DAMON.

Votre père, autrefois, a bien prêté sur gages ;

Et je sais que du temps qu’il était sous-fermier,

Il passait dans Paris pour un grand usurier.

MARIANNE.

Le père d’un marquis, sous-fermier !

RICHESOURCE.

Médisance.

Regardez, ai-je l’air d’un produit de finance ?

Mon père, je le sais, ne pouvait pas citer

Un grand nombre d’aïeux dont il pût se vanter ;

Mais il m’a toujours dit qu’il était gentilhomme.

DAMON.

Il paya sa noblesse une assez bonne somme,

Pour dire que le titre en était bien acquis.

RICHESOURCE.

Enfin, quoi qu’il en soit, me voilà bien marquis ;

Et j’en sais plus de vingt, qui font figure en France,

Qui doivent, comme moi, ce titre à la finance.

D’ailleurs, ma mère était de si bonne maison...

DAMON.

Par cet article-là vous avez bien raison ;

Oubliez votre père, et vous renommez d’elle.

RICHESOURCE.

Soit : mon marquisat est un marquisat femelle ;

La défunte m’a fait pour soutenir son rang.

DAMON.

Vous pouvez être, au fond, d’un très illustre sang.

Beaucoup de grands seigneurs, en entrant dans le monde,

Trouvaient de la maman la ressource féconde :

Elle était libérale, et si belle !... d’ailleurs...

Ne descendez-vous pas d’un de ces grands seigneurs ?

RICHESOURCE.

Finissons ce discours, aussi-bien il m’ennuie :

Je suis noble de reste, en dépit de l’envie,

Pour pouvoir aspirer à me voir votre époux.

On va vous apporter étoffes et bijoux ;

Et deux mille louis offerts dans cette bourse,

Vous diront que je sors d’une assez bonne source.

MARIANNE.

Ah, ciel ! Que m’offrez-vous ?

RICHESOURCE.

Et pourquoi donc ce cri ?

DAMON.

Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Par les meubles, le train, les habits, les livrées,

Vous obscurcirez tout, jusqu’aux femmes titrées ;

On les verra de vous médire chaque jour,

Et pourtant s’empresser à vous faire la cour.

Vous tiendrez table ouverte, et sa délicatesse

Attirera chez vous le marquis, la duchesse,

Le duc, le prince même ; en un mot, tous les grande,

Des festins délicats convives très friands.

Qu’un pied-plat, aujourd’hui, fasse de la dépense,

On oublie à l’instant son obscure naissance.

RICHESOURCE.

Morbleu ! je puis lui faire un sort plus gracieux

Qu’un marquis qui ne peut compter que ses aïeux.

Votre père, d’ailleurs, m’a donné sa parole.

MARIANNE.

Je ne vous aime point.

RICHESOURSE.

Mais vous êtes donc folle ?

DAMON.

Remportez vos présents, mon cher Marquis.

RICHESOURCE.

Pourquoi ?

DAMON.

Madame est résolue à me donner sa foi ;

Moi, je fais mon bonheur de m’unir avec elle :

Voilà tout le mystère.

RICHESOURCE.

Ah, ah ! Mademoiselle,

Vous avec le cœur pris ! N’importe, malgré vous...

DAMON.

Cessez votre poursuite, ou craignez mon courroux.

RICHESOURCE.

Moi ?

DAMON.

Vous.

RICHESOURCE met la main sur la garde de son épée, et  voyant que Damon va faire de même.

Holà, mes gens !

MARIANNE, voyant que Damon va pour attaquer Richesource.

Damon, qu’allez-vous faire ?

RICHESOURCE.

Par la morbleu ! je vais... m’en plaindre à votre père.

 

 

Scène XIII

 

MARIANNE, DAMON

 

DAMON.

S’il n’a que ce secours, le danger n’est pas grand.

MARIANNE.

On me l’avait bien dit, vous êtes médisant,

Et vous l’avez poussé d’une étrange ; manière.

DAMON.

Le dépit m’a contraint de lui rompre en visière :

Je ne saurais souffrir qu’on traverse mes vœux,

Et je craindrais bien moins, si j’étuis plus heureux.

Vous ne répondez point à l’ardeur qui m’anime.

MARIANNE.

Je vous l’ai déjà dit, vous avez mon estime,

Soyez-en satisfait.

DAMON.

Je me flatte qu’un jour

Je pourrai mériter l’estime avec l’amour.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE BARON, LISETTE

 

LE BARON.

Oui, contre nos projets ma femme se soulève,

Elle veut disputer sans relâche ni trêve ;

Chaque instant en fournit un sujet tout nouveau.

Qu’une méchante femme est un pesant fardeau !

LISETTE.

En vérité, Monsieur, c’est votre pure faute :

Vous deviez lui tenir la bride un peu plus haute,

Et ne permettre pas que, bravant un époux,

Elle osât usurper un plein pouvoir sur vous.

Allons, Monsieur, il faut vaincre votre faiblesse.

Madame a trop longtemps été votre maîtresse :

Soyez homme une fois ; et, pour tous seconder,

Quand je devrais sortir, je vais tout hasarder.

LE BARON.

J’ai commencé tantôt au sujet de ma fille.

LISETTE.

Oui, vous aviez tout l’air d’un père de famille.

Que cela vous sied bien ! Vous marquiez dans vos yeux

Je ne sais quoi de mâle, un air impérieux...

À vous voir, on eût dit que vous étiez le maître.

LE BARON.

Oh, parbleu ! désormais, j’ai résolu de l’être.

Ma foi, monsieur Damon, vous sortirez d’ici ;

Et vous, monsieur mon fils, vous sortirez aussi,

Ou vous épouserez la sœur de Richesource.

Pour vous, ma chère fille...

LISETTE.

Arrêtez votre course ;

Vous vous échauffez trop pour la première fois.

LE BARON.

Non, Lisette, j’étais un sot en bon françois.

LISETTE.

Vous vous reconnaissez, j’en tire bon augure.

LE BARON.

Ton projet est fort bon, et je prétends conclure.

LISETTE.

Fort bien.

LE BARON.

Malgré ma femme.

LISETTE.

Oui, monsieur le Baron.

LE BARON.

Ce double mariage enrichit ma maison.

Si mes enfants y font la moindre résistance,

Ils verront ce que c’est qu’un père qu’on offense.

LISETTE.

Bon, tant mieux.

LE BARON.

C’est à moi de commander céans.

LISETTE.

D’accord.

LE BARON, avec emportement.

Et la raison, c’est que je le prétends.

En riant.

Hem ! n’est-ce pas parler comme il faut à ma femme ?

LISETTE.

Oui ; mais je suis Lisette, et ne suis point madame.

LE BARON.

Je lui dirai bien pis.

LISETTE.

Vous ? Vous n’en ferez rien.

LE BARON.

Taisez-vous, insolente.

LISETTE.

Ah ! voilà qui va bien.

Quand on soutient ses droits, vous voyez comme on brille.

LE BARON.

Mais, Lisette, après tout, donnerai-je ma fille

À ce nouveau marquis ? C’est un sot, franchement.

LISETTE.

Et qu’importe ? Un mari l’est ordinairement.

Mais marions toujours Isabelle à Valère ;

Ensuite... Le voici, parlez-lui bien en père.

 

 

Scène II

 

LE BARON, VALÈRE, LISETTE

 

LE BARON, gravement.

Approchez-vous, Monsieur.

LISETTE.

Bon, c’est bien débuter.

LE BARON.

Voyons si vous aurez le front de résister

Au dessein que j’ai pris touchant votre personne.

VALÈRE.

Je ne sais qu’obéir à ce qu’un père ordonne.

LISETTE, bas au Baron.

Allons, ferme, Monsieur, poussez-le comme il faut.

LE BARON, à Lisette.

Ai-je bien pris mon ton ?

LISETTE.

Encore un peu plus haut.

LE BARON, encore plus gravement.

Pour votre sœur et vous j’ai des desseins en tête ;

Il faut qu’à m’obéir l’un et l’autre s’apprête.

Je m’en vais m’expliquer. Surtout plus de Damon,

Ou bien préparez-vous à quitter la maison.

VALÈRE.

Mais contre mon ami quel sujet vous irrite ?

LE BARON.

Son caractère.

VALÈRE.

Au reste, il a tant de mérite !...

LE BARON.

Médisant comme il est, pour trancher en deux mots,

Fût-il parfait d’ailleurs, il a mille défauts.

VALÈRE.

Ce penchant n’est, Monsieur, qu’un défaut de jeunesse.

Comme il m’écoute assez, je le reprends sans cesse ;

Et j’espère...

LE BARON.

Espérez autant qu’il vous plaira ;

Pour ma fille, jamais il ne l’épousera.

LISETTE, gravement.

Monsieur de Richesource est destiné pour elle,

Et nous tous marierons à sa sœur Isabelle.

VALÈRE.

À sa sœur ? Ah ! Monsieur, ne me l’ordonnez pas.

LE BARON.

Comment donc ! Elle est riche, elle a beaucoup d’appas.

VALÈRE.

Je le crois ; mais enfin un obstacle invincible

Rend pour moi désormais cette affaire impossible.

LE BARON.

Impossible ?

VALÈRE.

Sans doute.

LE BARON.

Et pourquoi ?

VALÈRE.

J’aime ailleurs.

LISETTE.

Ah ! si vous n’avez pas de prétextes meilleurs,

Vous prendrez, à coup sûr, la femme qu’on vous donne.

VALÈRE.

Non ; je mourrai plutôt.

LE BARON.

Et quelle est la personne

Qui vous plaît ?

VALÈRE.

Je ne sais.

LE BARON.

Vous moquez-vous de moi ?

VALÈRE.

Non, mon père ; je parle ici de bonne foi ;

Celle qui m’a charmé m’est encore inconnue.

LISETTE.

Bon, bon ! il extravague.

LE BARON.

Où l’avez-vous donc vue ?

VALÈRE.

Je la vis hier au bal, où son déguisement

Me cacha quelque temps un objet si charmant ;

Mais sa danse, son air, et sa taille parfaite,

Portèrent à mon cœur une atteinte secrète.

Je voulus lui parler, pour voir si son esprit

Répondait dignement à tout ce que j’ai dit :

Sa conversation me toucha davantage,

Et je brûlais de voir les traits de son visage,

Lorsqu’un homme inconnu, tout rempli de fureur,

Par un trait singulier me causa ce bonheur.

LE BARON.

Vous nous contez, mon fils, de rares aventures.

VALÈRE.

Il s’emporte contre elle aux plus basses injures.

Que ne lui dit-il point ? J’arrête ce brutal ;

Et notre différend allait troubler le bal :

L’inconnue aussitôt, pour finir la querelle,

Se démasque. À mes yeux elle paraît si belle,

Que ses charmants attraits s’emparent de mon cœur,

Et contre l’insolent redoublent ma fureur :

Mais sitôt qu’il la voit : excusez-moi, Madame,

Lui dit-il, je croyais que vous fussiez ma femme ;

Je sais qu’elle est ici pour certain rendez-vous ;

Et, sans rien ajouter, il s’éloigne de nous.

LISETTE.

Un mari pour si peu faire un vacarme horrible !

VALÈRE.

À mon empressement la belle fut sensible ;

Mais, craignant quelque éclat, elle sortit d’abord,

Et pour la retrouver je fis un vain effort.

Cependant sa beauté, présente à ma pensée,

Par aucun autre objet n’en peut être effacée.

LE BARON.

Tout ceci n’est, mon fils, qu’un vrai galimatias,

Chimère de jeune homme, et je n’en fais nul cas.

Il n’y paraîtra plus dans deux jours ; et ce terme...

VALÈRE.

Souffrez qu’à vos genoux...

LE BARON.

Lisette...

LISETTE.

Tenez ferme.

VALÈRE, lui baisant la main.

Mon père, révoquez une si dure loi.

LE BARON.

Levez-vous.

À Lisette.

Le fripon m’attendrit malgré moi.

LISETTE.

Laissez-moi lui parler à l’écart.

LE BARON.

Soit Valère,

Écoutez ses avis, vous ne sauriez mieux faire.

Valère et Lisette vont au fond du théâtre ; Valère tourné du côté de Lisette qui lui parle d’action.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LE BARON, VALÈRE, LISETTE, JAVOTTE

 

ISABELLE, à Javotte.

Pour me persuader tes soins sont superflus.

JAVOTTE.

Demeurons un moment.

ISABELLE.

Tu ne me retiens plus.

LE BARON, sans les voir.

S’entêter de la sorte !

JAVOTTE.

Écoutez donc, Madame.

ISABELLE.

Tout se résout céans par l’ordre d’une femme,

Et son peu de raison me fait voir aisément

Que mon frère s attache ici très vainement.

Au Baron.

Vous me voyez, Monsieur, tout-à-fait rebutée ;

Ma proposition vient d’être rejetée.

Madame la Baronne à votre volonté

Oppose un autre hymen par elle projeté ;

Mon frère lui déplaît, il serait inutile...

LE BARON.

Non, jamais on n’a vu femme plus indocile ;

Mais c’est de mes bontés trop longtemps abuser ;

Je connais mon pouvoir, et je veux en user.

Monsieur de Richesource épousera ma fille.

Pour vous, si vous voulez entrer dans ma famille,

Je vous offre mon fils, qui sera trop heureux...

ISABELLE.

Tant de bontés, Monsieur, nous honorent tous deux ;

Daignez les conserver en faveur de mon frère :

Mais pour moi, je n’ai point de réponse à vous faire ;

Si ce n’est que mon cœur, libre jusqu’à présent,

Ne se sent pour l’hymen encore aucun penchant.

LISETTE, à Valère.

C’est elle, approchons-nous.

VALÈRE.

La chose est superflue.

LE BARON, à Isabelle.

Peut-être que mon fils...

ISABELLE.

Non, je suis résolue

À ne point m’engager sans inclination.

LISETTE, à Valère.

Mais voyez-la, du moins. Quelle obstination !

LE BARON.

Valère, ici.

ISABELLE, apercevant Valère.

Javotte.

JAVOTTE.

Eh bien ?

ISABELLE.

Quelle aventure !

VALÈRE, reconnaissant Isabelle.

Que vois-je ?

LISETTE.

Ils font tous deux une étrange figure !

Comment ! se regarder sans se dire un seul mot !

À Valère.

Saluez donc Madame.

LE BARON.

Ah ! mon fils n’est qu’un sot.

ISABELLE, au Baron.

Monsieur est votre fils ?

VALÈRE, à Lisette.

Madame est Isabelle ?

LE BARON, à Isabelle.

Vraiment oui, c’est lui-même.

LISETTE, à Valère.

Eh ! oui, Monsieur, c’est elle.

ISABELLE, à Javotte.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

VALÈRE.

Je ne sais où j’en suis.

LISETTE.

Oh çà, sans compliment,

L’extase où je vous vois, qu’est-ce qu’il signifie ?

Est-ce inclination, ou bien antipathie ?

VALÈRE.

Mon cœur est maintenant d’accord avec mes yeux ;

Et je serais, Madame, au comble de mes vœux,

Si l’hymen...

LISETTE.

Halte-là ; votre réponse est claire.

Allons, Madame, à vous.

ISABELLE.

Je dépends de mon frère ;

C’est à lui, non à moi, d’ordonner de mon sort.

LISETTE.

Ah ! voilà qui va bien.

Au Baron.

Il faut faire un effort

C’est à vous maintenant à vous rendre le maître.

Ces deux personnes-ci vous font assez connaître

Qu’elles ont dans le cœur des dispositions

À se rendre bientôt à vos intentions.

LE BARON, à Isabelle.

M’y voilà résolu, si vous voulez souscrire...

ISABELLE.

Je vous ai dit, Monsieur, ce que je pouvais dire :

Je n’ai plus que mon frère, il dispose de moi.

LISETTE, à Valère.

L’affaire est faite, allons, donnez-lui votre foi.

ISABELLE.

Remettons ce discours ; je suis trop interdite.

Adieu.

JAVOTTE, à Lisette.

Jusqu’au revoir.

LISETTE.

Comme elle prend la fuite !

VALÈRE.

Je vous suivrai, du moins.

ISABELLE.

Non : je vous le défends ;

Et je veux être à moi pendant quelques moments.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, VALÈRE, LISETTE

 

LE BARON.

Ce changement m’étonne, et votre complaisance,...

LISETTE.

Ceci n’est point l’effet de son obéissance.

LE BARON.

Comment ?

LISETTE.

Je m’y connais : ils s’en voulaient d’ailleurs.

L’Amour avait pris soin de disposer leurs cœurs.

Monsieur tout interdit, la belle aussi frappée...

C’est la dame du bal, ou je suis fort trompée.

VALÈRE.

Elle-même, et voilà ce qui fait que tous deux...

La Baronne entre et écoute.

LE BARON.

L’aventure me charme et tient du merveilleux.

Ainsi vous n’aurez plus de peine à me complaire,

Et c’est vous qui devez disposer votre mère

À ne s’opposer point...

VALÈRE.

Je ferai mon devoir,

Et mon penchant s’accorde avec votre pouvoir.

 

 

Scène V

 

LE BARON, LA BARONNE, VALÈRE, LISETTE

 

LA BARONNE.

Son pouvoir ! Qu’est-ce donc que tout ceci veut dire ?

Est-ce que contre moi tout le monde conspire ?

Avez-vous si bien fait, Monsieur mon cher époux,

Que vous ayez ligué votre fils avec vous ?

LISETTE, bas au Baron.

Courage : l’ennemi vient vous livrer bataille ;

Défendez-vous ; frappez et d’estoc et de taille.

LE BARON, à Lisette.

Ne me quitte pas.

LISETTE.

Non.

LA BARONNE.

Je vois d’où vient cela ;

Vous consultez en tout cette coquine-là :

C’est elle qui vous gâte.

LISETTE, d’un air simple.

Ah ! Madame, au contraire :

Monsieur voulait, sans vous, terminer une affaire ;

Et moi, je lui disais qu’avant de la finir,

Il fallait vous forcer au moins d’y consentir.

LA BARONNE.

Me forcer ! moi ?

LISETTE.

De plus, Monsieur m’a fait entendre

Qu’ayant cédé ses droits, il allait les reprendre ;

Que, honteux qu’une femme eût tout pouvoir céans,

Il vouloit à son gré marier ses enfants ;

Qu’il donnait Richesource à sa fille, et Valère

À sa sœur Isabelle. Et moi, tout en colère,

J’ai dit... que ces projets étaient pleins de raison :

Mais que pour gendre, vous, vous choisissiez Damon ;

Qu’en cela, comme en tout, vous seriez la maîtresse.

LA BARONNE.

Ah ! je vous en réponds.

LISETTE.

Quoi ! j’aurais la faiblesse,

Quand il faut établir et ma fille et mon fils,

De suivre son caprice, et non pas mon avis !

M’a répliqué Monsieur. J’y donnerai bon ordre,

Et je réglerai tout sans qu’elle y puisse mordre ;

Ou, si son arrogance ose me traverser,

Je sais par quels moyens il faut la rabaisser.

Elle regarde le Baron.

Çà, voyons donc comment vous soutiendrez la chose ?

Ai-je dit, mais toujours défendant votre cause.

Monsieur a persisté. Voilà le résultat,

Vous êtes en présence : entre vous le débat

LA BARONNE.

Vraiment, je viens d’entendre un récit admirable.

Au Baron.

Quoi ! tout ce qu’elle a dit serait-il véritable ?

LE BARON, embarrassé.

À peu près.

LISETTE, vivement.

À peu près ! Je ne mens pas d’un mot.

Au Baron.

Allons donc.

LE BARON.

Eh bien, oui. J’ai longtemps fait le sot ;

Mais je ne serai plus esclave de ma femme.

Songez à m’obéir.

LISETTE.

Vous l’entendez, Madame.

LA BARONNE.

Oui, je l’entends fort bien. Je sais, depuis longtemps,

Que le ciel m’a soumise à vos commandements ;

Et contre mon avis, en père de famille,

Vous pouvez marier Valère et votre fille :

Je saurai respecter les décrets d’un époux.

LE BARON.

Voilà du fruit nouveau.

LISETTE.

La griffe est là-dessous.

LA BARONNE.

Mais vous trouverez bon qu’en vous laissant le maître,

À vos yeux désormais je cesse de paraître ;

Et qu’avant d’accomplir la séparation,

Je donne à mes enfants ma malédiction.

LE BARON.

Oh ! j’empêcherai bien...

LA BARONNE, avec emportement.

Vous ? Moi, je vous déclare

Qu’il faut que vous cédiez, ou que l’on nous sépare.

Oui, merci de ma vie ! ou l’on m’assommera,

Ou jamais un mari ne me commandera.

LE BARON.

J’aime mieux mon repos que mon fils ni ma fille,

Et vous laisse le soin de régler ma famille.

Il sort.

LA BARONNE, à Valère.

Mon fils, gardez-vous bien d’un hymen odieux,

Ou ne vous présentez jamais devant mes yeux.

 

 

Scène VI

 

VALÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà, je vous l’avoue, une maîtresse femme.

VALÈRE.

Je crains peu son courroux. Dans le fond de son âme

Elle est au désespoir d’empêcher mon projet,

Et tout mon embarras vient d’un autre sujet.

LISETTE.

Damon vient.

VALÈRE.

Laisse-nous.

 

 

Scène VII

 

DAMON, VALÈRE

 

DAMON.

Par quelle humeur bizarre,

Depuis un temps, ami, nous deviens-tu si rare ?

On a beau te chercher, On ne te trouve pas.

Quoi ! la vieille comtesse a-t-elle tant d’appas,

Qu’il faille à tes amis te dérober pour elle ?

Parbleu ! j’irai tantôt fui faire une querelle.

Qu’elle permette au moins que nous t’ayons le jour.

VALÈRE.

Tu veux absolument donner un mauvais tour

Aux assiduités que j’ai pour la Comtesse.

Tu sais que ses bienfaits méritent ma tendresse.

DAMON.

Mais du moins instruis-moi de vos conventions.

VALÈRE.

Il n’est rien de plus pur que ses intentions.

Elle veut que je puisse avec magnificence,

Par le bien que j’aurai, soutenir ma naissance ;

Et croit que me laisser à moi seul tout le sien,

C’en sera le plus noble et le plus sûr moyen.

Moi, pour la confirmer dans une telle idée,

Et bannir des parents dont elle est obsédée,

Je lui rends chaque jour mille soins assidus...

DAMON.

Et ne lui rends-tu point quelque chose de plus ?

VALÈRE.

Tu crois ?...

DAMON.

Nous sommes seuls ; il faut ne me rien taire.

Parle.

VALÈRE.

Sur mon honneur, voilà tout le mystère.

Après un tel serment, tu me connais trop bien,

Pour croire qu’en ceci je te déguise rien.

DAMON.

Je me suis donc trompé d’une manière étrange !

Et...

VALÈRE.

Les mauvais esprits prennent toujours le change.

DAMON.

Oui, ta mère en ceci le prenait comme moi.

VALÈRE.

Elle a pu soupçonner la comtesse ?

DAMON.

Oui, ma foi ;

Nous en avons raillé plus de vingt fois ensemble.

La Baronne, entre nous, n’est pas ce qu’il te semble ;

Son maintien réservé n’est qu’affectation,

Et malgré tout l’éclat de sa dévotion,

Je n’ai jamais connu femme plus médisante.

Époux, enfants, amis, parents, surtout la tante,

Rien ne peut échapper à ses traits mordicants.

Quoique son bien-aimé, souvent à tes dépens

Elle se divertit, et se donne carrière.

VALÈRE.

Que dit-elle de moi ?

DAMON.

Que tu tiens de ton père.

Elle est au désespoir, et se veut bien du mal

De t’avoir copié sur cet original.

VALÈRE.

Oh ! laissons ce sujet, et parlons d’autre affaire.

Sur l’hymen de ma sœur j’ai pressenti ma mère :

Elle est très favorable à notre intention,

Et voit avec plaisir ton inclination.

DAMON.

Point. Lorsque je lui dis du bien de Marianne,

Elle applaudit tout haut, mais son cœur me condamne ;

Ses discours, ses regards, tout marque son dépit ;

Et je ne puis jamais adoucir son esprit,

Qu’en avouant qu’elle a des restes de jeunesse,

Qu’elle mérite encor que pour elle on s’empresse :

Elle ajoute à cela que le Baron est vieux,

Qu’elle sait un parti qui me conviendrait mieux,

Que ta sœur... En un mot, elle me fait entendre

Que son dessein n’est pas de me faire son gendre.

VALÈRE.

Mais quand d’autres que toi font demander ma sœur,

Elle refuse tout, et même avec aigreur.

DAMON.

C’est pour dépayser...

VALÈRE.

N’en dis pas davantage :

Je ne puis plus souffrir un discours qui l’outrage ;

Et tout autre que toi, dans ce même moment,

Verroit à quel excès va mon ressentiment.

DAMON.

Tu prends le sérieux ?

VALÈRE.

Ai-je tort ? Considère

Ce qu’un pareil discours dès l’instant même opère.

J’ai cru jusqu’à présent que ma mère m’aimait ;

Je croyais encor plus, c’est qu’elle m’estimait ;

Et tu me fais penser (juge de ma surprise !)

Qu’elle ne m’aime point, et qu’elle me méprise.

DAMON.

Oui ; mais, par son portrait que je te fais ici,

En revanche tu peux la mépriser aussi.

VALÈRE.

La consolation est grande, je l’avoue !

C’est un trait merveilleux, et digne qu’on le loue !

Vois jusques à quel point t’aveugle ton penchant,

Et rougis avec moi d’un trait aussi méchant.

Nul ne peut t’effacer par le talent de plaire ;

Mais tu fais éclater un maudit caractère.

Je ne m’étonne plus qu’on s’empresse à te fuir :

Tu crois te faire aimer, et tu te fais haïr ;

Et de tous tes amis, par un sort trop funeste,

Je suis presque le seul à présent qui te reste.

DAMON.

Parbleu ! tu le prends là sur un fort joli ton !

Qu’à ton âge il sied mal de faire le Caton !

C’est ce que je disais ce matin à Julie :

Valère a de l’esprit, mais son esprit ennuie.

VALÈRE.

Je te suis obligé de ta sincérité.

DAMON.

Tu devrais dès longtemps en avoir profité.

C’est pourtant ce qu’on ose appeler médisance,

Que dire sur chacun librement ce qu’on pense ;

Chercher le ridicule, et lire au fond des cœurs ;

Peindre ce qu’on y voit des plus vives couleurs ;

Discerner les motifs, et peser le mérite ;

Faire la guerre aux sois, démasquer l’hypocrite :

Voilà ce que je fais, je ne m’en défends point.

Plût au ciel que chacun m’imitât en ce point !

Oui, cette liberté, cette exacte justice

Corrigerait les sots, et détruirait le vice.

VALÈRE.

Il est beau de vouloir corriger son prochain ;

Mais, pour y réussir, user d’un tour malin...

DAMON.

C’est par là qu’on corrige, autrement on ennuie.

Tel rit quand on le prêche, et craint la raillerie ;

Sans moi, ce vieux abbé, parent de Lisidor,

Sous ses faux cheveux blonds se farderait encor.

Ce petit magistrat, qui toujours pindarise,

Se croirait adoré de la vieille Bélise,

Si je ne l’eusse pas averti plaisamment,

Qu’elle avait de Damis payé le régiment.

Un couplet de chanson que j’ai dit dans le monde,

A fait voir de Licas la malice profonde,

Et que, depuis qu’il doit sa fortune à Cliton,

Il le fait, à la cour, passer pour un fripon.

J’ai mis ce plat auteur, qui loué à toute outrance,

Au point de n’imposer qu’aux benêts qu’il encense.

N’est-ce pas par mes traits que nos petits marquis

N’osent plus au théâtre étaler leurs habits ?

Ce flandrin de Licandre, avec sa face étique,

Vouloit passer partout pour habile critique ;

Il ne parlait jamais que d’actrices, d’acteurs ;

Et, d’un ton décisif, il frondait les auteurs ;

Par caprice, il blâmait, ou bien criait miracle,

Et ridiculement se donnait en spectacle ;

Je l’ai si bien berné, plaisanté là-dessus,

Qu’il s’enivre à présent, et ne décide plus.

La prude Célimène, en publie vertueuse,

Avec son intendant est très peu scrupuleuse.

Le monde à qui la dame avait trop imposé,

Par les soins que j’ai pris, en est désabusé.

C’est là rendue au public un utile service.

VALÈRE.

Non : dis plutôt que c’est lui prouver ta malice :

Je te le dis ici pour la dernière fois,

Toi-même tu te nuis bien plus que tu ne crois.

 

 

Scène VIII

 

MARIANNE, DAMON, VALÈRE

 

MARIANNE.

Qu’avez-vous fait, Damon ? Quelle est votre imprudence ?

On se plaint en tous lieux de votre médisance ;

Tous nos meilleurs amis, et les vôtres aussi,

Déchaînés contre vous, viennent en foule ici,

Et font tous leurs efforts pour vous en faire exclure.

Croyant que notre hymen est près de se conclure,

Richesource, offensé des discours d’aujourd’hui,

Fait agir ses parents offensés comme lui :

Ils sont puissants ; ma mère en est intimidée,

Et pourrait, à la fin, être persuadée.

Mon père, qui tantôt n’osait lui résister,

Prétend de son dessein la foire désister ;

Et si vous n’obtenez au plus tôt son suffrage,

Il pourra mettre obstacle à notre mariage.

VALÈRE.

Voilà ce qu’ont produit tes bons mots et tes traits.

DAMON, après avoir rêvé.

Je veux être écrasé, si je médis jamais.

VALÈRE.

Ne fais point de serment, l’effort est trop pénible ;

Promets-nous seulement d’y faire ton possible.

DAMON.

Mon possible ! Oh ! parbleu, je vous réponds de moi.

Je ferais encor plus pour vous donner ma foi,

Madame, et je connais par cette expérience,

Quels inconvénients produit la médisance :

Tout ce qu’on m’a prédit n’est que trop confirmé ;

Je suis las d’être craint, et je veux être aimé.

VALÈRE.

Il ne tiendra qu’à toi, si tu tiens ta promesse.

MARIANNE.

C’est le plus sûr moyen de gagner ma tendresse.

DAMON.

Et je pourrais encor médire après cela ?

Que le ciel !...

VALÈRE.

Doucement.

DAMON.

Mais...

VALÈRE.

Demeurons-en là.

Je crains...

DAMON.

De mes serments Valère se défie ?

VALÈRE.

Oui.

DAMON.

Si j’y manque, ami, que je perde la vie.

Oui, je vais travailler à réparer le mal

Que j’ai fait en suivant un penchant trop fatal.

MARIANNE.

Allez donc voir mon père, et lui faites connaître

Que de vous-même enfin vous vous rendez le maître :

À gagner son estime employez vos efforts,

Dites-lui le projet qu’en ce moment...

DAMON.

Je sors

Pour le chercher. Ami, si tes soins me secondent,

Doutes-tu qu’à mes vœux les effets ne répondent ?

Tu connais bien ton père, et sa facilité

Pourrait même passer pour imbécillité.

Oui, par son peu d’esprit et sa faiblesse extrême,

Il ne sait jamais prendre un parti de lui-même ;

Il veut être mené : pour en venir à bout,

Nous prendrons le parti de le flatter sur tout.

La louange est un mets qui le touche et l’enchante ;

Pour lui la plus grossière est la plus excellente :

D’ailleurs, il hait ta mère ; en dire un peu de mal,

C’est lui faire, à coup sûr, un plaisir sans égal.

VALÈRE.

Comment ! Et j’irai, moi, médire de ma mère ?

DAMON.

Non, je prendrai ce soin.

VALÈRE.

L’aimable caractère !

Puisque pour ton bonheur nos soins sont superflus,

Fais ce que tu voudras, je ne m’en mêle plus.

DAMON.

J’ai tort ; mais prescris-moi ce qu’il faut que je fasse.

Il fuit sans m’écouter.

À Marianne.

Ah ! permettez, de grâce,

Que je suive ses pas pour calmer son courroux.

 

 

Scène IX

 

MARIANNE, seule

 

Quel ami, juste ciel ! quel amant ! quel époux !

Je n’avais pu l’aimer ; mais je croyais, sans crime,

Lui pouvoir accorder la plus parfaite estime :

Et je m’étais flattée au moins, en l’épousant,

De conserver mon rang, et de fuir le couvent ;

Mais je ne vois que trop...

 

 

Scène X

 

MARIANNE, LISETTE

 

LISETTE.

Madame vous demande.

MARIANNE.

Quoi ?

LISETTE.

Je parle assez haut, je crois, pour qu’on m’entende.

Je vous dis... Vous rêvez ?

MARIANNE.

Ah ! j’en ai bien sujet.

LISETTE.

Vos vœux vont cependant avoir un plein effet :

Si vous avez Damon, n’êtes-vous pas contente ?

MARIANNE.

Hélas !

LISETTE.

Vous soupirez ! Je suis intelligente.

Ce soupir signifie un tendre souvenir.

MARIANNE.

Lisette, je voudrais un peu t’entretenir.

LISETTE.

Je le souhaite aussi. Courez chez votre mère ;

Quand vous aurez fini, nous parlerons d’affaire.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Oui, Monsieur, je l’ai vu tout comme je vous vois.

LÉANDRE.

Mon père ?

FRONTIN.

Oui.

LÉANDRE.

Tu l’as vu ?

FRONTIN.

Vous moquez-vous de moi,

De me faire vingt fois dire la même chose ?

LÉANDRE.

Mon père est arrivé ?

FRONTIN.

Mais, Monsieur, si je l’ose,

Je vous dirai tout franc que vous extravaguez.

Pourquoi m’interroger sur ce que vous savez ?

LÉANDRE.

Je suis au désespoir.

FRONTIN.

Je n’y saurais que faire ;

Le cas est vrai, pourtant.

LÉANDRE.

Que t’a-t-il dit, mon père ?

FRONTIN.

Bien des choses. D’abord il a voulu savoir,

Comme vous jugez bien, si j’avais pu vous voir ;

J’ai dit que j’avais pris une peine inutile,

Et qu’on ne vous pouvait trouver en cette ville.

LÉANDRE.

Qu’a-t-il répondu ?

FRONTIN.

Rien. Il s’est mis à pleurer.

LÉANDRE.

À pleurer ?

FRONTIN.

Des deux yeux. Je puis vous assurer

Qu’il se repent bien fort de la dure contrainte...

LÉANDRE.

Que dit-il de Lucrèce ?

FRONTIN.

À vous parler sans feinte,

Je doute qu’il vous presse encor sur son sujet.

LÉANDRE.

Comment ! tu crois cela ?

FRONTIN.

Je le crois, en effet.

LÉANDRE.

En sais-tu la raison ?

FRONTIN.

Il vient de me la dire.

Il vous souvient du jour qu’il voulut vous prescrire

Pour signer le contrat ?

LÉANDRE.

Je dois m’en souvenir.

FRONTIN.

Vous lui promîtes tout pour ne lui rien tenir.

Ce jour étant venu, vous fîtes le malade ;

On le crut : mais le soir on sut votre escapade.

LÉANDRE.

Qu’est-il besoin ?...

FRONTIN.

Jugez de notre étonnement

On vous attend un jour, deux jours, mais vainement.

LÉANDRE.

Eh ! bourreau, viens au fait.

FRONTIN.

Donnez-vous patience.

Enfin, quand du retour on n’a plus d’espérance,

Lucrèce au désespoir verse un torrent de pleurs.

LÉANDRE.

Que m’importe !

FRONTIN.

On s’empresse à calmer ses douleurs ;

La gloire l’aiguillonne ; elle se tranquillise,

Puis chante, danse, rit, à la fin, vous méprise.

LÉANDRE.

Ah ! tant mieux.

FRONTIN.

Mais l’amour rappelle son dépit,

Qui jusques à tel point la presse, la saisit,

Que par le prompt effet de sa noire furie...

LÉANDRE.

Comment donc ! elle meurt ?

FRONTIN.

Non, elle se marie,

Quel courage, Monsieur !

LÉANDRE.

Peste soit du faquin !

J’ai craint que ce récit n’eût une triste fin.

FRONTIN.

Vous perdre, et pour époux prendre un vieux asthmatique,

N’est-ce pas là pour elle une fin bien tragique ?

LÉANDRE.

Mon père n’a plus lieu de traverser mes vœux.

FRONTIN.

Non : mais tout est céans fort contraire à vos feux ;

Damon et la Baronne ont fait le diable à quatre,

Et le mari, dit-on, n’ose plus les combattre.

LÉANDRE.

Je le crois : mais j’espère au pouvoir de l’Amour,

Et Lisette me flatte encor d’un doux retour.

FRONTIN.

Montrez-vous.

LÉANDRE.

Attendons.

FRONTIN.

C’est un point nécessaire ;

Car enfin, que sait-on ? si monsieur votre père,

Voyant qu’il n’a de vous aucun avis par moi,

Allait venir ici ?

LÉANDRE.

Le crois-tu ?

FRONTIN.

Je le crois.

Voulez-vous qu’il vous trouve en ce bel équipage ?

LÉANDRE.

Je saurai l’éviter, et je serais peu sage,

Si je désabusais Richesource d’abord ;

Sa poursuite céans m’est nécessaire encor.

Aux yeux de Marianne il faut enfin paraître,

Mais sans me découvrir à mon prétendu maître.

Il vient ; as-tu porté chez toi tous mes habits ?

Je te l’avais dit.

FRONTIN.

Oui.

LÉANDRE.

Vas-y donc, je te suis.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, RICHESOURCE

 

RICHESOURCE.

Braver à tous moments un homme de ma trempe !

Quoi, morbleu ! devant lui prétend-il que je rampe ?

Et se croit-il en droit de me traiter en fat,

Et de m’exclure ainsi pour un vieux marquisat ?

LÉANDRE.

Vous parlez de Damon ?

RICHESOURCE.

Ah ! c’est toi, La Fontaine.

Oui, je veux m’en venger, ou mourir à la peine.

Nous nous mesurerons. Il va voir aujourd’hui

Que je suis par le cœur aussi noble que lui.

LÉANDRE.

Quel est votre dessein ?

RICHESOURCE.

Mon dessein ? De me battre,

Un contre un, deux à deux, ou quatre contre quatre,

Comme il voudra. Je dois réparer mon honneur,

Et rabaisser l’orgueil de ce petit seigneur.

Vois-tu bien cette épée ?

LÉANDRE.

Ah ! quelle énorme brette !

Je l’atteindrai de loin, ce mignon de toilette :

Dès qu’il verra cette arme il parlera plus bas ;

Je t’en réponds.

LÉANDRE.

Ma foi, ne vous y fiez pas.

Damon a du courage, et la plus longue épée

N’est rien, si par le cœur elle n’est secondée.

RICHESOURCE.

Du cœur ! en manque-t-on lorsque l’on est marquis ?

LÉANDRE.

Quelquefois.

RICHESOURCE.

Je suis donc un lâche, à ton avis ?

LÉANDRE.

Non. Mais il faut un peu vous consulter vous-même.

RICHESOURCE.

Sur quoi ?

LÉANDRE.

Vous sentez-vous une valeur extrême ?

L’avez-vous éprouvée en quelque occasion ?

RICHESOURCE.

Bon ! je me suis battu vingt fois comme un lion.

LÉANDRE.

Quoi ! l’épée à la main ?

RICHESOURCE.

Non ; mais je te proteste...

LÉANDRE.

Ah ! c’est au pistolet.

RICHESOURCE.

Au pistolet ! la peste !

Je crains trop l’arme à feu. J’ai fait vingt fois assaut

Contre mon maître d’arme et contre son prévôt ;

Je sais pousser de tierce, et de quarte, et de quinte.

LÉANDRE, mettant l’épée à la main.

Oui. Mais cet objet-ci donne bien plus de crainte.

Quand Damon en fureur s’avancera sur vous ;

Il lui allonge une botte, et Richesource fuit.

Ha, ha !

RICHESOURCE.

Oh ! j’ai déjà perdu tout mon courroux.

À te dire le vrai, cette pointe me choque ;

Je sens, à son aspect, ma valeur équivoque :

Qui voudra se signale en ces nobles combats ;

Mais quand la pointe en est je ne m’y frotte pas.

LÉANDRE.

N’allez donc point vous battre.

RICHESOURCE.

Ah ! morbleu, c est dommage,

Car, un fleuret en main, je me sens du courage.

Mais toi, tu me parois un fort brave garçon :

Tu pourrais me venger.

LÉANDRE.

Et de quelle façon,

Monsieur ?

RICHESOURCE.

J’ai mon cousin, le comte de Bienville,

Qui, dans peu, de province arrive en cette ville ;

Sa personne, à coup sûr, n’est point connue ici.

T’y connaît-on ?

LÉANDRE.

Moi ? point. Quel sujet ?...

RICHESOURCE.

Le voici.

Si tu veux du cousin faire le personnage,

Et t’offrir, sous son nom, dans un riche équipage,

Tu pourras, à coup sûr, m’être d’un grand secours :

J’irai dire au Baron que, depuis quelques jours,

Mon cousin est ici ; et qu’ayant vu sa fille,

Il brûle, autant que moi, d’entrer dans sa famille ;

Que ma seule poursuite arrêtait son dessein ;

Mais que, comme je vois que je m’empresse en vain,

Que pour moi Marianne a de la répugnance,

Que d’ailleurs mon cousin est de haute naissance,

Riche, bien fait, j’ai pris la résolution

De lui céder ma place et ma prétention.

LÉANDRE.

Qu’en résultera-t-il ?

RICHESOURCE.

Le Baron est facile ;

Il appuiera d’abord le comte de Bienville.

Tu paraîtras. Damon, enragé contre toi,

Prétendra te traiter comme il m’a traité, moi :

C’est alors qu’il faudra signaler ta vaillance,

Le rosser comme un diable, et hâter ma vengeance.

LÉANDRE.

Ce projet me paraît assez bien inventé.

RICHESOURCE.

Il ne tiendra qu’à toi qu’il soit exécuté.

LÉANDRE.

J’y consens volontiers.

RICHESOURCE.

Que ma joie est extrême !

LÉANDRE.

Vous servir en ceci, c’est me servir moi-même.

RICHESOURCE.

Pourquoi ?

LÉANDRE.

Vous en saurez quelque jour la raison,

Je vais me préparer. Allez voir le Baron ;

Il faut, tout au plus tôt, entamer cette affaire.

Vantez bien le cousin.

RICHESOURCE.

C’est ce que je vais faire.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, VALÈRE

 

VALÈRE entre en rêvant.

J’ai pu lui pardonner ! Ah ! je dois en rougir !

LÉANDRE, sans le voir.

À Marianne, enfin, je puis me découvrir

Sans que l’on me connaisse ; et toute ma ressource...

VALÈRE aperçoit Léandre.

Que cherchez-vous ici ?

LÉANDRE.

Monsieur de Richesource,

Mon maître.

VALÈRE.

Comment donc ! vous êtes son valet ?

LÉANDRE.

Oui, Monsieur.

VALÈRE.

Je vous plains.

LÉANDRE.

C’est sans aucun sujet.

Quoi que la servitude ait de désagréable,

Elle n’a rien chez lui qui ne soit supportable.

VALÈRE.

Rarement de son maître un valet parle ainsi ;

Votre réponse veut que je m’explique ici.

Je ne vous ai pas plaint de servir un tel maître :

Mais je plains votre état ; et, sans trop vous connaître,

Par votre air, vos discours, je juge tout d’abord

Que vous mériteriez, sans doute, un meilleur sort.

LÉANDRE.

Vous m’honorez beaucoup. En effet, je puis dire

Que je n’étais pas né pour servir ; j’en soupire :

Mais peut-être qu’un jour je serai plus heureux,

Et que l’amour aussi comblera tous vos vœux ;

Vous aimez Isabelle, Isabelle vous aime.

VALÈRE.

Comment le savez-vous ?

LÉANDRE.

Je le sais d’elle-même,

Ou du moins de son frère ; et cette aimable sœur

Vient de lui confier le secret de son cœur.

Je vous dirai bien plus.

VALÈRE.

Quoi donc ?

LÉANDRE.

C’est qu’Isabelle

Avait cru qu’aujourd’hui vous viendriez chez elle.

VALÈRE.

Ah ! faut-il qu’un ami !...

LÉANDRE.

Je vois votre embarras :

Vous ménagez Damon ; il ne mérite pas

Que pour lui vous fuyiez une aimable maîtresse,

Digne objet de vos soins et de votre tendresse.

VALÈRE.

Je vais lui protester...

LÉANDRE.

Différez un moment.

VALÈRE.

Pourquoi ?

LÉANDRE.

C’est que Clitandre est chez elle à présent.

VALÈRE.

Clitandre ?

LÉANDRE.

Il est ami de Damon ; je m’étonne...

VALÈRE.

Je connais fort son nom, mais non pas sa personne.

LÉANDRE.

C’est ce mari jaloux, qui, hier soir, au bal

Crut qu’elle était sa femme, et la traita si mal.

VALÈRE.

Ah ! qu’entends-je ?

LÉANDRE.

Il a su que c’était Isabelle,

Et s’est venu d’abord excuser auprès d’elle.

Du fracas qu’il a fait il accuse Damon,

Dont un avis secret l’avait mis en soupçon :

Il dit que c’est à tort qu’on accusait sa femme,

Qui s’est justifiée ; et cette jeune dame,

Sachant que c’est Damon qui vouloit l’outrager,

Veut le perdre céans, afin de se venger.

VALÈRE.

Quelque indigne qu’il soit de l’appui de ma mère,

Je m’en vais la presser d’apaiser cette affaire.

Adieu. Faites qu’ici je puisse vous revoir.

LÉANDRE, seul.

Tout semble concourir à me rendre l’espoir.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, LISETTE

 

LISETTE.

Ah ! vraiment, voici bien une autre comédie !

Il nous vient un mari de Basse-Normandie.

Qui diable est ce cousin qu’on veut nous présenter ?

Ce comte de Bienville est propre à tout gâter.

Le Baron, qui connaît son bien et sa naissance,

Vient de faire serment d’user de sa puissance

Pour conclure avec lui, s’il le veut, dès ce jour ;

Et ceci pourrait bien vous perdre sans retour.

Vous deviez l’empêcher.

LÉANDRE.

L’empêcher ? Au contraire,

Je serai le cousin.

LISETTE.

Vous ?

LÉANDRE.

Moi.

LISETTE.

J’entends l’affaire.

LÉANDRE.

Je reviens à l’instant, gardez bien le secret,

Et surtout préparez le succès du projet :

Vous saurez les raisons...

LISETTE.

Je comprends votre adresse.

Allez, je vais sonder le cœur de ma maîtresse.

 

 

Scène V

 

LISETTE, seule

 

On ne peut rien de mieux, et nous pourrons savoir...

 

 

Scène VI

 

MARIANNE, LISETTE

 

MARIANNE.

Ah, Lisette !

LISETTE.

Quoi donc ?

MARIANNE.

Je suis au désespoir.

Tu sais qu’on me propose un nouveau mariage ?

LISETTE.

Vraiment, j’y vois pour vous un fort gros avantage.

MARIANNE.

Du jour au lendemain je me livrerai, moi,

Sans connaître celui qui recevra ma foi !

LISETTE.

Ne vous alarmez point ; je vous réponds d’avance

Que vous aurez tous deux bientôt fait connaissance.

MARIANNE.

D’un grand nom, d’un grand bien, je fais fort peu de cas,

Si le cœur et l’esprit ne les relèvent pas.

LISETTE.

Trouvez-vous en Damon de quoi vous satisfaire ?

MARIANNE.

Lisette, avec douleur j’y vois tout le contraire ;

J’avais cru, tout au moins, le pouvoir estimer,

Ayant perdu celui qui m’avait su charmer ;

Mais je l’ai mal connu. Plus notre hymen s’apprête,

Et moins je m’applaudis d’une telle conquête.

Faut-il t’avouer tout ? Je sens incessamment

Mon cœur s’intéresser pour mon premier amant.

Je voulais par l’oubli punir le sien, Lisette ;

Mais plus il me néglige, et plus je le regrette.

LISETTE.

Ma foi, vous me charmez quand vous parlez ainsi,

Peut-être votre amant n’est-il pas loin d’ici ;

J’ai des pressentiments dont je veux vous instruire,

Et j’avais négligé tantôt de vous les dire.

MARIANNE.

Non, j’ai lieu de penser que Léandre me fuit,

Lisette.

LISETTE.

Cependant je l’ai vu cette nuit.

MARIANNE.

Cette nuit ?

LISETTE.

En donnant. Je fais de jolis songes

Quelquefois, et souvent ce ne sont point mensonges.

Je gage qu’à l’instant je vous fais son portrait.

MARIANNE.

Voyons.

LISETTE.

Il m’a paru fort grand et fort bien fait.

MARIANNE.

Bon. Ensuite.

LISETTE.

Il avait une perruque blonde,

De grands yeux, et les dents les plus belles du monde,

Une bouche vermeille, un teint vif et charmant,

Les traits fort réguliers, un air tendre et touchant,

Un fort beau son de voix, une jambe très fine,

Un air aisé, très noble.

MARIANNE.

Ah, ciel ! je m’imagine

Que je le vois encor ; le voilà tel qu’il est.

Te parlait-il de moi ?

LISETTE.

Croyez-vous, s’il vous plaît,

Qu’il me fût apparu, s’il n’eût eu rien à dire ?

Il faut voir de quel air il contait son martyre.

MARIANNE.

Pour qui ?

LISETTE.

Pour vous, Madame.

MARIANNE.

Ah ! douce illusion !

Mais Lucrèce ?

LISETTE.

Est l’objet de son aversion.

MARIANNE.

Il l’a donc épousée ?

LISETTE.

Il est vrai, par l’usage,

Que rarement l’amour survit au mariage :

Mais ce n’est point cela qui vous rend votre amant ;

On la sur ce sujet pressé très vainement ;

La veille de la noce il s’est mis en campagne,

Pour venir à Paris du fond de la Bretagne.

J’ai rêvé tout cela.

MARIANNE.

Que n’en vois-je l’effet !

LISETTE.

Bon ! j’ai songé, de plus, qu’il s’était mis valet,

Pour dépayser ceux qui le cherchent peut-être,

Et pour venir céans, sans se faire connaître.

MARIANNE.

Quelle fidélité ! Mais pourquoi me flatter ?

Tout ceci n’est qu’un songe.

LISETTE.

Il peut s’exécuter.

MARIANNE.

Et ce cousin, Lisette ?

LISETTE.

Il faut vous en défaire,

À moins que, par hasard, il n’ait de quoi vous plaire.

MARIANNE.

Tu peux compter d’avance...

LISETTE.

Eh ! ne jurons de rien.

MARIANNE.

Pourquoi ?

LISETTE.

J’ai vu quelqu’un qui m’en a dit du bien.

MARIANNE.

Il n’importe.

LISETTE.

Et, selon ce que j’en viens d’apprendre,

Il peut fort bien tenir la place de Léandre.

MARIANNE.

Après ce que tu sais, c’est vouloir m’outrager,

Que de croire qu’un autre...

LISETTE.

Et moi, je vais gager

Que, vous applaudissant de vous en voir aimée,

Sitôt qu’il paraîtra, vous en serez charmée.

MARIANNE.

Ah ! finissons, de grâce, un semblable discours.

J’attendais, de ta part, un utile secours ;

Mais puisqu’à mon amour ta te montres contraire,

J’ai honte de l’aveu que je viens de te faire.

Pourquoi de mon amant viens-tu m’entretenir,

Si pour d’autres que lui tu veux me prévenir ?

LISETTE.

C’est que ce cousin-là mérite bien qu’on l’aime.

MARIANNE.

Non, Lisette, fût-il plus beau que l’amour même,

Plus charmant que Léandre (et c’est dire encor plus),

Ses soins, pour l’effacer, seraient tous superflus.

LISETTE.

Ah ! vraiment, s’il savait ce que je viens d’entendre,

Il aurait bientôt pris le parti qu’il doit prendre,

MARIANNE.

Empêche, si tu peux, le cousin de me voir.

LISETTE.

Je n’en ai le dessein, ni même le pouvoir ;

Mais je vous promets bien que je m’en vais l’instruire

De tout ce qu’à l’instant vous venez de me dire.

 

 

Scène VII

 

MARIANNE, seule

 

C’est beaucoup d’avoir pu la porter à ce point.

Et, s’il est galant homme, il n’insistera point.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, MARIANNE

 

LE BARON.

Ma fille, vous savez quel époux je vous donne.

On en dit mille biens ; mais il doit en personne

Venir ici tantôt, à ce que l’on m’a dit :

Voyez s’il vous convient ; vous avez de l’esprit,

Et vous en jugerez beaucoup mieux que tout autre ;

Ma résolution suivra de près la vôtre :

Vous ne serez contrainte en rien sur son sujet ;

Mais si vous le goûtez, je suivrai mon projet.

Hors Damon que j’exclus, et que je dois exclure,

Sans avoir votre aveu je ne veux rien conclure.

MARIANNE.

Et moi, loin d’abuser de toutes vos bontés,

Je ne me réglerai que sur vos volontés.

LE BARON.

C’est bien répondre. Adieu, je sors pour une affaire

Où Lysimon m’écrit que je suis nécessaire.

Un de ses bons amis est arrivé chez lui,

Et souhaiterait fort me parler aujourd’hui.

Je vais voir ce que c’est, et reviens tout à l’heure.

 

 

Scène IX

 

MARIANNE, LISETTE

 

LISETTE.

Place ; place au cousin.

MARIANNE.

Il vient donc ?

LISETTE.

Oui. Je meure

Si j’ai jamais vu rien de si charmant Ma foi,

Si vous n’en voulez point, je le prendrai pour moi.

 

 

Scène X

 

MARIANNE, LÉANDRE, LISETTE

 

LÉANDRE.

Dois-je chercher, Madame, ou fuir votre présence ?

Puisse me présenter, après six mois d’absence ?

M’avez-vous oublié ? Me reconnaissez-vous ?

M’est-il permis encor d’embrasser vos genoux ?

MARIANNE.

Dans quel étonneraient cet incident me plonge !

Je doute si je veille.

LISETTE.

Ai-je fait un bon songe ?

MARIANNE.

Lisette, soutiens-moi.

LISETTE.

D’où vient cette vapeur ?

Est-ce que le cousin vous fait si grande peur ?

LÉANDRE.

Ouvrez les yeux, Madame, ou votre amant expire.

MARIANNE.

Ah ! Léandre, est-ce vous ?

LÉANDRE.

Je n’ose vous le dire.

MARIANNE.

C’est Léandre : mes yeux le retrouvent en vous,

Et mon cœur me le dit par des transports si doux...

LÉANDRE.

Ô ciel ! en ma faveur vous parle-t-il encore ?

MARIANNE.

Je vous aime toujours.

LÉANDRE.

Et moi, je vous, adore.

Mais, puisse me flatter d’être cher à vos yeux,

Lorsque vous écoutez un rival odieux ?

MARIANNE.

Mais vous, qu’un père avait destiné pour une autre,

En doutant de mon cœur, me gardez-vous le vôtre ?

Êtes-vous libre encor ?

LÉANDRE.

J’aurais péri cent fois,

Plutôt que d’obéir à de si dures lois :

Oui, je suis tout à vous.

MARIANNE.

Et moi, je vous déclare

Que je mourrai cent fois plutôt qu’on nous sépare :

Je vous vois, vous m’aimez ; je vous donne ma foi

Que nul autre que vous ne m’obtiendra de mou.

LÉANDRE.

Des maux que j’ai soufferts trop douce récompense !

Vous me rendez le jour, me rendant l’espérance.

LISETTE.

Comment donc ! ce cousin est Léandre en effet ?

MARIANNE.

Tu le savais, Lisette.

LISETTE.

Oui, vous êtes au fait.

Mon songe, que tantôt vous aviez peine à croire,

Est une vérité ; voilà toute l’histoire.

Par ce détour adroit, j’ai trouvé le moyen

De sonder votre cœur en vous ouvrant le sien.

Vous vous aimez toujours, ta chose est très certaine ;

Songeons à vous unir par une étroite chaîne :

Mais pour venir à bout d’un si juste dessein,

Le mal est qu’il fout faine encor bien du chemin.

 

 

Scène XI

 

MARIANNE, LÉANDRE, RICHESOURCE, LISETTE

 

RICHESOURCE, à Marianne.

Puisque je n’ai pas pu vous donner dans la vue,

Vous allez, de ma main, du moins être pourvue ;

Mon cousin... Le voici : Peste, qu’il est paré !

Comment le trouvez-vous ?

MARIANNE.

Il est fort à mon gré.

RICHESOURCE.

Quoi ! sérieusement ?

LISETTE.

Oh ! la chose est très sûre ;

Dès qu’on sera d’accord, ils sont prêts à conclure.

RICHESOURCE, à Marianne.

Tout de bon ?

MARIANNE.

Oui, Monsieur.

RICHESOURCE.

Ventrebleu ! le cousin,

En peu de temps, me semble, a bien fait du chemins.

MARIANNE.

Vous avez des parents d’un mérite suprême ;

À peine les voit-on, qu’aussitôt on les aime.

LISETTE.

Oh ! pour cela, Monsieur est bien apparenté :

Mais n’admirez-vous pas sa générosité ?

Il vous offre sa main ; ce don vous importune :

Il veut, bon gré, mal gré, faire votre fortune.

Que fait-il ? Il vous donne un cousin, un époux,

Que l’amour, tout exprès, avait formé pour vous.

En vérité, Monsieur, ce procédé m’enchante.

MARIANNE.

Vous verrez à quel point je suis reconnaissante,

Et combien vos présents me sont chers.

RICHESOURCE.

Cet aveu...

LISETTE.

N’auriez-vous point, pour moi, quelque arrière-neveu ?

J’aime bien vos parents.

RICHESOURCE.

L’eau te vient à la bouche.

À Marianne.

Enfin, pour ce garçon, vous n’êtes point farouche ?

MARIANNE.

Si je l’ai pour époux, vous comblerez mes vœux.

LÉANDRE, lui baisant la main.

Vous me charmez, Madame, et je suis trop heureux...

RICHESOURCE, le tirant.

Monsieur mon cher cousin, vous allez un peu vite.

Bride en main, s’il vous plaît, ou retournez au gîte.

LÉANDRE.

De quoi vous plaignez-vous ? Vous l’avez souhaité.

RICHESOURCE.

Oui, mais je vois ici certaine privauté,

Dans un premier abord, que j’ai peine à comprendre ;

Et...

LISETTE.

C’est la sympathie, on ne peut s’en défendre,

Il est des nœuds secrets, il est...

RICHESOURCE.

J’ai le chagrin

De voir que, de plein saut, on se livre au cousin ;

Et moi, tout franc, je joue un fort sot personnage.

LÉANDRE, tirant Richesource à l’écart.

Je fais bannir Damon ; que faut-il davantage ?

Si vous parlez encore, adieu notre projet.

RICHESOURCE.

Mais, puis-je lui laisser épouser mon valet ?

Car, au train qu’elle prend, elle est fille à le faire.

LÉANDRE.

Ne vous alarmez pas, je conduirai l’affaire

À son point, et bientôt...

 

 

Scène XII

 

MARIANNE, DAMON, LÉANDRE, RICHESOURCE, LISETTE

 

DAMON, à Marianne.

Mes soins ont réussi.

Valère, en ma faveur, s’est enfin radouci,

Et j’ai si bien promis de ne jamais médire,

Qu’il n’empêchera point le bonheur où j’aspire.

Que vois-je ! Richesource est encore en ces lieux ?

RICHESOURCE.

Oh ! je ne suis pas prêt à faire mes adieux,

Et voilà mon cousin, qui, charmé de Madame,

Vient aussi de lui faire un aveu de sa flamme.

Nous allons épouser, l’un ou l’autre, s’entend ;

Et cela, sans délai : dès aujourd’hui.

DAMON.

Comment ?

C’est là votre cousin ?

RICHESOURCE.

Oui, mon cousin lui-même,

Beau, jeune, bien tourné, d’une valeur extrême ;

Il vous en convaincra bientôt par les effets.

DAMON.

Ah, ah ! de vos parents vous faites vos valets ?

Mais je suis maintenant au fait de cette affaire :

Monsieur était neveu de défunt votre père ;

Et, par cette raison, je ne m’étonne pas

Si vous l’avez tiré d’un étage si bas.

Heureusement pour vous, il est d’une figure

À cacher aisément une naissance obscure.

Des financiers marquis j’admire le bonheur,

Ils ont mille parents qui leur font peu d’honneur :

Mais pour les déguiser leur méthode est si fine,

Qu’on ignore bientôt quelle est leur origine.

Cependant je suis las de pareils concurrents ;

Renvoyez ce marquis et ses nobles parents :

Ou, si vous refusez de punir leur audace,

Je saurai les contraindre à me quitter la place.

LÉANDRE, fièrement.

Doucement, s’il vous plaît. Vous me connaissez mal.

Je vous ai, ce matin, menacé d’un rival ;

Vous le voyez en moi, prêt à vous satisfaire.

RICHESOURCE.

Sachez qu’il est neveu de madame ma mère,

Noble, par conséquent, tout aussi-bien que vous.

LÉANDRE.

Je me ferai bientôt connaître aux yeux de tous ;

Et mon nom...

RICHESOURCE.

Pour trancher un discours inutile,

C’est monsieur mon cousin, le comte de Bienville.

DAMON.

Lui ? Comment, vous osez vous donner un tel nom ?

Vous voulez imposer à monsieur le Baron ?

Certes, je suis surpris d’une telle impudence ;

Le comte de Bienville est de ma connaissance,

Et nous avons servi tous deux en même temps.

RICHESOURCE.

Ce diable d’homme-là connaît tous mes parents.

DAMON.

Le comte de Bienville est un basset, fort mince,

Qui sent, de deux cents pas, le noble de province,

Homme de peu d’esprit, assez plein de valeur,

Fort grand fripon au jeu, du reste homme d’honneur :

Le voilà tel qu’il est, puisqu’il faut vous instruire.

MARIANNE.

Vous aviez tant promis de ne jamais médire !

Adieu, je ne puis plus vous voir à tous moments

Déchirer tout le monde, et fausser vos serments.

DAMON.

Madame, permettez que je me justifie.

MARIANNE.

Vous me parlez en vain.

DAMON.

Il y va de ma vie.

À Léandre.

Je ne vous quitte point. Nous nous verrons tantôt,

Et je saurai vous faire expliquer comme il faut.

LÉANDRE.

Loin de vous éviter, je m’en vais vous attendre.

 

 

Scène XIII

 

LÉANDRE, RICHESOURCE

 

LÉANDRE.

Vous voyez que Damon n’a plus rien à prétendre ;

Mais je crains la Baronne ; et pour parer ses coups,

Il faut gagner Valère, et qu’il parle pour nous.

RICHESOURCE.

Comment faire ?

LÉANDRE.

Allons voir un moment Isabelle,

Et tâchons de le faire expliquer avec elle.

RICHESOURCE.

C’est bien dit ; jusqu’au bout je suivrai mon projet,

Et je suis trop heureux d’avoir un tel valet.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE BARON, LE MARQUIS

 

LE BARON.

Quoique nous ne puissions encor bien nous connaître,

Et que notre amitié ne fasse que de naître,

Je vous dirai pourtant qu’en cette occasion

Vous marquez trop de crainte et trop d’affliction.

LE MARQUIS.

Puis-je trop m’affliger, lorsque je considère

Que ma dureté seule a causé ma misère,

Et le malheur d’un fils, qui méritait d’avoir

Un père qui sût mieux user de son pouvoir ?

Ah ! j’ai trop mérité la douleur qui m’accable ;

Il aimait votre fille autant qu’elle est aimable ;

Pour vaincre, pour forcer son inclination,

J’ai tout fait, tout tenté. Vaine précaution !

Il m’a trompé ; mais loin de blâmer sa conduite,

Je conviens qu’il me rend les maux que je mérite.

LE BARON.

J’espère que bientôt vous en verrez la fin.

LE MARQUIS.

Puisqu’il n’est point céans, vous l’espérez en vain :

À d’éternels regrets sa fuite me condamne.

LE BARON.

Je vais sur ce sujet parler à Marianne ;

Elle sait que ma femme a fait choix de Damon,

Et veut le soutenir contre droit et raison :

Ce motif a pu seul l’engager au silence ;

Et Léandre, d’ailleurs, craignant votre vengeance,

A pu venir céans, et se cacher si bien,

Qu’ils se soient vus tous deux, sans qu’on en ait su rien.

LE MARQUIS.

Plût au ciel !

LE BARON.

Je m’en vais éclaircir ce mystère.

Pour en venir à bout, je sais ce qu’il faut faire.

LE MARQUIS.

Moi, je vais un moment rejoindre Lysimon,

Nous reviendrons ensemble.

LE BARON.

Allez.

 

 

Scène II

 

LE BARON, DAMON

 

DAMON.

C’est le Baron.

Je veux adroitement gagner sa confiance.

Puis-je vous demander un moment d’audience,

Monsieur ?

LE BARON.

Très volontiers.

À part.

J’entrevois son dessein ;

Il veut me régaler aux dépens du prochain.

DAMON.

J’ai toujours eu pour vous une estime sincère,

Et vous respecte encor, comme mon propre père.

LE BARON.

Très obligé, Monsieur.

DAMON.

Vous le méritez bien.

LE BARON, à part.

Il a beau me flatter, il n’avancera rien.

DAMON.

En effet, qui pourrait n’en user pas de même ?

On voit briller en vous un mérite suprême.

Tout ce que vos aïeux ont eu séparément,

L’honneur, la probité, l’esprit, l’entendement,

La droiture du cœur, la vertu, le courage ;

Tout cela forme en vous un parfait assemblage,

Qui vous fait en tous lieux à tel point admirer,

Qu’un flatteur, sur cela, ne peut exagérer.

LE BARON, à part.

Ce discours, jusqu’ici, ne peut blesser personne.

DAMON.

Quoique vous rejetiez tout l’encens qu’on vous donne,

Que votre modestie, une fois seulement,

De ce que vous valez convienne franchement :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais qu’on l’irrite,

Dès qu’on veut devant vous louer votre mérite :

Mais il faut, dût sur moi tomber votre courroux,

Que je vous dise ici ce que j’admire en vous.

LE BARON, à part.

Ce garçon-là, vraiment, a de la politesse.

Haut.

Finissez votre éloge.

DAMON.

Oh ! je ne puis sans cesse

Me priver du plaisir d’encenser vos vertus.

LE BARON.

Vous vous êtes bien tard avisé là-dessus.

DAMON.

C’est que...

LE BARON.

Je suis fort bien que vous aimez ma fille.

Vous avez, jusqu’ici, ménagé ma famille ;

À ma femme, surtout, vous faites votre cour ;

Vous ne m’avez pas dit un mot jusqu’à ce jour.

DAMON.

Je craignais d’offenser madame la Baronne.

LE BARON.

Comment donc ! l’offenser ?

DAMON.

Ô l’étrange personne !

Veut-on marquer pour vous quelque ménagement,

C’est vouloir s’exposer à son ressentiment ;

Vous lui laissez ici l’autorité suprême,

On cherche son appui, blâmez-vous-en vous-même.

LE BARON.

Il a parbleu raison. Je suis un pauvre esprit.

DAMON.

C’est ce qu’à tout moment la Baronne me dit.

LE BARON.

L’insolente !

DAMON.

Après tout, est-il rien plus infâme

Que d’être absolument gouverné par sa femme ?

C’est Tunique défaut que je voyais en vous.

J’en ai gémi cent fois. Il me sera plus doux

De tenir mon bonheur d’un homme respectable,

Monsieur, que d’une femme aussi déraisonnable.

LE BARON.

Vous la connaissez bien.

DAMON.

Si je la connais, moi !

Voulez-vous que je parle ici de bonne foi ?

LE BARON.

Vous me ferez plaisir.

DAMON.

J’entrevois avec peine

Jusques où va pour vous son mépris et sa haine !

À toute heure du jour elle médit de vous.

Cela me met souvent dans un si grand courroux...

LE BARON.

C’est un diable.

DAMON.

Il est vrai. Je lui faisais entendre

Qu’il fallait votre aveu pour être votre gendre ;

Son orgueil fut si bien piqué de ce discours,

Que nous filmes brouillés pendant deux ou trois jours ;

Et je ne pus jamais finir notre querelle,

Qu’en avouant tout net que vous dépendiez d’elle ;

Bien résolu pourtant de ne conclure point,

Si je n’obtenais pas votre aveu sur ce point.

LE BARON.

C’est que vous sentez bien qu’au fond je suis le maître.

DAMON.

Non, vous ne l’êtes pas : mais vous devriez l’être.

LE BARON.

Me diriez-vous cela devant ma femme ?

DAMON.

Bon !

Je serais, dès l’instant, exclus de la maison.

Sur ses droits prétendus vous savez qu’elle est vive ;

Et comme elle est dévote, elle est vindicative.

Quelle dévotion qui ne peut corriger

La colère, l’orgueil, l’ardeur de se venger ;

Qui ne met dans l’esprit, égard, ni bienséance,

Foule aux pieds les devoirs, usurpe la puissance,

Et qui n’a d’autre effet qu’un grave extérieur,

Laissant les passions les maîtresses du cœur !

LE BARON.

La voilà trait pour trait.

DAMON.

Si cela vous irrite...

LE BARON.

Oh ! point : vous la louez comme elle le mérite.

Si je puis une fois faire un effort sur moi,

Je la rangerai bien.

DAMON.

Vous m’excusez, je crois,

De ce que je me prête à son humeur bizarre,

Puisque mes sentiments, qu’ici je voué déclare,

Sont tels que vous devez en être satisfait.

LE BARON.

Oui, Monsieur, j’en serais fort content, en effet ;

Et je sens que bientôt vous m’auriez gagné l’âme,

Si vous ne médisiez jamais que de ma femme.

DAMON.

Oh ! je ne médis plus, j’ai pris cela sur moi.

LE BARON.

Et que faites-vous donc ? Parlons de bonne foi :

Jamais où vous serez on ne vivra tranquille ;

Ma femme ne veut point du comte de Bienville,

Elle vient même encor de me jurer tout net

Qu’elle ne démordrait jamais de son projet :

Pour ne point m’emporter, j’ai gardé le silence :

Mais à la fin, parbleu ! je perdrai patience.

Pour ne nous point forcer à quelque éclat fâcheux,

Daignez porter ailleurs et vos soins et vos vœux ;

C’est moi qui vous en prie, et qui vous fais excuse

Si...

DAMON.

Mais puis-je souffrir qu’un fripon vous abuse ?

LE BARON.

Comment donc ! on m’abuse ?

DAMON.

Oui, je puis le prouver,

Et je le prouverai, quoi qu’il puisse arriver.

Ce cousin prétendu qu’on vous offre pour gendre,

Sous un nom supposé cherchait à vous surprendre :

Moi, qui connais le Comte, et qui l’ai vu cent fois,

J’ai confondu tantôt l’imposteur, et je vois...

LE BARON.

Oh, oh ! quel homme donc est-ce que ce peut être ?

DAMON.

Je ne sais : mais dans peu je prétends le connaître :

Cependant, ce qui doit vous surprendre aujourd’hui,

Marianne paraît avoir du goût pour lui :

L’intrigue, à démêler, est assez difficile,

Mais enfin ce n’est point le comte de Bienville.

LE BARON.

Certes, vous me donnez un avis important :

Adieu, Monsieur ; j’en vais profiter à l’instant.

À part.

C’est notre jeune amant, je n’en fais aucun doute.

 

 

Scène III

 

DAMON, seul

 

J’ai le plaisir, du moins, de les mettre en déroute.

Le bon homme a saisi l’avis avec ardeur.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, DAMON

 

DAMON.

Madame, vous saurez...

LA BARONNE.

Écoutez-moi, Monsieur.

Ma fille... Je n’ai pas la force de le dire...

Ils s’asseyent.

Asseyons-nous, de grâce ; il faut que je respire.

DAMON.

Qu’a donc fait Marianne ?

LA BARONNE.

Ah ! j’en mourrai, je crois.

DAMON.

Vous m’effrayez beaucoup.

LA BARONNE.

Croiriez-vous, Monsieur ?...

DAMON.

Quoi ?

LA BARONNE.

Qu’elle vient de me dire, à moi qui suis sa mère...

Oh ! je l’étranglerais, tant je suis en colère !

DAMON.

Qu’a-t-elle dit, enfin ? ne puis-je le savoir ?

LA BARONNE.

Que son père, céans, avait un plein pouvoir.

DAMON.

Son père ! Quel blasphème !

LA BARONNE.

Et qu’en fille bien sage

Elle avait résolu, touchant son mariage,

De suivre ses avis et son intention.

Est-ce donc là le fruit de l’éducation

Que j’ai toujours pris soin de lui donner moi-même !

 

 

Scène V

 

VALÈRE, LA BARONNE, DAMON

 

VALÈRE, à part.

Le voici justement, et ma joie est extrême

De les trouver ensemble : il faut les écouter.

DAMON.

Plus que jamais, Madame, il faut lui résister.

LA BARONNE.

De mon autorité je me verrais déchue !

Un mari m’ôterait la puissance absolue !

DAMON.

Gardez-vous de souffrir un affront si sanglant.

Par bonheur le Baron est un homme indolent.

LA BARONNE.

Que trop !

DAMON.

Depuis dix ans il radote, et surpasse

Tous ceux...

LA BARONNE.

Depuis dix ans ? Ah ! vous lui faites grâce ;

Il radote, Monsieur, du moment qu’il est né.

DAMON.

Jusques à ce moment vous l’avez gouverné ;

Ce n’est que d’aujourd’hui qu’il veut faire le maître ;

Quoiqu’il s’y prenne mal, en effet, il croit l’être.

LA BARONNE.

Il croit l’être ?

DAMON.

Il affecte un air de gravité,

Et vient de me parler d’un ton d’autorité...

LA BARONNE.

D’autorité !

DAMON.

Comment ! il faut l’entendre dire.

LA BARONNE.

Que dit-il, ce vieux fou ?

DAMON.

Bon ! il n’en faut que rire.

LA BARONNE.

Mais enfin ?

DAMON.

Qu’il prétend vous mater à tel point,

Que, même devant lui, vous ne parlerez point.

LA BARONNE.

Je ne parlerai point ! Ô le plaisant visage !

DAMON.

Prétendre faire taire une femme si sage !

LA BARONNE, se levant avec fureur.

Allons, Monsieur, allons.

DAMON.

Où voulez-vous aller ?

LA BARONNE.

Où ? Chercher mon époux, et ne point déparler.

Elle retombe dans le fauteuil.

Je vois trop d’où lui vient une telle indolence :

Mes enfants l’ont gâté par trop d’obéissance ;

C’est d’eux que vient l’affront qu’on me fait aujourd’hui.

DAMON.

Ils n’ont aucun respect, ni pour vous, ni pour lui ;

Et leur obéissance est une hypocrisie,

Pour mener leurs desseins selon leur fantaisie.

Valère vous méprise, et vous l’avez gâté :

Pour moi, d’un tel ami je suis fort dégoûté.

Il adore Isabelle.

LA BARONNE.

Ah, l’indigne !

DAMON.

Et je gage

Qu’il prétend, malgré vous, faire ce mariage :

Il me l’a dit.

LA BARONNE.

Aimer une fille sans nom !

DAMON.

Cette fille, de plus, est fort sotte, dit-on ;

Mais sotte glorieuse, et qui, sous un air prude,

Cache une humeur fort libre, un esprit aigre et rude,

Qui vous contredira du matin jusqu’au soir,

Et qui, par ses grands biens, prétendra vous valoir.

LA BARONNE.

Ah ! que l’humeur bourgeoise est ici bien dépeinte !

DAMON.

Pour Marianne, il faut que j’en porte ma plainte ;

Je l’aime, et ses défauts n’ont point trompé mes yeux ;

C’est un esprit changeant, léger, capricieux :

Elle a fait voir, tantôt, son âme toute nue.

Un valet déguisé lui donne dans la vue ;

S’il s’offrait un parti d’un étage plus bas,

Je pense que pour elle il aurait plus d’appas.

LA BARONNE.

Mais n’est-ce point plutôt un gendre qu’on suppose

Pour nous dépayser ? Examinons la chose.

Je soupçonne en ceci quelque dessein secret :

Lisette aura sans doute inventé ce projet,

Et mon mari n’osant aller à force ouverte,

Ils sont tous de concert...

DAMON.

L’intrigue est découverte ;

C’est cela justement.

LA BARONNE.

Je vous rejoins dans peu,

Je vais pourvoir à tout, et nous verrons beau jeu.

 

 

Scène VI

 

DAMON, VALÈRE

 

DAMON.

Te voilà ! d’où viens-tu ?

VALÈRE.

J’écoutais.

DAMON, à part.

Ah ! qu’entends-je ?

VALÈRE.

Vous nous avez à tous départi la louange.

Le portrait d’Isabelle est d’un beau coloris,

Et celui de ma sœur m’a frappé, m’a surpris :

Tous vos coups de pinceau sont autant de miracles.

DAMON.

Comme de tous côtés on me fait des obstacles...

VALÈRE.

De vos nouveaux serments voilà donc tout l’effet !

Pour le coup, nous romprons.

DAMON.

Comment donc !

VALÈRE.

C’en est fait,

Je vais offrir ma main à l’aimable Isabelle.

DAMON.

Tu cherchais un prétexte à me faire querelle ;

Le voilà : je t’ai mis au comble de tes vœux.

VALÈRE.

C’est moi qu’il faut blâmer ?

DAMON.

Le fait n’est point douteux.

Ton cœur me sacrifie à ce qu’il trouve aimable,

Et s’il n’aimait pas tant je serais moins coupable.

VALÈRE.

Quoi ! vous osez encor ?...

DAMON.

Finissons ; aussi-bien

J’appréhende l’effet d’un pareil entretien.

Contre moi vous formez une secrète ligue :

Mais nous aurons dans peu démêlé cette intrigue.

Malgré tous vos efforts, en dépit de ta sœur,

J’espère que bientôt j’en serai possesseur :

Puisque tout me trahit, mon ami, ma maîtresse,

Plus de ménagement, plus de délicatesse.

Adieu, Valère.

VALÈRE.

Adieu.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, seul

 

Non, non, plus de retour :

Une telle amitié doit céder à l’amour.

 

 

Scène VIII

 

VALÈRE, LISETTE

 

LISETTE.

Damon sort d’avec vous, il se plaint, il murmure :

Qu’est-ce qui s’est passé ?

VALÈRE.

Lisette, je te jure

Que de lui pour jamais me voilà dégagé.

LISETTE.

J’entends, ce galant homme a reçu son congé.

VALÈRE.

Tu l’as dit. J’abandonne un ami de la sorte.

LISETTE.

Il n’a donc qu’à chercher le chemin de la porte.

Tantôt, en bonne forme, et très distinctement,

Nous l’avons régalé du même compliment.

Si Madame pouvait...

VALÈRE.

J’ai du crédit sur elle,

Je la détromperai. Je cours chez Isabelle,

Et veux...

LISETTE.

Pour la trouver, vous n’irez pas bien loin ;

Elle est chez votre sœur. Nous avons pris le soin

De lui rendre visite, et l’avons amenée

Pour venir avec nous passer l’après-dînée.

VALÈRE.

Je vois bien que le ciel là destine pour moi,

Et je lui vais offrir et mon cœur et ma foi.

 

 

Scène IX

 

LISETTE, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Enfin me voilà seule avec vous, je respire.

LISETTE.

Comment donc ! avec-vous quelque chose à me dire ?

JAVOTTE.

Oui, je veux vous parler sur l’état où je suis :

L’amour me cause bien du trouble et des ennuis.

LISETTE.

Diantre !

JAVOTTE.

Vous me voyez dans une peine extrême ;

Je suis jalouse.

LISETTE.

Oh, oh ! de qui donc ?

JAVOTTE.

De vous-même.

Tantôt, en me parlant, vous m’avez plu d’abord :

Mais je suis sur le point de vous haïr bien fort.

LISETTE.

L’aveu n’est point fardé. D’où viendrait cette haine ?

JAVOTTE.

Perfide ! vous m’avez enlevé La Fontaine.

Je le cherche partout, mais en vain ; et je vois...

LISETTE.

Quoi donc ! suis-je obligée à vous le trouver, moi ?

 

 

Scène X

 

MARIANNE, ISABELLE, VALÈRE, LISETTE, JAVOTTE

 

ISABELLE.

De quoi s’agit-il donc ?

LISETTE.

D’une importante affaire,

Et je vais en deux mots découvrir le mystère.

Javotte vient ici de me faire un appel ;

Il ne tiendra qu’à moi de me battre en duel.

VALÈRE.

Tu railles ?

LISETTE.

Non, ma foi : la chose est sérieuse.

D’un jeune adolescent Javotte est amoureuse.

Elle croit que je veux lui dérober son cœur,

Et me le redemande avec beaucoup d’ardeur.

VALÈRE.

Laissons ce badinage, et parlons d’autre chose.

Madame accepte enfin l’hymen qu’on lui propose :

Je touche au doux instant qui doit combler mes vœux,

Lisette, si ma sœur veut bien me rendre heureux.

LISETTE.

Il s’agit d’épouser le frère de Madame ?

VALÈRE.

C’est le prix qu’elle met au bonheur de ma flamme ;

Mais ma sœur se refuse à nos communs souhaits.

LISETTE.

Dame ! écoutez, chacun songe à ses intérêts.

Vous avez vos raisons, et nous avons les nôtres :

Mais il faut accorder les unes et les autres ;

Et voici votre père, avec qui nous verrons

De quel biais en ceci nous nous ajusterons.

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LE MARQUIS, MARIANNE, ISABELLE, VALÈRE, LISETTE, JAVOTTE

 

LE BARON, au Marquis.

Oui, tout ce qu’il m’a dit a beaucoup d’apparence,

Et l’on peut...

LE MARQUIS.

J’en conçois quelque faible espérance :

Mais ne nous flattons point, et tâchons de savoir...

MARIANNE, apercevant le Marquis.

Ah ! Lisette.

LISETTE.

Quoi donc ?

MARIANNE.

Je suis au désespoir.

Tout est perdu, je vois le père de Léandre.

VALÈRE.

Que craignez-vous, ma sœur ?

LISETTE.

Ah ! vous allez l’apprendre.

LE BARON, au Marquis.

Voici ma fille.

LISETTE, à Marianne.

Il faut user d’adresse, ici.

Laissez-moi, s’il vous plaît, ménager tout ceci.

LE MARQUIS, au Baron.

Je n’ose l’aborder.

MARIANNE.

Que je crains sa présence !

ISABELLE, à Javotte.

Du trouble où je le vois que faut-il que je pense ?

LE BARON.

Approchons.

LE MARQUIS, à Marianne.

Vous voyez un père malheureux,

Dont l’injuste caprice a traversé vos vœux ;

Mais si le repentir peut adoucir la haine,

Vous devez m’excuser, et terminer ma peine.

Contre moi vos appas ont révolté mon fils.

Il me craint, il me fuit. Je n’en suis point surpris.

Qui vous aime une fois doit vous aimer sans cesse.

J’approuve que mon fils vous marque sa tendresse,

Qu’il abandonne tout pour vous chercher ici ;

Mais de son sort au moins que je sois éclairci ;

C’est de vous seulement que je pourrai l’apprendre.

LE BARON.

Çà, ma fille, parlez, avez-vous vu Léandre ?

MARIANNE.

Je pourrais...

LISETTE.

Doucement. Qu’avez-vous résolu ?

Nous avons vu Léandre, et ne l’avons pas vu.

LE BARON.

Que veut dire cela ?

LISETTE.

La chose est toute claire.

Si Monsieur, avec nous, veut entrer en affaire,

Nous avons vu Léandre, et nous le ferons voir ;

Mais s’il veut, contre nous, user de son pouvoir,

Nous ne l’avons pas vu ; n’est-il pas vrai, Madame ?

LE MARQUIS.

Vous me voyez tout prêt à couronner sa flamme,

Et je serai, Madame, au comble de mes vœux,

Si l’on veut consentir à vous unir tous deux.

LISETTE.

Point de surprise, au moins.

LE MARQUIS.

Vous verrez par l’issue...

LISETTE.

Il viendra donc bientôt s’offrir à votre vue,

Et, dès qu’il apprendra ce doux consentement,

Vos yeux seront témoins de son ravissement

LE MARQUIS.

Qu’on le cherche, de grâce.

LISETTE.

Il n’est pas loin. Peut-être

Viendra-t-il de lui-même. Il est avec son maître.

LE MARQUIS.

Son maître ?

LISETTE.

Oui, vraiment, c’est un fort bon valet :

Monsieur de Richesource en est très satisfait.

ISABELLE.

Que dit-elle ?

LISETTE, à Isabelle.

Sachez, pour vous tirer de peine,

Que le fils de Monsieur est votre La Fontaine.

ISABELLE.

Quoi ! se faire valet !...

LISETTE.

Oui, valet pour l’amour :

Allons, vous l’allez voir plus beau que le beau jour.

JAVOTTE.

Vraiment, me voilà bien !

LISETTE, au Marquis.

Tenez, voici Javotte

Qui prétend l’épouser.

JAVOTTE.

Je ne suis pas trop sotte.

 

 

Scène XII

 

LE BARON, LE MARQUIS, MARIANNE, ISABELLE, VALÈRE, LISETTE, JAVOTTE, RICHESOURCE, LÉANDRE

 

RICHESOURCE, au Baron.

Serviteur. Le cousin va paraître à vos yeux,

Et, si vous l’honorez d’un accueil gracieux,

Nous chasserons Damon, où je me donne au diable ;

LÉANDRE, au Baron.

Mon cousin m’a flatté d’un accueil favorable.

Et je tiens vous marquer... Ah ciel !

LE MARQUIS.

Me fuyez-vous,

Léandre, mon cher fils ?

LÉANDRE.

Puisque d’un nom si doux

Vous m’honorez encore, il m’est permis, mon père,

D’espérer de fléchir enfin votre colère ;

Il se jette à ses genoux.

En faveur de l’amour, j’implore vos bontés.

Sans lui j’aurais toujours suivi vos volontés ;

Mais, s’il a fait le crime, il vous demande grâce.

LE MARQUIS.

Le crime est pardonné, votre respect l’efface :

Embrassez-moi, mon fils.

RICHESOURCE.

Que veut dire ceci ?

LE BARON.

On va vous expliquer tout ce mystère-ci.

Mais, monsieur le Marquis, puisque, sans répugnance,

Vous voulez avec nous conclure une alliance...

RICHESOURCE.

Son père est un marquis ? Je n’y comprends plus rien.

LISETTE.

Jusques à ce moment l’affaire tourne bien.

LÉANDRE, à Richesource.

J’adorais Marianne, et j’avais su lui plaire ;

Au bonheur de mes feux mon père était contraire :

Pour rompre un autre hymen qu’il m’avait proposé,

Sous l’habit de valet je me suis déguisé.

Pardonnez-moi, Monsieur, cette feinte innocente,

Et daignez...

RICHESOURCE.

Par ma foi, la chose est trop plaisante,

Et me réjouit trop pour en être offensé.

D’ailleurs, je suis content si Damon est chassé.

LE BARON.

C’est ce que je voudrais du meilleur de mon âme ;

Mais, pour y réussir, il faut gagner ma femme ;

J’espère, avec le temps, que nous serons d’accord ;

Du moins, j’y veux tâcher par un nouvel effort ;

Mais si j’y réussis, Valère aime Isabelle,

Voudrez-vous consentir qu’il s’unisse avec elle ?

RICHESOURCE.

C’est trop d’honneur pour nous, j’approuve ce dessein ;

Si la Baronne y tope, on conclura demain.

 

 

Scène XIII

 

LE BARON, LA BARONNE, LE MARQUIS, MARIANNE, ISABELLE, VALÈRE, LISETTE, JAVOTTE, RICHESOURCE, LÉANDRE

 

LA BARONNE.

Je me réjouis fort de vous voir tous ensemble,

Et je vois, à peu près, quel sujet vous assemble.

LE BARON.

Vous verrai-je toujours traverser mes desseins ?

LA BARONNE.

Au contraire, je viens pour y donner les mains,

Et, pourvu que Damon ne soit pas notre gendre,

J’approuve tout le reste.

LE BARON.

Oh, oh ! peut-on apprendre

Quel motif cause en vous un si prompt changement ?

LA BARONNE.

Cette lettre en fait voir le premier fondement.

Elle va vous causer une juste tristesse :

Lisez, mon fils ; elle est de ma sœur la Comtesse.

VALÈRE lit.

« Plusieurs personnes de mes amies viennent de m’avertir, ma sœur, des bruits affreux que Damon a répandus dans le monde, tant par ses discours que par des vers qui me déshonorent, et que je vous envoie, sur l’amitié que j’ai toujours eue pour Valère, mon neveu, et sur les dispositions que j’ai faites en sa faveur. J’en suis tellement saisie, que je n’ai pas la force d’aller chez vous ; mais je vous avertis d’avance, que, s’il épouse ma nièce, et que, si Valère ne rompt pas avec lui pour toujours, j’ai résolu de le priver de ma succession. »

LA BARONNE.

Juste ciel ! se peut-il qu’il m’attaque aussi, moi ?

Je ne puis vous cacher l’ennui que j’en reçois.

Je viens de voir ici la femme de Clitandre,

Qui, par divers écrits qu’elle vient de me rendre,

Et par divers témoins, m’a prouvé clairement

Que Damon de nous tous médit également.

Il publie à la Cour aussi-bien qu’à la ville,

Au Baron.

Que vous n’êtes qu’un sot, et qu’un vieux imbécile :

S’il n’eût fait que cela, le mal serait petit ;

Mais dire que je suis un dangereux esprit,

Que je l’aime, et qu’afin qu’il soit dans ma famille,

Et pour cacher mon jeu, je lui donne ma fille,

Ah ! c’est un trait si noir, qu’il n’est point de danger

Où je ne m’exposasse, afin de m’en venger.

LE BARON.

Vous voyez, à présent, qu’une mauvaise langue...

LA BARONNE.

Vous allez commencer quelque sotte harangue.

 

 

Scène XIV

 

LE BARON, LA BARONNE, LE MARQUIS, MARIANNE, ISABELLE, VALÈRE, JAVOTTE, RICHESOURCE, LÉANDRE, DAMON

 

LA BARONNE, à Damon.

Ah ! vous voilà, Monsieur !

LE MARQUIS, la retenant.

Madame, croyez-moi,

Il sera trop puni de tout ce que je vois :

Et, pour votre vengeance, il suffit qu’il apprenne

Qu’il perd votre amitié, que vous fuyez la sienne ;

Que Léandre, mon fils, qui paraît devant lui,

A su plaire à Madame, et l’épouse aujourd’hui.

LE BARON.

Point d’explication. Pour terminer l’affaire,

Suivez-moi, je vais faire avertir mon notaire,

Et, par un double hymen, que nous approuvons tous,

Nous comblerons les vœux de ces jeunes époux.

Il sort avec le Marquis, Léandre et Marianne.

DAMON, à la Baronne.

Quel est donc ce discours, et que veut-on m’apprendre ?

LA BARONNE.

Allez le demander à votre ami Clitandre,

À sa femme, à ma sœur, enfin à tout Paris ;

Et de ce changement vous serez peu surpris.

DAMON.

Je vous l’ai déjà dit, chacun ici conspire

Pour vous tromper, Madame, afin de me détruire.

Jamais...

LA BARONNE.

Il n’est plus temps de tenir ce propos :

Sors de ma maison, monstre, ennemi du repos.

Elle sort.

RICHESOURCE.

Adieu, noble Marquis.

Il s’enfuit.

VALÈRE, emmenant Isabelle.

Je plains votre disgrâce ;

Mais accusez-vous seul de tout ce qui se passe.

Heureux si ce revers, qui doit vous affliger,

D’un penchant odieux pouvait vous corriger !

JAVOTTE.

Bonjour, monsieur Damon.

LISETTE, lui faisant une profonde révérence.

Je suis votre servante.

DAMON, la retenant.

Tu me crois affligé ; mais, contre ton attente,

Apprends que tout ceci ne me fait nul dépit

Valère n’est qu’un fat, je l’ai toujours bien dit.

Son père est moins que rien. Pour madame sa mère,

Je ne suis point surpris de la voir en colère,

J’ai su la démasquer, sous son air imposant :

Marianne a besoin d’un mari complaisant,

Je n’étais pas son homme : ainsi, loin qu’on m’outrage,

Mon front, quand je la perds, se sauve du naufrage.

LISETTE.

Si vous êtes content, nous le sommes donc tous :

Mais faites-nous l’honneur de n’entrer plus chez nous.

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