Le Muet (David Augustin de BRUEYS - Jean DE PALAPRAT)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 juin 1691.

 

Personnages

 

LE BARON D’OTIGNI, père de Timante et du Chevalier

LE MARQUIS DE SARDAN

LA COMTESSE

TIMANTE, amant de la Comtesse

ZAÏDE, fille inconnue

LE CHEVALIER, amant de Zaïde

UN CAPITAINE DE VAISSEAUX

GUSMAN, valet du Capitaine

FRONTIN, valet de Timante

MARINE, suivante de la Comtesse

LISETTE, suivante de Zaïde

SIMON

 

La Scène est à Naples.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FRONTIN, seul

 

Ouais ! mon maître serait-il déjà rentré chez la Comtesse ?... Il n’y a point d’apparence : il est encore un peu jour, et il n’y veut entrer que de nuit... Il faut l’attendre ici, et faire un dernier effort pour l’empêcher de remettre les pieds chez cette infidèle. Son honneur y est trop intéressé, et l’affront qu’elle lui fit hier est de ces choses qui ne se pardonnent jamais... J’entends quelqu’un... Le voici, sans doute. Faisons semblant d’être ici depuis longtemps.

 

 

Scène II

 

SIMON, FRONTIN

 

SIMON.

Bonsoir, Frontin, je t’ai vu entrer dans ce Palais, et je t’ai suivi.

FRONTIN.

Et que diantre veux-tu de moi ? Je n’ai pu encore vendre ta chaîne d’or : crains-tu que je ne te la vole ? veux-tu que je te la rende ? la voici.

SIMON.

Ce n’est pas cela.

FRONTIN.

Qu’est-ce donc ? N’es-tu pas assez instruit de ce que tu as à faire ?

SIMON.

Ce que tu veux que je fasse est diablement difficile !

FRONTIN.

Il faut avouer, mon pauvre Simon, que tu as la caboche bien dure ? je ne crois pas que dans Naples il y ait un plus grand sot que toi !

SIMON.

Sot tant qu’il te plaira !

FRONTIN.

Mais est-ce une chose si difficile, dis-moi, de ne point parler ?

SIMON.

Oui, difficile, Frontin, et plus difficile que tu ne crois !

FRONTIN.

Pécore !

SIMON.

Tiens, déjà dans l’hôtellerie où tu m’as mis, en attendant que ton maître me prenne, j’ai voulu faire le muet, pour m’exercer ; je m’y attrape à tous moments.

FRONTIN.

Butor !

SIMON.

Hier l’hôte demandait la clef de la cave à tous ses gens ; je ne pus m’empêcher de l’aller quérir moi même.

FRONTIN.

Ivrogne !

SIMON.

Ce matin encore une servante m’a surpris comptant les heures, parce que j’avais envie de dîner.

FRONTIN.

Gourmand !

SIMON.

Si tu savais ce que c’est d’avoir parlé toute sa vie, et puis, tout à coup, ne parler plus !

FRONTIN.

Il est vrai que le public y perdra beaucoup, et que tu as de belles choses à dire !

SIMON.

Oh ! franchement tu devrais faire entendre à ton maître qu’il serait mieux servi d’un garçon qui parlerait.

FRONTIN.

Ah ! voici tes sots raisonnements de l’autre jour ? Eh ! ne t’ai-je pas dit que Timante s’est mis en tête d’avoir un muet ; qu’il y a huit jours que je lui en cherchais un ; que, n’en trouvant point, je me suis avisé de me servir de toi, à cause que tu es nouveau débarqué de Sicile, et que personne ne te connaît encore dans Naples ; qu’enfin, par son ordre, je n’ai fait faire l’habit que tu portes ?

SIMON.

Morbleu ! je vais peut-être m’attirer quelque malheur. Je ne sais ce que c’est, mais l’argent que tu m’as promis ne me tente pas comme il a accoutumé de me tenter ; et faire le muet enfin est un personnage auquel j’ai trop de peine à me résoudre.

FRONTIN.

Tu ne devrais pas y hésiter un moment, si tu avais le sens commun. Entre nous, les choses dont tu m’as fait confidence t’ont fait venir de ton pays, et les bijoux que je t’ai aidé à vendre ici chez les Orfèvres ne disent rien de bon pour toi. Ainsi, quoique ta fausse barbe te déguise beaucoup, tu ne saurais mieux te cacher qu’en faisant le muet, et en changeant d’habit comme tu as fait de nom.

SIMON.

Mais changer de nom et d’habit sont des choses plus aisées à faire que de s’accoutumer à s’expliquer par signes.

FRONTIN.

Ah ! mon enfant, de toutes les manières de s’énoncer c’est la plus courte, la meilleure et la moins ennuyeuse. Plût à Dieu que quantité de nos jeunes gens d’aujourd’hui voulussent la pratiquer, pour le repos de nos oreilles ! Vois-tu ? les signes ont cela d’excellent, ils sont comme les choses, ils disent tout ce que l’on leur fait dire.

SIMON.

Tout coup vaille, m’y voilà déterminé !

FRONTIN.

Courage !... Ça, tandis que nous voici seuls, repassons un peu les leçons que je t’ai données.

SIMON.

Je le veux.

FRONTIN.

Je te disais hier que ton maître te laisserait seul au logis. Il faudra qu’à son retour tu lui fasses entendre, par signes, quelles sortes de gens l’auront demandé ! comprends-tu ?

SIMON.

Fort bien.

FRONTIN.

Ah ! voyons un peu, quand un homme de robe, un de nos Sénateurs, par exemple, aura été au logis, comment le lui feras-tu entendre ?...

Simon copie un homme de robe.

Fort bien, fort bien ! Vive Simon... Et un homme d’épée, là, un Cavalier d’un bel air ?...

Simon copie mal un homme d’épée.

Fort mal, fort mal. Ce n’est pas ainsi que je t’ai dit. Fi ! on dirait à ton action que ce serait un Archer du Prévôt qui l’aurait demandé, et non pas un homme de condition. Voici comment il t’y faut prendre...

Il lui montre, et Simon l’imite.

Oui dà, oui dà ; cela n’est pas déjà trop mal... Et lorsqu’une femme de qualité aura été au logis ? Souviens-toi bien de ce que tu m’as vu faire ; je te l’ai montré...

Ce que Simon fait déplaît à Frontin.

Oh ! Fi, fi ! Que diantre fais-tu ? Voilà des révérences de crieuses de vieux chapeaux. Regarde-moi bien ; remarque ces airs, ce penchant de tête, ce tour de corps...

Frontin contrefait les femmes de qualité.

Allons, à toi...

Simon tâche à l’imiter.

Eh ! pas mal, pas mal ; cela viendra, avec un peu d’exercice... En voilà assez pour le coup ? retire-toi. Je ne veux point que mon maître te voie encore. Il ne t’a jamais vu ; mais il te connaîtrait à l’habit. Quand il en sera temps, je t’irai quérir. Adieu.

SIMON, s’en allant.

Serviteur,

FRONTIN, à part.

Voilà un drôle qui n’est pas encore stylé, si par hasard...

SIMON, revenant.

À propos, Frontin, je savais bien que j’avais quelque chose à te demander.

FRONTIN.

Eh ! quoi ?

SIMON.

Dis-moi, je te prie, les muets rient-ils ?

FRONTIN.

Eh ! vraiment oui, les muets rient, imbécile !

SIMON, s’en allant.

C’est assez ; je te remercie.

FRONTIN, à part.

Je crains bien de l’avoir choisi un peu sot... Si ma fourberie venait à être découverte...

Voyant Simon.

Encore ?

SIMON, revenant.

Eh ! dis-moi un peu, je te prie, comment rient les muets ? je n’en ai jamais vu rire ?

FRONTIN.

Ah ! voici une belle question !... Et comment veux-tu qu’ils rient, nigaud ? Ils rient comme les autres hommes...

À part.

Peste soit du questionneur ! Il a tant fait que voici mon maître...

À Simon.

Tu ne peux éviter à présent qu’il ne te voie : au moins, prends bien garde à toi !

 

 

Scène III

 

TIMANTE, FRONTIN, SIMON

 

TIMANTE, à Frontin.

Ah ! te voilà, Frontin !

FRONTIN.

Oui, Monsieur ; il y a même longtemps.

TIMANTE.

J’attendais l’heure que la Comtesse m’a donnée. Voilà donc ce muet dont tu m’as parlé ?

Simon fait la révérence.

Ouais ! il marque entendre ce qu’on dit ?

FRONTIN.

Oh ! point, Monsieur, c’est que les bons muets, au mouvement des lèvres, comprennent ce qu’on veut dire...

Simon fait une inclination de tête.

Voilà-t-il pas ? il a compris ce que je vous ai dit.

TIMANTE.

Il me semble pourtant que ce drôle là...

FRONTIN, l’interrompant.

Oh ! je vous le garantis muet, et des plus muets qui se fassent.

TIMANTE.

Je le crois. Fais-lui signe de se retirer. Sache seulement où il sera après soupé pour l’aller quérir et le mener à la personne à qui j’en dois faite un présent.

FRONTIN.

Ce n’est donc pas pour vous que vous le voulez, Monsieur ?

TIMANTE.

Non, je te dirai pour qui c’est : j’ai maintenant d’autres choses dans l’esprit.

Simon sort.

 

 

Scène IV

 

TIMANTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Eh ! bien, Monsieur, malgré l’affront qu’on vous fit hier, vous voulez encore revoir la Comtesse ?

TIMANTE.

Je ne sais.

FRONTIN, lui montrant la porte de la Comtesse.

Voilà pourtant cette même porte qu’on vous ferma hier au nez !

TIMANTE.

Hélas !

FRONTIN.

Et que vous vîtes ouvrir, un moment après, à votre rival !

TIMANTE.

La perfide !

FRONTIN.

Qui diantre ne vous eût cru ce matin ?... « Oui, Frontin, dis que Timante est le dernier des hommes, si je revois jamais cette infidèle, si je remets le pied chez elle ; que la foudre, que le Ciel, que la terre... » et cætera. Un petit laquais,

Faisant le signe de montrer la taille d’un enfant.

pas plus haut que cela, vient vous dire un mot à l’oreille, de là part de cette infidèle... Adieu mon courroux !... Vous êtes un homme d’une grande résolution !

TIMANTE.

Tu ne me connais pas encore.

FRONTIN.

Moi ?

TIMANTE.

Non, toi.

FRONTIN.

Je crois pourtant que si.

TIMANTE.

Je n’ai pas changé de sentiment.

FRONTIN.

Que venez-vous donc faire ici ?

TIMANTE.

Je ne la veux revoir que pour lui reprocher sa perfidie.

FRONTIN.

Oh ! oh !

TIMANTE.

Que pour rompre avec elle.

FRONTIN.

Malepeste !

TIMANTE.

Et ne la revoir jamais après cela.

FRONTIN.

Tudieu !

TIMANTE.

Tu ne le crois point ? Tu le verras. Elle me fait rappeler : elle voit le tort qu’elle a. Elle veut se justifier : je la défie de me tromper. Elle s’imagine qu’elle me fera croire tout ce qu’il lui plaira ; mais je lui ferai bien voir qui je suis... Hélas ! j’ai perdu pour elle les bonnes grâces de mon père : il a tourné toute son affection du côté de mon frère. Je risque tout pour elle ; mais, assurément, je ne serai plus sa dupe !

FRONTIN.

Tenez, Monsieur, plus vous raisonnerez, plus vous pesterez contre cette jeune veuve, plus je croirai que vous aurez de la peine à vous dépêtrer d’elle. Vous savez que je ne suis pas nouveau en ces sortes d’affaires ? Je sais qu’en amour ce n’est que soupçons, brouilleries, raccommodements : aujourd’hui guerre, demain trêve ; puis on refait la paix. Dans un dépit bien fondé, comme le vôtre, la raison dit fort juste ce qu’on devrait faire ; mais il arrive toujours qu’on fait le contraire de ce qu’a dit la raison.

TIMANTE.

Va, va, je saurai bien accorder mon amour avec ma raison : mon conseil est pris.

FRONTIN.

Eh ! Monsieur, il y a longtemps que l’amour et la raison sont brouillés ensemble : ils ne prennent plus conseil l’un de l’autre.

TIMANTE.

Tu crois donc que je serai assez lâche pour souffrir son injuste préférence ?

FRONTIN.

Pardonnez-moi, Monsieur : je crois que vous vous plaindrez, que vous vous lamenterez ; mais je crois aussi que puisqu’elle vous fait rappeler, elle compte, à coup sûr, qu’elle vous apaisera.

TIMANTE.

Elle ?

FRONTIN.

Oui, elle.

TIMANTE.

N’est-il pas certain que l’on me refusa hier cette porte ?

FRONTIN.

Cela est vrai.

TIMANTE.

Ne vis-tu pas entrer un moment après, chez elle, ce Capitaine de vaisseaux, qui ne la quitte point depuis quelques jours ?

FRONTIN.

J’en tombe d’accord.

TIMANTE.

Eh ! bien, que pourra-t-elle me dire ?

FRONTIN.

Je ne sais ; mais ce sera elle qui le dira, et vous qui l’écouterez... Tenez, Monsieur, figurez-vous qu’elle est présentement devant vous, avec tous ses charmes, et qu’elle se justifie ; que sa bouche vous parle, que vous oyez le son de sa voix, et que ses yeux vous regardent : n’est-il pas vrai qu’elle a raison ?

TIMANTE.

Hélas !

FRONTIN.

Avec cela, si elle s’avise de laisser tomber quelques feintes larmes, en conscience, croyez-vous tenir un seul moment devant elle ?

TIMANTE.

Je t’avoue que j’aurai besoin de toutes mes forces.

FRONTIN.

Voulez-vous en croire votre valet ?

TIMANTE.

Eh ! bien ?

FRONTIN.

Ne la voyez point. Vous y êtes encore à temps ; personne ne vous a vu entrer. En tout cas, c’est ici que logent tous les gens de qualité de Messine, qui viennent à Naples ; vous direz que vous alliez voir le Marquis de Sardan : aussi-bien cette salle sépare son appartement de celui de la Comtesse. Allons, courage ; prenez une belle résolution : n’irritez pas davantage Monsieur votre père. Il est si colère de ce que vous refusez la fille du Marquis qu’il est résolu de donner cette même fille, avec tout son bien, à votre frère, le Chevalier. N’est-ce pas dommage qu’une personne comme lui hérite d’un bien si considérable, et d’un beau nom comme le vôtre ? Le bel honneur que fera à votre famille un mélancolique, un atrabilaire, un rêveur qu’on ne saurait faire parler qu’avec des machines, et de qui l’on ne saurait arracher quatre paroles de suite ; un imbécile, enfin, que votre père ne vous préférerait jamais, si votre désobéissance ne l’avait poussé à bout !

TIMANTE, allant du côté de chez la Comtesse.

Je le veux bien ; retournons-nous en sur nos pas.

FRONTIN, lui montrant le chemin pour s’en aller.

Mais, si vous voulez vous en retourner, c’est par-là qu’il faut aller, et non pas par-là. Vous vous approchez toujours de la porte de la Comtesse !

TIMANTE.

Hélas ! je ne sais ce que je fais, ni ce que je veux, ni ce que je dis. Je vois qu’elle me fait le plus sensible de tous les outrages : je le vois, je le sais, je le sens ; cependant, je meurs d’amour, et je ne sais à quoi me résoudre.

FRONTIN.

Quel pauvre homme !... Mais j’entends votre père... Il parle assurément au Chevalier. Cachons-nous dans ce coin : ils ne nous verront point. Écoutons ce qu’il lui dit ; nous en tirerons peut être quelque avantage.

Ils se cachent.

 

 

Scène V

 

LE BARON, LE CHEVALIER, TIMANTE, FRONTIN, cachés

 

LE BARON, au Chevalier.

Venez, venez, mon fils. Votre frère s’est rendu indigne de mon affection ; je l’ai tournée toute vers vous, et, avec une belle fille, je vais vous faire jouir de dix mille livres de rente. Timante n’aura pas un sol de mon bien : vous êtes toute ma consolation... vous ne répondez rien, mon fils ? Je vois bien que votre silence est une marque de votre respect, et je suis transporté d’aise de voir en vous un consentement si parfait à tout ce que je souhaite ; mais je voudrais vous voir plus gai : votre mélancolie m’afflige. Vous la perdrez, sans doute, devant la fille que je vous destine. Elle est jeune, elle est belle, et son père est mon ancien ami. Vous allez voir l’accueil qu’il nous fera. N’allez pas, au moins, être si triste devant lui... Mais le voici tout à propos.

Le Chevalier s’enfuit dès que le Marquis paraît.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LE BARON, TIMANTE, FRONTIN, cachés

 

LE BARON, au Marquis.

Vous avez toujours prévenu mes désirs, Marquis ; et il semble que vous veniez au-devant de moi, comme si vous aviez su que j’allais chez vous ?

LE MARQUIS.

L’amitié qui nous joint justifie assez notre empressement.

LE BARON.

Je vous amène mon fils, le Chevalier. C’est un fils obéissant celui-ci, qui n’a jamais été gâté par Frontin, et qui par sa soumission me console de toutes les extravagances de son frère...

Cherchant le Chevalier.

Approchez mon fils...

Appelant.

Chevalier...

À part.

Qu’est-il devenu ?

FRONTIN, bas, à Timante.

Voilà son fils l’obéissant !

LE BARON, appelant.

Holà ! Chevalier !...

FRONTIN, à part.

Il est déjà bien loin !

LE BARON, au Marquis.

Il faut, sans doute, qu’il lui ait pris soudainement quelque faiblesse. Il y a quelques jours qu’il est d’une langueur et d’un abattement qui m’affligent ; mais la vue d’une jolie personne lui fera revenir ses forces. Nous pouvons toujours les accorder, dès ce soir, quitte pour différer les noces de quelques jours, si son indisposition continue. Mais tenons les choses secrètes, pour nous garantir des fourberies de Frontin, qui m’a déjà débauché Timante, et qui pourrait encore gâter le bon naturel du Chevalier, dont je suis sûr que je ferai tout ce que je voudrai : un agneau n’est pas plus doux. C’est tout le contraire de ce pendard de Timante ; aussi va-t-il servir d’exemple de la manière dont on doit punir les fils désobéissants !

LE MARQUIS.

En vérité, Baron, il faut que je vous aime comme je fais pour consentir à ce mariage avec votre second fils, et le procédé de Timante suffisait pour me rebuter d’une alliance que j’ai toujours ardemment souhaitée.

LE BARON.

Votre fille, au moins, voudra bien accepter le Chevalier en la place de Timante ?

LE MARQUIS.

Je suis assuré que ma fille n’aura pas d’autre volonté que la mienne ; et vous savez que depuis que je perdis sa sœur aînée dans l’enfance, par ce funeste accident qui me fit quitter Messine pour venir demeurer à Naples, toute ma consolation a été de trouver en celle qui me reste un naturel complaisant, et porté à tout ce que je veux... Mais entrons chez moi, nous y causerons plus en liberté.

LE BARON.

Entrez ; je reviens vous trouver dans un moment. Je vais voir ce qui est arrivé au Chevalier. Ce pauvre garçon, dès le lendemain de son arrivée, m’a toujours paru tout languissant et tout malade.

Le Marquis entre chez lui.

 

 

Scène VII

 

FRONTIN, LE BARON, TIMANTE, caché

 

LE BARON, rencontrant Frontin.

Qui est-là ?

FRONTIN, bas, à Timante.

Ne bougez, vous dis-je.

LE BARON.

Qui est-là ?

FRONTIN, bâillant.

C’est moi, c’est moi : qu’est-ce ?

LE BARON.

Ah ! coquin, c’est toi ?

FRONTIN.

Je vous demande pardon ; je ne vous ai pas d’abord reconnu.

LE BARON.

Que faisais-tu là ?

FRONTIN.

Je dormais, Monsieur.

LE BARON.

Tu dormais ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Je t’ai pourtant ouï parler ?

FRONTIN.

C’est, Monsieur... C’est qu’il y a des gens qui parlent en dormant, et je suis de race.

LE BARON.

Pourquoi viens-tu dormir là ?

FRONTIN.

J’attendais Marine.

LE BARON.

Ou Timante ?

FRONTIN.

Oh ! non, Monsieur. Je vous jure que je ne suis ici que pour mon compte. Ne suis je pas du bois dont on fait les gens à bonne fortune ?

LE BARON, à part.

Ce maraud !...

À Frontin.

Oh ! bien, que tu sois ici pour toi ou pour ton maître, cela m’est indifférent ; après ce qu’il a refusé, je n’ai que faire de lui, qu’il fasse ce qu’il voudra.

FRONTIN.

Il vous aime pourtant beaucoup !

LE BARON.

Un peu moins que sa Comtesse... Mais, écoute : je sais, par expérience, que tu es un maître fourbe.

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, quelle injure me faites-vous là ?

LE BARON.

Tu m’as débauché Timante.

FRONTIN.

Moi, Monsieur ?

LE BARON.

Toi-même.

FRONTIN.

Ah ! Monsieur !

LE BARON.

Je consens que tu achèves de le perdre.

FRONTIN.

Eh ! Monsieur, mon maître...

LE BARON, l’interrompant.

Je ne compte plus sur lui ; mais, au moins, prends bien garde à ne point te mêler de son frère. Je ne doute point que tu n’aies entendu ce que je viens de dire ici au Marquis de Sardan ; je te déclare que si le chevalier refuse de m’obéir, sans m’informer d’où cela pourrait venir, je m’en prendrai à toi.

FRONTIN.

À moi, Monsieur ?

LE BARON.

Oui, à toi. Écoute : de deux fils que j’ai, je te laisse disposer de l’un ; il est bien juste que tu me laisses disposer de l’autre ?

FRONTIN.

Eh ! Monsieur, croyez-vous...

LE BARON, l’interrompant.

Si tu es sage, prends-y bien garde. Tu sais combien de friponneries tu m’as faites, et que j’ai en main de quoi te faire pendre. Je ne t’en dis pas davantage !

Il s’en va.

 

 

Scène VIII

 

FRONTIN, TIMANTE, caché

 

FRONTIN, à part.

Il a, par ma foi ! quelque raison... Cependant, ils machinent là une terrible affaire contre mon maître !...

À Timante, qui paraît.

Eh ! bien, Monsieur, vous l’avez entendu ? Vous voilà déshérité, si nous ne songeons à apaiser votre père.

TIMANTE.

Ce n’est pas la perte des biens qui me touche ; je ne suis sensible qu’à sa colère ! je l’ai encourue ; et pour qui ? pour une infidèle !

FRONTIN.

Vous avez raison, Monsieur ; croyez-moi, retirons-nous d’ici.

TIMANTE.

Allons... Mais il me semble qu’on ouvre.

FRONTIN.

Eh ! non, Monsieur, on n’ouvre point ; c’est quelqu’un qui vient éclairer cette salle : sortons.

TIMANTE.

Eh ! si fait, te dis-je ; on ouvre chez la Comtesse.

FRONTIN, à part.

Ah ! tout est perdu ! Voici le maudit aimant qui le retenait devant cette porte.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, TIMANTE, FRONTIN

 

LA COMTESSE, à Timante.

Que veut dire ceci, Timante ? Il y a près d’un quart-d’heure que j’entends votre voix dans cette salle ! On vous fait dire qu’on a à vous parler : on vous attend ; Vous venez, et, au lieu d’entrer, il semble que vous faites le fier, Je crois même que si je n’avais pris la peine de sortir, vous auriez eu la cruauté de vous en aller sans me voir.

Timante est dans un embarras qui oblige Frontin à répondre.

FRONTIN.

Oh ! point, Madame, nous n’avions garde ! c’est... c’est que mon maître...

LA COMTESSE, à Timante.

Vous ne me dites rien, Timante ? Seriez-vous assez fou pour être en colère de ce que je fis hier ?

TIMANTE.

Infidèle ! puis je vous revoir après un tel affront ?

LA COMTESSE.

Oh, oh ! c’est donc tout de bon : voilà, vraiment, bien de quoi, pour faire tant de bruit !

FRONTIN.

Il est vrai qu’une porte fermée au nez à l’un, et ouverte, un moment après, à l’autre, c’est une bagatelle, qui ne vaut pas la peine d’en parler !

LA COMTESSE.

Je ne demandais à vous voir que pour vous en apprendre les raisons, avant votre départ, car je suis informée que le Vice-Roi vous a nommé du voyage...

Montrant Frontin.

Mais, auparavant, dites-moi, ce garçon sait-il se taire ?

FRONTIN.

Oui, Madame, fort bien : mais je vous avertis d’une chose : si ce que j’entends dire est vrai, personne ne garde mieux un secret que moi : si ce qu’on dit est faux et supposé, je ne l’ai pas plutôt oui que je meurs d’envie de l’aller redire. Je suis percé comme un crible, et le secret d’un mensonge s’écoule chez moi de tout côté. Je vous confesse mon faible, Madame ; c’est à vous à en profiter.

LA COMTESSE.

Je n’ai rien à dire qui ne soit très véritable,

FRONTIN.

À ce compte-là parlez en sûreté : on vous écoute.

LA COMTESSE, à Timante.

Vous savez, Timante, qu’on me maria fort jeune à Messine ; que six mois après je vins à perdre mon époux ?

FRONTIN.

Cela se peut taire.

LA COMTESSE, à Timante.

D’abord je fis dessein d’aller passer le reste de mes jours dans la retraite, et de ne songer plus au monde.

FRONTIN.

Voilà ce que je ne tairai point.

LA COMTESSE, à Timante.

Vous étiez alors à Messine. Vous me vîntes voir, Timante, vous me fîtes changer de résolution, et vous n’ignorez pas que depuis ce temps-là je vous ai confié, avec plaisir, tout ce que j’ai eu de plus secret ?

FRONTIN.

Je ne tairai jamais cet article.

LA COMTESSE, à Timante.

Vous savez donc, Timante, que ce Capitaine qui vous donne aujourd’hui, sans sujet, cette jalousie, a ici, chez sa sœur qui loge près de ce palais, une jeune inconnue qu’on appelle Zaïde ?

TIMANTE.

Je sais, Madame, l’histoire de cette Zaïde ; j’étais encore à Messine lorsque cette fille, âgée de deux ans, fut prise par ce Capitaine sur les côtes d’Espagne.

FRONTIN, à la Comtesse.

Que fait cette fille à la porte fermée ?

LA COMTESSE, à Timante.

Eh ! bien, Timante, vous pouvez vous ressouvenir que ce Capitaine, étant obligé de retourner à la mer, me donna cette jeune enfant ; que je lui donnai le nom de Zaïde, parce que personne ne connaissait ni ses parents, ni sa patrie ; que je la fis élever avec beaucoup de soin, et que je l’ai toujours aimée aussi tendrement que si c’était ma propre sœur ?

FRONTIN.

Et la porte, comment y viendra-t-elle ?

LA COMTESSE, à Timante.

On a retiré cette fille d’entre mes mains, depuis que nous sommes à Naples, et je souhaite passionnément qu’on me la rende.

FRONTIN.

Je ne vois point encore de porte en tout cela.

TIMANTE, à la Comtesse.

Eh ! bien, Madame, vous voulez qu’on vous la rende ?

LA COMTESSE.

Oui, Timante ; et j’aurais couru risque de ne la voir jamais, si j’avais hier perdu le moment favorable de l’obtenir de ce Capitaine.

FRONTIN.

Ah ! nous y voici !

LA COMTESSE, à Timante.

Il part au premier jour. Je le connais pour être d’une humeur soupçonneuse, difficile et peu complaisante. Je crus donc avoir besoin d’une conversation, en particulier, où j’eusse la liberté de faire agir sur son esprit mes plus fortes persuasions : je l’attendais enfin quand vous vîntes ; et comme je n’étais remplie que du désir d’avoir Zaïde, et que pour ne laisser entrer personne j’avais donné des ordres, qui cependant n’étaient pas pour vous, on eut l’indiscrétion de vous renvoyer, en quoi je n’ai commis autre faute que celle d’avoir oublié de vous en faire part.

TIMANTE.

Et qui m’assurera, Madame, que ce que je viens d’entendre n’est pas une défaite pour me chasser, et pour recevoir mon rival ?

FRONTIN.

Courage, Monsieur !

LA COMTESSE, à Timante.

Votre rival ! pouvez-vous vous le persuader ? un homme comme celui là ? riche et brave à ce qu’on dit, mais brutal comme un Corsaire qu’il est. Eh ! bien, Timante, puisque ce que je vous dis ne vous persuade point, n’en parlons pas davantage. Le Capitaine n’entrera plus chez moi ; et quoique je souhaite avec passion d’avoir Zaïde, j’aime mieux y renoncer que de me brouiller avec vous.

TIMANTE.

Que de vous brouiller avec moi ?

FRONTIN, à part.

Le voilà rendu !

TIMANTE, à la Comtesse.

Ah ! Madame, si je pouvais croire que vous parlassiez sincèrement !

LA COMTESSE.

Moi ! je ne vous parlerais pas sincèrement ? Laissez-moi seulement avoir une compagne qui m’est si chère, et vous verrez si vous avez sujet d’envier auprès de moi le bonheur de qui que ce soit.

TIMANTE.

Que je suis heureux, si vous me dites vrai, Madame !

FRONTIN, bas.

Vous voilà déshérité !

TIMANTE, à la Comtesse.

Que dans la nécessité où je suis de suivre le Vice-Roi dans ce voyage de deux jours, qui me va durer dix années, ce serait un grand soulagement à la douleur que j’ai de vous quitter, si je pouvais être rassuré sur toutes mes alarmes !

LA COMTESSE.

Vous devez l’être, Timante. Adieu, je vais voir la sœur de ce Capitaine, à laquelle je dois honnêtement une visite pour le plaisir qu’elle me fait de se priver de Zaïde, qu’elle me doit envoyer aujourd’hui même après souper : partez content, s’il ne faut pour votre repos que vous avouer que l’on n’en aura guères jusqu’à votre retour.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

TIMANTE, FRONTIN

 

TIMANTE.

Eh ! bien, Frontin ?

FRONTIN.

Je le savais bien moi que, dès qu’elle parlerait, toutes vos belles résolutions, zeste !

TIMANTE.

Crois-tu qu’elle me trompe ?

FRONTIN.

À vous parler franchement ce sont de terribles animaux que les femmes, et quelques preuves qu’elles donnent de leur sincérité, la chose est toujours problématique... Oh ! ça, en bonne foi, est-ce que, tout de bon, vous êtes résolu de vous raccrocher plus que jamais à cette femme ?

TIMANTE.

Eh ! le moyen que je puisse vivre sans elle ?

FRONTIN.

Et sans bien pouvez-vous mieux vivre ? Il me souvient d’avoir lu autrefois ces vers, que j’ai toujours retenus.

« Tant d’amour qu’on voudra, tant de charmants appas,
« Il faut toujours manger et boire ;
« Et c’est un incident nécessaire à l’histoire
« Que de prendre un léger repas. »

En effet, il me paraît plus aisé de vivre sans aimer que sans dîner et sans souper ; et je tiens une bonne cuisine plus nécessaire qu’une maîtresse.

TIMANTE.

Hélas ! quoi qu’elle fasse, je vois bien que mon destin est de l’aimer toute ma vie !

FRONTIN.

Cependant, vous l’avez entendu, votre père marie le Chevalier avec la fille que vous avez refusée ? Passe pour cela ; mais il le fait son héritier : voilà le diable ! J’ai cela sur le cœur pour vous ; et, quelque défense qu’on m’ait faite, il faut que j’engage le Chevalier à faire quelque sottise qui mette votre père en colère contre lui.

TIMANTE.

Oh ! nous parlerons de cela quelqu’autre fois. Je ne suis pas bien guéri de ma jalousie : il faut que ce soir même tu demeures ici pour épier si l’on mènera cette fille à la Comtesse. Après cela, je ne pourrai plus douter de ce qu’elle vient de me dire : je partirai content, et, pour avoir l’esprit plus en repos durant mon voyage, je te laisserai ici pour observer exactement tout ce qui se passera dans cette maison.

FRONTIN.

Eh ! bien, Monsieur, j’y reviendrai dès ce soir : aussi bien n’ai-je point vu d’aujourd’hui ma cruelle Marine ; c’est ma Comtesse à moi... Mais, à propos, vous ne songez qu’à cette femme, et vous ne dites pas ce que vous voulez faire de ce muet que je vous ai arrêté ?

TIMANTE.

Je ne m’en suis pas souvenu quand il en était temps : ce soir tu le mèneras où je te dirai... Retirons-nous. Mon père soupe chez le Marquis ; il pourrait nous trouver ici : sortons ; j’ai quelques ordres à te donner.

FRONTIN.

Allons, Monsieur, Dieu veuille que tout aille mieux pour vous que Frontin ne pense !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, MARINE

 

MARINE, à part.

Quelle impatience de femme ! ne pouvait-elle attendre qu’on lui amenât Zaïde, sans m’y envoyer à l’heure qu’il est ?

LA COMTESSE, appelant.

Marine, attends, Marine.

MARINE.

Me voici, Madame.

LA COMTESSE.

Dis au Capitaine que je veux avoir Zaïde ce soir même.

MARINE.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

Que j’ai des raisons pour cela.

MARINE.

Il suffit.

LA COMTESSE.

Que je m’y attends.

MARINE.

Eh ! bien, Madame ?

LA COMTESSE.

Qu’il m’a promis de me l’envoyer.

MARINE.

Je le lui dirai.

LA COMTESSE.

N’y manque pas, au moins !

MARINE.

Je n’oublierai rien,

LA COMTESSE.

As-tu bien compris ?

MARINE.

Eh ! oui, Madame.

LA COMTESSE, s’éloignant.

Tu n’as que la rue à traverser ; amène-la, si tu peux, avec toi.

MARINE, à part.

Il faut avouer que cette femme-là veut bien ce qu’elle veut ! Elle m’a déjà dit, chez elle, dix fois la même chose. Quand je sors, elle me suit pour me le redire... Ah ! la voici encore.

LA COMTESSE, revenant.

Écoute, j’avais oublié à te dire d’avertir le Capitaine de ne prendre pas la peine de venir lui-même ce soir : je n’aime point qu’on me vienne voir à ces heures-ci.

MARINE.

Eh ! Madame, vous me l’avez dit quatre fois. Est-ce tout ?

LA COMTESSE.

Oui ; va, et reviens bientôt.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MARINE, seule

 

Eh ! Dieu soit loué !... Mais... ne m’appelle-t-elle pas encore ?... Non... C’est quelqu’un qui monte l’escalier. Ne serait-ce point qu’on lui amène Zaïde... Attendons un moment... Ah ! c’est ce diable de Frontin, qui me fait enrager avec son amour... Que diantre vient-il faire ici ?

 

 

Scène III

 

FRONTIN, MARINE

 

FRONTIN.

Où vas-tu si tard, charmante Marine ?

MARINE.

Où vas-tu toi-même à l’heure qu’il est, hibou ?

FRONTIN.

Je te cherche, cruelle ! et tu ne me cherches point.

MARINE.

J’ai bien à faire de toi ! Adieu.

FRONTIN.

Arrête, inhumaine ! arrête un moment, où tu vas voir expirer à tes pieds l’amoureux, le triste, le désespéré Frontin !

MARINE.

Oh ! ça, m’aimes-tu autant que tu le dis ?

FRONTIN.

Oui, la peste m’étouffe !

MARINE.

Veux-tu m’épouser ?

FRONTIN.

Oui, ou le diable m’emporte !

MARINE.

Tiens, il n’y a qu’un mot qui serve ; touche-là. Je t’aime aussi : j’enrage de te l’avoir dit ; mais c’est une affaire faite, à condition que tu renonceras aux fourberies, et que tu songeras à embrasser quelque profession.

FRONTIN.

Mon enfant, je n’ai reçu du Ciel que l’industrie en partage : chacun est obligé, en conscience, de faire valoir ses talents ? je n’ai point d’autre profession.

MARINE.

Appelles-tu cela profession ?

FRONTIN.

Oui, Marine, et je soutiens qu’il n’en est pas aujourd’hui de plus en usage.

MARINE.

Tu as perdu l’esprit !

FRONTIN.

Nullement ; j’ai même fait dessein, quand nous serons mariés, que nous montrions aux autres.

MARINE.

À tromper ?

FRONTIN.

Nous donnerons à cela un nom honnête. Je montrerai aux hommes, et toi aux femmes.

MARINE.

Montrer à tromper aux femmes ? ce serait pour ne rien gagner : tu te moques de moi... Mais, laissons cela ; parle-moi franchement : que viens-tu faire ici ?

FRONTIN.

À te dire la pure vérité, j’y viens par ordre de mon maître, pour épier si l’on mènera à la Comtesse cette Zaïde dont tu as, sans doute, oui parler ?

MARINE.

Tu la verras passer par ici tout à l’heure ; je vais la quérir : adieu.

FRONTIN.

Attends ; j’ai à présent bien des choses à te dire.

MARINE.

Tu me les diras ce soir quand tu amèneras ce muet que ton maître a promis à ma maîtresse.

FRONTIN.

Qui, ce muet ? est-ce pour elle ?

MARINE.

Vraiment, oui !

FRONTIN.

Eh ! que diantre veut-elle faire d’un muet ?

MARINE.

Bizarrerie. Elle veut toujours avoir dans son équipage quelque chose de singulier. Elle eut d’abord un Maure ; dès qu’elle vit qu’ils devenaient trop communs, et que la vanité d’en avoir avait passé jusques aux bourgeoises, elle n’en voulut plus, et prit un petit Turc : d’autres en eurent, elle le quitta ; présentement elle s’est avisée d’avoir un muet, à cause que personne ne s’en sert.

FRONTIN.

Oh ! je te réponds qu’en cela elle sera bientôt suivie par les autres femmes ; elles seront bien aises d’avoir auprès d’elles des gens qui ne parlent point, et j’en sais plus de quatre qui se sont mal trouvées de n’a voir pas eu des domestiques muets.

MARINE.

Tais-toi, voici Zaïde.

FRONTIN.

Sera-t-elle de nos amis ?

MARINE.

Eh ! je t’en réponds, il y a longtemps que nous nous connaissons.

 

 

Scène IV

 

ZAÏDE, LISETTE, UN LAQUAIS, MARINE, FRONTIN

 

ZAÏDE, à Marine.

Bonsoir, Marine. Ta maîtresse m’attend, à ce qu’on m’a dit ?

MARINE.

Oui, Mademoiselle ; je vous allais quérir... Mais qui attendez-vous, vous-même ?

ZAÏDE, cherchant Lisette.

Ma fille de chambre, qui s’est arrêtée sur la porte... La voici...

À Lisette.

Eh ! bien, Lisette, qu’est-il devenu ? C’est lui-même ?

LISETTE.

Il faut que quelqu’un l’ait arrêté, car je l’ai perdu de vue ; mais pour être celui qui ne bougeait de ses fenêtres...

ZAÏDE, l’interrompant.

C’est assez, c’est assez ; je n’en ai pas douté un moment. Entrons, ne faisons pas attendre la Comtesse.

Elle entre chez la Comtesse, avec Lisette et le laquais.

 

 

Scène V

 

FRONTIN, MARINE

 

MARINE.

Adieu, il faut que j’entre avec elle... Mais, peste soit de toi ! tu es cause que je n’ai pas été dire au Capitaine de ne pas venir ce soir... Oh ! s’il vient, je sais ce que je ferai.

Elle rentre chez la Comtesse.

 

 

Scène VI

 

FRONTIN, seul

 

Adieu, ma Déesse... À ce que je viens d’entendre, la Comtesse a dit vrai à Timante, et, après ce que Marine vient de me dire, nous voilà, mon maître et moi, assez heureux dans nos amours. Cependant, du côté de l’intérêt, nos affaires, de l’un et de l’autre, vont fort mal. Il me doit mes gages de plus de dix ans ; s’il est privé des biens de son père, adieu les travaux de ma Jeunesse. Je ne voudrais pour rien au monde avoir servi un maître déshérité... Que pourrais-je imaginer pour engager notre héritier prétendu à faire quelque fredaine qui le brouillât avec son père ?... Mais par où diable l’attaquer ?... Il est trop taciturne, et l’on ne sait comment s’insinuer avec les gens d’une humeur si extraordinaire... Eh ! parbleu, le voici tout à propos.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

FRONTIN, à part.

Que cherche-t-il ici si tard, et avec tant d’empressement ?

LE CHEVALIER, à part.

Où sera-t-elle allée ? qu’est-elle devenue ?...

À Frontin.

Ah ! Frontin, que je suis heureux de te rencontrer ! ne m’en donneras-tu pas des nouvelles ?

FRONTIN.

Et de qui, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Je crois qu’elle est entrée dans ce palais, mais dans quel appartement sera-ce ? Je suis mort si je ne la trouve !

FRONTIN, à part.

La peste ! comme il jase.

LE CHEVALIER.

Il faut que je la cherche partout ; elle ne sera pas surprise de me voir. Hélas ! peut-être ne la verrai-je jamais !

FRONTIN, à part.

Ce n’est plus le même homme...

Au Chevalier.

Et de qui parlez-vous, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

De la plus charmante personne que tes yeux aient jamais vue ! Enseigne-moi où elle est ?

FRONTIN.

Et que puis-je savoir, si vous ne parlez plus clairement ?

LE CHEVALIER.

Je suis perdu si je ne la retrouve... Grands Dieux ! qu’elle a de charmes : et je ne la verrais plus ? Non, il n’est pas possible ; elle est trop belle. Quelque part qu’elle soit, elle n’y peut être longtemps cachée.

FRONTIN, à part.

S’il parlait de Zaïde, quel bonheur !...

Au Chevalier.

Qu’avez-vous donc, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Tu me vois au désespoir !

FRONTIN.

Et de quoi ?

LE CHEVALIER.

Je suis amoureux.

FRONTIN.

Amoureux ?

LE CHEVALIER.

Oui amoureux ; mais éperdument, et il faut que tu me serves.

FRONTIN.

Moi ?

LE CHEVALIER.

Oui, toi. Tu sais les bons offices que je t’ai rendus auprès de mon père, et que tu me disais toujours : « Chevalier, cherchez seulement une maîtresse, et vous verrez ce que je ferai pour vous ? »

FRONTIN.

Allez, allez, badin, vous voulez rire !

LE CHEVALIER.

Ce n’est point raillerie, j’ai trouvé ce que tu me disais de chercher, et tu me tiendras ce que tu m’ASTÉRIE. promis... si tu savais... qu’elle est belle !

FRONTIN.

Ah ! je n’en doute point... Courage !

LE CHEVALIER.

Elle n’est pas comme la plupart des filles qui gâtent leur beauté à force de soins, elle n’a rien que de naturel... Si tu l’avais vue !

FRONTIN, à part.

Sachons si c’est Zaïde...

Au Chevalier.

Comment est-elle faite ?

LE CHEVALIER.

Comment ? une taille faite exprès pour l’amour ; un teint ! une douceur !... Je ne puis te l’exprimer. Un tour de visage qui touche, et qui enchante ! les yeux... ah ? Frontin, quels yeux !

FRONTIN.

Au portrait que vous m’en faites, me voilà aussi savant que je l’étais, mais, de quel âge, à peu près ?

LE CHEVALIER.

D’environ seize ans.

FRONTIN.

Quelle est donc cette fille ?

LE CHEVALIER.

Je n’en sais rien.

FRONTIN.

Son nom ?

LE CHEVALIER.

Je le sais encore moins.

FRONTIN.

Me voilà bien instruit ! je vous servirai, assurément ?

LE CHEVALIER.

Il faut que tu me lui fasses parler, ou par prière, ou par adresse, n’importe, pourvu que je lui parle.

FRONTIN.

Après ce que vous venez de me dire, il n’est rien de plus aisé...

À part.

Mais il le faut faire mieux expliquer...

Au chevalier.

Où l’avez-vous vue ?

LE CHEVALIER.

À sa fenêtre, vis-à-vis de chez nous, où je ne pouvais lui parler que par signes.

FRONTIN, à part.

C’est elle...

Au Chevalier.

elle répondait aux signes ?

LE CHEVALIER.

D’une manière dont j’étais charmé !

FRONTIN, à part.

Fort bien...

Au Chevalier.

Ne l’avez-vous jamais vue ailleurs ?

LE CHEVALIER.

Tout à l’heure, dans la rue.

FRONTIN, à part.

La voilà...

Au Chevalier.

Qu’est-elle devenue ?

LE CHEVALIER.

Je ne sais,

FRONTIN.

Que ne la suiviez-vous ?

LE CHEVALIER.

Mon oncle le Commandeur m’a arrêté, et j’en suis inconsolable !

FRONTIN.

Avec qui était-elle ?

LE CHEVALIER.

Avec sa fille de chambre et un laquais, qui les éclairait, Je jurerais qu’elles sont entrées dans ce Palais ; je les ai perdues de vue sur la porte.

FRONTIN.

Je sais tout cela.

LE CHEVALIER.

Que je suis heureux !... Et comment s’appelle-t-elle ?

FRONTIN.

Zaïde.

LE CHEVALIER.

Et qui sont ses parents ?

FRONTIN.

C’est ce qu’on ne sait point. Elle fut prise par des Corsaires, à l’âge de deux ans.

LE CHEVALIER.

Elle est d’une naissance illustre... Mais où est-elle présentement ? dis-le-moi, je t’en conjure !

FRONTIN.

Pas loin d’ici ; là, chez la Comtesse.

LE CHEVALIER.

Que je suis malheureux de n’être pas connu d’elle ? j’entrerais tout à l’heure !... On dit que cette Comtesse est une belle personne ?

FRONTIN.

Très belle !

LE CHEVALIER.

Mais non pas comme la nôtre.

FRONTIN.

Oh ! que non !

LE CHEVALIER.

Ah ! Frontin...

FRONTIN, voulant s’en aller.

Adieu, Monsieur.

LE CHEVALIER, l’arrêtant.

Où vas-tu donc ?

FRONTIN.

Trouver mon maître qui m’attend.

LE CHEVALIER.

Tu ne t’en iras point que tu ne m’aies rendu quelques services.

FRONTIN.

Je vous promets que ce soir même je parlerai pour vous à Zaïde. Je dois revenir ici.

LE CHEVALIER.

Pourquoi faire ?

FRONTIN.

Pour mener à la Comtesse un muet que votre frère lui envoie.

LE CHEVALIER.

Quoi ! ce muet dont j’ai ouï parler est pour elle ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Qu’il sera heureux ! il verra à tous moments la charmante Zaïde ; il la servira... Quel plaisir seulement d’être auprès d’elle !

FRONTIN, à part.

Voici mon affaire.

LE CHEVALIER.

Qu’il sera heureux !

FRONTIN.

Et si vous étiez aujourd’hui cet heureux-là ?

LE CHEVALIER.

Qui ! moi ?

FRONTIN.

Vous-même.

LE CHEVALIER.

Et comment !

FRONTIN.

Que vous prissiez ses habits ?

LE CHEVALIER.

Et après ?

FRONTIN.

Que je vous menasse chez la Comtesse ?

LE CHEVALIER.

J’entends.

FRONTIN.

Et que je dise que vous êtes le muet que Timante lui envoie.

LE CHEVALIER.

Ah ! que cela est bien imaginé !

FRONTIN.

Personne ne vous connaît chez elle ?

LE CHEVALIER.

Non assurément... Que tu es habile, mon cher Frontin. Allons, déguise-moi, tout à l’heure, comme tu voudras, mène-moi, au plus vite... Qu’il me tarde d’y être !

FRONTIN.

Bon ! à quoi pensez-vous ! est-ce que vous ne voyez pas que je ris ?

LE CHEVALIER.

Je ne ris pas moi ! Tu le feras puisque tu l’as dit.

FRONTIN.

Vous ne sauriez pas faire le muet.

LE CHEVALIER.

Moi ?

FRONTIN.

Non. Aller en bonne fortune, et ne pas parler ; cela n’est pas possible à un homme de votre âge.

LE CHEVALIER.

Ne te mets pas en peine, je ferai tout ce qu’il te plaira : l’amour fait jouer toute sorte de personnages.

FRONTIN.

Mais, Monsieur votre père ?

LE CHEVALIER.

Ne crains rien de ce côté-là.

FRONTIN.

Il veut vous marier demain, avec la fille du Marquis.

LE CHEVALIER.

Je ne veux que Zaïde, je n’aime que Zaïde : je mourrai si je n’ai Zaïde.

FRONTIN.

Mais il veut aussi vous faire son héritier.

LE CHEVALIER.

Je ne consentirai jamais qu’il fasse ce tort à mon frère, et je serai trop riche si je puis posséder ce que j’aime.

FRONTIN.

Tout l’orage tombera sur moi.

LE CHEVALIER.

Eh ! je te jure que je te mettrai à couvert de tout.

FRONTIN.

Enfin, vous le voulez ?

LE CHEVALIER.

Je le veux, je t’en prie, je te le demande, je t’en conjure.

FRONTIN.

Au moins, quand vous serez là-dedans, n’allez point faire quelque sottise.

LE CHEVALIER.

Ah ! j’ai trop de respect pour Zaïde ! je ne veux que lui déclarer les sentiments de mon cœur, tâcher de découvrir les siens et l’engager, si je puis, à n’être qu’à moi.

FRONTIN.

Allez donc m’attendre dans la rue. Le muet qui doit nous donner l’habit que j’ai fait faire pour lui n’est qu’à deux pas d’ici. Vous vous habillerez tandis que j’irai rendre réponse à votre frère de ce qu’il attend de moi ; ensuite je vous amènerai ici, dès qu’il m’aura donné l’ordre d’y conduire celui dont vous tiendrez la place.

LE CHEVALIER.

Allons, ne perdons pas un instant.

FRONTIN.

Sortez le premier. J’ai été averti que celui qui tient lieu de père à Zaïde doit venir ce soir : il a un valet qui n’est pas grue ; s’il nous voyait ensemble, il pourrait se douter de quelque chose.

LE CHEVALIER.

Je vais t’attendre, viens vite, au moins !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

FRONTIN, seul

 

Allez, vous dis-je... Bon ! voilà justement ce que je cherchais... Mais, la peste ! voici ce que je ne cherchais point ! Ce maudit Capitaine pourrait bien nous embarrasser. Marine l’avait bien dit qu’il reviendrait ce soir !

 

 

Scène IX

 

LE CAPITAINE, GUSMAN, FRONTIN

 

LE CAPITAINE, à Frontin.

Ah ! te voilà, mon brave ? viens-tu voir si cette porte est encore fermée ?

FRONTIN.

Eh ! Monsieur, je sais qu’elle ne s’ouvre que pour vous, et je cède aux amans heureux.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LE CAPITAINE, GUSMAN

 

LE CAPITAINE.

Allons, frappe... Où vas-tu donc ?

GUSMAN.

Chez le Marquis de Sardan, Monsieur.

LE CAPITAINE.

Frappe chez la comtesse, étourdi ! frappe donc !

GUSMAN.

Mais, Monsieur, vous venez de lui envoyer Zaïde, est-il à propos sitôt ?...

LE CAPITAINE, l’interrompant.

C’est pour cela même, coquin ! Je veux lui dire qu’elle prenne garde à ce jeune drôle, qui de sa fenêtre parlait tous les jours à Zaïde.

GUSMAN.

Eh ! Monsieur, vous lui direz cela demain ; on ne vous ouvrira pas si tard.

LE CAPITAINE.

Frapperas-tu, maraud ! à la fin ?

GUSMAN.

Eh ! Monsieur, s’il ne tient qu’à frapper, votre affaire est faite.

Il frappe.

 

 

Scène XI

 

MARINE, LE CAPITAINE, GUSMAN

 

MARINE, à Gusman.

Que viens-tu faire ici ?

GUSMAN.

Mon maître demande à voir Madame.

MARINE.

On ne la voit point à l’heure qu’il est. Va dire à ton maître qu’il a perdu le sens.

GUSMAN.

Le voilà ; tu peux le lui dire toi-même.

MARINE, au Capitaine.

Monsieur, je vous demande pardon ; je ne vous croyais pas si près.

LE CAPITAINE.

Je voudrais donner le bon soir à ta maîtresse.

MARINE.

Ah ! Monsieur, elle a une migraine si terrible qu’elle a été obligée de se coucher, après avoir causé un moment avec votre Zaïde. Je crois qu’elle dort ; mais, puisque c’est vous, Monsieur, si vous voulez je l’éveillerai ?

LE CAPITAINE.

Va, je crois qu’il n’y aurait point de mal.

GUSMAN, à part.

Si mon maître n’est fou...

LE CAPITAINE, à Marine.

Mais, non : va seulement écouter si elle dort, et si elle ne dort point...

MARINE, l’interrompant.

Elle dormira, Monsieur, assurément. Vous n’avez qu’à demeurer un peu ici ; si je ne reviens point, vous pourrez vous en aller... Monsieur, je suis votre très humble servante... Adieu, Gusman.

GUSMAN.

Bon soir, Marine.

Marine rentre chez la Comtesse.

 

 

Scène XII

 

LE CAPITAINE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Je vous le disais bien, Monsieur.

LE CAPITAINE.

Est-ce que sans la migraine ?...

GUSMAN, l’interrompant.

Elle a la migraine comme vous.

LE CAPITAINE.

Qu’a-t-elle donc ?

GUSMAN.

Elle a, Monsieur, qu’elle n’a pas sur elle ce qu’il faut pour être vue.

LE CAPITAINE.

Que veux-tu dire ?

GUSMAN.

Qu’elle a quitté son teint de jour, et qu’elle a pris son teint de nuit.

LE CAPITAINE.

On dirait, à t’entendre, qu’on prend un teint comme un bonnet... Mais Marine ne revient point : sortons. Je donnerais la plus belle femme du monde pour le moindre brûlot de notre flotte.

GUSMAN.

Allons, Monsieur ; c’est fort bien fait.

Il sort, avec le Capitaine.

 

 

Scène XIII

 

LE CHEVALIER, en habit de muet, FRONTIN

 

FRONTIN.

N’entrons pas encore chez elle : laissons sortir le Capitaine.

LE CHEVALIER.

Le voilà sorti ; allons.

FRONTIN.

N’allons pas si vite, et entendons-nous bien, avant que de nous séparer.

LE CHEVALIER.

Qu’as-tu encore à me dire ?

FRONTIN.

Il faut que vous me permettiez d’avertir moi-même votre père de votre amour pour Zaïde ; aussi bien faut il qu’il le sache.

LE CHEVALIER.

Mais pourquoi toi-même ?

FRONTIN.

Afin qu’il ne me soupçonne de rien.

LE CHEVALIER.

J’y consens : entrons.

FRONTIN.

Ce n’est pas tout. Depuis que je me suis avisé de vous faire muet, il m’est venu dans l’esprit de me servir de votre mutisme pour obliger votre père à consentir que vous épousiez Zaïde.

LE CHEVALIER.

Est-il possible ?

FRONTIN.

Vous savez qu’il a toujours été le plus crédule de tous les hommes, et que cette facilité qu’il a à croire tout ce qu’on veut a tellement augmenté par la faiblesse de son âge, qu’on lui persuaderait qu’il est nuit en plein jour ?

LE CHEVALIER.

Mais il se défie de toi, et tu l’as si souvent trompé...

FRONTIN, l’interrompant.

Je le tromperai bien encore... Je sais son faible sur les sortilèges. Songez, vous, seulement à être muet pour tout le monde, excepté pour Zaïde seule, lorsque vous en trouverez l’occasion.

LE CHEVALIER.

Tu me l’as déjà recommandé.

FRONTIN.

Ne vous découvrez pas même à Marine : elle est fille ; elle pourrait parler, et le stratagème que je médite demande un profond secret.

LE CHEVALIER.

C’est assez.

FRONTIN.

Entrons à présent... Prenez ces hardes et cachez-les quelque part là-dedans ; j’en aurai peut-être besoin.

 

 

Scène XIV

 

MARINE, LE CHEVALIER, FRONTIN

 

MARINE, à Frontin.

Ah ! c’est toi, Frontin ?

FRONTIN.

Oui, mon ange ; et voici le muet que je mène à ta maîtresse.

MARINE.

Qu’il a bon air !

FRONTIN.

Eh ! eh ! c’est un muet fait exprès pour elle... Je vais le présenter.

MARINE.

Non, l’ordre est ce soir de ne laisser entrer personne... Adieu ; je ferai à Madame les compliments de ton maître.

Elle rentre avec le Chevalier.

 

 

Scène XV

 

FRONTIN, seul

 

Adieu, ma Princesse... Je viens, comme on dit, de mettre le loup avec la brebis. Si mon stratagème peut réussir, voilà le dessein du Baron rompu, mon maître ne sera point déshérité, et je serai payé de mes gages : voilà le fait... Allons apaiser notre autre muet : J’ai été obligé, pour lui faire quitter l’habit, de lui découvrir ce que je fais, mais la confidence qu’il m’a faite de ses friponneries, et la chaîne d’or que j’ai encore à lui, me sont d’assurés garants qu’il gardera mon secret. Quand on se mêle du métier que je fais, on ne saurait prendre trop de précautions... Oui, encore est-on toujours à la veille de la prison ou de la bastonnade. Les Dieux nous gardent de l’un et de l’autre !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ZAÏDE, seule

 

Que deviendrai-je, hélas ! dans une conjoncture si embarrassante ? demeurerai-je dans une maison avec un jeune homme qui m’expose à tous moments aux plus violents troubles de la vie ? Il n’est jamais le maître de ses regards, tous ses mouvements marquent sa passion, et déjà tous les domestiques ont les yeux attachés sur nous. Je tremble, à tous moments, que la Comtesse ne s’en aperçoive. Je crois qu’il cherche continuellement à me parler. Comment soutiendrai-je une conversation si hardie. Le plus sûr est de sortir d’ici... Mais je n’en ai pas la force, et je crains bien que l’amitié que j’ai pour la Comtesse ne soit pas ce qui m’y arrête davantage.

 

 

Scène II

 

MARINE, ZAÏDE

 

MARINE.

Vous fuyez tout le monde, Zaïde !

ZAÏDE.

Laisse-moi.

MARINE.

Je ne vous connais plus depuis hier.

ZAÏDE.

Je ne me connais pas moi-même.

MARINE.

Qu’avez-vous ?

ZAÏDE.

Je ne sais.

MARINE.

J’ai vu le temps que vous n’aviez rien de secret pour moi.

ZAÏDE.

Je n’ai aucun secret à te dire.

MARINE.

Vous ai-je désobligée en quelque chose ?

ZAÏDE.

Non, tu m’es toujours chère.

MARINE.

La comtesse ne vous fit-elle pas bon accueil ?

ZAÏDE.

Au-delà de tout ce que je pouvais attendre.

MARINE.

D’où vient donc cette inquiétude ?

ZAÏDE.

Hélas ! es-tu surprise de voir quelque chagrin à une malheureuse qui ne connaît ni ses parents, ni sa patrie ?

MARINE.

Vous ne les connaissiez pas mieux hier. Il y a ici quelque chose de nouveau !

ZAÏDE.

Que veux tu qu’il y ait ?

MARINE.

Je ne sais ; mais vous n’avez pas accoutumé d’être ainsi. Hier toute la maison était dans la joie, et le muet que Timante a envoyé à Madame réjouit tous ceux du logis, vous seule ne rîtes point. Chacun lui fit des signes, auxquels il répondait avec une grâce dont on était charmé : vous ne daignâtes pas lui en faire ; et, dans le moment qu’on y prenait le plus de plaisir, vous vous retirâtes brusquement dans votre chambre. Le pauvre garçon en parut tout triste, et il ne fut plus possible de le remettre de belle humeur après que vous fûtes sortie.

ZAÏDE.

Tais-toi, Marine, ou ne me parle plus de lui.

MARINE.

Est-ce que les muets vous font pitié ?

ZAÏDE.

Oui, Marine.

MARINE.

Bon ! et pourquoi celui-ci paraît il si content de son sort ? Allez, Mademoiselle, vous vous accoutumerez à le voir.

ZAÏDE.

Cesse de m’en parler, te dis-je.

MARINE.

Le voici. Voyez, qu’il a bon air !

ZAÏDE.

Que vient-il faire ici ?

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, ZAÏDE, MARINE

 

MARINE.

Je crois qu’il nous cherche... Ah ! tenez, Mademoiselle, il vous fait assurément des reproches de ce que vous fîtes hier.

ZAÏDE.

Marine, je t’en conjure, fais-lui signe qu’il se retire.

MARINE.

Ma foi ! Mademoiselle, je n’en aurais pas le courage : il y aurait de la cruauté. Laissez-le un peu se réjouir... voyez comme il vous regarde ! Je jurerais qu’il prend plaisir à vous voir.

ZAÏDE.

Tu ne sais ce que tu dis.

MARINE.

Que vous êtes cruelle ! Pourquoi ne voulez-vous par jeter seulement les yeux sur lui ?

ZAÏDE.

Je ne l’ai que trop vu !

MARINE.

Ah ! Mademoiselle, il ne parle pas ; mais je viens de l’entendre soupirer.

ZAÏDE.

Hélas !

MARINE.

Je crois, Dieu me le pardonne, que vous soupirez aussi ! Que diantre veut dire tout ceci ?

ZAÏDE.

Tu es une folle.

MARINE.

Pas tant que vous croyez... Hum... il y a ici quelque chose...

Elle les prend par le bras, et se met entr’eux deux.

Ça que je vous envisage un peu l’un et l’autre : voyons... Vous vous troublez ! il pâlit, il se déconcerte !

ZAÏDE.

Que tu es violente !... On se troublerait à moins !

MARINE.

Mais lui, serait-il si en désordre s’il n’entendait pas ce que je dis ? Vous ne me tromperez pas, vous dis-je ; j’ouvre les yeux sur tout ce que j’ai vu depuis hier : plus fine que moi n’est pas bête, et je vous défie de m’en donner à garder sur ce chapitre.

ZAÏDE.

Oh ! laisse-moi donc en repos ; tu me fâches.

MARINE.

Et vous me fâcherez, vous, si vous me faites encore un secret de ce qui se passe : ou mettez-moi dans votre confidence, ou je vais, tout à l’heure, dire mes soupçons à Madame.

ZAÏDE.

Garde-t’en bien ! Faut-il l’aller fatiguer de tes visions ridicules ?

MARINE.

Voyez-vous ses alarmes ? Je veux que vous me confessiez tout, et tout à l’heure ; vous avez tort de vous défier de moi. Suis-je d’un naturel si farouche ? Parlez donc, si vous ne voulez pas que je parle.

 

 

Scène IV

 

FRONTIN, LE CHEVALIER, ZAÏDE, MARINE

 

FRONTIN, à part.

Ah ! que vois-je ? mon muet entre les pattes de Marine ! Tirons le de cet embarras...

À Marine.

Ah ! méchante fille ! ah ! traîtresse ! trahir Timante et Frontin ! Ô Ciel ! ô terre ! ô mœurs ! tout est perdu, tout est corrompu : à qui se fier désormais ?

MARINE.

À qui en as tu ? que dis tu ? que veux tu ?

FRONTIN.

Où trouver une femme fidèle, si Marine, que je croyais un bijou de loyauté, un vase de sincérité...

MARINE, l’interrompant.

Qu’as-tu bu ? qu’as-tu mangé ? es-tu devenu fou ?

FRONTIN.

Plût à Dieu l’être devenu, et avoir toujours ignoré l’action la plus noire !

MARINE.

Quelle extravagance ! que veux-tu dire ?

FRONTIN.

Ce que je veux dire, effrontée ? comme si je n’étais pas informé de tout !

MARINE.

Et de quoi ?

FRONTIN.

Et que fait à l’heure qu’il est le valet du Capitaine dans ta chambre ?

MARINE.

Dans ma chambre, Gusman ?

FRONTIN.

Y est-il pour lui ou pour son maître ? qui trompes-tu de Timante ou de moi ?... Mais tu nous trompes tous deux ; car qui touche l’un, touche l’autre,

MARINE.

Quelle vision ! es-tu ivre, ou furieux ?

FRONTIN.

Oui, je suis furieux, perfide : et je veux que tu viennes, tout à l’heure, me voir percer ce téméraire de mille coups à tes yeux !

MARINE.

Va-t’en cuver ton vin, ivrogne ! j’ai bien d’autres choses en tête, et tu me déclareras toi-même qui est ce beau muet-là, que tu nous as amené, ou...

FRONTIN, l’interrompant.

Tu cherches à m’échapper ; mais tu me suivras tout à l’heure.

MARINE.

Eh ! bien, je te suivrai, quand tu m’auras dit...

FRONTIN, l’interrompant.

Non, tu viendras, tout à l’heure, te dis-je. Je veux te prendre en flagrant-délit, te confondre.

Il l’entraîne.

MARINE, à Zaïde.

Cet enragé m’entraîne ; mais vous, ne croyez pas être quitte de mes persécutions.

Elle s’en va avec Frontin.

 

 

Scène V

 

ZAÏDE, LE CHEVALIER

 

ZAÏDE, à part.

Je mourrais si je me trouvais dans un pareil embarras ; il faut m’en délivrer à quelque prix que ce soit.

LE CHEVALIER.

Vous voyez, charmante Zaïde, à quoi...

 

 

Scène VI

 

LE CAPITAINE, ZAÏDE, LE CHEVALIER

 

LE CAPITAINE, à Zaïde.

Bonjour, ma fille : je viens vous dire adieu ; j’ai ordre de partir demain.

ZAÏDE.

Demain, Monsieur ?

Le Chevalier fait des signes.

LE CAPITAINE.

Oui, demain...

Voyant les signes du Chevalier.

Quel drôle est-ce-là ?...

Au Chevalier.

Que demandes-tu ?...

À Zaïde.

Oh ! oh ! c’est un muet. Que fait-il ici ?

ZAÏDE.

Il est à la Comtesse.

LE CAPITAINE.

Ce pendard-là est bien fait ! Je ne l’avais pas encore vu chez elle : d’où l’a-t-elle eu ?

ZAÏDE.

Timante le lui a donné.

LE CAPITAINE.

Timante ferait bien d’aller chercher son frère le Chevalier. Le Baron d’Otigny est fort en peine de ce fripon là : on ne sait, depuis hier au soir, où il est allé.

Le Chevalier, voyant arriver son père, s’enfuit.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CAPITAINE, ZAÏDE

 

LE BARON, au Capitaine.

Ah ! Monsieur, vous pourriez peut-être me donnes des nouvelles de mon fils, le Chevalier ?

LE CAPITAINE.

Moi ! Monsieur ?

LE BARON.

Mon frère, le Commandeur, vient de me dire qu’il le vit hier dans la rue, sur les neuf heures du soir, et qu’il courait après deux filles qui sortaient de chez votre sœur.

LE CAPITAINE.

Je vous dirai bien qui étaient ces deux filles : en voilà déjà une ; mais pour votre Chevalier, je ne l’ai jamais vu.

LE MARQUIS, à Zaïde.

Et vous, Mademoiselle ?

ZAÏDE.

Moi ! Monsieur ?

LE CAPITAINE.

Ma fille, ce ne sont point-là nos affaires. Entrons chez la Comtesse, je viens dîner avec elle...

Au Baron et au Marquis.

Serviteur, Messieurs ; jusques au revoir.

Il sort avec Zaïde.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LE MARQUIS

 

LE BARON.

Que sera devenu mon fils ?

LE MARQUIS.

Je ne vois pas que vous ayez sujet de vous tant alarmer. Le Chevalier a passé la nuit dehors, et n’est pas encore revenu : voilà bien de quoi ?

LE BARON.

Mais la manière brusque dont il me quitta hier, en ce même endroit, m’étonne.

LE MARQUIS.

C’est quelque saillie de jeunesse, et qui passera.

LE BARON.

Je ne vous ai pas encore tout dit. Hier mon frère, le Commandeur, le rencontra deux fois : la première fois il courrait après deux filles, comme je vous ai dit ; une heure après, il le vit encore passer : il ne put l’arrêter ; et il remarqua qu’il était en habit de masque.

LE MARQUIS.

En habit de masque !

LE BARON.

Oui, Marquis,

 

 

Scène IX

 

FRONTIN, LE MARQUIS, LE BARON

 

FRONTIN, à part, au fond du Théâtre.

Écoutons, sans nous montrer.

LE BARON.

Mon frère voulut lui demander pourquoi ce déguisement, hors de saison : le Chevalier ne lui répondit pas un seul mot, lui parut tout interdit, comme un homme qui a l’esprit troublé, et le quitta brusquement.

FRONTIN, à part.

Bon ! l’alarme est au quartier !

LE MARQUIS.

Ce sera, vous dis-je, quelque trait de jeunesse. Vous avez mis vos gens en campagne pour vous découvrir où il peut être allé ?

LE BARON, à part.

Tous, excepté ce fourbe de Frontin, qui m’a toujours trompé.

FRONTIN, à part.

Me voilà !

LE BARON.

Et dont je me défie.

FRONTIN, à part.

Il n’a pas trop de tort.

LE BARON.

Il aura fait évader mon fils.

FRONTIN, à part.

Cela se pourrait.

LE BARON.

Si je puis l’en convaincre, je le ferai pendre !

FRONTIN, à part.

Cela est un peu fort !

LE BARON.

Ou je le ferai parler.

FRONTIN, à part.

Passe pour cela.

LE MARQUIS.

Quel sujet avez-vous de le soupçonner ?

LE BARON.

Si vous saviez combien de fois il m’a trompé !

FRONTIN, à part.

N’est-ce que cela ? Il est temps que je lui serve un plat de mon métier...

Au Baron.

Monsieur, je vous cherche partout.

LE BARON.

Te voilà donc, scélérat ! tu as enlevé le Chevalier, qu’en as tu fait ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, que vous reconnaissez mal les soins que je viens de prendre !

LE BARON.

Et quels soins, fourbe ?

FRONTIN.

Ne pourrais-je pas vous parler, en secret ?

LE BARON.

Tu veux me tromper ?

FRONTIN.

Moi ! Monsieur ?

LE MARQUIS.

Écoutez ce qu’il a à vous dire.

LE BARON.

Eh ! bien, parle ?

FRONTIN, à part.

Cet homme-là m’embarrasse...

Au Baron.

Monsieur, il y a certaines choses qu’il n’est pas à propos de dire devant...

LE BARON, l’interrompant.

Parle, te dis-je, et parle haut : je n’ai rien de secret pour le Marquis.

FRONTIN.

Eh ! bien, Monsieur, quand je vis les alarmes où vous étiez hier pour la fuite du Chevalier, et que mon innocence était soupçonnée, je fis dessein de ne rentrer plus au logis que je n’en eusse appris des nouvelles.

LE BARON.

En sais-tu ?

FRONTIN.

J’avais couru tout Naples sans rien découvrir. J’étais au désespoir, quand ce matin un honnête homme de mes amis m’en a dit plus que je n’en voulais savoir. D’abord, je vous ai cherché partout pour vous en informer.

LE MARQUIS.

Dis-nous vite ce que tu as appris ?

FRONTIN.

Cet honnête homme, Monsieur, m’a dit qu’il avait pris garde que depuis que le Chevalier est arrivé, il ne sortait point, et qu’il était continuellement à la fenêtre de sa chambre, triste, rêveur et mélancolique.

LE BARON.

Il est vrai.

FRONTIN.

Que là il passait les journées entières à parler par signes à une très belle fille, qui était aussi à la fenêtre, de l’autre côté de la rue.

LE BARON.

Ah ! voici ce que j’ai toujours craint.

FRONTIN.

Je me suis allé informer qui était cette fille, et j’ai su qu’on l’appelait Ma...za...sa...

LE BARON.

Zaïde ?

FRONTIN.

Justement, Zaïde. D’abord j’ai couru au logis de cette fille : on m’a dit que depuis hier elle avait délogé.

LE BARON.

Je le sais : je la viens de voir ici... Je tremble.

FRONTIN.

Parlons bas, s’il vous plaît. Vous savez donc, Monsieur, qu’elle est chez la Comtesse ?

LE BARON.

Oui.

FRONTIN.

Je suis d’abord venu.

LE BARON.

Eh ! bien ?

FRONTIN.

Qui diriez-vous, Monsieur, que j’ai trouvé ?

LE BARON.

Et qui ?

FRONTIN.

Le Chevalier.

LE BARON.

Le Chevalier !

FRONTIN.

Oui, Monsieur le Chevalier, avec un habit si extravagant, que j’ai eu de la peine à le reconnaître.

LE BARON, au Marquis.

Voilà qui se rapporte à ce que le Commandeur vient de me dire.

FRONTIN.

Vous voyez, Monsieur, si je vous dis la vérité ?

LE MARQUIS, au Baron.

Vous soupçonniez à tort ce garçon-là.

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, cela m’arrive tous les jours !

LE BARON.

Il faut, tout à l’heure, que j’aille chez la Comtesse.

FRONTIN.

Attendez, Monsieur, que je vous aie tout dit, et puis vous ferez ce qu’il vous plaira.

LE BARON.

As-tu parlé au Chevalier ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Et que t’a-t-il dit ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, j’en ai le cœur si serré... je crois que j’en mourrai !

LE BARON.

Comment ?

FRONTIN.

Il ne parle point.

LE BARON.

Il ne parle point !

FRONTIN.

Non, Monsieur.

LE BARON.

Est-il mort ?

FRONTIN.

Non, Monsieur,

LE BARON.

Est-il malade ?

FRONTIN.

Je ne sais.

LE BARON.

D’où vient donc qu’il ne parle point ?

FRONTIN.

Je ne saurais dire, Monsieur, si c’est qu’on ait jeté quelque sort sur lui, ou s’il serait tombé dans une espèce de mélancolie ; mais je n’ai pu l’obliger a me répondre que par signes.

LE BARON.

Ah ! Ciel ! quelle extravagance ! L’amour lui aurait-il fait tourner l’esprit ?

LE MARQUIS.

Il y a là-dessous quelque mystère.

FRONTIN.

Cela pourrait être, Monsieur. Mais pourquoi ne se serait-il pas ouvert à moi ? Je lui ai dit, pour le faire parler, que je savais son amour, et que je n’étais venu là que pour lui rendre service.

LE BARON.

Eh ! bien, à cela ?

FRONTIN.

Mutus.

LE BARON.

Juste Ciel ! que sera ceci ?

LE MARQUIS.

Bagatelle ! le Chevalier est assurément d’intelligence avec cette fille.

FRONTIN.

Je le crois comme vous, Monsieur ; mais être éperdument amoureux, avoir pris l’habitude de ne parler que par signes, Monsieur !... Monsieur, on dit que les grandes passions font de terribles ravages : et puis, s’il y avait la quelques charmes ?

LE BARON, au Marquis.

Ah ! Marquis !

LE MARQUIS.

Chansons ! vous dis-je ; c’est un jeu concerté entr’eux.

FRONTIN, à part.

Le maudit homme !

LE BARON.

Quelqu’un aura ensorcelé mon fils !

LE MARQUIS.

Qu’allez-vous-là vous imaginer ?

FRONTIN.

Cette vieille Juive, qui passe pour sorcière, vint l’autre jour au logis, et parla longtemps au Chevalier.

LE BARON.

Ah ! la maudite femme !

LE MARQUIS.

En vérité, Baron, vous êtes trop facile à vous mettre dans de pures visions.

LE BARON.

Vous croyez donc que Frontin nous trompe ?

LE MARQUIS.

Non ; pour ce garçon-là, oh ! puisqu’il vient, de son propre mouvement, vous dire ce qu’il sait, je ne doute point qu’il ne parle sincèrement.

FRONTIN.

Si je parle sincèrement !... Je n’ai qu’un défaut, Monsieur, je suis trop franc.

LE BARON.

Quoi qu’il en soit, il faut que j’aille trouver le Chevalier, et que, tout à l’heure...

FRONTIN, l’arrêtant.

Gardez-vous-en bien, Monsieur ! Personne ne le connaît chez la Comtesse : il passe là-dedans pour un muet de naissance : je crois qu’il vaut mieux le tirer de là sans éclat. Aussi bien vous ne voudriez pas qu’il sortît en plein jour avec l’habit qu’il porte ?

LE MARQUIS, au Baron.

Oh ! pour cela, Frontin a raison Ce que fait le Chevalier est une folie d’un jeune homme, qu’il est mieux de ne pas divulguer. Laissez agir ce garçon-là : on ne peut pas être mieux intentionné !

LE BARON, à Frontin.

Eh ! bien, Frontin, je me repose sur toi.

FRONTIN.

Si vous me laissez faire, Monsieur, j’espère que je vous en rendrai bon compte.

LE MARQUIS, au Baron.

Adieu, Baron. Je m’en vais en repos, puisque vous avez des nouvelles de votre fils : j’espère qu’à mon retour vous serez guéri de vos frayeurs.

FRONTIN, à part.

Oh ! à cette heure j’en aurai bon marché.

Le Marquis sort.

 

 

Scène X

 

LE BARON, FRONTIN

 

LE BARON.

Que j’avais tort de te soupçonner !

FRONTIN.

Oh ! oh ! Monsieur.

LE BARON.

Hélas ! mon pauvre Frontin !

FRONTIN.

Il ne faut pas, Monsieur, vous affliger : quoique le Chevalier ne parle point, il entend assez bien tout ce que l’on dit.

LE BARON.

Ah ! Frontin, j’ai observé que, depuis quelques jours, il était tout changé, et parlait moins que de coutume.

FRONTIN.

En effet, Monsieur, vous me faites prendre garde qu’il semblait perdre la parole, de jour en jour.

LE BARON.

L’amour seul ne fait point cela : il y a là quelque sortilège !

FRONTIN.

Que ce soit charme ou manie, elle ne fait que commencer, et il y a des médecins qui en savent guérir.

LE BARON.

Oui ; mais je voudrais les consulter si secrètement que je ne publiasse pas la folie de mon fils. Ces sortes d’accidents déshonorent une maison !

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, j’ai oui dire que les folies qui viennent de l’amour ne déshonorent personne : toutes les familles seraient déshonorées !

LE BARON.

Je suis si connu de tous les médecins de Naples

FRONTIN.

Attendez, Monsieur... Il y a depuis deux jours dans ce Palais un des plus grands hommes du monde pour la médecine.

LE BARON.

Eh ! qui ?

FRONTIN.

Diable ! c’est un médecin français !

LE BARON.

Et si c’était un habile homme serait-il sorti de son pays ; les bons médecins y sont si rares.

FRONTIN.

Peste ! c’est un député de la Faculté de Montpellier, qui va conférer avec l’École de Salerne sur quelques opinions nouvelles.

LE BARON.

Et que vient-il donc faire ici ?

FRONTIN.

Ce serait une trop longue histoire à vous faire !... Suffit qu’il loge dans ce Palais, et que je viens de lui parler tout à l’heure.

LE BARON.

Et comment le connais-tu ?

FRONTIN.

Comme il est étranger, et que j’ai été en France, je lui ai rendu quelques bons offices.

LE BARON.

Eh ! bien ?

FRONTIN.

Si vous voulez, Monsieur, tandis qu’on dine chez la Comtesse, je vais le prier de descendre dans cette Salle, où je ferai venir votre fils. Je dirai au médecin que le Chevalier n’a ni père, ni mère ; il l’examinera, sans le connaître.

LE BARON.

Fort bien ; mais je veux y être présent.

FRONTIN.

C’est ainsi que je l’entends.

LE BARON.

Mais, comment ferai-je ? je n’entends pas le Français ?

FRONTIN.

Il vous parlera comme vous voudrez... latin ?

LE BARON.

Je l’entends encore moins.

FRONTIN.

Eh ! bien, Grec, Hébreu, Chaldéen, Syriaque, Allemand, Espagnol, Italien, Languedocien. Comme il a fort voyagé, il possède toutes les langues.

LE BARON.

Va donc, mon garçon, hâte-toi de le faire venir.

FRONTIN.

Mais, à propos, avez-vous de l’argent sur vous pour lui donner.

LE BARON.

Je crois que non.

FRONTIN.

Dépêchez-vous d’en aller quérir, et en quantité ; il ne ferait rien sans cela. Jugez s’il est âpre à l’argent, il est médecin et Gascon !

LE BARON.

J’y vais de ce pas ; attends-moi.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

FRONTIN, seul

 

Ah ! par ma foi ! voilà un homme bien facile à duper ! Il a pris l’alarme bien chaudement !... Je n’en suis pas trop surpris, il commence à radoter, et il n’aime rien tant au monde que cet enfant-là.

 

 

Scène XII

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

J’ai entendu ce que tu viens de dire à mon père : j’ai compris ton dessein, mais où trouveras-tu le médecin dont tu as besoin ?

FRONTIN.

Il est tout trouvé.

LE CHEVALIER.

Toi ?

FRONTIN.

Moi-même.

LE CHEVALIER.

Il te reconnaîtra.

FRONTIN.

Bon ! de la manière dont je serai travesti, et avec tous les jargons que je parlerai, je l’en défie !... Où avez-vous mis les hardes que je vous dis hier de cacher ?

LE CHEVALIER.

Tu les trouveras là dans ce cabinet, où personne n’entre que moi... Mais nous nous hâtons trop de donner cette alarme à mon père : je devrais savoir auparavant comment ma passion est reçue de Zaïde... Je vais peut-être encourir à la fois l’indignation de deux personnes que je respecte et que j’adore ?

FRONTIN.

Quoi ! vous n’avez pas encore parlé à Zaïde ?

LE CHEVALIER.

J’en ai toujours été empêché par quelque nouvel obstacle, et si tu n’étais venu tantôt j’allais me découvrir devant Marine.

FRONTIN.

J’ai rompu les chiens fort à propos ; vous auriez fort mal fait. Il ne faut pas risquer que ceci vienne à la connaissance de la Comtesse ; elle est glorieuse, délicate et hautaine, et ne voudrait pour rien au monde être soupçonnée d’avoir eu quelque part en toute cette intrigue.

LE CHEVALIER.

Attends donc que j’aie pu savoir si Zaïde approuve...

FRONTIN.

Commençons par le plus difficile ; gagnons votre père : puisque Zaïde vous connait, je la tiens déjà rendue.

LE CHEVALIER.

Comment l’oser espérer ?

FRONTIN.

Vous moquez-vous ? vous ne connaissez pas votre mérite : vous êtes un trésor, au moins, pour être aimé du sexe ; et serait-il quelque prude qui résistât à un beau jeune homme comme vous, s’il l’avait une fois persuadée qu’il pût s’empêcher de parler ? Rendons-nous seulement maîtres du bon vieillard, et puis, de votre côté, tâchez à parler à Zaïde dans la journée. Il faut que ce jeu finisse avant le retour de mon maître : il ne consentirait jamais qu’on jouât ce tour à son père... Je vais quérir le médecin ; adieu... J’entends votre père qui revient ; tenez-vous là, et jouez bien votre rôle.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LE BARON, LE CHEVALIER

 

LE BARON, à part, sans voir le Chevalier.

En vérité, voilà un accident bien étrange !...

Apercevant le Chevalier.

Ah ! ah ! voici ce pauvre garçon... Frontin est sans doute allé quérir le médecin. Voyons un peu...

Au Chevalier.

Mon fils...

À part.

Il ne me voit point... Il voudrait me parler... Cela n’est que trop vrai !... Cet enfant m’aime bien !... Voilà qui fait fendre le cœur !...

Au Chevalier.

Chevalier...

À part.

Ah ! maudit amour ! maudits sorciers :... Mais je crois que voici ce grand médecin : il ne faut pas qu’il sache qui je suis,

 

 

Scène XIV

 

FRONTIN, en médecin, LE BARON, LE CHEVALIER

 

FRONTIN.

Frontinus, Frontinus, non est hîc, in las y plegui ego m’en retourno : io me ne vo.

LE BARON, à Frontin, lui montrant le Chevalier.

Monsieur, Monsieur, ne vous en allez point ; voilà ce jeune homme dont Frontin vous a parlé.

FRONTIN.

Iste est mutus, aqueste ?

LE BARON.

Oui, Monsieur.

FRONTIN.

Non, non, non, non est mutus.

LE BARON.

Dites-vous, Monsieur, qu’il n’est pas muet !

FRONTIN.

Et Frontinus est unus fourbus, fourbissimus !

LE BARON, à part.

Il a bien raison !

FRONTIN.

Certenamente non est mutus, ma veritablemente non potest parlare.

LE BARON, à part.

Il a d’abord connu son mal.

FRONTIN.

Bota crispo, boui pecaire, à balisco, quante fourberie de Frontino ! mihi dixit que iste, lui, non habet ni patrem ni matrem, et vos, tu, vos vestra merce. Vo seignoria est-il son padre ?

LE BARON, à part.

Oh ! le grand homme ! il a connu que je suis son père !

À Frontin.

Eh ! bien oui, Monsieur, c’est mon fils. Je vois bien qu’on ne vous peut rien cacher ! Que faut-il faire pour le guérir ?

FRONTIN.

Dicam tibi : ho, ho, mouchachou friponello, campis, vos sete inamoratus.

LE BARON, à part.

Le voilà au fait.

FRONTIN.

Odio la vostra fringaire, vostra mestressa, vostra inamorata non cognoscit sui parentes.

LE BARON.

Il est vrai.

FRONTIN.

Ma suo parentes sont nobiles, potentes, opulentes.

LE BARON.

À la bonne heure !

FRONTIN.

En la cognoscebunt un giorno.

LE BARON.

Soit ; mais qu’ordonnez-vous, Monsieur, pour tirer mon fils de cet accident ?

FRONTIN, tendant les deux mains.

Io la diro tibi, egovi lo dirai.

LE BARON, à part.

Il veut être payé ; c’est un vrai médecin...

À Frontin, en lui donnant de l’argent.

Tenez, Monsieur.

FRONTIN, prenant l’argent.

Fases me li prendre prenere, et vitamente fatte li pigliar à presto.

LE BARON.

Et quoi, Monsieur !

FRONTIN.

Aquelo drouleto per mouille, quella ragazza per moglie.

LE BARON.

Que je lui fasse épouser cette fille ?

FRONTIN

Ouci metis hodie, hoggi, hoggi.

LE BARON.

Aujourd’hui ?

FRONTIN.

E presto si lascate inveterare lo malo...

LE BARON.

Eh ! bien, si l’on laisse invétérer le mal ?...

FRONTIN.

Causatum per amorem et per magiam...

LE BARON.

Causé par amour et par magie ?...

FRONTIN.

Noun sera pas houro : non erit tempus, non sora pu tempo.

LE BARON.

Il ne sera plus temps ?

FRONTIN.

Ille lui, sara semper mutus.

LE BARON.

Il sera toujours muet ?

FRONTIN.

Et in fine vo seignoria paralytica.

LE BARON.

Et moi je deviendrai paralytique ?

FRONTIN.

Per contagionem et per sympathiam.

LE BARON.

Ah ! Dieux !

FRONTIN.

Ni sabi pas d’autre remedi : alterum remedium non est.

LE BARON.

Il n’y a point d’autre remède.

Le Chevalier sort.

 

 

Scène XV

 

LE BARON, FRONTIN

 

FRONTIN.

No, ne, ne Signore, no, allez, courez prestare, preparare, accomodare per un remedio che non ti fara male : servitor a yo seignoria.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

LE BARON, seul

 

Allons, puisque les parents de cette fille sont nobles et riches, qu’elle sera un jour reconnue, et qu’il n’y a point d’autre remède, j’aime mieux, pour ne rien risquer, consentir à tout que de voir plus longtemps en cet état un enfant qui m’est si cher.

 

 

Scène XVII

 

LE BARON, FRONTIN

 

FRONTIN.

Ce médecin n’est pas encore venu ?

LE BARON.

Je viens de lui parler.

FRONTIN.

Déjà ?

LE BARON.

Oui.

FRONTIN.

Et le Chevalier ?

LE BARON.

Il l’a vu.

FRONTIN.

Eh ! bien, Monsieur, êtes-vous content de lui ?

LE BARON.

Oh ! le grand homme !

FRONTIN.

Je vous l’avais bien dit. Il n’a pas su que vous soyez son père ?

LE BARON.

Vraiment, vraiment, il l’a d’abord deviné !

FRONTIN.

Le sorcier !

LE BARON.

Viens, Frontin ; allons songer à ce qu’il faut faire : il n’y a pas de temps à perdre.

FRONTIN, à part.

Vivat !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ZAÏDE, seule

 

Ne balançons plus, fuyons-le, pour jamais ; retournons chez la sœur du Capitaine.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, ZAÏDE

 

LE CHEVALIER.

De grâce, écoutez-moi, Zaïde ! suspendez, pour un moment, une si cruelle résolution !

ZAÏDE.

Je ne saurais assez-tôt m’éloigner de vous, après ce que vous avez osé entreprendre.

LE CHEVALIER.

Je vous adore, Zaïde, et je n’avais que ce moyen pour vous voir, et pour vous le dire.

ZAÏDE.

Qu’attendez-vous de moi, de votre père, des personnes de qui je dépends ? vous les irritez tous par une conduite si hardie. Avez-vous songé à ce que je suis, à ce que vous êtes, aux obstacles insurmontables qui nous séparent ?

LE CHEVALIER.

Partout ailleurs qu’ils soient, que dans votre cœur, mon amour sera plus fort que tous les obstacles : c’est un si grand bonheur pour moi d’avoir pu vous dire que je vous aime, que je ne désespère plus désormais de ma fortune !

ZAÏDE.

Cessez donc de vous attacher à la mienne. Mon étoile est d’être malheureuse : j’ai commencé à l’être dès l’enfance ; je le serai toujours !

LE CHEVALIER.

Vous ne le seriez plus, Zaïde, si vous daigniez approuver la pure ardeur dont je brûle !

ZAÏDE.

Hélas ! je ne vous ai déjà que trop fait connaître... Ne m’obligez pas à vous en dire davantage... Malheureuse : c’est bien à moi... Sortez, ou laissez-moi.

LE CHEVALIER.

Non, charmante Zaïde.

 

 

Scène III

 

MARINE, LE CHEVALIER, ZAÏDE

 

MARINE, criant à haute voix, et appelant la Comtesse.

Madame ! venez voir : notre muet parle ! Voilà ce que j’avais toujours soupçonné.

ZAÏDE, à part.

Ah Ciel ! je suis perdue !

LE CHEVALIER, à Marine.

Ma pauvre Marine !

MARINE, appelant.

Eh ! venez voir, Madame, venez voir.

ZAÏDE, à part.

Que pensera-t elle ?

LE CHEVALIER, à Marine.

Au nom de Dieu, Marine !

MARINE, appelant.

Madame !... eh ! eh ! Madame !...

LE CHEVALIER.

Ma chère Marine, te voilà maîtresse de ma vie, puisque tu l’es de mon secret. Je suis frère de Timante, j’adore Zaïde, et il n’est pas de milieu pour moi entre la posséder ou mourir. Si tu me découvres, tu me donnes une mort certaine, tu exposes Frontin.

MARINE.

Ah ! le fourbe !

LE CHEVALIER.

Tu l’exposes aux plus violents effets du ressentiment de mon père : si tu ne me découvres pas, je te devrai toute la félicité de ma vie. Aurais-tu l’inhumanité de me perdre, et d’envelopper Zaïde dans ma disgrâce ? Zaïde qui t’est chère, Zaïde qui est innocente, et de qui je n’ai pas attendu le consentement pour faire tout ce que j’ai fait. Veux-tu que j’embrasse tes genoux ? me veux-tu voir expirer à tes pieds ? me veux-tu voir les noyer de larmes ?

MARINE.

Levez-vous, vous me faites pitié : je suis naturellement tendre ; je n’aurais pas la force de vous rendre plus malheureux.

LE CHEVALIER.

Ma chère Marine !

MARINE.

Ce n’est rien de m’avoir gagnée, vous ne pouvez longtemps tromper la Comtesse ; elle ne se doute déjà que trop de la vérité : c’est moi seule qui la combattais, et qui ne croyais pas Frontin capable de me cacher quelque chose... Sotte que j’étais !... Mais il faut vite finir ceci... Ça, voyons, que pouvons nous faire ? Je veux entrer dans vos intérêts.

LE CHEVALIER.

Ma chère Marine, que je te suis redevable ! permets que, dans les premiers transports de ma reconnaissance, J’embrasse encore tes genoux !

MARINE.

Que faites-vous, malheureux ! levez-vous, voici Madame.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, ZAÏDE, MARINE

 

LA COMTESSE, à part.

Que vois je ! Zaïde en larmes, Marine effrayée, le muet à ses pieds !... Je n’en dois plus douter...

À Marine.

Rentrez, Marine ; faites signe à ce garçon de vous suivre...

À Zaïde.

Zaïde, demeurez avec moi.

Marine et le Chevalier rentrent.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, ZAÏDE

 

LA COMTESSE.

Je vous aime, Zaïde ; et l’on ne peut guères donner plus de marques de tendresse que je vous en ai donné.

ZAÏDE.

Je sens comme je dois, Madame...

LA COMTESSE, l’interrompant.

Attendez à me remercier que je vous aie dit tout ce que j’ai à vous dire. J’ai trop d’attention sur tout ce qui vous regarde pour n’avoir pas remarqué ce qui s’est passé depuis que le muet que Timante m’a envoyé est entré chez nous... Vous rougissez, Zaïde ?

ZAÏDE.

Moi ! Madame ?

LA COMTESSE.

Oui ; et cette rougeur confirmerait mes soupçons, s’ils avaient quelque besoin de l’être. J’ai surpris vos regards, j’ai observé vos démarches, vous n’avez pu me cacher votre trouble : je vous avoue même que j’en ai eu pitié. Il suffirait de l’aveu que j’en fais pour m’attirer votre confiance, si je ne croyais que l’amitié que j’ai pour vous doit, depuis longtemps, me l’avoir acquise.

ZAÏDE.

Madame...

LA COMTESSE.

Ouvrez-moi donc votre cœur sans crainte.

ZAÏDE.

Qui ? moi ! je ne vous ai jamais rien caché.

LA COMTESSE.

Faut-il que j’aie besoin de vous faire quelque violence ? veux-je entrer dans vos affaires que pour y prendre la part que je dois ?

ZAÏDE.

Moi ! Madame, des affaires ? une pauvre innocente !... oh ! Ciel !

LA COMTESSE.

Vous pouvez aussi peu douter de ma fidélité que de ma tendresse. Je n’ai pas voulu, par discrétion, vous parler devant le Capitaine. Vous savez qu’il m’a avertie qu’un jeune homme passait les jours entiers à vous regarder à vos fenêtres ? Tout ce que j’ai vu de notre muet me donne de violents soupçons que c’est ce même jeune homme... Avouez-le : pouvez-vous vous cacher de moi, et connaître à quel point je vous aime ?... Vous ne dites rien, Zaïde ?

ZAÏDE.

Que voulez-vous que je vous dise ? Je vous vois des soupçons ; je n’y ai point là part que vous croyez... Je suis dans un trouble...

LA COMTESSE.

Et c’est ce trouble où je vous vois, qui augmente ma curiosité, parce que vous m’êtes chère. Ne me déguisez plus rien ; déclarez-moi un mystère que vous ne pouvez plus me cacher. Parlez, je serai peut-être en état de vous servir, avant que le Capitaine parte... Quoi ! toutes mes prières ne servent qu’à augmenter votre silence ?

ZAÏDE.

Quelles pensées aussi avez-vous, Madame ? Pourquoi vous attachez-vous à me presser ? Aurais-je été capable de vous déplaire en quelque chose ?... Que je suis malheureuse ?

LA COMTESSE.

Oh ! bien, puisque vous ne voulez rien m’avouer, je ne m’en prendrai plus qu’au muet, et je le punirai de l’audace dont je le soupçonne, Je n’attends pour cela que l’arrivée de Timante... Mais le voici plus tôt que je ne l’attendais.

Zaïde s’en va.

 

 

Scène VI

 

TIMANTE, LA COMTESSE

 

TIMANTE.

Mon retour vous surprend, Madame ?

LA COMTESSE.

Il me fait beaucoup de plaisir.

TIMANTE.

Nous n’avions fait guères plus de douze mille quand le Vice-Roi a reçu un courrier.

LA COMTESSE.

Quelque raison qui vous fasse revenir, elle m’est agréable, mais surtout, dans la situation où je suis, vous arrivez tout à propos pour me tirer de peine.

TIMANTE.

Quel chagrin pouvez-vous avoir, Madame ?

LA COMTESSE.

C’est une bagatelle. Le muet que vous m’avez envoyé...

TIMANTE, l’interrompant.

Hé bien, Madame ?

LA COMTESSE.

Je vous prie de le reprendre tout à l’heure, Timante.

TIMANTE.

Il est vrai, Madame, qu’il est tout des plus laids ; mais on n’en trouve pas facilement, et, dans l’envie où vous étiez d’en avoir un, je me résolus à vous envoyer ce vieux malheureux.

LA COMTESSE.

Ce n’est pas ce qui m’en déplaît, Timante : il n’est que trop bien fait et trop jeune.

TIMANTE.

Vous voulez me railler, Madame, de mon mauvais choix ; mais je m’en justifie par la nécessité où j’étais de vous obéir promptement.

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! Monsieur, ne continuez point une plaisanterie que vous avez faite hors de saison ! Croyez-vous que je vous puisse facilement pardonner que dans le temps que vous vouliez paraître agité d’une violente jalousie, vous ayez conservé assez de sang-froid pour me jouer un pareil tour, et m’envoyer un muet comme celui-ci ? À quel dessein l’avez-vous fait, Timante ? ne connaissez-vous point de quelle délicatesse je suis sur Zaïde ?

 

 

Scène VII

 

FRONTIN, LA COMTESSE, TIMANTE

 

FRONTIN, à part.

Que vois-je ! mon maître de retour ?...

Bas, à la Comtesse.

Madame, je suis votre serviteur : ne pour rois je pas vous dire un mot en particulier ?

TIMANTE, à Frontin.

Patience...

À la Comtesse.

Qu’est-ce que tout ceci, Madame ? et qu’a de commun Zaïde, jeune et belle comme elle est, avec un misérable accablé des plus cruelles disgrâces de la nature ?

FRONTIN, bas.

Monsieur, hum...

LA COMTESSE, à Timante.

Finissons ce jeu, je vous prie ; ces contestations commencent à me fatiguer. C’est précisément parce que ce jeune homme, que vous m’avez envoyé, a les manières nobles et galantes, que je trouve fort mauvais que vous ayez entrepris de l’introduire chez moi de cette manière.

TIMANTE.

Les manières nobles et galantes !...

À Frontin.

Frontin, il ne me parut point tel hier, lorsque tu me le fis voir ?

FRONTIN.

Oh ! pardonnez-moi, Monsieur, vous ne l’avez pas bien remarqué.

Bas.

Je me tue de vous faire signe que j’ai quelque chose à vous dire.

TIMANTE.

Laisse-moi en repos...

À la Comtesse.

Madame, je commence à être inquiet, à mon tour...

À Frontin.

Frontin, fais venir ce muet, tout à l’heure, que j’éclaircisse tout ceci.. Vite donc ! qu’attends-tu ? va le quérir... Mais, non, demeure...

À la Comtesse.

Le voici, Madame, qui a déjà changé d’habit pour s’en aller.

 

 

Scène VIII

 

SIMON, LA COMTESSE, TIMANTE, FRONTIN

 

FRONTIN, à part.

Ah ! voici bien d’autres affaires !

TIMANTE.

On lui a fait entendre, sans doute, Madame, qu’on n’avait plus besoin de lui ?

LA COMTESSE.

Où le voyez-vous donc, Timante ?

TIMANTE.

Le voilà devant vous, Madame.

LA COMTESSE.

Devant moi ?... Je ne le vois point.

FRONTIN, à part.

Il n’y a pas moyen de lui parler devant cette femme.

TIMANTE, prenant Simon par le bras.

Eh ! le voilà, Madame.

LA COMTESSE.

Qui, ce vieil animal ?

SIMON, faisant le muet.

A, ou, ou, a.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! Ciel ! encore un muet !

TIMANTE.

Que veut dire ceci ?

FRONTIN, à part.

Il faut jouer d’adresse.

TIMANTE, appelant Frontin auprès de lui.

Viens ça, toi...

À la Comtesse.

Voilà, Madame, le muet que Frontin vous mena hier au soir.

LA COMTESSE.

Vous vous moquez de moi, Timante...

Appelant.

Holà ! Marine, eh ! Marine.

 

 

Scène IX

 

MARINE, TIMANTE, LA COMTESSE, SIMON, FRONTIN

 

MARINE, à la Comtesse.

Que vous plaît-il, Madame ?

LA COMTESSE.

Amenez-moi l’autre muet... Non, demeurez, je veux auparavant voir à quoi aboutira tout ceci.

TIMANTE, à Frontin.

Eh ! bien, Frontin, qu’as-tu à dire ?

FRONTIN.

Monsieur, quand vous fûtes parti hier au soir...

TIMANTE.

Eh ! bien, maraud ! quand je fus parti ?

FRONTIN.

Monsieur, je vous dis qu’hier au soir il était presque nuit, et...

TIMANTE.

Tu me présentas ce muet, n’est-il pas vrai ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur ; mais...

TIMANTE, à la Comtesse.

Vous voyez bien, Madame ?

LA COMTESSE.

Je vous jure que je n’ai jamais vu cet homme-là, ni personne de ma maison.

TIMANTE, à Frontin.

Parleras-tu, pendard ?

FRONTIN.

Mais, Monsieur, si vous ne voulez pas me laisser parler, je ne puis pas vous tirer de l’erreur où vous êtes... Madame a raison.

TIMANTE.

Parle donc ?

FRONTIN, à Simon.

Motus, toi, ou !...

À Timante.

Monsieur, il est vrai que voilà le muet que je vous fis voir hier au soir : mais, comme depuis huit jours j’avais demandé partout des muets par votre ordre ; un moment après que vous fûtes parti, on m’en amena un autre : je le trouvai plus à mon gré que celui-ci, et je le menai chez Madame, en la place de ce vilain mâtin.

LA COMTESSE.

Frontin raccommode fort bien les choses !

FRONTIN.

Qu’auriez-vous fait, Madame, de cette bête-là ?

TIMANTE.

Il me semble pourtant que d’abord tu ne m’as pas dit...

FRONTIN, l’interrompant.

J’ai voulu vous le dire, Monsieur ; mais quand vous avez une fois pris la mouche, y a-t-il moyen de vous parler ?

SIMON, en colère.

Ah ! of ! of ! ah !

FRONTIN.

Ah ! of ! of ! ah !... Tu as beau faire, nous n’avons plus besoin de toi.

À Timante.

Il en est en colère, comme vous voyez ? Il faut lui donner quelque chose pour sa peine : c’est ce qu’il veut dire. Il est bon garçon.

TIMANTE, tirant sa bourse, et donnant de l’argent  à Frontin.

Volontiers. Donne-lui ces dix pistoles, et qu’il s’en aille.

FRONTIN, ne donnant que cinq pistoles à Simon.

Tiens, retire-toi.

SIMON, à Timante.

Monsieur, il en retient la moitié.

TIMANTE.

Oh ! oh ! qu’est ceci ? voici vraiment un plaisant miracle !

MARINE.

C’est la force de l’or !

LA COMTESSE, à Timante.

C’est donc là de ces muets que vous me vouliez donner ?

TIMANTE, à Frontin.

Frontin, quelle pièce avais-tu dessein de me jouer ? Voilà ta fourberie découverte : quel était ton dessein ? Parle, coquin ! réponds... Tu ne dis mot ?

FRONTIN.

Vous me voyez, Monsieur, dans un si grand étonnement que je ne puis parler : la parole de cet homme-là a étouffé la mienne...

À Simon.

Sauve-toi.

TIMANTE, à Simon.

Non, tu ne t’en iras pas...

À Marine.

Marine, empêche qu’il ne sorte.

FRONTIN, à Marine.

Empêche-le aussi de parler.

TIMANTE.

Je veux savoir la vérité.

FRONTIN.

Un muet parler soudainement ! Je tremble, Monsieur ; et il faut regarder cela comme un grand prodige !

LA COMTESSE.

Tu comptes assez sur notre simplicité pour te flatter que nous croyions que cet homme a été muet ?

FRONTIN.

Voyez ! je l’ai crû moi.

TIMANTE, à la Comtesse.

Il faut confondre ce coquin...

À Simon.

Parle tout à l’heure.

FRONTIN, bas, à Simon.

Garde-t’en bien !

MARINE, bas, à Simon.

Frontin te rouerait de coups !

TIMANTE, à Simon.

Parleras-tu !

FRONTIN.

Vous voyez bien, Monsieur ? cela est inutile !

TIMANTE.

Impudent ! je t’apprendrai à te jouer de nous !

LA COMTESSE.

Laissez-le, Timante ; il vaut mieux voir comme il se tirera d’affaire.

TIMANTE.

Je le veux, puisque vous le voulez.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, c’est, vous dis-je, quelque grand prodige, assurément ! N’a t’on pas vu mille fois des choses surprenantes annoncer des événements extraordinaires ? Qui sait si ce n’est pas quelque avis du Ciel pour nos affaires ? la mort de votre père, la guerre de...

TIMANTE, l’interrompant.

L’impudent !

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, si c’était la première fois qu’un muet eût parlé, je ne saurais que dire ; mais n’avez vous pas lu l’histoire de ce Roi qui avait un fils... ou une fille n’importe, qui n’avait jamais parlé ?... Ce n’était donc pas une fille ?... c’était donc un fils ?

TIMANTE.

Quel coq-à-l’âne nous vient-il faire, ce coquin ?

FRONTIN.

Attendez jusqu’au bout...

À la Comtesse.

Écoutez, Madame, vous allez entendre un beau trait d’histoire, et qui est fort à propos... Ce Roi avait donc un fils qui était muet... Eh ! mon Dieu, comment s’appelait ce Roi ?

TIMANTE.

Que nous vient conter ici ce maraud, et qu’avons-nous affaire de l’histoire de Crésus ?

LA COMTESSE.

Laissez-le dire, il conte joliment...

À Frontin.

Hé bien ?

FRONTIN.

Oui, Crésus, justement. Vive Madame ! elle aime l’histoire ; c’est aussi une belle chose que l’histoire... Crésus donc étant dans sa ville de Sarde, qui venait d’être prise d’assaut... Voulez-vous que je vous fasse une brève description du siège ?

LA COMTESSE.

Oh ! pour cela, non.

FRONTIN.

Un soldat l’allait tuer, sans le connaître, quand son fils, qui était muet, comme j’ai dit, vit le péril si proche : la crainte qu’il eut pour son père lui fit faire un si grand effort que, tout-à-coup, (admirez l’effet du sang !) les cataractes du gosier s’ouvrirent... les membranes du son se rompirent... les palissades de la parole se brisèrent... Cette épiderme qui enveloppe la prononciation se fendit... l’obstruction de la voix s’amollit... les omoplates des syllabes s’écartèrent, et laissèrent aux mots un passage libre... les esquinancies auparavant enflées, s’aplatirent... la luette s’échauffa... les lignes de la taciturnité furent forcées... la nature conduisit, de sa propre main, l’articulation jusques dans les retranchements du silence... sa langue se délia, et il s’écria : sauvez le Roi !...

Bas, à Simon.

Eh ! sauve-toi...

À la Comtesse.

Sauve-toi donc, disait-il à son père !

Simon se sauve, sans être vu de Timante, ni de la Comtesse.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, TIMANTE, MARINE, FRONTIN

 

LA COMTESSE, à Timante.

Voilà, en vérité, un beau récit !

TIMANTE.

Eh ! Madame, vous avez trop de complaisance pour ce coquin ; et moi, sans tant de miracle, je ferai parler son muet à coups de bâton...

Cherchant Simon.

Mais, qu’est-il devenu ?

MARINE.

Il s’est sauvé, sans que je l’en aie pu empêcher.

LA COMTESSE.

Pourquoi ne nous en avertissais-tu pas ?

MARINE.

Je n’ai osé interrompre le récit de Frontin !

FRONTIN.

Si vous voulez, Monsieur, je courrai après lui ? Je le rattraperai, assurément !

TIMANTE.

Non. Il me tombera quelque jour en main ; j’aime mieux voir, tout à l’heure, l’autre muet...

À Marine.

Holà ! Marine, va le quérir, puisque Madame veut qu’il sorte.

FRONTIN, à Marine.

Encore ?

MARINE.

Tu ne t’en tireras jamais.

TIMANTE.

Va donc, Marine.

FRONTIN, à Marine.

Attends...

À Timante.

Monsieur, cet autre muet est un garçon de famille, qui est venu ici, de nuit, et sans être connu.

TIMANTE.

N’importe.

LA COMTESSE, à Marine.

Dépêchez-vous, Marine.

FRONTIN, à Marine.

Attends...

À la Comtesse.

Madame, il ne faudrait pas le faire sortir de jour avec l’habit qu’il porte ; si ses parents...

TIMANTE, l’interrompant.

Je le mènerai dans mon carrosse ; personne ne le verra.

LA COMTESSE, à Marine.

Allez vite, Marine.

FRONTIN, à Marine.

Attends...

À Timante.

Ce muet, au moins, ne saurait aller en carrosse sans s’évanouir : il craint terriblement cette voiture !

MARINE, à Timante.

S’il ne faut aussi qu’attendre jusqu’à tantôt ?

TIMANTE.

Non, non ; ce que Madame vient de me dire de ce muet me donne envie de le voir : va le quérir.

LA COMTESSE, à Marine.

Allez le faire venir.

FRONTIN, bas, à Marine.

Garde-t-en bien !

MARINE, bas.

Ne crains pas cela...

À Timante et à la Comtesse.

Je vais vous l’amener.

Elle rentre.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, TIMANTE, FRONTIN

 

LA COMTESSE, à Timante.

Avez-vous su, Timante, ce qui s’est passé chez vous en votre absence ?

TIMANTE.

Non, Madame ; je n’ai vu encore personne.

LA COMTESSE.

On vient de me dire que votre frère le Chevalier se sauva hier du logis.

TIMANTE, à Frontin.

Mon frère, Frontin !

FRONTIN.

Oui, Monsieur ; je sais ce que c’est.

LA COMTESSE, à Timante.

Votre père en est extrêmement alarmé !

TIMANTE, à Frontin.

Tu sais ce qu’il est devenu ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur ; le Chevalier n’est pas perdu. Je vous informerai de tout, en temps et lieu.

TIMANTE.

Tu as bien la mine d’avoir fait quelque tour de ton métier !

FRONTIN, bas.

Cela se pourrait, Monsieur ; pour votre service, pourtant.

 

 

Scène XII

 

MARINE, LA COMTESSE, TIMANTE, FRONTIN

 

MARINE, à la Comtesse.

Je ne vous amène point le muet, Madame ; le Capitaine s’en divertit, et j’ai cru qu’étant chez vous, je ne pouvais le lui ôter, sans incivilité.

FRONTIN, à part.

Voilà la Reine des filles pour entendre parfaitement bien son monde !

MARINE, montrant Timante.

Au reste, de nos fenêtres j’ai vu entrer ici le père de Monsieur, avec ce Marquis qui ne le quitte jamais.

TIMANTE, à la Comtesse.

Il ne faut pas qu’ils me voient.

LA COMTESSE.

Passons dans mon petit appartement ; nous n’y trouverons que Zaïde.

TIMANTE, à Frontin.

Suis-moi ; j’ai à te parler.

FRONTIN.

Et moi, j’ai à parler à Monsieur votre père et au Marquis. Entrez vite. Je les entends : je vous informerai de tout.

La Comtesse et Marine rentrent, avec Timante.

 

 

Scène XIII

 

FRONTIN, seul

 

La peste me voilà sorti d’un terrible embarras ! Je ne voulais pas lui découvrir la chose devant la Comtesse : cependant, le voilà chez elle, je ne puis plus éviter qu’il ne la sache. S’il est sage, il m’en saura bon gré.

 

 

Scène XIV

 

LE BARON, LE MARQUIS, FRONTIN

 

LE MARQUIS, au Baron.

Quelle faiblesse de croire si légèrement !

LE BARON.

Ah ! Marquis, si vous étiez son père, vous feriez comme moi.

FRONTIN, au Marquis.

L’amour et les sorciers, Monsieur, sont de terribles gens !

LE MARQUIS, au Baron.

Mais avant que de se mettre de pareilles choses dans l’esprit, on examine bien.

LE BARON.

Cela est tout examiné.

LE MARQUIS.

Quoi ! vous l’allez marier sans consulter vos amis ?

LE BARON.

J’ai consulté sur cela le plus grand homme du monde : demandez à Frontin.

FRONTIN.

Grand homme, assurément !

LE BARON.

Il n’y a pas de temps à perdre.

LE MARQUIS.

J’ai des raisons qui m’obligent à ne vous presser pas davantage sur cela.

LE BARON, à Frontin.

Frontin, as-tu revu le Chevalier ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Hé bien, sa mélancolie ?

FRONTIN.

Elle continue toujours.

LE BARON.

Le pauvre garçon !

FRONTIN.

Depuis tantôt, Monsieur, elle a même un peu augmenté.

LE BARON.

Augmenté !

FRONTIN.

Oui, Monsieur, présentement il est presque sourd,

LE BARON.

Cela n’est pas concevable !

LE MARQUIS.

Quelles chimères !

LE BARON.

Ah ! Marquis, je l’ai vu moi même ; il faut lui parler haut pour le faire entendre.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, à présent il n’entend rien, si l’on ne crie.

LE BARON.

Si l’on ne crie !

FRONTIN.

Oui, Monsieur, et très fort.

LE BARON.

Allons, Frontin, puisqu’il est chez la Comtesse, fais le venir, que je consente à son mariage avec Zaïde.

FRONTIN.

Quoi ! Monsieur, en cet état vous voulez le marier.

LE BARON.

C’est ce grand médecin qui l’a ordonné.

FRONTIN.

Le charlatan !

LE BARON.

Point. Il dit qu’il est malade d’amour pour Zaïde, et qu’il faut se dépêcher de les unir ensemble.

FRONTIN.

Le bourreau !

LE BARON.

N’en dis point de mal.

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, je le connais mieux que vous !

LE BARON.

Il assure qu’il guérira.

FRONTIN.

Oui, Monsieur ; mais voilà pour vous une terrible ordonnance !

LE BARON, à part.

Le pauvre garçon me plaint !...

À Frontin.

Je ne te croyais pas d’un si bon naturel ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur.

LE BARON.

Va, je vais mettre au feu les informations qu’on m’a fait faire contre toi. Allons, fais venir le Chevalier.

LE MARQUIS, à Frontin.

Demeure, Frontin...

Au Baron.

Croyez-moi, Baron, venez vous reposer un moment chez moi. Je ne songe plus à combattre vos sentiments ; mais nous aviserons ensemble comment il faudra s’y prendre pour terminer cette affaire sans éclat. Il faut commencer par en parler au Capitaine.

FRONTIN.

Si vous voulez, Monsieur, j’irai lui dire que vous souhaitez de lui parler : Je crois qu’il est chez la Comtesse.

LE MARQUIS, au Baron.

Eh ! bien, allons attendre chez nous qu’il en sorte ; c’est une affaire dont il faut lui aller parler chez lui.

LE BARON.

Allons donc chez vous. Pardonnez à la faiblesse d’un père pour son fils !...

À Frontin.

Frontin, trouve-toi ici dans un moment ; nous pourrons avoir besoin de toi.

FRONTIN.

Je n’y manquerai pas, Monsieur.

Le Baron et le Marquis sortent.

 

 

Scène XV

 

FRONTIN, seul

 

Voilà, ma dupe tout du long dans mes panneaux... Mais il faut aller trouver ce coquin de Simon. L’argent que je lui ai pris pourrait bien l’obliger à revenir encore ici m’embarrasser : il vaut mieux qu’il m’en coûte quelques pistoles ; ensuite j’irai parler au Capitaine... Pour ce qui est d’éclaircir mon maître et la Comtesse, j’ai du temps de reste : quand ils sont ensemble ils ne se séparent pas sitôt. Ils s’aiment, J’ai agi pour leurs intérêts : ils me pardonneront tous deux, l’un pour l’amour de l’autre.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FRONTIN, seul

 

Je n’ai pu trouver ce pendard de Simon ; ce maraud se fait bien chercher !

 

 

Scène II

 

TIMANTE, FRONTIN

 

TIMANTE.

Ah ! malheureux ! fallait-il avoir recours à cet expédient ? Si j’avais été ici, je t’en aurais bien empêché !

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, il n’y en avait point d’autre à prendre pour vous empêcher d’être déshérité !

TIMANTE.

Donner ce déplaisir à mon père !

FRONTIN.

Monsieur, aux maux violents il faut des remèdes de même !

TIMANTE.

Quelque rigueur que mon père exerce contre moi, je ne puis approuver qu’on lui ait causé ce chagrin, et je ne voudrais point, pour toutes choses au monde, qu’il pût croire que j’ai consenti à cette fourberie ; s’il vient à savoir que tu en sois l’auteur, je tremble pour toi !

FRONTIN.

Allez, Monsieur, il n’a garde de m’en soupçonner !

TIMANTE.

Tu te tromperas dans ton calcul.

FRONTIN.

Bon ! je suis à présent de son conseil secret !

TIMANTE.

Quelques précautions que l’on prenne pour soutenir un mensonge, la vérité se fait sentir, malgré qu’on en ait, et les fourberies les mieux concertées se démentent toujours par quelque endroit où l’on n’a pas pensé.

FRONTIN.

J’ai pourvu à tout.

TIMANTE.

Cependant, je ne vois pas que ce que tu fais avance fort mes affaires auprès de la Comtesse ?

FRONTIN.

Vos affaires ! puis je mieux les avancer ? et la Comtesse était-elle assez riche pout épouser un homme déshérité ?

TIMANTE.

Mais, enfin, comment obliger mon père à consentir à mon bonheur ?

FRONTIN.

Laissez seulement achever l’affaire du Chevalier, nous trouverons après quelque invention pour la vôtre.

TIMANTE.

Je ne veux point, au moins, me servir d’un mensonge.

FRONTIN.

Et comment faire autrement ? Un menteur est aussi nécessaire dans les mariages qu’un notaire. Y dit-on jamais, de part et d’autre, la vérité, et n’y fait-on pas au plus fin ?... Mais nous n’en sommes pas encore-là. Rentrez chez la Comtesse : je vais attendre ici que le Capitaine en sorte pour l’avertir de tout... Mais voici nos maudits vieillards qui m’en empêchent..

Timante s’en va.

 

 

Scène III

 

LE BARON, LE MARQUIS, FRONTIN

 

LE MARQUIS, au Baron.

Voilà, Frontin, tout-à-propos !

LE BARON, à Frontin.

Frontin, mon ami, va savoir chez la Comtesse si je pourrais dire un mot, en particulier, au Capitaine.

FRONTIN.

Je vais, Monsieur, le prier, de votre part, de se rendre dans cette salle.

LE BARON.

Fort bien. Va mon pauvre garçon.

LE MARQUIS, à Frontin.

Demeure, Frontin... Le voici heureusement qui sort.

FRONTIN, à part.

Tant pis ; je voudrais bien lui avoir dit un mot, en particulier.

 

 

Scène IV

 

LE CAPITAINE, LE BARON, LE MARQUIS, FRONTIN

 

LE CAPITAINE.

Très humble, Messieurs. Parbleu ! je viens de voir là-dedans un muet qui m’a bien fait rire.

LE BARON.

Hélas !

LE CAPITAINE.

Vous êtes donc encore en peine du Chevalier ? Je vous trouve triste : vous devriez aller voir ce muet ; il vous ferait passer votre mélancolie.

LE BARON, au Marquis.

Qu’entends-je, Marquis !

LE CAPITAINE, voulant s’en aller.

Serviteur, Messieurs ; je pars demain, j’ai des affaires.

LE BARON, l’arrêtant.

Ne pourrais-je pas, Monsieur...

LE CAPITAINE, l’interrompant.

Que voulez-vous ? Je suis pressé.

LE BARON.

Monsieur, je suis venu ici tout exprès... Je sais que je devrais être allé chez vous.

LE CAPITAINE.

Eh ! morbleu ! point de cérémonies. Vous savez que je ne suis pas façonnier ?

LE BARON.

Eh ! bien, Monsieur...

Au Marquis.

Marquis.

LE CAPITAINE.

Oh ! ventrebleu ! dépêchez-vous donc, où je vous plante-là !

LE BARON.

Je vous prie, Monsieur, de consentir que mon fils, le Chevalier, épouse cette Zaïde, qui vous tient lieu de fille.

LE CAPITAINE.

Votre fils le Chevalier ?

LE BARON.

Oui, Monsieur.

LE CAPITAINE.

Et vous ne savez pas où il est.

LE MARQUIS.

Monsieur en a eu des nouvelles.

LE CAPITAINE.

Qu’il épouse Zaïde ! Ne vous moquez-vous point ?

FRONTIN.

Oh ! non, Monsieur ; c’est tout de bon !

LE BARON.

Oui, Monsieur ; je vous supplie que ce mariage se fasse aujourd’hui même.

LE CAPITAINE.

Vous me le demandez d’une manière bien lugubre !

FRONTIN.

Monsieur parle toujours ainsi.

LE CAPITAINE, au Baron.

Oui-da, Monsieur, je vous accorde ma fille, et tout mon bien avec elle...

Appelant.

Eh ! Marine, amène-moi Zaïde.

 

 

Scène V

 

ZAÏDE, MARINE, LE CAPITAINE, LE BARON, LE MARQUIS, FRONTIN

 

MARINE, au Capitaine.

La voici, Monsieur, qui sortait pour vous parler.

ZAÏDE, au Capitaine.

Je vous prie, Monsieur, de me ramener chez votre sœur.

LE CAPITAINE.

Nous parlerons de cela tantôt, ma fille. Voilà Monsieur le Baron qui veut vous donner pour époux son fils le Chevalier.

ZAÏDE.

Le Chevalier ?

FRONTIN.

Oui, Mademoiselle.

ZAÏDE, au Capitaine.

Et le connaissez-vous ?

LE CAPITAINE.

Non, je ne l’ai jamais vu, mais, puisque Monsieur est son père, je ne doute point qu’il ne soit brave homme.

FRONTIN.

Assurément, Monsieur !

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LE CAPITAINE, LE BARON, LE MARQUIS, ZAÏDE, MARINE, FRONTIN

 

LE CAPITAINE.

Ah ! voici ce drôle de muet qui m’a tant fait rire ; il faut qu’il soit de la noce.

FRONTIN.

Il en sera, Monsieur... Hum !...

MARINE.

On ne peut rien faire sans lui...

Le Chevalier se jette aux pieds de son père.

LE CAPITAINE.

Mais, qu’a-t-il fait au Baron ?... Il se met à genoux, il pleure, il soupire, il lui demande pardon, il lui montre Zaïde !

LE BARON, au Chevalier.

Levez-vous.

FRONTIN, au Baron.

Il faut crier plus haut.

LE CAPITAINE, à part.

Que veut dire ceci ?

LE BARON, au Chevalier.

Mon fils !

LE CAPITAINE, à part.

Son fils ?

LE BARON, au Chevalier.

Levez-vous ; on vous accorde Zaïde.

LE CAPITAINE, à part.

Zaïde !

FRONTIN, à Marine.

Voilà qui me va faire pleurer !

MARINE.

En effet, cela est touchant !

LE CAPITAINE, au Baron.

Monsieur le Baron ?

LE BARON.

Monsieur.

LE CAPITAINE.

Quelle Comédie jouons-nous ici ?

LE BARON, montrant son fils.

Monsieur, vous voyez le Chevalier.

LE CAPITAINE.

Votre fils, celui pour qui vous demandez Zaïde ?

LE BARON.

Oui, Monsieur.

LE CAPITAINE.

Parbleu ! vous me la donnez belle !

FRONTIN.

Mais...

LE CAPITAINE, l’interrompant.

Il n’y a point de mais qui tienne. Je ne donne point ma fille à un muet !

FRONTIN.

Eh ! Monsieur ! les médecins ont assuré qu’il parlera, criera, pestera, donnera peut-être sa femme au diable, dès qu’il sera marié.

MARINE, au Capitaine.

Sérieusement, Monsieur ; les médecins ont dit qu’il n’est rien de si bon pour faire revenir la parole que la compagnie d’une femme.

LE CAPITAINE.

Eh ! bien, va-t’en dire, de ma part, à tes médecins, qu’ils lui donnent leurs filles pour le guérir !

LE BARON, au Marquis.

Ah ! Marquis ! il n’y consentira jamais !

FRONTIN, parlant à l’oreille du Capitaine.

Vous m’entendez bien ?

LE CAPITAINE.

Va te promener ! je ne donne pas comme cela dans le panneau !

MARINE, bas.

Ne voyez-vous pas que c’est pour obliger son père...

LE CAPITAINE, l’interrompant.

Tais-toi. Je crois qu’il serait encore plus facile de le faire parler que de te rendre muette...

Au Baron.

Teste-bleu ! Monsieur, pour qui me prenez-vous ? Savez-vous que quand le Chevalier serait le fils du grand Mogol, il n’y aurait rien à faire ? Qu’il parle, et j’y consentirai.

FRONTIN, au Chevalier, qui veut parler.

St, st !

LE MARQUIS, au Capitaine, en lui montrant le Baron.

Vraiment, s’il parlait, Monsieur, peut-être n’y consentirait pas.

LE CAPITAINE.

Et moi, vous dis je, je n’y consentirai point s’il ne parle.

FRONTIN, bas.

Monsieur, je vous cautionne que ce soir il parlera comme un livre.

LE CAPITAINE.

À d’autres !

MARINE, bas.

Fiez-vous à ce qu’il vous dit. Je vous en réponds aussi.

LE CAPITAINE.

Voilà, morbleu ! deux bonnes cautions.

À Zaïde.

Zaïde, point de muets, je vous prie !

LE BARON, au Marquis.

Ah ! Marquis !

LE CAPITAINE, à Zaïde.

Je vais dire à la Comtesse de se donner bien de garde d’y consentir, en mon absence. Attendez-moi, je viens vous reprendre pour vous mener chez ma sœur.

Il rentre chez la Comtesse.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, ZAÏDE, MARINE, FRONTIN

 

LE BARON, à Frontin.

C’en est fait, Frontin !

FRONTIN.

Je vais le suivre. Ces pestes de Marins sont durs d’oreille ; mais il ne faut pas encore désespérer.

Il entre chez la Comtesse.

 

 

Scène VIII

 

UN LAQUAIS, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, ZAÏDE, MARINE

 

LE LAQUAIS, au Baron.

Monsieur, il y a un homme là-bas, dans la cour, qui demande à vous parler, en particulier, et tout à l’heure, pour une chose de la dernière conséquence.

LE BARON, au Marquis.

Marquis, venez, s’il vous plaît, avec moi ; ne m’abandonnez pas en l’état où je suis : nous reviendrons ici dans un moment.

Il s’en va, avec le Marquis et le Laquais.

 

 

Scène IX

 

ZAÏDE, LE CHEVALIER, MARINE

 

MARINE, au Chevalier.

Hâtez-vous de profiter de la liberté qu’on vous laisse d’aller tout déclarer au Capitaine : personne ne le détrompera si bien que vous.

LE CHEVALIER.

À la fin je respire ! je sors du plus violent état où jamais un amant puisse être... Je perdais Zaïde si je parlais, si je ne parlais pas je la perdais aussi... Mais allons.

 

 

Scène X

 

LE CAPITAINE, LA COMTESSE, MARINE, ZAÏDE, LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CAPITAINE, à la Comtesse.

En effet, il parle ; si je l’avais su plutôt, c’était une affaire faite.

LA COMTESSE, à Frontin.

Tu peux bien rendre grâces à ton maître, sans lui tu te serais mal trouvé de m’avoir joué cette pièce !

LE CHEVALIER.

Madame... Monsieur... l’amour... Vous connaissez Zaïde ; pourrez-vous ne point pardonner tout ce que j’ai entrepris ?

LA COMTESSE.

Chevalier, je suis bonne, et je considère Timante. Vous aimez Zaïde ; nous savons qu’elle ne vous hait point : nous venons ici pour vous rendre tous les bons offices qui dépendront de nous.

LE CHEVALIER.

Quelles assez fortes preuves de reconnaissance !...

FRONTIN, l’interrompant.

Laissons-là votre reconnaissance. Nous n’avons pas de temps à perdre ; le Baron va revenir : songeons à rajuster toutes choses. Secondez-moi bien.

LE CAPITAINE.

Ah ! parbleu ! je vais lui dire que j’y consens ; ne te mets point en peine.

FRONTIN.

Ce n’est pas assez...

Au Chevalier.

Continuez, vous, à faire le muet ; et laissez-moi conduire le reste... Le voici.

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CAPITAINE, LA COMTESSE, ZAÏDE, MARINE, FRONTIN

 

FRONTIN, au Baron, en lui montrant le Capitaine.

Monsieur, j’ai tant fait qu’enfin j’ai obligé Monsieur à consentir...

LE BARON, sans l’écouter.

Ah ! traître ! me jouer de la sorte ?

FRONTIN.

Qu’avez-vous donc, Monsieur ?

LE BARON.

J’ai de quoi te faire pendre, scélérat !

MARINE, bas, à Frontin.

Quelqu’un t’a trahi !

LE BARON, au Chevalier.

Et vous, mon fils, n’avez-vous point de honte ?

Le Chevalier se jette à genoux.

LE CAPITAINE, à part.

Que veut dire ceci ?

LE MARQUIS, au Chevalier.

Nous ne donnons plus, Monsieur, dans ces panneaux ; Monsieur votre père vient d’être informé de tout.

FRONTIN.

Et de quoi, Monsieur ?

LE BARON.

Tais-toi, coquin, infâme !... Je suis si en colère que je ne puis parler !

MARINE, bas, à Frontin.

Il sait tout.

FRONTIN, bas.

J’en tremble !

MARINE, bas.

Je te le disais bien !

LE BARON, à Frontin.

Tu paieras cher l’alarme que tu m’as donnée !

FRONTIN.

Vous verrez, Monsieur, qu’on vous aura fait entendre...

LE BARON, l’interrompant.

Qu’on fasse venir Simon.

FRONTIN, à part.

Ah ! je suis perdu !

LE CAPITAINE, à part.

Le voilà muet à son tour !

FRONTIN, à part.

J’ai de quoi me venger de ce voleur !

 

 

Scène XII

 

SIMON, LE BARON, LE MARQUIS, LE CAPITAINE, LA COMTESSE, ZAÏDE, LE CHEVALIER, FRONTIN, MARINE

 

LE BARON, à Simon, en le prenant par le bras.

Avance, avance ; montre-toi...

Au Marquis.

Voilà le pauvre diable à qui Frontin avait persuadé de faire le muet, parce que Timante en avait promis un à

Montrant la Comtesse.

Madame. Voilà l’homme enfin en la place duquel ce traître a fait entrer le Chevalier,

LE MARQUIS.

Avec quelle adresse il nous a tous joués !

MARINE, bas, à Frontin.

Tu as besoin d’un coup de maître !

FRONTIN, au Baron.

Monsieur, je vais vous faire venir mon maître qui vous assurera...

LE BARON, l’interrompant.

Tu ne sortiras point, infâme ! demeure-là, et confesse que tu es le plus méchant de tous les hommes ?

FRONTIN.

Vous ne connaissez pas, Monsieur, le scélérat à qui vous ajoutez foi ! c’est un coquin, un fripon qui a changé mille fois de nom, et qui porte une fausse barbe !

SIMON.

Eh ! bien, oui, que veux-tu dire ? c’était moi qui devais être le muet de

Montrant la Comtesse.

Madame.

LE CAPITAINE, à part.

J’ai vu cet homme-là quelque part.

LE MARQUIS, à part.

Ce visage ne m’est pas inconnu.

LE CAPITAINE, à Simon.

Ah ! voleur, je te trouve !

FRONTIN, au Baron.

Je vous l’ai bien dit, Monsieur, que c’était un méchant homme !

LE BARON.

Ne crois pas te tirer d’affaire !

LE CAPITAINE, à Zaïde.

Zaïde, c’est Griffon le Sicilien.

LE MARQUIS.

Griffon le Sicilien !

ZAÏDE, au Capitaine.

Quoi ! ce Griffon dont je vous ai entendu si souvent parler, qui nous vola, dès que nous eûmes pris terre ?

LE CAPITAINE.

Lui-même, le frère de votre nourrice Espagnole, qui mourut le jour de votre prise.

LE MARQUIS.

Une nourrice Espagnole !...

FRONTIN, au Baron.

C’est un pendard, vous dis-je, qui a changé vingt fois de nom !

LE BARON.

Cela ne fait rien pour toi.

LE MARQUIS, au Capitaine.

Serait-il possible !

FRONTIN, bas, au Capitaine.

Monsieur, tirez-moi d’ici ; je vous ferai rendre ce qu’il vous a volé !

LE CAPITAINE.

Je l’entends bien ainsi !

FRONTIN, lui donnant une chaîne d’or.

Voilà déjà une chaîne d’or, qu’il m’avait donnée à vendre.

LE MARQUIS, prenant la chaîne d’or.

Donne-la-moi ; voyons.

LE BARON.

Vous aurait-il volé aussi ?

FRONTIN.

Assurément !

LE MARQUIS, à part, examinant la chaîne d’or.

Que vois-je ? je n’en puis plus douter !

LE BARON.

Qu’est-ce donc ?

LE MARQUIS, à Simon.

Hélas ! dis-moi, malheureux, comment te sauvas-tu du naufrage, lorsque ma fille périt ? Je te reconnais : tu étais avec elle lorsque je l’envoyai à sa mère, qui était à Palerme, et j’avais donné cette chaîne d’or à sa nourrice Espagnole.

SIMON.

Monsieur, je vous demande pardon : votre fille ne périt point ; nous la sauvâmes : nous fûmes pris par des corsaires, et

Montrant le Capitaine.

le lendemain, Monsieur nous reprit, sur les côtes d’Espagne.

LE MARQUIS, au Baron.

Ah ! Baron !

LE CAPITAINE.

Voilà, assurément, la même fille qui tomba alors entre mes mains, il y aura justement treize ans le mois prochain.

ZAÏDE, à part.

Ah ! Ciel !

LE BARON, à part.

Qu’entends-je !

LE MARQUIS, à Zaïde.

Ah ! Zaïde, vous êtes ma fille. Ce que Monsieur me dit, le temps de votre prise, la nourrice Espagnole, Simon, que voilà, cette chaîne que je reconnais ; tout me le confirme, et, plus que tout encore, les secrets mouvements de la nature qui s’élèvent au fond de mon cœur... Zaïde, vous êtes ma fille !

ZAÏDE, à part.

Quel bonheur pour moi !

FRONTIN, à part.

Et pour moi encore plus grand !

MARINE.

Tu as été plus heureux que sage.

LE CHEVALIER, à part.

Juste Ciel !

LE BARON, au Marquis.

Ah ! Marquis, le Ciel a fait ce miracle pour une alliance que nous avons tant souhaitée !

LE MARQUIS.

Oui, Baron...

Au Capitaine.

Monsieur, vous me rendez toute la joie de ma vie !

LE CAPITAINE.

Je vous la cède ; mais je veux qu’elle soit mon héritière.

LA COMTESSE, au Marquis.

Que je m’estime heureuse, Monsieur, de l’avoir toujours aimée tendrement !

 

 

Scène XIII

 

TIMANTE, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LE CAPITAINE, LA COMTESSE, ZAÏDE, FRONTIN, MARINE, SIMON

 

TIMANTE, au Baron.

Que viens-je d’apprendre, mon père ? quel bonheur ! n’y en aura-t-il pas aussi pour moi ?

LE MARQUIS, au Baron.

Allons, mon cher ami, en faveur d’un si beau jour rendez tous vos enfants heureux !

LE BARON, à la Comtesse.

Madame, je vous prie d’agréer Timante pour époux.

LE MARQUIS, au Baron.

Grâce, surtout, à Frontin !

LE BARON.

Je lui pardonne tout.

FRONTIN.

Vous m’avez pourtant fait une belle peur !...

À la Comtesse.

Mais, Madame, si vous ne m’accordez Marine, il vaut autant m’envoyer pendre !

LA COMTESSE.

Je te l’accorde.

TIMANTE.

À condition qu’il renoncera aux fourberies !

FRONTIN.

Tubleu ! j’ai trop frisé la corde !

SIMON, au Capitaine.

Serai-je seul malheureux ?

LE CAPITAINE.

Je te donne ce que tu m’as volé.

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