Le Mari garçon (Louis DE BOISSY)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 10 février 1742.

 

Personnages

 

LA COMTESSE, crue Veuve, et Femme de Léandre

LÉANDRE, cru frère de la Comtesse

LE MARQUIS DE FLORANGE, ami de Léandre, et Amoureux de la Comtesse

CIDALISE, fâcheuse, attachée à la Comtesse

FINETTE, Suivante de la Comtesse

MONSIEUR DE LA JOIE, Médecin

 

La Scène est à Forges, dans un Bois.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, FINETTE

 

FINETTE.

Bonjour, Monsieur.

LÉANDRE.

Bonjour, Finette.

Dis, comment se porte ma sœur ?

FINETTE.

Sa santé, Monsieur, est parfaite ;

Ses yeux sont d’un brillant, son teint d’une fraîcheur...

Oh ! Ma foi, vive Forges, et ses eaux efficaces,

Pour rendre à la Beauté tout ton éclat vainqueur.

Dans le sein des Plaisirs, on y puise les Grâces.

LÉANDRE.

Depuis dix jours que j’ai quitté ces Lieux ;

Ma sœur s’est donc bien divertie ?

FINETTE.

Oui, Monsieur, on ne peut pas mieux.

Concert, Festin, Bal, Comédie.

LÉANDRE.

J’en ai, vraiment l’âme ravie.

Mais le Bal nuit aux eaux ainsi que tout Festin.

FINETTE.

Madame n’a rien pris sur elle ;

C’est par ordre du Médecin.

L’aimable homme ! C’est un modèle

Que devraient suivre ses Rivaux.

Il veut que les Buveurs respirent

Le Plaisir en tout temps, la Joie à tout propos.

Plus on a soin, dit-il, de tracasser les eaux,

Plus elles font de bien, et plus elles transpirent.

Comme elles font d’ailleurs naître un grand appétit,

Il les exhorte, il leur prescrit

De faire surtout bonne chère,

Et de ne dormir que la nuit ;

Car le repos du jour est un poison contraire.

Un tel régime est doux autant que salutaire.

LÉANDRE.

Et la Comtesse avec plaisir le suit.

FINETTE.

Le moyen qu’elle s’en défende

Quand tout le monde ici se réjouit ?

L’exemple est si puissant, et sa cour en si grande,

Que le torrent l’entraîne en dépit qu’elle en ait.

Vous savez que Madame a le pouvoir secret

De fixer toujours, auprès d’elle,

La foule des honnêtes gens.

Quelque part qu’elle soit, sa douceur naturelle ;

Son humeur gaie, et les soins complaisants

Attirent, sans coquetterie,

Les deux Sexes en même temps.

La volonté d’autrui soumet ses sentiments,

Et fait la régie de sa vie.

LÉANDRE.

Son esprit trop liant la porte à recevoir

Toutes sortes de Compagnie :

Elle ferait mieux de l’avoir

Moins nombreuse, mais plus choisie.

FINETTE.

Oh ! Le grand nombre divertit.

LÉANDRE.

Je trouve plutôt qu’il ennuie.

FINETTE.

Sa variété qui me rit,

Amuse les regards et dissipe l’esprit.

LÉANDRE.

Cidalise, dis-moi, n’est-elle point partie ?

FINETTE.

Non ; elle n’a garde, vraiment :

Elle ne quitte point Madame un moment.

LÉANDRE.

Tant pis.

FINETTE.

C’est sa meilleure amie ;

Elles n’ont toutes deux qu’un même appartement.

LÉANDRE.

Qu’un même appartement ! C’est un attachement bien fort.

FINETTE.

Oui, chaque instant l’augmente.

LÉANDRE.

La Comtesse est trop complaisante.

FINETTE.

Mais Cidalise a beaucoup d’agrément ;

Elle est vive, spirituelle ;

Avec des personnes comme elle,

L’entretien ne tombe jamais ;

Elle a, pour en faire les frais,

Des ressources continuelles :

C’est un recueil vivant de toutes les nouvelles.

LÉANDRE.

Moi, j’en ferais beaucoup de cas,

Sans un défaut qui dans elle me blesse ;

On voit toujours qu’elle s’empresse

D’être partout où l’on ne la veut pas :

Sans vous connaître, elle se livre,

Et vient, hors de propos, toujours vous accoster.

S’attache-t-elle à vous ? Rien ne peut l’écarter ;

Elle est la première à vous suivre,

Et la dernière à vous quitter.

Quelque soin que l’on prenne, et quelque part qu’on aille,

On la trouve toujours, on a beau l’éviter ;

Elle est en même-temps à Paris, à Versailles :

Elle a le don de se multiplier.

Par son activité qui tient de la Magie,

Elle est de chaque Fête et de chaque partie ;

Sans qu’on prenne jamais le soin de l’en prier.

FINETTE.

Je porte envie à son bonheur extrême.

Fille majeure, et sans état certain,

Elle est maîtresse d’elle-même,

Et peut, comme elle veut, promener son destin ;

Ce soir à Forges, à la Ville demain.

Mais Madame a près d’elle une autre compagnie,

Qui sans doute vous plaira mieux.

LÉANDRE.

Qui donc ?

FINETTE.

Un Marquis jeune et des plus gracieux,

Qui, pour former son goût, depuis quatre ans de voyage,

Et qui vient, en passant, visiter ce séjour.

Il fait grande dépense, et met tout en usage

Pour amuser Madame, et lui faire sa cour.

LÉANDRE.

Je suis charmé de voir, qu’en mon absence,

Tout contribue à la bien divertir.

FINETTE.

Notre Médecin qui s’avance

N’est pas homme à me démentir.

Demandez lui, Monsieur.

LÉANDRE.

Va, je t’en crois, Finette.

Cours avertir ma sœur, qu’en ces lieux, sans témoin,

Je veux l’entretenir d’une affaire secrète.

FINETTE.

Je vais, sans différer, m’acquitter de ce soin.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, MONSIEUR DE LA JOIE

 

MONSIEUR DE LA JOIE.

La Fête pour le coup, Monsieur, sera complète,

Et soyez le bien arrivé.

Votre sœur vous attend, et l’air dont je la traite,

Doit être par vous approuvé.

Le plaisir que j’ordonne est ma grande recette,

Et tout mon art consiste à le bien varier.

Pour prouver sa vertu parfaite,

J’en fais l’essai tout le premier.

LÉANDRE.

J’approuve fort cette méthode,

Et Monsieur de la Joie a trouvé la façon

D’être un Médecin à la mode,

Et de justifier son nom.

L’usage du plaisir est bon ;

Tout le monde s’en accommode.

Mais il veut être pris avec précaution.

L’excès du bien même indispose ;

Et vous outrez souvent la dose.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Mon, le plaisir renferme en soi tant de bonté

Qu’on n’en saurait jamais trop prendre ;

Et de moi vous devez apprendre

Qu’on ne se porte bien qu’à force de gaieté.

Quelque loin qu’on la pousse, elle ne saurait nuire.

J’en connais trop la qualité.

Un excès de plaisir ne peut jamais produire,

Mettons la chose au pis, qu’un excès de santé.

LÉANDRE.

Pour le coup votre esprit badine.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Non point du tout, je dis la vérité.

Par goût et par état vers le plaisir j’incline.

Un Professeur en Médecine

Est un Docteur en volupté ;

Et mon art, puisqu’il faut dévoiler ce mystère,

N’est que l’art d’amuser, d’égayer, et de plaire.

Nous devons mettre nos efforts

À divertir l’esprit pour rétablir le corps.

Un Médecin, au fond, n’est qu’un homme agréable.

De notre savoir admirable,

Voilà les plus secrets ressorts,

Et l’histoire très véritable.

Le reste n’en est que la Fable.

LÉANDRE.

Vous êtes le plus vrai de tous les Médecins,

Par conséquent le plus aimable.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Oh ! Mon système est d’autant plus louable,

Que personne jamais ne meurt entre mes mains.

LÉANDRE.

Par quel expédient ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Par un des plus certains.

Pour ne pas m’e conduire en bête,

Je ne traite jamais que des gens en santé,

Qu’alarme un léger mal de tête,

Ou la moindre incommodité.

Et pour calmer leur esprit agité,

J’ordonne repas fins, charmantes promenades,

Vin d’Auvilé surtout, père de l’enjouement.

S’il n’opère que faiblement,

L’Escubak ou l’Eau des Barbades

Est mon dernier médicament.

Tant pis pour eux si la fièvre les prend.

Car j’abandonne mes malades,

Dès qu’ils le font bien sérieusement ;

Et le laisse à mes camarades

La gloire de l’enterrement.

LÉANDRE.

Cette méthode est sage autant que fine.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Fort à propos ici vous êtes de retour,

Pour voir briller ma nouvelle doctrine.

Je dois et vais la mettre au jour,

Dans une fête où l’a gaieté préside.

Elle ouvre ce matin par un dîner splendide,

Et finira ce soir par un ballet brillant.

LÉANDRE.

Eh ! Qui donc est l’auteur de ce cadeau charmant ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Moi.

LÉANDRE.

Personne ne vous défraie ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Mais je partage cet honneur

Avec un Marquis riche, et d’agréable humeur.

Je prépare la fête, et c’est lui qui la paye.

LÉANDRE.

Mais votre êtes vraiment un homme universel ?

Vous réglez la cuisine aussi bien que la danse ;

On n a jamais rien vu de tel !

Cependant, Monsieur, plus j’y pense,

Moins je voudrais, tout mis dans la balance,

Choisir mon Médecin pour mon Maître-d’Hôtel.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Vous avez tort, Monsieur. Un Médecin rassemble

Toutes les qualités et tous les arts ensemble.

J’entends par arts, ceux qui par leur gaieté,

Ont mérité le nom de talents agréables,

Et concourent à la santé

Comme au délassement de tous les gens aimables.

Il est tout à la fois Musicien, Gourmet,

Poète, Cuisinier, et Maître de Ballet.

De toute façon il s’escrime.

Il change, comme il veut, de ton et de maintien.

Tantôt vif et badin, tantôt grave et sublime.

Tout digne enfant de Galien

Doit être né Comédien.

Notre Profession n’est qu’une Pantomime.

Adieu, je suis forcé de finir l’entretien,

Car l’heure du dîner s’approche.

Je ne veux point m’attirer de reproche ;

Et je suis surtout ponctuel,

Quand il faut ordonner un repas solennel.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Comment vous portez-vous, mon Frère,

Pour vous revoir, j’ai tout quitté.

LÉANDRE.

Personne ne nous voit dans ce Bois solitaire.

Trouvez bon que je prenne une autre qualité,

Et qu’étant votre époux, je puisse, en liberté,

Vous parler un moment comme on parle à sa femme.

Le rôle que je fais coûte trop à mon âme ;

Et puisqu’il faut vous l’avouer,

Je me lasse de le jouer.

LA COMTESSE.

Vous m’étonnez par ce langage !

Et vous manquez de goût, d’amour également.

Passer pour frère et sœur, quand l’hymen nous engage ;

Mais rien n’est plus divertissant !

Et le mystère séduisant

Prête à ces noms je ne sais quoi de tendre,

De doux ensemble et de piquant,

Qui fait qu’on aime à les entendre,

Et qu’à les répéter, on trouve du plaisir,

Mais un plaisir qu’on ne peut rendre !

Il n’est permis de le comprendre,

Qu’à ceux qui savent le sentir.

LÉANDRE.

Je goûterais fort ce mystère,

Si j’en tirais le fruit que j’en devrais avoir ;

Et qu’étant le jour votre frère,

Je fusse votre époux le soir.

Mais c’est une douceur interdite à ma flamme.

Depuis six mois que nous sommes unis.

J’en suis au point où j’en étais, Madame,

Le premier jour que je vous vis ; 

Et vous m’avez, sans me permettre

De vous dire adieu seulement,

Fait partis pour mon Régiment,

Lorsque du nom d’époux j’ai tout dû me promettre.

À cet arrêt forcé de me soumettre,

Je me vois dans le monde un être singulier ;

Je suis Mari garçon : mais garçon à la lettre.

LA COMTESSE.

Monsieur, pour me justifier.

En même-temps pour vous confondre,

Je n’ai qu’un mot à vous répondre.

J’ai voulu vous donner ma foi,

Pour éprouver mes, feux, et rassurer les vôtres.

Mais d’en faire un secret, me faisant une loi,

Pour en mieux dérober la connaissance aux autres,

J’ai dû vous éloigner de moi,

Et plutôt que ma flamme, en croire mon effroi.

LÉANDRE.

Veuve, et par conséquent de votre sort maîtresse,

Fallait-il tant de crainte et de délicatesse ?

LA COMTESSE.

Vous savez mes raisons.

LÉANDRE.

Bon, discours superflus !

L’Amour n’en connaît point, et passe par-dessus.

Tant de prudence est importune.

LA COMTESSE.

Quoi ! Vous auriez voulu que risquant mon secret,

J’exposasse avec lui mon bien et ma fortune ?

Que de quelques instants le plaisir indiscret

Fût peut-être suivi de trente ans de regret ?

Jusques ici ma richesse incertaine

Est, vous le savez bien, attachée au succès

Du difficile et long Procès

Que doit juger le Parlement de Renne.

Cléon, qui pour, son fils, m’à demandé ma main,

Doit rapporter cette affaire importante

Qui tient mon état incertain,

Et j’attends tout de sa faveur puissant.

J’ai par cette raison du flatter son erreur,

Et cacher notre nœud, jusques à la journée

Qui doit, par un Arrêt, fixer ma destinée.

Songez que s’il venait à savoir par malheur

Le secret de noue hyménée,

Pour ennemi j’aurais mon Rapporteur,

Et qu’infailliblement je serais ruinée.

Ai-je tort ?

LÉANDRE.

Oui, Madame, et non.

À Rennes vous aviez raison ;

Car vous et moi nous chions sous sa vue.

Aussi pour ôter tout soupçon,

J’ai vécu dans ma garnison,

Et ma tendresse vous a crue.

Mais à Forges, Madame, où vous êtes venue,

Vous avez tort et très grand tort.

LA COMTESSE.

En quoi, Monsieur ? Vous me surprenez fort.

Je vous ai rappelé.

LÉANDRE.

Pour augmenter ma peine.

Dans ces lieux éloignés, où l’on vit librement,

J’arrive, plein de l’espérance vaine

Que je vais être heureux, du moins secrètement.

Point du tout ; un excès de prudence ou de crainte,

D’un nouveau joug m’impose la contrainte.

Ma Femme, malgré moi, qui veut être ma Sœur,

À tenir mes feux en souffrance,

Goûte une maligne douceur,

Leur refuse l’attrait de lai moindre faveur.

Comme un autre Tantale, au sein de l’abondance,

J’expire de famine, et vois fuir mon bonheur.

Jamais tourment !... Vous en riez cruelle ?

LA COMTESSE.

Je trouve la plainte nouvelle.

Mais comptez-vous pour rien d’être avec moi, Monsieur ?

De me voir, à toute heure, et de me voir fidèle ?

LÉANDRE.

Ce bien accompagné d’une gêne éternelle,

Ajoute à mon supplice, et deviens un malheur.

Mit-on jamais un homme à cette rude épreuve !

Ma situation est vraiment toute neuve.

J’eusse attendu moins de rigueur,

Et plus de pitié d’une Veuve.

LA COMTESSE.

Mon Frère, en vérité, vous me touchez beaucoup.

LÉANDRE.

Oh ! Mon Frère, Ce nom m’outrage pour le coup.

Si vous vous mettiez à ma place,

Et que vous aimassiez autant que je le fais,

Vous changeriez de façons désormais,

Et vous finiriez ma disgrâce.

LA COMTESSE,

Mon cœur qui le voudrait, le peut moins que jamais.

LÉANDRE.

Qu’est-ce donc qui vous embarrasse ?

Il n’est point de Cléon à craindre dans ces lieux ;

Et vous pouvez, loin de sa résidence,

Avoir pour moi, sans risque, un peu de complaisance.

LA COMTESSE.

Non, de plus d’un Argus je dois craindre les yeux ;

Je dois redouter la présence

De Cidalise attachée à mes pas.

Comme il n’est point de Villes ni d’États

Où cette fille n’ait quelque correspondance,

Si notre mariage à Forges transpirait,

Sur le champ sa main indiscrète,

Dans ma Province l’écrirait ;

J’aimerais autant qu’il fut dans la Gazette.

LÉANDRE.

L’insupportable fille, et que mon cœur la hait !

LA COMTESSE.

Depuis votre départ, puisqu’il faut vous l’apprendre,

Un nouvel incident a traversé nos vœux ;

Et nous prescrit, mon cher Léandre,

Le devoir d’être encore plus circonspects tous deux.

Ce sont nos communs avantages.

LÉANDRE.

Mais deux époux, quoiqu’on exige d’eux,

Ne peuvent pas être plus sages.

Quel obstacle plus fort, nuit donc à mon repos J

LA COMTESSE.

Le fils de Cléon est aux Eaux.

LÉANDRE.

Quoi ! Le fils de Cléon, le Marquis de Florange

Est à Forges ?

LA COMTESSE.

Oui.

LÉANDRE.

L’aventure est étrange !

C’est ce jeune homme aimable, et des plus opulents,

Dont m’a parlé votre Hippocrate,

Et qui donne pour vous des cadeaux si galants ?

LA COMTESSE.

C’est contre mon aveu que sa dépense éclate.

LÉANDRE.

Plus que je ne voulais, ce discours m’éclaircit ;

Et du sort qui se divertit,

Ce sont-là les cruels caprices.

Ce fatal et jeune Marquis

Je l’ai vu beaucoup à Paris.

Avec lui, qui plus est, j’ai fait mes exercices,

Et nous étions très grands amis.

LA COMTESSE.

Pour moi, de l’avoir vu, je me souviens à peine.

Dès l’âge de dix ans il est sorti de Renne,

Sans qu’il y soit rentré depuis.

Il ne me connait point, et ne sait qui je suis.

LÉANDRE.

Mais votre nom a du l’instruite

Que vous êtes précisément

Le parti que pour lui son Père veut élire.

LA COMTESSE

Non, Monsieur, il sait simplement

Qu’on doit le marier d’abord en arrivant ;

Il n’est point informé du nom de la personne.

Après l’avis que je vous donne,

Jugez combien il nous est important

De mettre, à nous cacher, tout notre soin prudent.

LÉANDRE.

Allons, puisqu’il le faut, je veux bien m’y soumettre.

Mais pour me consoler, daignez donc me promettre

De m’accorder, de temps en temps,

Madame, le plaisir que j’ai dans ces instants

De vous voir en bonne fortune.

LA COMTESSE,

C’est trop risquer, nous serions vus ;

LÉANDRE.

Mais pour n’être point aperçus,

Si vous voulez, nous choisirons la brune.

LA COMTESSE,

Je crains trop le serein. Adieu, séparons-nous,

Quelqu’un pourrait venir et nous surprendre.

LÉANDRE.

Ayez auparavant la bonté de m’apprendre

Si je me reverrai bientôt seul avec vous.

LA COMTESSE.

Mon amour en ce lieu vous donne rendez-vous...

LÉANDRE.

Tantôt ? Ce soir ? Dites, ma chère.

LA COMTESSE.

Le jour que j’apprendrai le sort de mon procès.

Jusqu’à ce jour que je crois près,

Je ne vous verrai plus qu’en qualité de Frère,

Et qu’en présence de témoin.

LÉANDRE.

Ah ! ce jour est encore loin !

Tant de rigueur me désespère.

Vous me traitiez moins durement,

Quand je n’étais que votre Amant.

Souvent, pour adoucir la rigueur de ma chaîne,

Je pouvais en secret vous dire au moins ma peine ?

Que le Mari soit sur le même pied.

Songez qu’au fond la faveur n’est pas grande.

Ma tendre, ma douce moitié,

De votre époux ayez pitié ;

À genoux je vous le demande.

LA COMTESSE.

Dans une promenade où l’on est vu de tous ?

Levez-vous au plutôt : ce trait est des plus fous,

Vous méritez que je vous gronde.

Si vous étiez surpris, mon frère, à mes genoux,

Juste Ciel ! Que dirait le monde ?

Partez, ou vous allez exciter mon courroux.

LÉANDRE.

Je ne demande plus qu’une grâce légère :

Que je baise la main d’une sœur aussi chère ;

C’est peu pour un Amant, et rien pour un Époux.

LA COMTESSE.

Oui, mais c’est trop pour un frère.

LÉANDRE.

Je l’obtiendrai, malgré votre rigueur.

LA COMTESSE.

Arrêtez ; voilà Cidalise.

Songez que je suis votre sœur,

Aucune liberté ne vous est plus permise.

LÉANDRE, avec dépit.

Son importunité m’est contraire en tout temps !

LA COMTESSE.

Non, elle vous favorise,

Puisqu’elle sert de frein à vos feux imprudent.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, LA COMTESSE, CIDALISE

 

CIDALISE, à la Comtesse.

Je croyais vous avoir perdue.

Je vous cherche de toutes parts ;

Et, tout-a-coup, à mes regards  

Votre personne est disparue

Sans que je m’en sois aperçue.

Dans ses lieux où vous n’êtes point,

On n’y tient pas, belle Comtesse,

Et l’ennui vient saisir au point

Qu’il faut vous retrouver, ou mourir de tristesse.

LÉANDRE, à la Comtesse.

Mais Madame a pour vous une belle tendresse.

CIDALISE.

Ah ! Vous voilà, Monsieur, de retour. Depuis quand ?

LÉANDRE.

J’arrive dans même instant.

CIDALISE.

Vous venez de la Cour ? Dites-nous des nouvelles ;

C’est la source en tout temps des grandes et des belles.

LÉANDRE.

Point du tout, c’est l’endroit où l’on en dit le moins.

CIDALISE.

Vous avez dû, Monsieur, en apprendre à la Ville ;

En nouveautés elle est toujours fertile.

LÉANDRE.

C’est, à vous dire, vrai, le moindre de mes soins.

Qui, mieux que vous, peut avoir connaissance.

Des nouvelles du jour même du matin ?

Vous devez les avoir de la première main ;

Vous êtes en commerce avec toute la France.

CIDALISE.

Il est très vrai, qu’à tout Paris,

Trois fois par jour exactement j’écris :

Mais il a tant de nonchalance,

Qu’il ne répond que tard à les amis.

Sans l’attachement qui me lie

À la Comtesse votre sœur,

Oh, je serais déjà partie

Pour lui reprocher sa froideur.

LÉANDRE.

Partez, Mademoiselle, en toute diligence.

Je dois vous dire de sa part,

Qu’il vous attend avec impatience.

CIDALISE.

Comment ! Il me souhaite ?

LÉANDRE.

Oui, partez sans retard.

LA COMTESSE.

Non, pour moi, de rester, ayez la complaisance.

Vous m’êtes nécessaire, et de votre présence,

Cidalise, en ces lieux je ne puis me passer.

CIDALISE.

Mon cœur se rend sans balancer :

Je vous donne la préférence

Sur Paris, tout charmant qu’il est ;

Autant que vous rien ne me plaît.

LÉANDRE.

Vous avez pour ma sœur trop de condescendance ;

Paris ne fut jamais si brillant ni si beau,

En votre faveur il se pare

De ce que la Peinture offre de plus nouveau ;

Le Louvre étale exprès plus d’un riche tableau,

Votre portrait surtout attire l’affluence.

CIDALISE.

Mon portrait est du nombre ?...

LÉANDRE.

Oui vraiment, le pinceau

A rendu tous vos traits avec tant d’élégance

Qu’ils charment les regards de tous les spectateurs

Qui leur donnent la préférence.

Au jugement des connaisseurs,

Le Peintre et vous, vous disputez de gloire ;

S’il captive les goûts, vous enchaînez les cœurs,

Chaque instant est marqué par plus d’une victoire.

Pour voir et pour jouir d’un triomphe si doux,

Abandonnez ces lieux, vite, qu’attendez-vous ?

CIDALISE.

Vous me flattez.

LÉANDRE.

Je suis Historien sincère.

Paris, par ses efforts, n’aspire qu’à vous plaire ;

Il fait tout pour vous engager

À revoler dans son sein agréable.

CIDALISE.

Que ne puis-je me partager !

LA COMTESSE.

Il exagère exprès.

LÉANDRE.

Non, pour se rendre aimable,

Paris a soin de ne rien oublier ;

Vous allez voir dans ce papier,

De mon discours la preuve véritable.

CIDALISE lit.

Nouvelles de Paris.

Elle s’interrompt.

Des nouvelles ! ha ! ha !

Vous ne vouliez pas m’en apprendre.

Cependant, Monsieur, en voilà.

LÉANDRE.

Plus agréablement j’ai voulu vous surprendre.

CIDALISE lit.

Un Phénomène tout nouveau

Brillent aux Italiens, et les rend à la vie

Presqu’au sortir de son berceau.

Terpsicore est l’auteur d’un prodige si beau ;

À la prière de Thalie,

De tous ses dons les plus brillant,

Elle y fait admirer la force réunie.

Dans une Élève de quatre ans.

Elle s’interrompt.

De quatre ans ! Bon ! C’est une raillerie.

LÉANDRE.

Non, c’est un fait des plus constants :

Son oreille est parfaite, et sa grâce infinie.

Moi, qui parle, j’ai vu cette enfant si jolie,

Qui donne à tout Paris, dans les mêmes instants,

Le plaisir de la Danse et de la Comédie.

Son frère, à sept ans et demi,

Paraît presque un géant auprès de la cadette :

Et, comme un Danseur grave, il se voit applaudi.

LA COMTESSE.

J’admire les progrès que fait ce siècle-ci.

Pour le coup sa gloire est parfaite :

Dans l’enfance on est accompli,

Tous les talents y sont à la bavette.

CIDALISE.

Dites-moi, pendant ce temps-là,

Comment se porte l’Opéra ?

LÉANDRE.

Il jouit à présent d’une santé complète ;

Mais cet écrit bien mieux vous l’apprendra :

Je suis sûr qu’à partir il vous obligera.

CIDALISE.

Quelle joie ! À tout Forges il me tarde déjà

D’en faite la lecture, et d’aller l’en instruire.

LÉANDRE.

Aimable Cidalise, allez donc, courez-y ;

Aussi bien je dois seul entretenir ici

Ma femme, ma sœur avec qui je désire...

LA COMTESSE.

Non, vous n’avez plus rien d’important à me dire ;

Et je ne puis quitter Cidalise aujourd’hui ;

J’aime les nouvelles comme elle,

Elles dissipent mon ennui :

Nous allons toutes deux, d’une ardeur mutuelle,

En régaler tout le peuple buveur.

CIDALISE.

Quel plaisir nous allons leur faire !

Partons, volons, Comtesse. Adieu, Monsieur.

LA COMTESSE.

Adieu, mon frère.

LÉANDRE.

Adieu, Madame, adieu ma sœur.

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, seul

 

Ma femme, a pour le coup, une garde fidèle ;

Exprès, pour m’éloigner, elle attache auprès d’elle

La fâcheuse que je hais tant.

Et c’est un trait malin... Mais un homme s’avance ;

Il a l’air du Marquis. C’est lui-même vraiment,

Déguisons-nous en sa présence,

Et jouons bien l’étonnement.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, LE MARQUIS

 

LÉANDRE.

Ne me trompai-je point ?

LE MARQUIS.

En croirai-je ma vue ?

LÉANDRE.

Ah ! Florange !

LE MARQUIS.

Ah ! Léandre !

Ensemble.

Est-ce toi que je vois ?

LE MARQUIS.

Quel bonheur surprenant !...

LÉANDRE.

Quelle joie imprévue !

LE MARQUIS.

De rencontrer à Forges un de mes bons amis !

LÉANDRE.

De rejoindre en ces lieux mon aimable Marquis !

Ils s’embrassent.

LE MARQUIS.

Comment vont les plaisirs ? Comment va la fortune !

Et qu’as-tu fait depuis mon départ de Paris ?

LÉANDRE.

J’ai voltigé de la Blonde à la Brune ;

J’ai suivi, tour-à-tour, quatre inclinations,

L’Amour, le Jeu, le Vin, la Bonne-chère

J’ai mis enfin au jour toutes les actions

Qui peuvent signaler un jeune Militaire,

Et j’ai toujours, avec un scrupule sévère,

J’ai rempli les devoirs, j’ai fait les fonctions,

Et mené la vie exemplaire

D’un Capitaine de Dragons.

LE MARQUIS.

Tant de sage m’édifie ;

Et ton état, Léandre, est un bien que j’envie.

LÉANDRE.

À ton tour, Marquis, apprends-moi,

Avec la même bonne foi,

Tes occupations, pendant quatre ans d’absence ?

LE MARQUIS.

J’ai beaucoup voyagé, mais sans aucun plaisir.

J’ai d’abord visité la France,

Mais avec tant de diligence

Que je n’ai pas eu le loisir

De m’ennuyer, ni de me divertir.

J’ai parcouru, sans faire résidence,

L’Allemagne, la Suisse, où l’on m’a forcément

Enseigné l’art de boire alternativement

En même pot qui fait la ronde.

Et de m’enivrer proprement

Pêle-mêle avec tout le monde.

Puis j’ai vu la Hollande, où l’Esprit, l’Agrément,

Où le Plaisir paraît un Être imaginaire ;

Où le vrai Savoir-vivre, où le grand Art de plaire,

Est l’art de commercer toujours utilement.

J’ai fait le tour de l’Italie :

Là, j’ai ! pendant dix mois, subsisté de concert,

Ou n’ai vécu que de dessert :

En Décoration, ou bien en Symphonie,

On vous y traite, on y fait les honneurs :

Un Concerto, des Fruits, des Glaces, des Liqueurs ;

Il est vrai d’un goût admirable,

Accompagnés de parfums et de fleurs,

Composent le repas, et remplissent la table :

Bref, c’est un Pays merveilleux,

Où l’art y sert de nourriture ;

On n’y soupe jamais, on y dîne en peinture,

Et l’on n’y mange que des yeux.

LÉANDRE.

D’une indigestion, on court peu l’aventure

Dans un Festin si singulier,

Dont un Peintre est le Cuisinier.

LE MARQUIS.

J’ai terminé ma course à Londres,

On y sait tous les Arts, hors l’art de converser :

La Parole est un bien qu’on craint d’y dépenser.

Pour se donner la peine de répondre,

On est trop occupé du travail de penser.

Auprès de lui mon Père me rappelle ;

Sa Lettre m’apprend que son zèle

Me destine un parti dont il me tait le nom ;

Et, pour dissiper l’humeur noire

Que donne l’air de Londres, et son charbon,

Je suis à Forges venu boire

Par ordre de la Faculté,

Et prendre avec ses eaux une aimable gaieté :

La Compagnie y contribue ;

Celle avec qui surtout on est en liaison :

Ses effets sont plus sûrs que ceux de la Boisson ;

J’y retrouve un ami, j’y jouis de sa vue ;

Je réponds de ma guérison.

LÉANDRE.

Mais j’en vois sur ton teint d’infaillibles présages.

On est sûr de guérir quand on se porte bien.

Et tes amours ? Ne m’en diras-tu rien ?

LE MARQUIS.

Ils ne sont pas heureux, non plus que mes voyages.

Pour trois différentes Beautés,

J’ai brûlé, tour-à-tour, dans le fond de mon âme,

Sans avoir pu malgré tous mes soins répétés,

Parvenir seulement à déclarer ma flamme,

Ni même à me trouver sans témoin une fois

Vis-à-vis d’aucune des trois.

LÉANDRE.

C’est être malheureux autant qu’on le peut être.

LE MARQUIS.

Une Fille à Milan fut mon premier vainqueur ;

J’en devins amoureux en passant dans sa rue :

Mais, à peine un regard eut-il frappé mon cœur,

Qu’une mère sévère, avec un ton grondeur,

La fit disparaître à ma vue.

J’eus beau, durant quatre mois de séjour ;

Épier le moment de parler à la Belle,

Je ne la vis jamais sans sa mère éternelle,

Qui servit de rempart toujours à mon amour :

Et toute la faveur qu’en obtint ma constance,

À force de saluts l’un sur l’autre entassés,

Fut une simple révérence :

Encore la fit-elle ayant les yeux baisses.

LÉANDRE.

Voilà des feux bien mal récompenses.

LE MARQUIS.

Une Femme ‘ensuite, à Florence,

Succéda dans mon âme au Tendron de Milan ;

Ses beaux yeux, à travers sa double jalousie,

Trouvèrent le chemin de mon âme asservie ;

Mais ton époux jaloux, ou plutôt son tyran,

Faisait de sa Maison une pison cruelle,

Et, trente clefs répondaient d’elle.

Je rodai tant autour de son logis,

Qu’à force d’or je séduisis

Surveillante intéressée,

Qui m’introduisit une nuit

Chez sa Maîtresse, à petit bruit :

Mais, en entrant, mon aideur empressée

Rencontre en face le Mari ;

Il voulut d’un poignard accueillir ma tendresse,

Et courut après moi, de tous ses gens suivi ;

Mais l’ayant gagné de vitesse,

Je m’échappai de sa fureur.

Ce fut-là le progrès où se borna ma flamme ;

J’eus le regret, et, malgré moi, l’honneur

D’être reconduit par Monsieur,

Sans avoir pu donner le bonsoir à Madame.

LÉANDRE.

Quel Époux incivil ! Ah ! Rien n’est plus affreux ;

Les nôtres savent bien mieux vivre :

Dès que vous arrivez chez eux,

Ils vous quittent la place, an lieu de vous poursuivre.

LE MARQUIS.

Ici, pour mettre fin à ma narration,

Une Veuve charmante, et née en tout pour plaire,

Fait ma troisième passion ;

Ou plutôt, cher Léandre, elle fait ma première.

Des autres l’apparition

N’avait produit chez moi qu’une flamme légère.

L’esprit de celle-ci, là conversation,

Avec l’estime et l’admiration,

Ont fait naître un amour aussi fort que sincère,

Il tient de l’adoration.

Mais la fatalité qui m’est particulière,

Attache sur ses pas, pour traverser mes feux ;

Une fille obstinée à la suivre en tous lieux,

Et qu’on appelle Cidalise.

Elle l’obsède au point, que jusques à présent

Je n’ai pu dans ces lieux la voir seule un instant,

Pour lui dire l’ardeur dont mon âme est éprise,

Cette incommode-là ne quitte jamais prise :

Sans cesse je maudis son assiduité,

Et je suis sur le point de perdre patience.

Elle surpasse en importunité,

Les Mères de Milan, les Maris de Florence.

LÉANDRE.

Oui, cette Cidalise est de ma connaissance ;

Elle est telle que tu la peins.

Je murmure contre elle autant que tu t’en plains.

LE MARQUIS.

Tu dois connaître aussi ma Comtesse adorable,

Puisque l’une est toujours de l’autre inséparable.

LÉANDRE.

Oui, nous nous connaissons.

LE MARQUIS.

Tu dis cela d’un ton,

Qui tout à coup me fait naître un soupçon.

Elle attend aujourd’hui le retour de son frère,

Et tu viens d’arriver. Serait-ce toi ? Répond.

Éclaircis-moi par un aveu sincère.

LÉANDRE.

Mais il est vrai qu’à Forges on me donne ce nom.

LE MARQUIS.

La Comtesse est ta sœur ? Léandre, cher Léandre,

Ah ! Quel surcroît de joie, et dé bonheur pour moi !

Je dois de ton secours, de ton zèle, de toi,

Je dois, et j’ose tout attendre.

L’amitié t’en fait une loi.

Unique confident du feu qui me dévore,

Du feu que dans ton sein je viens de déposer,

Et frère en même-temps de l’objet que j’adore,

En ma faveur tu dois le disposer

Au tourment d’un ami tu dois être sensible,

Le servir, le conduire, et le favoriser.

LÉANDRE.

Je le voudrais fort... Mais... à ne tien déguiser,

Marquis, la chose est impossible.

LE MARQUIS.

Impossible ! En quoi donc ? Songes que mon amour

Est aussi pur que l’est le plus beau jour.

LÉANDRE.

J’y vois, te dis-je, un obstacle invincible.

LE MARQUIS.

Mais quel obstacle enfin ? Parles.

LÉANDRE.

Près de ma sœur,

Puisqu’il faut m’expliquer, je ne puis, en honneur,

Servir tes feux, quelque fort que je t’aime,

Dans le temps que je viens d’apprendre de toi-même ;

Qu’une autre est destinée à recevoir ta main,

Qu’un Père te rappelle en France à ce dessein.

Moi-même, en ce moment, je ne puis te comprendre !

LE MARQUIS.

Cet obstacle n’est rien, et mon amour, Léandre,

Mon amour est prêt à le lever.

Je renoncé au parti qu’un Père me propose.

Ta Sœur, qui de mon cœur feule en reine dispose,

Est le plus éclatant que je puisse trouver.

Loin qu’à ce nouveau choix ma famille s’oppose,

Elle fera gloire de l’approuver.

J’en réponds.

LÉANDRE.

Peux-tu ?...

LE MARQUIS.

Je le puis et je l’ose.

Pour moi, parles à ta sœur.

LÉANDRE.

Non, je n’en ferai rien.

Et si tu me connaissais bien,

Tu...

LE MARQUIS.

Mais, pour un ami volontiers on s’emploie.

Je ne te conçois pas. Quel frère scrupuleux !

Fais du moins qu’un moment sans témoin je la voie

Écoutes. J’imagine un moyen très heureux.

Le grand obstacle à ce bien que je presse,

Est Cidalise importune à tous deux :

Il s’agit d’éloigner ses pas de la Comtesse,

Pour que je puisse seul lui déclarer mes feux.

Tu peux me rendre ce service.

LÉANDRE.

Je le puis moins qu’un autre ; ainsi ne compte pas

Sur moi pour un pareil office.

LE MARQUIS.

Mais aisément tu le pourras ;

Je donne, ce soir, une Fête :

Près d’elle tu te placeras,

Tu feras l’empressé, tu loueras ses appas :

Tu feindras d’être sa conquête.

Je prendrai cet instant, où tu l’amuseras,

Pour instruire ta sœur, et la voit tête-à-tête.

LÉANDRE.

Le bel emploi que tu me donnes-là !

LE MARQUIS.

Ton zèle, de ce soin, au mieux s’acquittera.

Mon cher ! Je t’en conjure, à charge de revanche.

Mon amitié, sans peine, à tout se prêtera :

Je te le jure ici, d’une âme franche.

LÉANDRE.

Non, non, je ne veux point, Marquis,

Te mettre dans le cas de la reconnaissance.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, LE MARQUIS, MONSIEUR DE LA JOIE

 

MONSIEUR DE LA JOIE, à moitié pris de vin.

Je viens, Messieurs, pour vous donner avis.

Que vous allez contre mon ordonnance.

À babiller à jeun, à causer à crédit,

Sans en prévoir la conséquence,

Vous employez un temps qu’on doit mettre à profit

À converser des dents, et non pas de l’esprit.

La conversation d’une table charmante

Est la plus agréable et la plus nourrissante ;

Et je ne saurais, voir, sans un mortel dépit,

Qu’on manque de se rendre à l’heure intéressante

Du dîner, qui se refroidit.

Il fait un hoquet.

Pour moi, je meurs de sois, j’étrangle d’appétit.

LE MARQUIS.

Il y paraît.

LÉANDRE.

Mais, quand on sort de table,

Et que l’on vient de déjeuner,

On peut, mon Docteur très aimable,

Tranquillement attendre le dîner.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je n’ai point déjeuné, je m’en fais un scrupule ;

Et c’est, Messieurs, un ridicule

Que vous prétendez me donner.

LÉANDRE.

Le ridicule est bon !

MONSIEUR DE LA JOIE.

L’injustice est parfaite.

D’honneur, je suis un homme à jeun,

Si dans le monde il en fut jamais un.

Je n’ai pris aujourd’hui que du Sel de Seignette.

LE MARQUIS.

Vous verrez que des eaux ce fera le montant.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Point du tout, je vous fais excuse.

Je les ordonne, et jamais je n’en use.

L’eau m’est contraire, et le vin excellent.

Un Médecin sait son tempérament.

J’estime donc le vin, mais je hais tout ivrogne ;

Et j’ai pris mon sel, sobrement,

Dans deux bouteilles de Bourgogne.

LE MARQUIS.

Le remède est nouveau. L’usage en est charmant,

Et la dose des plus modestes.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je m’en trouve parfaitement,

Et j’ai de son effet des preuves manifestes.

Il pousse un hoquet.

LÉANDRE.

Mais en voilà.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Sans doute. On voit son moyen,

Parbleu, que je me porte bien.

LÉANDRE.

Un excès de plaisir, pour le coup, mon cher maître ;

Produit chez vous un excès de santé.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je ne dispute pas, mon fils ; cela peut être.

LE MARQUIS.

Vous ne dînerez point.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je dînerai, parbleu,

Et dînerai pour quatre.

LE MARQUIS.

Allez dormir un peu.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Vous vous moquez, Monse Florange

Je ne dors point quand tout l’Univers mange.

Sur ce chapitre je prends feu.

À bien dîner je mets ma gloire :

Je veux avoir trop bu. Mettons la chose au pis.

C’est un motif pressant qui m’oblige à reboire,

Lorsque Le vin de Beaune m’a surpris.

Le vin d’Aï me raccommodé ;

C’est un remède sûr. Je veux dans tout Paris.

Mettre ma recette à la mode.

Écoutez, raillerie à part,

Comme dans le Ballet je dois faire un Vieillard

Que le vin a surpris, qui se soutient à peine,

Le déjeuner que j’ai fait un peu tard,

M’a donné l’esprit de ma Scène,

Et m’a servi de répétition

Pour le pas qu’il faut mettre en exécution.

Suis-je bien dans mon caractère ?

LÉANDRE.

Au mieux.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Vous me flattez, vous n’êtes point sincère.

Je suis encore loin de la perfection,

Et pour y parvenir, sans plus longtemps remettre,

Venez, partons, Meilleurs, à table allons nous mettre.

Hei !...

Il danse en s’en allant.

LÉANDRE.

Vous faites des entrechats.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Tout en chemin faisant je répète mon pas :

La, la, marquez moins de surprise.

Il fait un faux pas.

LE MARQUIS.

Doucement.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je le fais exprès.

LÉANDRE.

Vous allez tomber.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Non, je me caractérise.

Trois bouteilles encore, et nous voilà parfaits.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, seul

 

Oui, mon amour, quoique je fasse,

Sera toujours infortuné.

Pour les obstacles je suis né.

Mon froid ami, qui rit de ma disgrâce,

À ne point me servir est toujours obstiné.

La Cidalise, à me nuire, empressée,

Redouble ses soins assidus.

Pour comble de douleur, ma Veuve était placée

À table entre son Frère et ce femelle Argus.

Encore, si j’avais été vis-à-vis d’elle,

La perspective eût fait ma consolation :

Mais, par malheur, ma place était la plus cruelle ;

Et l’importun objet de mon aversion

S’était arrangé de manière,

Qu’il s’offrait, de profil, le premier devant moi,

Et qu’il me cachait toute entière

La charmante Beauté qui me tient sous sa loi.

Je faisais bonne contenance ;

Et, tâchant d’exciter les autres au plaisir,

Pour faire les honneurs, j’augmentais ma souffrance :

Le héros de la fête en était le martyr.

Pour déclarer mes feux, quel moyen vais-je prendre ?...

De l’écriture empruntons le secours ;

Souvent mieux que la voix elle sert les amours.

Écrivons un Billet ; et, pour le faire rendre

À la Suivante ayons recours.

L’intérêt séduisant guide toute Soubrette ;

Toujours par l’or son cœur est radouci.

Tâchons, par son éclat, de séduire Finette ;

Et courons de ce pas... Mais elle vient ici.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, FINETTE

 

LE MARQUIS.

Je rends grâce au hasard qui vous offre à ma vue... 

Mais, quel soin vous occupe, et distrait vos esprits ?

FINETTE.

Excusez, Monteur le Marquis,

Je cherche...

LE MARQUIS.

Achevez donc la phrase interrompue,

Et dites-moi ce que vous cherchez tant.

FINETTE.

Monsieur, je cherche, en ce moment,

Une Bague qu’ici je crois avoir perdue

Ce matin en me promenant,

Et dont Madame hier me fit présent.

LE MARQUIS.

D’une recherche superflue

Épargnez-vous cette peine assidue ;

Finette, je vous prie, en dédommagement,

De recevoir ce diamant.

FINETTE.

Cette offre généreuse a lieu de me surprendre.

Je n’ai perdu qu’un fort petit rubis,

Et vous m’offrez, Monsieur, un diamant de prix :

Le présent est trop beau pour que j’ose le prendre !

LE MARQUIS.

Non, prenez hardiment.

FINETTE.

Vous m’en dispenserez.

Je n’ai rien fait pour vous, Monsieur, qui puisse...

LE MARQUIS.

Mais aisément vous vous acquitterez.

Si vous voulez, par un service

Qu’en cet instant vous me rendrez.

FINETTE.

Monsieur, quel est donc cet office ?

LE MARQUIS.

Simplement vous vous chargerez

D’un billet que je vais écrire,

Et qu’en secret vous remettrez...

FINETTE.

À qui, Monsieur ? Ayez la bonté de m’instruire.

LE MARQUIS.

Finette, vous le donnerez

De ma part à votre Maîtresse.

FINETTE.

Ah ! Madame, un billet ? Vous me surprenez fort.

LE MARQUIS.

Mais vous êtes surprise à tort

Je prétends éclaircir un point qui m’intéresse.

FINETTE.

De dîner avec vous à, l’instant elle sort.

Que ne lui parliez-vous, vous qu’elle voit sans cesse ?

LE MARQUIS.

Belle Finette, il est des choses qu’on écrit,

Entre nous deux, bien mieux qu’on ne les dit.

FINETTE.

Ce discours devient clair, et je dois vous entendre :

Cette lettre dont il s’agit,

Est, je n’en doute plus, une missive rendre.

LE MARQUIS.

Oui, ma chère, il est vrai : Si vous voulez la rendre,

Et me servir dans mon amour,

Comptez sur ma reconnaissance

Et sur ma bourse, dans ce jour :

Par ce brillant, d’abord, souffrez que je commence.

FINETTE.

Pour le prendre, Monsieur, j’ai trop de conscience.

LE MARQUIS.

Je vous en fais présent.

FINETTE.

Non, il ne m’est pas dû :

Ce serait un présent perdu.

Je ne reçois jamais rien des personnes

Que je sais ne pouvoir servir.

Vous êtes dans le cas.

LE MARQUIS.

Mais vos raisons...

FINETTE.

Sont bonnes ;

Et, pour le prouver, et mieux vous éclaircir,

Apprenez que Madame est d’une humeur sévère,

Et ne lit point de tels billets.

Sachez en même-temps, qu’attentive à lui plaire,

Moi, qui vous parle ici, je n’en porte jamais.

LE MARQUIS.

Voilà des scrupules, Finette...

FINETTE.

Non, c’est de la sincérité ;

Et, quoique je ne sois qu’une simple Soubrette,

Je me pique de probité.

Si je servais une coquette,

J’accepterais vos dons sans balancer :

Sûre que vos poulets seraient bien reçus d’elle,

Et que je devrais voir de droit récompenser

Mon service effectif, et mon utile zèle

Qui dans les mains les feraient tous passer.

Mais aujourd’hui que je me vois aux gages

D’une Maîtresse des plus sages,

Qui ne voit les Amants que d’un œil de courroux,

Monsieur, auprès d’elle, pour vous,

Mon ministère est inutile.

Si je me chargeais, entre nous.

De lui rendre vos billets doux,

Je tromperais votre amour trop facile,

Et je volerais vos bijoux.

LE MARQUIS.

Mais cet amour est pur autant qu’il est extrême.

FINETTE.

Monsieur, expliquez-vous vous-même.

LE MARQUIS.

Je ne saurais près d’elle en trouver le moment.

Essayez de donner...

FINETTE.

C’est inutilement.

Je ne servirais pas votre flamme,

Et je me mettrais mal dans l’esprit de Madame.

LE MARQUIS.

Recevez la Bague toujours :

Si votre soin, à ma tendresse,

Ne peut être d’aucun secours,

De la restituer vous serez la maîtresse.

Par cet accord...

FINETTE.

Non, Monsieur le Marquis :

Voilà ce que jamais on ne me verra faire,

Car jamais je ne rends ce qu’une fois j’ai pris ;

C’est encore-là mon caractère.

LE MARQUIS.

Je vois que mon présent est trop mince à vos yeux ;

J’y joins la Boîte d’or que ma main vous présente.

FINETTE.

Ah ! Vous êtes, Monsieur, un homme dangereux ;

Et, de peur qu’à la fin tant d’éclat ne me tente,

Je me retire vite, et suis votre servante.

Elle s’enfuit.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

Oh ! Pour le coup, mon malheur est affreux,

Et j’en sens un dépit horrible :

Il faut que, tout exprès, il se trouve pour moi

Une Suivante incorruptible,

Dont la droiture soit la loi !

Mais la Fortune aura beau faire,

Mon amour n’en veut pas avoir le démenti ;

Et je vais prendre le parti

D’être de mon ardeur moi-même l’émissaire.

En vain j’ai contre moi, dans cette occasion,

Frères, Amis, Cidalises, Soubrettes.

Soyons plus forts que tout : Trouvons l’invention

D’apprendre, en dépit d’eux, mes souffrances secrètes

À l’objet de ma passion.

Faisons en vers ma déclaration,

Et l’écrivons sur ces Tablettes.

Grace à la Nature, j’en fais

Facilement de fort mauvais,

J’en ai même donné des preuves très certaines.

J’étais un des meilleurs Poètes du Marais,

Dont j’ai fait les plaisirs le cours de six semaines.

Comme, avec eux, les vers portent leur passeport,

Et qu’on les croit sans conséquence,

Pour les faire accepter, il faut bien moins d’effort :

La plus sévère en badine d’abord ;

On y dit ce qu’on veut, sans qu’elle s’en offense.

Je trouverai, ce soir, sûrement les moyens,

À la faveur d’un peu d’adresse,

De donner, ou du moins de faire voir les miens

À mon adorable Comtesse ;

Et j’aurai l’avantage, en prenant cet Emploi,

De n’être, d’un tel bien, redevable qu’à moi...

Mais voilà Cidalise ! Ah ! Qui peut la conduire ;

Elle n’est pas contente, obstinée à me nuire,

De m’empêcher de lui parler,

Elle la quitte exprès pour venir me troubler,

Dans le moment que je lui veux écrire !

Par bonheur, j’ai fini, sans qu’il m’en ait coûté ;

Et je rends grâce à ma facilité.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, CIDALISE

 

CIDALISE.

Je vous y prends ; Marquis. Ah ! Voyons, je vous prie,

Les vers que vous écrivez-là.

LE MARQUIS.

Ce n’en font point.

CIDALISE.

Seul dans la rêverie !

Des Tablettes en main ! Sûrement en voilà,

Je sais que Monsieur versifie

Comme jamais on ne versifia.

LE MARQUIS.

Non.

À part.

Ah ! J’enrage.

CIDALISE.

En vain votre bouche le nie ;

Vous avez sur le front un air de poésie,

Qui m’est un garant de cela.

Montrez donc. De les voir il me tarde déjà.

J’aime les vers à la folie !

LE MARQUIS.

Les miens, sont trop mauvais.

À part.

Comment les lui cacher ?

CIDALISE.

Trêve de fausse modestie.

Faut-il donc vous les arracher ?

LE MARQUIS, à part.

Peste de la fâcheuse !

À Cidalise.

Eh, non, je suis sincère.

CIDALISE.

Seriez-vous du nombre de ceux

Qui brûlent à la fois ? et rougissent d’en faire,

Qu’on nomme Poètes honteux ?

LE MARQUIS.

Si j’en faisais de bons, si je pouvais le croire,

De les montrer je ferais gloire.

Il n’appartient qu’aux sots de rougir des talents.

Mais, par malheur, les miens sont si méchants,

Qu’après les avoir faits, souvent je les déchire,

Et qu’à moi seul j’ai le front de les lire.

CIDALISE.

Pour si mal réussir vous avez trop de goût,

Et je ne vous crois point du tout.

Vos vers ne relient point dans une nuit profonde.

Vous en faites pour tout le monde ;

Pour vos amis surtout.

LE MARQUIS.

Je vous l’avoue ici.

Pour un ami j’ai fait ceux-ci ;

Mais j’avais juré de le taire,

Et de vous en faire un secret,

Quoique vous en soyez l’objet.

CIDALISE.

Qui, moi ? Je suis l’objet de ce mystère ?

Nouvelle raison pour les voir.

Ma curiosité n’en devient que plus vive.

LE MARQUIS.

Les voilà, puisqu’enfin vous voulez les avoir.

Sans cet incident qui m’arrive,

Votre main par un autre eût dû les recevoir.

CIDALISE.

Et par qui donc ?

LE MARQUIS.

Puisqu’il faut vous l’apprendre,

C’était par la main de Léandre.

CIDALISE.

De Léandre !

LE MARQUIS.

De-lui. Je n’ai fait simplement

Que rimer ce qu’il pense, ou plutôt ce qu’il sent.

CIDALISE.

J’entends. C’est de sa part une galanterie.

LE MARQUIS.

Oh ! C’est mieux que cela, jugez-en, je vous prie.

CIDALISE lit.

Depuis le temps que je vous vois.

Je languis en secret et je brûle, je soupire :

Si le pouvais vous en instruire,

Et me rencontrer seul avec vous une fois

L’aveu soulagerait l’horreur de mon martyre,

Mais vous n’êtes jamais sans témoins un instant ;

Et mon supplice est accru doublement,

Par la crainte de vous le dire,

Et la difficulté d’en trouver le moment,

Après avoir lu.

C est un aveu d’amour en forme tour-à-fait.

LE MARQUIS.

Comment le trouvez-vous ?

CIDALISE.

Excessivement tendre.

Mais le jour l’autorise, et le lieu le permet,

Et comme un simple jeu je sens qu’il faut le prendre.

LE MARQUIS.

Non, Léandre, pour vous, Cent un amour parfait

Qui ne blesse point votre gloire.

CIDALISE.

Marquis, vous badinez, et je ne puis le croire.

LE MARQUIS.

Je vous proteste ici qu’il est, de vos beaux yeux,

Épris au point qu’il n’en dort point, Madame.

Son amour est prodigieux ;

Et puisque votre cœur est instruit de sa flamme,

Trouvez bon que mes soins intercèdent pour lui.

Parlez ; qu’en sa faveur votre bouche prononce :

J’ose, à titre d’ami, presser votre réponse.

Songez bien que sa vie en dépend aujourd’hui.

CIDALISE.

Ses feux sont moins ardents, votre bouche exagéré.

LE MARQUIS.

Je n’exagère point ; il en mourra d’honneur,

Pour peu qu’à son amour votre arrêt soit contraire.

CIDALISE.

Mais quand on aime tant la sœur,

On ne veut point la mort du frère.

LE MARQUIS.

Ah ! Je cours, à Léandre, apprendre son bonheur.

Quels feront ses transports ! Mais je le vois paraître.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, CIDALISE, LÉANDRE

 

LE MARQUIS.

Viens, ton amour, Léandre, est bien plus avancé ;

Bien plus heureux qu’il ne croit l’être.

L’aimable objet qui l’a fait naître,

En est instruit sans en être offensé.

Sa bonté, qui plus est, te permet l’espérance.

Mon zèle avoir promis de garder le silence ;

Mais ces vers surpris dans mes mains ;

Ont trahi le secret de tes feux clandestins.

Loin de t’être fatal, l’incident t’est propice ?

Et j’ai tant fait, par mon empressement ;

Qu’on vient de s’expliquer très favorablement.

Adieu. J’ai d’un ami, rempli pout toi l’office ;

Et c’est à toi présentement,

De t’acquitter de celui d’un Amant.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, CIDALISE

 

LÉANDRE.

Je voudrais fort vous cacher ma surprise ;

Mais le Marquis me charge, aimable Cidalise,

D’un rôle, qu’aujourd’hui, quoiqu’il soit des plus doux,

Je ne m’attendais pas de jouer près de vous.

CIDALISE.

Un tel discours à rien ne vous engage,

Et ne doit point étonner vos esprits :

Je n’ai reçu, Monsieur, que comme un badinage

Les vers galants que le Marquis,

En secret, à votre prière,

Vient, pour vous ; de mettre en lumière

Dans ce Bois où je l’ai surpris.

LÉANDRE.

La vérité m’oblige de vous dire

Qu’il ne les a pas fais pour moi,

Et ton discours a dû produire

L’étonnement où je me vois.

Pour faire des vers de commande,

Je n’ai jamais recours à la veine d’autrui ;

Et j’ai, sans vanité, l’aisance la plus grande

D’en faire, quand je veux, tout aussi mal que lui.

Il a, j’en suis certain, travaillé pour son compte :

Car ce matin, du feu qui le surmonte

Puisqu’il faut l’avouer, il m’a lui-même instruit.

CIDALISE.

Mais pourquoi donc, Monsieur, ne me l’a-t’il pas dit ?

LÉANDRE.

C’est de sa part, une mauvaise honte,

Ou plutôt un travers, un caprice maudit.

Fn voyageant, Madame, il s’est gâté, l’esprit.

De tant de Nations les divers caractères

Ont à tel point brouillé le sien,

Que dans ses sentiments, comme dans ses manières,

On a beaucoup de peine à le démêler bien.

Il a, du fin Italien,

Pris les détours, et l’art impénétrable,

Et de l’Anglais indéchiffrable,

La singularité qui ne ressemble à rien.

CIDALISE.

Il est vrai que son air, quoiqu’il n’ait rien qui choque,

Et qu’il prévienne même, est pourtant équivoque ;

Et qu’à le bien envisager,

Il a, quoique Français, un vernis étranger.

LÉANDRE.

Comme il craint d’être au ton des autres,

Par un de ses raffinements,

Il n’a fait, sous mon nom, parler ses sentiments,

Que pour mieux pénétrer les vôtres ;

Que pour voir, sans risquer, (le tour est bien conçu)

Comment un tendre aveu serait de vous reçu.

CIDALISE.

Mais s’il eût agi pour lui-même,

M’eût-il pressée avec tant de chaleur

D’être sensible à votre ardeur ?

LÉANDRE.

Eh, c’est cette chaleur extrême

Qui doit précisaient vous prouver aujourd’hui

Que, sous le nom d’un autre, il vous parlait pour lui,

D’un ami, Cidalise, à quelque point qu’on l’aime,

Avec moins de transport on le montre l’appui.

Si je l’avais chargé des vers qu’il vient de faire,

Moi-même qui suis éclairci

Qu’ils ont eu le don de vous plaire,

À le désavouer m’obstinerais-je ici ?

Je ferais, en votre présence,

Briller plutôt ma joie, et ma reconnaissance.

Mais j’abuserais vos esprits ;

Et je pense trop bien, je suis trop galant homme,

Pour usurper un droit qu’un autre s’est acquis.

J’aurais trop à rougir, si je volais la pomme

Que votre belle main doit donner au Marquis.

CIDALISE.

Mais dans ses procédés j’ai peine à le comprendre ;

Et s’il vouloir la recevoir :

Il se déclarerait sans plus longtemps attendre.

LÉANDRE.

Il se déclarera ce soir ;

Et s’il retarde, au fonds, c’est pour mieux vous surprendre,

Ou pour suivre plutôt, cet esprit singulier

Dont je vous ai parlé, qui lui fait toujours prendre

Un chemin tout particulier.

Faites-moi l’honneur de m’en croire ;

Par vos attentions ménagez cet amant :

Vous y trouverez sûrement

Votre fortune et votre gloire.

CIDALISE.

Ma fortune !

LÉANDRE.

Oui, vraiment, je vous parle en ami.

Un jeune homme amoureux n’aime pas à demi.

L’esprit d’une Maîtresse habile

Tourne son cœur et les vœux à son gré ;

Rend, par son art, chaque moyen facile,

Et le conduit à l’hymen par degré.

Faite réflexion sur cet avis utile.

CIDALISE.

Je commence à vous croire, et j’en profiterai.

LÉANDRE.

Par inclination, moi, je vous aiderai.

Je vous conseille bien, et vous gagnez au change.

Le Marquis est mieux fait et plus riche que moi,

Si vous le voulez bien, vous obtiendrez sa foi.

Je vous fais compliment, Madame de Florange.

CIDALISE.

Je n’ose me flatter sitôt d’y parvenir.

LÉANDRE.

Oh ! Vous y parviendrez, charmante Cidalise.

Mais à propos, je dois vous avertir

Que ma sœur vous attend chez la jeune Marquise,

Pour aller voir les petits Hollandais.

Ils sont charmants, je les connais.

CIDALISE.

Ils sont ici !

LÉANDRE.

Leur troupe arrive ;

Et chacun, à la voir, montre une ardeur très vive.

CIDALISE.

J’en fais autant. Adieu. J’y vole de ce pas.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, seul

 

Bon, je l’envoie où ma femme n’est pas.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, riant.

Eh bien, es-tu, mon cher, content de ta Maîtresse ?

En beau chemin j’avais mis ta tendresse.

Parle. T’en es-tu bien tiré ?

LÉANDRE.

Je t’ai payé du même zèle.

LE MARQUIS.

Te voilà, par mes soins, son Amant déclaré :

Il est de ton honneur de servir cette Belle.

LÉANDRE.

Va, j’ai plus avancé tes affaires près d’elle.

Tu n’as lié, pour moi, qu’un simple amusement.

LE MARQUIS.

J’ai, Léandre, entre vous formé l’engagement

D’un amour sérieux, d’une parfaite flamme.

J’en ai fait ta Maîtresse, ayant droit sur ton âme.

LÉANDRE.

Mes nœuds ont plus de force et de solidité ;

Car je dois en faire ta femme,

Et vous unir tous deux à perpétuité.

LE MARQUIS.

Oh ! ne badinons pas !

LÉANDRE.

Je l’ai désabusée

Entièrement sur mon sujet.

LE MARQUIS.

Tant pis.

LÉANDRE.

Et j’ai parlé si bien en ta faveur, Marquis,

Qu’elle croit ton âme embrasée.

LE MARQUIS.

Ah ! le tour est perfide ! Et tu vas m’engager...

LÉANDRE.

Pour la noce, mon cher, tâche de t’arranger ;

Car déjà de ta part j’ai porté la parole.

LE MARQUIS.

Morbleu ! Cela ne se fait pas ;

Et je vais avoir sur les bras

Plus que jamais cette importune folle.

LÉANDRE.

Tu n’as qu’à l’épouser pour sortir d’embarras.

LE MARQUIS.

Peux-tu porter si loin ? Et dans la circonstance...

LÉANDRE.

Je suis toujours outré dans ma reconnaissance.

Quand on veut me donner, puisqu’il faut parler net,

Des Maîtresses à moi, sans avoir mon suffrage ;

Je donne sur le champ, c’est toujours mon usage,

Des Femmes malgré qu’on en ait.

LE MARQUIS.

En me rendant un si mauvais office,

Tu n’en peux espérer aucune utilité.

Au lieu qu’à mon dessein si tu t’étais prêté,

J’aurais pu, de ce jeu, tirer un grand service,

C’était le moyen d’écarter.

La personne qui m’est nuisible.

Vas, renoues au plutôt.

LÉANDRE.

Cesses de t’en flatter.

Je te l’ai déjà dit, la charge est trop pénible.

LE MARQUIS.

Puisque tu ne saurais feindre de soupirer

Pour cet objet commun de notre antipathie ;

Faisons mieux tous les deux. Lions une partie

Pour hâter son départ, et pour nous délivrer

De sa fâcheuse compagnie.

LÉANDRE.

À ce projet, taupe de tout mon cœur !

LE MARQUIS.

Pour mieux conduire l’entreprise,

À nous prêter la main, engageons le Docteur.

LÉANDRE.

Oui, comme, pour un rien, l’esprit de Cidalise

Prend l’alarme sur sa santé,

Un Médecin sur elle a grande autorité.

Mais est-il en état de nous rendre service ?

LE MARQUIS.

Oui, sa recette a réussi très fort.

Il s’est au mieux trouvé du Champagne propice,

Qui chez lui, du Bourgogne, a réparé le tort.

Pour l’engager à cet office,

Je cours le joindre, et je reviens après

Te faire part de nos projets.

LÉANDRE.

Je t’attends, pars donc au plus vite.

LE MARQUIS.

Léandre, avant que je te quitte ;

Il me reste à te demander

Un plaisir que tu peux aisément m’accorder :

Pour mon repos il est de conséquence,

Et tu n’y dois avoir aucune répugnance.

LÉANDRE.

Dis, quel plaisir ?

LE MARQUIS.

Tiens, prends cela.

LÉANDRE.

Qu’est-ce donc ?

LE MARQUIS.

C’est pour ta Sœur une Lettre,

Que tu lui rendras.

LÉANDRE.

Non, je ne puis la remettre.

LE MARQUIS.

Je t’en prie. Elle vient. Saisis ce moment-là.

Il sort vite.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Dites-moi, quel papier tenez-vous là, Léandre ?

LÉANDRE.

Mais c’est, ma femme, un Billet doux

Que le Marquis, ici, m’a chargé de vous rendre.

LA COMTESSE.

Mais, la commission est charmante pour vous.

LÉANDRE, lui présentant le Billet.

Fidèlement, je m’en acquitte :

Vous l’allez lire, sans tarder,

Pour y répondre encore plus vite,

Et d’un ton à ne pas devoir l’intimider ;

Car je dois, de sa part, vous le recommander.

Son instance vraiment n’a pas été petite ;

Et c’est une faveur qu’il lui faut accorder.

LA COMTESSE.

Il doit fort se louer de votre complaisance,

De votre zèle à le servir,

Et vous devez aussi lui faire ce plaisir,

Et par justice, et par reconnaissance.

Puisqu’il compose et donne en votre nom

Des Vers galants à Cidalise,

Et qu’il sert d’Émissaire à votre passion,

Vous pouvez vous charger, cette peine est bien prise,

De me faire accepter un Billet de sa part ;

Il mérite trop cet égard.

LÉANDRE.

Quoi ! Sérieusement vous êtes dans l’idée

Que le Marquis a fait ces Vers pour moi ?

LA COMTESSE.

Oui, j’en suis très persuadée.

LÉANDRE.

Pouvez-vous penser...

LA COMTESSE.

Je le dois.

Quand le Marquis tout haut lui-même le déclare ;

Le bruit de cet amour est si fort répandu

Que tout Forges en est convaincu.

LÉANDRE.

Ce bruit injuste autant qu’il est bizarre

Me fâche beaucoup en secret,

Puisqu’il fait une injure à mon amour parfait :

Mais d’un autre côté, je l’avoue, il me charme,

Puisque votre esprit s’en alarme,

Et qu’il m’est, de vos feux, un garant des plus doux.

Je suis sûr d’être aimé, votre cœur est jaloux ;

Le mien en est ravi : rien n’égale sa joie ;

Devant vous sans réserve, il faut qu’il la déploie.

LA COMTESSE.

Je sens à ce discours redoubler mon dépit ;

Mon esprit n’en est plus le maître.

LÉANDRE.

Ne craignez pas de le faire paraître :

À mes yeux il vous embellit ;

Oui, chez vous il devient une grâce piquante.

LA COMTESSE.

Léandre, finissez ! Car je sens qu’il augmente.

LÉANDRE.

Plus vous m’en ferez voir, plus vous serez charmante.

LA COMTESSE.

Savez-vous bien, Monsieur, que si j’osais,

Sincèrement je vous battrais ?

LÉANDRE.

Si je suivais ma fantaisie,

Pour moi, de tout mon cœur, je vous embrasserais :

À votre égard, contentés votre envie ;

Vos coups seront pour moi d’un goût flatteur,

Et d’une douceur infinie.

LA COMTESSE.

Ah ! Par ce regard séducteur,

Malgré moi, je suis attendrie !

Puis-je l’être pour un ingrat

Qui bien loin qu’il se justifie

Du crime de m’avoir trahie,

De mon courroux vient exciter l’éclat ?

Et pour combler l’insulte, il en jouit encore !

LÉANDRE.

Madame, il est vrai, j’en jouis ;

Mais en époux qui vous adore,

Et qui, de vos transports, sent vivement le prix ;

J’en jouis en époux, qui loin d’être capable

De sentir pour une autre une nouvelle ardeur,

N’est malheureux au fonds du cœur

Que pour vous trouver trop aimable.

LA COMTESSE.

Si véritablement vous n’étiez point coupable.

Vous vous seriez déjà justifié, Monsieur.

LÉANDRE.

Fixez vos yeux sur moi, mon épouse adorable :

Là regardez-moi donc, mais regardez-moi bien,

Votre œil sera payé de cette complaisance ;

L’amour que vous voyez éclater dans le mien,

Vous prouve seul mon innocence.

LA COMTESSE.

Les yeux ? Garants trompeurs, dont rien ne me répond.

Les plus tendres en apparence,

Sont bien souvent les plus traîtres au fond,

Je veux des raisons convaincantes.

Faites-moi voir par des preuves parlantes...

LÉANDRE.

Le fait suffit lui seul pour vous désabuser

Sachez que le Marquis avait fait pour vous-même,

Les Vers dont faussement, je me vois accuser ;

Mais comme Cidalise incommode à l’extrême,

Et faite en tout pour troubler les Humains,

Les a surpris et saisis dans ses mains,

Il a dit, pour cacher le fond de ce Mystère,

Que je l’avais pour elle obligé de les faire ;

Voilà l’occasion, la source de ce bruit.

LA COMTESSE.

Ah ! Je respire à ce récit !

Cependant Cidalise est jeune, elle est aimable,

Et cet objet...

LÉANDRE.

Ne peut rien sur mes vœux ;

Dès qu’on a le talent de se rendre fâcheux,

On n’a jamais celui d’être agréable.

Je ne puis rencontrer son aspect importun,

Sans sentir dans mon âme une révolte extrême ;

Je la hais... Comme je vous aime :

C’est dire autant qu’on peut haïr quelqu’un.

LA COMTESSE.

Présentement, que je la hais moi-même ! :

Que je souhaite son départ !

LÉANDRE.

Vos vœux seront bientôt remplis à cet égard.

Il n’est point de moyen que notre esprit n’emploie.

Nous sommes tous ligués pour la faire partir,

Et nous avons pour Chef...

LA COMTESSE.

Qui ?

LÉANDRE.

Monsieur de la Joie.

LA COMTESSE.

Mon Médecin ?

LÉANDRE.

Lui-même, et je le vois venir.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, LA COMTESSE, MONSIEUR DE LA JOIE

 

LÉANDRE, à Monsieur de la Joie.

Eh bien, mon cher Docteur, avez-vous vu Florange ?

Savez-vous son dessein ? L’avez-vous concerté ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Oui, j’ai plus fait. Je l’ai, Monsieur, exécuté ;

Et déjà pour partir Cidalise s’arrange.

LÉANDRE.

Exécuté sitôt !

LA COMTESSE.

Quoi ? Cidalise part !

Par quel moyen ?...

MONSIEUR DE LA JOIE.

Par un trait de mon art,

Ou plutôt de son caractère.

J’ai réveillé l’effroi qu’elle a pour sa santé,

Et qui la rend souvent malade imaginaire ;

Et j’ai fortement excité

En même temps sa curiosité,

Qui, de ses actions, est le guide ordinaire,

Et qui la porte avec rapidité

Vers les Fêtes d’éclat, et vers la nouveauté.

Celle du jour, et qu’on dit la plus belle,

Toujours la détermine et l’emporte chez elle.

Sur ces deux pivots-là, je me suis appuyé ;

J’ai fait d’abord le surpris à sa vue,

Et sur sa pâleur prétendue,

Je me suis beaucoup récrié,

Prononçant d’un air effrayé,

Qu’il faut partir de Forges à l’instant sans réplique,

Sous peine d’être pulmonique :

Que le danger est grand, bien plus qu’elle ne croit,

Que le Fer règne trop dans son eau métallique,

Et que de ce fatal endroit,

L’air est ferrugineux, l’air est vitriolique,

Mille fois plus encore que l’onde qu’on y boit.

À ces grands mots qui sont pour elle un coup de foudre,

Elle a sincèrement pâli.

LÉANDRE.

Mais l’air ferrugineux me fait frémir aussi.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Pour achever de la résoudre,

Et l’engager à partir sur le champ,

Je mêle les plaisirs à cet effroi pressant.

Je parle de Paris, je lui vante la Fête

Qu’avec tant de pompe on apprête.

J’ajoute qu’elle occupe et la Ville et la Cour :

Que rien n’approchera de sa magnificence :

Qu’elle doit réunir mille jeux tour-à-tour,

Et que, de toutes parts, on vole en affluence ;

Pour se trouver à ce beau jour.

Je finissais la phrase à peine,

Qu’elle s’écrie : Ah ! Je voudrais la voir.

La Marquise, chez qui j’ai joué cette Scène,

Dit qu’elle doit partir ce soir,

Qu’elles feront ensemble le voyage ;

Et lui fait offre, poliment,

D’une place en son équipage,

Cidalise l’accepte avec empressement ;

Et son esprit, rempli de la brillante image,

De tant de jeux divers que j’ai peints vivement,

De la terreur passe à l’enchantement.

Les Fêtes de Paris obtiennent l’avantage ;

Les nôtres, qui, pour elle, avaient tant d’agrément,

Ne sont plus, à ses yeux, que des Bals de Villages.

LA COMTESSE.

Vous nous obligerez tous de nous en délivrer.

Elle regarde tendrement Léandre.

Elle ne donne pas te temps de respirer.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Venez donc, à partir, l’inviter au plus vite :

Je suis, présentement, sur de la réussite :

Contre tous les Fâcheux mon art doit conspirer :

Dans la société cette peste maudite

Conduit toujours l’Ennuie, le Chagrin, après soi ;

Poisons de la Santé, supplices de la Vie,

Et pères de la Maladie,

Le plus pressant devoir, et le premier emploi

D’un Esculape tel que moi,

Est d’en purger la Compagnie,

Et d’extirper ce mal de bonne-foi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, MONSIEUR DE LA JOIE

 

LE MARQUIS.

Pour le coup, je respire, et la voilà partie.

Je ne puis retenir les transports de mon cœur ;

Et mille fois je vous en remercie.

C’est vous, mon cher, mon aimable Docteur,

À qui je dois ce bien, dont mon âme est ravie.

De cet heureux départ vous avez tout l’honneur :

Je pourrai, sans témoin, parler à la Comtesse ;

Et je pourrai, dans l’ardeur qui me presse...

Mais ma bouche en dit trop, et devrait cacher mieux

Un secret...

MONSIEUR DE LA JOIE.

Sur ce point que votre crainte cesse,

Elle ne me dit rien que mon art ne connaisse :

J’ai lu, depuis longtemps, ce secret dans vos yeux ;

Les maux, dont j’ai, d’abord, le plus de connaissance,

Sont ceux qui, dans le cœur, cachent leur résidence,

Et qui, dans les regards, vont se peindre en naissant.

Oui, l’étude des yeux est ma grande science ;

Et c’est pour moi qu’ils sont exactement

Le vrai miroir de l’âme où je lis couramment.

LE MARQUIS.

Soyez fidèle a garder le silence ;

Autant qu’à deviner vous êtes pénétrant.

MONSIEUR DE LA JOIE.

C’est notre devoir le plus grand,

Dont jamais rien ne nous dispense :

Un Médecin doit être un discret confident.

Pour qu’en moi votre cœur ait plus de confiance ;

Je mets l’Amour au rang des maux secrets

Dont nous faisons serment de ne parler jamais.

LE MARQUIS.

Je voudrais bien vous prier de me dire,

Vous, qui, dans les regards, avez le don de lire,

Ce que vos yeux ont découvert

Dans ceux de la Comtesse ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Oh ! Ses yeux, que j’admire,

Sont un vrai labyrinthe où tour mon art se perd.

LE MARQUIS.

Comment donc ! Vos clartés sont en défaut pour elle ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

La chose ne doit pas vous surprendre si fort ;

Car, dans les yeux d’un homme, on lit sans nul effort ;

Chaque trait est lisible, et peint au vrai son âme :

Mais, Marquis, dans l’œil d’une femme,

Les caractères sont brouillés

Au point, qu’il faut un an de soins bien redoublés,

Et d’étude continuelle,

Avant qu’on les ait démêlés.

Encore, bien souvent, aux regards de la Belle,

Sommes-nous lourdement trompés ;

Et, quand elle est, surtout, sage et spirituelle,

Les plus fins y sont attrapés :

Vous savez, comme moi, que la Comtesse est telle.

LE MARQUIS.

Votre auriez, par votre savoir

Dû, tout au moins, apercevoir

Quelque petite et légère étincelle.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Puisqu’il faut vous en faire un rapport bien fidèle,

Je n’ai rien vu, Monteur, à force de trop voir : 

Vingt sentiments divers sont écrits, pêle-mêle,

Dans ses beaux yeux que je ne comprends pas,

Et qui n’offrent aux miens qu’un galimatias :

On y voit de l’indifférence

Et de la sensibilité ;

De la douceur, de la fierté,

Qui contrastent d’intelligence ;

De l’Amour qui se travestit,

Et qu’on prendrait, à son habit,

Pour la Sagesse ou la Prudence.

LE MARQUIS.

De l’Amour, dites-vous ? Quel ferait mon bonheur,

Si, dans son âme, il avait pris naissance,

Et que d’un feu si doux je me visse l’auteur !

MONSIEUR DE LA JOIE.

Mais, afin d’y trouver, vous seul, votre avantage,

À vos rivaux, donnez, pour lot, Marquis,

L’Indifférence et le Mépris,

Que j’ai lus dans ses yeux d’une Beauté si sage ;

Et gardez, pour votre partage,

La Sensibilité, la Douceur et l’Amour,

Dont j’ai vu ses regards s’animer à leur tour.

LE MARQUIS.

J’ai fait d’abord, dans le fond de mon âme,

La même distribution.

Si j’en croyais la voix de l’espoir qui m’enflamme,

J’affermirais mes sens dans cette illusion.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Il faut l’en croire. En vérité constante,

On peut changer une si douce erreur.

L’espérance, Marquis, qui flatte votre cœur,

Est juste autant que séduisante :

Si la Comtesse est aimable et charmante,

Vous êtes riche, et propre à vous faire chérir :

Tous deux, à peu près, de même âge.

Moi, qui connais vos maux, je m’offre à les guérir.

LE MARQUIS.

À quel remède, donc, comptez-vous recourir ?

MONSIEUR DE LA JOIE.

Mais, au plus simple, et du plus grand usage ;

Au spécifique sûr, topique souverain,

Qu’en langage ordinaire, on nomme Mariage,

Et dont l’effet est prompt autant qu’il est certain.

LE MARQUIS.

Ah ! C’est le bien que je souhaite,

Comme le seul qui peut me rendre heureux ;

Et vous serez l’auteur, si vous formez ces nœuds,

De ma félicité parfaite.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Mais, pour vous et pour moi, je le dois, je le veux :

Comme votre bonheur, ma gloire m’y convie,

L’Hymen, à la rigueur, est de notre ressort.

Plus, notre soin et notre effort

Travaillent à donner des sujets à la vie,

Plus nous nous procurons de sujets pour sa mort,

Ou, du moins, pour la maladie,

Je veux parler à Léandre d’abord :

La Comtesse a pour lui beaucoup de déférence,

Et jamais fière et sœur ne furent mieux d’accord :

Son zèle est grand pour elle.

LE MARQUIS.

En cette circonstance,

Pour son ami, que n’est-il aussi fort ?

Quoiqu’avec moi, presque dès notre enfance,

Il soit uni d’une étroite amitié,

Et que de mon amour il ait sa confidence,

Il n’en a pas plus de pitié.

Je l’ai chargé, tantôt, d’une lettre pour elle,

Je n’en reçois réponse ni nouvelle :

Au lieu de me servir, et de m’en apporter,

Il ne paraît prompt et fidèle,

Qu’au soin marqué de m’éviter,

Voyez-le, cher Docteur ; employez toute chose

Pour le changer en ma faveur ;

Ou bien, tâchez, de sa froideur

À démêler du moins la cause.

Vous possédez l’art séducteur

De persuader, de convaincre ;

Exercez-le pour mon bonheur.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Eut-il un cœur de fer, j’espère de le vaincre.

Vous, cependant, voyez la Sœur ;

Pendant que j’agirai vivement près du Frère,

Occupez-vous du soin de plaire,

Et d’attaquer son cœur dans les règles de l’art ;

Faites-lui, de vos feux, l’aveu tendre et sincère.

LE MARQUIS.

C’est ce que je brûle de faire.

Mais sa beauté, de loin, vient frapper mon regard.

Elle est seule. Partez. Allez joindre Léandre :

Et moi, pour m’expliquer, sans plus longtemps attendre,

Je vais mettre à profit ce bienfait du hasard.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

LE MARQUIS.

Après huit jours de peine, inutilement prise.

Enfin, Madame, enfin le sort me favorise :

Je trouve cet instant si doux, si souhaité,

Où je puis vous parler seul, avec liberté :

J’ai mille choses à vous dire,

Qu’à tout autre qu’à vous je ne puis confier ;

J’attendais, pour vous en instruite,

Cet entretien particulier.

LA COMTESSE.

Est-ce un récit de vos voyages ?

Je vais l’entendre avec plaisir ;

Il doit, Monsieur, amuser, réjouir,

Et présenter aux yeux de riantes images.

LE MARQUIS.

Madame, mon récit est plutôt sérieux,

Il vise au pathétique.

LA COMTESSE.

Il est donc merveilleux.

Auriez-vous abordé dans des Pays sauvages ?

Ou seriez-vous tombé dans la captivité ?

LE MARQUIS.

Oui.

LA COMTESSE.

Vous riez.

LE MARQUIS.

Je dis la vérité.

LA COMTESSE.

Vous n’avez point fait de naufrages ?

LE MARQUIS.

Pardonnez-moi.

LA COMTESSE.

C’est donc au trajet de Calais ?

LE MARQUIS.

C’est, si j’ose risquer le terme,

En France même, en terre ferme.

LA COMTESSE.

Monsieur le Voyageur, ah ! je vois, à ces traits,

Que vous vous égayez.

LE MARQUIS.

Non, je ne mens jamais.

J’ai fait naufrage en France, et je m’y vois esclave :

Mais, loin que je m’en plaigne, et loin que je les brave,

Je chéris, je respecte, et j’adore mes fers.

De la personne que je sers

Apprenez donc le nom, que je ne puis plus taire ;

Tout me fait une loi de vous en informer :

Près d’elle votre appui me devient nécessaire.

C’est, puisqu’il faut vous la nommer...

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, LA COMTESSE, CIDALISE

 

CIDALISE.

Je reviens vous causer une aimable surprise,

Comtesse ; J’ai tant fait auprès de la Marquise,

Que son départ est remis à demain.

LE MARQUIS, à part.

Où suis-je ? Juste Ciel ! Je revois Cidalise !

Je me meurs ! C’est un coup de mon astre malin.

CIDALISE, à la Comtesse.

Partagez donc ma joie, et prenez l’air serein.

LA COMTESSE.

Je la partage aussi dans cette circonstance.

Vous revenez, je parle en bonne foi,

Dans l’instant que j’avais regret à. votre absence,

Et que je souhaitais de vous voir près de moi.

CIDALISE.

Que j’en ai de plaisir et de reconnaisse !

Je ne puis l’exprimer.

LA COMTESSE.

Vous ne m’en devez point

Je ne considérais que moi seule en ce point.

CIDALISE.

De votre accueil je suis flattée ;

Mais je suis très surprise, et presque révoltée

Du froid silence du Marquis.

Loin qu’en me revoyant il marque de la joie

Sur son front étonné, le chagrin se déploie,

Et vient glacer tous mes esprits.

LE MARQUIS.

Pardonnez, belle Cidalise,

Votre prompt retour m’a surpris :

C’est l’étonnement où je suis

Qui l’arrête, ou qui la déguise.

Je crains, d’ailleurs, pour vous, s’il faut que je le dise,

Vous exposez votre santé.

CIDALISE.

Pour être un jour de plus avec ma bonne amie,

J’exposerais ma propre vie.

LE MARQUIS.

Vous la risquez aussi. Vous savez...

CIDALISE lit.

Je l’oublie.

LE MARQUIS.

Vous allez vous brouiller avec la Faculté.

CIDALISE.

Ne m’entretenez, je vous prie,

Que de Bal, de plaisirs qui flattent seuls mon goût.

Je n’en vais perdre aucun, et je ferai de tout.

Parlons à présent de la fête

Qui fait l’objet de tous mes vœux.

Puisqu’aujourd’hui, par votre ordre, on l’apprête,

Faites-en, près de moi, les honneurs un peu mieux.

Dites-moi, tout au moins, que votre âme est ravie.

Que j’augmente, ce soir, la bonne Compagnie

Qui doit composer votre Bal.

LE MARQUIS.

Vous en ferez l’ornement principal.

Mon compliment est très sincère.

CIDALISE

Les mots en font flatteurs mais le nom ne l’est guère ;

Et vous les prononcez avec un phlegme Anglais.

Qui m’afflige, et me désespère.

Mais je vous le pardonne ; entre nous, je connais

La singularité de votre caractère ;

Et, qui plus est, Marquis, je commence à m’y faire.

LE MARQUIS.

Pardonnez, mais en nous toujours l’extérieur,

Quelque effort que nous puissions faire,

Se sent de la contrainte, où se trouve le cœur.

Je ne puis plus longtemps vous cacher ce mystère ;

Et mon état présent est tel,

Qu’il cause à tous mes sens obligés de se taire,

Un supplice continuel.

CIDALISE.

Pour adoucir un tourment si cruel !

Parlez, Monsieur, parlez ; c’est un bien nécessaire.

LE MARQUIS.

Dans le moment que vous avez paru,

J’étais prêt d’implorer les bontés de Madame,

Et de nommer l’Auteur des peines de mon âme.

CIDALISE.

Je vous ai donc interrompu ?

LE MARQUIS.

Oui, devant vous, je n’ai plus su que dire,

Et mon embarras s’est accru.

CIDALISE lit.

Nous ne formons qu’une âme, et vous pouvez l’instruire.

Que je ne vous arrête pas.

LA COMTESSE, à Cidalise.

À votre vue il se sent interdire,

Vous augmentez son embarras.

Monsieur s’explique assez, ce discours doit suffire ;

Il paraît très clair à mes yeux,

Ma chère, et vous devez l’entendre encore mieux.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Je vois à vos regards que la chose est obscure,

Et je dois l’exprimer avec plus de clarté.

LA COMTESSE.

Il n’est pas mal qu’il règne un peu d’obscurité.

LE MARQUIS.

Non, je dois m’affranchir d’une gêne si dure ;

Ma raison m’autorise à cette liberté.

Eh ! Qu’ai-je à craindre, en cette conjoncture,

Quand mes sens sont réglés ; et mes desseins conduits

Par la vertu, l’honneur, l’estime et la droiture i ?

Je n’espère qu’en vous dans l’état où je suis ;

Madame, ayez pitié des peines que j’endure.

LA COMTESSE.

Votre amour à présent n’a plus rien de suspect.

Puisqu’il est suivi de respect,

Et que vous devrez que mon secours l’appuie,

Je vous promets mes soins auprès de mon amie.

CIDALISE.

Comtesse, épargnez-moi, vous me faites rougir.

LE MARQUIS.

Non, ne rougissez pas. La Comtesse s’abuse.

LA COMTESSE.

À quoi bon ce détour, quand je veux vous servir ?

CIDALISE.

Il est dans son génie. Aisément je l’excuse.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Mon Billet, si vous l’avez lu,

Madame, a dû mieux vous instruire.

LA COMTESSE.

Je ne sais pas, Monsieur, ce que vous voulez dire.

LE MARQUIS.

Léandre, je le vois, ne vous l’a pas rendu.

LA COMTESSE.

Je vous laisse, Marquis, avec Mademoiselle ;

Votre cœur s’expliquera mieux,

Quand vous serez seul avec elle.

LE MARQUI S.

Non, ayez la bonté de rester en ces lieux.

Votre frère à propos vient s’offrir à mes yeux ;

Je lui veux devant vous, daignez me le permettre,

Demander compte de ma Lettre.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LA COMTESSE, CIDALISE, LÉANDRE

 

LE MARQUIS.

Dis-moi, je t’en serai tout-à-fait obligé,

Qu’as-tu fait du Billet, dont je t’avais chargé ?

LÉANDRE, bas.

Tais-toi donc.

LE MARQUIS.

Instruits-moi.

LÉANDRE, bas.

Tu manques de prudence.

LE MARQUIS.

Non. Parle haut.

LÉANDRE, bas.

Ce n’est ni le lieu ni le temps.

LE MARQUIS.

C’est le temps, le lieu de rompre le silence,

Et ta discrétion se montre à contretemps ;

Il faut devant ta sœur que ta bouche s’explique.

LÉANDRE.

Tantôt.

LE MARQUIS.

Non. À présent. Mauvaise politique.

LÉANDRE, bas.

Tu t’en repentiras, si tu me fais parler.

En ami, je te le déclare.

LE MARQUIS.

Je ne puis concevoir ton procédé bizarre !

Mais au point où j’en suis, rien ne me fait trembler.

Parle, quoiqu’il en soit.

CIDALISE.

Mais, puisqu’il veut, Léandre,

Que vous éclaircissiez la chose devant nous,

À son désir vous devez condescendre ;

C’est un secret, pour moi, que je brûle d’apprendre.

LÉANDRE.

J’ai tort de n’avoir pas rendu son Billet doux.

LE MARQUIS.

Pourquoi ne pas le rendre ?

LÉANDRE.

Apaises ton courroux.

CIDALISE.

C’est un soin que jamais un bon ami, n’oublie.

LÉANDRE.

Mademoiselle, excusez, je vous prie,

Je vous l’aurais rendu, puisqu’il était pour vous ;

Mais j’ai cru franchement que vous étiez partie.

LE MARQUIS.

Ah ! Quelle trahison ! Je reste confondu.

CIDALISE.

Tour l’oubli d’une Lettre, il paraît éperdu !

Mais ce jeune homme a des manières,

Et des façons d’agir toutes particulières.

LÉANDRE, à Cidalise.

Le Billet vous sera fidèlement rendu ;

Et vous ne perdrez rien, pour avoir attendu.

LA COMTESSE, à Cidalise.

Je vous l’avais bien dit, que vous étiez aimée,

Je vous en félicite, et j’en suis très charmée.

LE MARQUIS.

Madame, encore un coup, votre esprit est déçu :

Impitoyablement, votre frère me joue.

LA COMTESSE.

Adieu, Marquis. Vous voilà convaincu,

Et de votre choix je vous loue.

Elle s’en va.

CIDALISE.

À ce tendre Billet que je dois recevoir ;

Si vous voulez que je fasse réponse,

Il faut me l’envoyer ce soir :

Je pars demain, je vous l’annonce ;

Et vous risquez, Marquis, de ne plus me revoir.

Elle suit la Comtesse.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LÉANDRE

 

LE MARQUIS.

Dès la pointe du jour, ah ! Fusses-tu partie

Pour ne plus te montrer à mes yeux, de ta vie !

Dans la peine où je suis, je ne me verrais point !

Et toi, cruel ami, parles. Jusqu’à ce point ?

As-tu, pu contre moi pousser la raillerie ?

Devant ta sœur, encore, tu vas me desservir.

LÉANDRE.

Tu m’y forces toujours toi-même ;

J’ai pris soin de t’en avertir :

C’est un acharnement qui me fait trop souffrir.

LE MARQUIS.

Mais enfin, à ta sœur, par quel caprice extrême

Ne pas rendre ma Lettre ?

LÉANDRE.

Oh ! C’est ta faute à toi,

D’avoir voulu m’en charger malgré moi.

Je t’ai marqué ma répugnance,

Pour m’acquitter de cet emploi ;

Mais loin de m’écouter, tu m’as fait violence,

Et tu m’as mis par ta cruelle instance,

Dans la nécessité de tromper ton ardeur.

LE MARQUIS.

Mais Léandre, d’où vient, à me servir près d’elle

La répugnance de ton cœur ?

Instruite de mes feux, ton amitié fidèle

Devrait plutôt parler en ma faveur.

LÉANDRE.

Sincèrement pour toi je m’intéresse ;

Et je suis, à te servir, extrêmement porté,

Mais, il faut que je le confesse,

Malgré ma bonne volonté :

Dans mon chemin je me vois arrêté

Par la barrière insurmontable

De ce qu’on nomme impossibilité.

LE MARQUIS.

Ton âme est donc impitoyable ?

LÉANDRE.

C’est la rigueur du sort qui contraint, en secret,

Mon cœur d’être inflexible en dépit qu’il en ait.

LE MARQUIS.

Mais dis-m’en la raison.

LÉANDRE.

Elle est inexplicable.

LE MARQUIS.

Ah ! de mes feux tu te moques toujours

Par ton langage impénétrable

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, LE MARQUIS, MONSIEUR DE LA JOIE

 

LE MARQUIS, à Monsieur de la Joie.

Venez, mon cher Docteur, venez a mon secours,

Pour fléchir un ami, dont le cruel discours

Me surprend et me désespère.

Au lieu de servir mon ardeur,

Il se fait une joie, une étude sincère

De me nuire auprès de sa sœur,

À moi, qui met ma gloire, et qui mets mon bonheur

À m’unir de plus près, à me voir son beau frère.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je vais, pour vous, agir avec chaleur :

Je compte, qui plus est, sur un succès flatteur.

Apprenez, cependant, qu’un Courier vous demande,

Il est très empressé. Partez vite, Monsieur.

LE MARQUIS.

Adieu ; je vais savoir ce qu’un père me mande.

À votre art je me recommande ;

Qu’il se signale en ma faveur.

Faites, à mes désirs, que Léandre se rende.

Si votre effort n’est pas plus heureux que le mien,

Je suis perdu, mes jours ne tiennent plus à rien.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, MONSIEUR DE LA JOIE

 

MONSIEUR DE LA JOIE.

Ah ! Je suis effrayé d’une telle menace.

Voulez-vous, dans mes mains, voir mourir votre ami ?

Et me causer une disgrâce,

Que j’ai pris soin d’éviter jusqu’ici ?

Non, pour le permettre, Léandre,

Votre cœur est trop bon, trop sensible et trop tendre

Le remède que je prétends

À porter à ses maux pressants,

Sur la santé de tout le monde

Doit influer en même temps ;

Et c’est sur la raison que mon espoir se fonde.

D’un ami, le bonheur certain,

Doit vous rendre joyeux, par conséquent plus sain.

En rappelant à la lumière

Son Amant languissant, par un oui gracieux,

Votre Sœur doit y gagner la première,

Et s’en porter quatre fois mieux.

Une Veuve comme elle, et qui se remarie

Avec un Époux jeune et fait pour les amours,

Doit redoubler de santé tous les jours ;

Par la même raison, en être plus jolie :

Le plaisir qu’elle en a, renouvelle sa vie,

Et de vingt ans, au moins, en prolonge le cours.

LÉANDRE.

Votre éloquence est merveilleuse,

Et votre remède est fort bon ;

Mais, du Marquis, la crise est si fâcheuse,

Que je crains pour sa guérison.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Dès que vous admettez la bonté du remède,

Vous ne devriez par douter de son effet :

À sa vertu, Monsieur, il n’est rien qui ne cède.

LÉANDRE.

Je trains qu’il ne soit, pas applicable au sujet.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Applicable au sujet ! Votre crainte m’étonne.

Quelle est donc la raison que votre esprit en donne ?

Je ne puis la comprendre en aucune façon.

LÉANDRE.

Je sais que dans le fond ma raison est très bonne.

Mais elle est compliquée ; et je n’ai pas le don

D’expliquer, comme vous, sur le champ, mes idées :

Dans mon esprit confus par des brouillards fréquents,

Elles sont toujours retardées.

Ce n’est qu’au bout d’un certain temps,

Et par degré, qu’elles se développent,

Et que, pour les saisir, tous mes esprits galopent.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Ah ! Vous me payez de jargon,

Moi, de qui le métier est d’en payer des autres !

LÉANDRE.

Mes sens, je vous l’ai dit, sont plus lents que les vôtres ;

Je pourrai, dans un mois, expliquer me raison.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Du Marquis la fièvre est pressante ;

Dans huit jours, au plus tard, elle l’emportera.

Si votre Sœur savait le mal qui le tourmente ;

Et le remède heureux que ma main lui présente,

Son âme n’aurait pas cette dureté-la,

Et serait plus compatissante.

LÉANDRE.

Je ne suis pas son maître ; ainsi consultés-la.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Du moins, plus nettement elle s’expliquera.

LÉANDRE.

Non, Docteur, dans notre famille,

Nous nous expliquons tous très difficilement ;

Ma sœur a, là-dessus, l’embarras d’une fille.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Je ne dois plus garder aucun ménagement.

Je vais, pour le Marquis, lui parler tout à heure :

Il périclite en ce moment ;

Et, sans un prompt secours, je crains fort qu’il n’en meure.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, MONSIEUR DE LA JOIE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, arrêtant Monsieur de la Joie.

Non, il n’en mourra pas.

À Léandre.

Non, malgré ta rigueur,

Et, pour déclarer à ta Sœur

Le feu secret qui me dévore,

Va, ce n’est plus toi que j’implore,

Et je n’ai plus besoin de ta faveur.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Quel changement subit ! Et quels discours flatteurs !

LE MARQUIS.

Je suis autorisé, par mon Père lui-même,

À lui dire, tout haut, et cent fois, que je l’aime :

Je n’ai plus désormais à craindre de refus ;

Et je pourrai, du moins, sans qu’on me contrarie,

Avouer mon amour une fois en ma vie.

LÉANDRE.

Apprends-nous le sujet de ces transports confus.

LE MARQUIS.

Oui, mon bonheur est au-dessus

De tous les biens qu’on s’imagine ;

Et la Lettre que je reçois

M’apprend que la Comtesse est enfin l’heureux choix

Que ma famille me dessine ;

Et, qu’au retour des eaux, où j’ai dû la trouver

Nous formerons ces nœuds que tout doit approuver.

Hem ! Léandre, à présent que je viens de t’instruire.

Que me répondras-tu ?

LÉANDRE.

Je n’ai rien à dire.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Marquis, je vous l’a vois bien dit,

Que vous seriez heureux :

Un projet réussit Toujours sitôt que je m’en mêle.

LE MARQUIS, à Léandre.

Pour surcroît de fortune et de bonne nouvelle,

Mon Père, en même temps, m’écrit

Que ta sœur a gagné, d’une voix générale,

Son Procès, avec les dépens.

LÉANDRE.

Mon cher Marquis, à ces instants,

Ma joie, au moins, à la tienne est égale !

LE MARQUIS.

Elle aura son Arrêt par le prochain Courrier.

LÉANDRE.

Mais je dois t’en remercier.

LE MARQUIS.

Je viens de charger sa Suivante

Du soin de l’informer, toutes choses cessantes,

Que je venais de recevoir

Une nouvelle intéressante

Que je brûlais de lui faire savoir.

LÉANDRE.

Mais ton attention m’enchante !

MONSIEUR DE LA JOIE.

Pour le coup, les brouillards doivent s’évanouir ;

Voilà qui détruit votre obstacle.

LÉANDRE.

Non. Je ne pense pas qu’on puisse réussir

À le lever, sans l’aide d’un miracle.

LE MARQUIS.

Comment ! Léandre ; à ma félicité,

Léandre trouve encore de la difficulté ?

LÉANDRE.

Ma sœur, qui vient de cet oracle,

Va dissiper l’obscurité.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE MONSIEUR DE LA JOIE, LE MARQUIS, LA COMTESSE, CIDALISE

 

LA COMTESSE.

Quelle nouvelle avez-vous à me dire ?

Marquis, je viens l’apprendre avec empressement.

LE MARQUIS.

Votre Procès, Madame, est gagné pleinement :

Mon Père vient de me l’écrire.

Du devoir de vous en instruire

Je m’acquitte premièrement.

LA COMTESSE.

Mon Procès est gagné ! Ciel ! Puis-je bien le croire ?

LE MARQUIS.

Oui, vous en recevrez l’Arrêt incessamment.

LA COMTESSE.

Vous comblez mon ravissement !

Ce jour, pour nous, Léandre, est un jour de victoire.

LE MARQUIS.

Il en est un, pour moi, de bonheur et de gloire.

J’apprends en même temps, vous m’en voyez ravi,

Que vous êtes l’heureux parti,

Dont mon Père a fait choix, pour moi, dans mon absence ;

Et mon cœur, dans ce moment ci,

Peut, enfin, rompre le silence.

LA COMTESSE.

Non, il le doit, plutôt, garder sévèrement ;

Et la reconnaissance est le seul sentiment

Dont mon âme, Monsieur, puisse payer la vôtre.

LE MARQUIS

J’en espère, Madame, et j’en demande un autre.

Pour l’obtenir, j’embrasse vos genoux.

LA COMTESSE.

Non, non, Marquis, arrêtez-vous.

Cette posture est une offense.

LE MARQUIS.

Je ne puis concevoir la crainte ou je vous vois.

L’hommage le plus pur...

LA COMTESSE.

Ne peut l’être pour moi.

LE MARQUIS.

Tant de rigueur a lieu de me surprendre.

Madame, je croyais que le fils de Cléon

Aurait reçu de vous un traitement plus tendre.

LA COMTESSE.

Je vous l’avoue avec confusion,

Je me vois, malgré moi, dans l’obligation

D’être ingrate à l’égard du Père,

Et pour le fils d’être encore plus sévère.

LE MARQUIS.

Donnez-moi, par pitié, cette explication.

CIDALISE.

Je n’entends rien à ce mystère.

Aujourd’hui tout le monde est extraordinaire.

LA COMTESSE.

Marquis, Léandre est votre ami :

Il sait l’obstacle qui m’enchaîne.

Il peut vous l’expliquer, et je le lui permets.

LE MARQUIS.

Non, il ne le fera jamais,

Et j’ai fait, près de lui, plus d’une instance vaine ;

Instruisez-moi vous-même, il me sera plus doux

De m’en voir informé par vous.

LA COMTESSE.

De cet aveu, Léandre, épargnez-moi la peine.

LÉANDRE.

De votre bouche, il convient qu’il l’apprenne.

LA COMTESSE.

Par vous, plutôt, il doit être éclairci.

Ce n’est plus le temps de vous taire.

Vous savez mon secret. Parlez donc, mon mari.

LE MARQUIS.

Son mari ! Qu’entends-je ? Ô Ciel !

LÉANDRE.

Oui,

C’est le mot de l’Énigme ; et, sous le nom du frère,

L’époux s’est caché jusqu’ici.

MONSIEUR DE LA JOIE.

Monsieur parle à présent sans voile et sans mystère,

Et l’on voit clair dans son esprit.

LA COMTESSE.

Il est temps, à vos yeux, que je me justifie.

LE MARQUIS.

Léandre est votre époux ! Par ce mot tout est dit.

Je ne m’en prends qu’au sort qui lui seul me trahit.

CIDALISE.

L’aventure est, vraiment, singulière et jolie.

Que je me sais bon gré de n’être point partie !

Il me tarde d’aller en faire le récit.

Quel plaisir !

LE MARQUIS.

Et de trois. Une fille, une femme,

Une veuve... qui ne l’est point.

Il est, il est écrit qu’unique dans ce point,

Je brûlerai toujours, sans que jamais mon âme

Puisse le dire à l’objet qui m’enflamme !

LA COMTESSE.

Cidalise, dans ce malheur,

Est la feule personne aimable

Qui peut vous consoler.

LE MARQUIS.

Je suis inconsolable.

CIDALISE.

Pour moi, je me console, et même de grand cœur,

Pourvu que l’incident ne rompe pas la Fête.

LE MARQUIS.

Non, je veux qu’elle serve au bonheur d’un ami.

C’est la seule douceur qui me reste aujourd’hui.

LÉANDRE.

Oh ! Pour le coup, je pourrai, tête-à-tête,

En dépit des fâcheux, vous parler et vous voir,

Madame, et votre Époux va l’être enfin ce soir.

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