Le Mari confident (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

LE BARON

LA COMTESSE, fille aînée du Baron

LE COMTE, mari de la Comtesse

JULIE, fille cadette du Baron

LE MARQUIS DE FLORANGE

UN LAQUAIS du Comte

 

La scène est dans le château du Baron, à quelques lieues de Paris.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE BARON, LA COMTESSE

 

LE BARON.

Consolez-vous ; le temps est un grand médecin.

LA COMTESSE.

Je ne l’ignore pas ; mais vous voulez en vain

Qu’il efface en trois mois le fidèle Florange.

LE BARON.

Une femme constante ! Oh ! rien n’est plus étrange :

C’est même un ridicule en ce temps-ci.

LA COMTESSE.

D’accord ;

Mais je suis du vieux temps.

LE BARON.

Il faut faire un effort :

Le devoir, après tout, exige un sacrifice.

LA COMTESSE.

Vous avez prétendu que je vous obéisse,

Et j’ai pris le mari que vous m’avez donné :

Que voulez-vous de plus ?

LE BARON.

Je suis tout étonné :

Je n’aurais jamais cru que trois grands mois d’absence

N’eussent pu vous guérir ; et, dans votre constance,

Je soupçonne bien plus d’opiniâtreté,

De contradiction que de fidélité.

LA COMTESSE.

Quelle injustice, ô ciel ! Vous savez bien, mon père,

Que Florange m’aimait, qu’il avait su me plaire,

Que nous nous convenions. Cent fois à vos genoux

J’ai prié, j’ai pleuré pour l’obtenir de vous :

Vous avez durement refusé de m’entendre.

À votre autorité mon cœur sut condescendre,

Et j’acceptai l’époux dont vous aviez fait choix ;

Mais ce cœur ne put pas se soumettre à vos lois ;

Et, constant malgré moi, me reproche sans cesse

D’avoir trahi pour vous l’objet de sa tendresse.

Florange y règne encor.

LE BARON.

Quoi ! m’avoir obéi,

Comme vous le deviez, est-ce l’avoir trahi ?

Pour moi, qui ne sens point ni vos feux, ni vos flammes,

Je m’en moque ; d’ailleurs la constance des femmes

N’est, selon mon avis, qu’un être de raison,

Et surtout à présent : on s’aime sans façon,

On aime, on n’aime plus ; toute cérémonie,

Du commerce amoureux est maintenant bannie.

Vivez pour votre siècle ; et par vos feux constants

Ne renouvelez pas la mode du vieux temps.

LA COMTESSE.

Ah, mon père ! est-ce là la juste récompense

De mon tendre respect, de mon obéissance ?

Parce que votre cœur n’a jamais rien aimé...

LE BARON.

Quand j’épousai ta mère, il en était charmé ;

Mais, ma foi, peu de temps après le mariage,

L’amour nous dit adieu pour faire un long voyage.

Avec bien du plaisir je l’aurais retenu ;

Mais depuis son départ il n’est plus revenu.

LA COMTESSE.

Voilà ce qui vous rend insensible à mes peines.

LE BARON.

Enfin l’affaire est faite, et vos plaintes sont vaines.

Après tout, votre époux est un homme d’honneur,

Jeune, aimable, bien fait ; donnez-lui votre cœur,

Et vous serez heureuse.

LA COMTESSE.

En suis-je la maîtresse ?

J’estime mon mari, je l’aime avec tendresse,

Si la simple amitié peut mériter ce nom ;

C’est tout ce que mon cœur accorde à ma raison ;

Elle ne peut encore obtenir qu’il se livre :

Fidèle à mon devoir, je fais vœu de le suivre ;

Je le suivrai sans cesse, et sans doute qu’un jour

Il saura parvenir à produire l’amour :

C’est l’objet de mes vœux, et souvent je soupire

De ne pouvoir sur moi gagner assez d’empire.

LE BARON.

Pauvre Comtesse ! au fond tu me fais grand’pitié,

Car j’ai toujours pour toi la plus vive amitié.

LA COMTESSE.

Je m’en flatte.

LE BARON.

Mon cœur n’est point un cœur de roche,

Et je sens qu’il me fait quelque secret reproche

D’avoir un peu trop loin poussé ma volonté :

C’est que j’étais jaloux de mon autorité ;

J’ai voulu que son droit fût une loi suprême.

Me, voilà corrigé, je ne suis plus le même,

Et serai complaisant pour ton aimable sœur.

Autant que mon pouvoir eut pour toi de rigueur,

Autant il se pliera pour ma chère Julie.

Son sort dépendra d’elle.

LA COMTESSE.

Eh ! je vous en supplie.

LE BARON.

Loin de la traverser, je la seconderai

Dans ses tendres projets, le mieux que je pourrai.

Par mes bontés pour elle il faut que je te venge.

Aime-t-elle quelqu’un ?

LA COMTESSE.

Elle adore Florange.

LE BARON.

Qui ? ton ancien amant ?

LA COMTESSE.

Lui-même.

LE BARON.

Quel bonheur !

Il ne t’aimera plus.

LA COMTESSE.

Plût au ciel !

LE BARON.

Quoi ! son cœur

Est-il encore à toi ?

LA COMTESSE.

Plus que jamais, mon père.

LE BARON.

Diable ! voici pour nous une épineuse affaire.

LA COMTESSE.

À rechercher ma sœur si je puis l’engager,

La lui donnerez-vous ?

LE BARON.

Oui.

LA COMTESSE.

Je veux ménager

Cet accord ; il y va du repos de ma vie,

Et de la sienne aussi.

LE BARON.

Ma foi, j’en meurs d’envie.

J’approuve ton projet, compte sur mon secours.

Comment gagner Florange ? il t’adore toujours.

LA COMTESSE.

N’ayant plus d’espérance, il changera peut-être.

LE BARON.

L’enverrai-je chercher ?

LA COMTESSE.

Vous en êtes le maître ;

Mais, si je n’y consens, il n’osera venir.

LE BARON.

Marque-lui qu’un moment tu veux l’entretenir :

Pourras-tu t’y résoudre ?

LA COMTESSE.

Oui ; je lui vais écrire,

Si vous voulez, que j’ai quelques mots à lui dire.

LE BARON.

Soit ; mais lui proposer un pareil entretien,

N’est-ce point le flatter ?...

LA COMTESSE.

Il me connaît trop bien

Pour m’oser soupçonner de la moindre faiblesse.

LE BARON.

Je le crois ; mais du moins il faut user d’adresse,

Afin que ton mari ne puisse pas savoir

Que tu l’as rappelé.

LA COMTESSE.

Moi ! trahir mon devoir

En me cachant de lui ! non ; je veux, au contraire,

Que mon mari lui-même approuve cette affaire,

Et que, de tous ses soins appuyant mon projet,

Il s’entende avec nous pour en hâter l’effet.

LE BARON.

J’admire ta prudence autant que ton courage,

Et pour le temps présent tu me parois trop sage.

Voici le Comte ; adieu.

LA COMTESSE.

Pourquoi donc sortez-vous ?

Faites-moi le plaisir de rester avec nous ;

Je pourrai lui parler avec plus d’assurance,

Si vous êtes témoin de notre conférence.

Le pas est délicat ; votre approbation

Fera mieux agréer ma proposition.

LE BARON.

Eh bien ! je reste donc.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE BARON

 

LE COMTE, parlant de loin.

Vous confériez ensemble,

Et mon abord ici vous interrompt, me semble.

LE BARON.

Vous vous trompez, mon cher ; car nous vous souhaitions.

Il faut vous informer de ce que nous disions.

LE COMTE.

De quoi s’agit-il donc ?

LE BARON.

D’une importante affaire,

Dont je voulais d’abord qu’on vous fit un mystère.

LE COMTE, voulant sortir.

Ne m’en dites donc rien.

LE BARON, le retenant.

Pardonnez-moi vraiment ;

Ma fille est sur cela d’un autre sentiment.

LE COMTE.

Peut-être a-t-elle tort.

À la Comtesse.

Vous avez tort, je gage.

LE BARON.

Vous perdriez, mon cher ; car la fille est plus sage

Que le père.

LA COMTESSE, au Baron.

Eh ! Monsieur...

LE BARON.

Je parle tout de bon.

Au Comte.

Allez, pour une femme, elle a de la raison.

LA COMTESSE, regardant le Comte.

Si Monsieur en convient, je le croirai peut-être.

LE BARON, à la Comtesse.

Ma foi, vous gagnez tant à vous faire connaître,

Que, qui vous connaîtra, pensera comme moi.

Comte, qu’en dites-vous ? parlez de bonne foi.

LE COMTE, en souriant.

Ce que j’en dis ?

LA COMTESSE.

Il va me louer, j’en suis sûre ;

Au Comte.

Car il raille toujours. Eh bien ! Monsieur ?

LE COMTE.

Je jure

Que je vais vous parler très sérieusement.

LA COMTESSE.

Ah ! j’attends donc de vous un fort beau compliment ;

Vous allez du haut style exalter ma sagesse ;

Parlez.

LE COMTE, d’un air sérieux.

Je blesserais votre délicatesse,

Si je disais ici toutes vos vérités.

LA COMTESSE, en souriant.

Eh ! que me diriez-vous ?

LE COMTE.

Ce que vous méritez

Qu’on vous dise, Madame.

LA COMTESSE, d’un air sérieux.

Ah ! soyez donc sincère.

LE COMTE.

Ne m’en pressez pas tant, je pourrais vous déplaire.

LE BARON.

Quoi ! vous plaignez-vous d’elle ?

LE COMTE.

Un jour je parlerai.

LA COMTESSE.

Dites-moi mes défauts, je m’en corrigerai,

LE COMTE.

Vos défauts ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE COMTE, d’un ton vif.

Morbleu ! faites-les donc paraître ;

Vous les cachez si bien qu’on ne peut les connaître ;

Je n’aperçois en vous que talents, que vertus,

Et tant de rares dons, que j’en suis tout confus.

LE BARON.

Le pauvre homme !

LA COMTESSE, au Comte.

Fort bien ; louez-moi.

LE COMTE.

Moi, Madame !

Je ne suis pas si sot que de louer ma femme ;

Et je respecte trop le siècle où je suis né

Pour oser me piquer d’un goût si suranné.

LE BARON.

Vous avez beau railler ; avouez, mon cher Comte,

Que vous l’aimez.

LE COMTE.

Qui ? moi ?

LE BARON.

Vous.

LA COMTESSE, au Baron.

Vous lui faites honte.

Il aimerait sa femme ! Il s’en gardera bien.

LE COMTE, d’un air froid.

Je pourrais vous aimer, mais on n’en saurait rien :

Cela se répandrait, on m’en ferait un crime.

LE BARON, à la Comtesse.

Au fond, il a raison.

LE COMTE.

Passe pour de l’estime,

J’en ai conçu pour vous, et ne m’en cache pas,

Entre nous ; mais ailleurs, je le dirais bien bas.

LE BARON.

Vous feriez sagement.

LA COMTESSE, en soupirant.

Peu digne d’être aimée,

Je voudrais mériter au moins d’être estimée ;

Mais vous avez un goût si délicat...

LE COMTE.

Comment !

Vous plaisantez aussi ?

LA COMTESSE.

Moi, Monsieur ! nullement.

LE COMTE.

Oh ! si vous me fâchez, je vais d’un ton gothique

Faire ici tout de bon votre panégyrique,

Et dire à haute voix ce que je vous ai tu.

LE BARON.

Avouez seulement que sa rare vertu

Vous a frappé.

LE COMTE.

Faut-il vous en donner la preuve ?

Il ne tiendra qu’à vous de me mettre à l’épreuve.

LE BARON.

Eh bien donc ! sur-le-champ on va vous éprouver.

LA COMTESSE, au Comte, baissant les yeux.

Vous savez que Florange...

LE BARON, en riant.

Elle n’ose achever.

LE COMTE, à la Comtesse.

Vous vous aimiez tous deux, voyez le beau mystère !

Si vous me l’eussiez dit...

LA COMTESSE.

Je crus devoir me taire.

LE COMTE.

Vous auriez éprouvé que j’ai le cœur trop bon

Pour avoir abusé des bontés du Baron :

Je ne vous aurais point enlevée à Florange.

Si vous l’aimez encor, cela n’est point étrange.

Mais de quoi s’agit-il ?

LE BARON.

Mon cher Comte, entre nous,

Ce qu’on va proposer peut vous rendre jaloux.

LE COMTE.

Moi, jaloux ! Oh, parbleu ! ce propos-là me charme.

J’ose vous défier de me donner l’alarme.

Pour causer ce soupçon, qu’ai-je dit, qu’ai-je fait ?

LA COMTESSE.

Rien du tout.

LE COMTE.

Eh bien donc ! parlez-moi.

LE BARON.

Le sujet

Dont on va vous parler est propre à faire naître

Quelque scrupule.

LE COMTE.

À moi ?

LE BARON.

Oui.

LE COMTE.

Quoique ce puisse être,

Je vous promets que non, et vous en fais serment.

LE BARON.

Je reviens donc, ma fille, à votre sentiment.

LA COMTESSE, au Comte.

Vous savez à quel point je brûle de me vaincre,

Je vous l’ai déjà dit, il faut vous en convaincre :

Apprenez donc d’abord qu’en perdant tout espoir,

Florange n’a pas pu renoncer à me voir ;

Qu’ayant pendant un temps évité ma présence,

Il ne s’est point guéri par une longue absence ;

Et que, depuis hier de retour à Paris,

Il m’écrit ce billet.

LE COMTE, après l’avoir lu.

Je ne suis point surpris

De le voir si constant, je le serais de même.

LA COMTESSE.

Sa constance me cause une douleur extrême,

Et m’embarrasse fort.

LE COMTE.

Vous Madame ? Eh ! pourquoi ?

LA COMTESSE.

Je veux absolument le détacher de moi ;

Et le plus sûr moyen de guérir sa folie

Serait de l’engager à rechercher Julie ;

Mais, tant qu’il m’aimera, pourrai-je m’en flatter ?

LE COMTE.

L’entreprise est louable : on pourrait la tenter,

Si votre sœur avait du penchant pour Florange.

LA COMTESSE.

Ma sœur l’aime.

LE COMTE.

Bon, bon !

LE BARON.

Qu’y trouvez-vous d’étrange ?

Rien n’est si naturel.

LA COMTESSE.

De plus, elle le dit.

LE COMTE.

Pure plaisanterie. Elle a beaucoup d’esprit,

Elle est vive, elle est gaie et d’une humeur charmante ;

Mais je la crois volage, et même indifférente.

Peut-elle de quelqu’un s’entêter tout de bon ?

LE BARON.

Au fond, j’en doute fort.

LA COMTESSE.

C’est sans nulle raison ;

Elle aime éperdument.

LE COMTE.

Florange ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE BARON.

La Comtesse

Veut qu’il soit son beau-frère, et vivement me presse

D’adopter son projet qui ne me déplaît pas.

Mais qui l’entamera ? C’est là mon embarras ;

Car il ne Convient point qu’un père de famille

Aille chercher un gendre et proposer sa fille.

Au Comte.

Si vous le connaissiez, vous pourriez lui parler.

LE COMTE.

Je ne l’ai jamais vu.

LE BARON.

Comment le rappeler

Céans ?

LE COMTE.

Bel embarras ! Rappelez-le vous-même,

Madame ; écrivez-lui.

LA COMTESSE.

Mais vous voyez qu’il m’aime,

Tout maltraité qu’il est : si je fais ce pas-là,

Il va s’imaginer...

LE COMTE.

Eh ! qu’importe cela ?

Pressez-le de venir, parlez-lui tête à tête,

Vantez-lui vivement sa nouvelle conquête ;

Elle est digne de lui, tout au moins.

LA COMTESSE.

Il est vrai :

Mais c’est de vos bontés faire un étrange essai ;

Il peut vous tourmenter.

LE COMTE.

Ô la plaisante idée !

Une fois pour toujours, soyez persuadée

Qu’un homme tel que moi, dès qu’il est votre époux,

Doit trop vous estimer pour devenir jaloux.

LA COMTESSE.

Je ne mérite pas...

LE COMTE.

Ah ! petite coquette,

Vous voulez des douceurs ? Soyez donc satisfaite.

Quoique votre mari, je sens bien que mon cœur.

Vous est... j’en dirais trop, je frise la fadeur.

Dois-je, pour vos beaux yeux, me rendre ridicule ?

En un mot comme en cent, n’ayez aucun scrupule,

Répondez à Florange, et pressez-le bien fort

De venir vous rejoindre au plus tôt.

LA COMTESSE.

Si j’ai tort

D’écrire ce billet, vous en aurez le blâme ;

Et, si vous m’en croyez...

LE COMTE, affectant un air haut.

Obéissez, ma femme.

LE BARON.

Ah ! j’aime ce, ton-là ; c’est le ton d’un mari.

LA COMTESSE.

Qui mérite mon cœur.

LE COMTE.

Quand il sera guéri,

Nous troquerons ensemble. Holà, ho, Lafontaine !

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE BARON, LAFONTAINE

 

LE COMTE, à Lafontaine.

Approche cette table.

À la Comtesse.

Et vous, prenez la peine

De vous placer ici pour écrire deux mots.

LE BARON.

Je vais donc vous laisser.

LA COMTESSE, au Baron.

Non ; il est à propos,

Monsieur, que vous sachiez ce que nous allons dire

Au Comte.

À Florange. Dictez, et moi je vais écrire.

LE COMTE.

Moi, vous dicter ?

LA COMTESSE.

Vous-même.

LE COMTE.

Ah !

LA COMTESSE.

Je l’entends ainsi.

Lafontaine, empêchez que quelqu’un n’entre ici.

LAFONTAINE.

Cela suffit.

LA COMTESSE.

À moins que ce ne fût Julie.

Entendez-vous ?

LAFONTAINE.

J’entends.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE BARON

 

LA COMTESSE, prête à écrire.

Allons, je vous supplie,

Commençons.

LE COMTE, d’un ton ampoulé.

Écrivez.

LA COMTESSE, la plume à la main.

Mais ne badinez point ;

Car votre esprit railleur siérait mal sur ce point.

LE COMTE.

Non, non.

Il dicte.

« Quoi ! vous pouvez aimer une infidèle ?

LA COMTESSE.

Fort bien.

LE COMTE, dictant.

« Car je le suis, ou dois l’être du moins ;

« Et le devoir me prodigue ses soins

« Pour m’aider à me vaincre : ô victoire cruelle !

LA COMTESSE, se levant.

Ah ! je n’écrirai point cette exclamation.

LE COMTE.

Écrivez, s’il vous plaît ; point de réflexion.

LA COMTESSE.

Mais, Monsieur...

LE COMTE.

Mais, Madame...

LA COMTESSE.

Il faut lui faire croire

Que mon cœur au devoir a cédé la victoire.

LE BARON.

La Comtesse a raison.

LA COMTESSE.

Sans doute ; et je prétends...

LE COMTE.

C’est mon affaire à moi ; ne perdons point de temps.

LA COMTESSE.

Continuez, Monsieur.

LE COMTE, dictant.

« Ô victoire cruelle !

« Mon mari m’aime à la fureur.

LA COMTESSE, vivement.

Tout de bon ?

LE BARON, d’un air joyeux.

Par hasard il vient d’ouvrir son cœur.

LE COMTE, au Baron.

Bon ! c’est elle qui parle, il faut la laisser dire.

LA COMTESSE.

Cet endroit-là me plaît, et je vais le relire.

D’un air ampoulé.

« Mon mari m’aime à la fureur.

LE COMTE, dictant.

« Et je lui dois une aussi vive ardeur.

LE BARON.

Bien dit.

LE COMTE, dictant.

« Cachez-moi donc que vous m’aimez encore ;

« Pour mon repos, il faut que je l’ignore.

« D’un amour sans espoir tâchez de vous guérir.

« De mes conseils je veux vous secourir ;

« C’est un projet que la vertu m’inspire.

« Venez me voir incessamment.

« Ce sera pour nous deux un terrible moment :

« Mais, malgré le danger, j’ai deux mots à vous dire. »

LA COMTESSE.

Le danger ! Vous voulez que j’écrive cela ?

LE COMTE.

On ne peut mieux finir que par ce terme-là.

Il faut une pensée à la fin d’une lettre.

LA COMTESSE.

D’accord ; mais celle-ci, dois-je me la permettre ?

LE COMTE, lui prenant la lettre.

Çà, relisons un peu tout ce que j’ai dicté.

LA COMTESSE, voulant reprendre la lettre.

Bon ! relire, Monsieur, quelle nécessité ?

LE COMTE, lisant.

« Quoi ! vous pouvez aimer une infidèle ?

« Car je le suis, ou veux l’être du moins ;

« Et la raison me prodigue ses soins

« Pour m’aider à me vaincre, et n’écouter plus qu’elle.

« Et n’écouter plus qu’elle ! » Ai-je dicté ces mots ?

LA COMTESSE.

Dictés, ou non dictés, ils sont plus à propos

Que l’exclamation dont j’étais offensée.

LE BARON.

Elle était vive, au fond ; j’entre dans sa pensée.

LE COMTE, continuant de lire.

« Mon mari m’aime à la fureur ;

« J’ose le croire, et j’en fais mon bonheur.

À la Comtesse.

Cette phrase est de vous.

LE BARON, au Comte.

Je crois qu’elle vous flatte.

« Et j’en fais mon bonheur ! » Elle n’est point ingrate,

Cette bonne Comtesse. Au comble de ses vœux,

Elle se croit heureuse en vous rendant heureux.

À la Comtesse qui approuve en souriant.

Dis-je bien ?

LE COMTE, en continuant de lire.

« Cachez-moi que vous m’aimez encore ;

« Pour votre gloire, il faut que je l’ignore.

Pour votre gloire !

LA COMTESSE.

Oui.

LE COMTE.

Belle correction !

« Pour mon repos » avait bien plus d’expression.

LE BARON.

Il est vrai, j’y trouvais un peu plus d’énergie.

LA COMTESSE.

Oui ; mais cela faisait une tendre élégie.

LE COMTE, continuant de lire.

« En perdant tout espoir, vous devez vous guérir ;

« Et moi, de mes conseils je veux vous secourir ;

« C’est un projet que la vertu m’inspire.

« Venez me voir incessamment.

« Ce sera pour nous deux un ennuyeux moment ;

« Mais, pour votre intérêt, j’ai deux mots à vous dire. »

Ennuyeux, intérêt, pour terrible, danger,

Cela ne sent plus rien, c’est mal me corriger,

Que d’énerver mon style, et je me persuade

Que votre pauvre amant le trouvera très fade.

La Comtesse reprend la lettre, et se met à la cacheter.

LA COMTESSE, en pliant la lettre.

Ne le plaignez-vous pas ?

LE COMTE.

J’en soupire pour lui ;

Votre correction lui promet de l’ennui.

Refaisons cette lettre, elle était mieux dictée.

LA COMTESSE.

Il n’est plus temps, Monsieur ; la voilà cachetée.

Elle appelle.

Lafontaine.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE BARON, LAFONTAINE

 

LE COMTE, voulant retenir la lettre.

Un moment.

LAFONTAINE, à la Comtesse.

Que vous plaît-il ?

LA COMTESSE.

Partez

À l’instant pour Paris.

LAFONTAINE.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

Et portez

Cette lettre au marquis de Florange. Il demeure...

LAFONTAINE.

Oh ! je sais son adresse ; il ne me faut qu’une heure

Pour arriver chez lui. Faut-il réponse ?

LA COMTESSE.

Non :

Revenez sur-le-champ.

Lafontaine sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE BARON

 

LE COMTE, à la Comtesse.

Vous le prenez d’un ton

À faire voir qu’ici vous êtes souveraine.

LA COMTESSE.

Oui, sur ce sujet-là.

LE COMTE.

Vous me mettez en peine

Pour Florange. Un billet si froid et si cruel

Va lui causer sans doute un déplaisir mortel.

J’avais assaisonné vos rigueurs de tendresses ;

Et vos corrections sont des impolitesses ;

Elles sentent la prude, et vous l’êtes trop tôt.

LE BARON.

Souhaitez-lui toujours un semblable défaut.

Vous chercherez long-temps pour trouver une femme

Dont le trop de raison mérite qu’on la blâme.

La vôtre est singulière, en ce temps-ci surtout,

Où l’excès de sagesse est d’un très mauvais goût.

LE COMTE.

Il est vrai qu’à présent la mode en est passée :

La morale du jour est bien moins compassée ;

Mais elle est très commode. On ne se gêne plus,

Et les anciens égards passent pour des abus.

LA COMTESSE.

Ah, ah ! voici ma sœur.

LE COMTE.

Ah ! qu’elle a bonne grâce

Dans cet habit !

 

 

Scène VII

 

JULIE, en habit d’Amazone, LE BARON, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE BARON, à Julie.

Où donc allez-vous ?

JULIE.

À la chasse,

Comme vous le voyez ; j’en veux à vos perdreaux.

LE COMTE.

Vous tirez en volant ?

JULIE.

Comme nos hobereaux.

LE COMTE.

Adieu notre gibier. Et Monsieur votre père

L’abandonne à vos coups ?

JULIE.

Vous plaisantez, beau-frère.

Suivez-moi seulement, vous serez bien confus :

Voyons qui de nous deux en abattra le plus.

Marche à moi.

LE BARON.

La friponne ! elle a l’humeur mutine.

JULIE.

Je suis née, il est vrai, pour être une héroïne,

Et les plus grands périls me sembleraient un jeu.

LE BARON.

Laissons ce badinage, et raisonnons un peu.

JULIE.

Daignez m’en dispenser ; je viens chercher le Comte.

À la Comtesse.

Me le confiez-vous ?

LA COMTESSE.

Non vraiment.

JULIE.

Quelle honte !

Jalouse d’une sœur !

LA COMTESSE.

Oui, jalouse, et si bien

Que je veux vous pourvoir.

JULIE.

Oh ! non, n’en faites rien :

Point de mari.

LE COMTE.

Pourquoi ?

LE BARON.

Voulez-vous mourir fille ?

JULIE, faisant la révérence.

Non pas ; mais je ne veux sortir de la famille

Que pour prendre un époux que mon cœur choisira,

Et je me marierai quand il se trouvera ;

Au Baron.

Car vous m’avez permis de me pourvoir moi-même.

LA COMTESSE.

Mais vous pourrez aimer, ma sœur, sans qu’on vous aime.

JULIE.

Ah ! je l’éprouve trop.

LE COMTE.

Vous ?

JULIE.

Rien n’est plus certain.

Et je vais, en chassant, dissiper mon chagrin.

Tant pis pour vos perdreaux, si je suis malheureuse.

LE COMTE, en riant.

Quoi ! tout de bon, ma sœur, vous êtes amoureuse ?

JULIE.

Amoureuse ! Fi donc ! épargnez ma pudeur.

Je ne disconviens pas qu’on a surpris mon cœur.

LE COMTE.

Eh ! qui donc ?

JULIE.

Un ingrat ; c’est ce qui me désole.

Le dépit me suffoque, et j’en deviendrai folle.

LE COMTE.

Cela commence bien, car vous courez les champs.

JULIE.

Mais plaignez-moi du moins.

LE COMTE, en riant.

Oh ! vos maux sont touchants.

JULIE.

Fort touchants ! il en rit. Vous avez tort de rire ;

Car c’est ma bonne sœur qui cause mon martyre.

LE COMTE.

Oui.

JULIE.

Vous savez cela ?

LE COMTE.

Je suis son confident.

JULIE.

Le trait est tout nouveau ; mais est-il bien prudent ?

LE BARON.

C’est par ce rare trait que sa sagesse brille.

Mais Florange, après tout, vous connaît-il, ma fille ?

JULIE.

Il peut bien quelquefois m’avoir vue au couvent ;

Car, pour certaine cause, il y venait souvent,

Mais si préoccupé, si distrait, que je gage

Qu’il n’a pas seulement regardé mon visage.

LE COMTE.

Vous observiez le sien ?

JULIE.

Très curieusement.

J’aurais bien souhaité de l’avoir pour amant ;

Mais la place était prise.

LE COMTE.

Il faudra la reprendre.

Contre votre valeur qui pourrait se défendre ?

JULIE.

La reprendre ? Eh ! comment ? Elle est trop loin de moi,

Je ne puis l’assiéger.

LA COMTESSE.

Pas si loin.

JULIE.

Non ?

LA COMTESSE.

Je crois

Que vous pourrez céans en tenter la conquête.

Voulez-vous l’entreprendre ?

JULIE.

Oui-dà, m’y voilà prête.

LA COMTESSE.

Eh bien ! dans ce projet je veux vous seconder.

LE COMTE.

Et votre père et moi nous pourrons vous aider.

JULIE.

Parlez-vous tout de bon ?

LE COMTE.

Oh ! sans plaisanterie.

LA COMTESSE.

Florange va venir, et c’est moi qui l’en prie.

JULIE.

Vous ?

LA COMTESSE.

Moi-même.

JULIE.

Eh ! que dit le beau-frère à cela ?

LE COMTE.

Moi, je l’approuve fort.

JULIE.

Le bon cœur que voilà !

LE COMTE.

Oui ; pour l’amour de vous voyez ce que je risque.

C’est à vous maintenant à prendre votre bisque.

JULIE, au Baron.

Cher papa, dit-il vrai ?

LE BARON.

Rien de plus sérieux :

Celui que vous aimez va s’offrir à vos yeux.

JULIE.

Le cœur me bat.

LA COMTESSE, à Julie.

Tâchons d’en faire un infidèle.

LE BARON, à Julie.

Agissez pour cela de concert avec elle :

Si vous réussissez, et s’il s’attache à vous,

Comptez, sur mon honneur, qu’il sera votre époux.

JULIE, à la Comtesse.

Commencez donc l’attaque ; et, par mon art, j’espère...

Il me vient une idée... Approuvez-vous, mon père,

Que je m’offre à Florange en habit cavalier,

Sous Je nom de mon frère ?

LE BARON.

Oui ; mais le Chevalier

Peut survenir.

JULIE.

Il est à Paris, chez ma tante,

Pour quelques jours.

LE BARON.

L’idée est tout-à-fait plaisante ;

Mais d’un déguisement quel peut être l’objet ?

JULIE.

Si vous me secondez, vous en verrez l’effet.

J’aborderai Florange en qualité de frère

De celle qu’il aimait ; et, par degrés, j’espère

Gagner sa confiance, et prendre dans son cœur,

En lui parlant pour moi, la place de ma sœur.

À la Comtesse.

Vous n’y prétendez plus, selon toute apparence,

Et vous pouvez, je crois, me le céder d’avance.

LA COMTESSE.

Oh ! sans nulle réserve.

JULIE, étant son chapeau.

En vous remerciant.

Le Comte en est fâché ; mais il est patient.

LE BARON, à Julie.

Allez vous préparer.

JULIE.

Je serai bientôt prête.

Vous savez que souvent je me fais une fête

De suivre vos piqueurs en habit cavalier :

Je m’en vais l’endosser.

LE COMTE, arrêtant Julie.

Oh ! tout doux, Chevalier ;

N’allons-nous pas chasser ?

JULIE.

Non, non, je vous rends grâce ;

C’est l’amour aujourd’hui qui me mène à la chasse.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE COMTE, seul

 

Je me fais un plaisir de le voir le premier,

Et je veux prévenir le joli Chevalier ;

Mais ce pas délicat où ma gaîté m’engage,

Va me faire jouer un très sot personnage.

Voir l’amant de ma femme, en cachant qui je suis,

Jusqu’au fond de son cœur pénétrer, si je puis,

C’est le plan de la scène ; et, quoique intéressante,

Elle pourrait, pour moi, n’être pas trop plaisante.

Florange, à ce qu’on dit, est des plus indiscrets ;

J’aurai fort peu de peine à savoir ses secrets.

N’est-ce point m’exposer à quelque confidence

Qui pourrait me punir de trop de confiance ?

Ma femme était aimée, elle aimait tendrement ;

Un amour réciproque enhardit un amant

Qui peut avoir trouvé quelqu’instant de faiblesse

Dont le doux souvenir nourrisse sa tendresse ;

Et... Quoi ! je me surprends dans d’indignes soupçons,

Moi qui pour les exclure ai cent justes raisons !

Moi qui fais l’intrépide, et qui mourrais de honte,

Si je donnais matière à railler sur mon compte

Par quelques traits jaloux ! moi qui mets mon honneur

À cacher au public que ma femme a mon cœur !

Ne suis-je plus le même ? Et, par le mariage,

Du bon ton, du bon air, ai-je perdu l’usage ?

Deviendrais-je pesant, ridicule, brutal ?

Et faut-il qu’un mari soit un sot animal ?

Ce ne sera pas moi : je veux bien qu’on m’assomme,

Si je cesse de rire et d’être galant homme.

Florange peut venir ; quels que soient ses propos,

J’ose le défier de troubler mon repos.

Quelqu’un entre. Parbleu ! je crois que c’est lui-même.

Peste, le joli homme ! il est fait pour qu’on l’aime.

 

 

Scène II

 

FLORANGE, LE COMTE, LAFONTAINE

 

FLORANGE.

Me voilà donc, mon cher, chez monsieur le Baron ?

LAFONTAINE.

Oui, je vais l’avertir, restez dans ce salon.

Il sort.

 

 

Scène III

 

FLORANGE, LE COMTE

 

LAFONTAINE, sans voir le Comte.

On me laisse ici seul ; mais puisqu’il faut attendre,

Relisons ce billet, ce cher billet. Surprendre,

Éblouir, enchanter, transporter hors de soi,

C’est le charmant effet qu’il a produit sur moi :

Je ne puis me lasser de le lire et relire,

Il cause à mon esprit un gracieux délire.

Que je te baise encor !

LE COMTE, à part.

Cela débute bien.

FLORANGE, sans voir le Comte.

Mais sur quoi va rouler le premier entretien ?

Que va-t-elle me dire ? Et pourquoi la cruelle

Veut-elle me parler, puisqu’elle est infidèle ?

Pour qui ? Pour un mari qui l’aime à la fureur,

Me dit-elle ; et de plus, elle en fait son bonheur !

Ce billet me l’assure, et je le baise ! Ingrate !

Dans ce cruel écrit est-il trait qui me flatte ?

Eh quoi ! suffit-il donc que ta main l’ait tracé,

Pour qu’il soit précieux à mon cœur courroucé ?

Non, je ne comprends point ton procédé bizarre,

Car il l’est à l’excès ; et mon esprit s’égare,

Infidèle ! en tâchant de pénétrer pourquoi

Tu veux me voir, après m’avoir manqué de foi.

Plus j’y songe... Morbleu ! je crois que l’on m’écoute.

Quel est cet homme-là ? M’entendiez-vous ?

LE COMTE, en souriant.

Sans doute.

FLORANGE.

Vous entendiez, Monsieur, un jeune homme égaré,

De douleur, de dépit, agité, pénétré,

Surpris, émerveillé de ce qu’on le rappelle

Pour lui percer le cœur.

LE COMTE.

Qui donc ?

FLORANGE.

Une infidèle.

Vous connaissez, Monsieur, la fille du Baron ?

LE COMTE.

Très fort.

FLORANGE.

Vous êtes donc l’ami de la maison ?

LE COMTE.

On ne peut l’être plus : j’aime cette famille.

FLORANGE.

Et vous avez raison. J’idolâtrais la fille

De ce cruel Baron.

LE COMTE.

Laquelle ? il en a deux.

FLORANGE.

Il est vrai.

LE COMTE.

De laquelle étiez-vous amoureux ?

FLORANGE.

Faut-il le demander ? Je l’étais de l’aînée ;

Et le Baron semblait me l’avoir destinée :

Car il m’a toujours fait un gracieux accueil ;

Et me croyant au port, j’étais sur un écueil.

LE COMTE.

Bien souvent on se perd par trop de confiance.

FLORANGE.

Ah ! Monsieur, j’en ai fait la triste expérience :

Sur le point d’être heureux, je me suis absenté,

Et de mon imprudence un autre a profité.

LE COMTE.

Et qui donc, s’il vous plaît ?

FLORANGE.

Un comte de Forville,

Que je ne connais point. Plein d’un espoir tranquille,

Je sortis de Paris pour trois mois seulement,

Et j’allais à Cambrai joindre mon régiment.

Dès que je suis parti, mon homme se présente ;

Il demande au Baron cette fille charmante

Dont j’étais idolâtre, et manœuvre si bien

Qu’il l’épouse, Monsieur, sans que j’en sache rien,

Et qu’il amène ici son aimable compagne,

Pour la dépayser, au fond d’une campagne.

Je n’apprends mon malheur qu’en entrant dans Paris.

Désespéré, confus, et justement surpris,

J’écris à l’infidèle ; elle me fait réponse.

LE COMTE.

Quand cela ?

FLORANGE.

Ce matin. Et son billet m’annonce

Qu’il faut que nous ayons ensemble un entretien ;

Qu’elle m’attend ici. Mais vous comprenez bien

Que, si je souhaitais de lui parler encore,

Ce n’était pas si près d’un mari qui l’adore :

J’apprends qu’il est ici, j’en suis au désespoir,

Et nous aurions mieux fait de ne nous pas revoir.

LE COMTE.

Il est vrai ; je vous plains.

FLORANGE.

On ne peut trop me plaindre ;

Car je l’aime toujours. Incapable de feindre,

Je vous ouvre mon cœur avec naïveté ;

Car je vois dans vos traits certain air de bonté

Qui me prouve d’abord que vous êtes sensible

Au revers qui m’accable.

LE COMTE.

Autant qu’il m’est possible.

FLORANGE.

Je ne sais point à qui j’ai l’honneur de parler,

Mais je ne sus jamais l’art de dissimuler ;

Et quand je le saurais, votre seule présence

Saurait gagner d’abord toute ma confiance.

LE COMTE.

J’espère que bientôt je serai votre ami.

FLORANGE.

Aussi ne veux-je point vous parler à demi.

LE COMTE.

Et vous ferez fort bien : j’aime qu’on soit sincère,

Et j’aperçois en vous ce charmant caractère.

FLORANGE.

Je le suis... outrément.

LE COMTE.

Ah ! c’est un beau défaut.

FLORANGE.

Quelquefois, il est vrai, je me livre trop tôt.

LE COMTE.

On ne saurait avoir une âme trop ouverte.

FLORANGE.

Dût ma sincérité me conduire à ma perte,

Je ne sais point voiler ce que j’ai dans le cœur.

LE COMTE.

À quoi sert la finesse ? Une aimable candeur

Est bien plus estimable.

FLORANGE.

Il est vrai, je me pique

De n’affecter jamais la moindre politique.

LE COMTE.

Voilà comme je suis. Que nous nous ressemblons !

FLORANGE.

Oh oui ! Je sens d’abord que nous nous convenons.

LE COMTE.

Si bien qu’autant que vous je ressens votre peine.

Vous aimez donc toujours ?

FLORANGE.

La plus cruelle gêne

Est moins dure, je crois, que l’état où je suis.

Pour reprendre mon cœur, je fais ce que je puis,

Et plus j’y fais d’efforts, plus je sens que ma flamme

Se rallume en mon cœur.

LE COMTE.

Pourquoi non ? Une femme,

Si votre amour n’est pas délicat à l’excès,

Peut de votre constance assurer le succès.

Un mari bien souvent n’est qu’un léger obstacle :

Vous le sacrifier, serait-ce un grand miracle ?

Un si doux sacrifice est peu rare en ce temps,

Et même les maris n’en sont pas mécontents :

C’est le bon air.

FLORANGE.

D’accord ; mais...

LE COMTE.

L’aimable Comtesse,

Dans ce siècle bénin ne sera pas tigresse.

Quelques bontés d’avance auront pu vous flatter,

Qu’elle ne saura pas toujours vous résister.

FLORANGE.

Quelques bontés ?

LE COMTE.

Oui-dà ; je vous dis vrai peut-être.

FLORANGE.

Je la connais autant qu’on puisse la connaître.

LE COMTE.

Vous avez donc parfois éprouvé sa vertu ?

FLORANGE.

Ma passion contre elle a souvent combattu,

Mais toujours sans succès.

LE COMTE.

Oui ?

FLORANGE.

Oui, je suis sincère.

La moindre liberté la rendait si sévère,

Elle la repoussait avec tant de hauteur,

Que je me reprochais mon imprudente ardeur.

Jamais vertu ne fut si fière, si terrible,

Si constante.

LE COMTE.

Est-il vrai ?

FLORANGE.

J’ai fait tout mon possible

Pour n’en pouvoir douter, car j’étais effréné.

LE COMTE.

Eh bien ?

FLORANGE.

Chassé d’abord... Vous êtes étonné !

LE COMTE.

Si jamais on le fut. Quelle vertu sauvage !

Car vous étiez aimé ; c’est un grand avantage.

FLORANGE.

Inutile auprès d’elle. On m’aimait tendrement,

Et la bouche et les yeux le disaient hautement ;

Mais plus j’étais aimé, plus on était en garde.

LE COMTE.

Une fille, après tout, rarement se hasarde

À flatter un amant qu’elle veut épouser ;

Mais enfin elle est femme, et vous pouvez oser

Ce que vous n’osiez pas près d’une fille sage,

Qui ne doit rien céder avant le mariage.

Ne concevez-vous pas quelque flatteur espoir,

Puisqu’elle vous répond, et qu’elle veut vous voir ?

FLORANGE.

Si sa vertu varie, elle est bien hypocrite,

J’en réponds. Son époux a-t-il quelque mérite ?

LE COMTE.

On le dit.

FLORANGE.

Ah tant pis ! Sa figure ?

LE COMTE.

Assez bien.

FLORANGE.

Est-il homme d’esprit ?

LE COMTE.

Je ne vous en dis rien ;

Car vous pourrez bientôt en juger par vous-même.

FLORANGE.

De quelle humeur est-il ?

LE COMTE.

D’une douceur extrême,

Un peu malin pourtant, et même un peu railleur.

FLORANGE.

Mauvais cœur !

LE COMTE.

Non ; jamais il n’en fut un meilleur.

Il ne court aucun risque à se faire connaître.

FLORANGE.

C’est donc un homme aimable ?

LE COMTE.

Eh ! mais... cela peut être.

FLORANGE.

Tant pis, vous dis-je encore. Sans doute il est aimé ?

LE COMTE.

Pas excessivement.

FLORANGE.

Parbleu ! j’en suis charmé.

LE COMTE.

Je crois qu’on a pour lui la plus parfaite estime ;

Pour de l’amour, oh ! non.

FLORANGE.

Mon espoir se ranime.

Mais n’aime-t-il pas, lui ? Sa femme a tant d’appas !...

LE COMTE.

S’il en est amoureux, il ne s’en vante pas.

FLORANGE.

En est-il jaloux ?

LE COMTE.

Non.

FLORANGE.

Morbleu ! tant pis encore.

LE COMTE.

Pourquoi ?

FLORANGE.

C’est qu’un jaloux fait si bien qu’on l’abhorre.

LE COMTE.

Oh ! ma foi, celui-ci craint tant d’être abhorré,

Que poli, complaisant...

FLORANGE.

J’en suis désespéré.

N’est-ce pas le Baron qu’ici je vois paraître ?

LE COMTE.

Lui-même.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, LE COMTE, FLORANGE

 

LE COMTE va au devant du Baron, et lui dit bas.

Gardez-vous de me faire connaître ;

Il me croit votre ami, rien de plus.

LE BARON.

C’est assez.

LE COMTE, haut.

Messieurs, vous me semblez tous deux embarrassés ;

Je suis ami discret, et ferai bien, me semble,

De vous laisser ici vous expliquer ensemble.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE BARON, FLORANGE.

 

LE BARON, après un peu de silence.

Bonjour, Monsieur.

FLORANGE, froidement.

Je suis votre humble serviteur.

LE BARON.

Moi le vôtre. D’où vient cet air sombre et rêveur ?

FLORANGE.

Vous le savez trop bien ; vous en êtes la cause.

LE BARON.

Moi, Marquis ?

FLORANGE.

Sûrement.

LE BARON.

Il en est quelque chose.

FLORANGE.

Et cependant, Monsieur, vous saviez, comme moi,

Que j’aimais Votre fille.

LE BARON.

Eh mais !...

FLORANGE.

Sachons pourquoi

Vous m’avez préféré le comte de Forville ?

LE BARON.

C’est qu’il me convenait.

FLORANGE.

Ce ton froid et tranquille

M’émeut si vivement... que je ne puis parler.

LE BARON.

Ne venez-vous chez moi que pour me quereller ?

FLORANGE.

Eh ! Monsieur, je n’y viens que parce qu’on m’appelle.

LE BARON.

Qui ?

FLORANGE.

Votre fille.

LE BARON.

Oh, oh ! que diantre vous veut-elle ?

FLORANGE.

Me dire apparemment que votre dureté

A forcé son respect à l’infidélité.

LE BARON.

Elle a fait sagement d’obéir à son père ;

Vous devez la louer.

FLORANGE, vivement.

Moi, morbleu ?

LE BARON.

Sans colère.

N’étais-je pas le maître ?

FLORANGE.

Oui, Baron, vous l’étiez ;

Mais voulant l’être trop, vous la désespériez ;

Et c’était abuser de son respect timide.

LE BARON.

Elle a fait son devoir ; il est l’unique guide

D’une fille bien née, et non un fol amour,

Qu’un caprice a fait naître et doit détruire un jour.

FLORANGE.

Ah ! vous ne deviez pas juger ainsi du nôtre.

LE BARON.

Pourquoi non ? Par mon cœur, j ‘ai pu juger du vôtre :

J’étais jeune autrefois ; vous vous en doutez bien.

FLORANGE.

Il faut le croire ainsi.

LE BARON.

Quelquefois sur un rien,

Ou peu de chose au moins (on radote à votre âge),

Je devenais d’abord amoureux à la rage,

Et j’aurais fait serment d’aimer un siècle entier,

À l’objet adoré, prêt à sacrifier

Devoir, raison, fortune ; aveugle, téméraire,

Pour ma divinité je voulais me soustraire

Au pouvoir paternel ; mais, quelque temps après,

Ma déesse à mes yeux n’avait plus ces attraits

Pour qui, lois et devoirs, j’aurais su tout enfreindre ;

Mes feux trop prompts à naître, et plus prompts à s’éteindre,

Expiraient dans mon cœur follement prévenu,

Et l’amour s’en allait comme il était venu.

FLORANGE.

Se peut-il que des cœurs soient sitôt infidèles ?

LE BARON.

Demandez à ma femme, elle en sait des nouvelles.

FLORANGE.

Il est vrai que l’on voit peu de maris contents.

Le mariage éteint les feux les plus constants,

On le dit ; mais pour moi, sans respecter l’usage,

J’aurais aimé ma femme après le mariage.

Un trésor l’est-il moins quand nous le possédons ?

LE BARON.

Oui, mon cher. Où voit-on des maris céladons ?

Quant à moi, jusqu’ici nul n’a frappé ma vue,

Et s’il en fut jadis, la race en est perdue.

FLORANGE.

Je l’aurais fait revivre.

LE BARON.

À Paris ?

FLORANGE.

Oui, morbleu !

LE BARON.

Chimère d’un jeune homme. Un jeune homme est tout feu ;

Mais c’est un feu follet.

FLORANGE.

J’adorais votre fille.

Il n’a tenu qu’à vous que dans votre famille

On ne vît un mari qui, de sa femme épris,

Pour elle aurait changé l’usage de Paris.

LE BARON.

Ma foi, j’en doute fort : sitôt que l’on possède,

Le cœur ne dit plus rien. L’un épouse une laide,

L’autre épouse une belle ; et l’un et l’autre objet,

Au bout de quelques mois, produit le même effet.

Tandis que les voisins courent après la belle,

On voit son cher époux languissant auprès d’elle ;

Et celui de la laide, à force de la voir,

Vit avec la laideur sans s’en apercevoir ;

Mais tous deux, à coup sûr, dans la froide indolence,

Effet de l’habitude et de la résidence.

FLORANGE.

Si bien, à votre avis, qu’il est indifférent

Quelle femme on choisisse.

LE BARON.

Oui, je vous suis garant

Qu’en fait de mariage, il est de la prudence

De ne s’embarrasser que de la convenance,

Soit par rapport au rang, soit par rapport au bien,

Et que, cela trouvé, tout le reste n’est rien.

FLORANGE.

Vous débitez, Monsieur, une étrange morale.

Pour moi, rempli d’égards pour la foi conjugale,

Je l’assaisonnerais de tous les sentiments

Qui joindraient à mes nœuds tout le feu des amants,

LE BARON.

Oui, pendant quelques jours.

FLORANGE.

Pendant toute ma vie

J’en donnerais l’exemple.

LE BARON.

Oh ! je vous en défie.

FLORANGE.

Et j’en ferais serment.

LE BARON.

Pauvre jeune homme ! Allez,

Vous ne connaissez pas te siècle où vous vivez.

FLORANGE.

Malgré les mœurs du temps je suivrais mon système,

Et je sens que mon cœur sera toujours le même.

LE BARON.

Mais malgré sa constance, il doit changer d’objet ;

Ma fille est mariée.

FLORANGE.

Oui ; mais pour quel sujet

M’appelle-t-elle ici ?

LE BARON.

Donnez-vous patience,

Elle va vous le dire.

FLORANGE.

Avoir la confiance

De me faire venir après sa trahison !

Voilà ce qui m’étonne et confond ma raison.

LE BARON.

Mais je ne vois rien là qui doive vous confondre ;

Ce qu’elle vous dira, j’ose vous en répondre...

Ah ! c’est le Chevalier.

FLORANGE.

Votre fils ?

LE BARON.

Oui, c’est lui.

 

 

Scène VI

 

JULIE, en cavalier, FLORANGE, LE BARON

 

LE BARON.

Que voulez-vous ?

JULIE.

Je vais à Paris.

LE BARON.

Aujourd’hui ?

JULIE.

Tout à l’heure.

LE BARON.

Attendez.

JULIE.

Non vraiment.

LE BARON.

Quelle affaire

Vous mène là ? je veux le savoir.

JULIE.

Quoi ! mon père,

À mon âge, après tout, ne m’est-il pas permis

De sortir quand je veux, et de voir mes amis ?

LE BARON.

Le petit libertin ! Voilà nos têtes folles.

Allez donc.

JULIE.

Mais...

LE BARON.

Quoi ! mais ?

JULIE.

Il me faut cent pistoles.

LE BARON.

Pourquoi faire ?

JULIE.

Oh ! pourquoi ? je n’en sais encor rien.

Reposez-vous sur moi, je les emploierai bien.

LE BARON.

Oui, vous les emploierez : mais bien, morbleu ! j’en doute.

Prenez donc dans ma bourse.

JULIE, la vidant dans la sienne.

Oh ! je la prendrai toute,

S’il vous plaît.

LE BARON.

Quoi ! fripon, vous osez...

JULIE.

Doucement ;

Je sais ce qu’il me faut.

LE BARON, à Florange.

Il est sans compliment,

Comme vous le voyez.

JULIE.

Sur cela je m’arrange.

Mais... quel est ce Monsieur ?

LE BARON.

Le marquis de Florange.

JULIE.

Je le connais de nom ; c’est l’amant de ma sœur,

Ou ce l’était.

FLORANGE, lui faisant la révérence.

Je suis votre humble serviteur.

JULIE.

Moi le vôtre, mon cher ; touchez là, je vous prie.

LE BARON.

Ce petit gentilhomme est sans cérémonie ;

Excusez.

FLORANGE, au Baron.

Avec moi, monsieur le Chevalier,

Autant qu’il le voudra, peut être familier.

JULIE.

Oh ! je ne le serai qu’autant qu’il le faut être.

J’avais fort désiré l’honneur de vous connaître,

Et je suis enchanté de celui de vous voir.

LE BARON, à Julie.

Pourquoi partez-vous donc ? Remettez à ce soir

Votre petite course.

JULIE.

Eh bien ! je la diffère

Pour le voir plus longtemps.

LE BARON.

Vous ne pouvez mieux faire.

FLORANGE, à Julie.

Je vous suis redevable.

JULIE, d’un ton fat.

On ose s’en flatter.

LE BARON.

Où donc est votre sœur ?

JULIE.

Je viens de la quitter.

LE BARON.

Sait-elle que Monsieur...

JULIE.

Elle vient de l’apprendre ;

Mais, avant de le voir, elle m’a fait entendre

Qu’elle souhaiterait vous parler un moment.

LE BARON.

Où m’attend-elle ?

JULIE.

Elle est dans son appartement.

LE BARON.

Je m’en vais la trouver ; Chevalier, soyez sage.

JULIE.

En pouvez-vous douter ?

LE BARON.

Je vous laisse.

 

 

Scène VII

 

JULIE, FLORANGE

 

JULIE.

À son âge

On est complimenteur, circonspect, façonnier :

Moi, je suis sans façon, j’aime un air cavalier,

Libre, ouvert, soutenu d’un ton de petit maître.

Nous n’avons pas encor l’honneur de nous connaître ;

Cela viendra, mon cher : quand vous me connaîtrez,

Je vous suis caution que vous m’adorerez.

FLORANGE.

Vous me revenez fort.

JULIE.

Tout de bon ?

FLORANGE.

Oui, j’en jure.

JULIE.

Vous êtes donc un peu content de ma figure ?

FLORANGE.

Très content.

JULIE.

Je le crois.

FLORANGE.

Vos traits sont gracieux.

JULIE.

Pas mal.

FLORANGE.

Et vous avez tant de feu dans les yeux,

Qu’on n’est point étonné de vos vives manières.

JULIE.

Ne les trouvez-vous point un peu trop cavalières ?

Si cela vous déplaît, je les réformerai.

Je n’aimerais rien tant que d’être à votre gré.

FLORANGE.

Un ton plus sérieux siérait mal à votre âge.

JULIE.

Mais vous qui me parlez, vous paraissez bien sage !

FLORANGE.

Ne vous y trompez pas, je suis un étourdi.

JULIE.

Pour l’être, vous avez un air trop engourdi,

Trop sombre, trop rêveur.

FLORANGE.

Ce n’est pas la nature

Qui m’a donné cet air, c’est ma triste aventure.

JULIE.

Quelle aventure donc ?

FLORANGE.

Pouvez-vous ignorer

La perte que j’ai faite ?

JULIE.

On peut la réparer.

FLORANGE.

Jamais.

JULIE, vivement.

Comment jamais ? n’est-il personne au monde

Qui puisse vous calmer ?

FLORANGE.

Non : la douleur profonde

Dont je suis accablé ne doit jamais finir ;

Loin de la soulager, je veux l’entretenir,

Et fuir tous les objets qui pourraient m’en distraire.

Je haïrais quiconque aurait l’art de me plaire.

JULIE.

La plaisante manie ! Oh ! je veux vous guérir,

Et radicalement.

FLORANGE.

Vous ?

JULIE.

Moi. Voulez-vous périr,

Sans essayer au moins s’il n’est point de remède ?

Je vous entreprends, moi ; mon art, à qui tout cède,

Va purger votre esprit de ces grands sentiments

Dont vous l’empoisonnez en lisant les romans.

Abandonnez, Marquis, cette plate lecture,

Fuyez le merveilleux, et suivez la nature.

FLORANGE.

Rien n’est plus naturel que d’aimer constamment.

JULIE.

Rien n’est si sot.

FLORANGE.

Si sot ! Parlons plus poliment.

JULIE.

Je parle comme il faut ; la politesse est fade,

Quand il est question de traiter un malade.

Faut-il, pour le guérir, user de lénitif ?

FLORANGE.

Monsieur le médecin, vous êtes un peu vif.

JULIE.

Par mes soins, vous voyez combien je m’intéresse

À ce qui vous regarde : une aimable maîtresse

Est le plus sûr moyen de guérir votre cœur,

Et je vous en offre une.

FLORANGE.

Et qui ?

JULIE.

Mon autre sœur.

FLORANGE.

Ah ! ne m’en parlez point ; ce cœur est trop fidèle...

JULIE.

Elle est digne de vous, rendez-vous digne d’elle.

FLORANGE.

Je ne le pourrais pas, je suis trop prévenu ;

D’ailleurs, puis-je accepter un objet inconnu ?

JULIE.

Vous l’avez vue.

FLORANGE.

Où donc ?

JULIE.

Au couvent.

FLORANGE.

Ma mémoire

Ne la rappelle point.

JULIE.

J’ai tout lieu de le croire ;

Car elle vous voyait sans que vous la vissiez ;

Et c’est d’un autre objet que vous vous occupiez.

FLORANGE.

Je me souviens pourtant de l’avoir entrevue,

Mais si négligemment, qu’elle m’est inconnue,

Ou peu s’en faut, du moins.

JULIE.

Eh bien ! regardez-moi,

Et vous la revoyez.

FLORANGE.

Comment ! je la revois ?

JULIE.

Elle-même.

FLORANGE.

Tout franc, votre discours m’étonne.

JULIE.

Pourquoi ? figurez-vous que c’est elle en personne ;

Car nous nous ressemblons, elle et moi, trait pour trait,

Et je vous offre ici son fidèle portrait.

La trouvez-vous jolie ?

FLORANGE.

On ne peut davantage.

JULIE.

C’est une aimable enfant ! Les traits de son visage,

Son air, son port, sa voix, sont si pareils aux miens,

Que qui me voit la voit : mes penchants et les siens

N’ont pas moins de rapport, et la preuve en est claire

À votre égard. D’abord vous avez su me plaire ;

Vous lui plaisez aussi.

FLORANGE.

Vous voulez me flatter.

JULIE.

Je le sais d’elle-même, on n’en saurait douter.

FLORANGE.

J’en suis fâché.

JULIE.

Pourquoi ?

FLORANGE.

C’est que mon cœur fidèle

Est tout à la Comtesse, et ne peut aimer qu’elle.

JULIE.

Eh ! qu’en espérez-vous ? Être son favori ?

Elle est sage ; et de plus elle aime son mari.

FLORANGE.

Elle l’aime ! l’ingrate ! Ah ! je ne le puis croire.

JULIE.

Vous le devez pourtant, il y va de sa gloire ;

Et d’ailleurs ce mari n’est pas homme à souffrir

Un téméraire espoir dont il faut vous guérir,

Si vous l’avez conçu ; car moi-même, j’en jure,

Je serais le premier à venger son injure :

Je suis trop délicat pour souffrir qu’à mes yeux

Vous osassiez former un projet odieux.

FLORANGE.

Ne nous emportons point. J’adore la Comtesse,

Tout indigne qu’elle est de ma folle tendresse.

Je sais que sa vertu me défend d’espérer :

Mais qu’il me soit au moins permis de l’adorer.

JULIE.

Non ; je vous le défends.

FLORANGE, en souriant.

J’admire la défense.

De grâce, comptez moins sur mon obéissance.

Les hauteurs ne font pas un grand effet sur moi,

Je vous en avertis : je ne reçois la loi

Que de mes sentiments, eux seuls me déterminent,

Et je ne souffre point que d’autres me dominent.

JULIE.

Oh ! parbleu, nous verrons.

FLORANGE.

Ne me menacez point,

Chevalier, car je suis délicat sur ce point.

JULIE.

Moi, je porte une épée, et j’en sais faire usage :

Vous pourrez l’éprouver.

FLORANGE.

Je veux être assez sage

Pour ne pas prendre garde à vos expressions,

Et vous avez sur moi fait des impressions

Qui semblent me contraindre à ne vous pas entendre :

Je sens déjà pour vous l’amitié la plus tendre :

Mais n’en abusez pas. Je veux voir votre sœur.

JULIE.

Laquelle ?

FLORANGE.

La Comtesse.

JULIE.

Et moi j’ai trop de cœur

Pour le souffrir.

FLORANGE.

Songez qu’elle-même m’en prie.

JULIE.

C’est une impertinente, et je suis en furie

De ce qu’elle s’expose encore à vous revoir.

Je la ferai, morbleu ! rentrer dans son devoir.

N’êtes-vous pas honteux d’aimer une infidèle ?

FLORANGE.

J’en rougis en effet ; mais je veux savoir d’elle

La raison qui l’engage à m’appeler ici.

JULIE.

À quoi bon la revoir pour en être éclairci ?

Je sais quel est son but, et je puis vous le dire.

FLORANGE, voulant sortir.

Cela ne suffit pas.

JULIE, le retenant.

Cela vous doit suffire.

FLORANGE.

Non, je veux lui parler.

JULIE, se mettant au-devant de lui.

Je prétends l’empêcher.

Absolument.

FLORANGE.

Et moi, je m’en vais la chercher.

JULIE, s’opposant toujours à son passage.

Vous ne la verrez pas. Je vous offre Julie ;

Jusqu’à la refuser vous poussez la folie ;

Et je souffrirai, moi, que vous voyiez ma sœur !

Non, morbleu ! je suis trop jaloux de son honneur,

Et trop piqué de voir rejeter mes avances,

Pour laisser un champ libre à vos extravagances,

Laissez-nous en repos, retournez à Paris,

Ou je vous punirai de vos lâches mépris.

FLORANGE, avec émotion.

À la fin.

JULIE.

L’offenser, c’est m’offenser moi-même.

Je suis au désespoir de ce qu’elle vous aime,

Vous qui vous déclarez si peu digne d’un cœur

Dont l’offre vous vengeait et vous faisait honneur.

FLORANGE.

Votre vivacité me paraît singulière :

Vous voulez me forcer à vous rompre en visière :

Mais le respect que j’ai pour monsieur le Baron,

Pour la première fois me fait boire un affront.

D’ailleurs, je ne sais quoi, que je ne puis comprendre,

Quand je veux m’emporter, semble me le défendre.

Vous me faites pitié ; mais laissez-moi sortir.

JULIE.

Sortez, mais je vous suis. Je veux vous voir partir

Pour Paris ; autrement, redoutez ma colère.

FLORANGE, mettant la main sur la garde de son épée.

C’en est trop.

JULIE, faisant la même chose.

Je t’attends.

FLORANGE.

Ah ! voici votre père,

Heureusement pour vous.

JULIE.

Pour toi-même, morbleu !

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, JULIE, FLORANGE

 

LE BARON.

Qu’avez-vous donc tous deux ? Vous voilà tout en feu.

Laissez-nous, Chevalier ; trêve de badinage.

JULIE.

Nous ne badinons point.

FLORANGE.

On m’insulte.

JULIE.

On m’outrage :

J’en veux avoir raison.

LE BARON, en souriant.

Tout de bon ?

JULIE.

Sans railler.

LE BARON.

Comment ! petit garçon, vous voulez ferrailler ?

JULIE.

Il aime la Comtesse, il méprise Julie ;

Dois-je souffrir cela, Monsieur, je vous supplie ?

FLORANGE.

La Comtesse m’appelle, il prétend m’empêcher

De la voir.

JULIE.

Oui, morbleu ! son honneur m’est trop cher,

Pour pouvoir consentir qu’elle vous parle encore.

LE BARON.

Pourquoi non ?

JULIE.

Il me dit qu’il l’aime, qu’il l’adore,

Et que tout autre objet lui paraît odieux.

Puis-je entendre cela sans être furieux ?

Il ne la verra point.

FLORANGE.

Non ?

JULIE.

Non, sur ma parole,

Quand j’y devrais périr.

LE BARON, à Julie, bas.

Vous êtes une folle.

Haut.

Allez, vous êtes fou ; c’est bien à vous, ma foi,

De faire le fendant.

JULIE.

Il me met hors de moi.

À part, en pleurant.

Je ne me connais plus. L’ingrat !

LE BARON.

Je crois qu’il pleure.

À Florange.

C’est un enfant. Je veux vous parler un quart d’heure.

Suivez-moi.

FLORANGE.

Volontiers.

 

 

Scène IX

 

JULIE, seule

 

Quoi ! malgré mes faveurs,

L’ingrat que je déteste a fait couler mes pleurs !

Mon indigne faiblesse augmente ma colère.

Nulle autre que ma sœur ne saura donc lui plaire,

Et le lâche qu’il est n’aspire qu’à la voir !

S’il peut y parvenir, je perdrai tout espoir.

Je m’en vais la trouver : je veux obtenir d’elle

Qu’elle se cache aux yeux d’un amant trop fidèle.

Ce procédé bizarre aigrira son esprit,

Et je profiterai de son juste dépit.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, JULIE

 

LA COMTESSE.

Qui ? moi, tromper Florange ?

JULIE.

Oui, le tromper, ma sœur.

LA COMTESSE.

Mentir à cet excès !

JULIE.

Voyez le grand malheur !

LA COMTESSE.

Très grand ; c’est un effort que je ne saurais faire.

JULIE.

Vous craignez de mentir, de peur de lui déplaire :

C’est ce qui vous retient ; parlez de bonne foi.

LA COMTESSE.

Non ; je veux qu’il m’oublie, et s’en fasse une loi ;

Il ne peut plus m’aimer sans me faire une offense,

Ma sévère vertu déteste sa constance ;

Je vous cède son cœur, quand j’en devrais mourir :

Mais qu’un mensonge affreux nie serve à le guérir,

Je ne puis le promettre.

JULIE.

Ô le plaisant scrupule !

Avec votre candeur, vous êtes ridicule ;

Ces beaux sentiments-là sont un peu précieux,

Je vous en avertis.

LA COMTESSE.

Mon air, mon ton, mes yeux,

Démentiront ma bouche.

JULIE.

Eh ! qu’avez-vous à craindre ?

Vous êtes femme.

LA COMTESSE.

Eh bien ?

JULIE.

Eh bien ! vous saurez feindre,

Dès que vous le voudrez. Dissimuler un peu,

Masquer nos sentiments, ce n’est pour nous qu’un jeu.

LA COMTESSE.

Si c’en est un pour vous, je ne suis pas de même.

JULIE.

Quand nous aimons quelqu’un, disons-nous : je vous aime ?

S’il nous dit : m’aimez-vous ? tandis que sans façon

Notre cœur répond oui, ne disons-nous pas non ?

La nature, en naissant, nous forme à l’artifice ;

Chez nous il est vertu, comme chez l’homme un vice.

LA COMTESSE, en souriant.

Ce privilège-là vous convient à ravir.

JULIE.

Vous voyez qu’au besoin je sais bien m’en servir.

Tâchez de m’imiter quand vous verrez Florange.

LA COMTESSE.

Vous me donnez, ma sœur, un conseil bien étrange.

Dire qu’en quinze jours j’oubliai mon amant,

Et le dire à lui-même !

JULIE.

Oui, ma sœur, hardiment,

Et d’un air dégagé qui puisse l’en convaincre.

LA COMTESSE.

Je n’en ai pas la force.

JULIE.

Il faut savoir se vaincre.

La vertu n’est, au fond, qu’un combat éternel.

Quoi ! voulez-vous nourrir un penchant criminel ?

LA COMTESSE.

Je ne vous cache point, ma sœur, que j’aime encore

L’amant que j’ai trahi.

JULIE.

Cela vous déshonore.

LA COMTESSE.

Je crois tout le contraire, et le crois d’autant plus,

Que l’amour fait sur moi des efforts superflus.

JULIE.

Ne vous y fiez pas.

LA COMTESSE.

Pourquoi donc ?

JULIE.

Tant qu’on aime,

On ne saurait jamais répondre de soi-même.

LA COMTESSE.

N’ayez aucune alarme ; un cœur né vertueux,

Aux lois de son devoir sait asservir ses vœux ;

Et, comme il met sa gloire à les suivre sans cesse,

S’il aime constamment, c’est toujours sans faiblesse.

JULIE.

Cependant ce grand cœur, toujours maître de soi,

En cette occasion ne peut agir pour moi ?

LA COMTESSE.

Immoler mon amant aux ordres de mon père,

Vous le sacrifier parce qu’il sait vous plaire,

Le rappeler ici dans l’unique dessein

De le déterminer à vous donner la main !

Pour vous conduire au but où votre cœur aspire,

Employez mes conseils ; cela doit vous suffire.

JULIE.

Vos conseils ! Eh, morbleu !...

LA COMTESSE.

Comment donc, vous jurez !

JULIE.

C’est l’habit qui m’emporte. Enfin, considérez

Que pour vous délivrer d’un amant trop fidèle,

Rien ne doit vous coûter.

LA COMTESSE.

Ah ! quel que soit mon zèle,

Je pense qu’un mensonge est toujours odieux.

JULIE.

Eh, non ! dans ce cas-ci, c’est un trait glorieux :

La vertu l’autorise, et doit vous en absoudre.

LA COMTESSE.

Enfin, quoi qu’il m’en coûte, il faut donc m’y résoudre !

J’admire à quel excès me conduit l’amitié.

JULIE.

À vous dire le vrai, vous me faites pitié ;

Mais à votre vertu tout me paraît possible.

LA COMTESSE.

Voici, pour l’éprouver, un moment bien terrible.

JULIE.

Florange vient : allons, jouons bien toutes deux,

Et mentons l’une et l’autre à qui mentira mieux.

LA COMTESSE.

Ah ! je tremble.

JULIE.

Fi donc ! ayez plus de courage,

Rassurez-vous, voilà le combat qui s’engage.

 

 

Scène II

 

FLORANGE, LA COMTESSE, JULIE

 

FLORANGE, à Julie.

Je vous cherchais partout.

JULIE.

Enfin vous me trouvez,

Et c’est fort à propos qu’ici vous arrivez ;

Ma sœur veut vous parler.

FLORANGE, d’un air dédaigneux.

Eh ! qu’a-t-elle à me dire ?

JULIE.

Expliquez-vous tous deux, et moi je me retire.

LA COMTESSE, la retenant.

Demeurez, Chevalier : Monsieur le voudra bien.

FLORANGE.

Oh ! très assurément ; nous ne nous dirons rien

Qui ne puisse être dit, je crois, en sa présence.

Expliquez-vous, Madame, en toute confiance.

De quoi s’agit-il donc ?

LA COMTESSE, après avoir un peu rêvé.

Je vous avais écrit

Sur un dessein que j’ai ; mais mon frère m’a dit

Que vous étiez déjà prévenu sur l’affaire

Pour laquelle, Monsieur, je croyais nécessaire

Que je pusse avec vous avoir un entretien.

FLORANGE.

Quelle affaire, Madame ?

LA COMTESSE.

Eh ! vous le savez bien.

FLORANGE.

Daignez vous expliquer un peu mieux, je vous prie.

LA COMTESSE, d’une voir entrecoupés.

Je voulais vous presser de demander Julie.

FLORANGE.

Me presser !

LA COMTESSE.

Pourquoi non ?

FLORANGE.

Mais, sérieusement.

LA COMTESSE.

Oui.

FLORANGE.

Vous me prépariez un joli compliment !

Non que l’affaire en soi ne soit très convenable ;

Mais, vous, la proposer ! rien n’est plus admirable !

C’est un trait singulier que je n’attendais point,

Et je vous avouerai qu’il m’étonne à tel point...

LA COMTESSE.

Qu’y trouvez-vous d’étrange ?

FLORANGE.

Oh ! rien, je vous assure.

Quel sang-froid héroïque ! Et moi, je vous conjure

De vouloir vous presser d’assurer mon bonheur,

En prévenant pour moi votre charmante sœur.

LA COMTESSE.

Vous jugez bien, Monsieur, que je l’ai prévenue,

Puisque j’ai souhaité d’avoir cette entrevue.

FLORANGE.

Avez-vous réussi ?

LA COMTESSE.

Répondez, Chevalier.

À Florange.

À ce qu’il vous dira vous pouvez vous fier ;

Car Julie avec lui s’explique sans réserve.

JULIE.

Dans toute cette affaire il n’est qu’un mot qui serve.

Si la Comtesse encor possède votre cœur,

Marquis, ne comptez plus sur celui de ma sœur.

À vous en faire un don nous l’avons préparée ;

Mais il faut que du vôtre elle soit assurée.

FLORANGE.

Qu’exige-t-on de moi !

JULIE.

C’est qu’avec celle-ci

Vous rompiez sans retour, et qu’à ma sœur ainsi...

Vous hésitez, je pense.

FLORANGE.

Une première chaîne

Laisse une impression qu’on efface avec peine ;

Mais Madame ne sait ce que c’est qu’hésiter.

L’exemple m’encourage, et j’en veux profiter.

LA COMTESSE.

Oui, suivez-le, Florange, et j’en serai charmée.

JULIE, bas, à la Comtesse.

Bravo ! Grâce à mes soins, la guerre est allumée.

FLORANGE.

Je ne balance plus, puisque mon changement

Vous paraîtra du vôtre un effet si charmant.

LA COMTESSE.

Vous ne pouvez, Monsieur, m’obliger davantage,

Et vous prenez enfin le parti le plus sage.

FLORANGE.

Enfin ! Oh ! je l’ai pris sur-le-champ.

LA COMTESSE.

Quel bonheur

De savoir à son gré disposer de son cœur !

FLORANGE.

J’imite vos façons, j’adore votre exemple,

Et les femmes devraient vous ériger un temple,

Pour y sacrifier à leur divinité

Qui fait un droit sacré de l’infidélité.

En effet, est-il rien qui soit plus adorable

Que de se parjurer sans se croire coupable,

Et de savoir forcer un cœur trop prévenu

À trahir un amant pour le premier venu ?

LA COMTESSE.

Vous le croirez ainsi, si vous voulez le croire.

FLORANGE.

Tout me le dit pour vous, vous vous en faites gloire.

Au bout de quinze jours vous m’avez oublié ;

C’est un trait merveilleux.

LA COMTESSE, bas, à Julie.

Ah, cruelle !

JULIE, bas, à la Comtesse.

Bon pied,

Bon œil, ma sœur ; il faut soutenir la gageure.

LA COMTESSE, à Florange, avec un souris forcé.

Quoi ! vous m’admirez donc ?

FLORANGE.

Tout de bon, je vous jure.

C’est le plus beau sang-froid que jamais on ait eu.

JULIE, bas, à la Comtesse.

Allons, ferme, Comtesse ! un bon trait de vertu.

LA COMTESSE, à Florange.

Mais, après tout, Monsieur, quinze jours de constance

Ne suffisaient-ils pas loin de votre présence ?

Pouvais-je mieux prouver combien je vous aimais ?

FLORANGE.

Oh ! c’était trop encore : à tort je vous blâmais.

LA COMTESSE.

Pourquoi me quittiez-vous ?

JULIE.

Qui quitte la partie

La perd.

FLORANGE, à Julie.

C’est très bien dit. Eh ! dites-moi, Julie

Est-elle aussi constante ? Et, si je m’absentais,

Aurait-elle un mari lorsque je reviendrais ?

JULIE.

Voici son caractère. En qualité d’épouse,

Sa vertu défierait l’humeur la plus jalouse ;

Mais simplement maîtresse, et sans aucun lien,

Qu’elle imitât ma sœur, cela se pourrait bien.

Elle en aurait le droit, il est incontestable.

LA COMTESSE, d’un ton ferme.

Assurément.

JULIE, bas à la Comtesse.

Fort bien.

À Florange.

Pour un parti sortable,

On peut changer.

LA COMTESSE.

Surtout quand un père absolu...

JULIE, l’interrompant brusquement.

Non, non, dites le vrai ; vous l’avez bien voulu.

FLORANGE.

Oh ! je n’en doute pas.

LA COMTESSE, bas, à Julie.

Ma sœur, à quelle épreuve

Mettez-vous ma vertu !

JULIE, bas, à la Comtesse, en riant.

Je conviens qu’elle est neuve,

Et singulière.

FLORANGE, à la Comtesse.

Enfin, vous avez si bien fait,

Que je puis désormais vous perdre sans regret.

LA COMTESSE.

Et vous ferez très bien.

FLORANGE.

Oui, je mourrais de honte

Si je portais envie à ce monsieur le Comte,

À cet homme admirable, à cet homme admiré,

Que, dès qu’il a paru, vous m’avez préféré.

Immolez-moi sans honte à son parfait mérite.

LA COMTESSE.

Je vous obéirai.

FLORANGE.

Vous vous tenez donc quitte.

De vos serments ?

LA COMTESSE.

Hélas ! je ne m’en souviens plus.

JULIE, à Florange.

Ces termes-là, Marquis, ne sont point ambigus.

Vous avais-je trompé ?

FLORANGE.

Non, mon cher, au contraire,

Vous m’en aviez moins dit.

JULIE.

C’est une preuve claire

De l’amour forcené qu’elle a pour son époux.

FLORANGE.

Je vous livre, Madame, à des liens si doux.

LA COMTESSE.

Vous ne vous trompez pas, ils me rendent heureuse.

FLORANGE, à Julie.

Mais c’est donc tout de bon qu’elle en est amoureuse ?

JULIE.

À la rage.

FLORANGE.

Parbleu, le trait est singulier !

Mais faites-moi donc voir cet époux, Chevalier.

JULIE.

Vous le verrez bientôt.

FLORANGE.

Je l’admire d’avance,

Et je brûle de faire avec lui connaissance.

LA COMTESSE.

Vous avez bien raison : plus vous le connaîtrez,

Et plus j’ose assurer que vous l’estimerez ;

Même, si vous l’aimiez, j’en serais peu surprise.

FLORANGE, d’un air fier et piqué.

J’en serais surpris, moi, s’il faut que je le dise.

Quoi ! je pourrais aimer un homme...

JULIE.

Doucement,

Songez que de ma sœur vous n’êtes plus l’amant,

Et qu’il faut l’oublier.

FLORANGE.

Comment ! si je l’oublie !

Je ne l’ai jamais vue. Allons chercher Julie.

À la Comtesse.

Vous êtes à mes yeux plus belle que jamais ;

Mais, grâce à mon bonheur, il est d’autres attraits

Qui raviront bientôt mon cœur à l’infidèle

Pour qui j’aurais brûlé d’une flamme immortelle.

LA COMTESSE.

Enfin donc tout de bon vous renoncez à moi ?

FLORANGE, présente la main à la Comtesse, qui lui présente aussi la sienne.

Par un vœu solennel recevez-en ma foi.

LA COMTESSE.

Sérieusement ?

FLORANGE.

Oui.

LA COMTESSE.

Je l’accepte.

JULIE, leur serrant les mains.

Courage.

LA COMTESSE, d’un air attendri.

Adieu donc pour jamais, Marquis.

FLORANGE.

Adieu, volage.

LA COMTESSE.

Puisse une autre que moi faire votre bonheur !

FLORANGE.

Vous ne méritiez pas de posséder mon cœur.

 

 

Scène III

 

JULIE, FLORANGE

 

FLORANGE.

Que dites-vous de moi ?

JULIE.

Vous avez fait merveille.

FLORANGE, voulant aller après la Comtesse.

J’oubliais de lui dire...

JULIE, l’arrêtant.

Eh ! non, je vous conseille

De vous en tenir là ; vous avez assez dit.

FLORANGE.

Ah ! je n’ai pas encor satisfait mon dépit.

JULIE.

Plus il est violent, plus il vous déshonore :

Vous me feriez penser que vous l’aimez encore.

FLORANGE.

Vous faut-il des serments ? je les crois superflus.

Pourrais-je encor l’aimer ? je ne l’estime plus.

JULIE.

Et vous avez raison.

FLORANGE.

Rien n’est plus méprisable,

Plus bas, plus odieux qu’un procédé semblable.

Sans l’estime l’amour ne peut plus subsister ;

Et mon cœur au mépris ne saurait résister.

JULIE.

J’aime ce sentiment ; qu’il est beau !

FLORANGE.

L’infidèle !

JULIE.

Mais est-ce l’oublier, que de pester contre elle ?

FLORANGE.

Je la croyais parfaite : ah ! que je suis trompé !

Des aveux qu’elle a faits mon cœur est si frappé,

Qu’il balance à les croire.

JULIE, d’un air de dépit.

Adieu donc.

FLORANGE, la retenant.

Non, de grâce,

Ne m’abandonnez pas, Chevalier.

JULIE.

Je me lasse

D’entendre des propos si dépourvus de sens.

FLORANGE.

Je conviens avec vous qu’ils sont extravagants :

Mais ce sont les derniers que le dépit m’inspire :

Il se rend mon vainqueur, et mon amour expire ;

Je le sens.

JULIE.

Il a bien de la peine à mourir !

FLORANGE.

Il est mort.

JULIE.

Tout de bon ?

FLORANGE, en soupirant.

Oui.

JULIE.

J’entends un soupir ;

Est-ce bien le dernier ?

FLORANGE, vivement.

Eh ! oui. je vous assure.

Menez-moi chez Julie, il faut que je lui jure...

JULIE.

Ne nous pressons pas tant, je vous la montrerai

Quand j’aurai mis encor votre cœur à l’essai.

FLORANGE.

Il n’est plus question d’une nouvelle épreuve ;

Je suis libre à présent.

JULIE.

Il m’en faut une preuve

Par écrit.

FLORANGE.

Par écrit ! Ma parole, je crois,

Est plus que suffisante.

JULIE.

Oh ! que pardonnez-moi.

FLORANGE.

Vous me piquez au vif : mais je veux vous complaire.

JULIE.

Julie est défiante.

FLORANGE.

Eh bien ! que faut-il faire ?

Qu’exigez-vous encor ?

JULIE.

C’est que vous écriviez

À la Comtesse.

FLORANGE.

Soit.

JULIE.

Et que vous lui disiez

Un éternel adieu, mais d’un style énergique,

Orné de votre nom pour le rendre authentique.

FLORANGE.

Mais un pareil écrit la choquera beaucoup.

JULIE.

Oui : mais c’est à l’amour porter le dernier coup ;

Et, si vous balancez, Julie est invisible.

FLORANGE.

J’ai peine à lui signer un affront si sensible.

JULIE.

Si sensible ! Eh, morbleu ! songez aux quinze jours.

FLORANGE.

Ah ! je n’y pensais plus.

JULIE.

Voyez par quels détours

L’amour dans votre cœur veut encor s’introduire !

Il n’était pas bien mort.

FLORANGE.

Il faut donc qu’il expire.

Oui, de ma propre main je veux l’assassiner ;

Sa mort est résolue, et je vais la signer.

JULIE.

Moi, je vais ici près visiter une belle

Qui vient de me prier de me rendre auprès d’elle.

Ah ! voici notre ami ; je vous laisse tous deux.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, FLORANGE

 

LE COMTE.

Qu’avez-vous donc, Marquis ? j’aperçois dans vos yeux

Je ne sais quoi de sombre et de mélancolique :

Il faut vous égayer.

FLORANGE.

Ce conseil-là me pique.

LE COMTE.

Pourquoi donc ?

FLORANGE.

M’égayer ! vraiment, j’en ai tout lieu.

LE COMTE.

Comment ! avez-vous vu la Comtesse ?

FLORANGE.

Oui, morbleu !

LE COMTE.

Vous voilà bien ému !

FLORANGE.

Pourrais-je ne pas l’être ?

Non, je n’en reviens pas. Je croyais la connaître.

Ah ! que je m’abusais, en jugeant de son cœur

Par le mien ! qu’elle a bien dissipé mon erreur !

Elle eût dû me cacher du moins son caractère :

Mais elle a dédaigné de m’en faire un mystère ;

Elle s’en fait honneur. Quel prix d’un si beau feu !

Quel front, quelle assurance, et quel indigne aveu !

LE COMTE.

Quel aveu donc ?

FLORANGE.

J’en meurs de dépit et de honte.

Le croiriez-vous, Monsieur ? elle adore le Comte ;

Oui, ce nouveau venu qu’elle m’a préféré.

LE COMTE.

Ma foi, je n’en crois rien.

FLORANGE.

C’est un fait avéré.

Ne devait-elle pas avoir la complaisance

D’attribuer son crime à son obéissance,

À son profond respect, à sa timidité ?

LE COMTE.

Elle vous eût dit vrai.

FLORANGE.

Je m’en étais flatté ;

Mais elle m’aurait dit une horrible imposture.

LE COMTE.

Vous vous trompez, Marquis, et lui faites injure.

FLORANGE

Vous m’impatientez. Ne dois-je pas compter

Sur ce qu’elle m’assure ? Elle ose se vanter

D’avoir trahi sa foi, de m’avoir fait outrage,

Sans la moindre contrainte.

LE COMTE.

Elle a bien du courage.

FLORANGE.

Quel courage, grand Dieu ! d’oser se faire honneur

D’un si prompt changement, et d’un si mauvais cœur !

N’est-ce pas là, Monsieur, un beau sujet de gloire ?

Comprenez-vous cela ?

LE COMTE.

Non, je ne le puis croire.

FLORANGE.

Son époux est, dit-elle, un homme si parfait,

Que son cœur est charmé du beau choix qu’elle a fait.

Je voudrais bien le voir cet époux adorable.

LE COMTE.

C’est un homme ordinaire, et qui n’est qu’estimable.

FLORANGE.

Mais, pour se faire aimer dès le premier moment,

Il a donc eu recours à quelqu’enchantement ?

Car elle n’a pas fait la moindre résistance.

LE COMTE.

Elle n’a pas paru se faire violence,

Il en faut convenir.

FLORANGE.

Si bien qu’on peut juger

Qu’elle a fait son bonheur de me désespérer.

C’est là ce qui redouble et son crime et ma rage.

Vous étiez donc présent à ce beau mariage ?

LE COMTE, en riant.

Vraiment oui, je l’étais.

FLORANGE.

Et la Comtesse était

Tranquille, de sang-froid ?

LE COMTE.

Elle le paraissait.

FLORANGE.

Voilà ce que jamais je ne pourrai comprendre.

Je ne m’étonne plus si l’on m’a fait entendre

Qu’au bout de quinze jours elle a su m’oublier.

LE COMTE.

Qui vous a dit cela ?

FLORANGE.

Qui ? c’est le Chevalier.

LE COMTE.

Le Chevalier ?

FLORANGE.

Lui-même.

LE COMTE, à part.

Ô l’adroite friponne !

FLORANGE.

Je vous dirai bien plus ; la Comtesse en personne

M’a confirmé le fait. Qu’en dites-vous ?

LE COMTE.

Ma foi,

Je tombe de mon haut. Quelle femme !

FLORANGE.

Je crois

Qu’on chercherait longtemps pour trouver sa pareille.

LE COMTE.

Une femme inconstante est-elle une merveille ?

FLORANGE.

Non : rien n’est plus commun ; la singularité

Est de me l’avouer d’un ton de fermeté

Qui vous aurait surpris.

LE COMTE.

Franchement, je l’admire.

FLORANGE.

Comment ! vous l’admirez ? Pouvez-vous me le dire ?

LE COMTE.

Eh ! oui, je vous le dis, et j’en ai bien sujet.

FLORANGE.

Vous moquez-vous de moi ?

LE COMTE.

Si vous étiez au fait,

Vous verriez bien que non.

FLORANGE.

Un aveu détestable

Au point qu’est celui-ci, vous paraît admirable ?

LE COMTE.

Oui, d’un certain côté.

FLORANGE.

De quel côté, morbleu ?

LE COMTE.

Oh ! point d’émotion, modérez votre feu.

FLORANGE.

Mais vous m’outrez, Monsieur. Quoi ! me ferez-vous croire

Qu’une telle assurance est un sujet de gloire ?

LE COMTE.

Vous le croirez un jour.

FLORANGE.

Vous êtes singulier !

Le Comte, j’en conviens, peut s’en glorifier,

Et se moquer de moi.

LE COMTE.

Lui ! je vous certifie

Que, de votre malheur loin qu’il se glorifie,

S’il eût cru qu’il fît faire une infidélité,

Vous ne gémiriez pas de vous voir supplanté.

FLORANGE.

Ciel ! l’inconstance seule est cause de ma perte !

Je vais donc accepter la main qui m’est offerte ;

Vous m’y déterminez.

LE COMTE.

S’agit-il de la sœur ?

FLORANGE.

Oui ; je veux me venger, en lui donnant mon cœur.

N’est-ce pas votre avis ?

LE COMTE.

Vous ne pouvez mieux faire.

Julie est un objet très digne de vous plaire,

Et vous en conviendrez.

FLORANGE.

D’avance, je le crois.

C’est le portrait, dit-on, du Chevalier ?

LE COMTE.

Ma foi,

Rien n’est plus ressemblant ; qui voit l’un a vu l’autre :

Elle est fort de mon goût.

FLORANGE.

Le mien est donc le vôtre.

Le Chevalier m’a plu dès le premier abord :

J’adore en lui Julie.

LE COMTE.

Et vous n’avez pas tort.

FLORANGE.

Reste à me dégager si bien de la Comtesse,

Qu’on ne me trouve pas une ombre de faiblesse.

LE COMTE.

Comment ?

FLORANGE.

Par un écrit bien signé de ma main,

Je vais briser mes fers.

LE COMTE.

C’est un très bon dessein.

FLORANGE.

Et cela sans retour. Voulez-vous bien permettre...

LE COMTE.

Quoi ?

FLORANGE.

Que j’aille chez vous écrire un mot de lettre ?

LE COMTE, lui montrant la table.

Vous le pouvez ici, voilà ce qu’il vous faut.

Je vous quitte un moment, et je vais au plus tôt

Savoir du duc d’Albon ce qu’il voudrait me dire :

Il demeure ici près. Comme il vient de m’écrire

Qu’il faut que nous ayons ensemble un entretien,

Je cours jusque chez lui. Vous le permettez bien ?

FLORANGE.

Ah ! Monsieur...

LE COMTE.

Sans adieu ; je reviens dans une heure.

 

 

Scène V

 

FLORANGE, seul

 

Il se met à écrire. Après avoir écrit quelques lignes.

L’amour gémit encore.

Ayant un peu écrit.

Allons, il faut qu’il meure.

Que ma plume me sert avec rapidité !

Il dit par réflexion.

Ce terme est un peu dur... elle l’a mérité.

Il continue d’écrire, et la Comtesse entre sans qu’il s’en aperçoive.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, FLORANGE

 

LA COMTESSE, sans voir Florange.

Où peut être Julie... ?

Apercevant Florange.

Ô ciel ! je me retire.

FLORANGE, sans la voir.

Je crois avoir bien dit... Mais voyons, il faut lire.

Florange lit haut, et la Comtesse s’arrête pour écouter.

« Je vous croyais un objet si parfait,

« Que mon amour s’enflammait par l’estime.

« Votre inconstance a produit son effet ;

« Je vous méprise, et croirais faire un crime

« Si je brûlais pour un indigne objet.

« Vous ne charmez que par un faux mérite.

« Perfide ! adieu ; pour jamais je vous quitte ;

« J’en fais serment sans le moindre regret.

« Je vous l’ai dit ; mais c’est peu de le dire,

« Ma main se délecte à l’écrire,

« Et c’est mon cœur qui dicte ce billet. »

Après avoir lu, il dit.

On m’a fait un affront : mais ce style me venge.

Allons, il faut signer. « LE MARQUIS DE FLORANGE. »

Après avoir plié le billet.

N’oublions pas l’adresse, après l’avoir fermé.

Plus je l’offenserai, plus je serai charmé.

Il laisse le billet sur la table.

Voyons si j’ai quelqu’un pour le faire remettre.

Il se lève sans voir la Comtesse.

La Fleur, holà, la Fleur !

LA COMTESSE, s’emparant du billet.

Vous voulez bien permettre

Que j’ouvre ce billet, puisqu’il m’est adressé.

FLORANGE, se tournant.

C’est vous ! Ah ! rendez-moi ce billet insensé ;

C’est le premier effet d’une aveugle colère,

Un style pitoyable et sans suite.

LA COMTESSE.

Au contraire,

Il est très bien écrit.

FLORANGE.

Vous ne l’avez pas lu.

LA COMTESSE.

Mais, quand vous le lisiez, je l’ai bien entendu :

J’admirais votre style ; il est d’une énergie...

FLORANGE.

Faites grâce, Madame, à mon étourderie ;

Mon cœur n’a point de part...

LA COMTESSE.

C’est lui qui l’a dicté.

Qu’un homme tel que vous signe une fausseté,

Cela n’est pas croyable ; ainsi je me tiens sûre

Que votre cœur s’accorde avec votre écriture.

FLORANGE.

N’en croyez pas un mot.

LA COMTESSE.

Je vous crois tellement

Que, si je vous voyais changer de sentiment,

Vous seriez à mes yeux un homme méprisable.

FLORANCE.

Je suis plus malheureux que je ne suis coupable.

LA COMTESSE.

Vous n’êtes malheureux ni coupable, Marquis.

J’ai voulu mériter le plus juste mépris,

Et vous faites en moi la plus légère perte,

Quand, pour la réparer, ma sœur vous est offerte.

Reprenez, croyez-moi, votre premier dépit,

Et par vos procédés soutenez cet écrit.

FLORANGE.

Ah ! daignez me le rendre.

LA COMTESSE.

Oh, non.

FLORANGE.

Je vous en prie.

LA COMTESSE.

Non, Monsieur : j’en veux faire un régal à Julie.

Je ne puis mieux, je crois, lui faire votre cour,

Puisque par ce billet nous rompons sans retour.

FLORANGE, d’une voix tremblante.

Sans retour ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur ; c’est moi qui vous l’assure ;

Et, si vous en doutez, vous me faites injure.

FLORANGE.

Si c’est vous offenser...

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA COMTESSE, FLORANGE

 

LE BARON, à la Comtesse.

Je vous trouve à propos,

Comtesse, et vous cherchais pour vous dire deux mots.

Mais je vous interromps.

LA COMTESSE.

Point du tout, je vous jure.

Pour une bonne fois, nous venons de conclure.

LE BARON.

À quoi concluez-vous ?

LA COMTESSE.

À nous haïr tous deux,

Même à nous mépriser.

LE BARON.

Rien n’est plus généreux.

Tout bien considéré, vous ne pouvez mieux faire.

Haïr et mépriser, quand on cesse de plaire,

À Florange.

C’est le meilleur parti. Si vous l’avez bien pris,

Rendre haine pour haine, et mépris pour mépris,

Ce sera vous traiter selon votre mérite.

Suivez donc votre accord, vous serez quitte à quitte.

FLORANGE.

Distinguons, s’il vous plaît : songez qu’on m’a trahi.

LE BARON.

Eh bien ! haïssez plus que vous n’êtes haï,

Et faites fièrement vos adieux à ma fille.

FLORANGE.

Je ne prends pas congé de toute la famille :

Je vous suis attaché.

LE BARON.

Je le veux croire ainsi ;

Mais vous avez sujet de me haïr aussi,

Et je vous le permets. Souffrez qu’à la Comtesse

Je parle sans témoins d’une affaire qui presse,

Et qu’il faut terminer dans une heure au plus tard.

Vous saurez ce que c’est avant votre départ.

Florange sort.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Il s’expliquait assez, et vous pouviez l’entendre.

LE BARON.

Très bien ; mais apprenez qu’on m’offre un autre gendre ;

L’oncle du duc d’Albon arrive en ce moment

Pour traiter avec moi.

LA COMTESSE.

Ah ! quel événement !

LE BARON.

Il ne me surprend point ; car le feu Duc son père

M’avait plus d’une fois proposé cette affaire,

Et mourut dans le temps que nous la concertions.

On la renoue ; il faut que nous en profitions.

Enfin, avec instance on demande Julie

Pour ce jeune Seigneur.

LA COMTESSE.

Monsieur, je vous supplie,

Ne précipitez rien.

LE BARON.

Moi, je veux me presser.

LA COMTESSE.

Julie aime Florange, et pourrait balancer.

LE BARON.

Je ne le sais que trop. J’aimerais bien Florange,

Mais j’aime mieux un Duc.

LA COMTESSE.

Que ceci nous dérange !

Julie a tout tenté pour gagner le Marquis ;

Elle y réussissait, et, par de feints mépris,

Je l’aurais obligé d’en faire la demande.

Vain effort de vertu ! du moins je l’appréhende,

Car je sais que ma sœur a de l’ambition :

La gloire sait dompter toute autre passion.

LE BARON.

Je voudrais que son cœur lui cédât la victoire ;

Car, s’il faut l’avouer, j’ai ma petite gloire

Tout aussi bien qu’un autre ; et mon autorité...

LA COMTESSE.

Ah ! souffrez que ma sœur choisisse en liberté ;

Vous me l’avez promis.

LE BARON.

Oui, morbleu ! dont j’enrage ;

Mais quand je l’ai promis, je n’étais pas trop sage.

Allons donc la trouver à son appartement,

Et sachons sur cela quel est son sentiment.

 

 

ACTE VI

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, seule

 

Me suis-je assez domptée ? Ô sévère devoir,

Sur les cœurs vertueux jusqu’où va ton pouvoir !

Si le mien s’est soumis à tes cruelles armes,

Souffre au moins qu’en secret je verse quelques larmes ;

C’est l’innocent tribut que je dois à l’amour

Exilé par tes lois, sans espoir de retour.

Mais pourquoi m’affliger de l’erreur de Florange ?

Il me croit infidèle, il me hait, il se venge.

Que m’importe, après tout, d’avoir perdu son cœur !

Ses outrages cruels assurent mon bonheur ;

Je n’aurai plus de peine à vaincre la faiblesse

Que l’austère vertu me reprochait sans cesse.

Tout entière au devoir, qui m’avait trop coûté,

J’en vais faire ma gloire et ma félicité.

Il est temps que l’amour, prévenu par l’estime,

Assure à mon époux un tribut légitime.

Mon cœur à son mérite avait peine à céder ;

Puisqu’il eu est si digne, il doit le posséder.

Mais il ne paraît point, et mon âme est émue

De ce que si longtemps il évite ma vue.

Voit-il avec chagrin Florange près de moi ?

Où peut-il être ? Ô ciel ! soupçonne-t-il ma foi ?

Sa confiance est-elle un dehors qu’il affecte ?

Devais-je m’exposer à devenir suspecte ?

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Eh ! d’où venez-vous donc ?

LE COMTE.

De chez le duc d’Albon,

Qui veut qu’en sa faveur je presse le Baron.

LA COMTESSE.

C’est donc réellement qu’il demande Julie ?

LE COMTE.

Vraiment, si je l’en crois, il l’aime à la folie ;

Il ne peut résister à ses attraits piquants,

Qu’il vient de m’exalter en termes éloquents.

À vingt autres partis il dit qu’il la préfère.

LA COMTESSE.

Ah ! que j’en suis fâchée ! Avez-vous vu mon père ?

Que dit-il du rival qui vient nous traverser ?

LE COMTE.

Entre les deux partis il paraît balancer.

En effet, je le crois flatté d’une alliance

Qui mérite, après tout, que l’on soit en balance ;

Et, pour vous dire vrai, je crains que votre sœur

Ne soit séduite aussi par cet appât flatteur.

LA COMTESSE.

Je voulais la sonder, mais elle est disparue,

Et j’attendais ici qu’elle fût revenue ;

J’ai peine à croire encor, qu’aimant comme elle fait,

Un haut rang ait pour elle un plus puissant attrait.

Mais vous, que pensez-vous sur cette double affaire ?

LE COMTE.

Moi ? je balance autant que monsieur votre père.

C’est à vous, s’il vous plaît, à me déterminer.

LA COMTESSE.

Mais votre incertitude a lieu de m’étonner ;

Car devez-vous avoir de plus pressante envie

Que d’unir par l’hymen Florange avec Julie ?

Comment pouvez-vous mieux me délivrer de lui,

Que par cette union ? Soyez donc son appui.

Devenant mon beau-frère, il éteindra sa flamme,

Qui peut se rallumer s’il prend une autre femme.

LE COMTE.

Cela n’est pas possible. Un dépit glorieux

L’a fait rompre avec vous d’un ton injurieux ;

Du moins l’ai-je laissé commençant une lettre

Qu’il était résolu de vous faire remettre.

LA COMTESSE, la lui présentant.

La voici, lisez-la.

LE COMTE, après l’avoir lue.

Craignez-vous le retour

D’un cœur qui vous méprise ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur. Plus l’amour

Exhale de fureur, et plus il fait connaître

Que, sur le moindre espoir, il est prêt à renaître.

LE COMTE.

D’accord ; mais votre cœur, si jaloux du devoir,

Lui pourra-t-il jamais permettre quelqu’espoir ?

LA COMTESSE.

Je vous réponds que non ; mais enfin la sagesse,

Doit-elle être exposée à combattre sans cesse ?

Le plus sûr est pour moi d’écarter le danger.

Tandis que le Marquis brûle de se venger,

Et que de mon devoir je me rends la victime,

Vous devez seconder le dépit qui l’anime.

LE COMTE.

Il n’en reviendra pas. Sitôt que je vous vis,

Je trouvai mon bonheur dans vos yeux attendris,

M’a-t-il dit : un instant vous rendit infidèle ;

Et, bien loin de rougir d’être si criminelle,

Pour le désespérer, vous en faites l’aveu.

Ce n’est pas tout encor ; vous l’estimez si peu,

Que vous lui protestez, et c’est ce qui l’irrite,

Qu’on ne peut résister à mon parfait mérite ;

Et, poussant à l’excès son indignation,

Vous m’aimez, dites-vous, à l’adoration.

Il le croit fermement. Pour calmer sa colère,

J’ai tâché d’adoucir votre aveu peu sincère.

LA COMTESSE.

Peu sincère ?

LE COMTE.

Oui vraiment.

LA COMTESSE.

Mais...

LE COMTE.

Quoi ! Voudriez-vous

Me tromper comme lui ?

LA COMTESSE.

Vous êtes mon époux :

Chaque jour à mes yeux vous êtes plus aimable,

Et tout ce que j’ai dit doit être véritable.

LE COMTE, en souriant.

Il ne l’est pas encor.

LA COMTESSE.

J’avoue ingénument

Que j’offense à regret un trop fidèle amant,

Et que j’ai pris sur moi plus que je ne puis dire,

Pour gagner sur l’amour un si puissant empire.

LE COMTE.

À vous dire le vrai, je m’en étais douté.

LA COMTESSE.

Je ne crains point l’effet de ma sincérité,

Avec un si bon cœur la feinte est inutile.

Mais qu’avez-vous, Monsieur ? Vous n’êtes plus tranquille.

Ma confiance en vous m’induit-elle en erreur,

Et me suis-je trahie en vous ouvrant mon cœur ?

LE COMTE.

Par ce que je vais faire et ce que je vais dire,

Jusques au fond du mien je veux vous faire lire :

Je vous dois ce retour, que j’ai trop différé.

LA COMTESSE.

Je croyais vous connaître, et j’en aurais juré ;

Le Comte regarde de tous côtés pour voir si quelqu’un écoute.

Mais vos sombres regards me mettent à la gêne.

Que méditez-vous donc ?

LE COMTE.

Je médite une scène

Que jusques à présent vous n’auriez pu prévoir.

LA COMTESSE, d’un ton effrayé.

Une scène, Monsieur ?

LE COMTE.

Oui, oui, vous allez voir.

LA COMTESSE.

Eh quoi ! vous me trompiez ?

LE COMTE.

D’un ton plus bas, de grâce.

Il regarde encore de tous côtés.

Personne ici ne doit savoir ce qui se passe

Entre nous ; mon honneur exige qu’avec soin

Je tâche d’éviter d’avoir aucun témoin.

LA COMTESSE.

Vous me faites frémir.

LE COMTE.

Promettez-moi, Comtesse,

Que vous ne direz rien.

LA COMTESSE, très émue.

Pourquoi cette promesse ?

LE COMTE, se jetant à ses pieds.

En voici la raison.

LA COMTESSE.

Ô ciel ! que faites-vous ?

LE COMTE.

J’adore la vertu, je lui rends à genoux

L’hommage le plus vrai, le plus vif, le plus tendre,

Que du cœur d’un époux elle ait lieu de prétendre.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous m’avez charmé :

Je cachais les transports de mon cœur enflammé,

La honte m’arrêtait ; votre vertu la dompte,

Je me livre à l’amour.

LA COMTESSE.

Ah ! levez-vous, cher Comte.

LE COMTE.

Attendez.

LA COMTESSE.

Je le veux.

LE COMTE.

Vous le voulez en vain ;

Je ne me lève point sans baiser cette main,

Dont la possession fait mon bonheur suprême.

Si vous pouviez m’aimer autant que je vous aime...

LA COMTESSE.

J’y parviendrai bientôt : levez-vous, et croyez...

 

 

Scène III

 

FLORANGE, survenant tout à coup, LA COMTESSE, LE COMTE

 

FLORANGE.

Quoi ! Madame, je trouve un amant à vos pieds !

Il vous baise la main ! Vous le souffrez sans peine,

Tandis que mon amour allume votre haine !

Inconstante, perfide, ingrate !

LA COMTESSE.

Avez-vous dit ?

FLORANGE.

Cette sécurité redouble mon dépit.

Vous ne rougissez point d’une telle aventure !

Ce devoir rigoureux, cette vertu si pure,

Qui bravait ma douleur, condamnait mes soupirs,

Vous permet en secret de coupables plaisirs !

Au plus fidèle amant c’est peu d’être cruelle,

Perfide, à votre époux vous êtes infidèle !

LA COMTESSE.

Qui vous a dit cela ?

FLORANGE.

Qui me l’a dit ? Mes yeux.

LA COMTESSE.

Ils vous trompent, Marquis.

FLORANGE.

Mon dépit furieux

Ne peut se contenir à la voir si tranquille.

LA COMTESSE.

Si j’osais m’expliquer...

FLORANGE.

Ah ! propos inutile.

Que peut-on objecter à tout ce que j’ai vu ?

Sexe faible et trompeur, c’est donc là ta vertu !

LA COMTESSE, au Comte.

Je me lasse à la fin d’entendre ce langage ;

Faites-le donc finir.

FLORANGE.

Lui ? Le traître m’engage

À le laisser entrer dans le fond de mon cœur ;

Il paraît pénétré de ma juste douleur,

Par une amitié feinte il séduit ma franchise,

Et tout ce que je pense il veut que je le dise,

Pour venir en secret, sitôt qu’il m’a quitté,

Triompher à vos pieds de ma crédulité.

Sa lâche trahison par vous est applaudie :

Mais je me vengerai de cette perfidie.

LA COMTESSE, au Comte.

Déclarez-vous enfin, il est temps de parler.

LE COMTE, à Florange, en souriant.

Je laisse à vos fureurs le temps de s’exhaler ;

Deux mots vont les calmer. Apprenez donc, Florange...

FLORANGE, d’un air furieux.

Je ne suis plus ta dupe, il faut que je me venge ;

Viens, suis-moi.

LA COMTESSE, arrêtant Florange.

Juste ciel ! Ah ! Florange, écoutez.

FLORANGE.

Non, je n’écoute rien.

Au Comte.

Avançons.

LA COMTESSE, retenant le Comte.

Arrêtez.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, accourant, LE COMTE, LA COMTESSE, FLORANGE

 

LE BARON.

Qu’est-ce donc que j’entends ? Voici bien du vacarme.

LA COMTESSE.

C’est un malentendu qui cause votre alarme.

Vous venez à propos finir ce différend.

Florange furieux...

LE BARON, à Florange.

Quelle fougue vous prend ?

Quand vous serez chez vous, mettez-vous en furie ;

Mais chez moi, ventrebleu ! point de bruit, je vous prie.

Vous êtes, je le vois, une tête à l’évent,

Qui pour un rien s’échauffe, et s’échappe souvent.

FLORANGE.

Si vous saviez, Monsieur, le sujet qui m’anime...

LE BARON, à la Comtesse.

De quoi s’agit-il donc ?

LA COMTESSE.

C’est qu’il me fait un crime

De ce qu’il a trouvé Monsieur à mes genoux.

LE BARON.

Le trait est merveilleux !

À Florange.

De quoi vous mêlez-vous ?

FLORANGE.

Comment ! vous approuvez...

LE BARON.

Oui, j’approuve qu’il l’aime,

Qu’il l’adore.

FLORANGE.

Qu’entends-je ?

LE BARON.

Et j’en suis charmé même.

FLORANGE, furieux.

Vous en êtes charmé !

LE BARON.

Jusques au fond du cœur,

Et j’en fais compliment à ma fille.

FLORANGE.

L’honneur

Vous permet-il, Baron, de tenir ce langage ?

Vous vous réjouissez de ce qu’on vous outrage ?

LE BARON.

Oh ! cet outrage-là me flatte infiniment,

Et je l’apprends de vous avec ravissement.

FLORANGE.

Me voilà confondu.

À part.

Cet homme est en délire.

LE BARON.

Plus vous êtes fâché, plus vous me faites rire.

FLORANGE, d’un ton fier et piqué.

Je n’aurais jamais cru que cela fût plaisant.

LE BARON.

Et cela l’est pourtant ; demandez.

FLORANGE, à la Comtesse.

À présent

Vous pouvez librement suivre vos goûts, Madame ;

On ne vous gêne point.

LE BARON, au Comte, en riant.

Il est bon, sur mon âme.

FLORANGE.

Aux yeux de votre père avoir un favori !

Vous en applaudir même !

LE BARON.

Oui, si c’est un mari.

FLORANGE.

Un mari ! Quoi ! c’est là le comte de Forville ?

LE BARON.

C’est lui : cela va-t-il vous échauffer la bile ?

FLORANGE.

Je meurs de honte. Ô ciel !

Au Comte.

Vous permettez, je crois,

Que je tombe à ses pieds pour la dernière fois.

Je vous ai fait, Madame, une horrible injustice :

La honte que j’en ai suffit pour mon supplice,

Et j’en dois à vos yeux expirer de douleur.

LA COMTESSE, d’un air dédaigneux.

Eh ! levez-vous, Marquis.

LE BARON.

Comme c’est une erreur,

On vous excuse.

LA COMTESSE.

Non, il est inexcusable ;

Il me connaissait trop pour me croire coupable :

C’est au dernier excès me manquer de respect ;

Et je ne saurais plus supporter son aspect.

Elle sort.

LE BARON, la suivant.

Passons donc chez Julie ; on attend sa réponse,

L’oncle du duc me presse, il faut qu’elle prononce.

 

 

Scène V

 

FLORANGE, LE COMTE

 

FLORANGE.

Vous êtes donc, Monsieur, le bienheureux époux

De la Comtesse ?

LE COMTE, en souriant.

Oui.

FLORANGE.

Que ne le disiez-vous ?

Vous m’auriez épargné la ridicule esclandre

Que j’ai fait.

LE COMTE.

Vous avez refusé de m’entendre,

Quand j’ai pris le parti de vous tirer d’erreur.

FLORANGE.

N’avais-je pas raison de me mettre en fureur ?

Pourquoi m’avoir trompé par de si longues feintes ?

LE COMTE.

Était-ce vous tromper que d’écouter vos plaintes ?

Vous m’avez fait d’abord votre cher confident ;

Est-ce ma faute ?

FLORANGE.

Non ; je suis un imprudent.

LE COMTE, en souriant.

Ma foi, vous l’avez dit.

FLORANGE.

Je ne puis trop le dire,

El je vous ai donné de beaux sujets de rire.

LE COMTE.

Cela doit vous apprendre à connaître les gens,

Avant de leur ouvrir à fond vos sentiments.

FLORANGE.

Je conviens galamment de mon étourderie ;

Mais vous avez bien loin poussé la raillerie.

Il n’a tenu qu’à vous de me désabuser :

Je vois que ma méprise a dû vous amuser.

LE COMTE.

Oui, je m’amusais fort de votre confidence.

Mais moi-même j’ai fait une grande imprudence ;

Car à quoi m’exposais-je ! il est bien des maris

Qu’un cas pareil au nôtre aurait peu divertis.

FLORANGE.

Oh ! je vous en réponds ; et, plus heureux que sage,

La Comtesse vous sert à souhait, dont j’enrage.

LE COMTE.

Je vous suis obligé.

FLORANGE.

Vous auriez mérité

Qu’on n’eût pas eu pour vous plus de fidélité

Que pour moi ; mais je vois qu’elle vous aime encore,

Et que vous l’adorez.

LE COMTE.

Ma foi, si je l’adore,

Ce n’est pas sans raison.

FLORANGE.

Ces beaux feux s’éteindront ;

Patience.

LE COMTE.

Pour moi, je crois qu’ils dureront.

FLORANGE.

Oh ! nous verrons.

LE COMTE.

Du moins j’y ferai mon possible.

FLORANGE.

Vous vous croyez, sans doute, un mérite invincible.

LE COMTE, en riant.

Le vôtre, par bonheur, n’a pas trop opéré.

FLORANGE.

Ma foi, je m’en console.

LE COMTE.

Ah ! je vous en sais gré.

FLORANGE.

Et je n’aspire plus qu’à prendre ma revanche.

J’avais peine à changer, mais enfin mon cœur penche

Vers l’infidélité ; c’est le plus sûr moyen

De punir l’infidèle.

LE COMTE, en souriant.

Eh ! cela se peut bien.

FLORANGE.

Oh ! j’en suis assuré ; car bien que la Comtesse

De suivre son exemple elle-même me presse,

Comptez qu’au fond du cœur sa gloire en gémira,

Et peut-être si haut, qu’elle me vengera.

Quel triomphe pour lors ce sera pour la mienne !

J’attends qu’avec sa sœur le Chevalier revienne

Pour me la faire voir, et préparer les nœuds

Qui, grâce à mon dépit, sont l’objet de mes vœux.

Mais ce Duc m’inquiète, et je crains que Julie

Ne m’immole à son rang : aidez-moi, je vous prie,

À soutenir son cœur contre l’ambition.

Vous devez me servir en cette occasion :

Tant que je serai libre, il est toujours à craindre

Que mon feu ne renaisse ; achevons de l’éteindre.

Je crois, sans vanité, que c’est votre intérêt ;

Car, malgré mon dépit...

LE COMTE.

Le Chevalier paraît ;

De son aimable sœur il a la confiance,

Et vous pouvez, par lui, savoir ce qu’elle pense.

 

 

Scène VI

 

JULIE, FLORANGE

 

FLORANGE, courant au-devant d’elle.

Ah ! mon cher Chevalier, je vous revois enfin !

Vous me laissez en proie au plus cruel chagrin.

JULIE.

Qu’est-ce qui vous chagrine ?

FLORANGE.

Un incident horrible,

Auquel je dois compter que vous serez sensible.

JULIE.

Apprenez-le-moi donc.

FLORANGE.

On traverse mes vœux :

J’ai tout à redouter d’un rival dangereux.

Non content de s’offrir, il sollicite, il presse.

JULIE.

Quoi ! quelqu’un vient ici séduire la Comtesse ?

Morbleu ! quel qu’il puisse être, il mourra de ma main,

Et ce fer, à vos yeux, va lui percer le sein.

FLORANGE.

Eh ! comment pouvez-vous me soupçonner encore

D’être l’amant jaloux d’un objet que j’abhorre,

Avec qui j’ai rompu de bouche et par écrit ?

JULIE.

Quoi ! suivant mon conseil...

FLORANGE.

Aussitôt fait que dit.

J’ai tracé sur-le-champ la plus piquante lettre

Qu’un dépit furieux pût jamais se permettre.

JULIE.

Rien n’est plus héroïque. Eh ! quel est ce rival

Qui peut, me dites-vous, vous devenir fatal ?

FLORANGE.

Vous ignorez encor qu’on demande Julie ?

JULIE.

Oui ; car j’étais allé chez mon ancienne amie.

Comme elle n’est pas loin, nous nous voyons souvent,

Et nous n’avions qu’un cœur autrefois au couvent.

FLORANGE, d’un air rêveur.

Au couvent, Chevalier ?

JULIE, à part.

Ô ciel ! quelle imprudence !

Il faut la réparer.

FLORANGE.

Mais vous rêvez, je pense.

JULIE, en souriant.

Non, je m’explique mal. Cette amie, entre nous,

Est une belle à qui je faisais les yeux doux,

Quand j’allais au couvent visiter la Comtesse.

On veut la marier, et son père s’empresse

Pour le parti qui s’offre, et qui lui paraît bon.

FLORANGE.

J’entends.

JULIE.

C’est un parent du jeune duc d’Albon,

Qui le protège fort auprès de mon amie.

FLORANGE.

Savez-vous que ce Duc veut épouser Julie ?

JULIE.

Quoi ! c’est là ce rival dont vous parliez ?

FLORANGE.

C’est lui.

Son oncle le propose, et veut dès aujourd’hui,

Même dès ce moment, conclure cette affaire.

JULIE.

Qui vous a dit cela ?

FLORANGE.

C’est monsieur votre père.

Qu’en dites-vous, mon cher ? Ouvrez-moi votre cœur.

JULIE.

À mon avis, le Duc nous fait bien de l’honneur.

FLORANGE.

Quoi ! cela vous séduit ?

JULIE.

Pour une ambitieuse,

Cette tentation serait bien dangereuse.

FLORANGE.

Je vous entends, Julie a le cœur assez vain

Pour me sacrifier.

JULIE.

Cela n’est pas certain.

FLORANGE.

Mais près d’elle, du moins, vous devez me défendre.

JULIE.

Nous verrons.

FLORANGE.

Nous verrons ! Vous me faites comprendre

Qu’entre le Duc et moi vous allez balancer.

JULIE.

Mais laissez-nous, du moins, le loisir d’y penser.

FLORANGE.

Ah ! si je suis aimé, l’affaire est décidée.

JULIE.

Vous avez de l’amour une très haute idée ;

Mais dans un cœur de fille il prend un rang plus bas,

Lorsque la vanité lui dispute le pas.

FLORANGE.

J’augurais beaucoup mieux de celui de Julie.

Faites que je lui parle un moment, je vous prie.

À vous dire le vrai, j’ai peine à concevoir

Pourquoi je ne saurais parvenir à la voir.

JULIE.

Donnez-vous patience.

FLORANGE.

Eh ! pourquoi ce mystère ?

Il me devient suspect et je ne puis m’en taire.

JULIE.

Ce mystère est fondé sur de bonnes raisons,

Qu’en temps et lieu, mon cher, nous vous dévoilerons.

FLORANGE.

Mais cependant le Duc avance sa poursuite :

J’apprends qu’avec ardeur son oncle sollicite.

Eh quoi ! souffrirez-vous, ayant tant fait pour moi,

Qu’on me fasse l’affront...

JULIE.

Je vous entends, je crois.

FLORANGE.

Comment donc ?

JULIE.

Proprement, c’est une vaine gloire

Qui vous fait sur le Duc souhaiter la victoire ;

Voilà le vif objet de votre passion :

Pour l’amour, il n’en est nullement question.

FLORANGE.

Eh, morbleu ! Chevalier, faut-il le dire encore ?

Julie ayant vos traits, comptez que je l’adore.

Que j’expire à l’instant si je ne vous dis vrai !

JULIE.

Vous le croyez ainsi, mais faisons-en l’essai.

FLORANGE.

Quoi donc ! vous exigez une nouvelle épreuve ?

JULIE.

Vraiment oui, je l’exige. Il nous faut une preuve

Qui ne laisse aucun doute, et sitôt qu’on l’aura,

Je promets que Julie à vos yeux s’offrira.

FLORANGE.

Voyons donc.

JULIE.

Aurez-vous la force et le courage,

Marquis, de demander Julie en mariage

Devant la Comtesse ?

FLORANGE.

Oui, je vous en fais serment :

Mais aussi jurez-moi très solennellement

Que sur le duc d’Albon j’aurai la préférence.

JULIE.

Je ne veux m’engager qu’après l’expérience :

Comme vous agirez on agira pour vous

FLORANGE.

Je m’abandonne donc à l’espoir le plus doux,

Cher ami.

JULIE.

Pour hâter l’effet de ma promesse,

Il faut que vous voyiez au plus tôt la Comtesse.

FLORANGE.

Qui ? moi, la voir encor ! Pourquoi ?

JULIE.

Pour la prier

De venir chez mon père, et de vous appuyer

Pour obtenir ma sœur.

FLORANGE.

Mais songez, je vous prie,

Qu’elle ma défendu...

JULIE.

Mais songez que Julie

L’exige absolument.

FLORANGE.

La Comtesse croira

Que je veux la braver, et s’en offensera.

JULIE, gravement.

Écoutez ces trois mots : ménager la Comtesse,

C’est obliger Julie à devenir duchesse.

FLORANGE, voulant sortir.

Je ne balance plus.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, JULIE, FLORANGE

 

LE BARON, à Julie.

Ah ! je vous trouve enfin !

Eh ! d’où venez-vous donc, mon petit libertin ?

JULIE.

Je viens de visiter ma chère Céliante.

Elle m’avait écrit une lettre pressante,

Qui ne pouvait souffrir aucun retardement :

J’ai couru, j’ai volé, j’arrive en ce moment.

LE BARON.

Il est bien question des affaires des autres,

Quand nous sommes pressés de travailler aux vôtres.

JULIE.

Aux miennes ? Quelle affaire ai-je donc, s’il vous plaît ?

LE BARON.

Vous prenez à Julie un si vif intérêt,

Que le sien est pour vous une affaire réelle ;

Déterminez-la donc. Un Duc s’offre pour elle.

Je sais que j’ai promis, même sur mon honneur,

De souffrir que son choix fût celui de son cœur ;

Mais, dans le cas présent, si son cœur est bien sage,

Il ne s’en prévaudra que pour son avantage.

JULIE.

La sagesse et le cœur sont rarement d’accord.

LE BARON.

Je ne le vois que trop ; mais pressez-la si fort

Que la sagesse enfin...

JULIE.

Souffrez qu’on délibère

Pendant quelques moments.

LE BARON, tirant Julie à l’écart.

Non, non ; c’est une affaire

Qui doit flatter Julie, et qu’on veut terminer

Sur-le-champ.

JULIE.

Mais enfin...

LE BARON, bas, à Julie.

Morbleu ! sans raisonner,

Je veux que de ma part vous lui fassiez entendre

Que je serais charmé d’avoir un Duc pour gendre,

Qu’il n’est plus question d’aucun autre projet :

Cessons de manœuvrer, il faut venir au fait.

Allez la disposer à paraître...

JULIE, bas, au Baron.

De grâce,

Ne dites rien encore au Marquis.

LE BARON, haut.

Je me lasse

De tout ceci : partez.

JULIE.

Attendez un moment.

LE BARON.

Au fait, vous dis-je encor ; pressons le dénouement.

JULIE.

Il ne tardera pas.

LE BARON.

Dites bien à Julie

Que je veux voir la fin de cette comédie.

FLORANGE.

Eh ! quelle comédie est-ce qu’on joue ici ?

LE BARON.

Vous y jouez un rôle, et moi j’y joue aussi.

Mais le meilleur de tous, par ma foi, c’est le vôtre.

FLORANGE, d’un air fier.

C’est le mien ?

JULIE.

Oui. Pour moi j’en vais jouer un autre.

FLORANGE.

Quel autre ?

JULIE.

Vous verrez.

FLORANGE.

Qu’entendez-vous par là ?

JULIE.

Faites ce que j’ai dit, ne pensez qu’à cela.

Vous-même vous voyez combien l’affaire presse.

Sans perdre un seul instant allez voir la Comtesse.

FLORANGE.

Je vous obéis ; mais...

JULIE.

Songez...

LE BARON, les séparant.

Que de propos !

Prétendez-vous long-temps troubler notre repos ?

Je veux du sérieux.

À Julie.

Vous m’entendez, je pense.

Concluez, ou je vais prononcer la sentence.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FLORANGE, seul

 

Ah ! cruel Chevalier, à quoi m’engages-tu ?

Par un injuste éclat j’ai blessé la vertu :

Faut-il donc la braver pour mériter Julie ?

Mais dois-je ménager l’ingrate qui m’oublie

Dès que je disparais, et qui fait son bonheur

D’une infidélité qui m’arrache le cœur ?

Car, malgré mon dépit, je la regrette encore,

Et je sens que je hais un objet que j’adore.

Que j’adore ! et je puis m’avouer ce retour !

Non, ma gloire irritée a détruit mon amour :

Un trop juste mépris triomphe de l’ingrate,

Jusqu’au dernier excès je prétends qu’il éclate ;

Suivons ce qu’il m’inspire ; et, loin de balancer,

Achevons de me vaincre à force d’offenser.

D’ailleurs, puis-je souffrir qu’un rival m’humilie ;

Que son rang l’autorise à m’enlever Julie ?

Il est de mon honneur de ne lui point céder.

Pour triompher de lui, je vais tout hasarder :

Cet objet suffit seul pour vaincre ma faiblesse,

Et j’oserai briguer l’appui de la Comtesse.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, FLORANGE

 

FLORANGE.

Vous venez à propos.

LE COMTE.

De quoi s’agit-il donc,

Marquis ?

FLORANGE.

De me sauver le plus sensible affront.

Entre le Duc et moi, le Chevalier balance.

LE COMTE.

Oh, oh !

FLORANGE.

Je ne veux pas vous vanter ma naissance ;

Mais vous n’ignorez point que je suis né d’un sang

Qui peut aller de pair avec le plus haut rang.

LE COMTE.

Tout le monde le sait.

FLORANGE.

Cependant on l’oublie :

Pour un titre de moins, je vais perdre Julie :

Quelle honte pour moi !

LE COMTE.

C’est donc là le motif

Qui seul vous intéresse, et qui vous rend si vif ?

On peut vous supplanter, votre gloire est émue ?

Pour Julie...

FLORANGE.

Après tout, je ne l’ai jamais vue ;

Comment puis-je l’aimer ? J’ai peine à concevoir

Pourquoi je ne saurais parvenir à la voir.

LE COMTE.

Un peu de patience.

FLORANGE.

À quoi bon ce mystère ?

Il me devient suspect, je ne puis plus le taire.

Je soupçonne, entre nous, qu’elle a moins de beauté

Que l’aimable portrait dont mon cœur est flatté,

Et qui certainement surpasse la copie

Qu’on ose me promettre en me montrant Julie.

LE COMTE.

La copie est fidèle, on ne vous trompe pas.

Et...

FLORANGE.

Qu’elle offre à mes yeux ou plus ou moins d’appas,

C’est maintenant l’objet de la moindre importance :

Mais, si sur moi le Duc avait la préférence,

Ce serait pour ma gloire un incident cruel,

Et j’en ressentirais un déplaisir mortel.

LE COMTE, en souriant.

Dont vous guéririez en aimant la Comtesse.

FLORANGE.

Je n’en répondrais pas. Vous voyez ma faiblesse,

Prévenez ce retour.

LE COMTE.

Volontiers ; mais en quoi

Pourrais-je vous servir ?

FLORANGE.

On exige de moi

Que j’ose la prier de me faire une grâce.

LE COMTE.

Une grâce ?

FLORANGE.

Oui, Monsieur.

LE COMTE.

Que veut-on qu’elle fasse ?

FLORANGE.

Le généreux effort d’agir en ma faveur,

Pour empêcher le Duc de m’enlever sa sœur.

Mais puis-je m’en flatter ? Je l’ai trop offensée.

LE COMTE.

Je sais que contre vous elle est très courroucée ;

Mais elle est généreuse, et je vais l’en prier.

FLORANGE.

Cela ne suffit pas.

LE COMTE.

Pourquoi ?

FLORANGE.

Le Chevalier

Prétend que je la voie, et l’en presse moi-même.

C’est user envers moi d’une rigueur extrême ;

J’ai peine à m’y résoudre ; et cependant il faut

Que, malgré son courroux, je lui parle au plus tôt.

Faites-moi, je vous prie, obtenir audience.

LE COMTE.

Je ne vous réponds pas qu’elle ait la complaisance

Que vous sollicitez : elle a cent fois juré

De ne vous voir jamais.

FLORANGE.

Je suis très assuré

Que, si vous la priez de m’écouter encore,

Vous saurez l’obtenir ; car elle vous adore,

Je ne le sais que trop.

LE COMTE.

Il faut donc l’éprouver.

Dans un quart d’heure, au plus, venez me retrouver.

Je vous introduirai, si la chose est possible.

FLORANGE.

À vos bontés, Monsieur, je serai très sensible.

Pour en hâter l’effet, je vous laisse un moment.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, seul

 

Rien n’est plus singulier que cet événement.

Il faut donc me résoudre à conjurer ma femme

De revoir son amant ! Je suis une bonne âme !

Pas si bonne pourtant : l’excès de ma bonté

Ne tend qu’à contenter ma curiosité.

Je brûle d’éprouver si ma discrète épouse

Des progrès de sa sœur n’est point un peu jalouse,

Et si son cœur, au fond, ne serait point charmé

Que le Duc fit exclure un amant trop aimé.

Si le Marquis obtient l’effet de sa prière,

Elle a sur elle-même une victoire entière ;

Mais, s’il est refusé, je serai trop certain

Que pour vaincre l’amour elle combat en vain.

La voici justement ; tâchons d’avoir la preuve

Que sa rare vertu peut être à toute épreuve.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Le Marquis sort d’ici, ce me semble ?

LE COMTE.

Oui vraiment.

LA COMTESSE.

Eh ! que vous voulait-il ?

LE COMTE.

Il souhaite ardemment

De vous parler.

LA COMTESSE.

À moi ?

LE COMTE.

Vous voilà tout émue !

LA COMTESSE.

A-t-il encor le front de s’offrir à ma vue ?

Que peut-il me vouloir ?

LE COMTE.

Ma foi, je n’en sais rien.

Vous pourrez me le dire après votre entretien,

En cas que vous vouliez m’en faire confidence.

LA COMTESSE.

Oh ! je vous la ferai. C’est en votre présence

Que je veux l’écouter, si vous me l’ordonnez.

LE COMTE.

Eh ! fi donc !

LA COMTESSE.

En un mot, je le veux.

LE COMTE.

Comprenez,

Une fois pour toujours, que ma parfaite estime,

Du plus léger soupçon saurait me faire un crime.

LA COMTESSE.

Plus vous comptez sur moi, plus je dois m’appliquer

À ne hasarder rien qui puisse vous choquer.

Concluons ; voulez-vous que je parle à Florange ?

LE COMTE, vivement.

Eh oui !

LA COMTESSE.

Demeurez donc.

LE COMTE.

Vous êtes bien étrange.

LA COMTESSE.

Vous l’êtes plus que moi, de vouloir m’exposer...

LE COMTE.

Avec tant de vertu vous pouvez tout oser.

LA COMTESSE.

Elle me le défend.

LE COMTE.

Eh ! trêve de scrupule.

Voulez-vous, dites-moi, me rendre ridicule ?

Car si je reste ici quand Florange viendra,

D’un sentiment jaloux il me soupçonnera ;

Il en rira, sans doute, et j’en aurai la honte.

Sauvez-moi ce chagrin.

LA COMTESSE.

Mais, Monsieur, à ce compte,

La gloire peut sur vous beaucoup plus que l’amour.

Ce que je fais pour vous mérite du retour,

Ce me semble.

LE COMTE.

Ah ! comptez que ma reconnaissance...

LA COMTESSE.

Cependant quand j’exige un peu de complaisance,

Riant de l’embarras auquel vous m’exposez,

De peur d’être raillé, vous me la refusez.

Je ne m’en cache point, ce refus m’est sensible.

LE COMTE.

Apprenez qu’aujourd’hui l’objet le plus risible

Est un mari jaloux. Tous nos fats du bel air,

Pour n’être point crus tels, paraissent de concert,

Raillant de leur malheur, de peur qu’on ne les fronde,

Et leur illustre exemple impose à tout le monde.

LA COMTESSE.

Qu’il vous impose ou non, je n’en croirai que moi :

La mode ne m’est rien, mon devoir est ma loi.

LE COMTE.

Mais je me fie à vous, à quoi bon ce scrupule ?

Un excès de vertu peut être ridicule.

Lafontaine !

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LAFONTAINE

 

LAFONTAINE.

Monsieur !

LE COMTE.

Va-t’en dire au Marquis

Que Madame l’attend.

LA COMTESSE.

Mais...

LE COMTE.

Calmez vos esprits,

Je demeure avec vous.

LA COMTESSE.

Allume voilà tranquille.

À Lafontaine.

Qu’il vienne donc.

Lafontaine sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE.

Je suis un mari bien facile !

LA COMTESSE, en souriant.

Ah ! vous êtes trop bon de faire cet effort.

LE COMTE.

Sachez-m’en gré, Comtesse, ou vous avez grand tort

 

 

Scène VII

 

FLORANGE, LE COMTE, LA COMTESSE

 

FLORANGE.

Madame, pardonnez si j’ose encore attendre

Une grâce de vous. Voulez-vous bien m’entendre ?

LE COMTE.

Sans doute elle le veut : pouvez-vous en douter ?

LA COMTESSE.

Il le devrait, du moins ; mais il faut l’écouter,

Puisque vous l’ordonnez.

LE COMTE.

Ma présence le gêne ;

Je vous laisse en repos achever votre scène.

LA COMTESSE, au Comte.

Non, Monsieur, s’il vous plaît ; je vous retiens ici.

LE COMTE.

Eh ! laissez-moi sortir.

LA COMTESSE.

Je m’en vais donc aussi.

Le Comte reste. À Florange.

Je ne voulais, Marquis, vous parler de ma vie,

Que lorsque vous seriez le mari de Julie.

FLORANGE.

Faites donc qu’au plus tôt vous le voyiez en moi.

Elle a déjà mon cœur, assurez-lui ma foi.

Vous avez tout pouvoir sur monsieur votre père ;

Et le plus grand plaisir que vous puissiez me faire,

C’est que vous m’honoriez d’un si puissant appui,

Qu’il veuille en ma faveur décider aujourd’hui.

On m’oppose un rival que j’ai tout lieu de craindre :

Mais à se désister vous sauriez le contraindre,

Si pour moi vous faisiez un effort généreux.

LA COMTESSE, d’un ton fier et piqué.

Un effort, dites-vous ? Si, pour vous rendre heureux,

Mon crédit peut suffire, il n’est rien, je vous jure,

Qui puisse me causer une joie aussi pure.

Rien ne me coûte moins que de vous seconder.

FLORANGE.

Vous avez pris le soin de m’en persuader.

LA COMTESSE.

Soyez-en donc bien sûr.

FLORANGE.

Et c’est cette assurance

Qui fonde en vos bontés toute ma confiance,

Et qui me fait risquer de recourir à vous,

Pour obtenir l’effet de mes vœux les plus doux.

LA COMTESSE.

Vous l’obtiendrez, Monsieur, si l’on daigne m’en croire.

FLORANGE.

Vous devoir mon bonheur, quelle sera ma gloire !

LA COMTESSE.

Cela suffit.

FLORANGE.

Comptez...

LA COMTESSE.

Marquis, vous voulez bien

Que nous ne poussions pas plus loin cet entretien ?

Je vais agir pour vous...

FLORANGE.

Et ma reconnaissance

Sera du moins égale.

LA COMTESSE, d’un air de mépris.

Eh ! je vous en dispense.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE, en souriant.

S’il croyait vous braver, votre noble fierté

Doit l’avoir, ce me semble, un peu déconcerté.

Vous êtes un prodige, il faut que je vous loue ;

Mais vous étiez piquée.

LA COMTESSE.

Oui, Comte, je l’avoue.

Mais venir de sang-froid demander mon appui !

Ah ! je n’attendais pas un si beau trait de lui.

Qu’en dites-vous ?

LE COMTE.

Ce trait frise l’impertinence.

LA COMTESSE, vivement.

C’en est une.

LE COMTE.

À peu près.

LA COMTESSE.

C’était assez, je pense,

Qu’un billet outrageant exhalât son dépit.

Pour obtenir ma sœur, implorer mon crédit,

C’est au dernier excès pousser l’impolitesse,

Et la dureté même.

LE COMTE, en riant.

Ah ! ma pauvre Comtesse,

Que vous l’aimez encor ! dites-le franchement.

LA COMTESSE.

L’orgueil, plus que l’amour, m’agite en ce moment.

Le devoir sur mon cœur a gagné la victoire,

Mais il n’a pas encor triomphé de ma gloire.

Mon sexe de l’amour peut vaincre le transport ;

Vaincre la vanité, c’est son dernier effort.

LE COMTE.

Mais la vôtre, après tout, ne souffre aucun dommage.

Obéir à votre ordre, est-ce vous faire outrage ?

Vous pressez le Marquis d’épouser votre sœur ;

Il tâche à l’obtenir, cela vous fait honneur.

Tout bien considéré, ce n’est point une injure.

LA COMTESSE.

Ce n’en était point une avant notre rupture :

Vouloir me voir ensuite, et me solliciter,

Ce n’est point m’obéir, c’est venir m’insulter.

LE COMTE.

Oui, vous me rappelez à ma première idée ;

Il voulait vous braver.

LA COMTESSE.

J’en suis persuadée.

LE COMTE.

Et j’en suis convaincu. Vengez-vous.

LA COMTESSE.

Eh ! comment ?

LE COMTE.

Loin de le seconder, agissez vivement

Pour le Duc.

LA COMTESSE.

Pour le Duc ! vous me croyez bien femme !

Accordez-moi du moins un peu de grandeur d’âme :

Personne mieux que vous n’en a connu l’effet.

LE COMTE.

J’en conviens. Enfin donc, quel est votre projet ?

LA COMTESSE.

D’agir de bonne foi pour seconder Florange.

Il me brave, il m’offense, et ma vertu me venge,

Pour faire son bonheur, plus l’effort sera grand,

Mieux je le convaincrai qu’il m’est indifférent :

C’est ce que mon devoir et ma gloire m’inspirent.

LE COMTE.

Ma foi, tous ces héros que les hommes admirent,

Méritent moins que vous leurs éloges pompeux,

Et vous feriez de moi l’homme le plus heureux

Si j’avais votre cœur.

LA COMTESSE.

Vous l’aurez, j’en suis sûre ;

Soyez-en sûr aussi, c’est lui qui vous le jure.

LE COMTE, avec vivacité.

Savez-vous que je vais devenir votre amant ?

LA COMTESSE.

Comte, vous plaisantez.

LE COMTE.

Non, sérieusement.

Vous êtes aujourd’hui la femme singulière.

Vous me forcez enfin à changer de manière :

C’est peu de vous aimer, je vais le publier,

Et montrer à mon tour un mari singulier.

LA COMTESSE.

Que diront nos plaisants ?

LE COMTE.

D’avance je les brave.

De ces fades railleurs je cesse d’être esclave :

Plus ils m’assailliront, plus je serai content.

Eh ! ne vous dois-je pas cet hommage éclatant ?

Tout l’exige de moi, quoi qu’ils en puissent dire.

Je ferai plus.

LA COMTESSE.

Quoi donc ?

LE COMTE.

Pour les faire mieux rire,

Non content à leurs yeux d’être amoureux de vous,

Je me donnerai l’air de paraître jaloux.

Peut-on mieux triompher d’une mauvaise honte,

Et braver le public ?

LA COMTESSE.

C’en est trop, mon cher Comte ;

De grâce, épargnez-moi cette preuve d’amour.

LE COMTE.

Ah ! voici votre sœur plus belle que le jour.

 

 

Scène IX

 

JULIE, en habit de femme, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, à Julie.

Enfin, ma chère enfant, vous voilà sous les armes.

Pour enchanter le Duc vous reprenez vos charmes,

Apparemment. Ce soir il doit venir ici,

À ce que l’on m’a dit.

JULIE.

On me l’a dit aussi.

LE COMTE.

Quel parti prenez-vous ?

JULIE.

Je suis bien incertaine.

LA COMTESSE.

Je ne le croyais pas. Êtes-vous assez vaine

Pour immoler Florange à votre ambition ?

JULIE.

J’ai peine à surmonter mon inclination ;

Mais je veux éprouver si Florange en est digne.

À braver vos appas il faut qu’il se résigne.

LA COMTESSE.

Comment ?

JULIE.

En vous priant de m’obtenir pour lui.

LA COMTESSE.

Est-ce tout ?

JULIE.

Non ; je veux que, sûr de votre appui,

Il s’adresse à mon père, et qu’en votre présence

Il me demande à lui, mais avec tant d’instance,

Tant d’ardeur, qu’il me prouve, à n’en pouvoir douter,

Que son premier penchant ne peut plus l’arrêter :

Ce sont là les deux points qu’absolument j’exige.

LA COMTESSE, en souriant.

Sans vous embarrasser qu’il me plaise ou m’afflige ?

JULIE.

Je connais votre force, et je n’en puis douter.

LA COMTESSE.

Mais vos prétentions pourraient le rebuter.

JULIE.

Non ; car il m’a promis d’agir en conséquence.

LA COMTESSE.

Ah ! j’ai donc vu l’effet de son obéissance

Sur le premier article ; il s’en est acquitté.

JULIE.

Tout de bon ?

LA COMTESSE.

Oui, ma sœur.

LE COMTE.

Et d’un air de fierté,

Qui, pour le second point, est d’un fort bon augure.

JULIE.

C’est là que je l’attends. D’avance je vous jure,

S’il n’ose devant vous me demander ma foi,

Que mon ambition disposera de moi.

Entre nous, le duché me donne du courage.

LA COMTESSE.

J’ai supporté pour vous le plus sensible outrage

De la part du Marquis, et, de votre côté,

Vous devez seconder ma générosité.

Vous aimez trop Florange...

JULIE.

Ah ! j’en suis désolée.

Il faut absolument qu’il m’ait ensorcelée.

Refuser un duché ! je suis folle à lier.

N’importe. J’ai quitté mon habit cavalier,

Pour m’offrir au Marquis sous ma propre figure ;

Je veux en voir l’effet, et ne puis rien conclure.

LE COMTE.

Ne vous a-t-il point vue encor sous ces habits ?

JULIE.

Point du tout ; aussitôt que je les ai repris,

Pour vous en avertir je suis vite accourue.

LA COMTESSE.

Il faut donc avancer la première entrevue ;

Nous allons l’amener. Mais le voici, je crois.

JULIE.

C’est lui-même ; laissez-le un moment avec moi.

 

 

Scène X

 

FLORANGE, JULIE

 

FLORANGE, à part.

Le Chevalier se cache ; il m’évite, je pense :

Apercevant Julie.

Mais, est-ce là sa sœur ? Ciel, quelle ressemblance !

JULIE, à part.

Le voilà bien surpris ! il doit l’être.

FLORANGE, à part.

Mes yeux

N’ont jamais rien trouvé de si prodigieux.

Qu’un rapport si parfait et me frappe et m’étonne !

Ou le frère et la sœur sont la même personne,

Ou la nature en eux a su se répéter.

Il s’approche peu à peu de Julie en la considérant, puis il dit.

Oh ! c’est le Chevalier qui veut me plaisanter.

Vous croyez m’éblouir ; soyez sûr, je vous prie,

Que je reconnais bien le frère de Julie.

JULIE, d’un air sérieux.

Moi, son frère ?

FLORANGE.

Lui-même.

JULIE, après avoir ri.

Ah ! le trait est charmant !

Je ne m’attendais pas à ce doux compliment.

FLORANGE, à part.

C’est sa voix, c’est son ton, c’est son air, c’est lui-même.

Haut.

Vous voulez me prouver que cette sœur qui m’aime,

Mérite qu’on l’adore. Oui, Chevalier, vos traits,

Sous ce déguisement, ont encor plus d’attraits.

Si vous étiez la sœur, ce que je ne puis croire,

Vous ne douteriez plus d’une pleine victoire.

JULIE.

Sérieusement ?

FLORANGE.

Oui ; dites à votre sœur

Que son divin portrait triomphe de mon cœur,

Qu’elle compte sur moi, qu’elle n’ait plus d’alarmes.

JULIE.

Cet habit à vos yeux redouble donc mes charmes ?

FLORANGE.

Sous l’un et l’autre aspect vous êtes tour à tour,

Balle comme Vénus, ou beau comme l’Amour.

JULIE.

Eh bien ! je suis Julie.

FLORANGE.

En vous tout plaît, tout brille ;

Mais je ne vous crois point...

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LE COMTE, JULIE, FLORANGE

 

LE BARON, à Julie.

Or écoutez, ma fille.

FLORANGE, au Comte.

Sa fille !

LE COMTE.

Oui, Marquis.

FLORANGE, au Comte.

Vous en êtes aussi ?

LE COMTE.

Comment donc !

FLORANGE.

Je vois bien qu’on est d’accord ici

Pour rire à mes dépens.

LE COMTE.

Sur quoi ?

FLORANGE.

La comédie

Dure un peu trop longtemps ; et montrez-moi Julie

En propre original.

LE BARON.

Parbleu, le trait est bon !

Ne la voyez-vous pas ?

FLORANGE.

Vous plaisantez, Baron.

Le Chevalier m’a dit qu’il changerait de rôle,

Et de fort bonne grâce il m’a tenu parole,

Il contrefait sa sœur à ravir ; mais enfin

J’ai senti l’artifice.

LE BARON.

Ah ! que vous êtes fin !

FLORANGE.

Oui, je le suis, Baron, et vous le fais connaître.

LE BARON.

Vous êtes défiant quand il ne faut pas l’être ;

Tantôt vous deviez l’être, et l’on vous a trompé :

Ainsi donc vous voilà doublement attrapé.

FLORANGE.

Quoi ! vous me soutenez...

LE BARON.

Oh ! vous allez me croire ;

Car il est temps enfin de terminer l’histoire.

Ma fille, en quatre mots, prenez votre parti ;

Car je vous donne au Duc.

LE COMTE.

Vous aviez consenti

Qu’elle suivît son goût.

LE BARON.

Oui ; mais je considère

Que je serais un fou de manquer cette affaire ;

Je reprends ma parole. Adieu, mon cher Marquis :

J’inclinais fort pour vous, mais j’ai changé d’avis.

JULIE.

Mon père, révoquez cette loi rigoureuse.

Je sens qu’avec le Duc je ne puis être heureuse.

J’implore à vos genoux votre bonté pour moi.

LE COMTE, à Florange.

La croyez-vous Julie ?

FLORANGE.

Ah ! qu’est-ce que je vois ?

Je n’en puis plus douter. Ce que je me rappelle

M’enchante, me ravit, et décide pour elle.

Voulez-vous donc aussi que je tombe à vos pieds ?

Il faut absolument que vous me l’accordiez ;

Elle a trop fait pour moi pour que l’on nous sépare.

Le Duc m’en répondra.

LE BARON.

Souffrir qu’elle s’égare

Jusques à refuser...

JULIE.

Si le cœur n’est content,

Est-il dédommagé par un titre éclatant ?

LE BARON.

Sentiment romanesque. Oh ! tu seras duchesse,

Ou je le serai, moi.

 

 

Scène XII

 

LE BARON, LE COMTE, JULIE, FLORANGE, LA COMTESSE

 

FLORANGE.

Souvenez-vous, Comtesse,

Que vous m’avez promis un généreux appui.

Le Baron veut le Duc, et me chasse pour lui.

LA COMTESSE.

Quel parti prend ma sœur ?

FLORANGE.

L’adorable Julie

Se déclare pour moi.

LE BARON.

Voyez quelle folie !

LA COMTESSE.

Non, mon père ; elle est sage.

LE BARON.

À l’autre ! Par ma foi,

Je ne vois plus ici de gens sensés que moi :

Aussi ne veux-je plus en croire que moi-même,

Et je prétends user de mon pouvoir suprême.

LA COMTESSE.

Quand vous en useriez, ce serait sans effet.

LE BARON.

Quoi ! ventrebleu...

LA COMTESSE.

J’ai mis l’oncle du Duc au fait,

Je l’ai fort exhorté de cesser sa poursuite ;

Il m’a crue, et mon homme est parti tout de suite.

Enfin, très poliment je l’ai congédié.

LE BARON, au Comte.

Je battrais volontiers votre chère moitié.

Je vais trouver le Duc, et renouer l’affaire.

LA COMTESSE.

Après ce que j’ai dit, il n’en voudra rien faire ;

J’ose vous en répondre.

LE BARON, au Comte.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

LE COMTE.

Je dis qu’elle a bien fait.

LE BARON.

Vous extravaguez tous.

LA COMTESSE.

N’aviez-vous pas promis ?...

LE BARON.

Allons, il faut se rendre ;

Puisque chacun le veut, embrassez-moi, mon gendre.

LE COMTE, à la Comtesse.

Votre vertu produit cet heureux incident,

Et vous comblez les vœux du mari confident.

PDF