Le Mal du pays (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Tableau-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 28 décembre 1827.

 

Personnages

 

LE COLONEL DE STUBAC

AUGUSTE DE BLANÇAY, jeune Français

PIERRE, amant de Lisbeth

NATZ, amant de Gritly

LISBETH, batelière

GRITLY, sœur de Pierre

JEANNETTE

SOLDATS

PAYSANNES

 

La Scène se passe en Suisse, dans le canton de Berne, aux bords du lac de Brienz.

 

Le théâtre représente un paysage suisse près de Brienz ; on voit le lac dans le fond, couronné par une chaîne de glaciers ; à droite du spectateur, et sur le devant de la scène, un joli chalet entouré d’une petite barrière ; plus haut, un rocher qui s’avance en saillie et qui conduit à un autre chalet plus petit ; à gauche, le petit port où aborde la batelière.

 

 

Scène première

 

Au lever du rideau, DE JEUNES PAYSANNES et parmi elles JEANNETTE, sont occupées près du chalet à battre le beurre, les unes disposent le lait dans de petites tonnes de bois blanc, qu’elles placent sur leurs épaules en guise de hottes, d’autres ont des corbeilles sur leurs têtes, à droite, sur le second plan, AUGUSTE, assis sur un rocher, dessine sur un album

 

LES PAYSANNES.

Air nouveau de M. Adam.

Allons, mettons-nous à l’ouvrage ;
Dépêchons-nous... que tout soit prêt,
Afin de porter au village
Et notre beurre et notre lait !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LISBETH, arrivant sur son bateau, puis STUBAC

 

LISBETH, sort du bateau et vient sur le devant du théâtre.

Chansonnette.

Air nouveau de M. Adam.

« Jeune batelière,
Dit chaque étranger ;
« Ma flamme sincère
« Ne saurait changer.
« Près de toi, ma belle,
« J’veux passer mes jours. »
Zéphyr infidèle
Rit de leurs discours...
Sur l’autre rive, un coup de vent toujours
Emporte ma nacelle
Ainsi que leurs amours.

Deuxième couplet.

« Mon cœur qui t’adore
« Est discret et sûr ;
« Je le jure encore
« Par ce lac si pur,
« Image fidèle,
« D’éternels amours... »
Mais l’onde rebelle
Rit de leurs discours...
Sur l’autre rive, une vague toujours
Emporte ma nacelle
Ainsi que leurs amours.

JEANNETTE, à Lisbeth.

Enfin te voilà... C’est bien heureux, depuis une heure que nous attendons la batelière.

LISBETH.

Ce n’est pas ma faute... Ce matin le vent était si fort, et puis un monsieur que j’avais pris dans mon bateau, et que je viens de débarquer à deux pas d’ici, qui, au lieu de m’aider, m’empêchait de ramer...

JEANNETTE.

Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur-là ?

LISBETH.

Je l’ignore... il parle moitié français, moitié allemand... de sorte qu’on n’y comprend rien... et puis il commence toujours des compliments qu’il ne peut jamais achever... Tenez, le voici...

STUBAC, arrivant.

Nous tisons compien pour la passache ?

LISBETH.

Monsieur... c’est dix batz... c’est un prix fait...

STUBAC, la payant.

Ya, ya... mais de plus, ma belle enfant, che fiens ici pour le décheuner... parce que le lac... et la patelière... tonne à moi un appétit... un appétit qui était... Tout à l’heure je tirai à fous le reste...

LISBETH.

C’est que je ne peux pas attendre... car voici les laitières qui veulent passer pour porter leur lait à la ville ; mais je vais vous envoyer la petite Gritly... ma meilleure amie...

STUBAC.

Non... non, j’aime mieux si fous fouloir permettre à moi... la décheuner avec fous, quand vous refenez...

LISBETH.

C’est bien de l’honneur, monsieur ; mais nous n’avons que du beurre et du lait...

STUBAC.

Ce être ponne... mais le ponne laitage à coup sûr... il être moins... che feux dire... il être moins planche... que la petite... Tout à l’heure... je tirai à fous le reste...

LISBETH.

Oui, quand je repasserai... au revoir, monsieur l’étranger.

Aux paysannes.

Allons... allons, partons...

LES PAYSANNES.

Même Air.

Allons, mettons-nous en voyage ;
Dépêchons-nous... que tout soit prêt ;
Il faut aller vendre au village
Et notre beurre et notre lait.

Elles sortent avec Lisbeth.

 

 

Scène III

 

STUBAC, AUGUSTE, sur le rocher

 

STUBAC, à lui-même.

On m’afoir point trompé... le petite patelière il être tiaplement jolie... et un peu séfère... mais je fiendrai ici tous les chours, et à force de prendre la décheuner et la patience...

AUGUSTE, se levant.

Allons... voilà le brouillard qui se dissipe... on peut travailler...

STUBAC.

Qui être là ?

AUGUSTE, descendant sur le théâtre.

Eh ! je ne me trompe pas... j’aperçois d’ici une figure de connaissance... cet aimable Suisse que j’ai connu à Paris... il y a quelques années... le colonel de Stubac... du canton d’Argovie.

STUBAC, allant à lui.

Ya... ya, la Parisienne... monssié... monssié... de Blançay... du canton de Tortoni...

AUGUSTE.

Lui-même... c’est-là que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance en jouant avec vous au billard... Ah ! çà, depuis deux ans vous avez fait bien des progrès dans la langue française.

STUBAC.

Ya... ya... che être dans une position difficile, che afre oublié l’allemand, et che savoir pas encore le français...

AUGUSTE.

J’entends : vous êtes sur la frontière... entre la France et l’Allemagne...

STUBAC.

Ya... Aussi quand che retourner à Paris, che vouloir prendre une petite secrétaire... pour les ordres du chour, et les pillets doux...

AUGUSTE.

Et comment vous êtes-vous décidé à quitter la capitale, où vous étiez déjà lancé ?... car, lors de mon départ, il n’était question que de vos succès... de vos conquêtes... et de votre légèreté.

STUBAC.

Ya... che être devenu trop léger... et j’afais obtenu une congé pour retrouver au pays l’embonpoint helvétique...

AUGUSTE.

Et quelles nouvelles de Paris ?... Quand l’avez-vous quitté ?

STUBAC.

Il y a trois mois.

AUGUSTE.

C’est trois siècles ! et vous ne m’apprendrez rien de nouveau...

STUBAC.

Mais fous même... comment fous troufez-fous à ste heure... sur les pords du lac de Brienz... un élégant Parisienne ?...

AUGUSTE.

Ah ! bien oui, Parisien ! Plût au ciel que je le fusse encore... parce qu’avec mes goûts, mes talents et un peu de fortune... il n’y a vraiment que Paris où l’on puisse vivre... mais pour le moment je voyage malgré moi, et par raison.

STUBAC.

Vous ?

AUGUSTE, riant.

Oui, nous autres Français nous avons trop d’esprit, et c’est ce qui nous perd... Une petite chanson charmante, dans le genre de Collé : « Le punch et le vin que j’ai pris, » peut être un peu plus fort... mais c’était au dessert... au vin de Champagne... d’ailleurs c’était seulement pour mes amis et connaissances... mais je connais tant de monde... ça s’est répandu... ça s’est même trouvé imprimé... je ne sais comment... Quoiqu’il n’y eût rien de politique là-dedans, on s’est fâché, et l’on a eu peut-être raison, parce que les mœurs avant tout... et voilà, mon cher, comment je me trouve voyager en Suisse...

STUBAC.

Sans pouvoir rentrer dans le France ?...

AUGUSTE.

Si vraiment... permis à moi... mais il faudrait d’abord me constituer prisonnier pendant quelques mois, et je n’aime pas cette manière de faire ma rentrée... j’aime le grand air, et en restant cinq ans dans ce pays... je n’aurai plus rien à craindre... parce qu’il y aura prescription... entendez-vous ?...

STUBAC.

Brescription... vous tites ?...

AUGUSTE.

Oui... Il va croire que c’est de l’allemand... c’est un mot du Palais... un terme de chicane...

STUBAC.

J’entends... encore une autre langue... et maintenant fous foilà pien tranquille...

AUGUSTE.

À présent ?... oui, assez... Dans votre pays, qui est celui de la liberté, on ne fait pas toujours ce qu’on veut... Un étranger, à poste fixe, ça les inquiétait... ma foi pour vivre tranquille pendant mes cinq ans...

STUBAC.

Fous fous être fait naturaliser...

AUGUSTE.

Précisément, il fallait faire quelque chose, je me suis fait Suisse... citoyen de Berne... c’est un bel état !...

STUBAC.

Che être rafi... fous être un compatriote...

AUGUSTE.

Oui, descendant de Guillaume-Tell, ou peu s’en faut... et ce que je trouve de mieux dans ma nouvelle patrie, ce sont les petites filles de ce canton.

STUBAC, souriant.

Air de Turenne.

Ya... cet bétite patelière,
Au teint si frais, aux yeux si doux,
À qui tout le monde veut plaire...
Chen suis amoureux... foyez-vous...

AUGUSTE.

Amoureux ! ah ! tant pis pour vous !
Car c’est une vertu terrible...
De ces vertus de deux ou trois cents ans...
Des anciens temps... vous comprenez... du temps
Où la Suisse était invincible.

Il n’y a rien à faire, moi qui vous parle, j’y ai renoncé... j’ai d’autres vues... cette petite Gritly... la passion la plus vive, c’est-à-dire la plus récente ; parce que, pour voyager avec fruit, il faut beaucoup voir... c’est le moyen d’étudier les mœurs des nations... Mais que je ne vous dérange pas... vous tenez là des lettres... des journaux ; et moi, je vais achever mon paysage.

STUBAC.

Ah ! ah ! vous faire aussi des tableaux ?

AUGUSTE.

Oui, comme des chansons... en amateur...

Pendant qu’il travaille, Stubac ouvre ses lettres.

STUBAC.

C’est de ma major... des nouvelles de la régiment... qui être resté en France... ça fa pienne...ça fa pienne !... Non ! der Teufel ! ça aller pas pienne !... un des meilleurs soldats qui l’afre déserté.

AUGUSTE.

Déserté ! diable... ça ne plaisante pas...

STUBAC.

Je conçois bas... un caillard... qui afre déjà trois ou quatre plessures... qu’est-ce qu’il faut donc de mieux ? ah ! mein Gott ! mein Gott ! che être pien fâché...

AUGUSTE.

Pour lui ?

STUBAC.

Ya... et pour moi... parce que foyez-fous, aux termes de la cabitulation, quand il y afre un déserteur dans la réchiment, je être opligé de le remplacer...

AUGUSTE.

Ça, ce sont vos affaires.

STUBAC.

Ah ! çà... je foulais écrire... et je ne sais...

AUGUSTE.

Vous voulez écrire... tenez, entrez dans mon chalet ; là-haut... mais, dans ce pays... pour être bien servi... il faut avoir tout avec soi.

Fouillant dans sa poche et en tirant un rouleau de maroquin.

Tenez, voilà mon écritoire de voyage et ma plume fidèle...

STUBAC.

Ce être pien... je fais tonner l’ordre de poursuivre mon déserteur et d’arrêter lui.

AUGUSTE.

Tant pis !

Montrant sa plume.

je suis fâché qu’elle serve à un pareil usage.

Air : Ces Postillons sont d’une maladresse.

J’aimerais mieux que, moins cruelle,
Elle signât sa liberté !
Je fus déjà mis en prison par elle,
Par elle encore un autre est arrêté ;
Elle est vouée à la fatalité !
Puisqu’ici-bas, commençant par ton maître,
Faire coffrer les gens est ton métier,
Je te maudis... va-t’en... tu devrais être
La plume d’un huissier !

Stubac entre en riant dans le deuxième chalet à droite, et Auguste se remet à l’ouvrage pendant que Lisbeth et Gritly entrent en causant.

 

 

Scène IV

 

AUGUSTE, occupé à dessiner, LISBETH, GRITLY

 

AUGUSTE, à part.

Ah ! c’est ma gentille Gritly, et la belle batelière.

GRITLY,

Quand je te répète que c’est aujourd’hui qu’ils doivent arriver.

LISBETH.

Tu en es bien sûre ?

GRITLY.

On me l’a dit à la ville où on les attend ; et ça n’est que trop vrai.

LISBETH.

Trop vrai... est-ce que tu en serais fâchée ?...

GRITLY.

Tais-toi donc... c’est monsieur Auguste.

Elles vont se placer à côté d’Auguste, qui dessine... l’une à sa droite, l’autre à sa gauche... Gritly, en regardant le dessin, s’écrie.

Oh ! que c’est joli... c’est toi, Lisbeth... et puis moi...

LISBETH.

Et notre chalet... et mon bateau !... Dieu ! quel talent !

AUGUSTE.

Vous trouvez ?...

GRITLY.

Ah !... le bateau surtout est d’une ressemblance...

AUGUSTE.

C’est flatteur !

LISBETH.

Et puis ce paysage, n’est-ce pas que c’est un beau pays que le nôtre ?

AUGUSTE, se levant.

Oui, si vous voulez... mais c’est toujours la même chose... des montagnes et des précipices... et une fois qu’on y est, on ne sort pas de là... point de spectacles, de promenades... des routes affreuses... impossible d’y aller en tilbury... Aussi, ce qu’il y a de moins mal dans ce tableau... tiens, c’est là vers la gauche...

Il leur montre le dessin sur son album.

LISBETH.

Comment... ce lointain qui est si aride ?...

AUGUSTE.

C’est ce que j’aime le mieux !... ce grand terrain sablonneux où il n’y a pas d’arbres... ça m’a rappelé le bois de Boulogne... Dieu ! quand irai-je m’asseoir... je ne dis pas sous son ombrage... à moins que depuis le temps, il n’en soit survenu ; mais quand pourrai-je respirer la poussière des Champs-Élysées et de la porte Maillot !

GRITLY.

Fi, monsieur... vous ne parlez que de nous quitter... Ce pays que vous regrettez est donc bien beau ?

AUGUSTE.

Ah ! tu ne peux pas t’en faire d’idée !

LISBETH.

Ces Boulevards Italiens dont vous parlez sans cesse... sont donc plus riants que la vallée de Lauterbrunnen, plus frais que la chute du Giesbach ?...

AUGUSTE, avec enthousiasme.

Oui !

Se reprenant.

quand on les arrose... parce que, voyez-vous, c’est un autre genre... leur grand mérite surtout... c’est de ne pas être ici, et d’être là-bas...

LISBETH.

Air : Il me faudra quitter l’empire (les Files à marier).

Ah ! de les voir, combien nous serions aises !

GRITLY.

Mais je m’demande bien souvent...
Vous qui n’aimez, n’vantez que les Françaises,
Comment s’fait-il que vous m’aimiez autant ?...

AUGUSTE.

Tu vas comprendre et très facilement :
De nos beautés, par l’amour embellies,
Je trouve en toi les charmes réunis,
Le goût, la grâce et le malin souris...
Je t’aime donc... car les femmes jolies,
Moi, je les crois toutes de mon pays.

GRITLY.

J’entends... et est-ce bien loin, la France ?...

AUGUSTE.

Hélas ! oui... Dans ce moment j’en suis encore à... deux ans de distance. Si au moins on pouvait en parler, si on voyait des gens qui la connaissent... ça ferait prendre patience.

LISBETH.

Si ce n’est que cela... réjouissez-vous... vous aurez ce plaisir... c’est aujourd’hui que nous attendons nos soldats, nos jeunes gens qui ont fini leur temps de service, et qui reviennent de France, après avoir obtenu leur congé.

AUGUSTE, prenant son chapeau.

Ils reviennent de France, dites-vous ?

GRITLY.

Eh bien ! où allez-vous donc ?

AUGUSTE.

Au-devant d’eux... afin d’avoir des nouvelles plus tôt...

GRITLY.

Mais écoutez donc... un instant...

AUGUSTE.

Tout à l’heure, ma petite Gritly, quand je reviendrai... De quel côté doivent-ils venir ?

LISBETH.

Par l’Emmenthal et le Schallemberg.

AUGUSTE.

Où diable vont-ils chercher leurs noms ? Mais c’est égal, j’y cours... Pardon, ma chère Gritly.

Air du vaudeville des Blouses.

Pour mieux hâter ce moment pathétique,
Au-devant d’eux, sur les rives du lac,
Je vais errer, voyageur romantique,
En contemplant la chute du Giesbach.

J’aime à rêver, près du torrent qui roule,
À ma patrie, hélas ! dont je suis veuf ;
Il est si doux de suivre l’eau qui coule !
On peut se croire encor sur le Pont-Neuf.

Pour mieux hâter ce moment pathétique, etc.

Il sort en courant.

 

Scène V

 

LISBETH, GRITLY

 

GRITLY.

Là, voyez un peu comme il court... il va se casser le cou dans les précipices... avec ça qu’il y va toujours avec des petites bottes comme des bas de soie... je vous demande à quoi ça peut servir ?... Dieu... en France... ont-ils des modes ridicules !

Regardant Lisbeth qui est pensive.

Lisbeth... dis donc, Lisbeth... pendant qu’il n’est plus là... dis-moi ce que tu as... et pourquoi, depuis ce matin, tu es si triste, si pensive...

LISBETH.

Ce sont les bonnes nouvelles que tu m’as apprises !... tous nos jeunes gens reviennent... ils ont fini leur temps... et ton frère Pierre... ce pauvre Pierre ne reviendra pas avec eux... il a encore deux ans à faire !... deux ans ! est-il possible d’engager les garçons pour si longtemps que cela !

GRITLY.

Ah ! souvent, je t’assure... ça passe bien vite. Tu sais, ce petit Natz... ce petit joufflu... qui m’aimait tant... eh bien ! je ne le dis qu’à toi... que j’aime déjà comme ma sœur... tu te chagrines de ce que ton amoureux ne revient pas, et moi, je me désole de ce que le mien va arriver !

LISBETH.

Que me dis-tu là... Gritly ? est-ce que tu n’aimes plus Natz ?

GRITLY.

Oh ! je ne l’ai jamais beaucoup aimé... et, quoiqu’il soit ton cousin, tu conviendras qu’il n’était pas gentil du tout... je ne sais pas même comment on a pu en faire un soldat, à moins que le courage ne lui soit venu avec l’uniforme... Mais enfin, c’est égal, il m’a fait la cour... je l’ai écouté dans le temps... et maintenant il est capable de soutenir que je lui ai promis quelque chose...

LISBETH.

Mais certainement... tu lui as promis de l’épouser quand il reviendrait.

GRITLY.

Tu crois ? Peut-on être plus malheureuse ! moi, qui étais la fidélité même... j’ai fait la même promesse à ce jeune Français...

LISBETH.

Est-il possible ? quoi, ce pauvre Natz ?

Air : Fille à marier.

Eh ! que sont devenus
Tous tes serments, ma chère ?

GRITLY.

Je trouve qu’au contraire
J’les ai trop bien tenus...
J’lui promis qu’ ma tendresse
Le paierait de retour...
J’promis que mon amour
Partout l’suivrait sans cesse...

LISBETH, parlant.

Eh ! bien.

GRITLY, finissant l’air.

Eh ! bien, il est parti
Et mon amour aussi !

Le difficile maintenant est de lui apprendre...

Écoutant.

Ah ! mon Dieu... qu’est-ce que j’entends-là ? ce sont eux...

LISBETH.

Oui, vraiment... ils descendent la montagne... le cœur me bat... ah ! j’ai beau regarder... Pierre n’y est pas...

GRITLY.

Et Natz est à leur tête... il a bien peur qu’on ne le voie pas !

 

 

Scène VI

 

LISBETH, GRITLY, NATZ et PLUSIEURS SOLDATS, en petites vestes de voyage, le sac sur le dos et le bâton à la main, environnés de femmes et d’enfants qui les accompagnent

 

Air nouveau de M. Adam.

GRITLY.

Écoute, écoute.

LISBETH.

Tiens, vois-tu ? les voici.

GRITLY.

Les voici qui s’avancent ici.

NATZ et LES SOLDATS.

Nous voici de retour,
Pour nos amis, ah ! quel beau jour !
Embrassons-nous, mes chers amis !
Enfin, nous voilà réunis !

TOUS.

Les voici de retour, etc.

NATZ et LE CHŒUR.

Belle patrie,
Terre chérie,
Objet de notre amour ;
Belle patrie,
Terre chérie,
Nous voici de retour !

NATZ.

Enfin, après quatre ans d’absence,
Chez nous me v’là donc revenu.

GRITLY.

Quoi ! c’est Natz... ce petit joufflu !

NATZ, riant.

Y a maint’nant de la différence !
V’là c’que c’est qu’d’avoir voyagé...
Mais c’est Natz qui revient fidèle,
Celui que vous aimiez, mamzelle.

GRITLY.

Ah ! mon Dieu, comme il est changé !

CHŒUR.

Douce patrie,
Terre chérie,
Objet de notre amour ;
Terre chérie,
Belle patrie,
Enfin, nous voici de retour !
Pour nos amis, ah ! quel beau jour !
Enfin nous voici de retour !

LISBETH, GRITLY et LES PAYSANNES

Douce patrie,
Terre chérie,
Objet de notre amour,
Terre chérie,
Belle patrie,
Enfin, nous voici de retour !
Pour vos amis, ah ! quel beau jour !
Enfin les voici de retour !

NATZ, embrassant tout le monde.

Oui, c’est moi, mes amis... c’est bien moi ; bonjour, cousine Lisbeth... la mère Kettle, le gros Tchantz... et ma petite Gritly qui n’est pas la moins joyeuse !...

GRITLY, à part.

Il devine aussi bien qu’autrefois...

NATZ, à Gritly.

Eh bien, mamzelle... approchez ; n’ayez pas peur... quoique l’on soit militaire, on n’est pas un barbare...

Lui prenant la main.

Cette pauvre Gritly... qui m’a attendu... Ah ! dame, il n’y a que chez nous où on peut être tranquille... on part, on revient, on retrouve tout absolument comme on l’a laissé. !..

À Lisbeth.

À propos, cousine... et des cadeaux, des cadeaux de France que je vous rapporte...

Il ouvre son sac.

Il y en a pour tout le monde... Des mouchoirs de soie... des recueils de chansons... avec une croix, et un anneau d’or, pour une certaine personne...

Regardant Gritly.

GRITLY, à part.

Ce pauvre garçon ! il me fend le cœur... Ai-je du malheur de ne plus l’aimer !...

Regardant des papiers que Natz a retirés de son sac.

Et ça, qu’est-ce que c’est ?

NATZ.

Des lettres pour un Français qui doit habiter ce canton... M. de Blançay.

GRITLY, les prenant.

Ah !... M. Auguste... Il est allé au devant de vous... mais je me charge de les lui remettre.

LISBETH.

Et Pierre... tu ne nous en parles pas ?

GRITLY, vivement.

C’est vrai : il n’a pas encore dit un mot de mon frère... c’est aimable !

NATZ.

Pierre Ritter... Nous n’étions pas du même régiment... je vais vous dire : lui, il était de service à Paris ; parce que son régiment, c’est tout de jolis hommes... des chasseurs.

LISBETH.

Et tu ne nous apportes pas de ses nouvelles... voilà plus d’un mois qu’il ne m’a écrit...

NATZ, souriant.

Ah ! dame, cousine, je ne veux pas vous effrayer... mais il est en garnison à Paris !... et Paris, voyez-vous, c’est un séjour bien dangereux... pour les chasseurs.

GRITLY.

Veux-tu te taire !

NATZ.

D’autant qu’il a fait la campagne d’Espagne... et dans ce pays-là, il y a... des Espagnoles... très jolies, à ce qu’on dit...

GRITLY.

Et tu n’y as pas été, en Espagne, toi ?

NATZ.

Non, je suis resté au dépôt... j’étais censé indisposé !... voyez-vous, je me suis dit : Que je fasse mon temps à la caserne, ou au bivouac... on ne m’en comptera ni plus ni moins... il y en a qui se dépêchent, qui vont au feu : ils croient que ça les avance... du tout... faut toujours faire ses quatre ans... c’est ce que je disais à Pierre... car je l’ai vu, il y a un mois... avant mon départ : « Tu t’en vas, me dit-il, tu retournes au pays... tu vas revoir nos montagnes... tu es bien heureux... Moi, je ne peux pas vivre ici ! j’en mourrai... »

LISBETH.

Pauvre garçon !... il lui reste encore deux ans...

NATZ.

Oui, mais à cause de ses blessures il avait demandé un congé... et quand je suis parti... il espérait l’obtenir.

GRITLY.

De sorte que nous pourrions bien le revoir ?

NATZ.

C’est possible !... une permission du colonel et du major...

LISBETH.

Ce pauvre Natz... est-il aimable !... Comme il est fatigué ! il doit avoir besoin de repos !...

NATZ.

Oui, oui ; allons déposer nos sacs, et tout cet attirail ! Dieu ! qu’il me tarde de revoir mes vaches, mes anciennes connaissances ; de reprendre mes habits de montagnes et ma cornemuse... c’est que j’étais le meilleur musicien du canton.

GRITLY.

Mais allez donc... on vous attend.

À part.

Et justement, voilà monsieur Auguste.

NATZ.

Sans adieu, cousine... je vous reverrai bientôt.

NATZ et LES SOLDATS.

Enfin nous voilà de retour,
Pour nos amis, ah ! quel beau jour !

LISBETH, GRITLY et LES PAYSANNES.

Enfin vous voilà de retour,
Pour vos amis, ah ! quel beau jour !

Ils sortent tous, excepté Lisbeth et Gritly.

 

 

Scène VII

 

LISBETH, GRITLY, AUGUSTE, arrivant de l’autre côté et s’essuyant le front

 

GRITLY.

Mais, mon Dieu, monsieur Auguste, de quel côté avez-vous donc été au devant d’eux !

AUGUSTE.

Est-ce que je sais ! vos diables de montagnes n’en finissent pas ; il paraît que j’ai pris à droite : pendant qu’ils venaient à gauche... mais j’ai vu le tableau de loin... les femmes, les jeunes filles qui les entourent, qui portent leurs paquets... c’est charmant... J’en ai rencontré un là bas qui n’était pas si gai !...

GRITLY.

Un jeune homme ?...

AUGUSTE.

Oui.

LISBETH.

Encore un soldat ?...

AUGUSTE.

Je ne sais pas ; il avait une démarche si singulière... Il se glissait le long des buissons, en regardant de tous côtés... une physionomie aimable, quoique triste, inquiète... J’avais beau lui parler, lui faire des questions, il ne me répondait pas... Il a aperçu de loin les montagnes de Brunig, le lac de Brienz... Il s’est arrêté... il semblait respirer à peine... il regardait chaque arbre, chaque rocher, avec une émotion !... comme un amant regarde sa maîtresse. Arrivé à cette pelouse verte qui est en face du Giesbach, il m’a pris la main, et m’a dit : « Tenez, monsieur, tenez, c’est là que, tous les soirs, je l’attendais... »

LISBETH.

Ah ! mon Dieu !...

AUGUSTE.

Plus loin, en descendant, il a vu une pierre où étaient gravés quelques mots en allemand... il a ôté son chapeau avec respect... des larmes roulaient dans ses yeux...

ISBETH.

Que dites-vous ?... achevez...

AUGUSTE.

J’allais lui demander ce qu’il avait, lorsqu’en levant les yeux, il a aperçu le chalet qui est au bas de la cascade... il s’est élancé vers la porte, en s’écriant : « Ma mère, ma mère, ouvrez-moi, c’est votre fils !... »

LISBETH et GRITLY.

Pierre !

LISBETH.

C’est lui !

GRITLY.

C’est mon frère !

AUGUSTE.

Votre frère !

LISBETH.

Il est revenu ?...

GRITLY.

Sans nous prévenir...

LISBETH.

Il a donc son congé ?...

GRITLY.

Ah ! quel bonheur... mais où est-il ?...

LISBETH.

Courons vite !...

AUGUSTE.

Et parbleu... le voici !...

 

 

Scène VIII

 

LISBETH, GRITLY, AUGUSTE, PIERRE, en veste de couleur, un pantalon blanc et des guêtres

 

GRITLY, l’embrassant.

Mon frère !...

LISBETH, lui prenant la main.

Mon ami !...

PIERRE.

Je vous revois !... chère Lisbeth !... ma bonne sœur !...

GRITLY.

Quoi ! nous surprendre ainsi !...

LISBETH.

Vous avez donc obtenu un congé ?... et ne pas nous l’écrire !...

PIERRE, préoccupé.

Mon congé ?... oui... je suis... parti... j’ai demandé... mais ne parlons maintenant que du plaisir que j’ai à me retrouver près de vous deux... dans mon pays... dans ces vallons

Avec attendrissement.

que je désirais tant revoir... et auprès desquels Paris lui-même me semblait si triste !...

AUGUSTE, vivement.

Qu’est-ce que vous dites, mon ami ?... mon cher ami, vous étiez à Paris !... vous venez de Paris !... et vous ne m’en prévenez pas ! pendant une heure que nous avons marché ensemble, nous aurions causé... enfin, en voilà un au moins qui me donnera des nouvelles.

GRITLY, lui donnant ses lettres.

Des nouvelles !... eh ! mon Dieu ! j’en ai pour vous.

AUGUSTE.

Des lettres de France... donne donc vite...

Il en ouvre une, et lit, pendant que Pierre, Lisbeth et Gritly qui ont remonté la scène vers la droite, causent entr’eux.

« Cher Auguste... » ah ! c’est d’elle... elle me peut se consoler... elle est bien malheureuse !... j’en étais sûr... elle m’aime toujours... pauvre petite... elle en épouse un autre ! ha ! bien, par exemple !... voyagez donc en Suisse !...

Il en regarde une autre.

Encore une écriture de femme !... je me doute du contenu... Ah ! celle- ci est d’Ernest, un ami !...

Il l’ouvre.

« Mon cher Auguste, ton affaire n’est pas encore arrangée, mais la petite comtesse, qui te protège, a bon espoir : et quoique ton retour ne soit pas formellement accordé, si tu trouves un moyen ingénieux de venir à Paris, sans que ça paraisse... on fermera les yeux, elle le promet. »

À lui-même.

La belle avance ! un moyen ingénieux... sans que ça paraisse... parbleu, si je ne dois plus me montrer qu’au bal masqué !... Et pas d’autres nouvelles ! comme c’est aimable !...

À Pierre.

Mais au moins, vous, mon ami, vous qui arrivez de Paris, dites-moi un peu où en est-on ? ses promenades, ses spectacles !... la Bourse, la Fontaine de l’Éléphant... tout cela doit être achevé depuis longtemps ?... le Café de Paris est il encore à la mode ?... le Gymnase, les Nouveautés, le Théâtre Anglais ?...

Aux deux femmes.

Pardon, mes toutes belles... mais c’est un si grand bonheur de pouvoir parler de son pays !

PIERRE.

Je vous avoue, monsieur, que tout cela m’est inconnu... et que d’ailleurs, je l’aurais bien vite oublié, à la vue de ces montagnes, de ce village, où j’ai passé mon enfance.

AUGUSTE.

Oui, oui, le pays est superbe... mais, puisque vous arrivez de Paris... encore une demande... une seule... mais pardon, mille pardons... je vois de l’inquiétude dans vos yeux... de l’impatience dans ceux de Lisbeth... l’amour du pays m’avait aussi fait oublier... même le danger d’être importun.

PIERRE.

Comment, monsieur, vous pourriez croire...

AUGUSTE.

C’est trop juste, trop naturel... Des affaires de famille... le plaisir de se revoir...

À part.

Moi, je m’en vais songer à mon moyen ingénieux... Diable de moyen ingénieux !... où le trouverai-je ?... Rentrez donc à Paris sans que ça paraisse !...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LISBETH, PIERRE, GRITLY

 

LISBETH.

C’est un aimable homme... mais il a raison... il a bien fait de s’en aller...

GRITLY.

Oui... oui, que nous puissions un peu être ensemble, et nous aimer à notre aise.

LISBETH.

Quel bonheur ! quelle surprise de vous revoir ! tout à l’heure encore nous demandions de vos nouvelles à Natz...

PIERRE.

Natz... il est déjà ici ?...

LISBETH.

Oui, avec tous ses compagnons...

GRITLY.

Il ne manquait plus que toi, et maintenant, voilà toute la jeunesse du canton qui est de retour.

LISBETH.

Mais aucun d’eux ne s’est conduit comme vous...

PIERRE.

Ô ciel ! qui a pu vous apprendre ?...

LISBETH.

Oui, monsieur, le courage que vous avez montré, les blessures que vous avez reçues ; nous savons tout cela...

GRITLY.

Aussi ma mère et moi nous sommes fières de toi... et si mon père vivait encore... c’est lui qui serait glorieux...

LISBETH.

Je le crois bien ; un vieil invalide qui a servi quarante ans... et qui est mort sous ses drapeaux !

PIERRE, ému.

Assez... assez... ne parlons pas de ça...

LISBETH.

Vous avez raison ! plus heureux que lui, vous voilà de retour... vous avez un congé ! Que ce doit être doux de rentrer dans son pays quand on y revient comme vous avec honneur... quand on s’est bien conduit... qu’on a fait son devoir... Eh ! mais qu’avez-vous donc ?

PIERRE.

Rien, rien... je vous jure...

LISBETH.

Mais si vraiment... je ne vous vois pas cet air de joie, de bonheur, qu’on doit avoir... quand on se retrouve avec ceux qu’on aime ; il me semble que je suis plus contente que vous...

PIERRE.

Pouvez-vous le penser ?

GRITLY, l’observant.

Le fait est qu’il y a quelque chose... voyons, qu’est-ce que tu as ?

LISBETH.

Sans doute... des larmes roulent dans vos yeux...

PIERRE.

C’est de bonheur... c’est d’émotion...

GRITLY.

Cependant... plus je te regarde... tu es changé, tu es pâle... Est-ce que c’est aussi le bonheur qui produit cet effet-là ?

PIERRE.

Non vraiment... mais je marche depuis ce matin... je suis venu par de là Stanz... et peut-être la fatigue... le besoin...

LISBETH.

Est-il possible ?... il n’a pas déjeuné !...

GRITLY.

Et nous le laissons mourir de faim !...

LISBETH.

Je cours lui chercher du lait de nos vaches... du lait tout chaud... et nous déjeunerons tous ensemble... cela vaut bien mieux ; n’est-ce pas, monsieur ?

PIERRE.

Oui, sans doute !... Combien vous êtes bonne !

GRITLY, à Lisbeth.

Apporte en même temps une bouteille de vin, ça ne lui fera pas de peine...

LISBETH.

Tu as raison ; je vais en chercher à la maison du maître d’école ; c’est un peu loin... mais c’est égal... ne vous impatientez pas...

Elle sort.

 

 

Scène X

 

GRITLY, PIERRE

 

GRITLY.

Il est de fait que, pour un militaire... ça vaut mieux... tu préfères ce déjeuner-là, n’est-ce pas ?

PIERRE, lui répondant sans l’entendre.

Oui... oui... ma sœur... comme tu voudras... ça m’est égal... je n’ai pas faim.

GRITLY.

Comment, tu n’as pas faim ? et ce que tu nous disais tout à l’heure... Allons v’là qu’il n’y est plus... et qu’il ne m’écoute pas... Pierre, Pierre, mon frère... il y a quelque chose que tu me caches.

PIERRE.

Que veux-tu dire ?

GRITLY.

Que tu nous trompes... moi je ne suis pas comme Lisbeth... je suis ta sœur... et les sœurs y voient clair... tu ASTÉRIE. des chagrins !... peut-être que tu ne l’aimes plus ?...

PIERRE.

Moi !

GRITLY.

Ça ne serait pas bien ! mais c’est possible... ça peut arriver à tout le monde, et moi qui te parle... Mais il s’agit de toi ! Qu’est-ce qui te tourmente ? qu’est-ce qui t’inquiète ? tu peux me le confier à moi... à ta sœur ! Allons... je le vois, tu vas tout m’avouer... ton cœur en a besoin.

PIERRE.

Oui ! suis trop malheureux... tu sauras tout... mais au moins, Gritly, n’en parle à personne... et surtout à Lisbeth.

GRITLY.

Sois donc tranquille... dès que c’est un secret... ça suffit !

PIERRE.

Tu sais, quand je suis parti, combien je regrettais le pays, et comme j’étais triste de m’en éloigner... Pendant les deux premières années, le soin de mon service... une campagne que je fis à côté des Français... deux blessures que je reçus, m’avaient fait prendre goût à mon état, ou plutôt m’avaient fait prendre mon mal en patience... Mais je revins à Paris... c’est alors que l’ennui d’une vie uniforme et paisible me rendit tous mes souvenirs... je ne rêvais qu’à mon pays, à ma famille, à ma Lisbeth chérie... j’étais dévoré du besoin de retrouver ce beau ciel... ces vallons... ces hameaux... il me semblait qu’ils étaient perdus pour moi, que je ne les reverrais plus... et, te le dirai-je ? moi, un soldat, que l’aspect de la mort n’avait jamais ému... eh bien ! quand j’étais seul... cette idée me rendait plus faible qu’une enfant, et je sentais des larmes s’échapper de mes yeux...

GRITLY.

Pauvre frère !

PIERRE.

Tout s’était réuni pour augmenter mon supplice... la plupart de mes camarades avaient fini leur temps... ils partaient, ils retournaient au pays... et je ne pouvais les suivre... Je demandai quelques semaines de congé ; on me les refusa ; et ce jour-là même, le soir, en revenant à la caserne... j’entends au loin un air de nos montagnes... cet air chéri, qui, dès l’enfance, fait battre notre cœur... ce fut le dernier coup... je n’y tins plus... j’avais la fièvre, le délire. Je serais mort... oui, ma sœur, je serais mort... si j’étais resté un jour de plus loin de vous... et je partis à l’instant !

GRITLY.

Ô ciel ! qu’as-tu fait ? et quel était ton dessein ?

PIERRE.

Je n’en sais rien... j’ai tout laissé, tout abandonné ; j’ai toujours marché devant moi ; je n’avais point de but, point de projet arrêté... je voulais voir mon pays... m’y voilà ! maintenant... arrivera ce qui pourra !...

GRITLY.

Mais si ton absence se prolonge, tu vas être condamné comme déserteur.

PIERRE.

Je le sais !...

GRITLY.

Y aurait-il un moyen de rejoindre ton régiment ?

PIERRE.

Jamais... pour rien au monde...je ne sortirai plus d’ici... d’ailleurs il n’est plus temps.

GRITLY.

Mais ça ne peut pas tarder à se découvrir.

PIERRE.

Qu’importe ?...

Air de la Sentinelle.

Loin de ces lieux qui furent mon berceau,
Chez l’étranger où je portai les armes,
Si j’étais mort... hélas ! sur mon tombeau
Aucun ami n’aurait versé de larmes...
Maint’nant du sort quel que soit le hasard,
Si j’dois ici quitter la vie...
Mes amis pleur’ont mon départ,
Et du moins mon dernier regard
Verra le ciel de ma patrie !

Oui... tous mes désirs sont remplis ; je voulais vous revoir... vous embrasser... je voulais respirer encore une fois l’air de nos montagnes... entendre les refrains de nos bergers... écoute... écoute ma sœur, je ne me trompe pas... cet air que nous chantions autrefois... c’est lui... je le reconnais...

GRITLY.

Mais calme-toi donc !

Chant lointain de la musette qui se rapproche peu à peu.

 

 

Scène XI

 

GRITLY, PIERRE, NATZ, en habit de vacher, et descendant lentement la montagne en finissant l’air sur sa cornemuse

 

Les premières mesures de l’air ne sont dites que par la cornemuse de Natz.

Tyrolienne : Musique de M. Adam.

PIERRE, très ému et suivant l’air.

Ô douce ivresse !
De ma jeunesse,
Oui, le voici
L’air si chéri...
Trouble enchanteur !
Ah ! de bonheur
Je sens battre mon cœur !

Natz s’arrête sur un son prolonge.

NATZ, reprenant haleine.

C’n’est pas trop mal, j’espère...
Quand on a d’la facilité ;
J’ai r’trouvé tout d’suit’ le doigté.

Il aperçoit Pierre.

Que vois-je ?... Pierre !... mon ami Pierre !

Il lui saute au cou.

PIERRE,

Mon cher Natz...

NATZ.

Bonheur inattendu !
C’congé qu’tu désirais, tu l’as donc obtenu ? (Bis.)

PIERRE, embarrassé.

Mais... à peu près...

NATZ.

Ô dieux !... moi qui voulais t’écrire ;
Comm’ça s’rencontre heureusement !
Tu d’vines ce que j’veux te dire...

Montrant Gritly.

C’est pour not’ mariage...

GRITLY.

Un moment...

NATZ.

Tu vois comme ta sœur soupire ;
Pauvre petit’... v’là quatre ans qu’elle attend.

PIERRE.

Chère Gritly !...

NATZ.

Comment,
Tu donn’rais ton consentement !

PIERRE.

En doutes-tu ?... pour le bonheur
D’un ami... de ma sœur !...

GRITLY, voulant le détromper.

Que dit-il donc ?... mon frère...

PIERRE, à Natz.

Mais, à mon tour, je veux te faire
Une demande... une prière...
Répète-moi cet air touchant
Que tu jouais en arrivant.

NATZ, avec empressement.

Tant qu’tu voudras... j’l’ai joué dans tout l’canton
Si souvent pour mes bêt’s... à plus forte raison
Pour un frère... un ami...
Je n’me fais pas prier... écoutez... le voici...

Il recommence l’air et Gritly chante les paroles suivantes ; Pierre écoute avec une émotion graduée.

Air suisse.

GRITLY.

À nos chalets
Qui peut jamais
Préférer des palais ?
Quitter ma mie
Et ma patrie !
Non, vraiment j’en mourrais !...

PIERRE et GRITLY.

Riches montagnes,
Vertes campagnes,
Ce lac si pur,
Ce ciel d’azur...
Seront toujours
Mes seuls amours
Jusqu’à mes derniers jours !

Ensemble.

GRITLY, préoccupée.

Eh ! mais... j’y pense,
Douce espérance !
Ce moyen-là
Grâce aux amours,
Réussira...
Je puis toujours
Je puis sauver ses jours.

NATZ.

Riches montagnes,
Vertes campagnes,
Ce lac si pur,
Ce ciel d’azur...
Seront toujours
Mes seuls amours
Jusqu’à mes derniers jours.

PIERRE, ému.

Riches montagnes, etc.

La musique continue sur le même rythme.

GRITLY, prenant Pierre à part pendant que Natz joue de la cornemuse.

Plus de tristesse,
De ta maîtresse
Calme l’effroi...
J’réponds de toi...

PIERRE, bas.

Que veux-tu faire ?

GRITLY, bas.

C’est un mystère !...
Ça m’coûte, hélas !...
Mais pour un frère
Que n’f’rait-on pas !...

À Pierre.

Va, laisse-moi,
Éloigne-toi...

Trio.

Ils reprennent l’air entier sur un mouvement plus vif.

GRITLY, à Pierre

Plus de regrets ;
De nos chalets
Ne t’éloigne jamais ;
Toute ta vie
À ton amie
Appartiens désormais ;

Sur ces montagnes,
Dans nos campagnes,
Un sort obscur,
Un bonheur pur,
Sauront toujours
Charmer le cours
De tes paisibles jours.

NATZ.

À nos chalets
Qui peut jamais
Préférer des palais ?
Quitter ma mie,
Et ma patrie,
Non, vraiment j’en mourrais !

Riches montagnes,
Vertes campagnes,
Ce lac si pur,
Ce ciel d’azur,
Seront toujours
Mes seuls amours
Jusqu’à mes derniers jours !

PIERRE.

Séjour de paix !
Que nos chalets
Pour mon cœur ont d’attraits !
J’ai vu ma mie
Et ma patrie,
Je mourrai sans regrets !

Riches montagnes, etc.

Pierre sort après les signes que Gritly lui a faits, tandis que Natz finit la ritournelle sur sa cornemuse.

 

 

Scène XII

 

GRITLY, NATZ

 

NATZ, reprenant sa respiration.

Ouf... je n’en peux plus...

GRITLY, s’asseyant de côté, et travaillant à un panier.

Pauvre Natz... comme le voilà fatigué... et comme il a chaud !

NATZ.

Oh ! ce n’est rien, c’est que j’ai déjà couru le pays, j’ai été voir nos parents, nos connaissances... voilà trois chalets de suite où je viens de déjeuner... à-propos est-ce que Lisbeth n’est pas là ?

GRITLY.

Non...

NATZ.

C’est un grand monsieur, une espèce de militaire, que j’ai rencontré, et qui m’avait chargé d’une commission pour elle... mais je la ferai, quand je voudrai... parce que c’est agréable d’être son maître... voilà ce que j’appelle un homme, moi !... c’est d’aller où on veut, de manger à son heure, et de ne plus répondre à l’appel.

GRITLY.

À merveille... vous avez été voir tout le monde, excepté moi... c’est aimable à vous.

NATZ.

Oh ! non, mamzelle Gritly... me v’là : ne me grondez pas... Cette pauvre petite ! elle craignait déjà que je ne fusse reparti... Mais dites-moi donc, gentille Gritly, comment avez-vous pu faire en mon absence ?

GRITLY.

Dame ! on se fait une raison... on cherche à s’occuper, à se distraire... Ici, d’ailleurs, il y a toujours tant de monde... des étrangers, des voyageurs.

NATZ.

Oui, c’est tous les jours de nouveaux visages... mais ça passe bien vite.

GRITLY.

Il y en a qui restent.

NATZ.

Vraiment ?

GRITLY.

Couplets.

Air nouveau de M. Adam.

Premier couplet.

Ce sont des oiseaux de passage
Que nous amènent les beaux jours ;
Mais quand leur troupe déménage,
Il nous en rest’ queuqz’uns toujours.
La verdure
Des coteaux,
Le murmure
Des ruisseaux,
N’est plus ce qui leur convient ;
Mais faut croir’, je suppose,
Qu’nous avons autre chose,
Autr’ chos’ qui les retient.

NATZ, riant.

Ah ! et qu’est-ce que ça peut être ?

GRITLY.

Demandez-le à ce jeune Français qui est ici.

NATZ.

Ah ! un Français !

GRITLY.

Deuxième couplet.

On dit que c’est l’goût d’ la peinture
Qui l’a conduit dans nos cantons ;
Mais depuis l’temps, je suis bien sûre,
Qu’il a peint tous les environs.
La verdure
Des coteaux,
Le murmure
Des ruisseaux,
Ce n’est plus à cela qu’il tient ;
Mais faut croir’, je suppose,
Qu’nous avons autre chose,
Autr’ chos’ qui le retient !

NATZ.

Tiens ! quel drôle de corps !

GRITLY.

C’est qu’il est fort aimable.

NATZ, riant.

Ah ! il est fort aimable... eh bien ! tenez, je gagerais, mais vous n’en conviendrez pas... je gagerais qu’il vous a fait la cour.

GRITLY.

C’est vrai... il m’a dit qu’il me trouvait gentille... qu’il m’aimait...

NATZ.

Voyez-vous ça... ce pauvre bonhomme !... il s’adressait bien... je suis sûr que vous l’avez traité avec la fierté d’une montagnarde... ce que nous appelons... du haut en bas.

GRITLY.

Pas trop.

NATZ.

Comment, mamzelle, vous l’avez écouté ?

GRITLY.

Mais... oui.

NATZ.

Et vous me dites cela, à moi ?

GRITLY.

À qui voulez-vous donc que je le dise ? il me semble que c’est vous que ça intéresse le plus.

NATZ.

Au fait, elle a raison... Je vous remercie, Gritly, de votre confiance... je vous en remercie beaucoup, et je vous rends mon estime... parce que si ç’a été un instant de coquetterie, j’aime à croire que maintenant c’est passé.

GRITLY.

Oh ! mon Dieu, non.

NATZ.

Comment ! cela dure encore ?...

GRITLY.

Sans doute, puisqu’il m’a promis de m’épouser.

NATZ.

Et vous convenez d’une trahison pareille ?

GRITLY.

Aimez-vous mieux que je vous trompe ?...

NATZ.

Tiens ! ce raisonnement... « Aimez-vous mieux que je vous trompe ? » comme si ça n’était pas déjà fait !... et vous croyez que je le souffrirai, que je me laisserai faire un affront pareil en présence de tout le village !... Non, mademoiselle ; je trouverai mille moyens de m’y opposer ; car il y en a, des moyens... et il n’y en aurait pas... que j’en trouverais encore.

GRITLY.

Eh ! mon Dieu... je ne vous dis pas le contraire, et la preuve c’est que je suis la première à vous en proposer.

NATZ.

Que dites-vous ?

GRITLY.

Oui, monsieur Natz ; ce Français est jeune et aimable ; il m’offre sa main et sa fortune... Eh bien ! si vous le voulez, je renonce à tout, même à l’amour que j’ai pour lui... c’est vous seul que j’aimerai, et que j’épouserai...

NATZ.

Il serait possible !... Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ?...

GRITLY.

Quelque chose qui dépend de vous, et qui n’est pas bien difficile.

NATZ.

Tant mieux...

GRITLY.

Quelque chose qui rend service à un ami, qui lui sauve la vie, et qui vous assure à jamais ma tendresse.

NATZ.

Qu’est-ce que c’est ?

GRITLY, hésitant.

Ce serait.... je ne sais comment vous le dire... ce serait... de vous en aller...

NATZ.

Comment, de m’en aller ! Gritly, y pensez-vous ? et où çà ?

GRITLY.

De vous en aller encore pendant deux ans... à la place de mon frère... qui n’a pas fini son temps...

NATZ.

Eh bien ! par exemple... me proposer de repartir, quand il n’y a pas deux heures que j’arrive... je serais encore bon enfant !...

GRITLY.

Et moi j’étais bien bonne de penser à vous, de vous plaindre... de m’adresser des reproches ; allez, Natz... vous ne méritiez pas l’amour que j’avais pour vous...

NATZ.

Vous osez encore me parler d’amour !... on vient dire à un homme qui a fait son temps comme un bon et honnête Suisse qu’il est... « Tu vas partir, parce que c’est mon idée... tu vaste faire tuer, si ça se rencontre... parce que c’est mon plaisir... » C’est-il une proposition à faire à quelqu’un qu’on aime ? je vous le demande ! Vous me direz, pendant mes quatre ans, j’ai eu le bonheur d’être toujours malade, c’est vrai... mais cette fois-ci, je pourrais ne pas être si heureux...

GRITLY.

À la bonne heure, monsieur, comme vous voudrez... mais si je vous abandonne, si j’en épouse un autre... ne vous en prenez qu’à vous... ça sera votre faute.

NATZ.

Dieu ! ce serait moi-même qui serais cause !... mais permettez, Gritly... Non pas que je consente... il s’en faut... mais enfin si je consentais... une idée qui me vient... Gritly, une horrible idée !... qu’est-ce qui me répondrait que l’amour qui va vous revenir en cas de départ... vous tiendra encore. pendant deux ans d’absence ?

GRITLY.

Qui vous en répondrait ? et mes serments ! faut-il vous le jurer ici ?

NATZ.

Ce n’est pas la peine, je sais bien... vous me l’avez dit il y a quatre ans... mais je voudrais quelque chose de plus réel, et de plus positif... comme qui dirait un gage de votre parole...

GRITLY.

Et lequel puis-je vous donner ?...

NATZ.

Tenez, mademoiselle Gritly, je ne vous ai jamais embrassée... eh bien ! rien qu’un seul baiser... et je verrai à me décider...

GRITLY.

C’est bien mal à vous d’avoir de la défiance, après les procédés et la franchise que j’ai eus... mais enfin... s’il vous faut des garanties...

NATZ, l’embrassant.

Dieu ! quel plaisir et que je suis heureux ! Eh bien ! oui, Gritly... c’est toi seule que j’aime, que j’ai toujours aimée... et je ferai tout ce que tu voudras... Encore un... un seul, et je m’en vas...

GRITLY.

Ce pauvre Natz !

Natz l’embrasse encore et met la main sur son cœur avec beaucoup d’émotion.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

NATZ.

Ce que j’ai !

GRITLY.

Eh ! oui, vraiment ?...

NATZ.

Ce que j’ai ! c’est que je ne peux plus te quitter, c’est impossible... Avant ces deux baisers-là, je ne dis pas... mais maintenant il n’y a plus moyen... je ne peux plus vivre sans toi...

GRITLY.

Comment, monsieur ?

NATZ.

Air nouveau de M. Adam.

Non, non, je ne partirai pas ;
Partout je veux suivre vos pas.
Quoi qu’il arriv’, mamzelle,
Près d’vous je resterai,
Et si vous m’êtes infidèle
Du moins je le verrai.
Voyez la belle affaire :
Moi, pendant qu’à la guerre,
Je s’rais comm’ militaire
Pour remplacer vot’ frère...
Près de vous, comme amant,
J’aurais un remplaçant !

Ensemble.

NATZ.

Non, non, je ne partirai pas ;
Partout je veux suivre vos pas.
Quoi qu’il arriv’, mamzelle,
À vos côtés je resterai,
Et si vous m’êtes infidèle
Du moins, je le verrai.

GRITLY, avec colère.

Loin d’ici portez vos pas,
Monsieur, ne me suivez pas ;
Je veux, désormais cruelle,
Fuir les lieux où vous serez,
Et si je suis infidèle
De vos yeux vous le verrez.

Elle s’enfuit par la montagne du fond.

NATZ, l’appelant.

Mamzelle...mamzelle, où courez-vous ?

GRITLY, sur la montagne.

Retrouver M. Auguste et lui demander conseil.

Elle disparaît.

 

 

Scène XIII

 

NATZ, puis PIERRE et LISBETH

 

NATZ, furieux.

Et je courrais après elle... Non... je n’aurais pas de cœur !

Pendant ce temps, Pierre et Lisbeth entrent du côté opposé, sans voir Natz qui s’est assis sur le banc et qui reste absorbe dans ses réflexions.

LISBETH, continuant à causer.

Quoi, monsieur, voilà pourquoi vous étiez triste et rêveur ?... Vous étiez jaloux !

PIERRE.

Ah ! mon Dieu, oui

À part.

Il vaut mieux qu’elle croie

LISBETH.

Jaloux... à la bonne heure... voilà un motif, et j’aime mieux cela que votre air froid et indifférent.

PIERRE.

Oui... en arrivant j’étais d’abord inquiet ; on ne parle que de la jolie batelière... tous les voyageurs en sont épris... et je pouvais craindre... mais depuis que j’ai causé avec ma sœur, elle m’a rassuré...

Lui prenant la main.

et maintenant, ma petite Lisbeth, je suis trop heureux...

LISBETH.

Prenez donc garde... Natz qui est là...

NATZ.

Qui m’appelle ?... Ah ! c’est vous, cousine Lisbeth... ça me fait penser à une commission qu’on m’avait donnée pour vous... Ce grand monsieur que vous attendiez vous prie de ne pas vous impatienter... il est en affaires...

PIERRE, à Lisbeth.

Un monsieur que vous attendez ?...

NATZ.

Oui... pour déjeuner ici... en tête à tête.

PIERRE, vivement.

En tête à tête ?

NATZ, regardant à gauche.

Ah ! mon Dieu... j’ai cru les voir...je ne peux pas y tenir... je veux les rejoindre... et je crois alors que j’aurais aussi bien fait d’y courir tout de suite... parce que depuis le temps...

PIERRE, le retenant par la main.

Mais écoute moi donc... tu peux bien rester pour moi... un instant.

NATZ, avec fierté.

Non ! monsieur, je ne veux ni rester... ni partir pour vous, et voilà... adieu !

Il remet son chapeau et sort.

 

 

Scène XIV

 

PIERRE, LISBETH

 

PIERRE.

Ah ! çà, à qui en a-t-il ? et vous, Lisbeth, qu’est-ce que ça signifie ?... quel est cet étranger dont il parle ?

LISBETH.

Un original... que je ne connais pas et qui m’a demandé à venir prendre du lait ici avec moi...

PIERRE.

Et tu as consenti ?... mais, Lisbeth, c’est un rendez-vous !

LISBETH.

Eh ! non, c’est un déjeuner ! Tu sais bien que chez nous... on ne peut pas refuser aux étrangers le déjeuner du chalet...

PIERRE.

À la bonne heure... mais je veux être là...

LISBETH, souriant.

Encore de la jalousie !...

PIERRE.

Non ! sans doute... mais c’est qu’il y a des dangers dont tu ne te doutes pas, et bien certainement je reste ici.

LISBETH.

Eh ! mais, sans doute...tiens... nous n’attendrons pas longtemps... car le voici qui arrive... le vois-tu qui descend la montagne ?

Elle va au-devant de lui.

PIERRE, levant les yeux vers lui.

En croirai-je mes yeux !... mon colonel !... c’est fait de moi... je suis perdu... où me cacher ?

Il aperçoit le bosquet qui est sur le devant du théâtre à droite, et s’y jette précipitamment.

LISBETH, allant au devant de Stubac.

Par ici, monsieur... par ici, suivez le petit sentier.

STUBAC, descendant la montagne.

Merci, mon pelle enfant.

 

 

Scène XV

 

PIERRE, caché, STUBAC, descendant du rocher à gauche, LISBETH, qui a été au-devant de lui

 

STUBAC.

Mille pardons... mon pelle enfant de bas afoir été exact à la rendez-vous...

LISBETH.

Il n’y a pas de mal...je ne m’en plains pas,

À part.

Ni Pierre non plus.

Regardant autour d’elle.

Eh bien ! où donc est-il ?

STUBAC.

C’est que, foyez-vous... che fiens t’écrire l’ordre te poursuivre un soldat à moi... J’afre fait t’abord mon lettre en français... c’était le tiaple... je l’entendais pas moi-même... J’afre recommencé en allemand, c’était encore bien bire... Il falloir que técitément j’afre une secrétaire touchours avec moi.

Voyant que Lisbeth ne l’écoute pas.

Eh bien ! que afre vous ?...

LISBETH.

Rien, monsieur, c’est... quelqu’un qui était là tout à l’heure... et qui devait déjeuner avec nous...

STUBAC, d’un air galant.

S’il être parti, tant mieux !... nous commencerons sans lui... parce que la tête à tête li être pli choli...

LISBETH.

Le tête à tête !...

STUBAC.

Air : Le beau Lycas aimait Thémire. (Les Artistes par occasion.)

Si quelqu’un vous tisait, ma chère,
Qu’il n’est heureux qu’en vous foyant,
Loin de répondre avec colère
Il faut le traiter doucement.

Lui prenant la main.

Oui, quand je vois c’te main charmante...

LISBETH, à part.

Vraiment je suis toute tremblante.

STUBAC.

Oui, lorsque je vois tant d’appas
Je sens que mon ardeur augmente.

LISBETH, avec inquiétude.

Et Pierre qui ne revient pas !

Ensemble.

STUBAC.

Je sens que mon ardeur augmente,
Et mon cœur n’y résiste pas.

LISBETH.

Voilà que le danger augmente,
Et Pierre qui ne revient pas !
Pourquoi, pourquoi ne vient-il pas ?

STUBAC, à part.

Ça fa pien... ça fa pien !... la petite s’apprifoise...

Deuxième couplet.

L’amour, qui produit des miracles
Donne du cœur aux plus tremblants,
Bientôt il n’connaît plus d’obstacles,
C’est comm’ ça chez les Allemands !...
Oui, loin de maîtriser mon trouble...

LISBETH.

Ô ciel ! rien n’égale mon trouble.

STUBAC.

Hélas ! je vous le tis tout bas.
Oui, oui je vous le tis pien bas,
Je sens que mon ardeur redouble.

LISBETH.

Et Pierre qui ne revient pas !

Ensemble.

STUBAC.

Je sens que mon ardeur redouble,
Et mon cœur n’y résiste pas !

LISBETH.

Voilà que le péril redouble,
Et Pierre qui ne revient pas !

STUBAC, vivement.

Oui, je contiens plus mon impatience respectueuse... et...

LISBETH, s’enfuyant du côté du bosquet.

Monsieur, qu’est-ce que cela signifie ?

STUBAC.

Et il faut qu’un petit baiser...

 

 

Scène XVI

 

STUBAC, LISBETH, PIERRE, sortant du bosquet et se mettant entre Stubac et Lisbeth

 

PIERRE.

C’en est trop... et dussé-je me perdre... arrêtez !

STUBAC, surpris.

Quel est l’insolent... que vois-je ? c’est Pierre... c’est mon déserteur...

LISBETH.

Lui ! déserteur !

STUBAC.

Lui-même.

LISBETH.

Ô ciel !...

 

 

Scène XVII

 

STUBAC, LISBETH, PIERRE, GRITLY et AUGUSTE, qui sont entrés sur les derniers mots

 

GRITLY, à Auguste.

Là, nous sommes arrivés trop tard, tout est découvert.

Air : Musique de M. Adam.

STUBAC.

De rage, de fureur
Je sens battre mon cœur ;
Mais de ton insolence,
J’aurai bientôt vengeance ;
Redoute ma fureur !

PIERRE, soutenant Lisbeth.

D’amour et de fureur
Je sens battre mon cœur ;
Je n’ai plus d’espérance,
Et de votre vengeance
J’ai prévu la rigueur.

LISBETH et GRITLY.

De crainte et de douleur
Je sens battre mon cœur ;
Hélas ! plus d’espérance !
Je le vois, sa vengeance
Va combler mon malheur.

AUGUSTE, regardant Pierre.

Ah ! pour eux quel malheur !
C’était un déserteur.

À Gritly.

Ne perds pas l’espérance ;
Je puis encor, je pense,
Vous rendre le bonheur.

À la fin de ce morceau, Lisbeth et Gritly se trouvent auprès de Stubac, dont elles cherchent à apaiser la colère, et qu’elles implorent en faveur de Pierre.

STUBAC.

Non, non, rien ne peut m’émouvoir.

GRITLY.

Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? Ah ! M. Auguste !...

AUGUSTE.

Soyez tranquille, je me charge d’arranger tout cela... laissez-moi un moment.

Pierre, Lisbeth et Gritly se retirent dans le bosquet à droite.

AUGUSTE, allant à Stubac.

Allons, colonel...

STUBAC.

Non, je ne veux rien entendre... je vais donner ordre de le saisir et...

AUGUSTE, l’arrêtant.

Vous n’en ferez rien, vous ne le pouvez pas...

STUBAC.

Comment, je pourrai bas faire fusiller un téserteur ?

AUGUSTE.

C’est ce qui vous trompe... ce n’est pas un déserteur... c’est un amoureux.

STUBAC.

Qu’est-ce que ça me fait ?

AUGUSTE.

Beaucoup... Il est amoureux de Lisbeth, de celle que vous aimez

STUBAC.

Raison de plus ; ça se trouve pien.

AUGUSTE.

Au contraire... ça se trouve très mal ; car, si vous faites condamner ce brave jeune homme, on dira que vous avez abusé de votre position et de votre pouvoir pour vous débarrasser d’un rival.

STUBAC.

Mein Gott !... on pourrait supposer !...

AUGUSTE.

C’est fâcheux pour vous... mais c’est ainsi... et, dès que vous tenez à Paris, dès que vous voulez y retourner, il faut que vous en connaissiez les lois et les usages... Oui, monsieur, dès qu’on aime une femme, son mari ou son amant devient sacré à nos yeux... on doit le protéger... c’est une des lois fondamentales du pacte social.

STUBAC.

Mais che être pas l’amant de la petite...

AUGUSTE.

C’est égal, on le croit... c’est la même chose... et vous ne pourriez plus vous montrer nulle part... moi-même je n’oserais pas vous présenter.

STUBAC.

Der Teufel !... che beux bourtant bas faire qu’il n’afre pas déserté...

AUGUSTE.

Non... mais vous pouvez lui avoir donné un congé pour passer quelques jours au pays... pour épouser celle qu’il aime.

STUBAC.

Der Teufel !... il faudrait encore...

AUGUSTE.

Il y va de votre honneur et de vos succès futurs... Partout, à Paris, je publierai votre héroïsme... on vous comparera à STANISLAS de Michel et Christine...

Gritly paraît à l’entrée du bosquet et écoute. Auguste lui fait de temps en temps signe d’espérer.

Dans deux mois, quand vous rentrerez dans la capitale, vous vous trouverez, auprès des dames, une réputation romantique toute faite.

STUBAC.

Vraiment !

AUGUSTE.

Ce qui est fort utile... rien ne rapporte plus qu’un amour malheureux... on y gagne cent pour cent, à cause du chapitre des consolations... Il est attendri... il cède... il ne résiste plus.

Gritly, Lisbeth et Pierre s’approchent.

STUBAC.

Ya... ya, je comprendre... Eh bien ! qu’il trouve au moins un remplaçant... et on verra.

AUGUSTE, à Gritly, Pierre et Lisbeth, qui se sont approchés peu à peu.

À merveille... Êtes-vous contents ?

GRITLY.

Mais pas du tout... il n’y a pas de remplaçants... on ne peut pas en trouver, à aucun prix.

AUGUSTE.

Il serait possible !

GRITLY.

Ah ! mon Dieu... qu’est-ce que je vois là ?... c’est Natz.

 

 

Scène XVIII

 

STUBAC, LISBETH, PIERRE, GRITLY, AUGUSTE, NATZ, avec le chapeau et le havresac, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

NATZ, tristement.

Oui, mademoiselle... un coupable repentant qui vient réparer sa faute.

GRITLY.

Que dis-tu ?

NATZ.

J’ai fait mes réflexions... je me suis dit que c’était affreux de manquer à sa parole, et à un marché conclu, surtout quand on avait reçu des avances.

GRITLY.

C’est bon... c’est bon... ne parlons pas de ça.

NATZ.

Si, mademoiselle... j’en parlerai toujours, parce que ces deux baisers me tourmentent... ça a réveillé mon amour et mes remords... et décidément le sacrifice en est fait... Je vous prierai seulement, pendant que j’achèverai l’engagement de votre frère... de tâcher de tenir le vôtre.

PIERRE.

Quoi ! tu veux partir pour moi ?

NATZ.

Oui, beau-frère... je retourne à Paris.

AUGUSTE, vivement.

À Paris !... il retourne à Paris... Dieu ! mon moyen ingénieux !

GRITLY.

Que dites-vous ?

AUGUSTE.

Que ce n’est pas lui... c’est moi qui partirai.

TOUS.

Vous, monsieur Auguste ?

STUBAC.

Vous, soldat !

AUGUSTE.

Et pourquoi pas ?... soldat honoraire... Il vous faut un secrétaire ; vous l’avez dit ce matin... vous le prenez dans votre régiment.

STUBAC.

Che pouvoir prendre qu’un Suisse.

AUGUSTE.

Est-ce que je ne le suis pas ?... citoyen de Berne !... il faut bien que ça me serve à quelque chose.

Air du vaudeville des Scythes et les Amazones.

À la parade ainsi qu’à la caserne,
En tilbury, nous irons, le matin...
Vous commandez... Mais le soir je gouverne,
Et comme ami, comme un élève enfin,
Je vous conduis dans le quartier d’Antin.

À Pierre.

Heureux traité dont mon âme est ravie !
Ainsi, gaîment échangeant leur malheur,
Deux exilés retrouvent leur patrie,
Deux malheureux retrouvent le bonheur.

STUBAC.

Ya... ya, je résiste blus... vous partez avec moi.

AUGUSTE.

Merci, mon colonel... Pierre, tu es libre... épouse celle que tu aimes... Adieu ! ma petite Gritly.

GRITLY, baissant les yeux.

Adieu ! monsieur Auguste.

NATZ.

Ah ! monsieur Auguste ! c’est donc vous qui vous en allez... Comme c’est heureux ! ce départ-là m’enlève tous mes soupçons... Quel bonheur, Gritly, de retrouver sa maîtresse fidèle quand on ne s’y attend pas !

AUGUSTE.

Je crois bien... Moi, qui retourne en France... je n’aurais demandé qu’une surprise pareille.

LISBETH.

Ah ! je l’espère pour vous.

AUGUSTE.

C’est possible, mais je n’y compte pas...

À Pierre.

Toi, mon garçon, rends-la heureuse au moins...

À mi-voix.

Et vous, Lisbeth, si jamais vous aviez à vous plaindre de lui... rappelez-vous que je suis toujours-là ?... son remplaçant...

À Stubac.

Allons, colonel, en route.

TOUS.

Air : Musique de M. Adam.

Après un aussi long voyage,
Qu’il est doux l’instant du retour !
Courez revoir l’heureux rivage
Où vous avez reçu le jour !

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