Le Fruit défendu (Camille DOUCET)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, par les Comédiens ordinaires de l’Empereur, le 23 novembre 1857.

 

Personnages

 

DESROSIERS

LÉON DESROSIERS, son neveu

GUSTAVE DE VARENNE

PAUL JALABERT

CLAIRE, nièce de Desrosiers

MARGUERITE, nièce de Desrosiers

JEANNE, nièce de Desrosiers

FANNY

MARIANNE

DOMESTIQUES

 

Le premier acte, à Melun, chez M. Desrosiers. Le deuxième acte, à Brunoy, chez M. de Varenne. Le troisième acte, à Paris, chez M. Jalabert.

 

 

ACTE I

 

Salle à manger élégante. Au milieu, grande table à manger garnie. Cheminée à gauche, sur le premier plan ; croisée à droite ; deux petites tables, l’une à droite, l’autre à gauche. Deux consoles de chaque côté de la porte du milieu. Porte au fond. Deux portes dans les angles.

 

 

Scène première

 

DESROSIERS, DE VARENNE, JALABERT, CLAIRE, MARGUERITE, JEANNE

 

Ils tout tous à table.

DESROSIERS.

À boire... à la santé des quatre mariés !

DE VARENNE, levant son verre.

Monsieur...

JALABERT, de même.

Monsieur...

DESROSIERS.

Monsieur !... cher oncle Desrosiers,

S’il vous plaît !... vous voilà mes neveux l’un et l’autre ;

Appelez-moi cher oncle, et trinquons... à la vôtre !...

Pour ma vieille manie il faut être indulgents...

J’aime à trinquer... surtout avec les jeunes gens !...

C’était l’usage antique, et très bon, chez nos pères,

Les cœurs se rencontraient alors, comme les verres !

Aujourd’hui, ce n’est plus la mode, je le sais ;

On salue à l’anglaise, on a les yeux baissés,

On tremble de montrer sa figure vermeille ;

Quand la bouteille est vide, on cache la bouteille !

Je ne dis pas cela par orgueil, mes enfants :

Vous valez mieux que moi ; vous n’avez que trente ans !...

Il m’est permis du moins, ayant deux fois vos âges,

D’être pour le vin vieux, et pour les vieux usages !

Ainsi, c’est convenu, je bois, et de bon cœur,

À la double union des filles de ma sœur ;

Chères nièces, pour moi cette heure est solennelle,

Mon amitié vous doit ses comptes de tutelle...

Votre mère en mourant me légua tout son bien...

Trois filles sans fortune, à moi qui n’avais rien.

MARGUERITE.

Mon oncle...

DESROSIERS.

J’acceptai bravement l’héritage ;

Pour vous, avec bonheur, je me mis à l’ouvrage,

Quittant cette maison, où j’étais né jadis,

Pour les eaux du Mont-Dore avec vous je partis.

Là, le nouveau docteur et ses petites filles

Firent sensation... vous étiez si gentilles !...

Je ne valais pas mieux qu’un autre assurément ;

Mais, dès que l’on vous vit, on me trouva charmant.

La mode avec fureur m’adopta tout de suite,

Tant votre bonne grâce augmentait mon mérite ;

Il semblait que chacun se fût fait une loi

De ne pouvoir guérir ni mourir que par moi.

Si bien qu’après dix ans d’excellentes affaires,

Je revins ici... pauvre... et vous millionnaires !

Oui, de tout cet argent je ne suis pas jaloux ;

Je n’eusse pas été le gagner là sans vous !...

Prenez-le, faites-en trois parts pour mes trois filles ;

Bientôt, à votre tour, vous aurez des familles !...

Le troisième mari, j’espère, n’est pas loin ;

Prenez donc cet argent dont vous aurez besoin.

Pas de remerciements surtout, je vous en prie ;

Faire votre bonheur est ma coquetterie.

Pour que vos deux maris fussent dignes de vous,

J’ai suivi vos instincts et consulté vos goûts...

Vive, aimant le plaisir, dans l’hôtel de Varenne,

Claire, à Paris, vivra comme une Parisienne ;

Tandis que, campagnarde encore plus que moi,

Marguerite s’installe au château de Brunoy...

Il faudra bien qu’un jour Jeanne aussi m’abandonne ;

Jusque-là, je te garde à Melun, ma mignonne ;

Ainsi, chacun de nous, fidèle à ses penchants,

Habitera Paris, la province et les champs...

Je resterai souvent seul ici, mais ma porte

Sera toujours ouverte aux enfants qu’on m’emporte ;

Tout ce que je demande en mon dernier adieu,

Moi qui les aime tant, c’est qu’ils m’aiment un peu !...

– J’ai dit !... Pour ce long speach je vous demande grâce,

Et votre vieil ami tous les cinq vous embrasse !...

Maintenant, la gaîté doit reprendre son cours,

Assez d’apologie et de fades discours !

Livrons-nous sans contrainte au bonheur, à la joie !...

On sonne dehors.

Bien !... voilà quelque ami que le ciel nous envoie !

On enlève la table à manger.

MARGUERITE.

De Marseille !...

DESROSIERS.

Hélas ! non... je l’avais espéré,

Mais mon frère est souffrant.

CLAIRE.

Sous sa femme enterré,

Mon oncle est mort pour nous.

DESROSIERS.

Claire !

CLAIRE.

Je vous conseille

De l’oublier.

DESROSIERS.

Melun est bien loin de Marseille.

CLAIRE.

Mais Paris est bien près de Melun, et son fils,

Mon cher cousin, qui n’a rien à faire à Paris...

JEANNE.

Il fait son droit...

CLAIRE.

Son droit !... il fait comme son père...

C’est un ingrat.

DESROSIERS.

Tais-toi !

FANNY, entrant, à Desrosiers.

Monsieur, c’est le notaire.

DESROSIERS.

Déjà !... Fais-le monter ; je vais le recevoir

Dans ma chambre.

Aux maris.

Avant vous, j’ai besoin de le voir ;

Nous avons à causer. – Vite, mesdemoiselles,

Pour la cérémonie allez vous faire belles.

À Fanny.

Si quelqu’un me demande encore, préviens-moi.

Fanny sort.

 

 

Scène II

 

DESROSIERS, DE VARENNE, JALABERT

 

JALABERT, bas à de Varenne.

De Varenne, comment trouves-tu l’oncle ?

DE VARENNE, bas.

Et toi ?

DESROSIERS.

Entre nous, mes amis, vos femmes sont parfaites ;

Il semble que pour vous, exprès, on les ait faites...

À Jalabert.

Ce brave Jalabert, combien je l’aimerai !...

Du commerce des grains à trente ans retiré,

Propriétaire heureux d’un château qu’il habite...

C’est juste le mari que voulait Marguerite.

À de Varenne.

Pour de Varenne aussi plein d’admiration,

J’aime en lui le sportman, le dandy, le lion,

Et vois avec plaisir que ma petite Claire

Aussi bien que sa sœur a trouvé son affaire !

Donc, tout est pour le mieux !... mais songeons aux contrats !...

Je n’ai qu’un mot à dire... et vous n’y perdrez pas.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DE VARENNE, JALABERT

 

JALABERT, à part, à droite.

Marguerite aime trop les champs... cela m’ennuie !...

DE VARENNE, à part, à gauche.

Du monde et des plaisirs Claire a trop la manie.

JALABERT.

Diable d’oncle !...

DE VARENNE.

Cela m’inquiète... à Paris,

Je connais les dangers que courent les maris.

JALABERT.

Je connais les dangers qu’on court à la campagne.

DE VARENNE.

Je ne sais pas pourquoi je crains...

JALABERT.

La peur me gagne...

DE VARENNE.

Las de bien vivre... las d’user et d’abuser,

Je ne me mariais que pour me reposer...

JALABERT.

Après trente ans d’exil, las de la solitude,

M’emprisonner encor me semblerait trop rude.

DE VARENNE.

Il faut se bien montrer dès le commencement.

JALABERT.

Dès le principe, il faut se poser carrément.

DE VARENNE.

Jalabert, à Brunoy, penses-tu qu’il existe

Quelque petit château solitaire, un peu triste,

Où, fuyant les dangers de la ville et ses bruits,

On puisse vivre en paix ?...

JALABERT.

Je le pense... à Paris,

Saurais-tu quelque hôtel de la grande tournure,

Où l’on puisse gaîment faire bonne figure ?

DE VARENNE.

Une habitation plantée à travers champs,

Où l’on soit à l’abri des sots et des méchants ?

JALABERT.

Une de ces maisons élégantes et faites

Pour recevoir grand monde et pour donner des fêtes ?

DE VARENNE.

Tu voudrais acheter un hôtel ?

JALABERT.

Tu voudrais

Acheter un château triste où l’on meure en paix ?

DE VARENNE.

Tu connais mon hôtel dans les Champs-Élysées ?

JALABERT.

Tu connais mon donjon aux tourelles brisées ?

DE VARENNE.

Il est neuf...

JALABERT.

Il est vieux et laid...

DE VARENNE.

Il est fort beau !

JALABERT.

J’achète ton hôtel !

DE VARENNE.

J’achète ton château !

JALABERT.

C’est fait...

DE VARENNE.

Marché conclu... Mais nos femmes...

JALABERT.

La tienne

Se plaindra ?

DE VARENNE.

Pas du tout.

JALABERT.

Je suis sûr de la mienne.

Je vais la prévenir, tout net, sans marchander

Elle me répondra : J’allais le demander.

DE VARENNE.

Tu crois ?

JALABERT.

Parbleu !

DE VARENNE.

Je vais aussi prévenir Claire.

JALABERT, à part.

Pauvre garçon ! je crains un acte de colère.

DE VARENNE, à part.

Ça n’ira pas tout seul.

FANNY, entrant.

Messieurs...

JALABERT, à la porte de droite.

Bien ! Après toi,

Propriétaire heureux du château de Brunoy !

DE VARENNE.

De l’hôtel de Varenne heureux propriétaire,

Après toi !

JALABERT.

Tu n’as pas de regrets ?

DE VARENNE.

Au contraire.

Ce cher Paul...

À part.

Je vais donc enfin me reposer !

JALABERT.

Ce cher Gustave...

À part.

Enfin, je vais donc m’amuser.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

FANNY, puis LÉON

 

FANNY.

Je ne suis pourtant pas méchante, d’ordinaire ;

Mais ces messieurs ont bien l’honneur de me déplaire.

Moi, qui cherche un mari, j’espère trouver mieux...

Ils m’ont l’air ennuyés... c’est-à-dire ennuyeux.

Quand il n’est pas très gai, le mariage est triste.

LÉON.

Bonjour !...

FANNY.

Monsieur Léon !... vous existez !

LÉON.

J’existe.

FANNY.

Après six mois d’absence... ingrat !

LÉON.

Cinq !... et trois jours !...

FANNY.

Vous que l’on aimait tant !...

LÉON.

Et qu’on aime toujours !

FANNY.

Non, monsieur... tout le monde à présent vous déteste ;

Vous allez aujourd’hui jouir de votre reste...

A-t-on jamais rien vu d’aussi léger que vous !...

LÉON.

Moi !

FANNY.

Vous ne sortiez pas autrefois de chez nous...

LÉON.

J’y reviens !...

FANNY.

De quel nom voulez-vous qu’on vous nomme ?...

Vous êtes un oiseau !... vous n’ôtes pas un homme !

Pourquoi subitement vous envoler ainsi,

Quand vous pouviez si bien rester tranquille ici ?

Votre oncle...

LÉON.

M’adorait... d’accord...

FANNY.

Ces demoiselles...

LÉON.

Aussi... trop !... que veux-tu, j’ai vingt ans !... avec elles

Mon oncle ne parlait que de me marier...

On ne se laisse pas égorger sans crier !...

FANNY.

Oh !...

LÉON.

Avant d’en finir, j’ai voulu voir le monde...

Je l’ai vu !... c’est toujours, plus ou moins, brune ou blonde,

La même femme !... avec les mêmes jeux toujours !...

Avec le même cœur et les mêmes amours !...

Prêt à trouver tout bien, tout bon, tout agréable,

Je rentre au nid, pareil au pigeon de la fable ;

Mon éducation est faite désormais ;

Ma thèse, par malheur, ne le sera jamais !

De prendre un grand parti pour peu que l’on me presse,

Je me sens ce matin en veine de sagesse...

Je ne suis qu’un oiseau, dis-tu... je le veux bien !...

Mais un oiseau joyeux qui n’a plus peur de rien !...

Qui rentre de lui-même, en chantant, dans la cage.

FANNY.

Sauf à partir demain pour un nouveau voyage.

LÉON.

– Non !... je m’enterre ici !... tu nuiras plus au bois,

Pauvre oiseau, qu’on nommait Chérubin autrefois !...

– Mon oncle, je le sais, conspire avec mon père ;

Ils veulent mon bonheur... soit... je me laisse faire,

Qu’on me traîne à l’autel...

FANNY.

Il est bien temps !

LÉON.

Pourquoi ?

Que se passe-t-il donc ?...

FANNY.

Vous savez...

LÉON.

Non, ma foi,

Je ne sais pas du tout !...

FANNY.

Allons, vous voulez rire...

Votre oncle, qui ne manque à rien, a dû vous dire...

LÉON.

J’ai reçu seulement hier ce mot de lui :

« Je t’attends à Melun, demain. » – C’est aujourd’hui...

Et me voilà !... De quoi s’agit-il ?...

FANNY.

D’une affaire...

Que vous expliquera votre cousine Claire...

– Elle vient. – Je n’ai pas le temps de babiller.

– Adieu, monsieur Léon... je m’en vais m’habiller ! –

 

 

Scène V

 

LÉON, CLAIRE

 

LÉON.

Claire !

CLAIRE.

Léon !

LÉON.

Mon Dieu, comme te voilà belle !

CLAIRE.

C’est le jour ou jamais... tenue officielle !

Tu ne comprends pas ?

LÉON.

Non.

CLAIRE.

Fais-moi ton compliment...

Je me marie !...

LÉON.

Oh ! ciel !... toi !... vous !...

Il tombe sur une chaise, à côté de la petite table, à gauche.

CLAIRE.

Certainement !

Qu’as-tu donc ?...

LÉON.

Rien... pardon... je ne sais...

CLAIRE.

C’est étrange...

Veux-tu de l’eau sucrée et de la fleur d’orange ?...

LÉON.

Non... une goutte d’eau seulement...

CLAIRE.

En voici.

Cela te calmera... pauvre cousin...

LÉON.

Merci !

C’est la chaleur...

CLAIRE.

Veux-tu que j’ouvre la fenêtre...

Elle l’ouvre.

LÉON.

De mon émotion je n’ai pas été maître...

Je suis venu très vite, et puis, en arrivant,

La surprise... cela me prend assez souvent...

C’est bête, n’est-ce pas ?... ainsi donc, ma cousine...

CLAIRE.

J’épouse un beau garçon, jeune, de bonne mine,

Riche, élégant... monsieur de Varenne... À Paris

Nous allons vivre... il a des chevaux de grand prix

Il fait courir... cela m’amusera... j’adore

Tout ce que je n’ai pas et tout ce que j’ignore...

Le bruit, le mouvement, le luxe, le plaisir !...

LÉON.

C’est la vie !...

CLAIRE.

À Paris, nous n’aurons qu’à choisir...

Quant à vous qu’on ne voit que lorsque l’on s’amuse,

Pour nous abandonner vous n’aurez plus d’excuse ;

Fi ! monsieur... non, je suis ce matin en bonté,

Je te pardonne... On rit de ma légèreté,

On a tort... ma raison vaut mieux que ma parole ;

Le proverbe dit vrai... Bon cœur et tête folle...

Adieu... je vais signer... tu viendras, n’est-ce pas ?

Adieu, cousin...

LÉON.

Elle est charmante !

CLAIRE.

Tu viendras !...

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LÉON, seul, puis MARGUERITE

 

LÉON.

Charmante !... c’est-à-dire adorable, divine !...

L’esprit le plus brillant, la grâce la plus fine ;

Et moi qui l’avais prise en grippe l’an dernier,

Quand mon oncle avec moi voulait la marier !

Maintenant, on dirait que son bonheur m’irrite,

Que sa gaîté me blesse... Ah ! bonjour, Marguerite !...

MARGUERITE.

Bonjour, Léon ! j’étais sûre que tu viendrais ;

Je l’avais parié, tant je le désirais !...

Quoique mon cher cousin soit un peu malhonnête,

Notre fête sans lui n’eût pas été complète...

– Six mois absent ! enfin, j’ai gagné mon pari ;

Te voilà !... tout est bien !... as-tu vu mon mari ?...

LÉON.

Ton mari !... le mari de Claire, tu veux dire ?...

MARGUERITE.

Le mien aussi...

LÉON.

Le tien !... quoi !... ce n’est pas pour rire ?...

MARGUERITE.

Pour signer mon contrat le notaire m’attend...

LÉON.

Tu te...

MARGUERITE.

Je me marie aujourd’hui, dans l’instant.

LÉON.

Toi !... se peut-il ?...

Il tombe sur une chaise, à côté de la petite table, à droite.

MARGUERITE.

Mon Dieu, qu’as-tu donc ?

LÉON.

Rien.

MARGUERITE.

Que faire ?...

Veux-tu boire un peu d’eau ?...

LÉON, achevant le verre qu’il a commencé.

Merci, j’ai mon affaire !...

C’est le froid !...

MARGUERITE.

Comprend-on qu’on ait ouvert ici !...

Elle ferme la fenêtre.

Tu vas mieux, n’est-ce pas, pauvre cousin ?...

LÉON.

Merci !

Un peu mieux... ça revient... Ainsi donc, ma cousine...

MARGUERITE.

J’épouse un bon garçon, pas très beau, d’origine

Modeste, comme moi, loin du monde élevé,

Comme moi... le mari que j’ai toujours rêvé !...

Nos deux simplicités sont faites pour s’entendre...

Il a près de Corbeil des moulins qu’il va vendre,

Et désormais, contents d’être seuls, à Brunoy,

Nous vivrons dans les champs qu’il aime comme moi !...

LÉON.

C’est le bonheur !...

MARGUERITE.

Chez nous, je te garde une place,

Si jamais ton Paris, dont j’ai si peur, te lasse !...

Dans tes jours de fatigue et d’ennui, tu viendras

Te reposer chez nous... tu viendras, n’est-ce pas ?...

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LÉON, seul

 

On n’est pas plus aimable ! on n’est pas plus gentille !

C’est incroyable... on quitte une petite fille

Sans grâce, sans esprit, sans rien de ce qui plaît,

On s’éloigne six mois, et... changement complet !...

Le jour où l’on revient, l’enfant est une femme !...

Le printemps, la jeunesse ont soufflé sur son âme !

Son front d’ange reflète un rayon de soleil !...

Ce jour-là, l’ange... épouse un meunier de Corbeil !...

C’est bien fait !... je pouvais choisir tout à mon aise ;

Que ce soit Marguerite ou Claire qui te plaise,

Parle, disait mon oncle ; et, sans répondre un mot,

J’ai, devant le bonheur, déserté comme un sot !...

Aujourd’hui, tout le monde à mes dépens va rire...

Mon cher oncle n’a pas oublié de m’écrire ;

Fier de les marier devant moi, sous mes yeux ;

Toutes deux à la fois !... Que dis-je toutes deux !...

Apercevant Jeanne.

Toutes trois !... Jeanne aussi, que j’avais oubliée,

La voilà !... la voilà, superbe en mariée !...

 

 

Scène VIII

 

LÉON, JEANNE

 

LÉON, à Jeanne, très vite.

Adieu !... je te fais bien mon compliment !

JEANNE.

De quoi ?

LÉON.

Il est jeune, il est riche, il est beau... comme toi !...

Tant mieux !... C’est un meunier, un marchand, un notaire,

Un lion !... À Paris, tu vivras comme Claire !

Ou comme Marguerite, à Brunoy, dans les champs !

J’exècre les lions, les meuniers, les marchands,

Les notaires !... Enfin, tout ce que l’on épouse !

Adieu !... Tu ris...

JEANNE.

Je ris de ta fureur jalouse...

Qu’est-ce que ça te fait qu’on se marie, ou non ?

De moi, pour le moment, il n’est pas question.

LÉON, refroidi.

Ah !

JEANNE.

Dans un an ou deux, si quelqu’un se présente

Qui daigne m’épouser, j’en serai très contente...

À part.

Attrape !...

LÉON, à part.

Au fait, ce n’est qu’un enfant !... à côté

De ses deux grandes sœurs : la grâce et la bonté...

Marguerite si douce, et Claire si jolie !

JEANNE.

Faisons-nous la paix ?...

LÉON.

Non !

JEANNE.

La réponse est polie.

 

 

Scène IX

 

LÉON, JEANNE, DESROSIERS

 

LÉON.

Mon oncle !

DESROSIERS.

Ah ! te voilà !...

LÉON.

Bonjour, mon oncle, adieu !...

Je retourne à Paris.

DESROSIERS.

Eh ! pourquoi ça, mon Dieu !

LÉON.

Je ne demandais pas à venir... au contraire...

Pour vendredi prochain, j’avais ma thèse à faire,

J’étais heureux, content, ne me doutant de rien,

Quand votre lettre hier m’est arrivée.

DESROSIERS.

Eh ! bien...

Après ?

LÉON.

Après... je viens de voir mes deux cousines.

DESROSIERS.

Comment les trouves-tu ?...

LÉON.

Je les trouve divines !

DESROSIERS.

N’est-ce pas ?

LÉON.

Et je suis d’une fureur !

DESROSIERS.

Comment ?...

LÉON.

Pourquoi les marier ?...

DESROSIERS.

Sans ton consentement !

Je ne te les ai pas toutes deux proposées ?...

Tu ne me les as pas toutes deux refusées ?

LÉON.

C’est-à-dire...

DESROSIERS.

Voyons, vilain enfant gâté,

Rentre un peu dans le calme et dans la vérité ;

Pour une illusion, à tort, tu te tourmentes ;

Depuis quand trouves-tu tes cousines charmantes,

Toi qui faisais le fier, quand je te les offrais ?

Depuis que des maris sont-là, des maris vrais ;

– La contradiction tourne toutes les têtes ;

Ces deux cousines-là pour toi n’étaient pas faites ;

Malgré leur gentillesse et malgré leur vertu !...

Tu ne les aimes pas.

LÉON.

Mais...

DESROSIERS.

Laquelle aimes-tu ?

Quand on en aime deux, on n’en aime pas une.

LÉON.

Mon oncle !...

DESROSIERS.

Cher enfant, ma raison t’importune.

Pardon... si j’ai le cœur de plaisanter ainsi,

C’est que tout peut encor s’arranger, Dieu merci ;

Jamais de mon trésor je n’ai fait le partage,

Jamais je n’ai rêvé le moindre mariage,

Sans songer que mon frère, heureux quand je le suis,

À la meilleure part avait droit pour son fils.

Rassure-toi... Tandis que ton ingratitude

Accuse un vieil ami, plein de sollicitude,

Ma pauvre Jeanne est là, tremblante, et ne sachant

Ce qui rend aujourd’hui son cousin si méchant...

– Viens donc, Jeanne...

Bas à Léon.

Regarde... As-tu vu dans le monde

Rien de plus ravissant que cette tête blonde...

Et ce cher petit cœur ?... un ange du bon Dieu !...

Voilà ce qu’il te faut...

LÉON.

Adieu, mon oncle, adieu !...

DESROSIERS.

Non pas, mauvais sujet...

JEANNE.

Qu’a-t-il donc ?...

DESROSIERS.

Il plaisante...

Voici nos mariés, viens que je te présente.

 

 

Scène X

 

LÉON, JEANNE, DESROSIERS, DE VARENNE, JALABERT

 

JALABERT, bas à de Varenne.

Eh bien ! est-ce arrangé ?

DE VARENNE, bas.

Je n’ai rien dit.

JALABERT.

Ni moi...

DE VARENNE.

Au moment de parler, j’ai...

JALABERT.

J’ai fait comme toi !

DESROSIERS, bas à Léon.

Comment les trouves-tu ?...

LÉON, bas.

Laids !

DESROSIERS.

Lequel ?...

LÉON.

L’un et l’autre !

DESROSIERS.

Fi !... Messieurs, le cousin de vos femmes... le vôtre...

Léon Desrosiers, fils de mon frère, avocat,

C’est-à-dire avocat en herbe.

JALABERT, saluant Léon.

Bel état !

DE VARENNE, saluant Léon.

Monsieur...

DESROSIERS, présentant Jalabert à Léon.

Paul Jalabert, mari de Marguerite...

LÉON, à part.

L’ancien meunier...

Saluant.

Monsieur...

À part, regardant de Varenne.

Le lion émérite...

DESROSIERS, présentant de Varenne.

De Varenne, mari de Claire...

LÉON, saluant.

J’ai l’honneur...

D’être votre...

DESROSIERS.

Cousin !...

LÉON.

Et votre serviteur...

JALABERT.

Je suis flatté, monsieur...

DE VARENNE.

Monsieur, je suis bien aise...

DESROSIERS, à de Varenne en lui montrant Léon, bas.

Gentil garçon...

Haut.

Vingt ans dans huit jours...

À Jeanne.

Et toi, seize !...

JALABERT, à Léon.

Si vous aimez Paris, monsieur...

LÉON.

Moi, pas beaucoup...

DE VARENNE, à Léon.

Si vous aimez les champs, monsieur...

LÉON.

Moi... pas du tout !...

DE VARENNE, à part.

C’est un petit faquin.

JALABERT, à part.

C’est un sot.

DESROSIERS.

Et vos femmes,

Qu’en avez-vous donc fait ?...

À Jeanne.

Jeanne, préviens ces dames...

JALABERT, à Jeanne.

Quand on pourra venir, chère petite sœur,

Je vous avertirai.

JEANNE.

J’entends... Avec douceur,

C’est me dire : Va-t’en, vilaine curieuse,

Tu nous gênes... Bonjour...

À Léon, prenant son bras.

Viens.

LÉON, sortant avec Jeanne.

Est-elle ennuyeuse !...

 

 

Scène XI

 

DESROSIERS, DE VARENNE, JALABERT, FANNY, DOMESTIQUES

 

FANNY, dehors, à droite.

Attendez là !...

Entrant.

Messieurs, on apporte pour vous

Des coffres, des cartons, des robes, des bijoux !

JALABERT.

Qu’on les monte !

DESROSIERS, à Fanny.

Ce sont sans doute les corbeilles ?

FANNY.

Oui, monsieur, je n’en ai jamais vu de pareilles.

Cela me raccommode avec eux.

JALABERT, au fond.

Par ici !

FANNY.

Les domestiques déposent des carions sur la table à droite y un grand coffre noir sur la table à gauche.

Par ici. Pour monsieur de Varenne.

DE VARENNE, sans regarder.

Merci !

– Suis-je bête d’avoir acheté tant de choses !

DESROSIERS.

Dieu ! les beaux cartons blancs !

FANNY.

Les belles faveurs roses !

DE VARENNE, à droite.

Pour vivre à la campagne, à quoi bon tout cela ?

JALABERT, à gauche.

Comment diable ai-je pu choisir ces horreurs-là :

DESROSIERS, à Jalabert.

Peut-on regarder ?

JALABERT.

Oui... ce n’est ni beau ni rare...

DESROSIERS, à part.

Le caractère en tout et partout se déclare.

JALABERT.

C’est trop provincial pour des Parisiens ;

Les femmes aiment mieux ces jolis petits riens.

DESROSIERS.

Là, des frivolités ; ici, du confortable.

JALABERT.

Si j’osais... pourquoi pas ?

DESROSIERS.

L’utile et l’agréable !...

JALABERT, à de Varenne, bas.

Tous ces colifichets ne sont plus bons pour toi,

Si tu quittes Paris...

DE VARENNE.

Tiens, c’est vrai !...

JALABERT.

Vends-les-moi.

DE VARENNE.

Volontiers... mais alors...

JALABERT, lui montrant son coffre.

Si cela peut te plaire,

Changeons...

DE VARENNE.

Changeons...

À part.

Je fais une excellente affaire...

DESROSIERS.

Vous savez qu’à midi le maire nous attend...

JALABERT.

Nous sommes prêts.

DESROSIERS.

Bravo ! c’est parfait ! c’est charmant !

Chaque sœur aura là de quoi se satisfaire...

À Jalabert.

Merci, pour Marguerite...

À de Varenne.

Et vous, merci, pour Claire.

DE VARENNE.

Permettez... nous avons réfléchi, Paul et moi.

JALABERT.

Je vais vivre à Paris.

DE VARENNE.

Je vais vivre à Brunoy.

JALABERT.

Je vous expliquerai notre plan de conduite.

DE VARENNE, montrant le coffre noir.

Voilà pour Claire...

DESROSIERS.

Ça !...

JALABERT, montant les objets étalés.

Voilà pour Marguerite...

DESROSIERS.

Ça !... voyons, mes enfants, pas de confusion...

Vous dites...

JEANNE, à la porte.

Pouvons-nous entrer ?...

DESROSIERS.

Pas encor !... non !...

À Jeanne.

Vous dites... Pas encor !... En vous j’ai confiance,

Je suis heureux, je suis fier de votre alliance ;

Mes nièces, quand leur oncle a répondu de vous,

Sans hésitation vous ont pris pour époux :

Vous faisant leurs portraits, et leur faisant le vôtre,

Je n’ai rien déguisé d’un côté ni de l’autre ;

De leurs petits défauts je vous ai prévenus,

Leurs goûts, que vous aimiez d’abord, vous sont connus ;

Quand tout semble si bien arrangé pour vous plaire,

Ne sacrifiez pas leur bonheur.

DE VARENNE.

Au contraire...

JALABERT.

Vous ne connaissez pas les femmes, cher docteur.

DE VARENNE.

Vous ne connaissez pas les caprices du cœur...

JALABERT.

Avec ses dix-huit ans, son esprit et sa grâce,

Marguerite, à Paris, tiendra très bien sa place.

DE VARENNE.

Avec ses qualités, sa raison, son bon goût,

Claire se trouvera parfaitement partout.

JALABERT.

Rassurez-vous.

DE VARENNE.

N’ayez aucune inquiétude.

JALABERT.

J’ai fait de la campagne une très longue étude,

Elle a pour les maris de dangereux loisirs.

DE VARENNE.

Je sais Paris par cœur, et je crains ses plaisirs...

JALABERT.

Quand on ne sait que faire et qu’on ne voit personne,

Pour le premier venu le cœur se passionne.

DE VARENNE.

Quand on vit au milieu d’un tas de garnements,

On finit tôt ou tard par les trouver charmants.

JALABERT.

J’ai vu cela.

DE VARENNE.

J’en ai fait l’épreuve moi-même.

JALABERT.

Je veux aimer ma femme et que ma femme m’aime !...

DE VARENNE.

Je veux, à l’univers devenant étranger,

Dans mon ménage heureux, vivre seul sans danger !

JALABERT.

Si j’ai tort, dites-le, cher oncle, je vous prie.

DE VARENNE.

Cher oncle Desrosiers, voilà ma théorie !

DESROSIERS.

Ils disent tous les deux le contraire... et pourtant

Ils le disent si bien que c’en est irritant.

Je trouve également mauvais leurs deux systèmes,

Mais enfin, ils sont d’âge à se conduire eux-mêmes.

– Arrangez-vous... Chacun pour sa femme et pour soi...

– Puisse votre bonheur ne donner tort qu’à moi !

DE VARENNE.

Bien dit !

DESROSIERS.

Et maintenant... raidi !... Mesdemoiselles,

Mesdames !...

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, CLAIRE, MARGUERITE, JEANNE, puis LÉON

 

JEANNE, entrant.

Je voudrais être grande comme elles...

Elle regarde la corbeille à droite.

Venez donc ! Que c’est beau ! voyez !

JALABERT, à Marguerite.

Qu’en dites-vous ?

MARGUERITE.

C’est toujours trop pour moi. Merci !

CLAIRE, à de Varenne.

Les beaux bijoux !...

DE VARENNE, à part.

Diable !

DESROSIERS, prenant Claire et Marguerite tous son bras. À demi-voix.

Nous causerons en revenant ensemble ;

Jeanne écoute.

Ne vous effrayez pas, cela n’est rien...

À part.

J’en tremble !...

– Vos maris... au total, ils font peut-être bien ;

C’est leur goût... je comprends que chacun ait le sien,

Désirent... c’est pour vous un devoir de les suivre...

Modifier un peu leur manière de vivre...

À Claire.

Avant de retourner à Paris avec toi,

Le tien veut demeurer quelque temps à Brunoy...

À Marguerite.

Le tien veut de Paris te montrer les merveilles...

Je crains qu’ils n’aient tous deux mal choisi vos corbeilles ;

Mais vous les changerez, si cela vous convient...

À Marguerite.

Voici la tienne...

À Claire.

Et toi, celle-ci t’appartient...

Mouvement des deux sœurs.

Ce n’est pas un exil pour vous ; c’est un voyage ;

Il s’agit d’une année ou deux, pas davantage...

JEANNE.

Ou trois !... pourquoi pas vingt !... C’est une indignité !

Il fallait prévenir... on aurait hésité...

DESROSIERS.

Jeanne !...

Aux maris.

Allons.

DE VARENNE, à Claire.

Fiez-vous à mon expérience...

JALABERT, à Marguerite.

Ayez dans ma tendresse un peu de confiance.

MARGUERITE.

Je vous crois.

JALABERT.

À Paris, tout amuse à la fois !...

DE VARENNE, à Claire.

Le plaisir ne vaut pas le bonheur...

CLAIRE.

Je vous crois.

JALABERT, à Desrosiers.

Vous le voyez, cela va tout seul, quand on s’aime...

Ils sortent.

JEANNE, à part.

J’aurai soin de choisir ma corbeille moi-même...

DESROSIERS, à Léon.

Eh bien, mauvais sujet, qu’en dites-vous ?

LÉON.

Moi... rien.

Vous trouvez ces messieurs charmants, vous faites bien.

Leurs femmes, comme vous, font bien d’en être éprises ;

L’un est un paysan qui fera des sottises,

L’autre un Parisien, qui s’est bien amusé ;

L’un est trop innocent, et l’autre est trop blasé.

DESROSIERS.

Tais-toi, je te défends d’en parler de la sorte !

LÉON.

Alors ils sont parfaits...

DESROSIERS.

Que le diable t’emporte !...

Il sort.

LÉON.

Si jamais je reviens dans cette maison-ci !

Il voit Jeanne près de lui.

Encore !...

JEANNE, prenant son bras.

C’est égal, tu vaux mieux qu’eux...

LÉON.

Merci !...

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

QUATRE MOIS APRÈS

 

Château à droite avec perron. Bosquet à gauche. Dans le milieu, près du bosquet, un grand arbre, et, au-dessous, un banc, des chaises, une table ronde.

 

 

Scène première

 

CLAIRE, assise sous le bosquet, un livre tombé à coté d’elle, DE VARENNE

 

DE VARENNE.

Plus maussade et plus triste encor qu’à l’ordinaire !...

Certainement elle a quelque chose. Eh bien, Claire !

Qu’est-ce que nous ferons jusqu’au dîner ?

Silence.

Tu dors ?

CLAIRE.

Non.

DE VARENNE.

Son livre l’amuse énormément. – Je sors...

Si j’allais me baigner ? non, l’idée est mauvaise,

Je viens de déjeuner... très mal, par parenthèse.

Si j’allais pêcher ?... diable... encore des goujons,

Comme hier... plus j’en prends et plus nous en mangeons.

Léon n’arrive pas ! est-il insupportable...

Il aura trop dansé cette nuit... c’est probable...

Hier, en s’en allant, il t’a dit comme à moi...

N’est-ce pas, qu’il viendrait par le premier convoi ?

C’est celui-là qu’il prend tous les matins... Que faire ?

L’attendre ou bien... Voyons... veux-tu, pour te distraire,

Venir te promener jusqu’à la station ?

Nous le rencontrerons, j’espère... viens-tu ?

CLAIRE.

Non...

Je reste.

DE VARENNE.

En quatre mois, quelle métamorphose !

Je ne sais ce qu’elle a, mais elle a quelque chose.

Je ne vois pourtant rien qui puisse l’affliger,

Jamais personne ici ne vient nous déranger,

Pas d’importuns, jamais d’ennuyeuses visites...

Seuls, au milieu des champs, nous vivons en ermites !

Ce bon petit Léon ne peut pas la gêner,

Il s’en va tous les jours après le déjeuner ;

Vingt fois je l’ai prié de rester davantage,

Mais vainement, monsieur a toujours de l’ouvrage !

Monsieur fait et refait sa thèse !... De mon temps

J’employais un peu mieux que cela mes vingt ans.

Enfin, il est gentil, je l’aime, et sa cousine

Jusqu’ici lui faisait à peu près bonne mine...

À sa mauvaise humeur loin de contribuer,

Il ne pourrait, je crois, que la diminuer.

S’il lui déplaît pourtant, bien qu’il me divertisse,

Je ferais au repos ce dernier sacrifice.

Quand on parle du loup...

 

 

Scène II

 

CLAIRE, DE VARENNE, LÉON

 

LÉON.

On en voit les rayons !

CLAIRE, se levant.

Léon !

LÉON.

Bonjour.

DE VARENNE.

Pendant que seuls nous déjeunions,

Qu’est-ce que vous faisiez, affreux retardataire ?

LÉON.

C’est aujourd’hui le douze août, la sainte Claire !

CLAIRE.

Ma fête !

DE VARENNE.

Tiens, c’est vrai ! c’est ta fête aujourd’hui,

Et je n’y pensais pas...

À part.

Diable...

CLAIRE, à part.

Il y pensait, lui !

DE VARENNE, à part.

Si je pouvais au moins lui donner quelque chose.

LÉON, offrant une rose à Claire.

J’ai manqué le convoi d’un instant... d’une rose...

Le temps de la choisir.

CLAIRE.

Quelle est belle !... merci.

Je n’en ai jamais vu de pareilles ici...

DE VARENNE.

Si fait, si fait !...

CLAIRE.

Voilà la seule fleur que j’aime...

DE VARENNE.

Bon ! je vais en cueillir une botte moi-même !

LÉON.

À propos, avez-vous ce soir un bon dîner ?

DE VARENNE.

Tu restes ?

LÉON.

Le convoi qui vient de m’amener

Contenait quatre amis...

DE VARENNE.

Comment... une visite

LÉON.

Qui vous fera plaisir.

CLAIRE.

Mon oncle ?

LÉON.

Et Marguerite !

CLAIRE.

Et Jeanne ?

LÉON.

Et Jalabert !

DE VARENNE.

Quoi, sérieusement !

LÉON.

Ils seront tous les quatre ici dans un moment.

Jalabert qui connaît le pays le leur montre ;

Il sourit en passant à tout ce qu’il rencontre ;

La maison de Talma, l’église, le château.

Je me suis échappé pour te revoir plus tôt.

DE VARENNE.

Mais comment se fait-il qu’ils arrivent ensemble ?

Ton oncle et Jeanne sont à Melun, ce me semble ?

LÉON.

Pour le bal de la ville où je les ai surpris.

Mon oncle et Jeanne, hier, sont venus à Paris.

CLAIRE.

Ah !... tant mieux... Et dis-moi... la fête était jolie ?

LÉON.

Charmante.

DE VARENNE.

Mener Jeanne au bal, quelle folie !

CLAIRE.

Mon oncle a bien raison de ne pas l’en priver ;

On ne sait pas plus tard ce qui peut arriver.

Je vais au-devant d’eux. – Viens-tu, Léon ?...

LÉON.

Sans doute.

DE VARENNE.

À quoi bon ? vous risquez de vous croiser en route.

Attendez-les plutôt ici, sous ce bosquet...

Décidément je vais lui faire un gros bouquet.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LÉON, CLAIRE

 

LÉON.

Alors nous restons.

CLAIRE.

Oui, n’est-ce pas ?

LÉON.

Pour ta fête

Cette fleur te dira ce que je te souhaite ;

Qu’elle soit sur ton cœur, ou bien dans tes cheveux,

Elle rencontrer à partout un de mes vœux.

CLAIRE.

Souhaite-moi... mais non... rien... parlons d’autre chose.

Des chagrins de mon cœur ne cherche pas la cause ;

Ce bal... tu me l’as dit... était délicieux...

Mes sœurs ont bien dansé, n’est-il pas vrai ? tant mieux !

Autrefois Marguerite était un peu sauvage.

LÉON.

Elle l’est, s’il se peut, encore davantage.

CLAIRE.

Tu veux me consoler, en me disant cela ;

Marguerite s’ennuie au bal... mais elle y va.

Dans le fond de son cœur, on rêve la retraite ;

Pour Paris qu’on ignore on ne se croit pas faite.

On s’effraye en songeant à ses bruyants plaisirs,

À dormir sous un hêtre on borne ses désirs ;

Au lieu de se livrer avec reconnaissance,

On accuse du sort la douce violence ;

Mais la prévention ne dure pas toujours ;

L’expérience enfin vient à notre secours ;

Sans s’en apercevoir on change de système.

On détestait Paris, on se trompait... on l’aime !...

Marguerite en est là... ce n’était pas son goût ;

Mais partout on l’invite ; elle accepte partout !

D’un bal qu’elle donnait tu l’as vue alarmée ;

D’en donner tout l’hiver elle sera charmée...

À celui d’hier soir, sans qu’on le remarquât,

Il était à coup sûr aisé qu’elle manquât...

Rien n’a pu l’empêcher d’y courir la première.

La danse lui déplaît, dis-tu... la nuit dernière

Elle n’a pas dansé ?

LÉON.

Si !... beaucoup !... avec moi !...

Pour parler de Melun, et surtout de Brunoy !...

CLAIRE.

Je ne la blâme pas !... je l’approuve et l’envie...

Il faut changer ses goûts, quand on change sa vie !...

LÉON.

Non, sérieusement, tu le verras bientôt,

Marguerite n’est pas heureuse, tant s’en faut,

N’ayant là-bas que moi qui l’aime et la soutienne,

Sa pauvre âme toujours s’épanche dans la mienne,

Ton bonheur est l’objet de tous nos entretiens...

Ses secrets sont souvent plus tristes que les tiens...

CLAIRE.

Se peut-il !... mais alors, voyons, quel parti prendre ?

LÉON.

Parler à ces messieurs, et leur faire comprendre...

CLAIRE.

Que ma sœur n’aime pas le monde, ni le bal,

Tandis que moi... cela leur serait bien égal...

Mon mari sait à quoi s’en tenir à merveille ;

À tout ce qu’on lui dit il fait la sourde oreille ;

Il croit avoir, il a des principes à lui,

Et, par respect pour eux, lui-même il meurt d’ennui.

Je ne m’amuse pas, et lui pas davantage ;

Ma vie est solitaire et triste, il là partage ;

Sous un fardeau commun ensemble nous prions ;

Je m’ennuie, il s’ennuie, et nous nous ennuyons,

Tout est là !...

LÉON.

Pauvre enfant !

CLAIRE.

Sans toi que deviendrais-je ?...

Nos jours sont éternels, ta gaité les abrège...

LÉON, à part.

C’est l’instant de risquer la déclaration,

Ou bien je suis perdu de réputation !...

Tant pis pour les maris qui condamnent leurs femmes

À l’ennui... conseiller très dangereux, mesdames !...

CLAIRE.

À quoi penses-tu donc, Léon ?...

LÉON.

Je pense... hélas !...

Je pense... je me dis...

À part.

Diable... ça ne vient pas.

Haut.

Je pense qu’autrefois, dans notre heureuse enfance,

Nos cœurs, nos sentiments...

À part.

Voilà que ça commence !

Haut.

Claire, tu t’en souviens...

DESROSIERS, paraissant sur le perron, à part.

Heim, qu’est-ce que cela ?

LÉON.

Tu n’as pas oublié...

DESROSIERS, riant, à la cantonade.

Par ici... les voilà !...

 

 

Scène IV

 

LÉON, CLAIRE, DESROSIERS

 

CLAIRE, à Desrosiers.

Mon cher oncle !

LÉON, à part.

J’étais en si bon train.

DESROSIERS, l’embrassant.

Ma fille !...

CLAIRE.

Enfin, c’est vous !

DESROSIERS.

Suivi de toute la famille :

Tes deux sœurs, Jalabert et moi ! cinq, en comptant

Ce mauvais sujet-là, qui...

LÉON.

J’arrive à l’instant,

Et je vous annonçais à ma cousine Claire.

CLAIRE.

Ne sachant rien qui pût davantage me plaire.

Vous vous portez bien ?

DESROSIERS.

Oh !... pas si bien qu’autrefois.

Mais mieux qu’hier... j’ai vu ta sœur et je te vois.

CLAIRE.

Cher oncle, êtes-vous bon !...

DESROSIERS.

Non... je suis égoïste.

Le beau mérite, aimer ce qui fait qu’on existe !

C’est la fête aujourd’hui, prends, et n’en parle pas.

CLAIRE.

C’est un portrait ?

DESROSIERS.

Plus tard tu le regarderas.

CLAIRE.

Le vôtre !

DESROSIERS.

On peut monter autrement l’entourage.

CLAIRE.

Fi !... les beaux diamants... à Brunoy, c’est dommage !

DESROSIERS.

Ta vie est sérieuse ici ?

CLAIRE.

Pis que cela !

Mais je n’y pense plus, mon oncle, vous voilà !...

DESROSIERS.

Pour un Parisien, de Varenne m’étonne.

CLAIRE.

Sans ce pauvre Léon nous ne verrions personne.

DESROSIERS.

Qu’est-ce qu’il te disait lorsque je suis entré ?

CLAIRE.

Léon ? je ne sais pas.

DESROSIERS.

Vraiment !

À part.

Je le saurai !...

 

 

Scène V

 

LÉON, CLAIRE, DESROSIERS, JALABERT, MARGURITE, JEANNE, puis DE VARENNE

 

DESROSIERS.

Arrivez donc.

CLAIRE, à Jeanne.

Bonjour.

À Marguerite.

Bonjour ma toute belle.

JALABERT.

Bonjour... Je vous croyais là-bas dans la tourelle.

À Claire.

Mon ex-château, ma chère, est vraiment très gentil.

Où donc est de Varenne ?

CLAIRE.

Au fait, où donc est-il ?

JALABERT, à part.

Diable !... cela promet.

CLAIRE, à Jeanne.

Chère Jeanne, es-tu grande !

Mais à quel bon hasard dois-je ?...

JEANNE.

Elle le demande.

MARGUERITE.

Sainte Claire, acceptez nos vœux.

JALABERT.

Nos compliments.

MARGUERITE, lui offrait un écrin.

Et ces petits boutons.

CLAIRE.

Encor des diamants.

JEANNE.

Et cette bourse.

CLAIRE.

Elle est on ne peut plus jolie

C’est toi qui l’as brodée ?

JEANNE, montrant son oncle.

Et lui qui l’a remplie.

CLAIRE.

Cher oncle... chers amis, combien vous êtes bons !

JALABERT.

Moi, je n’apporte rien... j’apporte des bonbons.

DE VARENNE, entrant avec un énorme bouquet de roses.

Et moi des fleurs.

CLAIRE.

Voyez toutes ces belles choses.

Vous venez le dernier, je n’aime pas les roses.

DE VARENNE, à part.

Ils la gênent !

À Desrosiers.

Eh bien, comment va la santé ?

À Jalabert.

Comment vont les plaisirs ?

À Marguerite.

Comment va la gaîté ?

– Las de votre Paris et de tous ses tapages,

Vous venez donc goûter la paix sous nos ombrages ?

MARGUERITE.

Hélas ! non.

JALABERT.

Nous venons seulement pour vous voir.

À notre affreux Paris nous retournons ce soir.

DE VARENNE.

Vous serez mieux ici qu’au salon, je suppose ;

Veuillez donc, vous asseoir... l’air pur des champs repose !

C’est là que sans penser à rien, qu’à vivre heureux,

Sous les tilleuls en fleurs nous rêvons tous les deux.

JALABERT, à Claire.

Madame de Varenne aime à rêver.

CLAIRE, à Jalabert.

Comme Ève...

C’est au fruit défendu bien souvent qu’elle rêve.

MARGUERITE.

Nous parlons tous les jours de votre cher Brunoy.

JALABERT.

Oui...

À part.

Je bénis le ciel qu’il ne soit plus à moi.

Haut.

Quand reviendras-tu donc à Paris, de Varenne ?

MARGUERITE, à de Varenne.

Vous en étiez le roi, Claire en serait la reine.

JALABERT.

Quand on abdique, on est bien vite remplacé.

DE VARENNE, à Jalabert.

De revenir ici tu me parais pressé.

JALABERT.

Ma foi, tu tombes bien ; demande à Marguerite,

M’ennuyé-je à Paris ? réponds, chère petite.

MARGUERITE.

Vous ne vous y plaisez que trop, certainement.

DE VARENNE, à part.

Diable !...

JALABERT.

Tu vois.

DE VARENNE.

Je vois... je vois parfaitement.

JALABERT.

Recevez-vous souvent vos voisins de campagne ?

DE VARENNE.

Jamais !

CLAIRE.

Nous vivons seuls, enchaînés comme au bagne.

DESROSIERS, à part.

Pauvre enfant !

JALABERT.

Mais Lambert qui s’est tant enrichi

À la bourse... de Spa ?

DE VARENNE.

George !... il est...

CLAIRE.

À Clichy !

JALABERT.

Ah ! je t’en félicite... et le petit de Reuse ?

DE VARENNE.

Il est en Italie...

CLAIRE.

Avec une danseuse !

JALABERT.

Et lord Campbell... des champs amoureux comme lui,

Tu devrais l’adorer !

DE VARENNE.

Il est mort !

CLAIRE.

Mort d’ennui !

JALABERT.

Décidément ici l’on doit beaucoup se plaire.

CLAIRE.

Beaucoup !... nous habitons un château cellulaire.

JALABERT.

Nous autres, nous voyons tout ce que l’on peut voir,

Tout Paris le matin et tout Paris le soir.

Nous sommes un miroir devant lequel tout passe,

Mais sur lequel jamais rien ne laisse de trace ;

Ceux qui veulent venir chez nous y sont admis ;

Nous aimons tout le monde !

MARGUERITE.

Et n’avons pas d’amis !

JALABERT.

C’est mon système...

DE VARENNE.

Il est bien différent du nôtre.

CLAIRE.

Du notre... permettez ; c’est-à-dire du vôtre !...

DE VARENNE, à Jalabert et Marguerite.

Je ne vous blâme pas, mais vous en reviendrez ;

Notre vie est si douce, un jour vous l’envierez !...

Sans ce brave Léon, qui nous en parle encore,

Nous croirions que Paris n’est plus qu’un météore.

JALABERT.

Léon !... comment Léon !... quand donc le voyez-vous ?

DE VARENNE.

Il vient tous les matins déjeuner avec nous.

JALABERT.

Tous les matins... Léon ?

CLAIRE.

Oui, c’est son habitude.

DE VARENNE.

Fidèle compagnon de notre solitude !...

JALABERT, à Léon.

Comment, tu viens ici tous les jours déjeuner,

Et tu n’en parles pas à ma femme à dîner !

DE VARENNE.

À dîner ?

JALABERT, à Léon qui lui fait des signes.

Je vois bien... tu veux que je me taise !

À part.

J’ai compris !... C’est ici que monsieur fait sa thèse.

Je ne m’étonne plus qu’il soit exact au cours !

DE VARENNE, à Jalabert.

Léon dîne souvent avec vous ?

MARGUERITE.

Tous les jours.

DE VARENNE.

Tous les jours !

DESROSIERS, à part.

C’est étrange !

JALABERT.

Oui, sept fois par semaine.

DE VARENNE, à Léon.

Tu n’as plus que le soir pour travailler ?

LÉON.

À peine.

JALABERT.

Le soir !... mais non... il va le soir où nous allons.

Il est reçu partout, dans les plus grands salons ;

Je le forme.

DE VARENNE.

Ah !... très bien !...

JALABERT.

J’en ferai quelque chose.

DESROSIERS, à part.

Est-ce que, par hasard...

Haut, se levant.

Mes amis, je propose

De faire un tour de parc.

À ses nièces.

Vous viendrez avec nous.

JALABERT, bas à Desrosiers.

Je vous l’ai dit un jour, vous en souvenez-vous ?

Quand on ne sait que faire et qu’on ne voit personne,

Pour le premier venu le cœur se passionne.

DE VARENNE, bas à Desrosiers.

Quand on vit au milieu d’un tas de garnements,

On finit tôt ou tard par les trouver charmants.

Je vous l’ai dit le jour de notre mariage.

DESROSIERS.

Oui, c’est vrai.

DE VARENNE.

Vous trouviez que j’avais tort, je gage ?

JALABERT.

Vous voyez aujourd’hui combien j’avais raison :

Léon déjeune ici tous les matins.

DE VARENNE.

Léon

Tous les soirs que Dieu fait dine chez sa cousine.

DESROSIERS, à Jalabert.

Il faut bien qu’on déjeune.

À de Varenne.

Il faut bien que l’on dîne.

DE VARENNE, bas à Desrosiers.

Au milieu des plaisirs un mari n’y voit rien.

JALABERT, de même.

Pour un cœur ennuyé, tout est bon, tout est bien.

DE VARENNE.

Ce pauvre Paul, il faut le sauver, c’est très grave.

JALABERT.

C’est sérieux, il faut sauver ce bon Gustave.

DESROSIERS, à part.

Je n’ai jamais été bien émerveillé d’eux,

Mais, cette fois, je crains qu’ils n’aient raison tous deux.

JALABERT, à Claire, en lui offrant le bras.

Dépêchons-nous avant que le dîner n’arrive.

Aux autres.

Je montre le chemin. Qui nous aime, nous suive !...

DE VARENNE, offrant ton bras à Marguerite.

Chère sœur.

MARGUERITE.

Non, je suis un peu lasse, merci...

Je vous rejoins.

JALABERT, à de Varenne.

Eh bien ! Gustave !...

DE VARENNE, à Jalabert.

Me voici !...

CLAIRE, à Léon.

Viens-tu ?

LÉON.

Certainement !

JALABERT, à part.

C’est elle qui l’invite !

CLAIRE, à Léon.

Pourquoi donc dînes-tu toujours chez Marguerite ?

JALABERT, à part.

Elle est jalouse !

LÉON, à Claire.

Moi ?... mais...

CLAIRE, à Léon.

Je te garderai

Dorénavant.

JALABERT, à part.

Plaît-il !... Je les surveillerai.

Il sort. Léon va pour sortir avec Caire.

MARGUERITE, à Léon.

Léon ?

LÉON, s’arrêtant, à part.

Diable !

MARGUERITE.

Attends-moi !...

LÉON.

Volontiers... mais...

DE VARENNE, les regardant.

C’est elle

Qui le retient.

JALABERT, au fond, appelant de Varenne.

Gustave !

DE VARENNE, à part.

Et Jalabert m’appelle !...

Je les surveillerai.

Il sort.

JEANNE, bas à Desrosiers.

Venez-vous ?

DESROSIERS.

Me voilà !...

À Léon.

Viens-tu, cher ami ?

LÉON.

Non... merci... je reste là !...

DESROSIERS, à Jeanne.

Léon ne t’a rien dit pendant tout le voyage

JEANNE.

Rien.

DESROSIERS.

T’a-t-il fait danser hier ?

JEANNE.

Pas davantage.

Ce serait trop d’honneur ; il me traite en enfant...

Je le déteste !

DESROSIERS, à part.

Allons, je reviens dans l’instant.

Il sort avec Jeanne.

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, LÉON

 

MARGUERITE.

Ici, tous les matins, qu’est-ce donc qui t’amène ?

LÉON.

J’ai... beaucoup d’amitié pour... monsieur de Varenne...

Et puis, quand j’ai causé, le soir, seul avec toi,

La campagne devient comme un besoin pour moi.

MARGUERITE.

Sur tes impressions, pour revenir ensemble,

Tu pouvais bien au moins m’en parler, il me semble.

LÉON.

Si je ne l’ai pas fait, c’est par discrétion,

C’est par tendresse... hélas ! c’est par compassion !

Je souffre de te voir triste et désenchantée,

Comme une pauvre fleur par l’orage emportée,

Au milieu de ce monde insipide et bruyant

Qui ne sait pas comprendre un bonheur moins brillant.

Mon amitié du moins jamais ne t’abandonne ;

À part.

Je me lance, tant pis, l’occasion est bonne !...

Haut.

C’est ici, c’est ici, sous ce ciel embaumé !

Qu’il serait doux de vivre, et plus doux d’être aimé !

DESROSIERS, rentrant, au fond.

Bien !

LÉON.

Si ton cœur lisait dans le cœur le plus tendre,

Ce que je ne dis pas, tu pourrais le comprendre ;

Le respect m’a toujours retenu, tu le sais...

Mais maintenant...

MARGUERITE, se levant.

Oh ! ciel !

DESROSIERS, à part.

Assez, mon drôle, assez.

MARGUERITE.

Que dis-tu !...

LÉON.

Je ne sais ce que je dis moi-même !

À part.

Allons, décidément, c’est celle-là que j’aime !...

DESROSIERS, au fond, se montrant.

Hum ! hum !...

MARGUERITE.

Mon oncle !...

LÉON.

Encor !...

DESROSIERS.

Je reviens sur mes pas...

À Marguerite.

Tu vas mieux, chère enfant ?...

Au deux.

Je ne vous gêne pas ?

– Je quitte Jalabert.

MARGUERITE.

Mon mari ?...

DESROSIERS.

Je le quitte...

Il répétait toujours : Où donc est Marguerite ?

MARGUERITE.

Ah !

DESROSIERS.

Je suis un peu las... de Varenne a raison...

– Sa femme te cherchait tout à l’heure, Léon.

LÉON.

Ah !

DESROSIERS, à Marguerite.

De ces vilains yeux l’ardeur m’impatiente ;

Prêtez-moi votre main, ma petite cliente.

MARGUERITE.

Mais, mon oncle...

DESROSIERS.

Le pouls est beaucoup trop fréquent...

Il faut soigner cela... nous souffrons depuis quand ?

MARGUERITE.

Je ne sais... ce n’est rien... je crois que ça se passe.

DESROSIERS.

Déjà !

MARGUERITE.

C’est singulier... mais je ne suis plus lasse...

– Je me promènerais volontiers...

DESROSIERS.

En ce cas,

Va, rejoins ton mari, je ne te retiens pas.

À Léon.

Toi, je te garde...

À Marguerite.

Eh bien ! tu ne pars pas, ma fille ?

MARGUERITE.

Je ne puis vous laisser tout seul.

DESROSIERS.

Es-tu gentille !...

Va.

MARGUERITE.

Vous le permettez ?

DESROSIERS.

Je l’exige.

MARGUERITE.

Vraiment

Alors, viens, Léon.

DESROSIERS.

Non.

LÉON, à part.

C’est de l’acharnement !

DESROSIERS, à Marguerite.

Nous avons à causer... va toujours, va, ma fille,

Jalabert est au fond du parc, sous la charmille.

Marguerite s’éloigne en regardant Léon.

DESROSIERS, à part.

C’est toujours le même air et la même chanson...

Je vais le secouer de bonne façon.

 

 

Scène VII

 

DESROSIERS, LÉON

 

DESROSIERS, à Léon.

Ne t’en va pas.

À part.

Voyons, comment puis-je m’y prendre ?

– Je le chasse tout net, s’il ne veut pas comprendre.

Le drôle finirait par être dangereux ;

Il m’en a bravement déjà refusé deux,

Et ce sont ces deux-là que maintenant il aime !...

– Tu vas partir, ou bien tu prendras la troisième.

C’est un dérivatif par contradiction,

Remède tout nouveau de mon invention.

LÉON, à part.

Se douterait-il ?... Non, impossible !

DESROSIERS, à part.

Courage !...

À Léon.

Léon !... je te défends d’y penser davantage !

– Je suis ton vieil ami, ton oncle, ton parrain,

Et je ne voudrais pas te faire du chagrin ;

Mais je dois t’avertir, et je m’y détermine,

– Je trouve naturel qu’on aime sa cousine ;

Je dirai même plus, je trouve cela bien ;

En famille, l’amour est un second lien :

Il réunit des cœurs unis par la nature.

LÉON, à part.

Que dit-il ?

DESROSIERS.

Je sais tout !

LÉON.

Vous savez ?... je vous jure...

DESROSIERS.

Je sais tout !... j’ai tout vu, te dis-je.

LÉON.

Permettez !

Vos reproches par nous ne sont pas mérités.

Marguerite est ma sœur... nous nous aimons... je l’aime.

DESROSIERS.

Et je comprends très bien qu’elle fasse de même.

Aimez-vous, mes enfants, j’en serai très heureux ;

Rien de plus légitime et de moins dangereux.

Je ne te parle pas d’elle, bien au contraire.

LÉON.

Alors... certainement... j’aime aussi beaucoup Claire ;

Je suis son confident, son ami, son soutien ;

Mais à notre amitié que reprochez-vous ?

DESROSIERS.

Rien...

À part.

Rien, j’espère.

Haut.

Voyons, parlons peu, parlons vite.

Tu réponds tantôt Claire et tantôt Marguerite...

Outre que d’accuser mes nièces je suis loin,

Leurs maris sauraient bien les défendre au besoin ;

Je ne me mêle pas de ce qui les regarde...

Je te parle d’une autre...

LÉON.

Une autre !

DESROSIERS.

Que je garde !...

Celle-là je comprends qu’on l’aime avec ardeur :

La grâce, la bonté, l’innocence, le cœur,

L’esprit... tout... elle a tout ! – Je te l’ai proposée,

Tu l’en souviens ?... la chose alors était aisée !...

LÉON.

Jeanne ?

DESROSIERS.

Je suis fâché de l’affliger ainsi ;

Mais hier, à ce bal... mais ce matin, ici...

Tu ne nous quittes plus ! La passion t’égare !

– Un obstacle éternel, Jeanne et toi, vous sépare !

LÉON.

Un obstacle ?...

DESROSIERS.

Éternel ! un abîme !

LÉON.

Comment !

DESROSIERS.

Vous eussiez fait ensemble un ménage charmant.

Je te plains, mon ami, car je comprends qu’on l’aima !

LÉON.

Mais non, rassurez-vous, je n’y pense pas même !

DESROSIERS.

Si tu m’en avais cru, ce serait déjà fait ;

Un pareil mariage aurait été parfait.

Il est trop tard ! jadis, lorsque c’était possible,

Comment ton cœur a-t-il pu rester insensible ?

Comment n’as-tu pas vu que rien ne valait mieux

Qu’un bonheur bien à soi, dont on est orgueilleux ?

Qu’une enfant de seize ans...

LÉON.

Je vous promets...

DESROSIERS.

Comme elle...

Qu’on montre à tout le monde, en disant : Qu’elle est belle !

– À ton âge, j’aurais voulu me marier ;

Mais alors j’avais trop besoin de travailler ;

Je suis resté garçon, vieux garçon solitaire.

Fais mieux que moi, mon fds, puisque tu peux mieux faire ;

Choisis avec ton cœur, choisis avec ton goût,

Et tu choisiras bien ! – mais pas Jeanne, surtout.

LÉON.

Au moins expliquez-moi pour quel motif...

DESROSIERS.

Qu’entends-je ?

Tu l’aimes !... malheureux !... j’en étais sûr... un ange !

LÉON.

Mais pas du tout !

DESROSIERS.

Je suis cruel, je le comprends...

Au nom de ma tendresse et de mes cheveux blancs,

Je t’en prie... à vingt ans, ce mal-là se répare,

Cherche ailleurs... un obstacle éternel vous sépare !

LÉON.

Encore... mais lequel ?

DESROSIERS.

Plus tard...

LÉON.

Je veux savoir.

DESROSIERS.

Un obstacle éternel... un abîme... au revoir !...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LÉON, seul

 

Un abîme !... – entre nous il existe un abîme !...

– Nous n’aurions pas le droit de nous aimer sans crime !

Un obstacle éternel nous sépare !... – ma foi,

Cela m’est bien égal... je ne l’aime pas, moi !...

Mon oncle s’est trompé !... Pauvre petite fille !...

Je n’en dis pas de mal... elle est assez gentille...

Elle a certain esprit... un esprit de salons...

Elle est très douce, et puis elle a des cheveux blonds...

– Assurément c’est plus qu’il n’en faut pour qu’on plaise,

Mais je suis occupé ; diable ! je fais ma thèse !

– D’ailleurs, la pauvre Claire est bien seule à Brunoy,

– La pauvre Marguerite à Paris n’a que moi...

J’ai beau faire... leur vie est sérieuse et triste.

Après un moment de réflexion.

Je voudrais bien savoir quel obstacle il existe.

Il entre dans le bosquet.

 

 

Scène IX

 

LÉON, CLAIRE, MARGUERITE

 

MARGUERITE, à Claire, traversant le théâtre.

Ton parc est ravissant ; montre-moi ton château.

CLAIRE.

C’est la première fois que je le trouve beau ;

Le bonheur de te voir a produit ce miracle.

LÉON, à part.

Qu’est-ce donc que mon oncle entend par un obstacle ?

MARGUERITE.

Je trouve tout parfait aujourd’hui, grâce à toi ;

Je n’ai jamais été si contente de moi !...

CLAIRE, sur le perron.

Tiens ! Léon !

MARGUERITE.

Il a l’air de méditer un crime.

LÉON, à part.

Qu’est-ce donc que mon oncle entend par un abîme ?

CLAIRE.

Notre jeune avocat est magnifique ainsi.

– Bonjour, Léon...

MARGUERITE.

Bonjour, cousin !...

Elles rentrent.

 

 

Scène X

 

LÉON, caché, DE VARENNE, puis JALABERT

 

DE VARENNE.

Personne ici !...

Madame Jalabert nous a rejoints à peine ;

Léon n’a pas paru, c’est encor plus sans gêne,

Où sont-ils tous les deux, comment les retrouver ?

Du coup qui les attend comment les préserver ?

Jalabert se sera douté de quelque chose...

De son émotion, j’ai deviné la cause.

Il s’est enfui, croyant qu’on ne le voyait pas,

Et c’est de ce côté qu’il a tourné ses pas !...

Que faire... Oh ! ciel... c’est lui.

Il se cache derrière l’arbre du milieu.

JALABERT, au fond.

Personne !...

DE VARENNE, à part.

Que lui dire ?

JALABERT.

Je n’en puis plus... je suis éreinté...

Il s’assied.

Je respire !...

Petit gueux de Léon !... un enfant que j’aimais !...

Que j’aime encore... À qui se fier désormais...

De Varenne sait tout, – il a suivi leur trace...

– Comment les prévenir du coup qui les menace ?

Où sont-ils ? – j’ai cherché dans tout le parc... mais rien !...

– Et dire qu’à mon bras je la tenais si bien !...

DE VARENNE, à part.

Ils sont dans le château, probablement.

JALABERT, à part.

Je tremble,

S’ils sont dans le château, qu’on les y trouve ensemble.

DE VARENNE, à part.

Voilà Paris !

JALABERT, à part.

Des champs voilà la douce paix !...

DE VARENNE, à part.

Comment les prévenir !...

JALABERT, à part.

Si j’y reviens jamais !

Voyant de Varenne.

Ciel !

DE VARENNE.

Tiens, c’est toi !... bonjour...

JALABERT.

Bonjour... Je me promène,

J’admire la beauté de mon ancien domaine.

DE VARENNE.

Tu ne regrettes pas de me l’avoir vendu ?...

JALABERT.

Si fait, un peu.

DE VARENNE.

Toujours je m’y suis attendu.

Où donc allais-tu ?

JALABERT.

Moi ? je ne sais, je t’assure ;

Je marchais au hasard, j’errais à l’aventure.

DE VARENNE.

Comme moi. Viens-tu voir mes rosiers ?

JALABERT.

Oui... les miens !...

J’y pensais... car c’est moi qui les ai plantés !... viens !...

 

 

Scène XI

 

DE VARENNE, LÉON, JALABERT, puis MARGUERITE et CLAIRE, sur le perron, DESROSIERS, JEANNE

 

LÉON, se levant.

Qu’est-ce donc que...

DE VARENNE, à part.

Léon !

JALABERT, à part.

Léon ! grands dieux ! que faire

DE VARENNE, à part.

Ils sont là !

JALABERT, haut.

Qu’as-tu donc ?

DE VARENNE.

Rien du tout ! au contraire !

JALABERT, à part.

Pauvre ami ! s’il savait que sa femme... ils sont là !

DE VARENNE.

Tu dis...

JALABERT.

Rien...

DE VARENNE.

Tu disais...

JALABERT.

Je n’ai pas dit cela !

DE VARENNE, à part.

S’il savait... croyez donc à la vertu des femmes !...

JALABERT, à de Varenne.

On dînera bientôt... viens-tu chercher ces dames ?

DE VARENNE.

Oui, viens-tu ?...

JALABERT.

Je te suis, va...

DE VARENNE.

Non... viens... je t’attends...

À part.

Il me renvoie...

JALABERT, à part.

Il veut m’éloigner... je comprends...

DE VARENNE, à part.

Il les a vus.

JALABERT, à part.

Il a des soupçons...

Du côté de Léon.

Misérable !

DE VARENNE, à part.

Petit drôle !

CLAIRE, sur le perron.

Messieurs.

DE VARENNE.

Oh ciel !

JALABERT.

Grands dieux !

CLAIRE.

À table !

LÉON.

Voilà !

MARGUERITE.

Quand vous voudrez...

JALABERT.

J’y vois trouble aujourd’hui.

DE VARENNE, à part.

Je suis pourtant bien sûr que Marguerite et lui...

JALABERT, regardant de Varenne.

Heim ?

DE VARENNE.

Quoi ?

JALABERT.

Je meurs de faim !

LÉON, à part.

Qu’ont-ils donc ?

DE VARENNE.

Moi de même.

Bas à Léon.

— Léon...

À part.

C’est un moyen...

Bas à Léon.

Tu sais combien je t’aime

Viens donc dorénavant dîner un peu chez nous.

LÉON.

Volontiers.

DESROSIERS, au fond, avec Jeanne.

Dîne-t-on ?

DE VARENNE.

On n’attendait que vous.

JALABERT, bas à Léon.

À déjeuner chez moi demain je te condamne !...

LÉON.

J’accepte.

JALABERT, bas à de Varenne.

Il est charmant !...

DE VARENNE.

Très gentil.

Ils sortent.

LÉON, à Jeanne.

Viens-tu, Jeanne ?...

 

 

Scène XII

 

DESROSIERS, JEANNE, LÉON

 

DESROSIERS, les séparant. À Léon.

Pardon ! si par hasard, le vingt-cinq de ce mois,

Jour de la Saint-Louis... un dimanche, je crois ;

Oui... tu te souvenais qu’à mon tour c’est ma fête.

Comme c’est à Melun que l’on me la souhaite,

Ne te dérange pas... tu fais ta thèse.

LÉON.

Moi !...

DESROSIERS.

Et puis... j’ai des raisons... je ne veux pas de toi.

LÉON.

Cependant...

DESROSIERS.

Cependant... désormais, sois plus rare ;

Tu le sais, un obstacle éternel vous sépare.

LÉON.

Ah ! pour le coup, mon oncle, expliquez-vous... Lequel ?

DESROSIERS.

Je te l’ai déjà dit, un obstacle éternel.

Il te suffit, je crois, de savoir qu’il existe.

LÉON.

Mais, non...

JEANNE, bas à Desrosiers.

Pauvre Léon, je lui trouve l’air triste.

DESROSIERS.

Tu le détestes.

JEANNE.

Moins.

DESROSIERS, à part.

C’est Dieu qui m’inspira...

Haut à Léon.

Ne viens pas à Melun pour ma fête...

À part.

Il viendra !

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LÉON, seul

 

Non ! certainement, non, je n’irai pas !... Sa fête !...

À la lui souhaiter s’il croit que je m’apprête,

Il se trompe !... Dînez sans moi ; je n’ai plus faim !

D’être ainsi ballotté je me lasse à la fin !

Je retourne à Paris, tout seul, je le préfère ;

J’aurais l’air d’un enfant si je me laissais faire ;

De l’oncle et des cousins je me moque à mon tour,

Je pars !... En arrivant, je dîne chez Véfour !...

De là, je vais passer ma soirée au spectacle !...

– Qu’est-ce donc que mon oncle entend par un obstacle ?...

 

 

ACTE III

 

Salon riche. Forte au fond et portes latérales. Une cheminée avec du feu, à gauche ; une table, à droite.

 

 

Scène première

 

JALABERT, endormi dans un grand fauteuil, près de la cheminée, MARGUERITE, entrant par la droite, MARIANNE

 

MARGUERITE, à la cantonade.

Ayez soin de mon oncle, Augustin... Marianne,

Ma sœur attend, tâchez que rien ne manque à Jeanne.

– Si mon mari rentrait, vous lui diriez... non, rien.

À Marianne.

Qu’est-ce ?

MARIANNE, présentant un bouquet et une lettre.

C’est de là part de monsieur Léon.

MARGUERITE, vivement.

Bien !

Donnez, merci ! – Léon !

Elle lit.

« Ma chère Marguerite,

« Pour une affaire urgente, à regret, je te quitte ;

« Je serai de bonne heure à ta fête, ce soir ;

« De danser avec toi le premier j’ai l’espoir ;

« Tu me l’as promis.

À part.

Oui.

Haut.

« Ces fleurs, tes sœurs jumelles,

« Te le rappelleront. Adieu. »

À part.

Sont-elles belles !

Elle se lève et continue à lire la lettre en marchant vers le gauche. Haut.

« Crois-les, ces chères fleurs, qui te diront pour moi :

« Je t’aime un peu, beaucoup, passionnément... »

JALABERT, s’éveillant.

Quoi ?

MARGUERITE.

Que vois-je ?... vous, monsieur, vous étiez là ?

JALABERT.

Sans doute.

MARGUERITE.

Vous dormiez ?

JALABERT.

De Brunoy mon cœur suivait la route.

MARGUERITE.

Vous rêviez ?

JALABERT.

Le soleil me semblait plus brillant !

MARGUERITE.

Vous êtes, ce matin, d’un lyrisme effrayant.

Mais il ne s’agit pas de battre la campagne ;

Réveillez votre esprit qui voyage en Espagne ;

Vous êtes à Paris tout bonnement ; ce soir,

Vous avez douze cents amis à recevoir.

Arrangez-vous ; j’ai fait tout ce que j’ai pu faire,

Le reste vous regarde et n’est pas mon affaire.

– Mon oncle est arrivé.

JALABERT.

Votre oncle ?... de Melun ?

MARGUERITE.

Avec ma sœur.

JALABERT, se levant.

Cela n’a pas le sens commun !

MARGUERITE.

Pourquoi donc ?

JALABERT.

Je vous dis que c’est de la démence !

Votre oncle veut danser !

MARGUERITE.

Il veut que ma sœur danse...

Il a raison. D’ailleurs, vous l’avez invité...

Il vient... c’est de sa part une grande bonté.

Vous l’en remercierez, j’espère ?

JALABERT.

De Varenne

Pour si peu, ne prendra certes pas tant de peine ;

Il fera bien.

MARGUERITE.

Je crois qu’il aura tort.

JALABERT.

Pas moi !

Du diable, si j’étais à sa place à Brunoy,

Si, pour un méchant bal donné par mon beau-frère,

Je me dérangerais !

MARGUERITE.

Je pense le contraire.

En attendant, qu’on vienne ou qu’on ne vienne pas,

Vos bals sont très jolis, faites-en plus de cas ;

Je crains fort que ce soir il n’y manque personne,

Prenez garde !

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène II

 

JALABERT, seul

 

C’est bien le dernier que je donne !

Dans quel affreux guêpier me suis-je fourré-là !

J’avais faim, j’avais soif de Paris... m’y voilà...

Avec du bruit, avec des bals, avec des fêtes,

Avec tout ce qui fait tourner toutes les têtes !

Depuis que de Brunoy j’ai revu le chemin,

Je sens que le bonheur était là sous ma main.

Va... je t’arracherai, ma pauvre Marguerite,

À tous ces faux plaisirs dont le clinquant t’irrite.

– J’aurais dû l’écouter... Elle vaut mieux que moi !

– Si j’allais retrouver de Varenne à Brunoy ?...

– Après tout, son bonheur peut être encor le nôtre !...

– J’ai vendu ma maison, j’en puis ravoir une autre !

Ma femme veut partir... je cède... je consens...

– De Varenne est pour moi le type du bon sens,

Je le rejoins. Voilà le véritable sage !

Rien ne peut le troubler dans sa paix sans orage.

Du monde qu’il connaît devenu l’ennemi,

Il reste aux champs... il a raison !

 

 

Scène III

 

JALABERT, DE VARENNE

 

DE VARENNE, à la porte du fond.

Bonjour, l’ami !

JALABERT.

De Varenne !

DE VARENNE.

Bonjour, le plus heureux des hommes !

Nous voilà donc enfin à Paris !... nous y sommes !...

Que c’est grand ! que c’est beau !... Tais-toi, ne me dis rien !

J’ai besoin d’admirer... cela me fait du bien !...

Je suis comme les fleurs de ta vieille campagne,

Mon cœur s’épanouit quand le soleil le gagne !

Et le soleil, le seul qui ne pâlisse pas,

C’est Paris !... J’étouffais, je desséchais là-bas ;

Un fol entêtement m’empêchait de me plaindre ;

Mais tant pis, je suis las de souffrir et de feindre.

Je suis las de pêcher du matin jusqu’au soir ;

De manger tous les jours des goujons, et d’en voir !

Las surtout d’admirer la lune et les étoiles !

Vive Paris ! J’y veux rentrer à pleines voiles !

Ce brave Jalabert !... tu te moquais de moi,

N’est-ce pas ? Enterré sous un saule, à Brunoy,

Ton pauvre ami devait te paraître bien drôle !...

Pendant six mois, j’ai pris au sérieux mon rôle ;

Tremblant pour mon honneur, que nul ne menaçait,

Dans cette Thébaïde où l’ennui seul passait,

Me vois-tu, verrouillant la vertu de ma femme

Comme les vieux tyrans de l’ancien mélodrame ?

Mais la raison revint, et je compris un jour

Que je m’emprisonnais moi-même dans ma tour ;

Que j’étais bien nigaud, quand ma femme est si sage,

De lui faire porter des fers... que je partage,

Et de nous condamner pour une illusion

Au supplice éternel de la réclusion !...

– J’étais plus d’à moitié guéri, ton bal m’achève !...

Ma femme refusait d’y venir, je l’enlève !...

Elle est avec sa sœur, je l’ai laissée en bas...

De ma conversion, je ne lui parle pas...

Elle adore Paris... c’est bien juste, à son âge !

Elle espérait y vivre avant son mariage,

Elle y vivra ! – Chez toi je tombe sans façon.

Sais-tu que c’est superbe ici ?

JALABERT.

Pauvre garçon !

DE VARENNE.

Tu mènes, je le vois, grand train et grande vie ;

Tu dois terriblement t’amuser ?

JALABERT.

Je m’ennuie !...

Aux plaisirs de Paris je me suis condamné,

Je regrette les champs.

DE VARENNE.

Malheureux !

JALABERT.

J’y suis né !...

– Je pensais ce matin à te rejoindre.

Mouvement de de Varenne.

Écoute :

Nous avons tous les deux pris une fausse route ;

De nos femmes, exprès, contrariant les goûts,

Nous avons, je le crains, agi comme des fous.

Le docteur Desrosiers, dont souvent je me moque,

– Parce que, quand j’ai tort, son gros bon sens me choque,

Avait tout arrangé pour le mieux au total.

– Nous pouvons en sortir encor sans trop de mal,

Sortons-en !... Qu’en dis-tu, Parisien farouche ?

DE VARENNE.

Je dis que la sagesse a parlé par ta bouche.

JALABERT.

Je compte racheter une terre à Brunoy...

DE VARENNE.

Je compte racheter un hôtel près de toi...

JALABERT.

Pour y recommencer mon existence ancienne.

DE VARENNE.

Pour en finir avec les ennuis de la mienne.

JALABERT.

Je veux que ce soit simple.

DE VARENNE.

Et moi, que ce soit beau !

Moment de silence. Ils se regardent l’un l’autre.

JALABERT.

Je te rends ton hôtel !

DE VARENNE.

Je te rends ton château !

JALABERT.

C’est dit !

DE VARENNE.

C’est convenu !

JALABERT.

Sans regrets ?

DE VARENNE.

Au contraire !

Je recommencerais si c’était à refaire.

Ce brave Paul !... Enfin, je vais donc m’amuser !

JALABERT.

Ce bon Gustave !... Enfin, je vais me reposer !

 

 

Scène IV

 

JALABERT, DESROSIERS, DE VARENNE

 

DESROSIERS, entrant de la droite, et à la cantonade.

Ne vous dérangez pas ; avant tout la toilette !

Haut.

Jalabert !... de Varenne !... Allons, fête complète...

Rendez-vous général !... – Comment vous portez-vous ?

Le plaisir a du bon... il nous réunit tous !

Je sors de vos salons, mon cher, ils sont superbes :

Trente lustres, avec chacun quinze ou vingt gerbes !...

Et des fleurs... tout un parc ! – J’étais, ma foi, tenté

De me croire au Jardin-d’Hiver... pendant l’été.

Je comprends qu’il soit doux de vivre de la sorte.

DE VARENNE.

N’est-ce pas ?

DESROSIERS.

J’en mourrais en huit jours... mais n’importe !

Heureux de vos plaisirs, sans en être envieux,

J’aime les jeunes gens, quand ils ne sont pas vieux !

– La campagne a son charme aussi, que vous en semble ?

JALABERT.

Je pense comme vous... Nous partirons ensemble !

DESROSIERS.

Vous ?

JALABERT.

Moi-même !... Voyons, mon bon oncle, entre nous,

Vous trouviez, n’est-ce pas, vos neveux un peu fous ?

DE VARENNE.

Nous ne le sommes plus ; mais nous l’étions.

DESROSIERS.

Qu’entends-je ?

JALABERT.

Quand la route qu’on suit est mauvaise, on en change.

DE VARENNE.

Sur nos goûts, Paul et moi, nous nous étions mépris.

JALABERT.

Je retourne à Brunoy.

DE VARENNE.

Je reviens à Paris !

– Ma femme en a le spleen.

DESROSIERS.

C’est vrai... chère petite !

JALABERT.

La mienne...

DESROSIERS.

Je connais les goûts de Marguerite.

JALABERT.

De les contrarier nous étions insensés.

DESROSIERS.

Oui, vous avez raison... plus que vous ne pensez !

Je ne vous ai jamais rien dit, – c’est mon système ;

Mais j’ai souvent tremblé pour vous... pour vous que j’aime !

– Ah ! vous vous ennuyez ? Tant mieux, vraiment ! L’ennui

Vous sauve d’un danger plus grave encor que lui.

Trop de sécurité bien souvent nous abuse ;

Il arrive un beau jour que madame s’amuse !

Paris, dont les plaisirs lui semblaient faux et vains,

A pris la pauvre enfant dans ses pièges divins !

– Cette autre, condamnée à trop de solitude,

Adore tout à coup la campagne et l’étude !

– Je ne dis pas cela pour vous !... Mais, selon moi.

On a toujours raison de prendre garde à soi...

J’y vois clair, sans avoir jamais été bien jeune.

Bas à de Varenne.

Léon ne dîne plus chez Paul...

Mouvement négatif de de Varenne.

Il y déjeune !

DE VARENNE.

Ici ?

DESROSIERS.

Certainement... Tous les matins, mon cher !

DE VARENNE.

Vous croyez ?

DESROSIERS.

J’en suis sûr.

JALABERT.

Vous dites ?

DESROSIERS.

J’y vois clair.

Bas à Jalabert.

Léon rodait jadis autour de sa cousine...

JALABERT.

Il ne déjeune plus chez Gustave.

DESROSIERS.

Il y dîne !

JALABERT.

À Brunoy ?

DESROSIERS.

Tous les jours.

JALABERT.

Comment !

DESROSIERS.

Je disais donc

Qu’il a bon appétit, ce farceur de Léon...

Il mange un peu partout... il eut été capable

De souper tous les soirs à Melun, à ma table ;

Au moment de ma fête il avait essayé...

Oui !... mais Jeanne a seize ans... je vous l’ai renvoyé.

Gardez-le, mes amis... on est brave à votre âge.

DE VARENNE, à part.

C’est selon !

JALABERT, à part.

Il me fait peur avec son courage !

DESROSIERS, à part.

J’ai réussi... leurs yeux sont ouverts désormais.

DE VARENNE, à Jalabert.

Le marché tient toujours ?

JALABERT.

Toujours !... plus que jamais !

DESROSIERS.

Bravo ! – Si nous allions en prévenir ces dames ?

Je me fais un plaisir de les voir... pauvres femmes !

DE VARENNE.

Claire sera ravie !

JALABERT.

Et Marguerite donc !

DESROSIERS.

Justement la voilà... c’est elle.

DE VARENNE.

Avec Léon !

JALABERT.

Chère enfant, je jouis d’avance de sa joie !

Je ne suis pas fâché que son cousin la voie.

 

 

Scène V

 

JALABERT, MARGUERITE, LÉON, DESROSIERS, DE VARENNE

 

MARGUERITE, à Léon, en entrant par la gauche.

C’est très vilain, monsieur, de s’en aller ainsi !

– Ah ! j’oubliais !... Tes fleurs sont charmantes, merci !

LÉON.

Mon oncle !... De Varenne !...

DESROSIERS.

Eh bien ! mons Lovelace,

Votre thèse ?

LÉON.

Ma thèse ?...

DESROSIERS.

Oui.

LÉON.

Demain je la passe.

DESROSIERS.

Menteur ! Jeanne t’en veut, elle a raison.

LÉON.

Pourquoi ?

DESROSIERS.

Je défends que ce soir elle danse avec toi.

LÉON.

Mais, mon oncle...

À part.

Je cours l’inviter... il m’ennuie !

JALABERT, allant à Léon.

Un moment, s’il vous plaît, un moment !

À Marguerite.

Chère amie,

Devant ces trois messieurs... entendez-vous, Léon ?...

Je viens publiquement vous demander pardon.

MARGUERITE.

Pardon... de quoi ?

JALABERT.

Je sais mes torts et les confesse,

Et de les réparer, à tout prix, je m’empresse.

Je viens de racheter ma maison de Brunoy ;

Vous y viendrez demain demeurer avec moi.

Devant votre raison mes caprices se taisent ;

Nous fuyons les plaisirs, les bals qui vous déplaisent ;

Je ne veux désormais suivre que votre goût.

Vous détestez Paris, partons !

MARGUERITE.

Mais pas du tout

Je l’aime beaucoup.

JALABERT.

Hein ?... Quoi ! vous aimez les fêtes ?

MARGUERITE.

Peu, c’est vrai.

JALABERT.

Vous aimez le luxe et les toilettes !

MARGUERITE.

J’aime... j’aime Paris !

JALABERT.

Vous l’aviez en horreur,

Autrefois.

MARGUERITE.

Autrefois, c’est vrai, j’en avais peur ;

Mais depuis, vous voyant l’aimer, j’ai fait de même.

JALABERT.

Et vous n’en aimez rien de ce qui fait qu’on l’aime !

Qu’est-ce qui vous en plaît, répondez ?

MARGUERITE.

Tout et rien...

Je ne sais, mais je veux y rester... j’y suis bien.

DESROSIERS, à part.

Tout et rien !

DE VARENNE, à part.

Tout et rien !

JALABERT.

Vous voulez ?...

MARGUERITE.

Je désire,

Je souhaite... À cela trouvez-vous à redire ?

C’est votre faute.

JALABERT.

À moi ?

À part.

Diable ! j’ai fait du beau !

Il te retourne du côté de Léon, qui, pour se donner une contenance, brosse son chapeau avec sa main.

DE VARENNE, bas à Desrosiers, regardant Léon.

Voyez-vous tout et rien qui brosse son chapeau ?

MARGUERITE, se levant.

Ah çà ! qu’avez-vous donc tous les trois ?...

Regardant Léon

Tous les quatre ?

JALABERT.

J’ai... j’ai...

À part.

Je suis un sot, je me suis laissé battre,

Et devant lui !

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, JALABERT, LÉON, CLAIRE, DE VARENNE, DESROSIERS

 

CLAIRE, entrant.

Bonjour !...

À Léon.

J’ai ton bouquet... merci !

À Jalabert.

Vos salons sont si grands que l’on se perd ici.

DE VARENNE.

Vous les leur enviez, ces grands salons ?

CLAIRE, elle s’assied à droite.

Non, certes.

DE VARENNE.

Cher oiseau prisonnier, votre cage est ouverte !...

Ce qui veut dire, en bon français, que nous partons ;

Puisque vous détestez les champs, nous les quittons.

CLAIRE.

Moi ?

DE VARENNE.

Vous êtes chez vous... l’affaire est décidée...

Je viens de racheter mon hôtel.

CLAIRE.

Quelle idée !

DE VARENNE.

Riez, chantez !... Adieu, Brunoy... vive Paris !

CLAIRE.

Votre mot est placé ?... Je ne l’ai pas compris.

DE VARENNE.

Non, nous ne faisons pas, ma chère, une charade,

Bien n’est plus sérieux !... Vous en étiez malade,

Moi de même ; j’ai cru, reconnaissant mes torts,

Qu’il fallait bravement en sortir, et j’en sors !

Vous voilà libérée après six mois de bagne.

CLAIRE.

Vous êtes fou, monsieur, j’adore la campagne.

DE VARENNE.

Bagne est de vous ; c’est vous qui l’avez dit.

CLAIRE.

Jamais !

DE VARENNE.

Vous n’aimiez pas Paris ?

CLAIRE.

Peut-être autrefois... mais,

Quand je vous ai pour lui vu tant de sympathie,

À votre opinion je me suis convertie.

DE VARENNE.

Vous aimez mieux les champs ?

CLAIRE.

Oui, je m’y trouve bien.

DE VARENNE.

Qu’est-ce qui peut vous plaire à Brunoy ?

DESROSIERS.

Tout et rien...

CLAIRE.

Je ne sais.

DE VARENNE.

Tout et rien. Elle aussi !

JALABERT.

Comment ?

DE VARENNE.

Claire,

Cela ne se peut pas... Vous riez ?

CLAIRE.

Au contraire.

DE VARENNE.

Jadis vous n’y trouviez rien de bon, rien de beau...

Il regarde Desrosiers, Jalabert, puis Léon qui brosse encore son chapeau. Vivement à Léon.

Léon, je te défends de brosser ton chapeau !

LÉON.

Moi !... Plaît-il ?

MARGUERITE, vivement à de Vareuse.

Mon ami !

CLAIRE, vivement à de Varenne.

Monsieur !...

JALABERT, bas à Marguerite.

Laissez-le faire !

DE VARENNE, bas à Claire.

Laissez-moi.

JALABERT, à Marguerite.

C’est un drôle... Il fait la cour à Claire.

MARGUERITE.

Lui !...

DE VARENNE, à Claire.

C’est un drôle... Il fait la cour à votre sœur.

CLAIRE.

Lui !...

LÉON, à de Varenne.

Si j’ai bien compris...

DE VARENNE, haut.

Vous êtes dans l’erreur.

Bas.

Vous voyez bien qu’ici l’on pourrait nous entendre...

Je descends au jardin.

LÉON.

Soit ; je vais y descendre.

De Varenne sort par le fond.

JALABERT, bas à Léon.

Je voudrais bien savoir...

LÉON.

Quoi ?

JALABERT.

Je vous le dirai ;

Serez-vous au billard ?... J’y descends...

LÉON.

J’y serai.

MARGUERITE, à part.

Léon aime ma sœur !

Elle sort par la gauche.

CLAIRE, à part.

Il aime Marguerite !

Elle sort par la droite.

JALABERT, à Desrosiers.

Vous permettez ?

DESROSIERS.

Parbleu !

JALABERT.

Je reviens tout de suite.

Il passe devant Léon qu’il toise tragiquement et sort par la gauche.

 

 

Scène VII

 

LÉON, DESROSIERS

 

LÉON.

Qu’est-ce qui leur prend donc à tous deux ?

DESROSIERS.

Il leur prend

Qu’ils veulent te tuer... et cela se comprend.

LÉON.

Un duel !

DESROSIERS.

Deux !

LÉON, passant à droite.

Très bien !

DESROSIERS.

Mais c’est épouvantable !

Mais vous jouez, monsieur, un rôle abominable !

Vous vous faites nourrir par deux pauvres maris.

LÉON.

Moi ?

DESROSIERS.

Certainement, toi !... J’ai tout vu, tout compris !

Tu déjeunes chez l’un, et chez l’autre tu dînes ;

Pour les payer tu fais la cour à tes cousines ;

Sans calcul, je le sais, sans espoir de retour,

Sans même avoir pour toi l’excuse de l’amour.

Si j’avais tes vingt ans, si j’étais à ta place,

Dans le fond de mon cœur voyant ce qui se passe,

Comprenant que je n’ai, car tu n’as aujourd’hui

Qu’un insensé besoin d’aimer... n’importe qui ;

Je dirais à mon oncle : « Au secours, je me noie !...

« Je veux me marier !... »

LÉON.

Moi ?

DESROSIERS.

« Bien vite... avec joie !...

« Je suis un bon enfant... un peu fou... je ferai

« Un excellent mari dès que je le pourrai. »

À cela je réponds : Connue ou non connue,

Brune ou blonde, choisis... la première venue !

Je t’en montrerai cent ce soir au bal.

LÉON.

Merci !

DESROSIERS.

Et tout s’arrangera le mieux du monde ainsi,

Sans larmes, sans duel, avec un bon notaire !...

– Jeanne, certainement, était bien ton affaire ;

Je n’ai jamais rien vu de plus délicieux :

On peut être aussi bien, on ne peut être mieux.

Mais je t’ai prévenu, tu dois le reconnaître,

Mon ami, je n’ai pas voulu te prendre en traître,

Dès que j’ai vu ton cœur tourner de son côté,

Je t’ai dit : Halte là !... C’est de la probité,

N’est-il pas vrai ? Je t’aime et veux que tu m’estimes.

LÉON.

Vous me parliez toujours d’obstacles et d’abîmes !

DESROSIERS.

Oui !

LÉON.

C’est m’en dire trop, mon oncle, ou pas assez.

À d’étranges soupçons vraiment vous me poussez.

Que peut-il exister entre nous, je vous prie ?

DESROSIERS.

Eh bien ! tu sauras tout.

LÉON.

Jeanne ?... 

DESROSIERS.

Je la marie.

LÉON.

Vous la mariez ?

DESROSIERS.

Oui... prochainement.

LÉON.

C’est là

Votre obstacle éternel ?

DESROSIERS.

Oui, mon cher, le voilà !

La chose me convient, donc elle est convenue.

Au revoir !... Crois-moi, prends la première venue.

LÉON, le retenant.

Et cet heureux mortel ?...

DESROSIERS.

Bientôt tu le verras.

Un jeune homme charmant !

LÉON.

Qu’elle aime ?

DESROSIERS.

Et pourquoi pas ?

LÉON.

Adieu, mon oncle !

DESROSIERS.

Adieu !

Il s’assied à gauche.

LÉON.

J’adore Marguerite...

Et Claire !... toutes deux à la fois !... Je vous quitte

Pour aller leur jurer un amour éternel ;

De là je cours tuer leurs maris en duel...

Tous les deux, si je puis... à moins qu’on ne me tue !

Adieu !

DESROSIERS, prenant du tabac.

J’épouserais la première venue,

À ta place.

LÉON.

Et ce soir, si personne n’est mort,

Si votre bal a lieu, je jure... j’aurai tort,

Vous m’en voudrez, tant mieux !... je vous jure à vous-même

De ne danser qu’avec Jeanne... Jeanne, que j’aime !

DESROSIERS, à part.

Allons donc ! le grand mot est lâché !

Haut, se levant.

Malheureux !

Tu ne la verras plus !... Tu l’aimes ! C’est affreux !

LÉON.

Oui, je l’aime !

DESROSIERS.

Une enfant !

LÉON.

Que suis-je donc moi-même ?

DESROSIERS.

Un fou !

LÉON.

C’est justement pour cela que je l’aime !

La jeunesse, mon oncle, et la folie, un jour

Tout cela se rencontre et sourit... c’est l’amour !

Ne vous effrayez pas de mes vingt ans frivoles ;

J’ai des jours sérieux, si j’ai des heures folles !

J’ai pu, faute de mieux, jeter ma vie au vent,

Sans valoir pour cela ni plus ni moins qu’avant !

Je n’ai rien fait de mal, rien que l’honneur condamne,

Rien qui, pour son bonheur, puisse inquiéter Jeanne !

Las de tout adorer, sans rien aimer jamais,

Mon cœur impatient est fixé désormais.

Au nom de vos bontés pour toute la famille,

Je serai votre fils, si Jeanne est votre fille ;

Je vous en prie, au nom de votre frère... au nom

De mon père !

DESROSIERS.

Tais-toi !... Jamais !

Léon s’assied à droite d’un air désolé. À part.

Pauvre garçon !

Sa douleur à la fois me fait plaisir et peine...

Apercevant Jeanne du côté gauche.

Jeanne !

LÉON, à Desrosiers.

Eh bien ?

DESROSIERS.

Non, jamais !

À part.

C’est le ciel qui l’amène.

Haut, en allant vers la porte de droite.

Qu’on ne me parle plus d’un amour insensé !...

À part.

Achevez, mes enfants, ce que j’ai commencé !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JEANNE, LÉON

 

JEANNE, entrant par la gauche, avec inquiétude.

Léon !... J’en étais sûre !

LÉON, assis.

Il me met à la porte !

JEANNE, à part.

Comprend-on que mon oncle à ce point-là s’emporte ?

Mon oncle, pour nous tous d’ordinaire si bon,

Je ne sais pas pourquoi, ne peut souffrir Léon.

LÉON, se levant.

Mais je me vengerai !...

Apercevant Jeanne.

Jeanne !... C’est toi !... C’est elle !...

JEANNE, craintive.

Heim ? Qu’a-t-il donc ? Je crois que mon oncle m’appelle.

LÉON.

Jeanne... l’aimes-tu ?

JEANNE.

Qui ?

LÉON.

Lui !

JEANNE.

Lui !

LÉON.

Dieu soit loué !

Elle ne l’aime pas !... Mon oncle m’a joué !

Quand on aime quelqu’un, lui, c’est celui qu’on aime !

Ton mari te déplaît... il me déplaît de même...

Plus encor !

JEANNE.

Quel mari ?

LÉON.

Comment ! tu ne sais pas ?

Mon oncle... il me l’a dit... mais tu refuseras,

En songeant à combien de dangers il l’expose...

Veut te faire épouser, malgré toi, je suppose...

Quelque petit notaire, ou quelque médecin,

Pour causer avec lui de son métier malsain ;

Pour se faire amuser quand il sera maussade,

Pour se faire soigner quand il sera malade !

Je ne puis sans fureur voir tant de déraison !

Prendre ailleurs ce qu’on a chez soi, dans sa maison !

Mais tout n’est pas fini ; le cher oncle a beau faire,

Je l’empêcherai bien de terminer l’affaire.

– Je t’aime, tu le sais.

JEANNE.

Vous êtes fou.

LÉON.

De toi !

Jeanne ! Ne prétends pas te marier sans moi.

JEANNE.

Pourquoi donc ?

LÉON.

Je suis homme à tuer tout le monde.

JEANNE.

Jadis tu me trouvais trop petite et trop blonde.

LÉON.

Moi ?

JEANNE.

Je ne l’ai pas cru... mais enfin tu l’as dit.

LÉON.

Ce n’est pas vrai... C’était de l’amour, du dépit !

JEANNE.

À côté de mes sœurs tu me trouvais...

LÉON.

Peut-être !...

Que veux-tu ?... c’est l’amour qui commençait à naître

Aujourd’hui, je ne suis plus maître de mon cœur,

Je suis au désespoir, je suis...

JEANNE.

Tu me fais peur !

LÉON.

Mon oncle le sait bien ; mais il me sacrifie...

Il veut me marier aussi... je l’en défie !

La première venue est trop bonne pour moi...

Il me l’a dit... toujours pour m’éloigner de toi !

JEANNE.

Ingrat !

LÉON.

À son argent s’il croit que je regarde...

Je n’y tiens pas le moins du monde... qu’il le garde !

J’en ai plus qu’il n’en faut ; rien ne te manquera.

Tu veux des diamants ?... on t’en accablera !

Tes sœurs en ont... c’est bien... je te promets les mêmes.

Je t’aime trop, vois-tu !... tu m’aimeras... Tu m’aimes !

JEANNE.

Mais non, mais pas du tout... je n’ai pas dit cela !

LÉON.

Tu m’aimes !... Je voudrais que mon oncle fût là !...

 

 

Scène IX

 

JEANNE, LÉON, DESROSIERS, JALABERT, MARGUERITE, CLAIRE, DE VARENNE

 

DESROSIERS, à la porte du fond.

J’y suis, mon drôle !

JEANNE.

Oh ! ciel ! c’est lui !

LÉON, bas.

Tant mieux !

Haut.

Qu’il tremble !

Puisque l’on ne veut pas nous marier ensemble,

Je vais, pour commencer, devant lui, de ce pas,

Tuer les deux maris qui m’attendent en bas !

– À moins que, terminant un débat qui l’afflige,

Mon oncle à t’épouser sur-le-champ ne m’oblige...

– C’est mon ultimatum. – Vous consentez ?... Merci !

DESROSIERS.

Ah ! petit intrigant ! tu nous savais ici.

LÉON.

Parbleu !... Vous m’avez dit : Connue ou non connue,

Brune ou blonde, choisis la première venue...

Vos désirs sont pour moi des ordres, vous voyez !...

DESROSIERS.

Je vois, mauvais sujet, que de moi vous riez.

– Et tu fais bien... Prends-la vite... je te la donne.

– Tout le monde consent, tout le monde pardonne.

MARGUERITE, bas à Léon, pendant que Jalabert lui rend son bouquet.

Adieu, cousin !

CLAIRE, de même, pendant que de Varenne lui rend l’autre bouquet.

Adieu !

Moment de silence.

LÉON, cachant les bouquets, et regardant Jeanne.

Jeanne !

DESROSIERS, bas à Jeanne.

Il n’aime que toi !

Haut.

Allons, mariez-vous !... enfants... c’est malgré moi !

À Léon.

Tu ne voulais pas d’elle autrefois, cœur volage !

Mouvement.

LÉON.

Moi, mon oncle ?...

DESROSIERS.

Ai-je bien joué mon personnage ?

JEANNE.

Comment ?

DESROSIERS.

Neuvième chant du Paradis perdu !...

– J’étais le vieux serpent...

À Jeanne.

Toi, le fruit défendu !...

PDF