Le Foyer (Octave MIRBEAU - Thadée NATANSON)

Comédie en trois actes et l’acte supprimé à la représentation[1].

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 7 décembre 1908.

 

Personnages

 

LE BARON J.-G. COURTIN

ARMAND BIRON

L’ABBÉ LAROZE

CÉLESTIN LERIBLE

ROBERT D’AUBERVAL

CHARLES DUFRÈRE

ARNAUD TRIPIER

LUDOVIC BELAIR

JEAN

FRÉDÉRIC

LA BARONNE THÉRÈSE COURTIN

MADEMOISELLE RAMBERT

MADAME PIVIN

MADAME TUPIN

MADAME PIGEON

MADAME RATURE

JULIE

 

De nos jours, à Paris.

 

 

ACTE I

 

La scène représente le cabinet de travail du baron J.-G. Courtin. Ameublement Empire.

Sur le devant de la scène, à gauche, un divan moderne au-dessous d’un portrait de l’impératrice Joséphine, qui paraît être de Prudhon ; à droite, une table à thé de fabrication anglaise, où sont placés, au lever du rideau, le café, des liqueurs. Le milieu de la pièce est occupé par une grande table-bureau ornée de beaucoup de bronzes. Cette table est chargée de dossiers, de papiers. Devant la table, un grand canapé environné de sièges. À gauche de la table, une cheminée ne portant que le buste de Napoléon Ier, de Canova, en marbre. À droite, une bibliothèque tapisse de livres tout le panneau. Sur un guéridon, des bibelots. Par les deux fenêtres du fond, on aperçoit les arbres du jardin. Dans l’écartement des fenêtres, un beau meuble. Portes à droite, à gauche ; à gauche, au fond, porte du billard, élevée sur des degrés ; au premier plan, une porte dans le mur. Une banquette au tout premier plan.

 

 

Scène Première

 

THÉRÈSE, BIRON, UN VALET DE PIED

 

Au lever du rideau, Thérèse est debout devant la table à thé. Biron à distance.

 

THÉRÈSE.

Biron, de la fine Champagne ?... de la chartreuse ?... quoi ?...

BIRON, se rapprochant.

De la fine Champagne... de la fine Champagne... Dans un grand verre, voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Tenez.

BIRON.

Merci...

Reniflant son verre.

Toujours la fameuse eau-de-vie de 1822 ?

THÉRÈSE.

Toujours.

BIRON, brandissant son verre en s’éloignant.

Voilà l’inimitable eau-de-vie de France !

THÉRÈSE, au valet de pied.

Portez ces liqueurs au billard...

Le valet prend le plateau.

Attendez !... Vous oubliez la glace pilée pour le kummel de M. d’Auberval.

Biron s’est retourné. Le valet de pied sort, emportant le plateau.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, BIRON

 

BIRON.

Il a de la chance...

Se rapprochant.

Il a de la chance.

THÉRÈSE, toujours à la petite table, le dos tourné à Biron.

Qui ?

BIRON.

Le jeune homme dont vous n’oubliez pas la glace pilée.

THÉRÈSE, même jeu.

Voulez-vous du cognac ?

BIRON.

Hein ?... Vous venez de m’en donner.

THÉRÈSE.

Oh ! pardon !

Elle rit.

BIRON, après un temps, désignant le billard, son verre à la main.

Quel âge a-t-il ?

THÉRÈSE.

Le cognac ?

BIRON.

Vous vous moquez de moi... non, pas le cognac... le petit jeune homme... le petit d’Auberval.

THÉRÈSE, rectifiant.

M. d’Auberval.

BIRON, buvant.

Ououin.

THÉRÈSE, allant vers le canapé.

Je ne sais pas... ça vous intéresse !

BIRON.

Mon Dieu...

Un temps. Mollement.

Il est gentil... assez gentil...

Un temps.

Vingt-trois ans ?

THÉRÈSE, se retournant.

Vous êtes fou !... Au moins vingt-six.

BIRON, amèrement galant.

Vous ne les portez pas...

THÉRÈSE.

Vous pouvez fumer, vous savez...

BIRON, regardant vers le billard.

C’est lui, maintenant, qui joue au billard avec Courtin... et qui perd... naturellement... Il a de la chance...

THÉRÈSE, faisant sa place sur le canapé.

Biron, vous êtes idiot... et si vous saviez combien ridicule !

BIRON.

Je sais... je sais... Oui, moi, je retarde un peu, comme vous disiez à déjeuner... Tiens !... Tout le monde ne peut pas jouer les jeunes millionnaires anarchistes... Millionnaire ? Oui, enfin !

THÉRÈSE, s’installant sur le canapé.

Cet été... que comptez-vous faire ?

BIRON, tendant un coussin.

Eh bien, voilà... vous voir, vous voir et vous revoir ?

THÉRÈSE.

Joli programme.

BIRON.

N’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Et puis ?

BIRON.

Et puis, vous voir... vous voir... et vous revoir... Ah !

Il se rassied.

THÉRÈSE.

Un peu monotone... C’est tout ?

BIRON, de plus près.

Vous dire, aussi souvent que je pourrai...

THÉRÈSE, interrompant.

Vous ne fumez pas ?

Elle désigne une boîte de cigares.

BIRON.

Merci !...

Après une hésitation, il tire un énorme cigare d’un étui.

Même d’aussi près...

Il tire une trousse de sa poche.

la fumée ne vous incommode pas ?

Il tire de sa poche un coupe-cigares.

THÉRÈSE.

Vous n’êtes pas forcé de rester aussi près.

BIRON, regardant Thérèse qui sourit, et coupant rageusement son cigare.

L’êtes-vous assez, méchante, avec moi !... Par exemple, ce qui est extraordinaire, c’est que vos rosseries, au lieu de me refroidir...

Il allume son cigare.

Dites-moi ?... Il fume donc beaucoup, M. d’Auberval ?

THÉRÈSE, sèchement.

Je n’ai pas remarqué.

Biron va jeter son allumette à la cheminée.

BIRON, narquois.

Vous n’avez pas remarqué qu’autrefois vous n’aimiez pas la fumée, du moins, vous n’aimiez pas ma fumée ?... C’est curieux. Comme on change !

Il se rassied.

THÉRÈSE.

Oui...

Un temps.

Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous comptiez faire cet été ?

BIRON, souriant.

Vous voir...

THÉRÈSE, en même temps.

Sérieusement...

BIRON.

Cet été... mon Dieu !... comme tous les étés... sans doute Deauville, et puis Dieppe... peut-être Aix aussi...

THÉRÈSE.

Aix ?... Pour vos douleurs ?

BIRON, rageur, et se levant péniblement.

Pour mes douleurs... parfaitement... Vous ne ratez pas une occasion de me dire des choses désagréables.

THÉRÈSE, conciliante.

Je vous assure que j’ai dit ça...

BIRON, appuyant.

Et si mes douleurs me le permettent...

THÉRÈSE, même ton.

Allons, Biron... voyons.

BIRON, même ton.

Si mes douleurs me le permettent...

THÉRÈSE.

Comme vous êtes susceptible !

BIRON.

J’irai en Engadine... Ah !...

Un temps.

Irez-vous en Engadine ?

THÉRÈSE.

Je ne sais pas du tout... Je ne sais rien. Le baron a fort à faire, cette année...

BIRON, levant les bras.

Booouh !...

THÉRÈSE.

À l’Académie, son rapport sur les prix de vertu.

BIRON.

Peuh !

THÉRÈSE.

Au Sénat, la discussion de la loi sur l’enseignement primaire... Ah !... la Commission de la réforme du mariage.

BIRON, haussant les épaules.

Ça !

THÉRÈSE.

Et puis Le Foyer... Le Foyer surtout.

BIRON, intéressé.

Quoi, Le Foyer ? Des embêtements ? toujours ? Des embêtements d’argent ?

THÉRÈSE.

D’argent... oui... peut-être... je ne suis pas très au courant... enfin des ennuis. Et les autres œuvres... Et les brochures... les brochures !

BIRON.

Courtin est fou...

Il s’assied sur un fauteuil.

THÉRÈSE.

Ah ! la charité est encore plus absorbante que les affaires.

BIRON, soupirant.

Dans ces conditions... je crains bien que jusqu’à l’automne...

THÉRÈSE.

Mais non... mais non... les choses s’arrangent... Je suis bien sûre que nous nous verrons à Deauville... que nous nous verrons à Dieppe... C’est quelque chose.

BIRON, soupirant.

C’était quelque chose... Aujourd’hui ce n’est plus rien.

THÉRÈSE.

Biron, si vous voulez que nous restions amis...

BIRON, se levant.

Mais qu’est-ce que j’ai dit ?... Je n’ai même plus le droit de rien dire... C’est épatant !

THÉRÈSE.

Allons... revenez vous asseoir...

Regardant vers le billard.

Et puis, ne criez pas comme ça !

BIRON, se rasseyant et plus bas.

C’est vrai aussi... Deauville... L’Engadine... ça ne vous rappelle donc rien ? Les femmes ont un talent pour oublier...

THÉRÈSE, jouant avec sa robe.

J’aime mieux ne pas me rappeler... Il y a trop longtemps !...

BIRON.

Trop longtemps !... La première année de Deauville, il n’y a pas dix ans... et Aix !...

Mélancolique.

Ma parole, je ne sais pas comment j’ai le courage d’y retourner. Thérèse...

THÉRÈSE, un doigt sur les lèvres.

Chut !

BIRON.

Soyez bonne... Qu’est-ce que cela peut bien vous faire que je vous appelle encore Thérèse... de temps en temps ?

THÉRÈSE.

Vous m’aviez promis...

BIRON.

Bon !... Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Et moi ?... Oh ! depuis dix ans, quand je vois revenir l’été...

À mesure qu’il se rapproche, Thérèse recule.

Thérèse... cette après-midi... à Aix... sur le lac...

THÉRÈSE.

Je vous en prie... ne nous attendrissons pas...

BIRON, s’exaltant.

Comme vous étiez belle... Une robe de toile blanche qui craquait...

Il se penche, risque un geste.

Vous portiez des bas à jour...

THÉRÈSE, retirant la main de Biron.

Eh bien !... Eh bien !...

BIRON, ému et bredouillant.

Des bas à jour... des bas mordorés...

Thérèse rit, Biron se lève péniblement et marche.

Riez... riez... Moi, j’ai de la peine...

THÉRÈSE.

Mon ami, je n’ai pas voulu vous chagriner... mais aussi pourquoi ?... Il avait été convenu...

BIRON, énergique.

Ah ! Il me faut au moins mes souvenirs...

De très près.

Voilà six mois, songez-y... si vous ne me laissez même pas mes souvenirs...

Il s’assied.

THÉRÈSE, très gentille, presque câline.

Voyons !... voyons !... Bien que vous soyez, mon cher Biron, un être souvent grossier, égoïste, assez brutal, très mal élevé...

Biron proteste.

Si, si, vous le savez bien... vous avez des qualités.

BIRON, en même temps.

Tout de même !

THÉRÈSE, poursuivant.

Que j’ai aimées beaucoup... Je les aime toujours... Je vous aime toujours... mais autrement...

Biron veut parler.

Laissez... Ce n’est ni de votre faute, ni de la mienne.

Biron veut encore parler, elle lui ferme la bouche.

Plus un mot, je vous en prie... Cela m’est pénible... Et vous ne changeriez rien à ce qui est.

Elle se lève.

BIRON, éclatant.

Eh bien, moi, je ne peux pas m’y faire... Je ne peux pas m’y faire... d’abord parce que je ne peux pas m’y faire... c’est très simple... Jamais !... jamais je ne vous ai tant désirée... C’est fou !... Je ne pense qu’à vous !... Je n’en peux plus !

THÉRÈSE, qui a regardé une fois ou deux du côté du billard dont Biron s’est rapproché.

Ne criez pas comme ça !

Elle va s’asseoir sur le divan.

BIRON.

Ces six mois ont été six mois d’enfer... Je suis à bout... à bout !...

THÉRÈSE.

Ne criez donc pas comme ça... Venez ici. Oh ! si vous pouviez au moins perdre cette détestable habitude de crier.

BIRON, un peu plus bas.

C’est affreux aussi... Je suis malheureux, moi !

THÉRÈSE.

Vous ne pouvez donc pas parler comme tout le monde ! Asseyez-vous !

Elle lui indique un siège près du divan.

BIRON, s’asseyant et très bas.

Si malheureux, ma petite Thérèse, si malheureux !...

THÉRÈSE.

À la bonne heure... j’aime mieux ça...

BIRON, même ton.

Avoir passé tant d’années à se donner, l’un par l’autre, toutes les joies... toutes les joies permises...

THÉRÈSE.

Biron !...

BIRON, souriant.

Et même pas mal de joies défendues !

THÉRÈSE.

Biron !... Biron !...

BIRON.

Mais en quoi êtes-vous faite ? il n’y a donc pas moyen de vous reconquérir, de vous réchauffer ?

THÉRÈSE.

Vous avez de ces mots !

Elle rit.

BIRON, très excité.

Cette bouche !... Peuh !... Et ces dents !... ces dents !...

THÉRÈSE, très sèche.

Je vais me fâcher tout à fait.

BIRON.

Vous êtes méchante... eh bien... soyez méchante... J’adore ça, moi... Vos yeux, vos beaux yeux colère... Ah ! ils me rappellent des choses admirables... Vous savez bien, quand vous êtes... oui, enfin... quand vous devenez tout à fait... méchante...

Secouant la tête.

Haaouah ! Une chatte en colère...

Thérèse sourit et s’étire un peu.

La jolie chatte !... Ah ! c’est que je vous connais... Je vous connais si bien...

THÉRÈSE.

Vous êtes bête !

BIRON, dégagé, s’animant.

N’empêche !... Il y a entre nous des années, des années... des choses... des choses... Il y a entre nous des liens... On ne les brise pas comme ça...

Très tendrement à son oreille.

J’ai été gentil avec vous, moi...

Elle le repousse un peu.

Toutes vos fantaisies... toutes vos curiosités...

THÉRÈSE, sans trop se fâcher.

Taisez-vous !

BIRON.

Ce jour d’été, ici... où il faisait si chaud... les volets clos...

Thérèse, qui s’est levée, va s’asseoir à la table-bureau.

THÉRÈSE.

Vous êtes odieux...

La tête dans ses mains.

Vous êtes odieux.

BIRON.

Moi ?... En quoi suis-je odieux ?... En quoi ?

THÉRÈSE.

Vous cherchez je ne sais quelle joie honteuse à me faire rougir.

BIRON, debout.

Oh !

THÉRÈSE.

Si... Si... C’est abominable... C’est abominable.

BIRON, s’approchant.

Je ne vous dirai plus rien... là... plus rien... Je vous demande pardon...

Il cherche la main de Thérèse.

THÉRÈSE.

Puisque vous n’êtes pas plus raisonnable...

Elle s’éloigne.

BIRON, la suivant.

Je vous demande pardon...

THÉRÈSE.

Il n’y a plus qu’un moyen...

BIRON.

Puisque je vous demande pardon...

THÉRÈSE, décidée.

Qu’un moyen... ne plus vous voir du tout...

BIRON, s’éloignant.

Ça y est... Je l’attendais, le moyen... Il est gai... Allez ! Allez !

THÉRÈSE, s’asseyant.

Voyagez !...

BIRON.

C’est ça... l’Égypte... le Japon... l’Amérique... Allez !... Allez !

THÉRÈSE.

Votre yacht s’ennuie à Marseille... L’Argo... Cette bonne Argo !... Faites une croisière sur l’Argo.

BIRON.

Oh ! sans vous !...

Un temps. Tout à coup.

Voulez-vous ?

THÉRÈSE.

Je n’aime plus la mer.

BIRON, bourru.

Vous n’aimez plus rien.

Brusquement, revenant à elle.

Tenez, ne parlons plus de moi... mais de vous...

THÉRÈSE.

Pourquoi faire ?

BIRON, énergique.

Si... une bonne fois...

Un temps.

Jeudi... rue de la Paix... je vous ai vue... je vous ai vue en fiacre...

THÉRÈSE.

Eh bien ?

BIRON, s’appuyant à la table.

Vous en fiacre !

THÉRÈSE.

Mon Dieu ! Vous me faites peur.

BIRON.

Mais vous n’avez pas le droit. C’est une absurdité !

THÉRÈSE.

Vous êtes vraiment drôle !

BIRON.

Et d’une maladresse !... Vous ne pouvez pas mieux afficher notre rupture... Crier à tout le monde le changement...

THÉRÈSE, interrompant.

Biron !... À la fin !

BIRON.

Non... laissez-moi dire... Je ne plaisante plus... Nous ne sommes pas des enfants, que diable !... Je vous jure que c’est un scandale...

THÉRÈSE.

Non !

BIRON.

Si... Pour vous... pour moi... pour le monde... pour Courtin... J’aime Courtin... moi. Mais oui ! C’est un homme de mérite. Il a des ennuis.

Considérant le buste de l’empereur.

Avec ça... les chances d’une restauration de l’Empire !

Tournant le dos au buste.

Fuut ! Beaucoup d’ennuis... Il n’a pas que Le Foyer.

THÉRÈSE.

Ça le regarde.

BIRON.

Ah ! cet entêtement !... ça vous regarde aussi... ça vous regarde, vous surtout... Et puis vous n’êtes pas faite pour aller en fiacre.

Geste de Thérèse.

Non. Une vie plate, médiocre... vous ? ça n’a pas de sens ! Il vous faut le luxe, toutes les choses chères... Je m’étais fait un devoir, moi... une joie...

THÉRÈSE, se levant pour aller s’asseoir sur le canapé.

Jetez-moi maintenant vos générosités à la tête...

BIRON.

Il n’est pas question de ça !

THÉRÈSE.

C’est bien vous !

BIRON.

Il n’est pas question de moi... Voyons... réfléchissez une minute... de sang-froid...

Thérèse, qui a croisé ses jambes, fait aller son pied.

Depuis que vous n’acceptez plus rien de moi... tout ce qui se passe ici, c’est lamentable... à pleurer... L’écurie vendue... la livrée diminuée... vous recevez beaucoup moins... Des bibelots disparaissent tous les jours... Vos bijoux...

THÉRÈSE, jouant avec une longue chaîne de cou garnie de très grosses perles.

Mes bijoux ?... Qu’est-ce que vous chantez ?

BIRON.

Oui... oui... J’en ai trop acheté dans ma vie... On ne me la fait pas... Moi aussi je sais comment ça s’imite... Vos toilettes...

THÉRÈSE.

Tenez... ça c’est idiot... Je dépense beaucoup moins, je veux bien... Mais il y a longtemps que je n’ai eu un ensemble de choses aussi réussies que ce printemps...

BIRON.

Oui... Enfin. C’est possible... Vous savez admirablement vous arranger... mais, moi, je sais ce que je dis.

Croisant les bras.

Et le Fragonard du salon ?

THÉRÈSE.

Quoi ?

BIRON.

Le Fragonard ?

THÉRÈSE, bâillant.

Qu’est-ce que cela vous fait ? Parce que vous me l’avez donné ?

BIRON.

Pas du tout.

THÉRÈSE.

Alors ?

BIRON.

Parce que vous ne l’avez plus.

Geste de Thérèse.

Naturellement.

THÉRÈSE, très agacée.

Vous m’horripilez... Je n’ai pas de comptes à vous rendre. Enfin, vous m’horripilez !

BIRON.

Où tout cela vous mènera-t-il ?

THÉRÈSE.

Je n’y pense pas.

BIRON.

Mais c’est le désastre... le désastre prochain.

THÉRÈSE.

Va pour le désastre... Je me sens parfaitement heureuse ainsi...

BIRON.

Heureuse ?... Et moi ?... Ah ! vous les trouvez les mots qui consolent !

Thérèse rit.

Riez... Riez... inconsciente !

Il marche et tout à coup revient à Thérèse.

Il est donc bien riche M. d’Auberval ?

THÉRÈSE, interrompant, furieuse.

Qu’est-ce que vous dites ?

BIRON.

Rien.

Il se remet en marche.

Je ne dis rien... je ne dis rien... Je ne dis rien !

THÉRÈSE, le suivant.

Vous serez donc toujours le même... avec de l’argent plein la bouche ?... Quel homme ! Ah ! vous me faites cruellement repentir de ne pas vous avoir fermé ma porte... Je l’aurais dû...

BIRON, se retournant.

Ne vous fâchez pas... voyons, ne vous fâchez pas !

THÉRÈSE, s’éloignant.

Taisez-vous... puisque vous ne savez dire que des sottises ou des inconvenances.

BIRON.

Thérèse...

THÉRÈSE.

Laissez-moi.

BIRON.

Je ne voulais pas vous froisser.

THÉRÈSE.

Laissez-moi, je vous prie.

Se retournant vers lui, très énergique.

Mais, dorénavant, je vous défends...

Avec un geste qui semble rejeter quelque chose.

Du reste, qu’est-ce que cela me fait ?

Elle le toise.

Vous ne pouvez pas comprendre.

BIRON.

Je vous assure.

THÉRÈSE.

Ne parlons plus, voulez-vous ?

Elle se dirige vers le billard dont elle monte les degrés.

BIRON, qui s’arrête et fait des gestes pour la retenir.

Thérèse... Thérèse ?

THÉRÈSE, sans l’écouter, ouvrant la porte.

Vous n’êtes pas gentils !... Ah ! vous jouez encore !

BIRON, continuant de gesticuler.

C’est malin... c’est malin !...

THÉRÈSE.

Laissez votre partie.

 

 

Scène III

 

THÉRÈSE, BIRON, D’AUBERVAL, COURTIN

 

COURTIN, de la coulisse.

Nous finissons.

THÉRÈSE, descendant les degrés.

Ah ! si on n’avait pas été vous chercher ?

D’AUBERVAL, paraissant à la porte et suivant Thérèse.

Vous ne voulez pas faire une partie ?... Si, si, venez !

Il la maintient par le bras, sur le degré.

THÉRÈSE.

Jamais de la vie !

D’AUBERVAL.

Vous n’aimez pas ?

THÉRÈSE.

J’ai horreur de ce jeu-là... de tous les jeux, d’ailleurs.

D’AUBERVAL.

Est-ce que le billard est un jeu ou un sport ?

THÉRÈSE.

Je ne sais pas.

D’AUBERVAL, à Biron, dont il s’est approché, et qui est à califourchon sur une chaise.

Un jeu ou un sport ?

BIRON, désignant Courtin qui vient de paraître.

Consultez l’Académie.

COURTIN.

L’Académie ignore le sport... Elle ne connaît que les jeux.

D’AUBERVAL.

Et les ris...

COURTIN.

Que les jeux et les exercices.

D’AUBERVAL.

Alors, le billard ?

COURTIN.

Il tient sans doute un peu des deux...

BIRON, interrompant.

Qui a gagné ?

D’AUBERVAL.

J’ai perdu... les deux parties.

BIRON.

J’en étais sûr... Jeune homme, vous n’êtes pas de force.

Se levant et tapant sur l’épaule de Courtin.

Voilà notre maître à tous.

COURTIN.

Comme vous êtes aimable !

THÉRÈSE.

Mon ami, il est en veine d’amabilité.

Elle s’éloigne. D’Auberval la suit en causant.

COURTIN, redescendant, à Biron.

Tout de même, d’Auberval fait des progrès.

BIRON, se retournant, regardant Thérèse et d’Auberval par-dessus l’épaule de Courtin.

Oui... Oui...

COURTIN.

Il arriverait à vous battre que cela ne m’étonnerait pas.

BIRON, même attitude.

Nous verrons... nous verrons...

Ils remontent en continuant de causer.

THÉRÈSE, qui redescend, bas à d’Auberval.

Avez-vous parlé avec le baron de l’emploi de l’été ?

D’AUBERVAL, bas.

Impossible de placer un mot... La charité tout le temps... la charité sans arrêter... la charité sans pitié...

THÉRÈSE.

Pourquoi vous obstinez-vous à lui tenir tête ?

BIRON, à Courtin, poursuivant une conversation.

Vraiment ?... vous le trouvez intelligent ?... Vous m’étonnez !

COURTIN.

Je vous assure... Un peu paradoxal, un peu gamin... mais doué...

BIRON.

C’est-à-dire qu’il lit des feuilles avancées, et, dans les salons, ça lui donne une altitude. Un socialiste en gilet à fleurs... Un farceur.

COURTIN.

Plus convaincu que vous ne pensez... Ce qui me fait peur, justement, dans le socialisme, c’est qu’il séduit tous les jeunes gens. Mon cher Biron, je ne sais pas, en vérité, quel avenir nous préparent nos impitoyables cadets.

BIRON.

Bah ! ils feront comme nous : ils vieilliront.

D’AUBERVAL, qui était en vive conversation avec Thérèse.

N’est-ce pas, baron, que Le Foyer aura bientôt dix ans d’existence ?

COURTIN.

Pas tout à fait... nous sommes dans le huitième exercice... Tout de même, il y aura neuf ans en octobre prochain.

D’AUBERVAL, à Thérèse.

Vous voyez que j’avais raison...

THÉRÈSE.

Je n’aurais pas cru...

D’AUBERVAL.

Je suis d’un ferré sur Le Foyer !...

COURTIN.

Rappelez-vous, ma chère amie, que c’est à notre premier été...

BIRON, s’approchant.

Mais oui... rappelez-vous, à Deauville...

THÉRÈSE.

C’est bon...

COURTIN.

À Deauville, que nous cherchions un nom...

BIRON, à Thérèse.

Et c’est vous qui l’avez trouvé.

THÉRÈSE.

Vous avez une mémoire, vous !

BIRON, balançant la tête.

J’ai une bonne mémoire.

THÉRÈSE.

Une mémoire impitoyable !

D’AUBERVAL, à Thérèse.

Mais alors, l’idée du Foyer est de vous ? Vous êtes une fanfaronne de l’indifférence ?

THÉRÈSE.

Le nom, peut-être. L’idée est bien du baron.

COURTIN.

C’est vrai, je la revendique.

BIRON.

Vous ne pourriez pas la renier...

À d’Auberval.

 Courtin a fait là-dessus des volumes... des volumes... Mais vous ne connaissez pas cette littérature-là... Vous devez préférer quelque chose de plus léger... de plus croustillant...

COURTIN, reprenant.

...illeux... croustilleux.

Biron hausse les épaules.

D’AUBERVAL.

Moi ?

BIRON.

Ne vous en défendez pas... C’est de votre âge.

D’AUBERVAL.

Pardon... la littérature légère, si elle plaît, c’est surtout aux vieux messieurs...

Thérèse rit. Biron s’éloigne.

Moi, ce qui me passionne, c’est la sociologie.

BIRON, levant les bras au plafond.

La sociologie ! Poseur !

Revenant.

Alors, comment ignorez-vous les livres du baron ?

D’AUBERVAL.

Pardon ! Pardon ! Ils sont classiques !

Récitant.

Baron J.-G. Courtin : Napoléon Ier charitable ; Perrin, 1888 ; 1 volume in-16. Baron J.-G. Courtin : La Charité sous le Consulat ; Perrin, 1890 ; 1 volume in-16. Baron J.-G. Courtin : La Question ouvrière ; Perrin, 1894 ; 2 volumes in-18. Baron J.-G. Courtin : La Charité ordonnée ; Perrin, 1896 ; 1 volume in-8. Baron J.-G. Courtin (insistant et saluant.), de l’Académie française : La Rue et l’Atelier ; Perrin, 1898. Baron J.-G. Courtin : Une Paria ; 1901. Baron J.-G. Courtin : Féminisme ouvrier, 1903.

COURTIN, souriant.

C’est qu’il n’en oublie pas.

BIRON.

Oui, oui...

À Thérèse.

Il a une bonne mémoire.

À Courtin.

Il sait les titres.

D’AUBERVAL.

Et les idées...

À Biron.

Voulez-vous ?...

BIRON, vivement.

Non... oh ! non !...

COURTIN, réjoui.

On n’en dira jamais assez, mon cher enfant, sur notre petite ouvrière parisienne.

Biron se verse un verre de cognac et va s’asseoir à droite.

On n’en fera jamais assez pour réparer la plus choquante des injustices. Nulle part, la charité ne trouve plus l’occasion de s’exercer.

Thérèse offre une cigarette à d’Auberval assis près d’elle.

D’AUBERVAL, allumant sa cigarette, bas à Thérèse.

Le voilà reparti.

THÉRÈSE, bas.

Allons... Taisez-vous !

COURTIN.

Au Parlement... dans les journaux... il n’est question que des ouvriers... toujours les ouvriers... Tout pour les ouvriers... Moi, depuis longtemps, c’est le sort de l’ouvrière qui m’intéressait... et, plus encore que de l’ouvrière mariée, le sort si périlleux de la jeune fille...

BIRON.

La midinette ! La midinette !

COURTIN.

Les cousettes, Biron... les cousettes...

D’AUBERVAL, à Thérèse.

Cousettes ?

Thérèse fait en souriant le geste de coudre.

Ah ! oui ! Charmant !

COURTIN.

Vous trouverez le mot dans d’Aurevilly... dans Balzac...

Grave.

Les pauvres filles de seize ans, de dix-huit ans...

BIRON.

...ou de treize ans...

COURTIN.

Celles-là aussi... toutes celles qui sont à l’âge où il faut défendre la jeune fille contre la femme qui naît en elle, la préserver des tentations de la rue, des suggestions de la misère, et souvent, ce qui est plus triste, de l’exemple des parents en lui créant un intérieur, un abri...

BIRON.

...un foyer... voilà !... Le Foyer.

Déposant son verre.

Une façon de détourner les mineures...

Il rit.

THÉRÈSE.

Oh !

BIRON, levant un doigt.

Du vice... du vice...

THÉRÈSE.

Vous êtes insupportable !...

COURTIN.

Ma chère amie, la plaisanterie de Biron est cruelle... mais assez heureuse...

BIRON, se carrant.

Vous voyez...

COURTIN.

Sans doute. Au début, quand nous allions chercher nos pupilles à la porte des ateliers, des magasins, nous n’étions pas seuls à les attendre... Les temps difficiles sont passés... Nous avons à présent nos ateliers à nous, et plus de pensionnaires que nous n’en pouvons héberger...

S’approchant de Biron.

C’est plutôt l’argent qui manque...

BIRON, s’éloignant.

C’est toujours ce qui manque...

COURTIN.

Heureusement, ces dames, la baronne en tête, ont su imposer nos produits aux grands magasins... à tous leurs fournisseurs...

Un domestique entre, emporte les liqueurs, le café, et sort.

D’AUBERVAL, à Thérèse.

Très malin... Décidément, fanfaronne de l’indifférence...

THÉRÈSE.

Vous tombez mal... c’est encore une idée du baron...

COURTIN.

Vous nous avez beaucoup aidés... Il faut dire que nos enfants travaillent à merveille... La mode des paillettes, des dentelles, surtout, a été un bonheur pour les chères petites... Depuis qu’on porte tant de cols en broderie, nous ne suffisons pas aux commandes...

D’AUBERVAL.

Gare à leurs yeux !

COURTIN.

On a de bons yeux à quinze ans...

D’AUBERVAL.

On les use...

THÉRÈSE.

Pauvres petites !

COURTIN.

Mais, n’est-il pas charmant, cet échange de bons procédés entre les pauvres enfants et leurs bienfaitrices ?... Vous les secourez et elles vous parent...

THÉRÈSE.

L’échange n’est guère équitable...

BIRON.

Comme tous les échanges... Dans un échange, il y a toujours quelqu’un qui est roulé...

Il rit.

THÉRÈSE.

Oh ! Biron !

BIRON.

Celui-là est tout à fait gracieux... La charité et les rubans !... Et puis... Quoi ?... C’est la vie... Elles ne sont pas au Foyer pour faire la fête, ces petites... pas encore !... Le Foyer, c’est toujours deux cents malheureuses, qui, au lieu de mourir de faim...

D’AUBERVAL.

...se tuent à travailler...

COURTIN, choqué.

Oh !...

BIRON.

Que voulez-vous, jeune sociologue ?... Il faut des pauvres et des riches.

D’AUBERVAL.

Dites qu’il faut des pauvres aux riches...

BIRON.

Eh bien... moi... le socialisme ne me fait pas peur, ah ! et je dis hardiment qu’il faut des riches aux pauvres...

COURTIN, à d’Auberval.

Écoutez-le...

À Biron.

J’ajouterai seulement : de bons riches... Voyez Biron, notre grand remueur d’affaires... il gagne beaucoup d’argent...

BIRON, modeste.

Oh !... oh ?...

COURTIN.

Il en donne aussi beaucoup.

BIRON, bonhomme.

C’est un fait... On me tape... Je suis excessivement tapé...

D’AUBERVAL.

Et à quoi aboutissez-vous avec tous ces dons... et tous ces tapages ?... À peine une miette de sucre pour sucrer l’Océan...

COURTIN.

J’avoue que nous ne faisons pas tout... On ne peut pas tout faire...

Il va à son bureau.

BIRON.

Pas tout faire, à la fois...

Il s’assied sur le canapé.

C’est évident.

COURTIN.

Mais on fait quelque chose.

D’AUBERVAL.

Au petit bonheur... Toujours la tombola.

Il s’assied près de Thérèse.

COURTIN.

Il est bien certain que le hasard... que la chance gouverne tout en ce bas monde...

D’AUBERVAL.

Et la Justice ?

Biron hausse les épaules.

COURTIN.

Mon cher enfant, on s’expose à de graves déceptions quand on ne compte que sur la Justice... Vous êtes jeune, enthousiaste... vous rêvez... Mais vous reconnaîtrez vous-même, bientôt, que nous ne sommes pas mûrs pour le règne de la Justice...

S’appuyant à son bureau.

Heureusement, pour compléter l’effort de la charité, il y a mieux... il y a la résignation...

Entre Dufrère, un papier à la main.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, BIRON, D’AUBERVAL, COURTIN, CHARLES DUFRÈRE

 

COURTIN, poursuivant sans faire attention à Dufrère.

La résignation... l’admirable vertu des déshérités... Oui, par bonheur, les pauvres ont la résignation...

BIRON.

C’est leur force.

D’AUBERVAL.

Croyez-vous, monsieur le baron, que les pauvres ne finiront point par se révolter un jour, contre cette charité qui entretient leur misère, pour sauvegarder les richesses des riches ?...

BIRON, éclatant.

C’est inouï !... Mais, éminent sociologue, les pauvres sont justement les pauvres, parce qu’ils sont incapables de se révolter... Ils n’ont même pas le temps d’y songer... Le travail, la misère, ça abrutit...

THÉRÈSE.

C’est ignoble ce que vous dites là...

BIRON, gaiement.

Ah ! ah ! ah !

COURTIN, à Biron.

Prenez garde... Si les pauvres manquent de loisirs, d’autres en ont qui pensent pour eux... et les mènent... Et c’est bien là le danger...

THÉRÈSE, désignant Dufrère qui attend.

Mon ami...

COURTIN, poursuivant.

Eh ! c’est bien là le crime...

Ouvrant un dossier.

Tenez, voilà le dossier des Prix de vertu que m’a remis l’Académie.

Mettant son lorgnon.

À mesure que je l’étudie, je suis émerveillé... Je voudrais vous faire toucher du doigt tous ces trésors d’abnégation, de sacrifice... Mais les pauvres sont contents de leur sort... ils ne demandent rien...

BIRON.

Évidemment.

COURTIN.

Et savez-vous ce qui m’émeut le plus... ce qui, en même temps, me fortifie le plus dans mes idées ?... C’est que ce sont les êtres les plus humbles, les plus dénués, les plus ignorants... disons le mot... les illettrés...

BIRON.

Écoutez ça d’Auberval !

COURTIN.

Qui accomplissent les plus belles actions...

BIRON.

Braves gens !...

COURTIN.

Voilà ce que je voudrais faire comprendre... non pas aux socialistes... ils sont trop fous... mais aux radicaux-socialistes, qu’on peut faire réfléchir... Beaucoup sont riches...

BIRON.

Trop riches !

COURTIN.

On en dit trop aux pauvres... On les instruit trop... (Geste oratoire.) Vous prétendez, messieurs, qu’il y a trop peu d’écoles, moi, j’ose affirmer qu’il y en a trop...

BIRON, applaudissant.

Bravo ! Bravo !

COURTIN, après un clin d’œil sur Dufrère.

Il n’est pas désirable que l’instruction s’étende davantage... Car l’instruction est un commencement d’aisance, et l’aisance n’est pas à la portée de tout le monde...

BIRON.

Je propose l’affichage...

Changeant de ton.

On ne vous écoutera pas.

COURTIN.

Du moins, j’aurai crié : « Casse-cou ! »

Se tournant vers Dufrère.

Qu’est-ce qu’il y a, Dufrère ?

Il prend le papier que lui tend Dufrère et le parcourt.

THÉRÈSE, à Dufrère.

Vous voudriez bien que nous vous rendions le baron ?

DUFRÈRE.

Madame, même mon cabinet est plein et j’ai dû faire entrer des visiteurs au salon...

BIRON.

Nous parlons... nous parlons...

À d’Auberval qui baise la main de Thérèse.

Jeune homme, j’ai mon auto, et si vos opinions vous permettent d’aller en auto, je vous emmène.

D’AUBERVAL, à Thérèse.

À demain, madame.

COURTIN.

Ah ! messieurs, ne manquez pas d’être exacts ?... Il faut être au Foyer avant deux heures...

THÉRÈSE.

Monsieur d’Auberval... 184, rue de la Chapelle.

D’AUBERVAL.

Je sais... Je sais...

COURTIN.

Personne ne doit arriver après la duchesse.

BIRON.

La duchesse ?

COURTIN.

La duchesse de Saragosse.

D’Auberval sort.

BIRON, à Thérèse, qui se laisse baiser la main de mauvaise grâce, et désignant d’Auberval.

Vingt-six ans ?

Thérèse hausse les épaules. Biron sort.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, COURTIN, CHARLES DUFRÈRE, puis UN VALET DE PIED

 

COURTIN, à Dufrère, à qui il a parlé bas, plusieurs fois, à la fin de la scène précédente en lui montrant le papier.

Ainsi, d’abord, ce M. Ludovic Belair.

DUFRÈRE.

Je l’introduis ?

COURTIN.

Oui... il est assommant... Il faut que je m’en débarrasse...

Thérèse prend un livre sur le guéridon et sort par la porte de gauche, tandis que Dufrère sort par la porte de droite.

UN VALET DE PIED, entrant et annonçant.

M. Ludovic Belair !

 

 

Scène VI

 

COURTIN, LUDOVIC BELAIR, puis CHARLES DUFRÈRE

 

BELAIR, à qui Courtin a serré la main, avant de s’asseoir dans le fauteuil qu’on lui désigne.

Mon cher maître, tout à l’heure, dans votre antichambre...

COURTIN.

Excusez-moi, mon cher confrère, de vous avoir fait attendre...

BELAIR.

Ce n’est pas à vous à vous excuser, mon cher maître, mais à moi qui viens accaparer un temps précieux, et que le malheur réclame...

S’asseyant.

Dans ce beau salon, assis entre deux bonnes sœurs et un vieillard, au milieu des enfants, des nourrices, de pauvres femmes, je ne pouvais m’empêcher de songer à quelqu’un dont vous avez écrit la vie, dans votre admirable livre : La Charité ordonnée... Je songeais à saint Vincent de Paul...

COURTIN.

Monsieur...

BELAIR.

Et je rougissais de l’objet de ma visite, qui va déranger de si nobles occupations...

COURTIN.

Mais, monsieur... je me dois à tout le monde.

BELAIR.

Je n’oublie pas, mon cher maître, que je suis devant l’homme dont on a pu dire qu’il administrait la compassion de ses contemporains...

COURTIN, souriant.

Oui... Oui... Une phrase d’Anatole France, mais du temps où il commençait déjà à se moquer de nous...

BELAIR.

Anatole France !... Oh !... Je n’en crois rien.

COURTIN.

Laissons cela... Je disais... Ah ! nous n’avons le droit de nous soustraire à aucun de nos devoirs... J’ajoute, je me hâte d’ajouter que je n’en connais pas de plus agréable que celui de signaler le mérite au suffrage de l’Académie.

BELAIR.

Je sais, mon cher maître, je sais, par Mme Labellevigne, toute l’indulgente bienveillance que vous avez pour mon petit volume... et je viens vous en remercier... Il est certain qu’il dépend de vous que mon travail soit couronné, et je voudrais, si vous le permettez, insister encore...

COURTIN.

Outre le mérite réel de votre livre, je n’ignore aucun des titres que vous avez à faire valoir. Beaucoup m’en ont instruit... Vous comptez, monsieur, – et je vous en félicite – tant d’amis.

BELAIR, un peu gêné.

Croyez bien...

COURTIN.

Si je n’oublie aucune des personnes qui s’intéressent à vous...

Feuilletant un dossier.

dans le monde, dans les journaux, au Sénat, à l’Institut, jusque dans le gouvernement, et jusque dans mon département, j’aurai, si vous obtenez le prix Cornard-Cabasson, une centaine de lettres à écrire, pour l’annoncer...

BELAIR, même jeu.

Mon cher maître, je suis confus...

COURTIN.

Quoi donc ? Monsieur, on a les amis qu’on mérite...

Un petit silence.

BELAIR.

Alors c’est le prix Cornard-Cabasson ?

COURTIN.

Il ne vous plaît pas.

BELAIR, vivement.

Au contraire, mon cher maître... Un très beau prix... Je n’aurais pas osé...

COURTIN.

En réalité, si vous l’obtenez, laissez-moi vous dire que ce n’est pas seulement par égard pour le nombre de vos amis, ni uniquement en considération de votre talent.

Belair s’incline.

Non... Il m’est agréable de voir couronner en vous le jeune défenseur des idées qui sont chères à tous les vieux amis de l’ordre...

BELAIR, vivement.

Oh ! sous ce rapport !...

Il met la main sur sa poitrine.

COURTIN.

Je le sais... Aussi, connaissant vos idées, je tiens beaucoup à vous mettre en garde contre un penchant qui vous entraînerait, peut-être, plus loin que vous ne pensez.

BELAIR, très humble.

C’est vrai, mon cher maître, on m’a reproché... certaines hardiesses... dans la peinture des choses de l’amour.

COURTIN.

Elles ne me choquent pas... Elles ont de la grâce... Non... Je voulais parler du penchant que vous avez pour la satire, on ne se défie jamais assez du penchant pour la satire... À force de décrier les mœurs du temps, on fraie son chemin à la Révolution.

BELAIR.

Dieu m’en garde !

COURTIN.

Je savais qu’il suffirait de vous avertir... Retenez bien ceci... Rien n’est capital, pour le maintien de l’ordre, comme de taire le mal... Il est beaucoup moins important de faire le bien que de taire le mal... Taire le mal... taire le mal... l’empêcher, si l’on peut... mais, surtout, le taire...

BELAIR, un peu étonné.

Voilà une maxime que je n’aurai garde d’oublier.

COURTIN.

Elle vaut d’être méditée.

Il se lève.

BELAIR, se levant aussi.

Alors, mon cher maître, vous me permettez de compter sur votre appui ?...

COURTIN.

Vous pouvez y compter absolument.

Il lui tend la main.

BELAIR.

Merci, mon cher maître...

Il se dirige vers la porte, reconduit par Courtin.

Si je ne craignais pas d’abuser, je vous demanderais la permission de vous mettre à contribution, pour une série...

Il s’arrête.

pour une série sensationnelle que je prépare au Figaro, sur ce que j’appelle le « Personnel de la Charité »... les « Salons charitables »...

COURTIN.

Mais c’est fort délicat !...

BELAIR.

Oh !... Ce n’est pas pour tout de suite... Pour l’entrée de l’hiver... La charité ne redevient d’actualité qu’aux premiers froids...

Il reprend sa direction vers la porte.

COURTIN.

Eh bien... nous verrons à la rentrée...

À la porte.

BELAIR.

Merci, mon cher maître... merci encore...

COURTIN.

Taire le mal... taire le mal... taire le mal...

Belair approuve en saluant profondément. Il serre la main de Dufrère qui paraît à la porte.

 

 

Scène VII

 

COURTIN, CHARLES DUFRÈRE

 

COURTIN.

Vous le connaissez ?

DUFRÈRE.

Je crois bien... C’est une conquête du parti conservateur.

COURTIN.

Ce petit bonhomme ?

DUFRÈRE.

Oh !... Une toute petite victoire bonapartiste.

COURTIN.

Comment ?

DUFRÈRE.

Il a débuté avec moi à la Revue Libertaire.

COURTIN.

Mon cher ami, vous vous moquez de tout... Mais c’est un très bon signe que ces évolutions.

DUFRÈRE.

Oh ! il ne s’en tiendra pas là...

Montrant la liste.

L’ordre est de nouveau dérangé. Il y a là les dames quêteuses du Vestiaire de Saint-Martin, de L’Obole, du Bol de soupe et du Foyer... Voulez-vous les voir, ou faut-il que je les expédie ? Il y a tant de monde !

COURTIN.

Non... Voilà trois semaines que je les ajourne... Faites-les entrer.

Dufrère sort et introduit les quatre dames. Elles entrent une à une, hésitant, curieuses, vont serrer la main que leur présente Courtin, et, après beaucoup de salutations, s’assoient de chaque côté du bureau.

 

Scène VIII

 

COURTIN, MADAME PIGEON, MADAME PIVIN, MADAME RATURE, MADAME TUPIN, puis DUFRÈRE

 

COURTIN.

Eh bien, mesdames ?

MADAME PIGEON.

Nous avons remis à M. Dufrère nos livres et les sommes recueillies, cette semaine...

Mines désolées des dames quêteuses.

C’est malheureusement trop peu de chose, monsieur le président.

COURTIN.

Tant pis, mesdames, tant pis ?

MADAME RATURE.

On a pourtant bien du mal, monsieur le président.

Assentiment général.

MADAME TUPIN.

Les gens ne veulent plus donner qu’aux œuvres de leur quartier.

MADAME PIGEON.

C’est vrai qu’il y a trop de concurrence... Tous les jours une œuvre nouvelle !...

MADAME PIVIN.

Une volerie la plupart du temps !... Il faudrait une loi, monsieur le sénateur.

MADAME PIGEON.

Les automobiles qui nous font un tort !

MADAME PIVIN.

Les loteries, donc !

MADAME RATURE.

Les souscriptions pour les mineurs...

MADAME PIVIN.

Pour les volcans de l’étranger...

COURTIN.

Personne ne sait mieux que moi, mesdames, combien votre tâche est pénible... et aussi combien elle est méritoire... Ne vous laissez pas aller au découragement... Il faut vous ingénier à découvrir de nouveaux moyens...

MADAME PIGEON, soupirant.

Il faudrait découvrir tous les jours, monsieur le président... Nos petits moyens ne nous servent pas longtemps... J’en avais un qui m’avait d’abord réussi, les femmes de chambre... je leur apportais des rubans, des bouts de dentelle.

MADAME TUPIN.

Moi, des romans... des romans un peu lestes... Il fallait bien.

MADAME PIGEON.

Mais ce ne sont pas elles qui donnent.

MADAME RATURE.

Quand je pense que dans des appartements de vingt mille francs, on trouve des gens qui osent vous donner deux sous.

MADAME PIVIN.

On trouve... on trouve... Vous avez de la chance... Moi, ils sont toujours sortis.

MADAME RATURE.

C’est étonnant ce que les gens sortent à Paris... On a beau venir à l’heure des repas.

MADAME PIVIN, indignée.

Ils ne mangent même plus chez eux, monsieur le président.

MADAME TUPIN, triste.

Et puis, il y a des concierges qui sont terribles...

MADAME PIGEON.

Je voulais vous dire, monsieur le président... Au Petit sou des Faubourgs, ils ont une nouveauté dont ils paraissent très contents... Ils confient aux mamans des tirelires à faire remplir par les bébés... Les chers mignons s’habituent ainsi de bonne heure à la charité, à l’économie aussi... Et en même temps, ça leur sert de joujoux...

Elle se lève.

J’ai apporté un modèle, monsieur le président...

Elle remet le modèle à Courtin qui l’examine.

Vous voyez... Il représente le cœur de Jésus... C’est en porcelaine...

MADAME TUPIN.

Oh ! que c’est joli !...

Elles se sont levées et regardent le modèle à leur tour.

COURTIN.

Les enfants ? Je n’y avais pas songé... Oui, c’est assez heureux.

MADAME PIGEON.

Il y a aussi des zouaves... des moutons... des poupées...

Le modèle passe de main en main ; les dames reprennent leurs places en chuchotant.

COURTIN.

Mesdames, rappelez-vous mon système... Faites-vous renseigner dans les mairies, sur les naissances, les mariages, les enterrements...

Les dames font des signes d’approbation.

la première communion.

MADAME TUPIN, extatique.

La première communion... Oh !...

MADAME PIGEON.

Les enterrements... je ne dis pas... monsieur le président... mais les gens heureux !...

Elle soupire en levant les bras.

COURTIN.

Mon Dieu, mesdames... Il en est de la charité comme de la cuisine... Il y a le tour de main...

Approbation.

Faire passer votre carte, c’est bien, mais c’est trop simple... Il faut voir les gens, leur parler...

MADAME PIVIN.

Leur parler ? Nous ne demandons que ça... Mais où ? Quand ?

COURTIN.

Il faut bien vous dire, mesdames, que la charité est un art... Il y a l’art de donner...

Dénégation de Mme Pivin.

Il y a aussi l’art de se faire donner... Tenez... par exemple... si vous connaissez certains secrets...

Elles écoutent, le col tendu, approuvant çà et là, par des gestes, des mouvements de tête.

quelque trait piquant ou mystérieux, dans la vie de ceux que vous sollicitez... Il ne vous est pas défendu... d’y faire allusion... discrètement...

MADAME RATURE et MADAME TUPIN.

Oui... Oui...

COURTIN.

Adroitement.

MADAME PIGEON.

Adroitement... bien sûr...

MADAME PIVIN, expression méchante.

Oh ! moi... je connais une dame !...

Elle fait un geste de menace.

COURTIN.

Il ne faut pas compter que sur la vanité.

Entre Dufrère.

DUFRÈRE.

Mlle Rambert est là...

LES QUATRE DAMES, chuchotant.

La directrice du Foyer... la directrice du Foyer...

DUFRÈRE.

Elle n’a que peu de temps...

COURTIN.

Eh bien... nous sommes en famille...

Sur le geste de Courtin, Dufrère sort.

Donc, mesdames, agissez de votre mieux... On peut tout faire au nom de la charité...

Elles approuvent. Entre Mlle Rambert.

 

 

Scène IX

 

COURTIN, MADAME PIGEON, MADAME PIVIN, MADAME RATURE, MADAME TUPIN, MADEMOISELLE RAMBERT, puis CHARLES DUFRÈRE

 

MADEMOISELLE RAMBERT.

Monsieur le président...

Elle salue rapidement les dames quêteuses qui s’inclinent et, ensuite, vont, à pas glissés, former un groupe au fond de la scène.

Monsieur le président, je venais prendre vos dernières instructions...

COURTIN.

Mon Dieu, madame la directrice, je crois que je n’ai plus rien à vous dire... Voyons...

L’amenant sur le devant de la scène.

L’établissement est nettoyé ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

À fond, monsieur le président.

COURTIN.

Nos enfants sont bien propres ?... Ces bains ?...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Tout sera terminé ce soir, avant le coucher !

Mme Tupin montre aux autres le buste de Napoléon.

COURTIN.

Parfait ! parfait !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Ce n’aura pas été une petite affaire... Pensez que nous n’avons que trois mauvaises baignoires, dont une tout à fait hors d’usage...

COURTIN, l’interrompant.

Et la révérence ?... Tout le monde sait la révérence à faire à la duchesse ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Tout le monde... Demain matin, on répétera encore, après la messe... Quelques-unes sont gauches et lourdes... mais il y en a, je vous assure, monsieur le président, qui sont délicieuses... Et nous en avons une, une gamine, qui, malheureusement, portera plus de chapeaux qu’elle n’en confectionnera...

COURTIN, interrompant.

Ont-elles appris à parler comme il faut ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Très bien.

COURTIN.

Ah !... la coiffure !... La baronne me disait encore combien ces cheveux trop tirés sont laids...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mme la baronne peut se rassurer. J’ai tenu compte de ses observations.

Le chuchotement des dames quêteuses, qui n’a pas cessé, augmente. Courtin, en se retournant, les fait taire.

COURTIN.

Je n’ai pas besoin de vous répéter combien j’attache d’importance à ce que l’impression soit bonne... Pas seulement à cause de la duchesse...

MADEMOISELLE RAMBERT, interrompant.

Monsieur le président...

COURTIN, poursuivant.

Mais le comité sera au grand complet... la Presse sera représentée...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Soyez tranquille, monsieur le président, rien ne clochera... rien ne clochera !

COURTIN.

Je sais que vous êtes une femme de tête...

MADEMOISELLE RAMBERT, bas à Courtin.

Monsieur le président...

Son regard va des dames quêteuses à Courtin.

Si vous pouviez éloigner ces dames un moment ?...

COURTIN.

Ah !...

Se retournant vers les dames quêteuses.

Mesdames, je ne veux pas vous retenir davantage.

Déception des dames quêteuses qui commencent à prendre congé.

D’ailleurs, nous comptons sur vous, demain, à deux heure ?...

Elles s’inclinent.

MADAME PIGEON.

Et le petit cœur de Jésus, monsieur le président ?

COURTIN.

Nous verrons tout cela samedi prochain...

Elles s’inclinent de nouveau.

Au revoir, mesdames, au revoir !

Elles sortent lentement, une à une.

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE RAMBERT, COURTIN

 

COURTIN, revenant s’asseoir devant la table, un peu inquiet.

Vous avez quelque chose de grave à me dire ?

MADEMOISELLE RAMBERT, embarrassée.

De grave... d’ennuyeux, oui... Nous avons, monsieur le président, un ennui au Foyer !

COURTIN, vivement.

Ah !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Un gros ennui...

COURTIN, même ton.

Quoi donc ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Une de nos surveillantes... Mlle Barandon... a oublié dans un placard, une petite qu’elle avait enfermée...

COURTIN, stupéfait.

Comment ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle l’y a laissée tout un jour... et toute une nuit !...

COURTIN.

C’est fou !... alors ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Quand on l’a retirée, ce matin... on l’a retirée dès que Mlle Barandon s’est rappelée... naturellement, la petite était sans connaissance...

Courtin se lève.

COURTIN.

Mais c’est effrayant !...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Malgré nos soins, elle est morte...

COURTIN, épouvanté.

Morte ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Morte !... oui... à midi...

COURTIN.

C’est effrayant, ce que vous dites là !... c’est effrayant !...

Il se promène en se tenant la tête. Mlle Rambert le suit du regard.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Par bonheur, j’ai pu la faire transporter dans la chambre de Mlle Barandon... sans que personne la voie...

COURTIN, s’arrêtant et se retournant.

Vous êtes sûr que personne...

MADEMOISELLE RAMBERT, vivement.

Personne, monsieur le président... personne... C’est Mme Antoinette... la concierge... qui la veille... D’elle, au moins, je suis sûre...

COURTIN, reprenant sa marche.

Laisser une enfant tout un jour... et toute une nuit... dans un placard !...

Levant les bras.

Je n’ai jamais vu ça !... On n’a jamais vu ça !... Eh bien, c’est du joli... du joli !...

S’arrêtant devant Mlle Rambert.

Qui est cette petite ?... Comment s’appelle-t-elle ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Caroline Mézy !

COURTIN.

Caroline Mézy ?...

Il fait un geste exprimant qu’il ne la connaît pas.

A-t-elle des parents ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Sa mère...

COURTIN.

À Paris ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle était placée à Paris... Une coureuse... Elle est partie en province... je ne sais où...

COURTIN.

Personne ne vient la voir ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Jamais... heureusement...

COURTIN, allant et venant.

Enfin... Comment peut-on oublier une enfant dans un placard ? C’est inimaginable !... On nous traitera de bourreaux...

MADEMOISELLE RAMBERT, calme.

Monsieur le président, c’est une punition réglementaire...

COURTIN.

Joli règlement !...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Approuvé par le comité... Deux heures de placard...

COURTIN.

Deux heures !... quatre heures de placard !... Bien... Mais vingt-quatre heures !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Un accident... Il arrive des accidents... Il n’y a pas qu’au Foyer...

COURTIN.

Un accident ! Un accident !...

Changeant de ton.

Évidemment...

Changeant de ton.

Mais nous avons une responsabilité terrible...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Oh ! Cette petite Mézy avait eu, une fois ou deux, des troubles au cœur. Le docteur ne voudra pas nous créer des embarras.

COURTIN, hochant la tête.

Ne voudra pas... C’est très grave.

Très vite.

Et l’abbé Laroze ? Que dit-il ?

MADEMOISELLE RAMBERT, très vite.

Mais il ne sait rien, monsieur le président... Ah ! bien, merci ! Ce serait le bouquet !

COURTIN.

Il ne l’a donc pas confessée ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle était sans connaissance.

COURTIN.

Enfin... on ne lui a pas administré les derniers sacrements ?

MADEMOISELLE RAMBERT, très simplement.

À quoi bon ?

COURTIN.

Une mort pareille ? sans les secours de la religion ? au Foyer ? Songez donc. Et dans ma situation !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous ne savez pas en quel état est notre pauvre aumônier. Agité, nerveux, incohérent, comme il est...

COURTIN.

N’importe... n’importe...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mais, monsieur le président, il eût ameuté la maison, tout le quartier... Il eût fait une cérémonie...

COURTIN, marchant.

C’est effrayant !... c’est effrayant !...

S’arrêtant.

Et demain ?... La réception de demain ? Qu’allons-nous faire ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

J’ai pris mes dispositions... Tout se passera très bien...

Un temps.

Seulement... permettez-moi...

COURTIN.

Dites... dites...

MADEMOISELLE RAMBERT, timidement.

De vous demander... un petit peu d’argent...

COURTIN.

D’argent ? Encore ? Je ne sais pas comment vous faites... Je vous en ai remis samedi dernier.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Oh !... trois cents francs !

COURTIN, désagréable.

C’est bon... nous verrons lundi...

MADEMOISELLE RAMBERT.

C’est que... j’en ai absolument besoin pour demain matin... au moins quinze cents francs !

Courtin lève les bras au plafond.

Vous savez bien que... toute la semaine...

Très ferme.

j’ai dû payer sur ma bourse à moi.

COURTIN.

Bon... Bon...

MADEMOISELLE RAMBERT, rogue.

Ce n’est pas pourtant qu’on ne me doive rien...

COURTIN.

Eh bien... C’est entendu... demain matin...

Il marche et lève les bras.

Dans un placard !... Une petite dans un placard...

La figure de l’abbé Laroze apparaît dans l’entrebâillement de la porte de droite.

MADEMOISELLE RAMBERT, l’apercevant, à Courtin, bas.

Surtout monsieur le président, je vous en prie... pas un mot, pas un mot à M. l’abbé... Tout serait perdu... Je ne sais pas comment nous ferions demain !

COURTIN.

Soyez tranquille... mademoiselle...

Il se remet peu à peu en voyant s’avancer l’abbé.

 

 

Scène XI

 

MADEMOISELLE RAMBERT, COURTIN, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

Monsieur le baron !...

Courtin lui tend la main.

Ah ! mademoiselle Rambert !

Il la regarde de loin, sans bienveillance.

COURTIN.

Voilà le grand jour arrivé, mon cher abbé... Je gage que vous seriez ravi d’être à après-demain...

L’ABBÉ, regardant Mlle Rambert qui s’éloigne un peu.

Ma foi, monsieur le baron, je ne dis pas non... Je ne dis pas non !... Je redoute un peu cette inspection.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Inspection ?...

COURTIN.

Une visite... une visite auguste, c’est vrai, mais une simple visite...

L’ABBÉ.

Je ne tiens pas au mot... N’empêche que c’est une visite... en quelque sorte officielle... Je suis ému... je suis ému... je ne m’en défends pas...

COURTIN.

Mon cher abbé... soyez sûr que tout se passera le mieux du monde.

L’ABBÉ.

C’est ce que Mme la directrice assure... oui... Mais je pense qu’on ne saurait trop veiller à tout...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous avez raison, monsieur l’aumônier... et, justement, je disais tout à l’heure, à M. le président, combien vous preniez soin...

L’ABBÉ, lui coupant la parole, ironique.

Je vous remercie, madame la directrice... vous êtes trop bonne... Par exemple, prenez garde de blesser ma modestie. Ménagez-la, mademoiselle, ménagez-la... Mais laissons, s’il vous plaît, ma pauvre personne... Ce qui fait que je ne suis pas tranquille...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh là !... monsieur l’aumônier... on ne vous mangera pas.

L’ABBÉ.

Je n’en sais rien... mademoiselle... je n’en sais rien...

COURTIN.

Nous n’avons pas affaire à des malveillants.

L’ABBÉ.

On dit ça... On dit Ça...

Profitant d’un moment où Mlle Rambert détourne la tête.

J’ai à vous parler.

Il se dirige au fond de la scène, vers la fenêtre.

COURTIN, à Mlle Rambert.

Madame la directrice, je me ferais scrupule, vraiment, d’abuser de votre temps, si précieux aujourd’hui...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mais pas du tout, monsieur le président...

COURTIN.

Vous n’avez plus rien à me dire ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Plus rien, monsieur le président...

À l’abbé Laroze.

Monsieur l’aumônier...

Il détourne seulement la tête.

Si vous rentrez au Foyer... je puis vous emmener... j’ai une voiture...

L’ABBÉ.

Je vous remercie infiniment, mademoiselle... une petite course à faire encore.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je pourrais peut-être...

L’ABBÉ, très vite.

Ce n’est pas du tout votre chemin.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je n’insiste pas...

L’abbé s’est remis complètement de dos.

Au moins, vous rentrerez souper, monsieur l’aumônier ?

L’ABBÉ, sans se retourner.

Assurément, madame la directrice, assurément.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Monsieur le président...

COURTIN, lui tendant la main.

À demain.

Sort Mlle Rambert.

 

 

Scène XII

 

COURTIN, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

Enfin !... Elle a horreur de me laisser seul avec vous... Ah ! monsieur le baron, je ne suis pas fâché de pouvoir vous parler un instant, tête à tête...

COURTIN.

Ni moi.

L’ABBÉ.

J’ai hâte de libérer ma conscience...

COURTIN.

Oh ! oh ! Il est donc arrivé quelque chose de bien grave ?

L’ABBÉ, s’asseyant sur le fauteuil qu’on lui indique.

Il n’est rien arrivé du tout, monsieur le baron...

COURTIN, s’asseyant à son bureau.

Alors ?

L’ABBÉ, s’agitant.

Il n’est rien arrivé... et pourtant, rien ne va comme il faudrait... Je m’en veux de troubler votre sérénité... mais je vous assure qu’il y a beaucoup à reprendre au Foyer, beaucoup... beaucoup trop.

COURTIN, nonchalamment.

Naturellement... mais pourquoi vous tracasser ?... Ce n’est pas à la veille du jour où le succès...

L’ABBÉ, l’interrompant.

Justement...

Changeant de ton.

D’abord, ce succès...

Il lève les bras au plafond.

COURTIN.

Comme vous vous tourmentez !

L’ABBÉ.

Avec raison... monsieur le baron... avec raison... Voyez-vous, la gestion de Mlle Rambert n’est pas bonne... elle est même mauvaise... très mauvaise. Pas la moindre économie... des dettes... des dettes criardes. C’est un désordre !...

Joignant les mains.

L’infirmerie, monsieur le baron... les cuisines !... Et tout !... tout !

COURTIN.

Hélas !... Je le sais... La faute n’est pas à Mlle Rambert... Elle n’est pas responsable de la crise que nous traversons... Nous avons au Foyer beaucoup de dépenses, et, malheureusement, le zèle de nos amis se refroidit.

L’ABBÉ.

Bon !... bon !... Si ce n’était que cela !

COURTIN.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

L’ABBÉ.

Il y a... il y a... que Mlle Rambert est versatile au possible... Tantôt, elle est beaucoup trop indulgente... d’une indulgence, d’une familiarité, qui finissent par paraître déplacées, suspectes...

Sur un mouvement de Courtin.

Eh bien, oui, là !...

Changeant de ton.

Je vous assure que je n’en fais pas une question de personne...

COURTIN.

Je sais... Je sais...

L’ABBÉ, de plus en plus agité.

Mais la partialité de Mlle Rambert est choquante... Elle est choquante... Il y en a qu’elle câline... qu’elle cajole... qui sont vraiment trop gâtées...

COURTIN.

Il y en a de si malheureuses !

L’ABBÉ.

Oh ! ce n’est pas ce qui l’émeut... Non... Ces caresses... ces préférences... que les enfants remarquent...

COURTIN.

Petites jalousies, mon cher abbé... Souvent les rapporteuses ne valent pas cher...

L’ABBÉ.

Je vous prie de croire que je vois par mes propres yeux... Et ce que je vois me fait trembler... Il arrive aussi à la directrice d’être inexplicablement sévère !

COURTIN.

Il y en a de si insupportables !

L’ABBÉ.

Ce n’est pas une raison pour les battre...

COURTIN.

On a des mouvements d’impatience.

L’ABBÉ.

J’en ai entendu crier... J’en entends crier tous les jours. C’est désagréable ! Et puis, comment vous expliquer ?... Il y a toutes sortes de pénitences mystérieuses... et aussi je ne sais quelles récompenses... qui se distribuent le soir... beaucoup trop tard...

COURTIN.

Que voulez-vous dire ?

L’ABBÉ, grave.

Ici, monsieur le baron, je suis lié par le secret de la confession...

Un petit silence.

COURTIN, regardant vaguement au plafond.

Mlle Rambert a des bizarreries... je le reconnais... mais, enfin, les enfants ne se plaignent pas...

L’ABBÉ, hochant la tête.

Oh !

COURTIN.

Ou si peu... Il faut la laisser faire... Ces petites misères, ces petites jalousies de fillettes... j’ai autre chose en tête... Ce dont je me préoccupe, c’est de nous trouver des ressources...

L’ABBÉ.

Sans tarder, alors, monsieur le baron, sans tarder...

COURTIN.

Je compte, demain, sur un don considérable de la duchesse... et puis, j’ai des projets...

L’ABBÉ.

Ah !... serait-il permis de vous demander où vous en êtes, avec ce monsieur dont nous avons eu la visite, au commencement de l’hiver ?... Voyons...

Il cherche.

Monsieur...

COURTIN.

Lerible ! Célestin Lerible !

L’ABBÉ.

C’est ça... Je n’ai plus de mémoire... M. Lerible... Il a l’air d’un bien excellent homme ?

COURTIN.

Ne vous y fiez pas...

Changeant de ton.

J’attends toujours.

L’ABBÉ.

Puissiez-vous réussir, monsieur le baron, réussir avant qu’il soit trop tard !

COURTIN.

Vous parlez comme si tout était perdu !...

L’ABBÉ.

Non... non... Mais permettez-moi de vous le dire respectueusement... peut-être avez-vous le tort de vous fermer les yeux comme exprès... Vous aimez tant à vous persuader que tout est pour le mieux !...

COURTIN.

Mais tout est pour le mieux, l’abbé... tout est pour le mieux.

L’ABBÉ.

Dieu vous entende, monsieur le baron... Pourtant, ne lui laissez pas tout à faire...

Thérèse a ouvert la porte du billard, et s’arrête sur le seuil... Elle a son chapeau, un tour de cou, une ombrelle.

 

Scène XIII

 

COURTIN, L’ABBÉ, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Pardon !

L’abbé lève les bras au plafond, s’incline et s’avance vers Thérèse.

L’ABBÉ.

Madame la baronne, votre humble serviteur !

THÉRÈSE, tendant la main à l’abbé.

Je suis bien aise de vous voir, monsieur l’abbé. Voilà plusieurs fois que je vais au Foyer, sans avoir le plaisir de vous rencontrer.

L’ABBÉ, retenant, malgré Thérèse, ses mains et les caressant.

Je suis peu fortuné, vraiment... Vous qui n’y venez plus que si rarement, cette année.

THÉRÈSE, vite, et parvenant à dégager ses mains.

J’ai été prise... tout cet hiver... très prise... Je ne vous dérange pas, au moins ?

L’ABBÉ, empressé.

Nous déranger !...

Changeant de ton.

J’exposais à monsieur le baron...

COURTIN, lui coupant la parole.

Nous nous entretenions de la réception de demain...

Se frottant les mains.

Tout ira bien...

L’ABBÉ, soucieux.

Tout ira bien ?...

Sur un geste impératif de Courtin.

Tout ira très bien... Oui !... D’ailleurs, j’allais prendre congé... Je bénis le ciel de m’être attardé, madame la baronne... Pouvons-nous espérer que vous nous reviendrez... que, de nouveau, nous aurons, au Foyer, la maman, la chère maman qu’on y réclame ?

THÉRÈSE, sèchement.

Certainement... Certainement !...

Elle s’éloigne.

L’ABBÉ.

Vous êtes mille fois aimable et bonne... Je pars sur cette excellente promesse... Madame la baronne, votre humble serviteur... Ne vous dérangez pas, monsieur le baron...

Il s’incline plusieurs fois et sort.

 

 

Scène XIV

 

THÉRÈSE, COURTIN, puis UN VALET DE PIED

 

COURTIN.

Je ne vous reconnais pas... Vous, toujours si aimable...

THÉRÈSE.

J’ai été très aimable.

COURTIN.

Intérieurement, alors... Il ne vous a rien fait, le pauvre homme... lui qui vous admire tant !

THÉRÈSE.

Ce n’est pas son affaire...

Elle se dirige vers la porte du billard.

COURTIN.

Vous êtes dure...

THÉRÈSE, se retournant.

Cette habitude de retenir mes mains dans les siennes... J’ai horreur de ça... Je ne sais pas... C’est indécent !

Elle ouvre la porte.

COURTIN.

Vous sortez tout de suite ?

THÉRÈSE.

Oui...

Elle ferme la porte et redescend.

Vous avez quelque chose à me dire ?

COURTIN.

Mon Dieu !

THÉRÈSE.

Oh ! Je ne tiens pas tant à sortir. Je n’ai pu rester dehors, ce matin... Il souffle dans les rues un vent chaud qui m’affole... qui donne envie de pleurer...

Elle s’assied sur le divan.

Votre samedi est très chargé ?

COURTIN.

Comme tous mes samedis.

THÉRÈSE.

Je vous envie, de vous intéresser à tant de choses... Moi, je m’ennuie... je m’ennuie...

COURTIN.

Qui vous empêche... ?

THÉRÈSE.

Quoi ?... De faire comme vous ?

COURTIN, se rapprochant.

De donner aux malheureux ce temps dont vous ne faites rien... Je n’en parle, remarquez, qu’au point de vue de votre santé... La charité, rien de plus hygiénique...

THÉRÈSE.

Si l’on pouvait distribuer de la joie... vraiment de la joie... à pleines mains !... Mais toutes vos œuvres, elles ne m’intéressent pas...

COURTIN.

Dites qu’elles ne vous intéressent plus... Vous, à qui j’ai connu une si belle ardeur, autrefois...

THÉRÈSE.

Dans ce temps-là, je ne pensais à rien... Je prenais du plaisir à tout... Il ne faut pas réfléchir à ce qu’on fait quand on tient à son bonheur...

COURTIN.

Comme vous avez raison !... Vous réfléchissez beaucoup trop... Laissez-vous vivre.

Un petit temps.

Le petit d’Auberval est ridicule, avec ses théories, son pessimisme... Il y a un peu de sa faute... sa société ne vous vaut rien.

THÉRÈSE.

Je ne sais ce que vous allez chercher... Je m’étonne que vous ne me proposiez pas la gaieté d’Armand Biron...

COURTIN.

Justement... Biron...

THÉRÈSE, agressive.

Et puis, ne dites donc pas toujours « le petit d’Auberval ». Il s’appelle d’Auberval... Robert d’Auberval...

COURTIN.

Ma chère amie, c’est de Biron, justement...

THÉRÈSE.

En voilà un qui m’agace !... Dieu ! Qu’il m’agace !...

COURTIN.

Depuis quand ?

THÉRÈSE.

Depuis qu’il m’agace !...

COURTIN.

D’Auberval lui fait tort... d’Auberval a trente ans de moins et s’habille à ravir...

THÉRÈSE.

Ça... oui !

COURTIN.

La belle affaire ! Biron a pour lui des qualités plus sérieuses, et son intelligence...

THÉRÈSE.

Je ne demande pas qu’un homme soit trop occupé de sa toilette, mais ce n’est pas une raison pour être mis comme Biron.

Se levant pour aller s’asseoir à la table-bureau.

Ce qui fait ma joie, ce sont ses pantalons... Avez-vous remarqué ses pantalons ?

COURTIN.

Oui... Eh bien ?

THÉRÈSE.

Ils sont toujours trop courts...

Elle rit.

Je ne sais pas comment il fait, ils sont toujours trop courts...

Elle pouffe de rire.

Avec ça, il a des prétentions à l’élégance.

COURTIN.

Eh bien, moi, je lui sais gré...

THÉRÈSE.

Parbleu ! Il vous singe !

Un valet de pied est entré, apportant une carte sur un plateau.

COURTIN.

Je vous assure que ses efforts pour atteindre à la noblesse...

THÉRÈSE, riant et tombant dans le fauteuil.

Pouff !...

COURTIN.

Ne riez pas, ma chère amie... Moi, je ne trouve pas le bourgeois gentilhomme si ridicule !... C’est un bel hommage que ces gens-là... Et puis, tenez, Biron... j’ai remarqué souvent ce qu’on peut tirer de lui, en faisant appel à des sentiments de générosité, aux belles manières.

THÉRÈSE, se levant et marchant.

Je ne suis pas chargée de son éducation.

COURTIN.

Sans doute...

THÉRÈSE.

Son optimisme aussi... son optimisme entêté d’homme heureux m’est intolérable...

COURTIN.

Laissez-moi préférer cet excès-là... Laissez-moi vous dire aussi – et c’est sur quoi je voulais attirer votre attention – qu’il m’est pénible de voir comment on en vient à traiter Biron, parfois.

THÉRÈSE.

Par exemple ?

COURTIN.

Oui... tenez... à la table, tout à l’heure... après déjeuner aussi... Il arrive trop souvent à d’Auberval de manquer de tact... Il est bien jeune... Et je n’aime pas... quand on vient d’être admis dans une maison...

THÉRÈSE, interrompant sèchement.

Faites-lui vos observations...

COURTIN.

Je ne dis pas... Si je vous en parle à vous, ma chère amie, c’est que, peut-être, sans vous rendre compte, votre manière d’être autorise ou semble autoriser les saillies de d’Auberval...

Thérèse sourit.

Mais oui, votre façon de rire à tout ce qu’il dit...

THÉRÈSE.

Pourquoi Biron ne comprend-il pas qu’il vient trop souvent ?... Cela devrait se voir quand on déplaît !...

COURTIN.

Sérieusement... détestez-vous si fort le pauvre Biron ?

THÉRÈSE.

Je serais ravie d’avoir une occasion de me brouiller avec lui.

COURTIN.

C’est un vieil ami...

THÉRÈSE, agressive.

Lui auriez-vous encore demandé un service, qu’il redevient impertinent ?

COURTIN.

Pas le moins du monde... Mais non, il y a tout simplement que vous avez moins d’indulgence pour ses défauts, depuis que vous n’aimez plus ses qualités... vous vantiez naguère sa bonne humeur...

THÉRÈSE.

Il rit trop et trop haut.

COURTIN.

Vous ne l’entendez que parce que vous ne riez plus avec lui.

THÉRÈSE.

Mettons... quel mal voyez-vous à ce que nous nous brouillions avec Biron ?

COURTIN.

Ce serait au moins une maladresse. Il faut se croire bien sûr de soi, pour se brouiller avec ses amis puissants. Il ne manque pas de gens, de par le monde, envers qui la sévérité ne coûte rien...

THÉRÈSE.

À l’entendre, nous serions menacés de je ne sais quel malheur !

COURTIN.

Je cherche ce qu’il a bien pu dire...

THÉRÈSE.

Rien de précis... Une des affaires où il vous a introduit serait-elle particulièrement louche ?

COURTIN.

Je n’ai pas accepté d’être d’un conseil d’administration dont il ne fût pas membre.

THÉRÈSE.

Excellente précaution... où je reconnais toute votre prudence... Enfin, vous n’avez pas quelque autre chose à craindre ?

COURTIN.

Rien... ma chère amie, absolument rien... Que voulez-vous que j’aie à craindre ?

THÉRÈSE.

Est-ce que je sais ?... C’est ce Biron avec ses insinuations.

COURTIN.

Tranquillisez-vous...

Avec humeur.

Ma situation, sinon ma fortune, n’a rien à envier aux millions d’Armand Biron... Ces parvenus sont extraordinaires !... Une de ses manies, à celui-là, c’est de croire ruinés tous ceux qui n’ont pas, comme lui, sept ou huit cent mille francs de revenus...

THÉRÈSE.

C’est vrai... Avec lui, on est déshonoré quand on prend un fiacre !...

COURTIN.

Comment ?

THÉRÈSE.

Rien... Je dis ça...

COURTIN, redevenu bienveillant.

Après tout, Biron n’est pas un vilain homme... Croyez-moi, ne le...

Un valet de pied est entré, apportant une carte sur un plateau.

COURTIN, regardant la carte, au valet de pied.

Oh !... Et il attend !... Annoncez... annoncez tout de suite !...

À Thérèse, pendant que le valet sort.

Ma chère amie...

THÉRÈSE.

Je décampe !...

Elle sort presque en courant par la petite porte de gauche. Courtin jette dans un tiroir le tour de cou, et s’avance vers la porte, souriant, épanoui.

LE VALET DE PIED, annonçant.

M. le directeur de l’Assistance publique !

 

 

ACTE II

 

Même décor qu’à l’acte premier.

 

 

Scène première

 

CÉLESTIN LERIBLE, CHARLES DUFRÈRE

 

Au lever du rideau. Dufrère est debout, à la cheminée, les mains croisées derrière le dos. Célestin Lerible est assis, timidement, sur le bord d’une chaise, tenant son chapeau sur ses genoux serrés. Il regarde autour de lui. Un coup de timbre dans l’antichambre. Lerible se lève.

DUFRÈRE.

Non, monsieur Lerible... Ce n’est pas encore le baron...

LERIBLE.

C’est bien ennuyeux... bien ennuyeux... Et je vous tiens là...

Geste de Dufrère.

Alors ?... vraiment ? vous ne savez pas pourquoi M. le baron m’a fait demander ?

Geste évasif de Dufrère.

Pour Le Foyer ?

Même geste de Dufrère.

Oui !...

Avec navrement.

Cela va très mal au Foyer...

DUFRÈRE.

Vous me l’apprenez !

LERIBLE.

Hé !... L’on en parle... l’on en parle beaucoup...

DUFRÈRE.

Potins, monsieur Lerible... potins !...

LERIBLE.

Bien sûr... bien sûr !...

Un petit silence.

Vous êtes discret, monsieur Dufrère... vous avez raison... Hier, M. Biron que j’ai vu...

DUFRÈRE, intéressé.

Vous avez raison... Hier, M. Biron ?

LERIBLE.

Oui !... Oh ! En passant...

Devant l’œil interrogateur de Dufrère.

Rien... rien !...

Regardant la pendule.

Deux heures, déjà !... C’est que... voyez-vous... j’ai un rendez-vous obligatoire... C’est bien ennuyeux !

DUFRÈRE.

Mais le baron va rentrer d’un instant à l’autre...

Lerible marche, ou plutôt glisse dans la pièce, touchant aux meubles, palpant les bibelots.

LERIBLE.

Bien ennuyeux...

Petit silence. Regardant toujours autour de lui.

Ça ferait une belle vente ici... Mâtin !

Sur un mouvement de Dufrère, il tourne sur lui-même, et reprend.

Oh ! je dis ça... pour exprimer mon admiration...

Il va jusqu’au canapé, qu’il caresse du revers de la main.

Une vieille connaissance... Oui... oui !... ça vient de la faillite Pamard ?

DUFRÈRE.

Je crois...

LERIBLE.

Mon Dieu ! tout m’intéresse... Ce pauvre M. Pamard !... Je le lui avais bien dit. Il a été trop vite !...

Il reprend sa marche glissée.

Qu’est-ce qu’on m’a raconté ! Il paraît que M. le baron a eu une grande déception, l’autre jour...

DUFRÈRE.

Ah !

LERIBLE.

Oui... Cette visite de la duchesse de Saragosse au Foyer...

DUFRÈRE.

Eh bien ?

LERIBLE.

...n’a rien donné... rien donné...

Levant les bras.

Cinq cents francs.

DUFRÈRE.

Racontars !

LERIBLE.

Bien sûr... bien sûr !...

Levant les bras.

La charité devient un métier si difficile ! aujourd’hui...

Regardant la pendule.

Non, monsieur Dufrère, je ne puis plus attendre... Vous présenterez toutes mes excuses à M. le baron...

Il se dispose à partir.

C’est bien ennuyeux.

DUFRÈRE.

La Bourse, hein ?

LERIBLE.

C’est que... je ne vais jamais à la Bourse... La Bourse, monsieur Dufrère, c’est pour les grands messieurs... Et puis, je vais vous dire, j’ai peur des juifs... Ils vont trop vite...

DUFRÈRE.

Alors, vous ne jouez jamais ?... Quelle blague !

LERIBLE.

Jamais... jamais... C’est-à-dire... j’achète bien... par-ci... par-là... des titres bon marché... quelques petits titres, très bon marché... et...

DUFRÈRE.

Allez donc... Et ?...

LERIBLE.

Et j’attends !...

DUFRÈRE, riant, tandis qu’il reconduit Lerible.

Alors ?... vraiment ?

LERIBLE.

Non... non... Je ne peux pas... M. le baron me fera savoir, n’est-ce pas ?...

Il sort suivi de Dufrère. Thérèse a entr’ouvert la porte de gauche. Voyant la scène vide, elle entre, se promène avec agitation et se retourne au bruit que fait Dufrère en rentrant par la droite.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, CHARLES DUFRÈRE, puis JULIE

 

THÉRÈSE.

Eh bien, monsieur Dufrère ?

DUFRÈRE.

Non, madame, le baron n’est pas rentré.

THÉRÈSE.

Vous êtes sûr ?

DUFRÈRE.

Sûr.

THÉRÈSE.

Et quelle heure est-il ?

DUFRÈRE.

Deux heures dix...

THÉRÈSE, regardant une petite montre parmi ses breloques.

Deux heures dix.

DUFRÈRE.

Il arrive au baron de ne pas rentrer déjeuner ?

THÉRÈSE.

Jamais sans prévenir.

Elle brouille des bibelots sur le guéridon.

DUFRÈRE.

Je vous assure, madame, qu’il n’y a aucune raison de vous inquiéter. Le baron a été retenu au Foyer... voilà tout. Vous comprenez qu’après tout ce qu’on a dit sur la mort de cette petite... cette lettre anonyme reçue ce matin...

THÉRÈSE.

La pauvre petite, d’abord, est morte d’une maladie de cœur... C’est établi... Il n’y a de la faute de personne... Mlle Rambert n’a même pas voulu renvoyer la surveillante... Je trouve qu’elle a eu raison... Du moment que les médecins...

DUFRÈRE.

Mais il ne s’agit pas de la petite Mézy... Il s’agit d’une certaine Louisette Lapar...

THÉRÈSE.

Le fouet ? Les brutalités ?... Je sais... C’est absurde !... Ces fillettes... ces femmes... tout ce monde a le goût du romanesque... Comme au couvent.

DUFRÈRE.

En tout cas, cette lettre a singulièrement inquiété le baron... Il aura voulu faire une enquête...

THÉRÈSE.

Monsieur Dufrère... moi, c’est bien autre chose qui me préoccupe... Depuis quelque temps, je vois si souvent le baron soucieux, absorbé... Avec son caractère, vous conviendrez qu’il y a de quoi s’émouvoir... Enfin, il a beaucoup changé...

Aimablement.

Je connais la confiance qu’il a en vous et que vous méritez...

DUFRÈRE, s’inclinant.

Madame...

Julie entre par la petite porte de gauche.

JULIE.

Madame la baronne, c’est le Bon Marché.

Dufrère se détourne insensiblement et considère une bonbonnière qu’il a prise sur le guéridon voisin du canapé.

THÉRÈSE.

Dites qu’il y a beaucoup de rendus.

JULIE, insistant.

Mais, madame la baronne...

THÉRÈSE.

Que je passerai...

JULIE, même ton.

Mais, madame la baronne, c’est un inspecteur.

THÉRÈSE, après un regard à Dufrère qui ne bronche pas.

Eh bien, ma petite Julie, faites-le attendre.

Poussant Julie jusqu’à la porte.

Je suis sortie... le baron est sorti... il va rentrer... Ce que vous voudrez.

Julie sort.

Ah !... Je voudrais bien qu’il rentre !...

DUFRÈRE.

Il va rentrer...

Un petit silence.

THÉRÈSE.

Je comprends, monsieur Dufrère, que vous ne trahissiez pas le baron. Mais vous avez bien le droit de m’avertir si quelque malheur nous menace.

DUFRÈRE.

Il n’en est pas question.

THÉRÈSE.

Alors d’où viennent les soucis qu’il a ? J’ai peur de l’interroger. Je n’ose plus lui demander d’argent... Il est positivement gêné... Pourquoi ?

DUFRÈRE.

Pour toutes sortes de raisons... madame, excusez-moi...

THÉRÈSE, aimable.

Allez donc...

Changeant de ton.

Pourtant, nous faisons des économies... Il y a bien des choses...

DUFRÈRE.

N’empêche... la maison est encore très lourde.

THÉRÈSE.

Je croyais le baron heureux à la Bourse... bien renseigné...

DUFRÈRE.

Justement non, madame. Une fois ou deux, ces temps-ci... il a suivi les conseils de M. Biron.

THÉRÈSE.

De M. Biron ?

DUFRÈRE.

Oui, c’est toujours M. Biron...

THÉRÈSE.

Je suis bête... naturellement... Eh bien ?

DUFRÈRE.

Eh bien ! Il s’en est mal trouvé...

THÉRÈSE.

Très mal ?

DUFRÈRE.

Nous avons en ce moment mille Chemins de fer du Pacifique... Cent quarante francs de baisse... On nous reporte depuis quatre mois...

THÉRÈSE, lui coupant la parole.

Oh ! ça !... C’est inutile !... Je n’y comprends jamais rien...

Se lamentant.

Pourquoi le baron achète-t-il des chemins de fer en Amérique ? Pourquoi faire ?

DUFRÈRE, souriant.

Ce sont des papiers...

THÉRÈSE.

Papiers ou chemins de fer... Ce sont des inventions de Biron pour lui faire perdre de l’argent...

DUFRÈRE.

M. Biron nous a donné de très bons conseils... autrefois...

THÉRÈSE, jouant avec sa chaîne.

Autrefois !...

Se tournant vers Dufrère.

Enfin, pourquoi ne rentre-t-il pas ? C’est agaçant !...

Un temps.

Et le Foyer ?

DUFRÈRE, réservé.

Je ne connais pas bien la comptabilité du Foyer. Le baron se la réserve. Je suppose que là... aussi...

THÉRÈSE.

Et ce Lerible... qui devait tout réorganiser ?

DUFRÈRE, hochant la tête.

Oh !...

THÉRÈSE.

Est-ce que ce n’est pas un ami de M. Biron ?

DUFRÈRE.

Un ami !... M. Lerible n’est guère reluisant... Non, ils sont en relations d’affaires.

THÉRÈSE.

Ça doit être du propre !...

Très agitée.

Ah ! il y a des moments où tout va mal...

Un valet de pied entre. Thérèse prend et lit la carte qu’il apporte.

Bah ! Et puis des moments où tout va bien.

Au valet.

Priez M. d’Auberval de monter...

Le valet de pied sort.

DUFRÈRE, prenant congé.

Madame...

THÉRÈSE.

En tout cas, mon cher monsieur Dufrère, je vous remercie beaucoup... Nous reprendrons cette conversation.

Dufrère sort. Thérèse s’installe dans la bergère, un livre à la main, un miroir de l’autre. Entre Julie.

 

Scène III

 

THÉRÈSE, JULIE

 

THÉRÈSE, à Julie, arrêtée à la petite porte de gauche.

Quoi encore ?

JULIE.

Madame la baronne, c’est toujours ce monsieur.

THÉRÈSE.

Quel monsieur ?

JULIE.

L’inspecteur.

THÉRÈSE, renfrognée.

Eh bien ? Que voulez-vous que j’y fasse ?

JULIE.

Mais, madame la baronne...

THÉRÈSE.

Qu’on me laisse tranquille !... C’est insupportable, à la fin.

Julie va pour sortir.

Dites donc, ma petite Julie, il me semble que je suis toute décoiffée.

JULIE, après avoir touché aux cheveux de Thérèse.

Madame la baronne est tout à fait jolie.

Julie sort. Thérèse ne quitte des yeux son miroir pour le livre que quand le valet de pied introduit d’Auberval.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, D’AUBERVAL

 

THÉRÈSE.

Bonjour, lâcheur !

D’AUBERVAL.

Pourquoi, lâcheur ?

Il lui baise la main.

THÉRÈSE.

Parce que vous n’êtes pas venu aux Français, hier soir.

D’AUBERVAL.

Vous n’avez donc pas eu mon mot ?

THÉRÈSE.

Non.

D’AUBERVAL.

Comment, non ?

THÉRÈSE.

Non.

D’AUBERVAL.

Inouï !

THÉRÈSE, riant.

Eh bien... vous me dites dans votre mot...

Elle tire un billet de son livre.

D’AUBERVAL.

Dans le livre que vous lisez ! Oh !

Avec un gai reproche.

Vous savez mentir !

THÉRÈSE.

Malheureusement pas... seulement pour rire... Ce n’est pas comme vous... Êtes-vous prêt ?

D’AUBERVAL.

À quoi ?

THÉRÈSE.

À mentir...

Mettant un doigt sur le billet.

Vous m’annoncez là... que je saurai l’emploi de votre soirée...

Un petit silence.

Eh bien ?

D’AUBERVAL, gêné.

Je venais vous le dire.

Il s’assied près d’elle.

THÉRÈSE.

Comme vous êtes drôle, tout d’un coup !... Allons, où étiez-vous ?

D’AUBERVAL, sombre.

Au cercle...

THÉRÈSE.

Est-ce que votre cercle est brune ou rousse ?

D’AUBERVAL.

Ne plaisantez pas... Je suis si malheureux !

THÉRÈSE.

Pauvre ami !... Mais je ne savais pas. Et pourquoi ?

D’AUBERVAL, de plus en plus gêné, après un silence.

Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de la situation où vous êtes ?

THÉRÈSE.

Hein ?

D’AUBERVAL.

Pourquoi ne m’avoir jamais dit la vérité ?... Je ne suis donc rien pour vous ?

THÉRÈSE.

Quelle situation ?... Quelle vérité ?

D’AUBERVAL.

Je vous en prie... ne dissimulez pas... Je sais... je sais tous vos grands ennuis... Et moi qui ne voyais rien.

S’exaltant.

Je ne veux pas que vous soyez malheureuse... qu’il y ait rien de changé à votre vie... Tout ce que j’ai est a vous... Oh ! que n’ai-je une fortune !... Une fortune !

THÉRÈSE, émue, mais hautaine.

Je vous remercie de l’intention... mais de quel droit venez-vous ? Vous ai-je donné des droits pour me parler ainsi ?...

Sèche.

Quand j’ai besoin d’argent, j’en demande à mon mari. Quand il n’en a pas... je m’en passe !

D’AUBERVAL.

Pardon... pardon... Je vous ai blessée ?

THÉRÈSE.

Vous m’avez fait de la peine...

D’AUBERVAL.

Oui... je n’aurais pas dû... Pardon !

THÉRÈSE.

Ce n’est pas bien...

Le fixant.

On vous a dit du mal de moi. Non ?... Vous avez entendu dire du mal de moi ?... Enfin, vous avez entendu parler de moi, au cercle, hier soir ?

D’AUBERVAL.

C’est vrai...

THÉRÈSE.

Par qui ?

D’AUBERVAL.

Que vous importe ?

THÉRÈSE.

Il m’importe beaucoup, au contraire. Dites... dites...

D’AUBERVAL.

Il y avait là le général Fain...

THÉRÈSE.

Puuut !

D’AUBERVAL.

D’Auberive... Le Veneur... Steiner... d’Epiais.

THÉRÈSE.

C’est tout ?

D’AUBERVAL.

Oui...

THÉRÈSE.

Des gens que je ne reçois pas... que je ne connais pas... ou à peine... Et ils disaient du mal de moi ?

D’AUBERVAL.

Non... On parlait même gentiment de vous... mais...

THÉRÈSE.

Mais ?

D’AUBERVAL.

On parlait de vous comme on parle des autres femmes.

THÉRÈSE, attendrie.

Pourquoi ne voulez-vous pas que je sois, pour tout le monde, une femme comme les autres ?

Elle lui abandonne sa main qu’il baise.

À propos de quoi cette conversation ?

D’AUBERVAL.

Vous allez vous fâcher de nouveau...

Geste de Thérèse.

À propos des embarras financiers du baron... On a bien peur qu’il soit ruiné... On vous plaignait...

THÉRÈSE.

Ils ont de la pitié de reste... Je ne suis pas à plaindre...

Un temps.

Vous ne dites pas tout.

D’AUBERVAL.

Eh bien, non...

Extrêmement gêné.

Ce qui m’a rendu le plus malheureux, c’est d’entendre trop souvent répéter... en même temps que le vôtre... le nom de...

THÉRÈSE, avec tranquillité.

Biron.

D’AUBERVAL, stupéfait.

Oh !

THÉRÈSE, même ton.

Croyez-vous que, depuis dix ans, ce soit la première fois que cette calomnie ?

Elle regarde bien en face d’Auberval ahuri.

Oui... je sais... j’aurais dû fermer ma porte à Biron... C’est mon mari qui m’en a empêchée... Il a bien fait, après tout... Biron est ce qu’il est... Mais c’est un excellent ami, à qui nous devons beaucoup... Et puis, qu’on dise ce qu’on voudra... Je m’en moque... Non, vraiment, les gens sont trop bêtes !

D’AUBERVAL.

Trop méchants !...

THÉRÈSE.

Mais enfin, si j’étais la...

D’AUBERVAL.

Taisez-vous... taisez-vous !...

THÉRÈSE.

C’est trop bête !... Vous ne savez pas ?

D’AUBERVAL.

Dites... dites...

THÉRÈSE.

Je regrette que tout ce que l’on vous a raconté de notre ruine ne soit pas vrai !...

Geste de d’Auberval.

Le luxe ! Croyez-vous donc que j’y tienne ? Dieu non ! Je m’y sens... comment dire ?... en prison...

Gaiement.

Tenez, je rêve quelquefois d’habiter un sixième... Oui... un sixième... sur une cour... ou bien au bout du monde... un tout petit coin... où on me laisserait tranquille et où je pourrais recevoir...

D’AUBERVAL, vivement.

Qui ?

THÉRÈSE, de très près, bas.

Vous...

D’AUBERVAL, tristement.

Là aussi vous me résisteriez...

THÉRÈSE, lentement.

On n’a de force pour résister qu’à ceux... qu’on aime...

D’AUBERVAL, en même temps.

Qu’on aime ?

THÉRÈSE.

Plus que son bonheur...

D’AUBERVAL, avec effusion.

Jamais... je ne me pardonnerai... Je vomirais m’agenouiller à vos pieds.

THÉRÈSE, un peu tristement.

Mon pauvre ami !... Ne me croyez pas pour cela meilleure que je ne suis... Savez-vous que vous me faites peur ?... Je suis une femme comme les autres... une pauvre femme...

Entre un valet de pied. Thérèse prend la carte qu’il apporte, la lit, la lui laisse.

Faites attendre au petit salon...

Le valet de pied sort.

Il faut vous en aller, mon ami...

D’AUBERVAL, suppliant.

Je pourrais bien... jusqu’à ce que la personne...

THÉRÈSE.

Allez-vous-en... Non ?... Ah ! voilà ce que c’est... Maintenant, vous abusez.

D’AUBERVAL, se levant.

Pardon... je m’en vais... Je suis fou... J’embrasse encore quatre fois votre poignet... Et puis je m’en vais !...

Embrassant le poignet.

Une...

THÉRÈSE.

Enfant !

D’AUBERVAL, même jeu.

Deux !

THÉRÈSE.

Enfant !

D’AUBERVAL, même jeu.

Trois !

THÉRÈSE, à mi-voix.

Allez-vous-en !...

D’AUBERVAL, même jeu.

Quatre !...

Il regarde Thérèse qui ne dit plus rien.

Je m’en vais...

Se dirigeant vers la porte de droite.

Il y a dans Paris une dame que j’adore de toutes mes forces...

THÉRÈSE, émue, se forçant à rire.

Si je la rencontre... je lui dirai...

D’AUBERVAL.

Sera-t-elle contente ?

THÉRÈSE.

Beaucoup trop...

D’AUBERVAL.

Alors, je m’en vais...

Il continue vers la porte de droite.

THÉRÈSE, montrant la porte du billard.

Vous ne savez plus ?

D’AUBERVAL.

Ce n’est pas le chemin qui m’embarrasse.

THÉRÈSE.

Tenez... J’aime mieux tout vous dire... Je ne sais pas ce que vous imagineriez... C’est Mme Durand d’Avranches... là !

D’AUBERVAL.

Poupette ?

THÉRÈSE.

Poupette... Elle nous a déjà rencontrés au Bois samedi... avant-hier au Salon...

D’AUBERVAL.

Je suis une brute... Je me sauve...

Il sort par la porte du billard. Thérèse sonne, va à la fenêtre dont elle écarte les rideaux. Biron est introduit.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, BIRON

 

Au moment, où il est entré, Thérèse, ne s’est pas retournée. Biron la considère un instant.

THÉRÈSE, se retournant brusquement vers Biron qui recule.

Alors ? Vous ne pouvez pas me laisser tranquille ?... Je ne serai jamais plus tranquille ?... Après ce que je vous ai dit hier au théâtre, vous voilà du nouveau ?... Vous voulez un éclat ?... C’est un scandale que vous cherchez ?... Qu’est-ce que vous venez faire ?... Qu’est-ce que vous voulez ?... Qu’est-ce que vous voulez ?

BIRON, acculé à la porte, timidement.

Vous parler un instant, de bonne amitié.

THÉRÈSE.

Vous n’êtes pas mon ami... vous me persécutez...

Elle redescend.

BIRON.

Je ne pense qu’à vous ! Je ne peux plus vivre sans vous !...

Thérèse se retourne pour dire quelque chose, se tait, continue de descendre.

Je suis prêt à faire n’importe quoi pour vous... Dites ?... que faut-il que je fasse ?

THÉRÈSE, se retournant avec vivacité.

Me laisser tranquille...

Changeant de ton, presque en larmes.

Mon petit Biron, laissez-moi tranquille, je vous en supplie !... Laissez-moi tranquille.

Elle essuie ses yeux.

BIRON.

Allons ! Bon ! Vous pleurez !

THÉRÈSE.

Non... je rage...

BIRON.

Écoutez-moi...

THÉRÈSE, allant et venant.

Non... non... Vous voyez l’état où je suis... toute crispée... hors de moi... mais c’est bête... Pour vous-même... Laissez-moi un peu !... Je changerai peut-être... mais je vous en prie, laissez-moi !...

Nerveuse.

Allez-vous-en...

Plus nerveuse.

Que je ne vous voie plus.

Encore plus nerveuse.

Que je ne vous voie plus dans toutes les maisons où je dîne... dans tous les théâtres où je vais... au Bois... dans les rues... dans les magasins... partout. Je ne sais pas comment vous faites... Je vous vois partout !

Elle s’arrête.

BIRON, souriant.

Je m’arrange... vous savez comme je suis !...

THÉRÈSE, rageuse.

Oh ! oui...

Elle tape du pied le tapis.

BIRON.

Au lieu de vous fâcher, celle insistance devrait vous attendrir... Qu’est-ce qu’il faut donc pour vous toucher ?

THÉRÈSE.

Faire ce que je vous demande... Vous en aller d’ici... de partout... de ma vie...

BIRON.

Je ne peux pas me passer de vous voir...

THÉRÈSE.

Ça ne vous mènera à rien...

BIRON.

Tant pis !... Je ne peux pas me passer de vous voir...

THÉRÈSE, exaspérée.

Vous voulez donc que ce soit moi qui m’en aille ?...

Biron fait un geste.

Vous voulez que je me tue ?

BIRON, très humble.

Vous me délestez donc bien ?...

Thérèse s’arrête, considère Biron. Un silence.

Vous ne voulez pas que nous nous asseyions ?

THÉRÈSE.

Pourquoi faire ?... Si... c’est stupide de tourner comme ça... Asseyez-vous !

BIRON.

Vous ne voulez pas vous asseoir ?

THÉRÈSE.

Asseyez-vous !...

BIRON, s’asseyant sur un pouf près du divan et tournant pour suivre Thérèse des yeux.

Vous ne voulez pas vous asseoir.

THÉRÈSE, s’asseyant sur le canapé.

J’avais juré que je ne vous recevrais plus... jamais... Mais vous avez raison... Il faut en finir une bonne fois !

Tapant sur le canapé.

Il faut en finir !

BIRON.

Allons !... voyons... ne vous emportez pas... Nous pouvons bien causer... Et d’abord, je suis votre ami, pas autre chose. Ah !...

THÉRÈSE.

Je la connais, votre amitié !... Vous ne comprenez même pas... Je ne suis pas bien...

BIRON, vivement.

Vous êtes souffrante ?

THÉRÈSE.

Oui... c’est-à-dire... j’aurais besoin de repos... d’être seule... d’être à moi.

BIRON.

Pauvre amie !

THÉRÈSE.

Vous aussi, vous allez me plaindre ?

BIRON.

Je ne comprends pas...

THÉRÈSE.

Peu importe...

S’adossant.

Enfin, j’ai toutes sortes d’ennuis.

BIRON.

Vous voyez... Ce serait impardonnable de vous priver d’un ami tel que moi !

THÉRÈSE.

Parce que vous êtes riche ?

BIRON, vivement.

Il ne s’agit pas de ça.

THÉRÈSE, se levant.

Je n’accepterai plus jamais rien de vous... Alors ?

Elle s’accoude au dossier d’un fauteuil.

BIRON.

Me croyez-vous incapable de me mettre à votre disposition ?

THÉRÈSE, interrompant.

Oh ! je sais...

BIRON.

Non... pour rien... pour vous voir heureuse...

THÉRÈSE.

Pendant huit jours... oui... Après, je vous trouverai partout, sur mon chemin, à attendre...

Elle se remet à marcher.

BIRON.

Vous serez bien libre.

THÉRÈSE.

Mais non... je ne serai pas libre... D’ailleurs, je ne veux rien de vous, rien de personne... Est-ce net ?

Elle s’assied.

BIRON.

Et comment ferez-vous ?

THÉRÈSE.

Je changerai ma vie.

BIRON.

On ne change pas sa vie.

THÉRÈSE, avec force.

Je changerai ma vie.

BIRON.

Une femme comme vous !... On ne change pas sa vie.

THÉRÈSE.

Vous verrez... vous verrez.

BIRON.

À votre âge...

THÉRÈSE, interrompant.

Alors je suis vieille ?

BIRON.

Vous êtes folle, Thérèse... Je vous adore !

THÉRÈSE, exaltée.

Si j’étais vieille, vous ne m’aimeriez pas... On peut m’aimer... on peut m’aimer... Vous ne savez pas la jeunesse qui est en moi... la force qui est en moi !...

BIRON.

Et la folie qui est en vous... si... si... je sais...

Un temps.

Et je sais aussi que vous me reviendrez...

THÉRÈSE.

Ça... c’est imbécile ! Vous me faites pitié !

BIRON.

Vous me reviendrez... Oh ! parbleu ! On dit des choses... on dit des choses... on rêve... Des bêtises... des bêtises...

Lentement.

Vous me reviendrez... d’abord parce que vous ne pourrez pas faire autrement. Ah !

THÉRÈSE.

Vous croyez ?

BIRON.

J’en suis sûr. Et puis parce que je vous aime...

Éclats de rire de Thérèse.

parce que je vous veux... comme je n’ai jamais rien voulu dans ma vie, et qu’à cette volonté-là...

THÉRÈSE.

Attendez !... Je connais ces mots... je les reconnais... Je crois vous entendre... il y a tant d’années...

BIRON.

C’est possible.

THÉRÈSE.

Les mêmes mots... les mêmes gestes... Pourtant vous m’avez perdue !

BIRON.

Non.

THÉRÈSE.

Je n’ai pas repris ma liberté ?

BIRON.

Non.

THÉRÈSE.

Non ?

Elle éclate de rire nerveusement.

BIRON.

Pas pour longtemps... Riez... riez... pas pour longtemps...

Se levant.

Tout ce que j’ai voulu ardemment, je l’ai eu...

THÉRÈSE, avec violence.

Tout ce qui s’achète... Je ne me vends plus.

BIRON, haussant les épaules, sourire méchant.

Oh !... Nous verrons...

THÉRÈSE.

Vous me feriez devenir folle... Je suis bonne aussi de vous écouler...

De très près.

Allez-vous-en !... Vous n’entendez pas ?... Allez-vous-en !...

Biron recule, Thérèse le suit.

Vous voyez bien que je vous chasse !

BIRON.

Je vous laisse... Oh ! je vous laisse.

THÉRÈSE.

Je ne veux plus vous voir, jamais... Je ne vous recevrai plus jamais... Vos lettres, je ne les lirai pas.

BIRON.

C’est de la démence.

Biron en sortant se heurte à Dufrère, qui entre.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, DUFRÈRE

 

DUFRÈRE, se retournant vers la porte.

Monsieur... je vous demande pardon... je vous demande bien pardon !

THÉRÈSE.

Laissez... Laissez donc !

Étonnement de Dufrère. Un silence.

DUFRÈRE.

Madame, le baron est de retour... Il a été retenu, en bas, par un journaliste... mais il me suit...

THÉRÈSE.

Oh ! non... Je ne suis pas en état de le voir... Plus tard...

Courant jusqu’à la petite porte de gauche.

Je suis sortie... je rentrerai...

Elle sort. Dufrère ramasse lentement une petite chaise que Thérèse a renversée au passage.

 

 

Scène VII

 

DUFRÈRE, COURTIN, UN VALET DE PIED

 

Courtin entre, suivi d’un valet de pied qui prend son pardessus, sa canne, son chapeau et sort.

COURTIN.

Comment ?... Elle n’est pas là ?

DUFRÈRE, regardant la petite porte.

J’apprends que la baronne vient de sortir.

COURTIN.

Vous la disiez inquiète ?... pressée de me voir ?

DUFRÈRE.

Elle l’était, je vous assure. Elle ne peut tarder à rentrer.

COURTIN.

C’est ennuyeux !... Mlle Rambert va venir... J’aurais voulu voir la baronne avant... Souvent elle est de bon conseil...

DUFRÈRE.

Mlle Rambert ?... Je vous croyais au Foyer ?

COURTIN.

J’en viens... j’y suis depuis ce matin, mais pas de Mlle Rambert...Où est-elle ? Où est-elle ?... Je l’ai attendue jusqu’à trois heures... J’ai laissé un mot lui intimant l’ordre de me rejoindre ici... un mot bref !

DUFRÈRE.

Je m’en rapporte à vous...

COURTIN.

Ah ! cette journée !... Mon cher, ce que j’ai appris est inouï !... Je le prévoyais d’ailleurs... La lettre de ce matin avait un accent de sincérité...

DUFRÈRE.

Alors ?... Ces scènes... de flagellation ?...

COURTIN, protestant.

Flagellation... flagellation !

Changeant de ton.

Le fait est qu’on les fouettait... Et puis, je sais des histoires, mon cher !...

DUFRÈRE, ironiquement, souriant.

L’abbé Laroze s’est donc décidé à violer le secret de la confession ?

COURTIN, protestant.

Non... non... Oh ! non !...

Changeant de ton.

C’est-à-dire qu’il m’a désigné celles que je devais interroger... et soufflé les questions... Il y a des détails...

Dufrère s’approche.

pas à répéter... En tout cas, on les fouettait un peu rudement.

DUFRÈRE.

Nues ?

COURTIN, vite.

Très peu vêtues... très peu vêtues...

DUFRÈRE.

Les témoins ?

COURTIN.

Malheureusement exact... de témoins ou alors... c’était bien pire !

DUFRÈRE.

Ah !... Et Louisette Lapar ?... ses blessures ?

COURTIN.

Elle est couchée... elle est blessée... Il n’y a pas à dire... très blessée... de grandes raies sanglantes sur les épaules, le dos... Oui, enfin... Et de la fièvre... du délire... Elle m’inquiète... Ah !

Un silence.

DUFRÈRE.

Ces histoires de nourriture ?...

COURTIN.

Ça !... quand elles se sont mises à se plaindre... toute la kyrielle, naturellement... « Les ateliers sont infects... On travaille trop... On les éreinte... Il n’y a pas d’air... » C’est le cas de tous les ateliers...

DUFRÈRE.

Le fait est...

COURTIN.

« Les dortoirs dégoûtants... pas de place entre les lits, pas moyen de se laver... » Est-ce que je sais ?... Il est vrai que les dortoirs... Mais qu’y faire ?... Tous les établissements de charité en sont là... Quand on a passé, comme moi, sa vie dans les établissements de charité... on se blase un peu...

Allant et venant.

Qu’on me donne de l’argent !... Qu’on me donne de l’argent !

DUFRÈRE.

Et qu’est-ce, au juste, que cet incident des conserves ?

COURTIN.

Fâcheux... assez fâcheux.

DUFRÈRE.

Enfin, quoi ?... tous les jours, au régiment...

COURTIN.

C’est vrai.

DUFRÈRE, poursuivant.

...des soldats sont empoisonnés...

COURTIN.

Naturellement... Mais dans le monde, mon cher, dans le monde !

DUFRÈRE.

Il n’y a pas de plainte ?

COURTIN.

Non... non... aucune plainte déposée... du moins pas encore... Depuis la mort de cette petite Mézy... vous pensez... on a fait des ragots, dans le quartier... Mais de là à exhumer le corps... à pratiquer l’autopsie... J’ai tenu, cependant, à rendre visite au commissaire de police... Et je m’en félicite...

DUFRÈRE.

Ah !...

COURTIN.

Un homme charmant... Vous concevez qu’il s’est mis en frais pour moi... de l’esprit...

DUFRÈRE.

On ne cherche pas à vous atteindre ?

COURTIN.

Rien du tout... Le mot d’ordre, m’a-t-il dit, c’est : « Pas d’affaire... pas d’affaires !... pour toutes les affaires ! »

DUFRÈRE.

Ils sont d’ailleurs couverts par le certificat du médecin : « Tempérament cardiaque... Crise cardiaque. » Le docteur est formel.

COURTIN.

Ah ! c’est qu’on le suspecte un peu.

DUFRÈRE.

Comme médecin de l’établissement ?

COURTIN.

Non... à cause de ses opinions politiques. « Il est très mal noté », m’a dit le commissaire. C’est ennuyeux.

DUFRÈRE.

En somme, pas de mauvaises intentions contre vous ? Vous n’êtes pas visé ?

COURTIN.

J’ai sondé mon homme... Il est fin... Il m’a compris à demi-mot... « Monsieur le sénateur, m’a-t-il dit, j’ai connu un temps où nous dépendions du ministère de l’Intérieur... Aujourd’hui, nous ne dépendons plus que des journaux... Si vous avez une bonne presse... je ne mettrai même pas les pieds au Foyer... Mais avec une mauvaise presse ! »... Aussi, le ton de ce petit journaliste, tout à l’heure...

DUFRÈRE.

Vous avez été peut-être un peu nerveux, un peu dur avec lui ?

COURTIN.

Non... Il faut impressionner ces gens-là... Je l’ai reçu dans la galerie, exprès... à cause des colonnes... Mon chapeau, ma canne... exprès... Il se forçait pour être impertinent, ce gamin !...

DUFRÈRE.

Il ne voulait pas paraître intimidé. C’est un bon garçon... je le connais... Il croit un peu trop que la révolution est arrivée : un débutant !

COURTIN.

Il m’a choqué tout de suite avec son mot « d’entreprise de charité »... Une entreprise de charité, le Foyer !

DUFRÈRE.

Son journal n’est lu par personne.

COURTIN.

Mais il fait la loi à tout le monde.

Un temps.

Et cette Rambert ! Oh ! elle peut se vanter !... Une femme infernale !

DUFRÈRE.

Est-ce que l’abbé n’est pas un peu porté à exagérer ?

COURTIN, regardant Dufrère.

Mon cher... vous n’avez pas l’air de vous douter de la responsabilité que j’ai.

DUFRÈRE.

Enfin, que comptez-vous faire ?

COURTIN, nerveux.

Je n’en sais rien... L’abbé Laroze, lui, parbleu !... tout cela ne le gêne pas. Il n’y a que Mlle Rambert de coupable... Il n’y a qu’à renvoyer Mlle Rambert... Le bouc émissaire...

DUFRÈRE.

C’est un système qui a toujours réussi au clergé, depuis le grand prêtre d’Israël.

COURTIN.

Il y a du bon...

Changeant de ton.

Mais cette Rambert... vous ne savez pas quelle femme c’est...

DUFRÈRE.

Vous êtes le maître.

COURTIN.

On dit ça... vous verrez... vous verrez !...

Entre l’abbé Laroze.

 

 

Scène VIII

 

DUFRÈRE, COURTIN, L’ABBÉ LAROZE

 

L’ABBÉ, s’épongeant le front.

Eh bien ?... Renvoyée ?

COURTIN.

Pas même encore arrivée...

L’ABBÉ.

Ah !... Extraordinaire !... Quelle coquine !...

Changeant de ton.

Est-il venu des journalistes ?... Depuis ce mot du commissaire...

COURTIN.

Dufrère en a vu deux, ce matin... Moi-même, à l’instant...

DUFRÈRE.

Il faut s’attendre à quelque attaque...

L’ABBÉ, scandalisé.

On oserait s’attaquer à la charité !... Mais voyons, la charité est sympathique à tout le monde... La charité a toujours une bonne presse...

COURTIN.

Détrompez-vous, l’abbé... Si vous aviez entendu ce galopin !... Ils n’en veulent plus... Ils la suppriment.

L’ABBÉ, levant les bras.

Supprimer la charité !... Ce sont des fous... Il faut les enfermer...

Croisant les bras.

Par quoi veulent-ils donc la remplacer ?

COURTIN.

Par rien... Ils réclament la justice... voilà...

L’ABBÉ.

La justice ! La justice !... Mais la justice n’est pas de ce monde.

COURTIN.

Il ne faut pas trop le leur dire...

L’ABBÉ.

C’est déjà bien beau de l’espérer dans l’autre.

COURTIN.

Il paraît que ça ne leur suffit plus.

L’ABBÉ.

Bon !... Mais les pauvres ?... Qu’est-ce qu’ils en font ?

COURTIN.

Ils les suppriment aussi...

L’ABBÉ, se prenant la tête à deux mains.

Plus de pauvres !... Plus de pauvres ! Mais c’est la fin du monde !

Changement de ton.

Oh ! monsieur le baron, je vous en supplie... n’hésitez plus... il faut vous débarrasser de Mlle Rambert... vous en débarrasser sur-le-champ !... Écrivez... écrivez à tous les journaux que Mlle Rambert est partie du Foyer... partie... partie... Voilà ce que j’appelle une bonne presse.

UN VALET DE PIED, à la porte de droite.

Mlle Rambert demande...

Courtin fait un geste pour qu’on introduise Mlle Rambert et se tourne vers l’abbé qui se frotte les mains.

COURTIN.

Vous allez voir comme ce sera commode !...

À Dufrère.

Informez-vous donc si la baronne est rentrée... Et qu’elle vienne.

Dufrère sort.

L’ABBÉ.

Pas de sentiment, monsieur le baron. Pas d’explications non plus... Vous êtes édifié... Soyez ferme.

Entre Mlle Rambert.

 

 

Scène IX

 

COURTIN, L’ABBÉ LAROZE, MADEMOISELLE RAMBERT

 

COURTIN.

Ah ! vous voilà !

MADEMOISELLE RAMBERT.

J’attends depuis un bon moment, monsieur le président.

COURTIN.

Et moi, mademoiselle... je vous attends depuis ce matin.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Il fallait me prévenir... Vous savez que tous les mercredis...

Geste de Courtin ; haussement d’épaules de l’abbé.

En tout cas, monsieur l’abbé le sait, lui !

L’ABBÉ.

Oh ! moi, mademoiselle... je ne m’occupe que de mes affaires... que de mes affaires...

COURTIN.

Vous devez savoir pourquoi je vous ai convoquée ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Aucunement...

L’abbé rioche, se frotte les mains, Mlle Rambert le regarde, hausse les épaules.

COURTIN, tout à coup furieux, croisant les bras.

Savez-vous, mademoiselle, quelle distance il y a entre les lits ?... dans les dortoirs ?

MADEMOISELLE RAMBERT, étonnée.

Quoi ?

COURTIN.

Vingt centimètres, mademoiselle... à peine vingt centimètres... et savez-vous combien de baignoires ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Ce n’est pas d’aujourd’hui...

Regardant Courtin avec surprise.

Je ne comprends pas.

COURTIN, se calmant un peu.

C’est vrai... Je m’arrête à des vétilles... quand j’ai à vous reprocher des choses si graves... si scandaleuses.

L’ABBÉ.

Si abominables !...

Il se frotte les mains.

COURTIN.

J’ai vu Louisette Lapar...

L’ABBÉ, vivement.

Mademoiselle ne niera pas...

MADEMOISELLE RAMBERT, à l’abbé.

Qui vous dit que je veuille rien nier ? Je revendique, au contraire, la responsabilité de mes actes.

L’ABBÉ.

De tous ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

De tous...

L’ABBÉ.

Même de l’escamotage des obsèques...

Levant les bras.

Oh ! de la pauvre petite Mézy...

MADEMOISELLE RAMBERT, regardant Courtin.

Est-ce à propos de la petite Mézy ?

COURTIN.

Il ne s’agit pas de la petite Mézy... Un malheur est un malheur... Mais toutes les autres qu’on brutalise, qu’on martyrise ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Monsieur le baron, vous le savez, j’ai élevé de grandes dames... Vous n’ignoriez pas non plus comment j’entendais élever des filles pauvres...

COURTIN, interrompant.

C’étaient des théories...

MADEMOISELLE RAMBERT.

On n’élève pas, comme des enfants de millionnaires, comme des filles de marquises, des petites malheureuses condamnées à rester, toute leur vie, ouvrières ou domestiques. Il faut les préparer à la misère qui les attend.

COURTIN.

Le fouet à la main ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

On n’a pas toujours le choix des moyens quand on doit mater les créatures que tous les démons travaillent.

COURTIN.

Et les témoins ?... Les autres... qui regardaient ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

L’exemplarité... Les punitions et les récompenses... avec l’exemplarité... toutes les religions, toutes les morales, toute la vie repose là-dessus... depuis le catéchisme avec l’Enfer, et le Paradis, jusqu’à la loi avec les prisons, les médailles, la Légion d’honneur.

L’abbé hausse les épaules.

COURTIN, sardonique.

Et la guillotine ?...

Changeant de ton.

C’est un système.

MADEMOISELLE RAMBERT.

C’est le mien.

COURTIN, se contenant à peine.

Eh bien, mademoiselle, vous trouverez bon que je vous prie d’aller l’appliquer ailleurs.

L’abbé se frotte les mains.

MADEMOISELLE RAMBERT, très calme.

Mais je ne demande pas mieux...

L’ABBÉ.

À la bonne heure !

Un temps.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Avec l’existence qui m’est faite... les soucis... les reproches...

Regardant l’abbé qui hausse les épaules et ricane.

la jalousie... l’espionnage... j’en ai assez.

COURTIN.

Mademoiselle...

MADEMOISELLE RAMBERT, interrompant.

Je suis à bout de forces et aidée... il faut voir... Presque plus de personnel... pas d’argent... jamais d’argent... Aucun n’est payé. Les fournisseurs viennent me faire des scènes tous les jours... on me menace... on m’insulte... en plein vestibule du Foyer... devant les petites... On me traite de voleuse jusque dans la rue...

COURTIN, interrompant.

Mais, mademoiselle... vous vous méprenez. Il n’est pas question...

MADEMOISELLE RAMBERT, interrompant.

La semaine dernière, vous m’aviez promis quinze cents francs... Je ne les ai pas eus, naturellement.

COURTIN.

Vous savez bien...

MADEMOISELLE RAMBERT, interrompant.

Voilà plus d’un mois que vous m’annoncez une somme, sur l’allocation des cent mille francs du Pari mutuel... je ne l’ai pas eue davantage... Parbleu !

COURTIN.

Mais, mademoiselle, vous savez bien que j’ai dû payer les entrepreneurs...

MADEMOISELLE RAMBERT, énergiquement.

Six mille francs, oui !...

Un petit silence.

Non, non... Je n’aspire qu’à m’en aller...

COURTIN, aimable.

Je tiens à vous dire que, si je puis vous aider...

MADEMOISELLE RAMBERT, très digne.

Je vous remercie.

COURTIN, poursuivant.

Et qu’en raison de la précipitation de votre départ...

Geste de Mlle Rambert.

L’ABBÉ.

Si, en effet, comme vous le disiez, je crois, mademoiselle... vous vouliez bien partir aussitôt... demain...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh là ! monsieur l’abbé... Demain ?... comme vous y allez !... Personne n’a dit demain... Je ne suis pas une criminelle...

Regardant Courtin avec insistance.

ni une voleuse.

COURTIN, conciliant.

L’abbé entendait très prochainement...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Pas même, monsieur le baron... pas même !... Tout dépend.

COURTIN, se levant, hautain.

Mais de quoi donc, mademoiselle ?

MADEMOISELLE RAMBERT, énergique.

Je ne veux pas... je ne supporterai pas... qu’on puisse dire que je ne m’en vais point du Foyer les mains nettes.

COURTIN, aimable.

Nous différons d’avis sur l’application de certaines méthodes pédagogiques... Cela n’entache en rien votre probité, à laquelle je ne saurais trop rendre hommage.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Oh ! mais... pardon !... Ces sortes de certificats... ne me suffisent pas... Je veux bien m’en aller... je le désire même, mais le jour seulement où la comptabilité du Foyer...

S’arrêtant et regardant Courtin bien en face.

vous seul, monsieur le baron, savez combien elle est embrouillée... le jour seulement où cette comptabilité sera remise en ordre parfait... Si non, je ne m’en irai pas.

L’ABBÉ.

Vous ne vous en irez pas ?

Il hausse les épaules.

MADEMOISELLE RAMBERT, très énergique.

Non, monsieur l’abbé.

COURTIN.

Des menaces ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Nullement... Des conditions.

COURTIN.

Vous vous permettez ?... Prenez garde !... Après tout ce que vous avez fait... ne m’obligez pas à déposer contre vous une plainte au Parquet... une plainte que la pitié seule...

MADEMOISELLE RAMBERT, très douce.

Oh ! monsieur le baron... je vous en prie... Pour vous plus que pour moi... n’appelez jamais la justice au Foyer !

COURTIN, colère, mais gêné.

Qu’est-ce que vous dites ?... Qu’est-ce que vous avez osé dire !

L’ABBÉ, à Courtin pour le calmer.

Je vous en prie... je vous en prie !...

À Mlle Rambert.

Où prenez-vous, mademoiselle, que les dettes ne seront pas payées... que tout ne sera pas remis en règle... et bientôt ?

COURTIN, à l’abbé, criant.

Ça ne la regarde pas... Les questions d’argent ne la regardent pas.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je vois avec plaisir que monsieur l’abbé, en homme d’affaires, me comprend très bien, lui...

Détachant les mots.

Une fois les dettes payées... la comptabilité à jour... votre servante.

Elle fait la révérence et sort sans saluer l’abbé. Courtin, qui n’a pas répondu à son salut, la regarde quelque temps, et, quand elle est sortie, tombe lourdement sur le divan.

 

 

Scène X

 

COURTIN, L’ABBÉ LAROZE

 

L’ABBÉ.

Elle ne m’a même pas dit adieu... Mais elle s’en va... c’est l’essentiel.

COURTIN, toujours affaissé.

Elle n’est pas encore partie.

L’ABBÉ.

Allons donc ! Mais si... de gré ou de force...

COURTIN, se levant et se promenant.

Vous avez eu tort de la brusquer... Elle peut nous causer énormément d’ennuis... Elle sait bien ce qu’elle dit, la canaille !

L’ABBÉ.

Alors, mettez-vous en règle.

COURTIN.

Du jour au lendemain, c’est impossible.

L’ABBÉ.

Qu’elle reste seulement huit jours... c’est tous les journaux qui seront pleins de nos affaires... Il faut payer.

COURTIN.

Mais le moyen ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que je cherche.

L’ABBÉ, exalté.

Tenez ! Monsieur le baron... quand je devrais supplier tous nos amis... supplier les bons Pères... me jeter aux genoux du nonce...

COURTIN, haussant les épaules.

Il vous donnera sa bénédiction...

En marchant il s’arrête devant la petite porte de gauche, l’ouvre, regarde, appelle.

Thérèse ! Thérèse !

Refermant la porte.

Ah ! je ne comprends pas que la baronne ne soit pas encore rentrée !

L’ABBÉ.

Écoutez, monsieur le baron... Il faut prendre les grands moyens... les moyens révolutionnaires... Tant pis !... Si vous voulez consentir à enlever la vice-présidence du comité à la baronne Schomberg... je me fais fort...

COURTIN.

Parce qu’elle est protestante ?

L’ABBÉ.

Hé ! oui !

COURTIN.

Vous êtes fou !... C’est tout un monde qu’on se ferme... Je regrette assez d’avoir, au moment de l’affaire, laissé mettre dehors Mme Salomon Lévi.

S’animant.

C’est curieux ! vous vous entêtez à faire de moi un ultra... ! Mais non... Je suis un impérialiste... un libéral... Ah ! Et puis, tenez, vous êtes assommant. Vous me voyez inquiet, énervé, et au lieu de me calmer... de me dire des choses sensées... vous êtes là à me raconter des histoires...

L’ABBÉ, penaud.

C’est bien ! C’est bien ! Si vous ne voulez même pas que je tente quelque chose !...

COURTIN.

Mon pauvre ami !

Entre Dufrère.

 

 

Scène XI

 

COURTIN, L’ABBÉ LAROZE, DUFRÈRE

 

COURTIN, vivement.

La baronne ?

DUFRÈRE, une carte à la main.

Non... C’est M. Arnaud Tripier...

COURTIN, sursautant.

Arnaud Tripier !... Ah ! mais ! Ah !... mais !... Vous êtes sûr ? Arnaud Tripier ?

DUFRÈRE, lisant la carte.

J.-B. Arnaud Tripier... ancien député.

Il passe la carte à Courtin qui, après y avoir jeté les yeux, la déchire.

L’ABBÉ.

Encore des ennuis ?

COURTIN, sans répondre.

Mais... il n’est jamais venu ici ?

DUFRÈRE.

Que je sache...

COURTIN, réfléchissant.

Cet Arnaud Tripier, à présent !... il ne manquait plus que ça !

L’ABBÉ, timidement.

Peut-on savoir ?... Qu’est-ce que c’est ?

COURTIN, à l’abbé.

Un de ces hommes qui rôdent au Parlement les jours de crise.

Insistant.

Un homme dont le gouvernement se sert pour des négociations louches... Comprenez-vous ?... Est-ce que le gouvernement va mettre, lui aussi, son nez au Foyer ?

L’ABBÉ.

M. le baron... il ne s’agit peut-être pas du Foyer... Pourquoi voulez-vous qu’il s’agisse du Foyer !

COURTIN.

Alors ? pourquoi viendrait-il ?

L’ABBÉ.

Avec un gouvernement pareil !... Est-ce qu’on sait ?

COURTIN, marchant fiévreusement.

C’est impossible !... C’est impossible !... Ils n’oseraient pas.

L’ABBÉ.

Ils n’oseraient pas ?... Avec ça ! Ils ne respectent plus rien...

COURTIN, à l’abbé.

Mais taisez-vous donc, vous !

Il marche. À Dufrère.

Que voulez-vous ?... Il faut le recevoir.

Dufrère sort. L’abbé Laroze prend son chapeau.

Quoi ? vous partez aussi ?

L’ABBÉ.

Oh ! un homme du gouvernement !

COURTIN.

Vous me laissez... tout seul ?

L’ABBÉ.

Monsieur le baron... ma robe ne ferait que l’exciter...

Il salue et sort.

 

 

Scène XII

 

COURTIN, ARNAUD TRIPIER, UN VALET DE PIED

 

Resté seul, Courtin va à la glace, lisse nerveusement ses cheveux et ses favoris, considère le buste de Napoléon.

UN VALET, annonçant.

M. Arnaud Tripier.

ARNAUD TRIPIER, léger accent méridional.

Monsieur le Sénateur...

Il serre avec effusion la main que Courtin lui tend.

Monsieur le sénateur, j’ai eu le bonheur de vous donner, parfois, des renseignements utiles.

Courtin incline légèrement la tête.

Je viens aujourd’hui vous en apporter un qui peut avoir son prix.

Courtin lui indique un siège.

Merci !

S’asseyant et ôtant des gants douteux.

L’ordre du jour, au Sénat, va être complètement modifié, nos amis veulent faire venir tout de suite la discussion de la loi sur l’enseignement.

COURTIN, négligemment.

Ah !

ARNAUD TRIPIER.

Oui, vous concevez... On approche de la fin de la session... et le gouvernement désire...

COURTIN, interrompant.

Oh ! que je prenne la parole un peu plus tôt, un peu plus tard...

ARNAUD TRIPIER, jouant l’étonnement.

Comment ? Vous allez prendre la parole ? Bah ! et moi qui... Oh ! ça, c’est admirable ! À la bonne heure, voilà qui est crâne !

COURTIN, se forçant pour sourire.

Que voyez-vous là d’extraordinaire ?

ARNAUD TRIPIER, très aimable.

Je vois... Je vois... Vous ne voulez pas nous priver d’un beau discours. Tant mieux.

COURTIN, emphatique.

Si je monte à la tribune, monsieur, ce n’est pas pour y chercher un vain applaudissement... c’est pour y apporter la juste protestation d’une minorité qui ne s’illusionne pas sur ses forces, mais qui garde intact le respect de ses convictions et de ce qu’elle croit être la véritable tradition du libéralisme français...

Plus simple.

Et pourquoi, je vous prie, ne prendrais-je pas la parole ?

ARNAUD TRIPIER, après une courte hésitation.

Sans doute, sans doute...

Un temps.

Ah ! quel malheur qu’un gouvernement – ceci entre nous, n’est-ce pas ? – qu’un gouvernement comme celui que nous avons soit incapable de comprendre un caractère tel que vous.

COURTIN.

Oh !

ARNAUD TRIPIER.

Que voulez-vous ? Pas un homme d’esprit au gouvernement, pas un qui ait vraiment le pied parisien. Le président du Conseil peut-être ? et encore. Mais le reste ?... Des avocats de leur province, des médecins de leur canton... Ah !

Un temps.

Attacher de l’importance à des histoires de petites filles fouettées...

COURTIN.

Ah ! ah !

ARNAUD TRIPIER.

À de prétendus scandales ? Bah !... Bah !... Ils feraient bien mieux de surveiller leurs instituteurs... Et parce qu’il y en a une de morte, ils poussent des cris ! Des provinciaux ! des sectaires ! Est-ce qu’on fait une omelette sans casser des œufs !

COURTIN.

Mais, monsieur.

ARNAUD TRIPIER, avec lyrisme.

La Patrie a ses martyrs, la religion a ses martyrs...

Un sourire.

Pourquoi la charité n’aurait-elle pas ses martyrs ? Eh oui !

COURTIN.

Vous allez un peu loin. D’ailleurs, je ne comprends pas bien. Expliquez-moi quel rapport il peut y avoir entre des fautes, mettons des fautes qui auraient pu être commises, et la discussion de la loi sur l’enseignement.

ARNAUD TRIPIER, bonhomme.

Aucun, évidemment.

Un temps.

Mais parce qu’il dépend du gouvernement que l’affaire ait ou non des suites... il s’imaginait déjà que vous n’auriez pu lui tenir tête.

COURTIN, agacé.

Quelle affaire ?

ARNAUD TRIPIER.

Mais l’affaire du Foyer.

COURTIN.

Oh ! oh ! Le calcul est trop simple... la manœuvre un peu lourde.

ARNAUD TRIPIER.

Des lourdauds, je vous dis. Ah ! ces mœurs nouvelles de la démocratie !... Leur politique ? Peuh ! Pour un rien ils vous mettent le marché à la main... Ils viennent vous dire : « Renoncez à nous créer des difficultés et nous étouffons l’affaire... » Car aujourd’hui dans toutes les affaires il y a toujours une sale affaire, hélas !

COURTIN, après réflexion, hautain.

Je ne demande ni grâce, ni faveur... Qu’ils fassent ce qu’ils veulent... Tant pis pour ceux qui auront suscité le scandale !

ARNAUD TRIPIER.

Évidemment, évidemment...

Sans avoir l’air d’y toucher.

Au surplus, s’ils viennent vous demander l’emploi des sommes importantes qu’ils vous ont données, des derniers 100 000 francs du Pari mutuel

COURTIN, qui s’énerve, interrompant.

Ah ! pardon !... pardon !... Dieu merci, aucun de nos établissements n’est soumis au contrôle du gouvernement. Ce n’est pas que j’aie rien à redouter, je serais le premier à réclamer la lumière, toute la lumière. Mais il y a là une question de principe : le gouvernement n’a pas le droit de demander leurs comptes aux établissements de charité... Alors ils s’imaginent que je vais la voter, leur abominable loi ?

ARNAUD TRIPIER.

Oh ! ils n’exigent pas tant !... Vous renonceriez seulement à votre tour de parole, je suppose.

COURTIN, ironique.

Vraiment ?

ARNAUD TRIPIER.

On peut être forcé de faire un voyage. On peut être malade. On a bien le droit d’être malade.

COURTIN, énergiquement.

Mais pas le droit de se déshonorer. Quand on porte le nom que je porte... qu’on est membre de l’Académie française... qu’on a l’honneur de représenter un département français... et le devoir de porter la parole au nom des intérêts les plus sacrés de la France !... Ah ! il faut qu’on me croie tombé bien bas pour oser me proposer un pareil marché.

Il marche... marche avec agitation. Un silence.

ARNAUD TRIPIER, d’un ton pénétré.

Monsieur le sénateur... Rappelez-vous Leverrier... le pauvre Leverrier.

COURTIN, criant.

Leverrier ! Leverrier !... un escroc !... un escroc ! C’était un escroc !

ARNAUD TRIPIER.

En êtes-vous bien sûr ? C’était un homme puissant, lui aussi.

COURTIN.

Allons donc !

ARNAUD TRIPIER.

Un député... un ancien ministre...

Insistant.

un des leurs !... eh bien, ils l’ont exécuté sans pitié... exécuté...

COURTIN.

C’était justice !... Un escroc, je vous dis...

ARNAUD TRIPIER.

Oh ! monsieur le baron, quand on veut perdre un homme !

COURTIN, criant et marchant, et se bouchant les oreilles.

Je ne suis pas un Leverrier... Je ne suis pas Leverrier... Vous m’insultez !... je ne suis pas Leverrier.

ARNAUD TRIPIER.

Excusez-moi ! Mais ce pauvre Leverrier était un ami. Tenez, j’ai déjeuné avec lui la veille de son arrestation, oui, la veille de son arrestation.

Un temps.

Trois semaines après il passait en correctionnelle...

COURTIN.

Vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Vous ne savez pas ce que vous dites.

Malgré ses efforts, il chancelle un peu et se retient au dossier d’un fauteuil.

ARNAUD TRIPIER, revenant pour le soutenir.

Monsieur le baron.

COURTIN, le repoussant, la voix un peu étranglée.

Ce n’est rien ! une faiblesse !... J’ai eu une journée fatigante. Je n’ai pas déjeuné. Je suis fatigué, très fatigué. Laissez-moi, allez-vous-en.

ARNAUD TRIPIER.

Je vous demande pardon... bien pardon... Je ne croyais pas... je m’en vais.

COURTIN.

Allez-vous-en.

ARNAUD TRIPIER.

Je m’en vais.

Tout près de lui.

Croyez-moi pourtant, ces gens-là sont féroces... À votre place, j’irais les voir. Tenez, monsieur le président du Conseil ?... Il fait grand cas de vous... Aujourd’hui vous pouvez encore causer...

Il touche l’épaule de Courtin qui frissonne.

Mais demain !...

Entre Thérèse.

 

 

Scène XIII

 

COURTIN, ARNAUD TRIPIER, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Oh ! pardon !... Vous m’avez fait demander ?

COURTIN.

Un mol à vous dire...

Présentant.

M. Arnaud Tripier...

ARNAUD TRIPIER, s’inclinant.

J’ai déjà eu l’honneur, madame la baronne, de vous être présenté.

THÉRÈSE, après avoir regardé Courtin qui fixe le tapis.

Je vous demande pardon, monsieur.

ARNAUD TRIPIER.

Cet hiver... à l’ambassade d’Italie...

THÉRÈSE.

En effet.

ARNAUD TRIPIER.

Quelle charmante femme que la marquise Reversi !

THÉRÈSE.

Tout à fait charmante.

ARNAUD TRIPIER.

Savez-vous que sa grand’tante eût servi de modèle à Stendhal pour sa comtesse Pietranera, de la Chartreuse ?

THÉRÈSE.

Ah !

ARNAUD TRIPIER.

Comme c’est curieux, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Très curieux.

ARNAUD TRIPIER.

Madame la baronne... mon cher sénateur...

Il remonte suivi de Courtin.

Retenez seulement que je n’ambitionne pas d’honneur plus grand que de vous servir.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

THÉRÈSE, COURTIN

 

THÉRÈSE, allant très vite vers Courtin.

Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes tout bouleversé... On me dit que vous m’avez fait demander jusqu’à quatre fois ?... Enfin, que se passe-t-il ?

COURTIN.

Des choses très graves...

THÉRÈSE.

Où ? Quoi ?

COURTIN.

Au Foyer... ici aussi... pour vous... pour moi, un scandale...

Il se met à marcher.

un scandale et la ruine.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que vous me dites ?... Depuis ce matin ?... C’est cette lettre anonyme qui vous met dans cet état ? Je ne vous reconnais plus.

COURTIN, très nerveux.

Cette lettre anonyme ?... Mais vous tairez-vous ?... Me laisserez-vous parler ?

THÉRÈSE.

Quel ton !

COURTIN.

Je n’ai pas le loisir de chercher mes mots... Cela presse... Vous savez, Dufrère vous a dit que j’ai passé toute la matinée au Foyer.

THÉRÈSE.

Oui.

COURTIN.

Ce que j’ai recueilli... vous ne pouvez l’imaginer... Mais ce n’est pas ça !

THÉRÈSE.

Alors ?

COURTIN.

Je rentre tout à l’heure... et je trouve une espèce de petit journaliste qui sait tout déjà, le prend de haut, me fait la leçon, avec qui j’ai la stupidité... la stupidité de discuter.

THÉRÈSE.

Mais enfin, mon ami... ce n’est pas vous qui avez enfermé cette pauvre enfant dans un placard.

COURTIN.

Il s’agit bien de ce placard...

THÉRÈSE.

Ce n’est pas vous qui avez donné le fouet.

COURTIN.

Il s’agit bien du fouet... Je ne sais pas pourquoi vous me parlez de ces bêtises... Asseyez-vous... En deux mots, on me menace d’une enquête... Vous avez vu cet Arnaud Tripier ?

THÉRÈSE.

Quelle tête sinistre ! Il se teint, vous savez ?

COURTIN.

Ah ! je vous en prie !... Et savez-vous ce qu’on découvrira, au Foyer, si on va au fond des choses, et même si on ne va pas très au fond ?... Le savez-vous ?

THÉRÈSE.

Mais non... C’est agaçant, dites ?

COURTIN.

On découvrira que nous n’avons plus rien... et des dettes... C’est effrayant !...

THÉRÈSE.

Eh bien... il n’y a qu’à trouver de l’argent... On trouve de l’argent pour les œuvres de charité... Et si on n’en trouve pas... mon Dieu !...

COURTIN.

Vous êtes inouïe ! On ne trouvera rien... rien... Vous êtes comme l’abbé Laroze... Le pauvre homme ne voulait-il pas s’adresser à la nonciature ?... Et il y croit... Il croit au miracle... aux saints... à la pitié de l’Église ! Ces calotins !

THÉRÈSE, choquée.

Oh !

COURTIN.

C’est vrai aussi... il finit par m’exaspérer, avec toutes ses histoires de Jésuites.

Il se laisse tomber sur un fauteuil.

THÉRÈSE, allant près de lui.

Les Jésuites... le fouet... la nonciature... Arnaud Tripier... je m’y perds. Mais si le Foyer ne va plus... si le Foyer ne peut plus aller... on le fermera, voilà tout !

COURTIN, les bras levés.

Voilà tout.

Il se lève et marche.

THÉRÈSE.

Naturellement... Il n’y a pas que le Foyer, dans la vie... vous avez votre situation, votre rôle politique... l’Académie. Dieu merci ! assez d’occupations et assez d’honneurs...

Changeant de ton.

Ne me regardez pas comme ça, vous m’affolez... dites-moi où est le scandale ?

COURTIN.

C’est que vous ne savez rien encore.

THÉRÈSE.

Alors... dites-le-moi.

COURTIN.

Il n’y a plus de Sénat... plus d’Académie... il y a des comptes à rendre...

Changeant de ton.

C’est difficile à vous expliquer... vous ne comprenez rien aux affaires... Il s’agit d’affaires... de comptes... Enfin... mettez que l’argent qui manque au Foyer... existe... qu’il y en ait... qu’il y en ait même beaucoup...

THÉRÈSE.

Et ?

COURTIN, embarrassé.

Et que ce soit moi qui le doive... que j’en sois responsable... mais que je ne l’aie plus à ma disposition... que je ne puisse pas le réaliser... comprenez-vous ?

THÉRÈSE, détournant les yeux et lentement.

Oui... oui... je comprends... J’y suis.

COURTIN.

C’est heureux !

Il soupire.

Que voulez-vous ?... J’ai eu deux années très dures... de grosses pertes à la Bourse... j’ai cru à la chance... j’ai...

THÉRÈSE, doucement.

Mon ami... ce n’est pas moi qui vous demande des explications. Ce ne serait pas à moi... vous n’êtes pas le seul coupable... Et vous ne me faites pas de reproches !... Gabriel, c’est très généreux... très généreux. Mais, pourquoi ne m’avoir pas avertie... prévenue ?

Se dégageant, résolue.

Maintenant, il ne s’agit plus de tout ça ! Il faut trouver la somme ! Voyons.

COURTIN.

Elle est énorme.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que cela fait ?... Il faut la trouver... il n’y a qu’à la trouver.

Devant la glace, elle ôte son chapeau.

COURTIN.

Je te dis qu’elle est énorme... Peut-être trois cent mille francs !

THÉRÈSE.

Ça ne fait rien... Il n’y a qu’à la trouver... Dieu merci, tu n’es pas le premier venu... nous avons des amis...

COURTIN.

Mais le temps ? Le temps de réunir une somme pareille ! Les amis ? Qui ? Qui ? Et cette Rambert qui sait tout et me fait chanter !

THÉRÈSE, énergique.

Ça ! nous allons voir.

COURTIN.

Elle m’a mis le marché en main... Et le gouvernement ! Les canailles ! ils seraient trop contents de me déshonorer...

THÉRÈSE.

Mais non... Un gouvernement cherche toujours à éviter le scandale.

COURTIN.

Est-ce que ceux-là sont des hommes de gouvernement ?... Pour un rien, ils perdent la tête... Un article de journal... et ils seraient bien capables de me faire arrêter.

THÉRÈSE.

Tu es fou !

Le regardant, s’effarant.

Alors, raison de plus...

Criant.

Il n’y a qu’à trouver la somme... la trouver... Voyons... Et puis, calme-toi...

Elle s’assied.

COURTIN.

Je t’admire, tiens !

THÉRÈSE.

Écoute-moi un peu. La marquise d’Ormailles ? Enfin, c’est votre tante... Elle n’a pas d’enfants... Elle vous aime beaucoup... Elle s’intéresse au Foyer.

COURTIN.

J’y ai pensé. Pour elle, la somme est trop forte.

THÉRÈSE.

Le baron Glanez ?

COURTIN.

Celui-là... il faudrait lui expliquer... Peut-être qu’avec du temps ? Mais je ne peux pas courir le risque d’un refus. Je me serais compromis pour rien.

THÉRÈSE.

Robert ?

COURTIN.

Il est en Amérique.

THÉRÈSE.

C’est vrai ! Diable ! Diable. Les Ponvalier ?... Je suis bête... Mme d’Avranches ?

COURTIN.

Trois cent mille francs !... Nous ne trouverons personne... rien... rien... J’ai cherché, va !

THÉRÈSE.

Le moyen de l’abbé ?

COURTIN, haussant les épaules.

Un roman du Petit Journal.

THÉRÈSE.

Lerible ?

COURTIN.

J’ai pensé à tout... et tout, tout est impossible !

THÉRÈSE.

Alors ?... Mais ne marchez donc pas comme ça... arrêtez-vous !

COURTIN, s’arrêtant devant Thérèse.

Vous n’avez pas compris ?

THÉRÈSE.

Mais non... j’ai horreur des charades.

COURTIN.

Il nous faut quelqu’un à qui on puisse parler ouvertement... Vous sentez la difficulté d’expliquer même à Robert... même à mon frère...

Il se rapproche encore.

THÉRÈSE, inquiète.

Que voulez-vous dire ?

COURTIN, presque bas.

Il nous faut un ami... un ami éprouvé.

THÉRÈSE, très vite, criant.

Biron ?

COURTIN.

Eh bien ?

Silence.

THÉRÈSE, après un regard fixe sur Courtin, très fort.

Moi ?

Courtin se tait.

Jamais de la vie !

COURTIN, d’abord doucement.

Vous êtes une enfant... Cent fois vous avez eu recours à lui... pour des bêtises... des notes ennuyeuses... Il s’agit, à présent, de toute notre situation qui peut être irrémédiablement compromise... qui l’est... Et vous hésitez ?

THÉRÈSE.

Jamais... non... jamais...

COURTIN, se contenant mal.

Mais c’est fou ! C’est fou ! Vous ne réfléchissez pas... vous ne comprenez pas... Réfléchissez... Vous avez bien confiance en moi ?... C’est la fin... je vous dis que c’est la fin.

THÉRÈSE.

Jamais !

COURTIN.

Faut-il que je vous en prie ? Thérèse... voyons... vous n’êtes pas sotte... ni méchante ?...

THÉRÈSE.

Je vous l’ai dit... je vous le répète... Jamais... ! Jamais...

COURTIN, s’animant.

Pourquoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? pourquoi ? mule que vous êtes !

THÉRÈSE, se contenant.

Ne vous emportez pas... Restons calmes...

Elle crible son chapeau de coups d’épingle.

Vous vous énervez... c’est vous qui devriez comprendre... Il y a des choses qui sont possibles... il y en a d’impossibles ! Ne me demandez pas l’impossible... ne me demandez pas la seule chose... Mais comprenez donc !

COURTIN.

Ce sont des bêtises qui vous arrêtent... je sais bien... des bêtises.

THÉRÈSE, les yeux baissés, la voix sourde.

Nous ne pouvons plus parler... C’est affreux !... Nous ne pouvons plus en dire davantage.

Le regardant.

Tenez !... voulez-vous ?... nous allons partir... laisser tout là...

COURTIN.

Ce serait l’aveu... Je ne peux pas... Et puis, c’est absurde...

THÉRÈSE.

Je vous en prie ! Vous travaillerez... vous reprendrez vos livres... votre Histoire de l’impératrice Joséphine... je l’aimais tant !

COURTIN.

Tout cela est trop loin de moi.

THÉRÈSE.

Ne dites pas ça... ne dites pas ça... Avec un peu de courage... vous referez votre vie.

COURTIN, violent.

En prison !

THÉRÈSE, affolée.

En prison ! en prison !... Mon Dieu ! Alors, partons... partons tout de suite... partons très loin.

COURTIN, saisissant les mains de Thérèse et la repoussant brutalement.

Oui... avec le petit d’Auberval ?

THÉRÈSE, avec rage, frottant son poignet.

Ah ! il ne fallait pas prendre l’argent qui ne vous appartenait point.

COURTIN.

L’argent appartient à tout le monde... On s’en sert, voilà tout.

THÉRÈSE.

Ça, c’est du Biron... On s’en sert... et puis, on ne veut ni le rendre ni aller en prison.

COURTIN.

Un baron Courtin ne va pas en prison pour des affaires d’argent.

THÉRÈSE.

Un baron Courtin peut tout faire... escroquer, voler... consentir à toutes les ignominies, à toutes les saletés... mais il ne veut pas aller en prison... C’est trop commode.

COURTIN.

Par un entêtement stupide... des scrupules d’idiote... vous me condamnez... vous ne savez pas à quoi vous me condamnez... Je vous ai pourtant laissé vivre à votre guise...

Perdant la tête.

Cent fois j’aurais pu... j’aurais dû vous jeter à la porte de chez moi...

THÉRÈSE.

Ah ! parlez-en !

COURTIN.

Je ne l’ai pas fait... Et maintenant... Tenez... ah ! tenez... vous n’êtes qu’une...

THÉRÈSE, très vite, lui coupant la parole.

J’ai entendu !...

Un petit silence.

Soit ! ça m’est égal... tout m’est égal... Mais vous aurez beau prier, menacer, vous ne me forcerez pas d’aller chez un amant dont je ne veux plus... dont je ne veux plus... gagner l’argent qu’il vous faut !

COURTIN, se précipitant sur Thérèse, la main levée.

Misérable ! Tais-toi !... tais-toi !...

Il va frapper. Thérèse se préserve le visage avec les mains. Les mains de Courtin retombent.

C’est bien ! Vous pouvez retirer vos mains... Je ne vous toucherai pas... Faites ce que vous voudrez.

Il va lentement, comme à bout de forces, tomber sur le divan, la tête dans ses mains. Long silence.

THÉRÈSE, se retournant et regardant son mari.

Mon ami... mon ami... c’est abominable !...

COURTIN, sans regarder Thérèse, le corps plié en avant, sur le divan.

Abominable ! C’est moi qui suis abominable ! Ma pauvre amie ?...

Thérèse va vers Courtin.

Pourquoi faut-il que je vous aie dit... tout ce que je viens de vous dire ? Jamais vous ne l’oublierez ! C’est cette avalanche aussi ! Je ne vois plus devant moi que des gens qui courent... qui me repoussent... que je n’ai plus la force, que je n’aurai jamais plus la force... de rejoindre. On me laisse là... tout seul... Je suis perdu... je suis perdu... J’ai honte... Je suis perdu...

Il pleure.

THÉRÈSE, s’asseyant à son côté, lui prenant les mains.

Ne tourne pas la tête... regarde-moi... Nous pouvons bien nous regarder, va !

Elle se rapproche encore.

Laisse... laisse... Nous sommes deux pauvres malheureux !

Long silence.

COURTIN.

Qu’est-ce que j’ai fait ?... Mon Dieu !... Qu’est-ce que nous allons devenir ?

THÉRÈSE, à mi-voix.

J’irai...

Elle se lève.

COURTIN.

Non... non... je ne veux pas... je ne veux pas...

THÉRÈSE, en larmes, les genoux au divan.

J’irai... il nous sauvera !...

Exaltée.

Par bonté de cœur... par pure bonté... J’en jure ma vie !

 

 

ACTE III

 

Chez Biron, un petit salon orné de tapisseries, d’après Boucher, et meublé de pièces historiques du dix-huitième siècle.

Une porte s’ouvre à gauche, sur un cabinet de toilette que la disposition du décor permet d’entrevoir. La porte du fond, à gauche également, s’ouvre sur la chambre à coucher de Biron. À droite, porte donnant sur le vestibule. Au milieu du panneau de droite, entre deux fenêtres, une cheminée ; au milieu de la pièce, une table. Sur un guéridon, à droite, un miroir dans un cadre doré, figurant des guirlandes de roses, dont quelques-unes le couronnent du chiffre entrelacé de Mme Dubarry. Sur une console, une petite pendule de Falconnet. Canapé, bergères, fauteuils de tapisseries, chaises. Contre le mur une vitrine remplie.

La pièce est ensoleillée.

 

 

Scène première

 

JEAN, puis COURTIN

 

Au lever du rideau, Jean traverse le salon, une paire de bottines à la main... Il voit entrer Courtin et paraît surpris.

JEAN.

Monsieur le baron !... Monsieur n’attendait pas monsieur le baron, ce matin... Monsieur le baron est matinal... Monsieur ne fait que se lever...

COURTIN, des journaux à la main.

Dites à monsieur qu’il s’agit d’une affaire importante.

JEAN.

J’y vais... Monsieur sera ici dans un instant...

Il sort à gauche, au fond. Courtin, resté seul, parcourt les journaux, jusqu’à ce que Biron apparaisse à la porte du cabinet de toilette. Il est à peine vêtu... Lui aussi tient des journaux à la main.

 

 

Scène II

 

COURTIN, ARMAND BIRON

 

Courtin agite et montre les journaux à Biron.

BIRON.

J’ai lu... j’ai lu...

Il rit.

La flagellation... dites-moi ?...

Il rit.

Elles n’allaient pas mal au Foyer !... D’ailleurs, tous ces temps-ci, la flagellation est fort à la mode...

S’approchant de la table où il bouleverse livres et papiers.

Où donc ai-je fourré un livre que mon libraire ?...

Il cherche.

Voyez-vous, cette Rambert ?... Elle ne s’embêtait pas !...

COURTIN, agacé.

Laissez donc !

BIRON.

Mais non... Un livre !... mon cher.

Il fait claquer un petit baiser au bout de ses doigts.

Je voudrais vous montrer ça.

COURTIN, agacé.

Je vous en prie ?

BIRON, cherchant.

Dans tous les journaux, c’est la note Havas qui est reproduite.

Tendant un journal à Courtin.

Là, pourtant, on enjolive un peu... On parle déjà de vieux messieurs admis au spectacle... Vous m’inviterez ?...

Il rit.

Ma foi, j’y renonce... Je ne devrais jamais laisser traîner ces livres-là... Ce qu’ils intéressent mes domestiques !...

Courtin, qui a parcouru le journal, le lui rend.

Sérieusement, mon cher, ce n’est pas ce qui vous inquiète ?

COURTIN.

Non... D’autant que la note est très peu claire... et qu’aucun journal ne donne les noms... « Une personnalité politique ». Il y a beaucoup de personnalités politiques, heureusement.

BIRON.

Alors ?

COURTIN.

Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ce qu’on dit... mais ce qu’on ne dit pas... et que je sais...

BIRON.

Quoi donc ?

COURTIN.

Un juge d’instruction...

BIRON.

Hein ?...

COURTIN.

Qui serait nommé...

BIRON.

Un juge !... vous êtes sûr ?...

COURTIN.

À peu près.

BIRON.

À peu près... à peu près... Mon cher, un juge d’instruction n’est pas nommé à peu près... Il l’est, ou il ne l’est pas... D’où ?... De qui tenez-vous le renseignement ?

COURTIN.

De Priou, qui avait déjà entendu parler de quelque chose à la Chambre et qui, le soir, a pu téléphoner place Vendôme...

BIRON.

Priou... n’est pas un enfant... Tiens ! Tiens !

COURTIN.

Il est accouru chez moi, affolé... Nous avons causé très tard... Je n’ai pu dormir de la nuit... vous savez comme il fume... Bref, nous sommes tombés d’accord, que vous étiez le seul homme... qu’il fallait vous mettre au courant.

BIRON, avec importance, boutonnant sa chemise.

Priou a raison... Vous avez bien fait... Mais... voyons, que sait-il exactement ?

COURTIN.

Que le garde des sceaux a eu, tard dans la soirée, une longue conférence avec le procureur général... à propos du Foyer !

BIRON.

Tiens ! Tiens ! Tiens !...

Intéressé.

Il y a donc du vrai ?... Cette directrice ?...

COURTIN.

Des enfantillages... Non... on peut expliquer les choses.

BIRON.

Eh bien ! Que craignez-vous ?

COURTIN.

Mon Dieu ! rien et tout... Une instruction est une instruction, à tout le moins un scandale... On imprimera mon nom... Les journaux avancés vont se jeter là-dessus... Vous allez voir quelle aventure !... Et même les nôtres, pour me défendre... ce sera pire encore...

BIRON.

Sans doute, c’est embêtant... c’est embêtant... Vous voulez que je voie le garde des sceaux ?

COURTIN, vite.

Je viens vous en prier... Il est toujours votre conseil ?

BIRON.

Mérindol ne plaide plus pour moi, naturellement... mais il a toutes les raisons de m’être agréable... toutes les raisons... et beaucoup d’autres avec...

COURTIN.

Pourriez-vous lui téléphoner ?... le voir aujourd’hui même ?

BIRON.

Attendez !... Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui l’interpellation Galibiou ?

COURTIN.

Parfaitement.

BIRON.

Eh bien ! j’irai à la Chambre... Je le verrai à la Chambre... Et de la Chambre... je vous rejoins au Sénat...

COURTIN.

Ah ! non... pas au Sénat... voulez-vous ?

BIRON.

Vous avez le plus grand tort... Il faut aller au Sénat aujourd’hui... y porter beau... et qu’on y voie un baron Courtin très chic... le Courtin des grands jours...

COURTIN.

Vous avez peut-être raison... J’irai... Je remets mon sort entre vos mains, mon cher Biron.

Il lui serre les mains.

BIRON.

Mais vous tremblez ? Vous êtes glacé...

COURTIN.

Je me sens un peu nerveux... un peu désemparé.

BIRON, avec importance.

Courtin, mon bon ami, rassurez-vous... Je crois pouvoir vous promettre...

COURTIN.

Sincèrement ?... Ah ! je ne suis pas si tranquille...

Il soupire.

BIRON.

J’ai arrangé avec Mérindol des choses autrement compliquées.

COURTIN, songeur.

Il faut tout de même que le gouvernement ait de mauvaises intentions pour qu’Arnaud Tripier soit venu...

BIRON, interrompant.

Vous avez eu la visite d’Arnaud Tripier ?... Et vous ne m’en dites rien ? Que vous a-t-il proposé ?

COURTIN.

C’est vrai... J’oubliais... Je n’ai plus la tête à moi..! Tout simplement de ne pas intervenir dans la discussion sur l’enseignement...

BIRON, tapant dans ses mains.

Je voyais venir le chantage...

Gaiement.

Tout cela est excellent !

COURTIN.

Vous trouvez ?

BIRON.

Dites-moi... êtes-vous décidé à faire des concessions ?

COURTIN, se défendant.

Ah !...

BIRON.

À l’extrême rigueur... en feriez-vous ?... Il faut que je le sache... pour Mérindol...

COURTIN.

Ils sauront bien m’y forcer... les canailles !... Un gros sacrifice...

BIRON.

Alors... ça va bien... ça va très bien !

COURTIN.

...Vous êtes admirable !

BIRON.

Mon cher... du moment que vous cédez...

Courtin s’éloigne.

D’ailleurs, tantôt, avec Mérindol, je saurai exactement où en sont les choses... Dès maintenant, je réponds de tout... C’est cuit... Pas d’instruction... pas de juge d’instruction... C’est couru... Dans un fauteuil, mon petit Courtin.

COURTIN.

Biron, je vous remercie... Vous êtes le premier qui me tranquillisiez vraiment... Priou m’avait affolé... Je me ressaisis... J’ai encore quelques personnes à voir ce matin... Je me sauve...

BIRON.

Je ne vous reconduis pas... Je vais m’habiller...

Il lui tend la main.

COURTIN.

Allez !... allez donc !

Il remonte indécis vers la droite, hésitant, troublé.

BIRON, remontant à gauche.

Ça va très bien !

COURTIN, avant d’ouvrir la porte.

Je ne vous téléphone pas... Je vous attends...

Il tire sa montre.

BIRON.

Au Sénat.

COURTIN.

Ne me faites pas languir...

BIRON.

Dès que j’aurai vu Mérindol !... Sapristi, mon cher... je suis votre ami...

Ouvrant la porte du cabinet.

Jean... Frédéric... je m’habille...

En se retournant, il voit Courtin, un peu, redescendu.

Qu’est-ce que vous avez encore ?

COURTIN, redescendant.

Il n’y a pas que ce que je vous ai dit qui m’inquiète...

BIRON, s’avançant vivement.

Allons... allons... je me doutais bien... Asseyez-vous là, dans ce somptueux fauteuil...

COURTIN, s’asseyant et regardant les portes de gauche.

On peut parler ?

BIRON, très intéressé, s’asseyant aussi.

Mon cher... vous pouvez y aller...

Montrant les tapisseries.

Si vous saviez ce que les bergers et bergères ont entendu... vous n’en direz jamais d’aussi raides...

COURTIN, après un moment.

Mon cher Biron... je vous jure... que, ce matin, je n’étais venu que sur le conseil pressant de Priou... Je ne voulais vous parler que de cette affaire de juge... rien d’autre...

BIRON, attentif.

Ah !

COURTIN, un peu embarrassé, d’une voix moins affermie.

Et puis, votre accueil si cordial, si chaleureux, m’encourage à plus de confiance... encore.

BIRON, méfiant.

Ah !

COURTIN.

Ai-je tort ?

BIRON, froid.

Mais non, voyons !

COURTIN.

Voilà... J’ai de gros... très gros ennuis...

Biron se renfrogne, Courtin s’embarrasse.

Un malheur n’arrive jamais seul...

Un temps.

Le Foyer... mon pauvre Foyer... pour qui j’ai tant lutté... Oui... nous traversons une crise... – ce n’est qu’une crise – mais une crise en ce moment... vous en sentez bien tout le danger ?...

Geste indécis de Biron.

Je vous demande votre avis...

BIRON, évasivement.

Mon Dieu !... continuez donc.

COURTIN.

Si on ne lui vient en aide... le Foyer peut être perdu... Tous mes efforts auront été perdus... Je ne puis me faire à cette idée...

Un temps.

Enfin... j’ai pensé qu’un homme généreux... un homme de cœur... un homme comme vous, Biron...

BIRON.

Dites donc... dites donc... mon petit Courtin... je ne veux pas être trop dur... je vois l’état où vous êtes... mais, sérieusement, comme vous ne vous mettez pas à l’envers pour me taper de cent louis... sérieusement... vous ne songez pas qu’avec un boniment, vous allez, comme ça, avant le déjeuner, me faire cracher la forte somme pour une œuvre de charité ! Ah ! non !...

COURTIN.

Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes extraordinaire...

BIRON.

C’est trop bête, ma parole !... Vous finissez par être dupe de vos phrases... Le Foyer ! le Foyer !

COURTIN, se levant.

Le Foyer est une œuvre extrêmement utile... foncièrement humaine... Une belle œuvre !...

BIRON.

Fuut !

COURTIN.

Vous m’avez dit, vous-même, du Foyer : « Voilà du bon socialisme ! »

BIRON.

J’ai dit ça, moi ?

COURTIN.

Vous...

BIRON.

Alors, j’ai dit ça pour rire !... Mais je me fiche du Foyer, mon bon ami... Le Foyer, c’est de la blague... ce n’est rien... Tenez, j’aimerais mieux vous voir une écurie de courses... Au moins, c’est quelque chose... et ça vous coûterait moins cher... à moi aussi !

COURTIN, levant les bras.

Une écurie de courses !

BIRON.

De vous à moi... le Foyer vous a été utile... vous vous en êtes servi pour toutes sortes de choses... Très bien... je trouve ça très bien, ah ! mais sapristi !... ne venez pas me raconter des histoires... qui feraient sourire un actionnaire...

Un temps.

COURTIN, lentement.

Et s’il n’y avait pas que le Foyer ?...

Un temps.

S’il y avait des comptes à rendre et qu’on ne puisse pas ?

BIRON, très vite, presque joyeusement.

Vous ?...

Courtin baisse la tête.

À la bonne heure !... Ça, je comprends.

COURTIN, presque suppliant.

Vous êtes mon meilleur ami...

BIRON, avec réticence.

Je comprends... Je comprends... Combien faut-il ?

COURTIN, hésitant.

Exactement... je ne peux pas vous dire... Trois cent mille francs...

Très vite.

À peu près...

BIRON.

Fichtre !...

COURTIN.

Et je viens, franchement... tout bonnement...

BIRON, l’arrêtant.

Eh ! la somme est forte...

COURTIN.

Pas pour vous...

BIRON.

Non... je ne peux pas... D’ailleurs... je vais vous dire... Je vous demande le secret... Je suis un peu gêné en ce moment...

COURTIN, amer.

Oh ! je pourrais le répéter... sans inconvénient pour vous... On ne me croirait pas...

BIRON.

Comment avez-vous pu faire une brèche pareille ?... Vous entreteniez donc des archiduchesses ?... Trois cent mille francs !...

Se retournant vers Courtin.

Vous êtes donc bien riche ?

COURTIN, se contenant.

Mon cher... cette plaisanterie...

BIRON.

Je veux dire qu’une somme pareille, on ne la prête qu’à un homme excessivement riche... et...

COURTIN, interrompant.

...qui n’en ait pas besoin ?

BIRON.

Mais naturellement... on ne prête jamais d’argent à ceux qui en ont véritablement besoin.

COURTIN.

Voilà les raisons que vous trouvez... pour refuser d’aider un ami ?...

BIRON.

Je ne dis pas...

COURTIN.

Réfléchissez... ! À la suite de ces plaintes...

BIRON.

Puisqu’il n’y en a pas...

COURTIN.

Comprenez donc que l’instruction...

BIRON.

Puisqu’il n’y en aura pas...

COURTIN.

Aujourd’hui peut-être... mais demain ?... Vous n’allez pas, pour une misère...

BIRON.

Une misère ?... Vous êtes bon, vous.

COURTIN.

Voyons... mon ami... mon cher ami. Moi, Courtin... le baron Courtin... Ce serait épouvantable !

BIRON.

Je suis navré, parbleu !... je suis navré... mais tout cela ne fait pas que j’aie trois cent mille francs... à votre disposition...

COURTIN.

Vous avez tant d’argent !... Vous gagnez tant d’argent !

BIRON.

Naturellement, j’ai de l’argent... Tout le monde a de l’argent... mais personne n’en donne... On ne donne pas d’argent... comme ça... pour rien... pour le plaisir... Ma parole, vous êtes comme un enfant... On voit bien que vous n’en avez pas, vous !

COURTIN, digne.

Ce n’est pas une honte...

BIRON, vite.

Je ne dis pas ça... Mais comprenez donc que ce n’est pas possible... Vous ne savez pas... vous ne savez pas ce que c’est de ne pas en avoir... ne pas en avoir du tout... Et tout ce qu’on fait pour en avoir !... Donner de l’argent... ça n’a pas de sens... À partir de dix mille... de quinze mille francs... l’argent, ce n’est plus de l’argent... C’est des affaires...

COURTIN.

Allez ! allez ! Faites l’homme d’affaires... l’homme intraitable... À vous entendre, on dirait que vous n’avez jamais obligé un ami... Et c’est moi qui vais vous rappeler tous les services que vous m’avez rendus !

BIRON, se retournant.

Permettez !... Ah ! permettez !... Ce n’est plus la même chose...

COURTIN, furieux.

Taisez-vous !... Qu’est-ce que vous allez ?... Mais taisez-vous donc !

Il remonte. Un silence.

BIRON, criblant les chenets de coups de pieds.

C’est vous aussi qui me faites dire des bêtises...

COURTIN, s’approchant, hors de lui.

Des bêtises ?...

De très près, à Biron, qui s’est retourné.

Cynique que vous êtes !...

Le bras levé.

Une infamie !

BIRON, qui a soutenu le regard furieux de Courtin.

Et puis après ?

Même attitude.

Allons, allons, les mots ne sont que des mots... Mettons que j’en ai dit quatre de trop... Ça s’oublie...

Suivant Courtin, qui s’éloigne.

Y a-t-il de quoi perdre la tête ?... Est-ce le moment ?... Songez donc plutôt à votre situation...

Changent de ton.

dont il faut sortir.

COURTIN, se retournant, maître de lui et ricanant.

Mon cher, parce que vous m’avez vu un peu nerveux... je suis nerveux le matin... ça m’arrive... Parce que j’ai eu la puérilité de vous demander un service... On se trompe, voilà tout !... Mais ne vous mettez pas en peine... Mon pauvre Biron, nous sommes du monde, nous autres, depuis des siècles... et je savais déjà très bien comme il faut vivre,

Se couvrant.

quand vous commenciez de gagner votre premier argent...

BIRON.

Mais, nom de Dieu ! Courtin, vous ne vous en tirerez pas avec un beau geste, ni avec des phrases... Ça, parbleu ! vous saurez toujours trouver des insolences... Mais il n’y a ici personne qui vous regarde... Personne ne vous entend... Et moi... vous savez comme je m’en moque !...

Changeant de ton.

Ôtez donc votre chapeau.

COURTIN, gêné.

Mais... je m’en vais...

BIRON.

Tenez !... C’est idiot... Quoi ?... Pour le plaisir de faire le malin, vous allez vous perdre tout à fait...

Courtin ôte son chapeau, se tamponne le front.

vous noyer... entraîner avec vous... Vous n’êtes pas seul dans la vie...

Un temps. Timidement.

Est-ce que la baronne sait ?

COURTIN.

Tout... Elle sait tout.

BIRON.

Ah ! la pauvre femme !!!

COURTIN.

Pauvre Thérèse !...

BIRON.

Pauvre Thérèse !

COURTIN, poursuivant, amer.

Et elle voulait venir vous trouver ce matin...

BIRON.

Hé bien ?

COURTIN, plus amer.

Elle se croyait de force à émouvoir le cœur d’un ami...

Il hausse les épaules.

Elle parlait de votre désintéressement...

Même geste.

Ah ! il me tarde de lui épargner une humiliation.

BIRON, criant.

Mais quelle humiliation ?

COURTIN, sans répondre.

Moi... je ne voulais rien vous demander... J’aurais aussi bien fait... J’ai eu tout à l’heure un attendrissement stupide.

Il hausse les épaules.

Mais je ne regrette rien...

BIRON.

Vous allez l’empêcher de venir ?

COURTIN, de haut.

Ah ! ça !...

BIRON, furieux.

Vous voulez donc que nous nous brouillions tous ?...

Un temps.

Vous êtes donc fou... fou... complètement fou ?...

Persuasif.

Ah ! croyez-moi, vous êtes mal inspiré, ce matin... Voyons, Courtin... Tout peut encore s’arranger... Non ?... Tenez... je suis meilleur que vous ne pensez...

Un temps.

Revenez me demander à déjeuner...

Regardant la pendule.

à une heure... D’ici là, j’aurai peut-être trouvé un moyen...

COURTIN, interrompant.

Qui me coûterait trop cher...

BIRON.

Encore !...

COURTIN.

Dieu merci !... il me reste des amis qui ne font pas que des affaires...

BIRON.

Laissez-moi donc tranquille... Je vous connais... S’il vous restait, je ne dis pas une autre ressource, une lueur d’espoir ?... est-ce que vous vous seriez adressé à moi ?

COURTIN, dramatique.

Eh bien ! s’il est vrai que j’en sois là... que je n’aie plus rien à attendre de personne... je sais ce qu’il me restera à faire...

BIRON, criant.

Une sottise...

Calme.

que vous ne ferez pas...

COURTIN.

Je trouverai un moyen... (Il remonte en se couvrant.) ou alors le courage...

Se retournant.

de vous prouver que vous vous trompez.

Il continue vers la porte.

BIRON, criant.

Revenez donc me demander à déjeuner...

COURTIN.

Adieu !

Il sort.

BIRON, regardant la porte par où est sorti Courtin.

À une heure !... Je vous attends...

Il redescend.

Poseur, va !...

Un temps.

Bah ! il reviendra...

Il sonne.

il reviendra...

Il sonne de nouveau... Encore quelques secondes et Jean paraît.

Enfin !

 

 

Scène III

 

BIRON, JEAN, puis FRÉDÉRIC

 

JEAN, rabattant les manches de sa chemise.

Que monsieur m’excuse, j’aidais Frédéric et Martin à vider la piscine.

BIRON, jovial.

C’est bon ! c’est bon !

Changeant de ton.

Je vais m’habiller, je n’ai que le temps.

Jean ouvre la porte du cabinet de toilette, s’efface.

Non. Ce n’est pas vous qui m’habillerez.

JEAN, laissant aller la porte.

Ah !

BIRON, poursuivant.

Non... Vous...

Il le regarde, hésite.

le cab électrique ?... C’est ça, téléphonez de suite à Paul qu’il se tienne prêt.

Pendant que Jean va téléphoner dans une encoignure, Biron continue en suivant le jeu de scène.

Vous allez le prendre, vous vous ferez conduire...

S’interrompant.

je veux que vous soyez parti avant un quart d’heure... vous vous ferez conduire rue des Lavandières-Sainte-Opportune, 19, chez M. Lerible...

JEAN, marmottant.

Chez M. Lerible...

BIRON, poursuivant.

Et vous me le ramènerez. Tout de suite. Je ne veux pas vous revoir sans lui : arrangez-vous.

JEAN, avec suffisance.

Monsieur l’aura.

BIRON.

À la bonne heure !

Chantonnant.

C’est Lerible, Lerible, Lerible, c’est Lerible qu’il nous faut.

JEAN, considérant Biron.

Comme monsieur est gai !

BIRON.

Ça ne vous gêne pas, au moins ?

Se dirigeant vers le cabinet de toilette et s’arrêtant.

Ah ! Qui donc avons-nous encore en bas ?

JEAN.

Peu de choses. Les remisiers sont partis.

BIRON, sur l’air des hirondelles.

Les remisiers sont partis.

JEAN.

Il n’y a plus que le chemisier de monsieur.

BIRON.

Renvoyez.

JEAN.

Et M. Martinon.

BIRON.

Renvoyez... avec un mot aimable, celui-là.

JEAN, qui va sortir.

J’oubliais. M. le marquis de la Roche Pluvignon Gransac a téléphoné. Il demande à voir monsieur aujourd’hui.

BIRON.

Oui. Je sais. Pour la commode de M. de Choiseul. Elle est truquée. Ah ! il m’embête, ce brocanteur. Demain. Dépêchons, jamais, je n’y arriverai...

JEAN.

Monsieur va au bureau ?

BIRON.

Sapristi ! Vous avez raison de m’y faire penser. Aussitôt rentré, vous attaquerez M. Perlier au téléphone et vous lui direz que je ne passerai qu’à cinq heures pour la signature... qu’il téléphone lui-même à Londres et à Berlin... mais qu’on me garde une communication avec Bruxelles, pour cinq heures et demie... Vous avez compris ?... Et qu’on ne me dérange pas ici... qu’on me fiche la paix, hein ?

JEAN, triste.

Monsieur attend quelqu’un !

BIRON, gaiement.

Si vous n’y voyez pas d’inconvénient ?...

JEAN.

Une dame...

BIRON.

Dites-donc !... Jean, mon ami, vous devenez insupportable...

JEAN.

Monsieur... j’ai toujours peur que monsieur fasse des bêtises...

BIRON.

Assez !... Sonnez Frédéric !

JEAN, sonnant.

C’est pour le bien de monsieur. Monsieur n’a plus cinquante ans...

BIRON, qui a regardé Jean et haussé les épaules, à Frédéric qui entre.

Ma redingote ! la dernière... le pantalon...

JEAN, scandalisé.

Une redingote... à onze heures... à la maison...

BIRON, regardant Jean.

Samedi... j’ai trouvé Courtin en redingote, chez lui, à dix heures...

JEAN.

M. le baron Courtin !...

Il hoche la tête.

C’est que M. le baron allait à un mariage...

À Frédéric.

Donnez à monsieur le veston d’appartement habillé...

BIRON, à Frédéric qui sort.

Et mes pantoufles vernies... les neuves...

JEAN.

Monsieur sait bien qu’elles font mal à monsieur...

BIRON.

Je ne vous demande pas votre avis...

Sur la porte du cabinet de toilette.

Dépêchez-vous d’aller chercher Lerible.

Il passe en chantonnant : « C’est Lerible, Lerible, Lerible... » dans le cabinet de toilette.

JEAN, resté seul, va jusqu’au téléphone et, bourru.

Et ce cab ?... Il est prêt ?... Mais non, je sais ce que j’ai dit. J’ai dit le cab... Hein ?... Je ne vous demande pas votre avis.

Après avoir accroché l’appareil, il remet en place quelques meubles. On entend sonner le timbre de la porte d’entrée. Jean dresse l’oreille. Au second coup, il se dirige vers la porte de droite.

Ah ! Ah ! voyons...

La porte ouverte, il s’incline très bas, puis s’efface pour laisser passer Thérèse.

 

 

Scène IV

 

JEAN, THÉRÈSE, puis la voix de BIRON

 

JEAN.

Oh ! Madame la baronne !

Il s’incline de nouveau.

THÉRÈSE.

Bonjour, Jean !

JEAN, ému.

Que madame la baronne me pardonne... Je ne peux pas m’empêcher de dire respectueusement à madame la baronne, tout le bonheur que j’ai de revoir madame la baronne chez nous.

THÉRÈSE.

C’est très bien, Jean...

JEAN.

Toujours respectueusement dévoué aux ordres de madame la baronne.

La voix de BIRON, qui chante derrière la porte du cabinet.

C’est Lerible... Lerible... Lerible...

Thérèse tourne la tête vers la porte.

JEAN.

Oui... monsieur est là !... Monsieur finit de s’habiller... Monsieur chante... Monsieur est content...

THÉRÈSE.

Allez le prévenir...

JEAN.

J’y vais, madame la baronne... j’y vais !...

Il entre dans le cabinet de toilette.

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, puis BIRON

 

Thérèse regarde les tapisseries, les meubles, joue du bout du pied avec un tabouret.

BIRON, entrant les bras levés, boitillant légèrement.

Oh !... Oh !...

THÉRÈSE, sourire contraint.

Oui... c’est moi...

BIRON, s’approchant.

Je suis content... je suis content...

THÉRÈSE.

Vous pouvez triompher...

BIRON, protestant.

Oh !

THÉRÈSE.

Mais non... Il faut être généreux...

BIRON.

Je ne triomphe pas... Je suis trop parfaitement heureux...

Il veut lui prendre la main. Thérèse recule, met adroitement une petite table entre eux... Il répète, déçu.

trop parfaitement heureux ?...

THÉRÈSE.

C’est toujours joli, ici...

Elle met un genou sur un fauteuil, pour considérer un Lancret, au mur.

BIRON, qui l’a considérée.

Vous voilà... tout est redevenu comme autrefois...

Thérèse se redresse.

Thérèse... ma petite Thé...

THÉRÈSE, suppliant.

Je vous en prie... Ce que j’ai à vous dire est très difficile... Ne m’embarrassez pas... Aidez-moi...

Tout à coup, solennelle.

Biron, êtes-vous mon ami ?

BIRON, se précipitant.

Si je suis votre ami ?...

Il lui prend les mains.

THÉRÈSE.

Voilà un cri du cœur !...

Elle ôte vivement ses mains comme pour se déganter...

Non, sérieusement... Ne me regardez pas... Ne me regardez pas comme vous faites... Savez-vous où nous en sommes ?

BIRON, air de supériorité.

Je sais tout !...

THÉRÈSE.

Ah ! tant mieux !... Même le...

BIRON, joyeux.

Tout... tout...

Elle s’assied.

Parbleu !... Je savais tout... il y a longtemps...

Venant s’asseoir près de Thérèse.

Qu’est-ce que je disais ?... Je vous avais prévenue...

THÉRÈSE.

C’est vrai... Eh bien, je viens vous demander de nous sauver.

BIRON.

Sans doute... sans doute...

Il se lève.

Je ferai...

De plus près.

je ferai tout ce que vous voudrez...

Il la regarde. Elle recule un peu.

tout ce qu’il faudra...

S’éloignant.

Je disais à Courtin, tout à l’heure...

THÉRÈSE.

Tout à l’heure ?...

BIRON, se retournant.

Eh oui... tout à l’heure... quand il est venu...

Mouvement de Thérèse.

Vous ne saviez pas qu’il était venu ?

THÉRÈSE.

Non...

BIRON, de plus près.

Qu’il devait venir ?

THÉRÈSE.

Non... mais non...

BIRON, considérant Thérèse.

Tiens !... Tiens !...

THÉRÈSE.

Ah !... voilà le Biron qui se défie... le Biron que je n’aime pas... Croyez-vous à une comédie ?

BIRON.

Oh !... Oh !... Oh !... Oh !...

THÉRÈSE.

Jamais je n’ai été plus sérieuse... Non, restez là... restez où vous êtes... vous allez me faire pleurer... Vous savez bien pourtant que je ne sais pas mentir...

Biron s’éloigne.

Vous n’avez pas confiance en moi ?...

Biron se retourne.

Pourquoi est-il venu ?... Ah ! quand les hommes perdent la tête !... Qu’est-ce qu’il est venu faire ?

BIRON.

Mon Dieu !

THÉRÈSE.

Est-ce qu’il vous a demandé ?...

BIRON.

Il m’a parlé de l’affaire du juge... pas autre chose... du juge...

THÉRÈSE, criant.

Un juge ?... Quel juge ?... Est-ce pour me tourmenter ?...

Elle pleure.

Est-ce qu’il faut que j’aie encore plus peur ?...

Un sanglot.

BIRON, s’asseyant près d’elle, prenant ses mains.

Allons !... Allons !...

THÉRÈSE, même ton.

On va nous faire encore du mal...

BIRON.

Mais non... ma petite Thérèse... mais non...

Il caresse ses mains.

Vos gants brûlent... Mais, ma petite Thérèse... il ne vous arrivera rien...

THÉRÈSE, en larmes.

Il ira en prison...

BIRON.

C’est fou !... Est-ce que je ne suis pas là ?

THÉRÈSE.

Il avait si peur ?...

Elle sanglote.

BIRON, caressant les épaules de Thérèse.

Comme vous tremblez en pleurant !... A-t-on idée de se mettre en des états pareils !... Il n’arrivera rien... rien... je vous dis... Est-ce que je vous ai jamais trompée ?...

Geste de dénégation de Thérèse.

Alors ?

THÉRÈSE, qui ne pleure plus.

Bien vrai, au moins ?... Je peux être tranquille ?

BIRON.

Oui... mais oui...

THÉRÈSE.

Tout à fait tranquille ?

BIRON.

Ououii...

THÉRÈSE.

Ah ! C’est que vous ne savez pas comme je me tourmente, depuis hier... depuis qu’il m’a tout dit... Je n’ai pas dormi de la nuit... j’ai pleuré toute la nuit...

Changeant de ton.

Je dois avoir le nez rouge... Ne riez pas... Si, riez... Ça m’est égal... Je crois que je suis...

Un sanglot.

très contente...

Joyeuse.

Alors, vous nous sauvez ? Je savais bien...

Elle va jusqu’au miroir.

C’est qu’il faut tellement d’argent !

Elle se poudre.

BIRON, soupirant.

Je crois bien...

Nouveau soupir.

Malheureusement.

THÉRÈSE, se retournant.

Trop ?...

BIRON.

Assez comme ça... Mais ne vous occupez pas... ne vous occupez de rien... Venez vous asseoir près de moi...

Geignant.

que je vous aie un peu à moi, ma petite Thérèse...

Il lui tend les bras.

THÉRÈSE, grave.

Prenez garde !... vous allez tout gâter... Ne gâtez pas votre beau mouvement de générosité.

BIRON, laissant aller ses bras.

Hein ?

THÉRÈSE, s’exaltant à mesure.

Soyez généreux jusqu’au bout... Sauvez-nous par bonté de cœur, par pure bonté !... Ne me demandez rien en échange...

BIRON, farceur.

Je ne vous demande rien... Je vous demande de venir vous asseoir près de moi.

THÉRÈSE.

Non... S’il ne s’agissait que d’argent, je ne serais pas si gênée...

Brusque.

Il s’agit de renoncer à moi...

BIRON, sursautant.

Quoi ?

THÉRÈSE.

D’y renoncer tout à fait...

BIRON.

C’est trop fort !... que je renonce à tout ce que je souhaite ?... à ma raison de vivre ?... à ma vie ?...

THÉRÈSE.

Vous refusez ?

BIRON.

Aaaah !... Vous exigez l’impossible...

THÉRÈSE, debout, amère.

Voilà votre amitié !

BIRON.

Je vous promettrais... que je ne pourrais pas... C’est inimaginable !...

THÉRÈSE, criant.

Croyez-vous donc que je suis venue, comme une fille... débattre le prix...

BIRON.

Mais c’est idiot !... Avec vous, toujours les extrêmes... Il n’est pas question de... Encore une fois, je ne vous demande rien... Mais... C’est vrai aussi...

Ému.

Vous venez chez moi, jolie comme vous êtes jolie... troublée encore... Moi, je m’affole... J’écoute votre voix... vous avez quelque chose à me demander... c’est le Paradis... Tout à l’heure... vous avez mis un genou sur ce fauteuil... Est-ce que je puis oublier ce qui a été ?

THÉRÈSE, doucement.

S’il le faut ?...

BIRON, colère.

Ah !

THÉRÈSE.

Si je ne puis rien accepter autrement ?... Si je vous en supplie ?

BIRON, s’arrêtant à la regarder.

Vous perdre, par-dessus le marché ?... Ah ! non... Vous sauver pour vous perdre ?... Non... ah !... non !...

THÉRÈSE, s’exaltant.

Vous ne me perdez pas... vous gardez le meilleur de moi...

BIRON, secouant la tête.

Oh ! vous savez... moi... ces choses-là...

THÉRÈSE, même ton.

Vous ne connaissez donc pas quel bonheur c’est de se sacrifier... de se sacrifier pour quelqu’un qu’on aime ?...

Sourire extatique.

Une félicité... une félicité qui donne jusqu’au dégoût du plaisir !

BIRON, essayant de la faire rire.

Moi, le plaisir, ma petite Thérèse... le plaisir me suffirait... me suffirait...

THÉRÈSE, qui a regardé Biron, frissonnant.

Oh ! Biron... oh !...

BIRON, geignant.

Mais, ma petite Thérèse, je ne suis pas un héros, moi... ni un saint... ni un poète !...

Il s’assied.

THÉRÈSE, venant s’asseoir près de lui.

Écoutez-moi... écoutez-moi... Jamais je n’oserai...

Elle détourne les yeux et lentement, bas.

Ce garçon m’aime comme un fou...

BIRON, rageur.

Comme un fou ? c’est-à-dire que c’est vous qui en êtes folle...

THÉRÈSE, tranquille.

Je ne lui ai jamais donné le moindre espoir...

BIRON.

Oh ! il n’a qu’à vous regarder...

THÉRÈSE, grave.

Il ne me verra plus...

Biron écarquille les yeux.

Oui... si je vous demande de renoncer à moi... je m’engage à ne plus le revoir.

BIRON.

Jamais ?

THÉRÈSE, la voix mouillée.

Jamais...

Un soupir.

Ou enfin, jusqu’à ce que je sois guérie...

Un sanglot.

tout à fait.

BIRON, se levant.

Ça n’a pas le sens commun...

Remontant.

Ça n’a pas le sens commun... Mais c’est le meilleur moyen de ne jamais guérir...

Redescendant.

Ça ne fait rien... J’admets toutes vos belle phrases, ah !...

Les bras croisés.

Pratiquement... dites-moi ce que vous allez faire ?...

Il s’assied.

THÉRÈSE, embarrassée.

Je partirai... Dès que le baron pourra... nous partirons.

BIRON.

Partir ?... Où ?

THÉRÈSE, s’exaltant de nouveau à mesure.

Il faut bien à présent que nous changions notre vie... que nous refassions notre vie... Je ne quitterai pas mon mari... je ne l’abandonnerai pas...

BIRON.

Bah !... Et puis ?

THÉRÈSE.

Il travaillera... Je serai près de lui... pour lui donner du courage... J’ai eu de graves torts envers lui... il faut que je les répare... Vous ne savez pas comme il est capable de générosité...

Souriant.

Ce grand homme, c’est un enfant !

BIRON, bourru.

Nous sommes tous des enfants.

THÉRÈSE, poursuivant.

Ce qu’il a fait... c’est un peu par faiblesse... C’est beaucoup pour moi... J’ai réfléchi, depuis hier soir, allez !... j’ai réfléchi toute la nuit...

BIRON, même ton.

Au lieu de dormir et de ne penser qu’à être heureuse et jolie !

THÉRÈSE.

J’étais transportée de bonheur !

BIRON.

Ah ! je les reconnais bien ces projets qui paraissent si beaux la nuit...

Un temps.

Oui, mais quand vient le jour...

Lançant les bras en croix, tandis que Thérèse frissonne.

quand on se réveille, les châteaux s’écroulent... les projets merveilleux paraissent impossibles... ridicules.

THÉRÈSE.

Je ne vois rien de ridicule dans mes projets.

BIRON.

Parce que vous n’êtes pas tout à fait réveillée... Sérieusement, croyez-vous qu’à la campagne ou sur la montagne que vous aurez choisie, vous ferez autre chose que de pleurer ?...

Thérèse pleure.

Vous voyez... Croyez-vous que Courtin soit fait pour mener la vie des champs ?... Et d’Auberval, cette espèce de petit...

THÉRÈSE.

Armand !

BIRON.

Oui... enfin... Croyez-vous qu’il ne trouvera pas le moyen de vous rejoindre ? Ah ! aussi facilement qu’il trouvera le moyen de vous abandonner ?

THÉRÈSE.

Armand !

BIRON.

Et avant qu’il soit longtemps...

THÉRÈSE, passionnée.

Il y a des hommes qui aiment une seule femme toute leur vie.

BIRON.

Tenez... tenez... Et vous parlez de renoncer à lui ?

Un temps.

Est-ce que je vous demande, moi, de renoncer à lui ?... Est-ce que je vous demande un sacrifice, moi ?... Si vous avez tout oublié, moi, je me rappelle... Il vous faut la joie, toute la joie... une vie où vous puissiez « faire fête à tous vos caprices », comme vous disiez...

Thérèse sourit.

Ah ! enfin, vous souriez...

Changeant de ton.

Ce n’est qu’une crise, votre crise... mais oui !... Elle passera... Demain, vous redeviendrez la femme délicieuse qui osait dire qu’il n’y a pas d’ivresse méprisable...

THÉRÈSE, comme à elle-même.

J’ai été cette femme-là ?

BIRON.

Vous l’êtes toujours... et c’est moi qui vous sauve de vous-même...

Un temps.

Après tout, il est gentil, ce gamin...

THÉRÈSE, attendrie.

Il est tellement gentil !...

BIRON.

Mais naturellement... naturellement... C’est un petit...

Ôtant la main de Thérèse de sur sa bouche.

Mettons un petit niais... ah ! mais très gentil !... Et vous voulez le désespérer ?

THÉRÈSE.

Est-ce ma faute !

BIRON.

Et à qui ?... qui vous force à le torturer... à vous torturer... et moi ?

THÉRÈSE, étonnée.

Vous ?

BIRON.

Mais, naturellement, moi !... Ah ! je n’ai pas l’air de compter beaucoup...

THÉRÈSE.

Vous savez que je vous aime bien...

BIRON.

Alors, pourquoi vous priver de moi, aussi ? me chasser ?

THÉRÈSE.

Je ne vous chasse pas...

BIRON, caressant les mains, les bras de Thérèse.

C’est tout comme... Et vous aurez encore si souvent besoin de moi... C’est à moi que vous reviendrez faire vos confidences, confesser vos peines... Quand vous pleurerez, c’est moi encore qui vous consolerai... Non ?... On dirait que cela ne vous est jamais arrivé...

THÉRÈSE.

Comme vous m’aimez !

BIRON.

Vous ne savez pas !... Et puis, j’inventerai, de nouveau, des distractions... des plaisirs à vous faire crier de bonheur...

THÉRÈSE.

Vous avez trop envie de mon plaisir...

Elle pleure.

BIRON.

N’analysez pas... ne discutez pas... Surtout ne pleurez pas... Nous ferons ce que vous voudrez... nous irons dans les pays que vous voudrez... Paris ne vous vaut rien, en ce moment...

THÉRÈSE.

Tant pis !...

BIRON.

Ni à Courtin.

THÉRÈSE.

C’est vrai.

BIRON, vite.

Ni à moi... ni à... Partons...

THÉRÈSE.

Hein ?

BIRON.

Oui... allons faire une croisière.

THÉRÈSE, mollement.

Une croisière ?

BIRON.

Sur l’Argo, cette bonne Argo. Partons... partons...

Avec force.

Nous partons !

THÉRÈSE, lasse.

Oh ! mais c’est impossible... Le baron ne peut pas encore...

BIRON.

Il s’arrangera...

De très près.

Et vous ne savez pas ? Vous ferez les invitations, ah !... Voulez-vous beaucoup de monde ?... Peu de monde ?...

Un temps.

Une seule personne ?

THÉRÈSE.

Oh !

Elle sanglote.

BIRON.

Eh bien... eh bien !...

THÉRÈSE.

Vous voulez me faire honte...

BIRON.

Vous êtes une petite bête...

À l’oreille.

Tout ce qui vous fera heureuse me ravira.

THÉRÈSE.

Pourquoi excitez-vous toujours en moi les pires instincts ?

BIRON.

Ne vous occupez pas de moi...

THÉRÈSE.

C’est fou...

Vite, souriant.

Et nous partirions quand ?

BIRON.

Tout de suite... tout de suite... Le temps d’être à Marseille.

THÉRÈSE.

Vous allez rire... mais... c’est tout ce qu’il y a de sérieux... je n’ai pas une robe...

BIRON.

Tant mieux !... l’Argo vous emportera comme vous êtes...

Tenant les mains de Thérèse.

Thérèse, vous rappelez-vous l’été d’il y a trois ans, sur l’Argo ?

THÉRÈSE, regardant devant elle.

Oui... Trieste au jour levant... Le soleil sur l’Adriatique. Raguse... Raguse !... Et la voix qui chantait à Grado !

BIRON.

La nuit d’Amalfi ?... Les danses sur le pont ?... Et quand la petite Marianita...

THÉRÈSE, mettant une main sur la bouche de Biron.

Taisez-vous ?

BIRON.

Sebenico ?... Lissa ?

THÉRÈSE.

Lissa !

Un temps.

D’où vient que je n’ai pas la force de vous résister ?

BIRON.

Thérèse ! ma petite Thérèse !

THÉRÈSE.

J’ai trop de faiblesse, pour ma lâcheté.

BIRON.

C’est-à-dire que vous devenez raisonnable...

THÉRÈSE.

Ah ! je sens bien que je vais me laisser faire... Mon pauvre cœur ne me vaut pas...

BIRON.

Vous vous calomniez... vous redevenez la Thérèse d’autrefois, la jolie Thérèse qui veut vivre...

Emphatique.

Nous allons faire fête à tous vos caprices...

THÉRÈSE, comme à elle-même.

Pauvre petit !...

Changeant de ton.

Je suis tellement fatiguée, étourdie... Je ne sais plus où j’en suis... Il me semble que je suis grise, comme quand j’ai bu du porto trop doux... Ce soleil aussi !...

BIRON, enthousiaste.

Thérèse !... Je vous retrouve... Thérèse bien aimée...

Il veut l’enlacer.

THÉRÈSE, l’arrêtant.

Mais, il doit être affreusement tard... Il faut que je m’en aille...

Riant.

Il faudrait que je me lève, d’abord... Je ne peux pas... Tout tourne... Armand, aidez-moi !...

Elle tend les mains à Biron qui l’aide à bondir, et cherche à l’embrasser au passage. Elle échappe et Biron ne retient que ses mains qu’il baise.

BIRON.

Ma chère amie !... mon amie bien aimée !...

THÉRÈSE, cherchant à se dégager.

Qu’est-ce qu’il y a de changé, là ?...

BIRON.

Ce miroir ?... Il y était... C’est le miroir de la Dubarry.

THÉRÈSE.

Je sais... non... sur la console... devant...

Elle rajuste son chapeau.

BIRON.

Vous avez raison... La petite pendule de Falconnet.

À l’oreille, bas.

Elle était dans ma chambre à coucher...

THÉRÈSE, riant et très vite.

Je m’en vais... je m’en vais...

BIRON.

Je ne vous retiens pas, parce que j’ai à faire... à faire pour vous...

Il sonne.

Mais vous revenez... vous allez revenir ?...

THÉRÈSE.

Il faut que je revienne ?

BIRON.

Mais naturellement... vous revenez...

À Jean qui paraît.

Lerible ?

JEAN, air de triomphe, tranquille.

Il est là !

BIRON.

Bien !

JEAN.

Mais, madame la baronne peut... J’accompagnerai madame la baronne...

BIRON.

C’est bon... allez !...

Jean sort. Biron se frotte les mains.

THÉRÈSE.

L’affreux petit Lerible ?

BIRON, riant.

Oui.

THÉRÈSE.

Le petit ver qui grimpe ?...

Geste de la main.

qui travaille...

Biron fait signe que oui, en riant. Thérèse frissonne.

Il déjeune ?...

Biron fait signe que non.

Aurez-vous fini à deux heures ?

Elle remonte vers la porte.

BIRON, la suivant.

Avant... Avant... Je vous attends avant deux heures... Quelques petits points à régler... Ce ne sera pas long... Vous comprenez... Il faut absolument que je tire Courtin de cette affaire-là... que je le débarrasse du Foyer.

THÉRÈSE.

Oh ! oui... n’est-ce pas ?... Je vous en prie...

BIRON.

Comptez sur moi... Il finirait par se perdre tout à fait. Cet homme-là... il trouverait le moyen de se ruiner, avec le privilège de la Banque de France...

Il rit.

Nous allons arranger ça !...

Baisant la main de Thérèse.

À tout à l’heure !...

Thérèse sort. Biron va sonner en sortant.

 

 

Scène VI

 

BIRON, puis UN VALET DE PIED, puis FRÉDÉRIC, puis LERIBLE

 

BIRON, au valet de pied, en tenue, qui paraît.

Introduisez ici ce monsieur qui attend.

Le valet de pied s’incline. Arrêtant le valet de pied.

Mais, avant tout, dites à Frédéric de venir me donner mes vieilles pantoufles.

Le valet de pied, qui a apporté les chaussures, aide Biron à les mettre. Lerible rentre.

BIRON, tendant la main à Lerible, par-dessus la tête du valet de pied accroupi.

À nous deux, papa Lerible.

LERIBLE.

Monsieur Biron, qu’est-ce qu’il y a donc ?

BIRON, gaiement.

Nous allons voir si vous êtes un homme, Lerible.

Il le prend par un bouton de sa redingote.

Si je vous proposais de reprendre... pour de bon cette fois... le Foyer ?...

LERIBLE, froideur affectée.

Le Foyer ? Je ne dis pas, monsieur Biron, je ne dis pas.

BIRON, jovial.

Ah ! nous n’allons pas recommencer à discuter la combinaison ! Vous prenez toutes les dépenses à forfait... on vous les garantit... Qu’est-ce que vous risquez ?

LERIBLE.

Sans ça, parbleu !

BIRON, poursuivant.

Et le travail des petites vous appartient.

Lerible regarde Biron, sourit.

Allons donc ! Je sais bien que vous en grillez d’envie !

LERIBLE.

Mon Dieu !... Mais nous ne pouvons rien faire sans M. le baron Courtin ?

BIRON.

Ne vous occupez pas de Courtin... Je vais peut-être vous aboucher avec lui tout à l’heure...

Regardant la pendule.

Peut-être tout de suite. Allons, décidez-vous.

LERIBLE, hochant la tête.

S’il est toujours aussi bien disposé !...

BIRON.

Oh ! vous savez... Courtin est un grand seigneur... Il voit les choses de haut... ça va aller tout seul... Mais je veux être sûr que nous serions d’accord, vous et moi... le cas échéant... Il me faut votre réponse avant de rien décider.

LERIBLE, mollement.

Je vous dirai, monsieur Biron, que je ne tiens plus tant à cette affaire... Non, sincèrement...

Il se gratte la tête.

L’affaire est lourde... Le Foyer ! On n’arrive pas à joindre les deux bouts...

BIRON.

Courtin, parbleu ! Il ne sait pas s’y prendre... Il ne sait que dépenser... Il n’a jamais fait œuvre de ses dix doigts.

LERIBLE.

M. le baron Courtin a de trop belles mains...

BIRON, cachant les siennes.

Il en est assez fier...

Changeant de ton, très gaiement.

Allons, allons, vieux caïman, ne finassez plus, ne marchandez plus... Est-ce que vous n’avez pas envie de voir bientôt, à votre boutonnière... Hein ? Célestin Lerible, chevalier de la Légion d’honneur ?

LERIBLE.

Vous l’avez promis... bien sûr... bien sûr... Mais vous avez votre intérêt... vous riez ?... Ce n’est peut-être pas en argent... Je n’en sais rien... Le fait que vous ne m’envoyez pas pour rien chercher en automobile. Enfin, vous ne me donnerez pas votre part... M. le baron Courtin, lui, je ne veux rien savoir non plus... Et ce serait ce pauvre Lerible qui irait perdre son temps et sa peine, pour rien... pour une misère... Écoutez donc, monsieur Biron...

BIRON.

Sacré Lerible ! Mais un homme comme vous... avec un contrat bien fait...

LERIBLE.

Ça, le contrat sera bien fait...

BIRON, poursuivant.

Peut gagner, au Foyer... je ne sais pas, moi... sept... huit mille... voyons... avec de l’ordre... un billet de mille, par mois.

LERIBLE.

Bien sûr... bien sur... Tenez, monsieur Biron, si vous voulez me garantir quinze mille francs...

BIRON.

Il est gourmand, ce Lerible !...

LERIBLE.

Voyons, monsieur Biron, c’est vous qui, allez marchander... pour une affaire qui vous tient tant à cœur !...

BIRON.

Allons... je suis bon prince... je suis de bonne humeur, ce matin... c’est entendu... Mais, vous savez, papa Lerible... il y a un passif...

LERIBLE.

Il y a toujours un passif, au début d’une affaire intéressante.

BIRON.

Ce passif...

Il fait la grimace.

Admettons que je le couvre... Avez-vous le moyen de me faire rentrer dans mon argent ?... Toute la question est là... J’avance les fonds... Je ne veux pas les perdre...

LERIBLE, souriant.

Je vous l’ai toujours dit, monsieur Biron... le moyen, c’est la loterie. Une belle loterie d’un million !

BIRON.

Je sais bien... C’est assez difficile...

LERIBLE.

Il faut l’autorisation, voilà tout... Et si vous... vous ne l’obtenez pas ?... Alors ?... Vous l’avez bien obtenue en 94 !

BIRON.

Ah ! En 94 !... C’était le temps du Panama.

LERIBLE, grave.

La belle époque !...

BIRON.

Et j’avais un journal à moi...

LERIBLE.

Je n’ai jamais compris que vous n’en ayez plus...

BIRON.

Se remettre à faire chanter les gens... Ma foi, non ! J’ai pris du grade...

Regardant la pendule.

Eh bien, Lerible... C’est parfait... À présent, je vais pouvoir vous mettre en présence du baron... Il ne va pas tarder... Dites comme moi, laissez-moi faire... laissez-nous faire... Vous ne vous en repentirez pas...

On entend le timbre d’entrée.

Ça doit être lui...

Second coup de timbre.

LERIBLE, inquiet.

Je m’en vais ? Je reste ?

BIRON.

Si c’est lui, vous allez nous attendre un instant... je vous ferai demander.

LERIBLE.

Ne le laissez pas me dire de ces choses si blessantes... vous savez, avec son air... Il a besoin de moi.

BIRON, riant.

Bah ! laissez donc.

LERIBLE.

On a sa dignité.

UN VALET DE PIED, entrant.

M. le baron Courtin demande...

BIRON.

Introduisez-le ici. Je reviens.

Le valet de pied sort.

Allons, Lerible.

Il l’entraîne au cabinet de toilette.

LERIBLE, s’arrêtant à la porte, reculant.

Mais qu’est-ce que c’est ?... Vous voulez ?... Qu’est-ce que c’est ?

BIRON, poussant Lerible et le suivant.

Là... Vous êtes un peu épaté... petit papa Lerible...

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, COURTIN, puis BIRON

 

FRÉDÉRIC, qui a ouvert le battant de la porte et précède Courtin.

Monsieur sera ici dans un instant.

Il entre à gauche. Courtin se promène seul en scène, jouant avec sa badine. Biron fait, en entrant, un geste de surprise de le voir si gai. Courtin se retourne.

COURTIN.

Oui... mon bon, j’ai d’excellentes nouvelles... excellentes...

Protecteur.

et j’ai tenu à venir, moi-même... vous rassurer... Tout va bien... tout va très bien...

BIRON, stupéfait.

Ah !

Finissant par s’inquiéter.

Et comment ?

COURTIN.

Mon cher, ce matin... on a beaucoup parlé du Foyer, au conseil des ministres.

BIRON.

Ah !

COURTIN.

On ne tient pas tant à me créer des embarras... Je le pensais bien... Vous comprenez... je suis un fort gros morceau...

BIRON, le regardant avec étonnement.

Eh ! mais voilà un Courtin bien fringant !

Tout à coup sérieux.

Et le Foyer ?

COURTIN, se levant.

Quoi ?

BIRON.

L’argent ?

COURTIN, embarrassé.

Oh !... bien, l’argent !...

BIRON.

Vous n’avez oublié que ça... Une paille !

Bon rire.

Allons ! je ne veux pas vous faire languir... J’ai travaillé, moi aussi... tout est arrangé.

COURTIN, joyeux, mais de haut.

Voyons !

BIRON.

Vous allez voir.

Il va ouvrir la porte du cabinet de toilette. Courtin l’a suivi des yeux avec une curiosité joyeuse. Lerible paraît et, troublé, demeure sur le seuil, respirant ses mains et ses manches.

COURTIN, bas à Biron, qui est descendu à lui.

Lerible ?

BIRON.

Lerible.

À Lerible.

Approchez, Lerible, et venez expliquer à M. le baron Courtin.

Courtin s’éloigne. Biron se frotte les mains.

 

 

Scène VIII

 

LERIBLE, COURTIN, BIRON

 

LERIBLE, s’avançant.

Expliquer !... bien sûr... Mais il n’y a rien à expliquer... M. le baron sait bien. Ce sont toujours les mêmes conditions qu’il y a trois mois...

COURTIN, se retournant et vivement.

L’ancien projet ?

LERIBLE.

Mais oui... Mon Dieu, oui, monsieur le baron.

BIRON.

Attendez donc !...

COURTIN.

Le projet que j’ai refusé ?... Qui me dépouille ? qui me met, en propres termes, à la porte du Foyer ?

LERIBLE.

Au contraire... monsieur le baron... au contraire...

BIRON.

Puisque vous restez président du Comité ?

LERIBLE.

Bien sûr... C’est même toute la base de la combinaison... vous restez avec nous... monsieur le baron... vous restez...

COURTIN, à Lerible, avec hauteur.

Pour couvrir de mon nom, de mon honorabilité, de ma situation... je ne sais quel commerce ?... Merci !... Pour que vous puissiez mettre sur vos prospectus

Enflant la voix.

Président : M. le baron Courtin, de l’Académie française... sénateur...

LERIBLE.

Commandeur de la Légion d’honneur... tiens !...

COURTIN.

C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

BIRON.

Courtin, vous êtes épatant !... Je vous admire !

COURTIN.

Je refuse...

BIRON.

Non... ma parole d’honneur... Je n’ai jamais vu...

COURTIN.

Quoi ? Enfin, si je refuse ?...

BIRON, calme.

Eh bien, mon petit Courtin, c’est très simple... Vous vous débrouillerez tout seul...

Courtin reprend sa marche saccadée.

Comment ? Je me mets en quatre pour vous obliger...

Il le suit.

Je vous tire d’une affaire...

Un temps.

embêtante ! Vous ne voulez pas ?... Arrangez-vous !... Arrangez-vous !...

Un silence. Courtin s’arrête.

Voyons, Courtin... mon bon Courtin... Réfléchissez !...

COURTIN, amer.

Vous savez bien que je n’en fais pas une question personnelle... Je m’efface... Un sacrifice de plus ou de moins, mon Dieu !... Mais, sans parler de moi... où allons-nous ?... Je vous le demande, où allons-nous ?...

À Lerible.

Et si, pour augmenter inconsidérément les recettes... car, enfin, il y a une limite... On ne peut pas tuer ces petites au travail... les tuer !...

LERIBLE.

Bien sûr... bien...

COURTIN, interrompant.

Il faut aussi les nourrir... Elles sont difficiles, vous savez ?...

LERIBLE.

Comme tous ceux qui ne paient pas...

COURTIN.

Je sais bien...

Changeant de ton.

Il faut pourtant qu’elles aient l’indispensable...

LERIBLE.

Monsieur le baron... rassurez-vous... J’ai un principe... On vit en travaillant... On ne s’enrichit qu’en faisant travailler. Les petites travailleront... elles vivront... Nous... nous les ferons travailler...

COURTIN, vivement.

Vous n’espérez pas, au moins, gagner d’argent au Foyer ?

BIRON.

Laisse-le donc faire...

COURTIN.

Je vous avertis, loyalement... C’est impossible !

LERIBLE, souriant, très calme.

Monsieur le baron, j’avais une prison à Nantes...

BIRON, interrompant.

Une prison ?... à vous ?...

LERIBLE.

Bien sûr... bien sûr... C’est-à-dire, j’étais adjudicataire d’une prison, à Nantes... Je fabriquais des chaises de paille... des chaises de pauvres... et je soumissionnais la nourriture des prisonniers... Enfin... quelque chose dans le genre du Foyer...

Mouvement de Courtin.

Deux de mes prédécesseurs s’y étaient ruinés... Moi, j’ai toujours réalisé, bon an, mal an, vingt mille francs de bénéfice...

BIRON.

Sacré Lerible !... Et vous l’avez toujours, votre prison ?

LERIBLE.

Hélas ! non !...

Levant les bras.

Ils en ont fait, monsieur Biron, une prison humanitaire !...

BIRON, à Courtin.

Que dites-vous de ça ?...

Tapant sur l’épaule de Lerible.

Voilà l’homme qu’il vous fallait...

COURTIN, s’asseyant, découragé.

Oh ! j’ai bien peur... j’ai affreusement peur... que nous fassions fausse route...

À Lerible.

Le Foyer est une œuvre de charité... Qu’est-ce que vous allez faire de la charité ?

LERIBLE.

Bien sûr... Mais, je vais vous dire, monsieur le baron, la charité n’est pas mon métier...

COURTIN, méprisant.

Monsieur, la charité n’est pas un métier.

Courtin se lève.

LERIBLE.

Le fait est...

COURTIN, même ton.

La charité est un luxe...

S’éloignant.

C’est un devoir... Nous devons l’exemple au peuple...

BIRON.

Eh bien ! il est joli !... l’exemple que nous donnons, hein ?... Laissez donc... Dans la vie, il faut se tirer d’affaire, avant tout...

LERIBLE.

C’est le plus bel exemple qu’on puisse donner, monsieur le baron.

COURTIN, emphatique.

Voilà les raisonnements avec lesquels on arrive à saper les fondements d’une société... Voilà comment nous serons tous balayés !...

BIRON.

Courtin... vous êtes épatant... Parce qu’on va serrer un peu plus fort la vis à ces petites... c’est la révolution !

LERIBLE, à Courtin.

Monsieur le baron, on commence à avoir l’expérience des révolutions... On sait très bien qui en fait toujours les frais !

BIRON, tapant dans ses mains.

Mes enfants, nous nous égarons... On ne peut plus se mettre au contrat... il est trop tard... Il faut pourtant le discuter et le signer le plus tôt possible...

À Courtin qui s’est assis à l’écart.

Qu’en dites-vous ?

COURTIN.

Je ne dis rien...

BIRON.

Lerible... préparez-nous un petit projet...

LERIBLE.

Je l’apporterai...

BIRON, à Courtin.

Quand se réunit-on ?

COURTIN.

Quand vous voudrez.

BIRON.

Où ?

COURTIN.

Où vous voudrez...

BIRON.

Eh bien... demain... ici... dix heures... Pas d’opposition ?... Adopté... Lerible, je vous reconduis.

LERIBLE, s’inclinant.

Monsieur le baron, à demain...

Courtin salue de la tête. Lerible remonte, suivi de Biron et montrant sa boutonnière.

Et ça ?... Vous êtes bien sûr, au moins ?

BIRON, à la porte.

Mon cher, mais je fais décorer... cinq, dix personnes dans mes affaires... tous les ans... Passez donc !...

Lerible sort. Biron se retourne vers Courtin absorbé, affalé dans un fauteuil.

Allons ! allons ! Courtin... On vous sauve... Du nerf ! Du nerf ! Sacristi !

Biron sort.

 

 

Scène IX

 

COURTIN, puis THÉRÈSE

Resté seul, Courtin fait quelques pas, puis se rassied accablé.

THÉRÈSE, entrant.

Vous êtes seul ? Biron n’est pas là ?

COURTIN.

Vous voyez !

THÉRÈSE.

Vous l’attendez ?

COURTIN.

Je ne l’attends pas...

Un temps.

Je n’attends rien...

THÉRÈSE, le considérant.

Est-ce que les choses ne s’arrangeraient pas ?

COURTIN.

Si... elles sont arrangées.

THÉRÈSE.

Bien ?

COURTIN.

Les choses ne s’arrangent jamais bien...

THÉRÈSE, s’asseyant près de lui.

Mon pauvre ami !

Un temps.

Il n’y a que les enfants qui espèrent le bonheur.

COURTIN.

Qui l’aient.

THÉRÈSE.

C’est vrai...

Regardant devant elle.

Je me rappelle... Plus tard !...

Un temps.

Voyez-vous, c’est l’argent qui empoisonne notre existence...

COURTIN.

Ah ! l’argent !...

Un temps.

Mais comment faire ?

THÉRÈSE.

Il faudrait imaginer des joies différentes... un monde de satisfactions qui lui soient étrangères...

COURTIN.

Vous rêvez toujours...

THÉRÈSE.

Je voudrais bien...

COURTIN, se levant.

La vie se fait pendant ce temps-là !...

Thérèse essuie ses yeux.

 

 

Scène X

 

COURTIN, THÉRÈSE, BIRON

 

BIRON, entrant gaiement en se frottant les mains, à Thérèse.

Le baron vous a dit ? Tout est arrangé... Vous êtes contente ?

À Courtin.

La baronne vous a dit ? Nous partons... nous partons...

COURTIN, surpris.

Nous partons ?

BIRON.

Mais oui...

COURTIN, à Thérèse.

Nous partons ?

THÉRÈSE, tristement.

Il paraît.

Elle s’assied.

COURTIN.

Je ne comprends pas. Nous partons où ?

BIRON.

Une croisière... En Adriatique... La baronne... vous... moi... le petit...

THÉRÈSE, interrompant vivement.

Nous avons bien le temps de décider qui.

BIRON, à Thérèse.

Oui... Bon !

À Courtin.

Enfin, c’est votre femme qui veut bien faire les invitations... L’essentiel, c’est que nous partons... Vous ne saviez pas ?...

COURTIN.

C’est impossible... Mes affaires...

BIRON, interrompant en riant.

Mais vous n’avez plus rien à faire... Plus de discussion au Sénat... plus de Foyer... plus rien... Heureux Courtin !

COURTIN, très amer.

Je croyais que vous m’aviez laissé au moins l’Académie.

BIRON, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !... Mais, mon cher, ce n’est pas l’Académie qui vous...

COURTIN.

Pardon !... Mon rapport... Vous n’en avez pas chargé M. Lerible, j’imagine ?...

BIRON.

Quel rapport ?

COURTIN, se redressant.

Mon rapport sur les Prix de vertu...

BIRON.

Ah ! oui ! Eh bien ?... Quoi ?... Vous le ferez là-bas... dans la paix... le silence... tout à votre aise... Les prix de vertu ? Songez donc !... Le large, les couchers de soleil... les nuits bleues... Venise... Venise... Ah ! vous allez nous en écrire des pages admirables !...

Le maître d’hôtel paraît. Biron offre le bras à Thérèse. Courtin remonte derrière eux.

 

 

ACTE SUPPRIMÉ À LA REPRÉSENTATION

 

Le vestibule du Foyer, orné de plantes vertes dans des caisses. Aux fenêtres et aux portes des guirlandes de fleurs en papier, de banderoles. Au milieu, une porte ronde, vitrée, très large. Ici les baies et les vantaux qui resteront ouverts, on aperçoit le perron qui descend au préau, planté d’arbres maigres et d’arbustes dont quelques-uns sont des lilas en fleur. Le préau est fermé par un mur, percé d’une porte qui donne dans la rue. Au-dessus du mur, en perspective, les maisons, les usines du faubourg ensoleillé. De chaque côté de la grande porte du vestibule, un banc de jardins. À droite, une porte par où l’on va aux ateliers. À gauche, premier plan, porte donnant sur le parloir ; on y accède par quatre degrés. À gauche, encore, second plan, une autre porte, ouverte, celle-là et par laquelle les spectateurs doivent voir le réfectoire, où l’on dresse un buffet. Sur les murs, quelques inscriptions, un crucifix. Pendant toute la durée de l’acte des fillettes, des surveillantes, vont et viennent, ratissent, travaillent. Ou voit passer des pensionnaires, en rang, dans le préau.

 

 

Scène première

 

LOUISETTE LAPAR, RIBANEL, MICHE, FLEURANCE, SARLAT, pensionnaires du Foyer, CINQ AUTRES FILLETTES, puis FLANDRIN.

 

Au lever du rideau, trois fillettes ratissent le sable du préau. Louisette Lapar, en haut d’une échelle, et les autres, çà et là, achèvent la décoration. Elles chantent une ronde en chœur.

LES FILETTES.

Premier couplet.

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)
Méfiez-vous des amoureux
Qui vous content fleurette.
Surtout retenez la leçon.
Quand refleuriront
Quand refleuriront
Quand refleuriront les rhododendrons.

Deuxième couplet.

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)
Quittez matin lit paresseux,
N’perdez pas d’heure à vot’ toilette.
Surtout retenez la leçon, etc.

MICHE, appuyée contre la porte du réfectoire et regardant.

Elle est partie...

Elle revient avec ses compagnes.

Dis donc, Lapar ?

LAPAR, sans se retourner.

Quoi ?

MICHE.

Ou ne fait pas les révérences ?

LAPAR, se retournant, une fleur de papier aux dents.

Et ta sœur ?...

Les fillettes rient.

Si ça t’amuse de faire le singe...

À une fillette au-dessous d’elle qui l’aide.

Mais non, moule, la grosse agrafe...

Elle se remet au travail, chantant, sans se retourner.

Si vous voulez des jours heureux.
Mademoiselle Oriflorette...

TOUTES, en chœur.

Mademoiselle Oriflorette...

FLANDRIN, accourant et criant.

Mézy n’est pas avec vous autres ?

TOUTES.

Non... mais non...

RIBANEL.

Tiens... c’est vrai... Où qu’elle est, Mézy... depuis deux jours ?

FLANDRIN.

Personne ne l’a vue, Mézy ?

LAPAR.

Non... on te dit.

FLANDRIN, égalisant de la mousse au pied d’un arbuste.

Quelle Mézy ?

RIBANEL.

Elle en a une couche, cette Sarlat !...

Imitant Sarlat.

Quelle Mézy ?... Caroline Mézy... donc ! Y en a pas trente-six.

LAPAR, à Flandrin

Qu’est-ce que tu lui veux ?

FLANDRIN.

C’est une lettre pour elle...

LAPAR.

Une lettre ?...

Haussant les épaules.

Avec ça !

FLANDRIN, agitant la lettre.

Bien sûr, une lettre.

MICHE.

Oh ! là là !... Une lettre d’amour ?... Tais-toi, mon cœur.

LAPAR.

Va voir aux ateliers !

FLANDRIN.

J’en viens.

FLEURANCE, riant.

Va aux cuisines...

FLANDRIN.

C’est ça... Chouette ! J’y vas...

Elle sort en gambadant.

RIBANEL.

Voyez-vous qu’elle se soit caltée !

MICHE.

Ça serait rigolo...

LAPAR.

Elle est bien trop gourde... On la retrouvera.

Fredonnant.

Si vous voulez des jours heureux...

MICHE, sautant.

Au moins... aujourd’hui... on va bouffer...

Elle se frotte l’estomac.

On va bouffer.

Les autres se frottent les mains... Ribanel et Fleurance tournent en rond, en se tenant par les poignets.

RIBANEL, chantant.

Des bonnes choses...

FLEURANCE, même jeu.

On boira... on boira...

RIBANEL.

...du vin.

FLEURANCE.

...du bon vin.

LOUISETTE, sur l’échelle.

Alors, vous croyez que c’est pour vous la bonne boustife ?... Vous n’avez pas peur !

MICHE, précieusement.

Pardon, madame.

LOUISETTE, même jeu.

Y a erreur, madame...

MICHE, à Ribanel et Fleurance.

Vous n’avez pas fini de tourner ?... Quelle grande idiote que cette Ribanel !... T’es plus gosse que les gosses !

RIBANEL, qui s’est arrêtée.

Et moi... J’te dis que nous en aurons !

LOUISETTE.

Des fayots, oui... Ça, c’est bourratif !

FLEURANCE.

Mais c’est dimanche...

LOUISETTE.

Alors, mes amours, le joli petit bifteck de cheval du dimanche.

TOUTES, se bouchant le nez.

Pouah !... pouah !...

LOUISETTE.

Fleurance, elle... préférerait des sandiches ? Pas, Fleurance ?

FLEURANCE.

Tiens !... Pour sûr !...

LOUISETTE.

Faut te faire une raison... Les sandiches c’est pour les dames... pas pour les purées...

SARLAT, éclatant en larmes.

Moi... j’en voulais... moi, j’en voulais...

LOUISETTE.

T’as pas honte de gueuler comme ça, Sarlat ?

RIBANEL.

Elle est trop mauvaise aussi, leur carne !

MICHE, à Sarlat.

Demande-lui du vol-au-vent, à la Rambert.

Sarlat se remet à pleurer, les autres rient.

LOUISETTE, à Miche.

Fous-lui la paix !

RIBANEL.

Blague dans l’coin !... si qu’on réclamerait ?

LOUISETTE.

Contre ?

RIBANEL.

La nourriture, tiens !...

Louisette hausse les épaules et descend de l’échelle.

SARLAT, pleurant toujours.

À quoi ça sert ?

RIBANEL.

Pas de danger que tu réclames, toi !... T’as trop la frousse.

SARLAT, essuyant ses yeux.

Ça sert à rien...

RIBANEL.

T’as trop la frousse...

Elles continuent à se disputer.

LOUISETTE, imitant Mlle Rambert.

Eh là, mesdemoiselles ?...

Elle frappe des mains l’une contre l’autre. Toutes s’immobilisent comme au bruit de la claquette.

...Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend, mesdemoiselles... Ah ! tu veux manger, Ribanel ?... Tu veux ?... Le roi dit : « Nous voulons », ma fille... Sans doute, vous étiez mieux nourries, dans la rue où l’on vous a recueillies, mesdemoiselles ? Vous n’avez pas honte de vous plaindre ?... Vous ne devriez pas oublier, petites malheureuses, que vous n’êtes ici que par charité...

Toutes les fillettes se mettent à rire, pendant que Louisette fait un geste de menace à une personne imaginaire, puis un geste plus libre.

MICHE.

Ah ! t’as la langue bien pendue... pour ça !... Celui qui t’a coupé le sifflet n’a pas volé sa galette...

LOUISETTE.

Dommage que t’aies pas été finie ce jour-là...

Éclats de rire.

RIBANEL.

Enfin... c’est trop dégoûtant, tout de même... On travaille, on peut manger.

FLEURANCE.

On s’esquinte assez.

MICHE.

Puisqu’on te le dit !... T’en as une caboche !

RIBANEL.

Si on parlait à l’abbé Laroze ?

LOUISETTE.

L’ratichon ?... Ce qu’il s’en fiche !... C’est un autre genre de boniment, voilà tout.

RIBANEL.

Eh bien ?... Le patron ?...

LOUISETTE.

Ça, c’est trouvé !... Le patron ?... veux-tu savoir, l’patron ? Il vous fera un beau discours et vous vous mettrez toutes à pleurer comme des veaux...

Protestations.

Je blague ?... Quand on a réclamé pour le linge... Ribanel, tu voulais lui montrer un drap de lit... et toi, Sarlat, ta chemise !

MICHE.

Oh ! Sarlat !

FLEURANCE, presque en même temps.

Sa chemise !

LOUISETTE.

Vous n’avez rien montré du tout... Moi, j’ai bafouillé... et au bout de deux minutes qu’il jaspinait, l’patron... Oh ! là là... l’robinet de la pompe, quoi !

RIBANEL.

Avec ça !

FLEURANCE.

Tiens ! pour l’patron !...

Elle fait un pied de nez.

Tiens ! pour la Rambert !...

Même jeu.

Tiens ! pour l’ratichon !

Même jeu.

LOUISETTE.

Oui... oui... va toujours !... On le connaît... Ah ! malheur !... Si vous aviez seulement pour deux ronds d’estomac !...

MICHE.

Paix, paix !... La Quintolle qui s’amène avec des mômes.

Louisette remonte vivement sur l’échelle, toutes regagnent leur place, en chantant.

TOUTES, en chœur.

Si vous voulez des jours heureux...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MADEMOISELLE QUINTOLLE amenant AUBRY, LACAVE, TROIS AUTRES FILLETTES

 

Mlle Quintolle est entrée par la droite, suivie des cinq fillettes. Le chœur s’est arrêté.

MADEMOISELLE QUINTOLLE, aux premières fillettes.

Vous ne chantiez pas... Pourquoi ne chantiez-vous pas ?

MICHE.

Mais si, on chantait.

RIBANEL.

On ne fait que ça !

Les autres riochent. Louisette travaille sur son échelle.

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Taisez-vous... Enfin, vous ne chantiez pas... Combien de fois vous a-t-on dit qu’il fallait chanter, quand vous étiez seules ?...

Remontant.

Qu’est-ce qui est monitrice, ici ?

FLEURANCE, RIBANEL, SARLAT, très vite.

C’est Louisette... C’est Louisette Lapar... C’est Lapar...

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Lapar ?... Ça ne m’étonne plus !...

Les fillettes rient, se poussent du coude, font la grimace à Lapar, sourient à Mlle Quintolle.

LOUISETTE, sur l’échelle.

C’est toujours moi... Je ne peux pourtant pas les battre.

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Assez !... ton bec !...

Aux fillettes qu’elle a amenées.

Mettez-vous là, vous autres... sur un rang... dépêchons !...

Elle les place avec brusquerie.

Là !...

S’éloignant à reculons.

Vous allez toutes venir à moi... l’une après l’autre...

Les premières s’arrêtent de travailler, regardent.

Je suis la duchesse !...

Rire parmi les spectatrices.

Allez-vous travailler ?... Faites ce que vous avez à faire... Et la paix, hein !

MICHE, bas à Ribanel.

Elle en fait un foin !

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Aubry !... Oui, toi... Commence... Allons...

Aubry interpellée se détache du rang et vient très gauchement faire la révérence. Geste de désespoir de la surveillante.

Ah ! on m’a vraiment donné les plus stupides !...

Secouant rudement la petite par le bras, la pinçant.

Idiote, va !... Et tes cheveux ?... On t’avait pourtant dit...

Elle tire cruellement les cheveux de la petite, qui pousse un cri de douleur, s’agenouille, joint les mains, pendant que les quatre autres se serrent les unes contre les autres, effrayées, et que les spectatrices ricanent.

AUBRY, sanglotant.

Mademoiselle !... Mademoiselle !...

MADEMOISELLE QUINTOLLE, relevant Aubry avec des bourrades.

As-tu fini de crier ?... Est-ce qu’on t’écorche ?... Tais-toi !...

Appelant.

Lapar !

LOUISETTE, sur l’échelle.

Quoi ?

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Viens lui montrer...

Louisette descend.

Et vous aussi, regardez bien...

Louisette fait la révérence avec beaucoup de grâce.

Tâchez de faire comme elle... D’ailleurs, celles qui ne sauront pas, au cachot... et le fouet !...

Quelques-unes pleurnichent.

Et ne pleurnichez pas... Apprenez... ou sinon...

Elle menace la petite Aubry.

Recommence... Au fait, non... tu es trop bête...

Elle la renvoie dans le rang en la brutalisant.

À toi, Lacave... attention... quand tu voudras ?...

La petite vient très maladroitement faire la révérence. La surveillante lui tire les oreilles.

Oh ! ça... c’est réussi !... tout à fait distingué... C’est bien la peine !

Geste de désespoir.

LACAVE, pleurant.

Puisque j’peux pas ?... Puisque j’peux pas !

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Quelle dinde !...

À Louisette.

Montre-lui encore... lentement !...

Retenant Louisette par le bras, bas.

Tu n’as pas vu la petite Caroline Mézy, toi ?

LOUISETTE.

Non...

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Elle ne s’est pas plaint de moi ?

LOUISETTE.

Non... Pourquoi ?

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Pour rien...

Changeant de ton et plus haut.

Montre-lui...

Après que Louisette a fait la révérence, la petite Lacave recommence encore plus maladroitement.

Mon Dieu ! quelle idiote !

Toutes les fillettes entourent Lacave, rient, se moquent. Brouhaha ! Entre Mlle Rambert, venant du parloir.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MADEMOISELLE RAMBERT

 

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh là, mesdemoiselles ?...

Elle frappe sa claquette. Toutes s’immobilisent.

Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend...

À Mlle Quintolle.

En voilà un endroit, pour les faire répéter !... Pourquoi pas au préau ?

MADEMOISELLE QUINTOLLE.

Mais, madame la directrice...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Il n’y a pas de mais... C’est inouï !... Tout va de travers, aujourd’hui... Oh ! mais prenez garde...

Elle fait un geste de menace.

Et vous autres, là-bas, vous n’avez pas fini ?

MICHE.

On se dépêche...

RIBANEL.

On a fini...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Alors ?... Qu’est-ce que vous attendez pour enlever cette échelle ?...

Toutes se précipitent vers l’échelle.

Pas toutes à la fois... Viens ici, Sarlat... Es-tu fagotée, mon Dieu !...

À ce moment l’abbé Laroze, pâle, effaré, entre en courant et bousculant quelques fillettes.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, L’ABBÉ LAROZE

 

L’ABBÉ, essoufflé.

Mademoiselle Rambert !...

L’apercevant.

Ah ! Je vous cherche partout...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh ! là, monsieur l’abbé ?... Qu’est-ce qui vous prend ?

L’ABBÉ, soufflant, montrant sa gorge.

Je... je... ne peux pas.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mais qu’est-ce qu’il y a ?...

L’ABBÉ.

Il y a... La justice...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Quoi ?

L’ABBÉ.

La justice... la police... je ne sais pas... Enfin... la justice... est ici.

Les petites manifestent de la joie. On les entend chuchoter, en se poussant du coude : « La police... la police !... » Une, derrière Mlle Rambert, saute en se tapant les cuisses.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Qu’est-ce que vous dites ?... Vous êtes fou !...

L’ABBÉ.

Fou ?... De ma fenêtre, je les ai vus... deux messieurs, en noir, cravate blanche, longs favoris... C’est terrible !...

MADEMOISELLE RAMBERT, agitée et gesticulant.

Vous avez la berlue... Des invités...

L’ABBÉ, levant les bras.

Des invités !... des invités !... Vous êtes incroyable... Puisque je les ai vus... descendre de fiacre... sonner.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous ne savez pas ce que vous dites...

L’ABBÉ.

En ce moment... ils parlementent avec Mme Antoinette... ils vont venir...

Il regarde vers le préau, toutes les fillettes tendent le cou vers le préau.

MADEMOISELLE RAMBERT, allant, venant, tapant du pied.

Mais... mais... voyons... voyons...

L’ABBÉ, avec de grands bras.

Ça devait finir comme ça !... Ah ! ça ne m’étonne pas !

Il y a toujours comme un murmure parmi les petites.

MADEMOISELLE RAMBERT, à l’abbé.

Mais taisez-vous donc !...

Elle frappe de sa claquette. Toutes s’immobilisent.

Si j’apprends quelle est la malheureuse...

Nouveau coup de claquette. Elles se mettent en rang. Mlle Quintolle les emmène à droite.

L’ABBÉ, regardant le préau.

Les voilà !... Les voilà !...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Un jour pareil !...

Entrent deux messieurs.

 

 

Scène V

 

MADEMOISELLE RAMBERT, L’ABBÉ LAROZE, PREMIER MONSIEUR, DEUXIÈME MONSIEUR.

 

MADEMOISELLE RAMBERT, s’avançant toute tremblante.

Messieurs...

Les deux messieurs s’inclinent.

L’ABBÉ, derrière Mlle Rambert.

Soyez les bienvenus au Foyer...

Les deux messieurs s’inclinent.

PREMIER MONSIEUR.

Madame... monsieur le curé... Nous venons de la part de la maison Potel et Chabot.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Potel et Chabot ?... Alors vous êtes ?...

L’ABBÉ, presque en même temps.

Alors vous n’êtes pas ?...

PREMIER MONSIEUR.

Nous sommes les maîtres d’hôtel...

DEUXIÈME MONSIEUR.

Nous venons pour le buffet.

MADEMOISELLE RAMBERT, les toisant.

Pour le buffet ?... C’est évident...

Toisant l’abbé qui se détourne.

Ça, par exemple !

PREMIER MONSIEUR.

Si vous voulez bien nous indiquer ?...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je... je vous conduis...

Elle leur indique la porte du réfectoire. À l’abbé.

Où aviez-vous la tête, vous ?... Attendez-moi là...

Aux maîtres d’hôtel.

Venez, vous autres...

Elle sort avec les maîtres d’hôtel.

L’ABBÉ, la suivant du regard.

Si, au moins, ça pouvait lui servir de leçon !...

 

 

Scène VI

 

L’ABBÉ LAROZE, LOUISETTE LAPAR, puis MADEMOISELLE RAMBERT

 

L’abbé Laroze, en voulant s’en aller, aperçoit Louisette Lapar qui descend les degrés du parloir.

LOUISETTE.

Alors, monsieur l’abbé, il paraît que ça n’est pas encore pour aujourd’hui ?

L’ABBÉ.

Quoi donc ?...

Louisette désigne du doigt le réfectoire, en s’empêchant de rire.

Tu n’es qu’une effrontée... Tu écoutes donc aux portes ?... C’est joli.

LOUISETTE, riant.

Oh ! monsieur l’abbé !

L’ABBÉ.

Tu te permets... Au lieu de te moquer de ton prochain, tu ferais bien mieux...

MADEMOISELLE RAMBERT, sortant du réfectoire, à l’abbé.

Les magistrats sont installés...

Louisette s’est écartée.

Ah ! vous en aviez un œil !... Tous mes compliments !

L’ABBÉ, s’approchant de Mlle Rambert d’un air mystérieux.

Malheureux ceux qui ont des yeux pour ne point voir !...

Il sort en levant les bras.

MADEMOISELLE RAMBERT, le regardant partir.

Heureux les pauvres d’esprit !...

À Louisette.

Est-ce moi que vous cherchiez ?

 

 

Scène VII

 

MADEMOISELLE RAMBERT, LOUISETTE LAPAR

 

LOUISETTE.

Non... c’est mes ciseaux et ma ficelle que j’ai oubliés là...

MADEMOISELLE RAMBERT, maternelle.

Toujours désordonnée ?

LOUISETTE, bourrue.

On m’appelle de tous les côtés à la fois.

Elle ramasse ciseaux et ficelle.

Faut que je fasse tout !...

MADEMOISELLE RAMBERT, qui ne l’a pas quittée des yeux, doucement.

Eh là !... Ne vous fâchez pas, mon petit... Je ne voulais pas vous faire de reproches, aujourd’hui... Au contraire... Je suis contente de vous...

Regardant la porte décorée.

Votre porte est très bien... elle est très bien, votre porte...

Elle recule pour juger de l’effet, prend son face à main.

Très bien !

LOUISETTE, radoucie.

Elle n’est pas mal...

MADEMOISELLE RAMBERT, lorgnant Louisette et s’approchant.

Et puis... vous... vous êtes bien coiffée, au moins... à la bonne heure !

À peine lui a-t-elle touché les cheveux que Louisette recule.

Et votre robe ?... C’est vous qui l’avez faite ?... Toute seule ?

LOUISETTE.

Dame ! j’ai pas de couturière.

MADEMOISELLE RAMBERT, riant.

Tournez-vous un peu !...

Elle la fait tourner.

Est-elle coquette ?... Ah ! elle fait bien tout ce qu’elle veut !... Mais voilà !... il faut que mademoiselle veuille... Vous ne voulez pas souvent...

Louisette détourne les yeux.

Vous avez votre tête, Lapar... Ah ! je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans cette petite tête-là !... Ne froncez pas les sourcils, vous cachez vos yeux... C’est dommage...

Louisette sourit.

Vous êtes donc bien malheureuse, ici ?

LOUISETTE.

Où voulez-vous que j’aille ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mais je ne veux pas que vous vous en alliez...

S’asseyant sur le banc de gauche.

Ah ! que c’est donc bon de s’asseoir un instant.

Elle tire sa montre.

Mes pauvres jambes ont bien mérité un instant de repos.

Reniflant.

Mon Dieu ! qu’il vient donc une bonne odeur de ce jardin.

LOUISETTE, qui embobine sa ficelle.

C’est les lilas...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle a bien dit ça.

L’imitant.

C’est les lilas !...

Louisette se met à rire.

Pourquoi me faites-vous toujours la tête ?...

LOUISETTE, le menton baissé.

S’il vous plaît ? (Si ou plet ?)

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je vous demande pourquoi vous me faites toujours la tête ?

LOUISETTE, même attitude.

Je ne vous fais pas la tête.

MADEMOISELLE RAMBERT, la prenant par le bras.

On dirait que je ne vous connais pas... Vous me faites la tête...

Changeant de ton.

Dites donc, ma petite, vous n’êtes pas maigre ?

LOUISETTE, dégageant son bras, enjouée.

Je suis comme Fleurance... j’suis à point...

Se sentant regardée, elle détourne les yeux.

MADEMOISELLE RAMBERT, l’imitant.

J’suis à point...

Changeant de ton.

Venez vous asseoir là.

LOUISETTE.

Je suis pas fatiguée.

Elle s’éloigne un peu.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous avez donc peur que je vous fasse du mal ?... Je ne vous mangerai pas...

LOUISETTE.

Oh ! je me mettrais en travers.

Elle s’approche.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous avez peur, tout de même ? Non ?... Alors, c’est votre jolie robe qui vous rend si fière ?... Écoutez...

LOUISETTE, debout, tout près de Mlle Rambert.

Quoi ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Enfin... vous êtes tout de même la seule qui ne veniez jamais me voir, dans ma chambre ?... Vous n’avez donc jamais rien à me dire ?... Jamais besoin d’un chiffon... d’un livre ?...

LOUISETTE.

J’sais pas lire...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Alors, de causer un peu ?

LOUISETTE, gênée.

C’est pas mon affaire... Le soir, j’ai envie de dormir...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Les autres viennent bien...

LOUISETTE.

C’est des hypocrites... Et puis ça les regarde...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Tenez... voilà justement pourquoi je vous aime bien, Louisette... J’aime votre caractère... Vous valez mieux que les autres... Vous êtes fière... Ça vous va... Et gentille !... Je pourrais faire beaucoup de choses pour vous... je pourrais être une famille pour vous... sans que vous vous humiliiez... Je ne demande qu’à m’intéresser à vous. Mais voilà... Je veux savoir où je vais...

Elle pose la main sur les hanches de Louisette.

Il faut qu’on soit pour moi, ou contre moi... ma fille ou mon ennemie...

LOUISETTE.

J’suis pas vot’ fille... J’suis la fille de personne...

Elle se dégage brusquement.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Allons !... allons !...

Elle essaye de la retenir. Louisette se débat et son tablier reste dans les mains de Mlle Rambert, qui se lève, colère. Pendant ce temps, Courtin, qu’elles n’ont pas vu venir, monte doucement les marches du perron.

Ah ! tu fais la mauvaise tête ?

LOUISETTE.

Mais non...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Voilà comment tu reçois mes gentillesses !... Eh bien, ma petite, nous allons voir qui sera la plus forte... et si je vais te mater... On te fouettera comme une autre, morveuse !

LOUISETTE, arrogante.

Morveuse ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

On te fouettera !... Nous verrons...

LOUISETTE, avec défi.

Morveuse... ou non... je ne conseille à personne...

 

 

Scène VIII

 

MADEMOISELLE RAMBERT, LOUISETTE, COURTIN

 

COURTIN.

Qu’est-ce qui se passe ?

Louisette pousse un cri et s’arrête interdite, les yeux baissés. Mlle Rambert, interloquée, esquisse un salut.

Qu’est-ce qu’il y a donc, madame la directrice ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Une mauvaise tête, monsieur le président...

Louisette secoue la tête en signe de dénégation.

Une de nos plus mauvaises têtes... Mais je ne veux pas vous importuner, monsieur le baron... Je referai, à un autre moment, mes observations à cette petite révoltée...

COURTIN, glacial.

Je vous en sais gré...

À Louisette.

Vous pouvez rejoindre vos compagnes, mon enfant.

Louisette ne bouge pas.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh bien ?... Qu’est-ce que vous attendez ?

LOUISETTE, s’empêchant de rire.

Mon tablier...

Le baron considère Mlle Rambert qui tend le tablier avec embarras. Louisette, penchée, ne l’atteignant pas, le baron se décide à le prendre et à le transmettre, en souriant un peu, à la petite qui remercie, hésite, fait une révérence et sort. Le baron, que Mlle Rambert observe, suit des yeux Louisette, jusqu’à ce qu’elle soit sortie.

 

 

Scène IX

 

COURTIN, MADEMOISELLE RAMBERT

 

COURTIN.

Je ne pense pas qu’il soit besoin de vous faire remarquer combien de scènes du genre de celle-ci sont regrettables, pénibles...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Je vous assure, monsieur le président, que cette petite...

COURTIN, interrompant.

Madame la directrice, je n’ai ni le désir, ni le loisir d’examiner quelle sorte de grief vous pouvez avoir contre cette enfant... Je m’interdis, ici, d’affaiblir, en rien, votre autorité. Rendez-moi aussi cette justice que je n’interviens jamais dans les détails...

MADEMOISELLE RAMBERT.

C’est vrai, monsieur le président...

COURTIN.

Ce n’est pourtant pas que je sois sûr que vos façons, votre manière d’être avec nos pensionnaires... toutes ces punitions...

MADEMOISELLE RAMBERT.

À Saint-Denis, monsieur le président...

COURTIN, interrompant.

Laissons-là Saint-Denis, je vous prie, et toutes les maisons d’éducation de la Légion d’honneur... nous sommes au Foyer... D’ailleurs, je me réserve d’examiner tout cela, avec vous, un de ces jours...

MADEMOISELLE RAMBERT, digne.

Quand vous voudrez, monsieur le président...

COURTIN.

Voyons ! Tout devait être parfait... et c’est à peine si l’établissement est présentable...

Remontant vers la porte.

Ici, naturellement, ces fleurs de papier... ces banderoles... c’est très joli...

Changeant de ton.

Qu’est-ce que c’est que celle échelle ?... Qu’est-ce qu’elle fait là ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle a servi pour la décoration... On va l’enlever... j’ai donné des ordres...

COURTIN, tirant sa montre, et redescendant.

Jamais nous ne serons prêts...

Changeant de ton.

Je suis allé à la lingerie... Rien ne devait clocher, disiez-vous ?...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Oui... Eh bien ?

COURTIN.

C’est inouï !... C’est d’un désordre inouï !... Ah ! je serais curieux d’en refaire l’inventaire... Il n’y a là qu’une femme... C’est trop d’ouvrage... Elle paraît, d’ailleurs, n’y entendre absolument rien.

MADEMOISELLE RAMBERT, d’un ton plus vif.

Vous savez, monsieur le président, que la lingère en chef, Mlle Marguerite, est partie... et vous savez pourquoi ?

COURTIN, radouci.

Sans doute... En tout cas, j’ai dit qu’on ferme tout un pan d’armoires... tout le fond... et n’ai permis d’ouvrir que le côté gauche... près de la porte... où nous passerons... On achève de le ranger...

Très nerveux, indiquant le plafond avec sa canne.

Elles font un bruit, là-haut... C’est l’atelier de couture ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Non, monsieur le président, le pailletage...

COURTIN.

C’est agaçant...

Reprenant.

Ah ! les cuisines !... Par l’escalier, il venait, des cuisines, une odeur... une odeur, à n’y pas tenir... Je descends... J’ai été suffoqué, mademoiselle... véritablement suffoqué... J’ai dû faire vider deux grandes marmites...

MADEMOISELLE RAMBERT, levant les bras.

Toute la soupe !... Ah !

COURTIN, interdit.

C’était la soupe !... Ma foi !... J’ai cru que c’étaient des eaux grasses... Je regrette...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous n’avez pas l’habitude...

COURTIN.

En tout cas, j’ai fait établir un grand courant d’air... Nous allons voir... Maintenant, madame la directrice, voulez-vous me dire ce qui se passe à l’infirmerie...

MADEMOISELLE RAMBERT.

À quel propos ?

COURTIN.

J’ai eu beau crier, frapper... C’est comme une tombe... Impossible de me faire ouvrir... On me dit que c’est vous qui avez ordonné de verrouiller l’infirmerie ?

MADEMOISELLE RAMBERT, avec un air presque de défi.

C’est vrai...

COURTIN.

Pourquoi ?... Et si, tout à l’heure, quelqu’un demande à la visiter ?

MADEMOISELLE RAMBERT, énergiquement.

On ne visitera pas l’infirmerie... Il est impossible de la montrer dans l’état où elle est...

Appuyant.

On ne visitera pas l’infirmerie...

Changeant de ton.

À moins, monsieur le président, que vous n’en donniez l’ordre... Si vous en donnez l’ordre...

COURTIN, embarrassé.

C’est bien... c’est bien... On ne visitera pas l’infirmerie... Au moins, vous auriez pu me prévenir...

On entend un grand cri qui semble venir de la porte de droite. Courtin et Mlle Rambert écoutent, se regardent. Un silence.

Qu’est-ce que c’est ?...

MADEMOISELLE RAMBERT, après avoir encore écouté.

Rien... ce n’est rien...

Un second cri éclate, s’éloigne, cesse.

Voulez-vous que j’aille voir ?

COURTIN, nerveux, retenant Mlle Rambert.

Non, non... restez !... Il faut absolument que nous fassions ensemble une inspection rapide, pour remédier à ce qui est remédiable... J’aurais voulu pouvoir vous adresser des compliments...

MADEMOISELLE RAMBERT, éclatant.

Ah ! il faut être juste, à la fin... Je ne peux pas tout faire... être partout à la fois... Je suis à bout de forces, et aidée... il faut voir !... Presque plus de personnel... pas d’argent... jamais d’argent !... Aucun n’est payé... Hier soir, j’ai dû renvoyer deux surveillantes, et prendre, sur ma bourse à moi, l’argent de leurs gages. Ce n’est pas pourtant qu’on ne me doive rien... Vous m’aviez promis quinze cents francs, pour ce matin. Je ne les ai pas, naturellement... Voilà plus de trois semaines que vous m’annoncez une somme sur l’allocation des cent mille francs du Pari mutuel... Je ne les ai pas davantage...

COURTIN.

Vous savez bien que j’ai dû payer les entrepreneurs...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Six mille francs... je le sais... Non... non...

Elle tamponne ses yeux.

il faut être juste...

COURTIN, gêné.

Vous vous méprenez, mademoiselle, je n’ai pas voulu dire...

MADEMOISELLE RAMBERT, le verbe plus haut, à la fin criard.

Les fournisseurs viennent me faire des scènes tous les jours... On me menace... On m’insulte, ici, en plein vestibule, devant les petites... jusque dans la rue !... Pour obtenir, dans le quartier, la moindre chose, il faut une diplomatie !... Et encore, on n’obtient plus rien... Tenez, ce matin, faute du peintre, qui a refusé de venir, l’abbé Laroze a remis deux carreaux qui manquaient au réfectoire... Il aura au moins servi à cela, le saint homme. Pas d’aide... plus de ressources... Obligée de tout supporter... et c’est à moi qu’on vient s’en prendre !

COURTIN, qui a vainement tenté d’apaiser Mlle Rambert, et qui a surveillé la porte.

Du monde... prenez garde !...

 

Scène X

 

COURTIN, MADEMOISELLE RAMBERT, COMTESSE DE CHALAIS, MADAME LUBIN-LAFARE

 

COMTESSE DE CHALAIS, paraissant à la porte.

Ah ! mon cher président, que notre Foyer est donc pimpant, joli...

À Mlle Rambert.

Mademoiselle, tous mes compliments !...

COURTIN, incliné, baisant les mains des deux dames.

Vous nous gâtez !...

COMTESSE DE CHALAIS, serrant la main de Mlle Rambert.

Tout à fait réussi...

MADAME LUBIN-LAFARE, même jeu.

Tout à fait...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Nous essayons de nous rendre dignes de la confiance dont le comité a bien voulu nous honorer...

COMTESSE DE CHALAIS, à Courtin.

Avez-vous vu toutes les inscriptions en sable dans le préau ?... les ateliers ?

COURTIN.

Parfaitement : Vive la duchesse de Saragosse ! en rouge et jaune... Ce sera très remarqué.

COMTESSE DE CHALAIS.

Vous savez que c’est mon piqueur qui a tout fait... avec un garçon d’écurie ?

COURTIN.

Vous avez toujours les idées les plus délicates...

COMTESSE DE CHALAIS.

Ce sont de véritables artistes... Et ils font ce que vous avez vu avec un petit entonnoir...

Geste didactique.

rien qu’un petit entonnoir et du sable...

Geste didactique.

rien qu’un petit entonnoir...

COURTIN.

Oui... oui... je sais.

MADAME LUBIN-LAFARE, à Courtin.

Et vous êtes toujours aussi sûr que la duchesse fera un don à notre œuvre ?

COURTIN.

C’est une chose absolument certaine. Elle ne visite jamais un établissement sans laisser une obole.

MADAME LUBIN-LAFARE.

Si ce n’est qu’une obole !...

COURTIN, souriant.

Une façon de parler...

Grave.

J’attends une somme...

MADAME LUBIN-LAFARE.

Ah ! tant mieux !

COURTIN.

Mais si vous voulez bien nous permettre, nous allons, Mme la directrice et moi...

MADAME LUBIN-LAFARE.

Faites... Faites...

COURTIN, bas, à Mlle Rambert avec qui il se dirige vers la droite.

Tout ira à merveille...

Haut.

Passez, mademoiselle...

Mlle Rambert sort.

Les cuisines d’abord, n’est-ce pas ?...

Il sort.

 

 

Scène XI

 

COMTESSE DE CHALAIS, MADAME LUBIN-LAFARE, puis AUBRY, LACAVE, CHICHETTE, puis MADEMOISELLE BARANDON

 

COMTESSE DE CHALAIS, poursuivant tout haut.

Alors, vous avez déjeuné chez vous ?... Mais à quelle heure ?

MADAME LUBIN-LAFARE.

À onze heures... figurez-vous...

COMTESSE DE CHALAIS.

C’est inouï... Comment avez-vous fait ? Nous, nous avons déjeuné, tout près d’ici, dans un endroit canaille... en bande... les Ribras, les Challenge... Caméloni, ma belle-sœur...

MADAME LUBIN-LAFARE.

Bien !

COMTESSE DE CHALAIS.

Exquis !... Il y avait là des filles et des apaches... Très amusant... beaucoup de caractère...

MADAME LUBIN-LAFARE.

Si j’avais su !...

Touchant la robe de Mme de Chalais.

Vous aimez ces quatre boutons ?... D’ailleurs, assez de chic... mais ma chérie, je ne savais pas qu’on s’habillait... On avait d’abord dit qu’on ne s’habillerait pas.

COMTESSE DE CHALAIS.

Oui... mais au dernier comité...

Aubry, Lacave, Chichette, entrent par la droite, chacune avec un balai ; elles se dirigent vers la porte du vestibule et commencent à balayer.

MADAME LUBIN-LAFARE.

Ah ! voilà !... je n’y étais pas...

COMTESSE DE CHALAIS.

Vous êtes très bien, comme vous êtes...

MADAME LUBIN-LAFARE, aigrement.

Ma foi, tant pis...

Changeant de ton.

Allons voir le buffet...

MADEMOISELLE BARANDON, venant du parloir, toute effarée.

Pardon, mesdames... vous n’auriez pas vu Mme la directrice ?

MADAME LUBIN-LAFARE.

Elle était avec nous...

COMTESSE DE CHALAIS, montrant la porte de droite.

Elle vient de sortir de là... avec le président...

MADEMOISELLE BARANDON.

Merci...

Elle sort, en courant, par la porte de droite.

COMTESSE DE CHALAIS.

Sont-elles affolées !

MADAME LUBIN-LAFARE.

Ma chère, ces petites gens... pour un rien... ça s’affole...

Aux fillettes.

Petites !...

COMTESSE DE CHALAIS, à l’oreille de Mme Lubin-Lafare.

On a beau faire... elles ont toujours l’air de souillons... Comme c’est difficile !...

Aux fillettes.

Le buffet, mes enfants ?

AUBRY, la contemplant.

C’est au réfectoire, madame.

LACAVE, même jeu.

Par ici, madame.

Chichette s’interrompt de balayer et regarde Mme Lubin-Lafare et la comtesse qui sortent.

CHICHETTE, à Lacave, en extase devant le buffet.

Eh toi... là-bas... prends garde d’attraper une indigestion.

Elles reviennent balayer le perron du vestibule au dehors. Mlle Barandon entre en courant par la petite porte de droite, s’arrête, se retourne, attend. Entre Mlle Rambert.

 

 

Scène XII

 

MADEMOISELLE BARANDON, MADEMOISELLE RAMBERT, AUBRY, LACAVE, CHICHETTE, puis COURTIN

 

MADEMOISELLE RAMBERT, essoufflée.

Mais où l’a-t-on mise ? Vous courez... Vous courez... Où l’a-t-on mise ?

MADEMOISELLE BARANDON, essoufflée aussi.

Dès que la pauvre petite

Elle soupire.

a eu repris, à peu près, sa connaissance... je l’ai portée dans ma chambre... Elle n’était pas lourde !...

Elle pleure.

MADEMOISELLE RAMBERT, se remettant en marche.

Dans votre chambre ?... Enfermée ?...

MADEMOISELLE BARANDON.

Oui... avec Mme Antoinette, que j’ai prévenue aussitôt...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Bon !... Rien ne presse tant, alors ?

COURTIN, paraissant à la porte de droite.

Ah !... Eh bien ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

La petite est sous clef, gardée par la concierge... Nous avons un instant...

Plus bas.

Il faut bien savoir ce qu’on va faire...

Apercevant les petites qui balayent.

Faites-moi le plaisir d’aller balayer dans le préau, et un peu vite.

Les petites dégringolent le perron.

COURTIN.

Pourvu qu’on la sauve, mon Dieu !...

Changeant de ton.

Comment s’appelle-t-elle, déjà ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mézy...

MADEMOISELLE BARANDON.

Caroline Mézy !... Mon Dieu !... Mon Dieu !...

COURTIN, considérant Mlle Barandon.

Laisser une petite toute une journée et toute une nuit, dans un placard !...

Mlle Barandon se cache la tête dans son mouchoir.

Je n’ai jamais vu ça !... On n’a jamais vu ça !...

À Mlle Rambert.

A-t-elle des parents ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Sa mère...

COURTIN.

À Paris ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Elle était placée à Paris... Une coureuse... Elle est partie, en province, je ne sais où...

COURTIN.

Personne ne vient la voir ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Personne... Heureusement...

À Mlle Barandon qui s’est remise à sangloter.

Ce n’est guère le moment de pleurer, ma fille... mais de tâcher à réparer le mal que vous avez fait.

COURTIN, qui va de long en large.

C’est effrayant !... C’est effrayant !...

MADEMOISELLE RAMBERT, à Mlle Barandon qui continue de pleurer.

Taisez-vous donc, à la fin !... On va vous entendre.

COURTIN, même jeu.

C’est effrayant !... C’est effrayant !... Personne ne l’a vue, au moins ?

MADEMOISELLE BARANDON.

Personne, monsieur le président...

À Mlle Rambert.

C’était dans l’atelier de découpage... Quand j’ai couru au placard... j’y ai couru dès que je me suis rappelée... elle était à peine tiède... et jaune... jaune !...

Elle frissonne.

Nous l’avons emportée... couchée sur mon lit... frottée avec du vinaigre... Enfin... elle a poussé un grand cri...

COURTIN.

Un cri ?

MADEMOISELLE BARANDON, poursuivant.

Puis un autre...

COURTIN, tapant dans ses mains.

Les cris que nous avons entendus, parbleu !...

À Mlle Rambert.

Alors, d’autres ont pu entendre...

MADEMOISELLE RAMBERT, très calme.

Mais non... On est habitué ici... Personne n’y fait attention...

À Mlle Barandon.

Et puis ?

MADEMOISELLE BARANDON.

Et puis... elle a eu une grande crise de larmes...

Un temps.

à présent, elle dort.

Un silence.

COURTIN, inquiet.

Êtes-vous sûre qu’elle dorme ?

MADEMOISELLE BARANDON.

Elle respire faiblement... mais elle respire.

Elle soupire.

Madame la directrice, je vous en prie, il faudrait un médecin. Laissez-moi aller chercher le docteur.

Elle fait comme si elle allait partir.

MADEMOISELLE RAMBERT, la retenant rudement par le bras.

Encore ?... vous êtes folle !... Pourquoi pas le commissaire de police ?

COURTIN.

Cependant...

MADEMOISELLE BARANDON.

Je vous en prie, mademoiselle...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Pour que tout le monde sache, n’est-ce pas ?

COURTIN.

Nous avons une responsabilité terrible...

MADEMOISELLE RAMBERT.

On peut attendre... Mme Antoinette a été infirmière. D’elle, au moins, je suis sûre...

COURTIN.

Mais si cette petite allait mourir !...

Mlle Barandon sanglote.

Ce serait du joli !... du joli !

MADEMOISELLE RAMBERT, énergique.

Elle ne mourra pas... Elles en ont vu d’autres...

Un silence.

D’ailleurs, j’y vais...

Elle se dirige vers la gauche.

COURTIN, à Mlle Barandon qui allait suivre Mlle Rambert.

Enfin... comment peut-on oublier une petite fille dans un placard ?...

Mlle Barandon se remet a pleurer.

C’est inimaginable.

Mlle Barandon s’est arrêtée.

On nous traitera de bourreaux... de tortionnaires... C’est de la folie !

MADEMOISELLE RAMBERT, qui est redescendue, demi-bas, à Courtin.

Monsieur le président, c’est une punition réglementaire...

Mlle Barandon tombe assise sur une caisse d’arbuste, la tête dans son mouchoir.

COURTIN.

Joli règlement...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Approuvé par le comité... Deux heures de placard !

COURTIN.

Deux heures !... quatre heures de placard, bien !... Mais tout un jour ! tout une nuit !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Un accident... Il arrive des accidents... Il n’y a pas qu’ici...

De très près.

Je vous en prie, monsieur le président, laissez cette fille... La voilà déjà aux trois quarts idiote... Elle fera une sottise ou un malheur...

MADEMOISELLE BARANDON, se levant brusquement.

Ah ! j’oubliais... Elle a demandé M. l’aumônier.

MADEMOISELLE RAMBERT, à Courtin.

Là !... Qu’est-ce que je disais ?...

À Mlle Barandon.

Pourquoi faire ?

MADEMOISELLE BARANDON.

Elle était si pieuse !

MADEMOISELLE RAMBERT.

« Elle était... elle était... » Elle n’est pas morte... Elle est pieuse, c’est vrai... Elle est paresseuse aussi...

Énergique.

En tout cas, je vous défends de dire un mot... un seul mot à l’abbé. L’abbé ! Ah ! ce serait le bouquet.

COURTIN.

On ne peut pourtant pas la priver des secours de la religion...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Mais, monsieur le président, vous ne savez pas dans quel état est, aujourd’hui, ce pauvre abbé Laroze. Il va ameuter toute la maison... tout le quartier. Il fera une cérémonie...

COURTIN.

Peu importe... Il ne sera pas dit qu’on a refusé un prêtre à cette enfant... Refuser un prêtre ici ?... Songez donc ! Et dans ma situation !

MADEMOISELLE RAMBERT, faussement conciliante.

Je m’incline... Seulement, monsieur le président, vous pourrez décommander la fête... fermer le buffet, renvoyer la duchesse, les invités... tout le monde... et la presse... la presse...

COURTIN, allant et venant.

C’est effrayant !... C’est effrayant !

MADEMOISELLE RAMBERT.

Laissez-moi faire... vous n’aurez pas à vous en repentir.

À Mlle Barandon.

Allons... Venez !

Le préau commence à se remplir, et l’on voit parmi les groupes l’abbé qui pérore et gesticule.

COURTIN.

On nous a vus... Restez, mademoiselle, restez...

Plus bas.

Surtout pas un mot à la baronne... Elle est tellement impressionnable !...

S’exclamant.

Et cette échelle qui est toujours là !...

Il s’avance jusqu’à la porte du vestibule, puis descend les degrés du perron, à la rencontre d’un groupe parmi lequel Thérèse, l’abbé, Biron, d’Auberval, et, par-ci par-là, d’autres groupes, et Mme Tupin, Mme Pivin, très raides, très dignes.

MADEMOISELLE RAMBERT, à Mlle Barandon.

Allez vite. Je vous rejoindrai tout à l’heure, si je peux... Et vous savez...

Elle barre ses lèvres d’un doigt.

Votre sort est entre vos mains...

Mlle Barandon sort. À la porte du vestibule, Mlle Rambert joint les autres qui, conduits par elle, par Courtin, par l’abbé, traversent la scène en causant, et entrent au parloir. Pendant ce temps, des fillettes, parmi lesquelles Ribanel, Miche, Fleurance, Chichette, Aubry, Lacave, entrent par la droite et par la porte du vestibule, et restent seules en scène.

 

 

Scène XIII

 

FLEURANCE, RIBANEL, MICHE, CHICHETTE, AUBRY, LACAVE, LOUISETTE LAPAR et UNE VINGTAINE DE FILLETTES

 

LOUISETTE, accourant du parloir.

Où est-elle, cette échelle de malheur ?... Ah ! la voilà !

Se dirigeant vers l’échelle.

Aidez-moi, vous autres... Trois seulement...

Aidée des trois fillettes, elle enlève l’échelle, et l’emporte lentement. L’exercice rythme ses paroles.

La Rambert m’a menacée du fouet... Qu’elle y vienne !...

RIBANEL, MICHE, CHICHETTE, FLEURANCE.

La rosse !... La rosse !...

LOUISETTE.

Pas si vite, donc !... Oui, qu’on y vienne !... Je les mords, je les griffe... Des coups de pied dans le ventre... Je leur crève les yeux... je crache... Elles verront !...

RIBANEL, accompagnant l’échelle en trépignant.

Je les mords...

MICHE, même jeu.

Je les griffe...

TOUTES, trépignant, s’exaltant.

Je les mords... je les griffe...

FLEURANCE.

Attention !... L’ratichon... Chantez !...

L’abbé Laroze descend les degrés du parloir.

TOUTES.

Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette...

Louisette sort par la droite, avec les trois autres, emportant l’échelle.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, L’ABBÉ LAROZE, puis MADEMOISELLE RAMBERT, DES INVITÉS, MADAME LUBIN-LAFARE, LA COMTESSE DE CHALAIS, THÉRÈSE, BIRON, D’AUBERVAL, COURTIN, puis FLANDRIN

 

L’ABBÉ.

Eh bien ! Eh bien !...

À Chichette.

Comme te voilà rouge !

CHICHETTE.

C’est toujours pas d’avoir mangé, m’sieu l’abbé !...

L’ABBÉ.

D’avoir mangé... d’avoir mangé... Tu ne penses qu’à manger !...

Tapant dans ses mains.

Venez, toutes, ici...

Il les groupe autour de lui.

C’est l’heure, mes enfants !... Ah ! ah ! ah ! Il va falloir défendre l’honneur de la maison...

Levant un doigt au plafond.

l’honneur de la maison... Pas de plaintes, surtout... Tout est bien... tout est excellent. On est bon pour vous...

Léger murmure.

On est très bon pour vous... On est très bon pour vous...

LOUISETTE, entrant par la droite.

On sait... on sait...

L’ABBÉ, à Louisette.

Tu as l’air bien agité, toi... Toujours l’esprit de rébellion...

Tapant dans ses mains.

Allons, mes enfants... rappelez-vous...

MADEMOISELLE RAMBERT, venant du parloir, et gagnant le préau.

C’est bon... c’est bon, monsieur l’abbé...

Elle passe. Les fillettes riochent. Des invites arrivent, traversent la scène en causant.

UNE DAME, sur la droite, à un monsieur.

Comment ! vous voilà ?... Je vous croyais en Espagne ?

UN MONSIEUR.

Revenu d’hier.

UNE DAME, sur la gauche, à un jeune homme, presque bas.

Oui... on part ce soir... Ainsi, à demain !

UN JEUNE HOMME.

Bien-aimée !

UNE DAME, également sur la gauche, à un vieux qui lui parle à l’oreille.

Taisez-vous... vous êtes dégoûtant !

Ces répliques doivent se faire dans un brouhaha de conversations. Elles peuvent se modifier à la mise en scène.

FLANDRIN, accourant du préau.

La duchesse ! Voilà la duchesse !

Presque sur les pas de Flandrin, Mlle Rambert revient du préau, agitée traverse la scène, pour entrer au parloir, et se croise avec Courtin qui, sorti du parloir, se précipite au préau.

MADEMOISELLE RAMBERT, en passant aux fillettes qu’elle bouscule.

Allons, allons.

Coup de claquette.

À vos places... vite... vite !

La scène se vide presque instantanément. Tout le monde, l’abbé Laroze, les fillettes, pêle-mêle, gagnent le parloir en causant et chuchotant. Un peu de désordre, de bousculade, de petits cris. Thérèse, qui a repoussé et renvoyé au parloir Biron et d’Auberval, se promène à petits pas, à gauche, avec une amie. La comtesse de Chalais et Mme Lubin-Lafare se placent sur la droite, à mi-chemin de la porte du vestibule et de celle du parloir. On aperçoit, débordant du parloir, sur les degrés, dans le vestibule, les deux rangs de fillettes qui font la haie. On ne voit d’un côté que Chichette et Aubry, de dos, de l’autre côté, Louisette, Lacave, Ribanel, Sarlat. Deux ou trois dames, sur la droite, se tiennent avec deux messieurs, à distance de la comtesse de Chalais et de Mme Lubin-Lafare.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, LA DUCHESSE, COURTIN, LE MARQUIS DE TRABALDANAS, DEUX DAMES D’HONNEUR, DEUX SURVEILLANTES

 

La duchesse paraît à la porte du vestibule, accompagnée du baron à droite, suivie du marquis de Trabaldanas et de deux dames d’honneur. Deux surveillantes ferment la marche.

LA DUCHESSE, s’avançant lentement, gênée par sa corpulence, et regardant autour d’elle.

Très joli... Figurez-vous, cher varon, j’avais peur d’être en retard.

Elle s’arrête, se retourne un peu vers le marquis.

N’est-ce pas ?

LE MARQUIS, s’inclinant.

Ah ! Votre Altesse n’est jamais en retard...

COURTIN, s’inclinant.

Votre Altesse est mille fois trop bonne... Votre Altesse peut-elle me permettre de lui présenter deux membres les plus zélés de notre comité ?...

La comtesse de Chalais et Mme Lubin-Lafare, à hauteur de qui la duchesse vient d’arriver, font une profonde révérence.

La comtesse de Chalais ! Mme Lubin-Lafare !...

À mesure qu’elles ont été présentées, elles font une révérence et baisent la main que leur tend la duchesse.

LA DUCHESSE, à la comtesse.

Vous avez remplacé votre tante... je vois ?

COMTESSE DE CHALAIS.

Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mais on ne remplace pas la marquise d’Ormailles.

LA DUCHESSE, souriant.

C’est très gentil ça, mon enfant... Oui, la marquise d’Ormailles est une... voyons... gaillarde...

Au baron.

On peut dire ?

COURTIN.

Je crois bien... C’est un mot vif... pittoresque...

LA DUCHESSE.

Tant mieux... Vous savez, cher varon, je ne distingue pas assez dans les mots français...

À Mme Lubin-Lafare.

C’est votre beau-père que j’ai connu à Bienne ?... ambassadeur ?... Oun homme charmant... si parisien !...

MADAME LUBIN-LAFARE.

Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mon mari est neveu de l’ambassadeur et fils du général.

LA DUCHESSE.

Ah !

Elle s’éloigne. Au baron.

Lubin-Lafare était oun très bel homme !...

S’avançant vers Thérèse qui lui fait la révérence.

J’ai bien regretté, mon enfant, d’avoir manqué votre bonne visite.

Elle l’embrasse.

THÉRÈSE.

Votre Altesse est mille fois trop bonne.

LA DUCHESSE, désignant le parloir.

C’est là ?...

Elle s’arrête au bas des degrés. Sur la plus haute marche, on voit Mlle Rambert repousser l’abbé Laroze, et faire une profonde révérence. Les fillettes font la révérence.

COURTIN, à la duchesse.

Notre directrice !

Mlle Rambert fait une révérence.

LA DUCHESSE.

Voyons, madame, montrez-nous vos chers enfants...

S’adressant à Aubry qu’on voit de dos.

Vous, ninia...

Elle sourit. On sourit respectueusement.

Pardon... vous... petite... Comment vous appelez-vous ?...

Aubry a baissé la tête, ne répond pas, et tout à coup éclate en sanglots.

MADEMOISELLE RAMBERT, maternelle.

Voyons... Aubry... Répondez...

LA DUCHESSE.

Eh bien... petite ?...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Votre Altesse les intimide... Elles n’ont pas l’habitude...

LA DUCHESSE, caressant les cheveux d’Aubry.

Je leur fais peur ?... C’est curieux !...

À Mlle Rambert.

En êtes-vous contente ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Très contente, Votre Altesse...

Tapotant les joues d’Aubry.

Ah ! la voilà calmée...

LA DUCHESSE.

Quel travail faites-vous, petite ?

AUBRY, le menton baissé, très timidement.

J’suis... j’suis... d’l’atelier... des... paillettes...

Elle se tait.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Eh bien ?

AUBRY, la voix tremblante.

Votre Altesse...

LA DUCHESSE.

Elle est gentille !...

À Mlle Rambert.

Est-ce que ce n’est pas un travail pénible ?

Louisette fait signe que oui.

MADEMOISELLE RAMBERT.

Du tout... Votre Altesse... du tout !... Une récréation... D’ailleurs, nous prenons un soin particulier...

Louisette fait signe que non.

LA DUCHESSE.

Naturellement !...

Changeant de ton.

Elle sait faire autre chose !...

MADEMOISELLE RAMBERT, hésitant.

Non... Votre Altesse... Elle n’a encore appris que ce métier...

LA DUCHESSE.

Ah !

Se tournant vers Courtin.

Et si la mode change ?

COURTIN, souriant.

Elle changera de métier...

Emphatique.

C’est l’adaptation... la loi d’adaptation...

LA DUCHESSE.

Très bien...

Elle monte les degrés en touchant les cheveux de Louisette.

Les beaux cheveux !... Bonjour... Bonjour, mes enfants...

Du dehors.

Et celle-ci ?...

Le cortège disparaît, emmenant les fillettes. Le bruit s’atténue. Thérèse qui, avec les autres dames du comité, a assisté, du vestibule, à l’interrogatoire, les laisse entrer au parloir, et reste seule en scène. Au moment où elle va entrer au réfectoire, elle aperçoit d’Auberval qui monte les degrés du perron.

 

 

Scène XVI

 

THÉRÈSE, D’AUBERVAL

 

THÉRÈSE, joyeuse.

Comment ?... D’où venez-vous ?

D’AUBERVAL, aux doigts un brin de lilas qu’il fait tourner.

Ma foi ! Je n’en sais rien... Des salles, des couloirs, des escaliers... et me voici, comme par enchantement, près de vous... Puisqu’il faut que je visite quelque chose aujourd’hui, voulez-vous que je visite ce très beau vestibule ?

THÉRÈSE, souriant.

Je vais donc vous y laisser...

D’Auberval fait la moue.

Allons... si vous avez besoin d’un guide...

D’AUBERVAL.

Ah ! madame !... vous êtes gentille !...

THÉRÈSE.

Trop !...

Elle s’assied sur un des degrés du parloir.

D’AUBERVAL.

Vous me traiteriez sévèrement... ce serait la même chose... Je serais malheureux en plus... voilà tout... Pourquoi faire ?

THÉRÈSE.

Avec vos façons de bon apôtre...

L’imitant.

Pourquoi faire ?... Je n’aurais plus qu’à me plier à vos fantaisies...

D’AUBERVAL.

Oh ! image délicieuse !... Certains mots que vous dites... Vous plier... Je sens mon cœur battre jusqu’à ma gorge...

Il s’arrête en voyant Thérèse se lever.

THÉRÈSE, après quelques pas.

Comment trouvez-vous notre bonne duchesse ?

D’AUBERVAL, après une hésitation.

Une grosse dame... qui parle trop...

Plus aimable.

Mais tant mieux... plus elle est grosse, moins elle va vite, plus elle parle, plus tard elle sera descendue...

Exultant.

Moi, pendant ce temps-là... je m’imagine que nous visitons ensemble, tout seuls... un palais... dans un pays... étranger.

THÉRÈSE.

Seulement, voilà, nous sommes à Paris, 184, rue de la Chapelle.

D’AUBERVAL.

Pas de danger que vous l’oubliiez...

THÉRÈSE.

Vous l’oubliez pour deux...

D’AUBERVAL.

Vous vous moquez de moi... c’est mal...

Il s’assied sur un degré.

THÉRÈSE, près de lui, son ombrelle sur les marches.

Mais non !...

Penchée, elle s’appuie sur son ombrelle, le menton au pommeau.

Après tout, vous me dites des choses très gentilles...

D’AUBERVAL, se dressant.

Si je pouvais... Voyez-vous... je voudrais être spirituel comme il y en a, pour vous faire rire... voir vos dents... Et je voudrais aussi trouver des mots très tendres... Oh ! mais tendres, tendres, comme personne n’en a jamais entendu...

Geste de Thérèse.

et que pourtant vous puissiez écouter... Seul, c’est plus facile... Le soir, parfois, je vous dis des choses dont la douceur me met les larmes dans les yeux... Et vous êtes ravie...

THÉRÈSE, doucement.

Ravie ?

D’AUBERVAL.

Pas vous... La vous que j’imagine... dont je rêve...

THÉRÈSE, émue.

Réveillez-vous et taisez-vous... Comme c’est malin de me forcer toujours à faire le croquemitaine !... On peut parler aussi, sans rien dire... N’entendez-vous pas comme on vous écoute ?

D’AUBERVAL, heureux.

Ah ! madame !... madame chérie !...

Thérèse se rembrunit.

Qu’avez-vous ?

THÉRÈSE.

M. Biron qui traverse le préau... éloignez-vous, je vous en prie...

D’AUBERVAL, colère.

De quel droit, ce monsieur ?...

Il jette à terre le brin de lilas avec lequel il joue.

THÉRÈSE.

Prenez garde... vous allez devenir inutilement impertinent.

D’Auberval s’éloigne.

Restez... restez... à présent qu’il vous a vu...

 

 

Scène XVII

 

THÉRÈSE, D’AUBERVAL, ARMAND BIRON

 

BIRON, sur le seuil, puis s’avançant.

Je ne vous dérange pas ?...

D’Auberval s’éloigne encore, d’un air indifférent.

Je ne suis pas de trop ?

THÉRÈSE, tapotant le bas de sa robe avec son ombrelle.

Et la visite ?... Où en est-on ?...

BIRON.

Eh bien, voilà !... Je les ai laissés, dans le premier dortoir... Ils n’en finissent pas...

Regardant d’Auberval.

Pauvre Courtin !...

Regardant Thérèse.

Je le plains ! quelle corvée... Je le plains !...

THÉRÈSE.

Et la duchesse ?

BIRON, s’approchant de Thérèse.

La duchesse ?... Lorsque je suis parti, elle se faisait expliquer... les soins d’hygiène... mais à la façon d’une personne... comment dire cela ?

D’AUBERVAL.

Insuffisamment informée ?... Le fait est... ce que j’ai vu de ses mains et de son cou.

THÉRÈSE, tapant sur les doigts de d’Auberval.

Voulez-vous vous taire !... Elle est si bonne !...

Grave.

Elle a été si malheureuse !

BIRON.

Ça n’empêche pas !...

Thérèse hausse les épaules.

Je ne l’avais vue qu’à l’Opéra... Eh bien, ici... elle gagne... elle gagne...

THÉRÈSE.

Et le chambellan ?

D’AUBERVAL, presque en même temps.

Trabaldanas est un de vos amis ?

BIRON, avec importance.

Un très bon ami, à moi...

D’AUBERVAL, détaché.

Est-ce qu’il n’a pas été prévôt d’armes ?... garçon de bains ?

BIRON, interrompant.

Des potins...

Après réflexion.

En tout cas, il y a très longtemps... et je sais bien qu’il y a plus de sept ans qu’il est marquis.

D’AUBERVAL.

C’est quelque chose...

THÉRÈSE, riant.

Il n’a rien fait d’extraordinaire, là-haut, votre ami ?...

BIRON, se retournant vers Thérèse et riant aussi.

Mais si... justement... C’est-à-dire qu’il a fait scandale dans le dortoir...

THÉRÈSE.

Contez-nous ça...

BIRON.

En voulant éprouver les ressorts d’un lit...

Il s’assied sur le banc, près de Thérèse, qui s’écarte.

THÉRÈSE.

Avec la main ?

BIRON.

Pas du tout... avec... oui... enfin... carrément...

Geste didactique.

en s’asseyant dessus... Naturellement, il l’a cassé...

Ils rient.

Ce n’est pas tout... Comme il prenait le menton d’une fillette, il a essuyé, de la duchesse, un sermon !... Heureusement que c’était en espagnol !

THÉRÈSE, riant.

Vous savez donc l’espagnol ?

BIRON.

Assez pour reconnaître les noms d’animaux et les appels à Dieu !... Je fais beaucoup d’affaires en Espagne...

Changeant de ton.

Cette duchesse est une luronne !...

THÉRÈSE, se levant.

J’ai promis de donner un dernier coup d’œil au buffet... Vite, monsieur d’Auberval, allez les rejoindre... Vous nous rapporterez des nouvelles... Allez !

BIRON.

Allez !

D’AUBERVAL, à Biron.

Vous ne venez pas ?

Biron proteste et se carre sur son banc.

THÉRÈSE, gentiment.

Allez donc !

D’AUBERVAL, s’éloignant.

Mais je ne sais pas l’espagnol, moi...

BIRON, criant.

Il y a les gestes !

 

 

Scène XVIII

 

THÉRÈSE, BIRON

 

BIRON, se levant et tendant ses mains.

Tapez-moi sur les doigts.

THÉRÈSE, haussant les épaules.

Vous êtes fou !

BIRON.

Tapez-moi sur les doigts, comme vous faisiez à d’Auberval...

Elle s’éloigne, il la suit.

Tapez-moi sur les doigts.

THÉRÈSE.

Finissez... Vous êtes stupide...

Elle remonte.

BIRON, la retenant par les mains.

Non, un instant... Je voudrais vous dire quelque chose ?

THÉRÈSE.

Eh bien ?...

Écoutant le bruit qui vient du réfectoire.

Ah !... mon Dieu !... Mais les voila déjà !...

Levant sa robe pour courir, elle gagne le réfectoire.

Je manque à tous mes devoirs.

BIRON, la suivant comme il peut.

Je ne vous le fais pas dire...

Ils sortent.

 

 

Scène XIX

 

MADEMOISELLE RAMBERT, LE MARQUIS DE TRABALDANAS

Mlle Rambert et le marquis entrent par la porte du parloir en causant.

MADEMOISELLE RAMBERT, minaudant.

Oh ! monsieur le marquis !... Un établissement comme celui-ci... en plein cœur de Paris !...

LE MARQUIS.

Rue de la Paix... Évidemment... Évidemment... Un peu loin tout de même... pas assez central... Mais ça ne fait rien... je suis très content... Par exemple... vos lits ne sont pas assez solides.

Il rit.

Enfin, ç’a été parfait !... les petites sont intéressantes, et, ma foi !... quelques-unes piquantes... assez piquantes...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Nous faisons ce que nous pouvons...

LE MARQUIS.

Évidemment... Je reviendrai...

Plus bas.

Je reviendrai...

Silence.

Autre chose... Voilà !... Voulez-vous, à l’occasion de cette visite...

Il tire son portefeuille.

Voulez-vous me faire le plaisir...

Après une hésitation, il prend un billet de cinq cents francs.

le grand plaisir d’accepter...

Il le plie.

ce souvenir...

Il le tend.

MADEMOISELLE RAMBERT.

En vérité, monsieur le marquis, je suis confuse.

LE MARQUIS.

Du tout... du tout...

MADEMOISELLE RAMBERT, prenant le billet.

C’est trop...

LE MARQUIS, surpris.

Trop ?

MADEMOISELLE RAMBERT.

Vous êtes très généreux.

LE MARQUIS, gêné.

Sans doute... je... Mais je ne vous ai pas dit ?... C’est de la part de Son Altesse...

MADEMOISELLE RAMBERT, les yeux ronds.

De Son Altesse... de... Son... Al... tesse !

LE MARQUIS.

Évidemment... Un souvenir de Son Altesse...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Cinq cents francs ! le don de Son Altesse au Foyer ?

LE MARQUIS.

Le don !... le don !... C’est un souvenir... en passant... Vous paraissez surprise... Vous n’attendiez pas ?

MADEMOISELLE RAMBERT, se remettant mal.

Si... si... je vous demande pardon... Je... je n’avais pas bien compris... Je vais prévenir monsieur le président.

LE MARQUIS, vivement.

Inutile... Une bagatelle... Son Altesse n’aime pas... Son Altesse a horreur des démonstrations... des remerciements... Elle est très simple... C’est une personne très simple... Elle est comme ça...

Il rit.

Il ne faudrait même pas que notre absence fût remarquée...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Nous voici au buffet...

LE MARQUIS.

Ah ! très bien !...

Offrant son bras à Mlle Rambert.

Allons-y...

Ils se dirigent vers le réfectoire. Montrant le fond.

C’est égal... Un peu loin... un peu triste... Toutes ces cheminées !... Ces petites doivent bien s’ennuyer dans ce quartier... Eh, dites-moi, comment passez-vous vos soirées ici ?...

Ils entrent au réfectoire, où l’on entend, parmi le bruit des voix, le bruit des bouchons de Champagne qui sautent.

 

 

Scène XX

 

LOUISETTE, FINE, puis MADEMOISELLE BARANDON, puis MADEMOISELLE RAMBERT

 

Un peu avant la fin de la scène précédente, on a vu, à plusieurs reprises, derrière les baies du fond, se montrer et disparaître Louisette Lapar. Elle est accompagnée d’une petite très sale, très pâle, dont la figure tuméfiée est enveloppée de linges. Quand Mlle Rambert et le marquis ont disparu, Louisette, suivie de Fine, s’avance le long des baies, au dehors, et s’arrête à la porte du vestibule.

LOUISETTE, à Fine qui résiste.

Viens... Fine... viens donc !...

FINE, paraissant.

J’ai peur...

Elle avance avec précaution, tendant le col vers le réfectoire. Mlle Barandon paraît, à la porte de droite, en larmes, se tamponnant les yeux de son mouchoir, Louisette et Fine s’enfuient dans le préau. Mlle Barandon va jusqu’au réfectoire, dit un mot bas à une surveillante et se met à l’écart. Mlle Rambert paraît à la porte du buffet, la bouche pleine, un gâteau à la main.

MADEMOISELLE RAMBERT, bas.

Eh bien ?...

Mlle Barandon éclate en sanglots.

Non ?...

Elle reste la bouche ouverte, épouvantée.

MADEMOISELLE BARANDON, bas.

Morte !

Elle pleure.

MADEMOISELLE RAMBERT, bas, tremblante.

Morte ?...

MADEMOISELLE BARANDON.

Morte !... morte !... La pauvre petite !... La pauvre petite !...

MADEMOISELLE RAMBERT.

Ne criez pas comme ça !...

Se retournant vers le buffet.

Si on vous entendait...

Impérative.

Vite, vite... allez !...

Mlle Barandon s’éloigne.

Je vous rejoindrai dès qu’on sera parti... Surtout...

Elle met un doigt sur sa bouche, et puis, de ce doigt, menace Mlle Barandon qui, sans la quitter des yeux, disparaît à droite en pleurant. Mlle Rambert entre au réfectoire.

 

 

Scène XXI

 

LOUISETTE, FINE, puis RIBANEL, MICHE, FLEURANCE, SARLAT, LACAVE, UNE BANDE DE FILLETTES, puis MADEMOISELLE QUINTOLLE

 

LOUISETTE, sur le seuil du vestibule, à Fine qu’on ne voit pas.

À présent, je te dis que tu peux venir... Viens !

FINE, paraissant.

J’ai peur...

LOUISETTE, tirant Fine.

Avance donc... Là !... Est-ce que tu vois ?

FINE, se haussant.

Je vois un monsieur qui parle... qu’est-ce qu’il dit ?...

LOUISETTE.

Des blagues !...

FINE.

Je vois des dames... de belles toilettes... Oh !...

LOUISETTE.

Quoi ?

FINE, joignant les mains.

C’est beau !... C’est beau !...

LOUISETTE, grave.

Oui... c’est très beau... Peux-tu voir le buffet ?

FINE.

Non... y a trop de monde...

LOUISETTE.

Avance encore... Les fleurs ?

FINE.

Oui... oui... C’est comme la chapelle au mois de Marie...

LOUISETTE.

Et les grands machins, en argent et en verre... Vois-tu ?... tout pleins de bonbons et de fruits ?

FINE, tendant le col de plus en plus.

Non... je ne vois pas bien... Tu as vu le buffet... toi ?

LOUISETTE, avec orgueil.

J’ t’écoute !... Je me suis appuyée dessus...

FINE.

Tu en as de la veine !...

LOUISETTE, emphatique.

J’ai vu aussi un grand plateau, tout en or...

FINE.

Oh ! Cette dame-là... toute rose... Sa chaîne ?... C’est des diamants ?

LOUISETTE.

Tiens !...

FINE.

Et la duchesse ? Où qu’elle est ?

LOUISETTE.

Tu sais... elle n’est pas belle...

FINE, étonnée.

Pas belle ?...

Tirant Louisette qui regarde.

Toutes ces dames-là... est-ce qu’elles ont des enfants ?

LOUISETTE.

Probable.

FINE.

Pourquoi qu’elles les amènent pas ?...

LOUISETTE.

Gourde !... C’est pas des pauvres !...

On entend un roulement de pas sur un escalier. Fine et Louisette tendent l’oreille. Une bande de fillettes fait irruption à droite, Ribanel en tête.

TOUTES, criant.

Oh ! oh !... Regardez... Regarde... Tiens... c’est là !... Regarde !...

FLEURANCE, bousculée.

Attention, toi !...

SARLAT.

Oh ! les belles robes !

RIBANEL.

Comme ils mangent !

MADEMOISELLE QUINTOLLE, accourant, le bras levé.

Voulez-vous vous taire ?... Voulez-vous rentrer ?...

Elle les pousse à la porte. À Lacave, qu’elle tire par l’oreille.

Toi...

LACAVE, hurlant et tombant.

Oooh !...

Mlle Rambert, une surveillante, Courtin, Mme de Chalais, attirés par le bruit, paraissent à la porte du réfectoire, pendant que Mlle Quintolle essaye de faire, à grands coups de poing, rentrer les petites.


[1] Cet acte figurait dans une première version de l’œuvre et se plaçait entre le premier et le deuxième actes actuels. Les auteurs l’ont supprimé pour la scène quand ils se sont aperçus qu’il n’était pas indispensable à l’action et surtout, qu’en le faisant représenter, ils auraient excédé notablement la durée ordinaire des spectacles. Le lecteur observera que quelques traits et notamment l’épisode de la mort de la petite Mézy ont été repris dans le deuxième acte.

Notons – pour répondre à des allégations inexactes – qu’il avait été retranché du manuscrit par l’administrateur général de la Comédie-Française et qu’il n’en a pas été question au procès. – (Note de l’Éditeur.)

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