Le Fondé de pouvoirs (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE)

Vaudeville en un acte

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 18 février 1824.

 

Personnages

 

MONSIEUR MINUTE, ancien horloger

ALEXANDRE LATOUR, commis voyageur

URBAIN LATOUR, son cousin

RENAUD, domestique de monsieur Minute

LOUISE, fille de monsieur Minute

AMANDA, nièce de monsieur Minute

PARENTS

INVITÉS

 

À Yvetot, dans la maison de monsieur Minute.

 

Un salon. Porte au fond. De chaque côté, une porte qui conduit aux appartements. À gauche, une table.

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, URBAIN, en habit de voyage

 

ALEXANDRE, à la cantonade.

Non, non, ne les dérangez pas, ne réveillez personne... nous attendrons ; vous leur direz que c’est le prétendu qui arrive de Paris...

Entrant en scène.

Huit heures du matin... et personne de levé, ni le beau-père ni la future.

URBAIN.

C’est étonnant, un jour de noce !

ALEXANDRE.

Bah !... il y a des généraux qui dorment le jour d’une bataille... et puis j’ai entendu dire que monsieur Minute, mon beau-père, était un homme si précis et si ponctuel... un ancien horloger ! qu’il n’avait jamais avancé ni retardé d’une seconde son lever, son déjeuner ou son dîner.

Air du Turenne.

Exerçant depuis son enfance,
Et par goût et par intérêt,
Mon beau-père est l’homme de France
Qui sait le mieux l’heure qu’il est ;
Poussant l’ordre jusqu’aux scrupules,
La nuit des noces, sans pitié,
Il quitta sa tendre moitié
Pour aller régler ses pendules.

Du reste, cela ne lui a pas nui ; et il faut qu’il ait mis dans ses pendules la même exactitude que dans ses actions, car il a fait une jolie fortune. Sais-tu qu’il donne soixante mille francs à sa fille ?

URBAIN.

Soixante mille francs !...

ALEXANDRE.

Oui, cousin... ce n’est rien pour toi qui es riche et maître de ta fortune... mais moi, un commis voyageur, qui n’ai rien que des dettes !

URBAIN.

Écoute donc ; c’est ta faute. Tu faisais le milord sur le pavé de Paris... vingt fois l’on m’a crié : « Gare ! gare ! » je manquais d’être écrasé... qu’est-ce que je voyais ? mon cousin Alexandre à cheval sur un locatis, ou dans un tilbury d’emprunt.

ALEXANDRE.

Eh ! sans doute ; est-ce qu’il ne faut pas s’amuser ?... Qu’est-ce que c’est que l’existence ? c’est la vie... et si tu ne vis pas, autant donner ta démission.

Air des Scythes et les Amazones.

Combien de gens qui ne savent pas vivre,
Craignent d’user et ne jouissent pas !
Moi, sans rien craindre, aux plaisirs je me livre ;
En un seul jour, goûtons tout ici-bas :
Le vin, le jeu, les amours, les combats.
De mes destins quelque chance subite
Doit, j’en suis sur, abréger les instants ;
Ça m’est égal... j’aurai vécu plus vite ;
Tout calculé, c’est vivre aussi longtemps,
C’est le moyen de vivre aussi longtemps.

J’espère qu’aujourd’hui, à ma noce, tu vas t’en donner.

URBAIN.

C’est bien aimable à toi, cousin, de m’avoir amené en Normandie, à ta noce.

ALEXANDRE.

Est-ce que ça se pouvait autrement ? Nous qui sommes parents, qui portons le même nom !... tu seras mon témoin, tu danseras, tu boiras du cidre, tu embrasseras la mariée ; cela t’amusera, cela te distraira de tes amours.

URBAIN.

Non, mon ami... j’ai cru que les voyages me feraient oublier mademoiselle Louise ; mais il n’y a pas moyen, j’y pense toujours, et si je ne la retrouve pas, je crois que j’en mourrai.

ALEXANDRE.

Pauvre garçon !... je te plains... parce que, vois-tu, je connais ces positions-là ; j’y ai été si souvent ! et même maintenant encore, ça me tient plus que jamais.

URBAIN.

Vrai !... tu serais amoureux ?...

ALEXANDRE.

En plein.

URBAIN.

Comment ça se fait-il ? tu ne connais pas ta prétendue...

ALEXANDRE.

Aussi ce n’est pas d’elle... c’est d’une autre.

URBAIN.

Je ne t’aurais jamais cru si mauvais sujet... tu devrais cependant commencer à être fidèle.

ALEXANDRE.

Est-ce que je peux ? un commis voyageur... nous sommes par état les Jocondes du commerce.

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

Du nord au sud, de Strasbourg à Toulouse,
On nous a vus réduire plus d’un cœur ;
Mais rarement la fortune jalouse
Nous laisse en paix goûter notre bonheur ;
Tel est le sort d’un commis voyageur :
Il veut en vain rester fidèle au poste,
Le devoir parle, et, s’immolant toujours,
À quelque endroit qu’il soit de ses amours,
Il faut, hélas ! comme la malle-poste,
Qu’à la même heure il parte tous les jours !

Cette fois je suis fixé ; c’était l’année dernière, à Bolbec... lors de mon premier voyage en Normandie... Ah ! si tu connaissais mon Amanda !... Une créature céleste, une âme de feu ; jamais je ne trouverai un caractère qui sympathise aussi bien avec le mien.

URBAIN.

Eh bien ! puisque tu l’aimais tant, pourquoi ne l’as-tu pas épousée ?

ALEXANDRE.

Oh ! pour diverses considérations... D’abord, quand j’en suis tombé amoureux, elle avait un mari... Mais, aussi vertueuse que passionnée, et formée par la lecture des meilleurs romans, j’ai bientôt vu qu’il n’y avait pas d’espoir ; et je suis parti en lui promettant de l’aimer toujours, et en lui jurant un célibat éternel.

URBAIN.

Et tu vas te marier !... Ah ! cousin, ce n’est pas délicat, et moi, à ta place...

ALEXANDRE.

Ah ! parbleu ! je voudrais bien que tu y fusses !... Vois un peu ce qui m’arrive : monsieur Minute nous écrit que, le 20 février, à une heure précise, mon mariage doit avoir lieu. Mais moi, qui suis aussi ponctuel que lui, je sais que, le 20 février, à une heure, si je ne suis pas marié, je serai en prison, sous prétexte d’une lettre de change de mille écus.

URBAIN.

Si ce n’est que cela, ne suis-je pas là pour t’aider ?

ALEXANDRE.

Non, non, ami, ce n’est pas la peine, parce que j’ai idée que, le 22, il y en a une autre, et, le 24, une troisième... Oh ! tout cela est en règle... J’ai une exactitude dans mes échéances !... Ce n’est pas l’ordre qui me manque, c’est l’argent... or, j’en trouve dans ce mariage, et jamais une pareille occasion ne se présentera... C’est noire oncle Durand qui a tout arrangé. On a envoyé de Paris tous les papiers nécessaires ; on a publié les bans à Yvetot ; et j’arrive aujourd’hui pour le dénotaient. Tu peux maintenant juger de ma position... Toujours fidèle à mes principes de constance, mais victime de la fatalité et des lettres de change, voilà comment j’en aime une et comment j’en épouse une autre.

URBAIN.

Au fait, il n’y a pas moyen de sortir de là... Mais tais-toi... Voici, je crois, des nouvelles du beau-père et de la future.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, URBAIN, RENAUD

 

RENAUD.

Messieurs, monsieur Minute, qui vient d’apprendre votre arrivée, vous prie de ne pas vous impatienter... Il vient de se lever à la demie, selon son habitude ; mais il a donné rendez-vous au tailleur à huit heures trois quarts ; vous voyez que ça ne peut tarder.

ALEXANDRE, s’essayant.

C’est trop juste, à son aise... Quand on se marie, un tailleur est un personnage nécessaire.

Air du vaudeville de La Somnambule.

Un jour d’hymen, son importance est grande,
Surtout quand il a du talent.

À Urbain.

Que voit-on, je te le demande,
Aux mariages d’à présent ?
Vieux compliments dont chacun fait négoce,
D’anciens amours ou des cœurs déjà veufs :
Bref, on n’aurait souvent, un jour de noce,
Rien de nouveau, sans les habits neufs.

URBAIN, à demi-voix, à Renaud.

Dis-moi, est-ce un bon enfant que ton maître ?

RENAUD.

Le meilleur homme du monde, quand on ne le fait pas attendre.

URBAIN, bas à Alexandre, qui est assis auprès de la table, la tête appuyée dans ses mains.

Tu vois... c’est toujours agréable...

À Renaud.

Et la future, est-elle jolie ?

RENAUD.

Oh ! pour ça, monsieur, c’est la plus jolie fille d’Yvetot.

URBAIN, bas à Alexandre.

Tu l’entends... C’est toujours un dédommagement ; ça t’aidera à prendre patience.

ALEXANDRE.

C’est égal... ça n’y fait rien.

RENAUD, tirant une lettre de sa poche.

À propos de ça... il y a depuis trois jours une lettre qui est arrivée ici à l’adresse de monsieur Latour ; lequel de vous deux ?

URBAIN.

Lequel ?... nous portons tous deux le même nom : lui, c’est Alexandre Latour ; et moi, Urbain Latour, son cousin.

RENAUD.

Alors, arrangez-vous ; il n’y a pas autre chose sur l’adresse : « À monsieur, monsieur Latour, chez monsieur Minute, à Yvetot. »

URBAIN, prenant la lettre.

C’est bon, c’est bon ; nous arrangerons cela ensemble.

RENAUD.

Je vous demande pardon, messieurs, de ne pas vous tenir compagnie ; mais quand on est domestique, on n’est pas son maître.

Il sort.

 

 

Scène III

 

URBAIN, ALEXANDRE

 

URBAIN, tenant toujours la lettre.

C’est étonnant comme en province les domestiques rendent plus de services qu’à Paris... En voilà un, à ce qu’il paraît, qui est dressé à la conversation...

Allant à Alexandre, qui est toujours assis.

Dis-moi, cousin, connais-tu cette écriture ?

ALEXANDRE, jetant les yeux dessus.

Dieu ! qu’ai-je vu ! c’est d’elle... c’est d’Amanda !

URBAIN.

Il se pourrait !...

ALEXANDRE.

Ouvrons vite... tu vas voir quel feu, quelle énergie !... Pauvre femme !... la vue seule de cette écriture a réveillé en moi...

Lisant avec tendresse.

« Monstre !... traître !... perfide !... »

URBAIN, qui lit par-dessus son épaule.

Tu en passes.

ALEXANDRE.

Quand je te le disais... quelle passion !... C’est elle tout entière.

Continuant à lire.

« Je suis à quatre lieues de toi ; si, comme on le dit, tu en épouses une autre, si je n’ai pas eu de tes nouvelles le vingt du courant, à midi, je ne serai plus... »

URBAIN.

Ah bah !... vraiment ?

Prenant la lettre.

Oui, ça y est en toutes lettres.

ALEXANDRE.

Ah ! mon Dieu ! je crains de me tromper... Quel jour sommes-nous ?

URBAIN.

Tu le sais bien... c’est le vingt.

ALEXANDRE.

Le vingt !... et quelle heure est-il ?

URBAIN.

Dame !... bientôt neuf heures.

ALEXANDRE.

D’ici à Bolbec, quatre lieues à faire... ce n’est rien... j’y vais.

URBAIN.

Es-tu fou ? au moment de le marier !

ALEXANDRE.

Tu feras mes excuses... Pauvre Amanda !

URBAIN.

On ne les recevra pas... ton beau-père, qui est toujours à la minute, sera furieux contre toi... le mariage sera rompu, et d’avance, je te vois en prison.

ALEXANDRE.

Que veux-tu que je fasse ?

URBAIN.

Laisse-la mourir, ça n’aura pas de suites.

ALEXANDRE.

Je ne veux pas.

URBAIN.

Eh bien !... renonce à ton mariage ici.

ALEXANDRE.

Je ne peux pas.

URBAIN.

Eh bien ! alors qu’est-ce que tu vas faire auprès d’elle ?

ALEXANDRE.

Ce que je vais faire ? la calmer, l’empêcher de mourir, lui dire que je l’aime toujours, et puis revenir en poste ici à une heure pour épouser mon autre.

URBAIN.

Et pendant ce temps, que pensera-t-on de ton départ ? et si tu n’as pas vu le beau-père, si tu n’as pas vu la fille, crois-tu que tu arriveras au moment du mariage, pour dire : Présent, me voilà !... En ton absence tout sera rompu.

ALEXANDRE.

Et comment faire prendre patience au père ? lui qui n’attend jamais... C’est terrible d’être comme cela à la même heure entre un mariage et un enterrement... on ne peut pas être partout... Ah ! mon ami, quelle idée ! tu peux me sauver la vie : pendant que je serai là-bas, si tu voulais me représenter ici ?

URBAIN.

Qu’est-ce que tu dis donc là ?

ALEXANDRE.

Eh ! oui, sans doute... tu seras mon chargé d’affaires, mon fondé de pouvoirs... tu fais la cour au beau-père et à sa fille en mon nom, à ma place... pendant trois heures seulement... qu’est-ce que ça te fait ? rends-moi ce service-là.

URBAIN.

Eh ! laisse-moi tranquille... quelle diable de commission !...

ALEXANDRE.

Tu te présenteras, tu conviendras des cérémonies préliminaires, et à une heure de relevée, je te donne ma parole d’honneur que je serai de retour pour te dégager... je ferai une histoire, on rira, et tout s’arrangera.

URBAIN.

Oui ; mais moi, quelle figure ferai-je ?

ALEXANDRE.

Ta figure ordinaire... tu as bien le physique d’un futur.

URBAIN.

Ce n’est pas cela que je veux dire. Comment veux-tu que moi, qui ai une passion dans le cœur, j’aille comme cela faire la cour à la première venue ?

ALEXANDRE.

Puisque ce n’est pas pour ton compte, puisque c’est pour le mien... tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un fondé de pouvoirs ?... Veux-tu ma procuration par écrit ?

URBAIN.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Je l’aime mieux, car, vois-tu, je me forme ;
En toute affaire, il faut être prudent.

Pendant qu’Alexandre écrit.

Tâche, surtout, qu’il soit en bonne forme,
Pour leur montrer mon titre sur-le-champ,
Si l’on osait me traiter d’intrigant.

ALEXANDRE.

Va, ne crains rien... il est de bonnes âmes
Qui n’y font pas tant de façons,
Et qui gaîment en content à nos femmes
Sans procurations.

URBAIN.

À la bonne heure... mais je n’ai pas envie de me laisser marier à ta place ; et si tu tardes seulement de cinq minutes, je m’en vais, je t’en préviens.

ALEXANDRE.

Soit... si, à une heure précise, je ne suis pas de retour, je te permets de faire ce que tu voudras... Tiens, voilà ma procuration.

Air : du vaudeville des Gascons.

Ah ça ! je puis compter sur toi ?
À ta probité je vais croire ;
Tu n’es qu’un amant provisoire,
Le titulaire, ici, c’est moi ;
Ne sois que mon représentant.

URBAIN.

De mon cœur une autre est maîtresse.

ALEXANDRE.

Ne va pas paraître charmant.

URBAIN.

Compte sur ma délicatesse.

Ensemble.

ALEXANDRE.

Mon cher, je puis compter sur toi ;
À ta probité je vais croire ;
Tu n’es qu’un amant provisoire,
Le titulaire, ici, c’est moi.

URBAIN.

Tu peux te reposer sur moi,
À ma probité tu peux croire ;
Je suis un futur provisoire.
Le titulaire, ici, c’est toi.

ALEXANDRE.

On vient... c’est peut-être le beau-père... je me sauve.

Il sort en courant.

 

 

Scène IV

 

URBAIN, puis MONSIEUR MINUTE

 

URBAIN.

J’étais bien sûr en voyageant avec mon cousin qu’il m’arriverait des aventures ; mais je ne me serais jamais attendu à celle-là.

MONSIEUR MINUTE.

Où est-il ?... où est-il, ce cher Latour ?... Eh ! bonjour, mon ami, bonjour, mon cher gendre !

URBAIN, à part.

Allons, voilà que ça commence !

Haut.

Certainement, monsieur, mon cher beau-père, je ne m’attendais pas à ce plaisir-là.

MONSIEUR MINUTE.

Nous, au contraire.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Depuis huit jours, j’attends, j’enrage ;
L’exactitude cependant,
Pour avoir la paix en ménage,
Est un devoir fort important. (Bis.)
Sans elle, les malheurs commencent,
En hymen, ainsi qu’en amours ;
Les maris retardent toujours,
Voilà pourquoi d’autres avancent.

Comprends-tu le retard ?...

Riant.

Ah ! ah ! tu vois qu’à Yvetot nous soignons la plaisanterie... Mais que je te regarde un peu... c’est bien cela, l’air de famille... Tu ne te rappelles pas m’avoir vu, il y a une vingtaine d’années, chez ton oncle Durand ?

URBAIN.

Non, monsieur.

MONSIEUR MINUTE.

Moi, je crois vous voir encore ; vous étiez deux petits garçons diablement malins.

URBAIN.

Ah ! oui... moi et mon cousin.

MONSIEUR MINUTE.

Il paraît que, de ton côté, ça n’a fait que croître et embellir... Il n’y a pas de mal, mon garçon, il n’y a pas de mal... moi, je me méfie des jeunes gens qui ont été trop sages... on a beau dire, il faut toujours qu’on fasse des folies... ainsi, il vaut encore mieux s’y prendre de bonne heure, parce que, comme dit cet autre, ce qui est fait n’est plus à faire, n’est-ce pas, mon garçon ?

URBAIN.

Oui, monsieur...

À part.

En vérité, ça a l’air d’un brave homme.

MONSIEUR MINUTE.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Un mauvais sujet me rassure ;
Aussi, quand j’en vois un... j’attends ;
Car je sais que, par sa nature,
L’homme changea dans tous les temps.
De constance il est incapable,
Et tôt ou tard, le plus extravagant,
Sans s’en douter, deviendra raisonnable,
Par amour pour le changement.

Ah çà ! parlons raison... l’oncle Durand t’a dit que je ne te demandais que du travail et de la bonne conduite... Je suis riche, je n’ai pas besoin d’argent, et en prenant un gendre qui n’a rien, je l’oblige à la reconnaissance.

URBAIN.

Il est de fait que, pour peu qu’on ait de sentiment...

MONSIEUR MINUTE.

Tu feras donc le bonheur de ma fille ?

URBAIN.

Oui, monsieur.

MONSIEUR MINUTE.

Le mien ?

URBAIN.

Ah ! oui...

À part.

C’est-à-dire, moi je m’avance là...

Il regarde son papier.

MONSIEUR MINUTE.

Qu’est-ce que tu fais donc ?

URBAIN.

Rien, rien.

MONSIEUR MINUTE.

Tu vas voir ma fille, qui est douce, gentille, bien élevée, qui ne m’a quitté qu’une seule fois, pour faire un voyage à Paris... Je craignais d’abord qu’elle n’eût quelque inclination, mais je suis rassuré là-dessus... et elle est toute disposée à t’épouser... Tu vois que j’y mets de la franchise... il faut en avoir aussi avec moi... je sais que tu as été un peu mauvais sujet...

URBAIN.

Moi ! eh bien ! par exemple...

MONSIEUR MINUTE.

Je ne t’en fais pas de reproches, mais dis-moi seulement si dans tes liaisons...

URBAIN.

Moi !... des liaisons !... pour qui me prenez-vous ?

MONSIEUR MINUTE.

Que diable ! je te demande de la franchise, tu ne me feras pas accroire que tu n’as pas eu une seule inclination ?

URBAIN, vivement.

Si vraiment... une seule... une belle inconnue, avec qui j’ai dansé à la fête de Saint-Cloud, et que depuis je n’ai jamais pu rencontrer... mais que j’aimerai toujours.

MONSIEUR MINUTE.

Comment ! que tu aimeras toujours... je ne te reconnais plus, et ce n’est pas là ce que disait ton oncle.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Ce changement est trop soudain,
Et d’honneur, je ne puis y croire.

URBAIN, à part.

Ô ciel ! j’oubliais mon cousin,
Et j’ai conté ma propre histoire.
Quelle imprudence !... qu’ai-je fait !...
Allons, tâchons de nous remettre ;
Et soyons bien mauvais sujet,
De crainte de le compromettre.

Haut, à monsieur Minute.

Il est vrai que depuis j’ai fait bien des conquêtes... Dieu ! des conquêtes ! en ai-je fait !...

MONSIEUR MINUTE.

À la bonne heure !... je reconnais mon gendre... et je vois maintenant que tu dissimulais... Ah çà, tu es là, en habit de voyage, j’espère que tu vas te faire beau... et dépêche-toi, parce qu’il est dix heures, et à onze heures le déjeuner, et à midi le mariage.

URBAIN.

Comment ? à midi !... vous m’aviez écrit à une heure.

MONSIEUR MINUTE.

Oui... à une heure à l’église... mais à midi à la municipalité... tout est arrangé ainsi.

URBAIN, à part.

Eh bien !... me voilà dans de beaux draps !... la cérémonie qui est avancée d’une heure, et Alexandre qui ne sait pas cela !

MONSIEUR MINUTE.

Allons, allons, dépêchons !

URBAIN.

Mais un instant !...

À part.

Quel salpêtre que ce beau-père !... on n’a jamais vu mener ainsi un mariage en poste.

Haut.

Je voulais vous dire, monsieur...

MONSIEUR MINUTE.

Tu me diras cela à déjeuner... Holà ! quelqu’un... Renaud ?

 

 

Scène V

 

URBAIN, MONSIEUR MINUTE, RENAUD

 

MONSIEUR MINUTE, à Renaud qui entre.

Tu vas mener mon gendre dans son appartement, et tu l’aideras à s’habiller.

RENAUD.

Oui, monsieur.

MONSIEUR MINUTE.

De là, tu iras chez nos deux témoins... ou plutôt, je vais leur envoyer une invitation à déjeuner, nous serons plus sûrs de les avoir.

Il se met à la table et écrit.

De là, tu pas seras à la municipalité.

RENAUD.

J’en viens, monsieur.

MONSIEUR MINUTE.

Tout est-il prêt ?

RENAUD.

Oui, monsieur.

MONSIEUR MINUTE.

Il n’y a point d’obstacles, d’empêchements, d’oppositions ?...

RENAUD.

Non, monsieur, jusqu’à présent.

URBAIN.

Comment ! d’oppositions ?

MONSIEUR MINUTE.

Oui, d’après ce qu’on m’avait dit de ton caractère, je craignais que quelques créanciers, quelques femmes, ou quelques personnes intéressées, ne formassent opposition, ce qui nous aurait retardés.

URBAIN.

Comment !... en formant une opposition, on arrête donc un mariage ?

MONSIEUR MINUTE, écrivant.

Du moins pour quelque temps... c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on l’ait fait lever.

Il se remet à écrire.

URBAIN, à part.

Eh bien !... c’est bon à savoir... si je n’ai pas d’autres moyens de gagner du temps...

À Renaud.

Viens, mon garçon, j’ai à te parler.

RENAUD, à voix basse.

Oh ! je m’en doutais ; et je sais pourquoi.

URBAIN, de même.

Bah !

RENAUD, de même.

Oui... Il y a là-bas deux messieurs qui voudraient vous parler, quoiqu’ils n’aient pas l’honneur de vous connaître.

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

L’un est venu, mais sans aucun mystère,
Pour un billet que vous devez payer,
Et l’autre vient pour un’ certaine affaire...

Il fait le geste de tirer l’épée.

URBAIN, à part.

C’est un duel, et puis un créancier.
Payer, se battre... ah ! ce n’est plus tenable.

En regardant Renaud.

Dieu ! quelle idéel en cette occasion,
Si je pouvais le rendre responsable,
Et lui passer ma procuration ?

Viens, mon garçon, viens, j’ai à te parler...

À part.

Si jamais on m’y rattrape à être fondé de pouvoirs...

MONSIEUR MINUTE, qui a achevé d’écrire.

Eh bien !... qu’est-ce que tu fais donc là ? Comment ! tu n’es pas encore habillé ?

URBAIN.

J’y vais, j’y vais, beau-père...

À Renaud.

Viens, mon garçon... j’ai à te parler, et je compte sur ton zèle.

Il sort avec Renaud.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR MINUTE, seul

 

Ce pauvre garçon n’y est plus... je le crois sans peine... lui qui n’a pas, comme moi, l’habitude de mener cinq ou six affaires de front...

On entend Amanda, qui parle en dehors.

Eh ! mais, qui vient là ?

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR MINUTE, AMANDA

 

AMANDA.

Je vous dis que mon oncle est visible, et que je veux lui parler.

MONSIEUR MINUTE.

Que vois-je !... c’est toi, ma chère Amanda... viendrais-tu à la noce de ta cousine ?... Tu m’avais écrit que tu étais indisposée.

AMANDA.

Oui, certes, je l’étais... le dépit... la colère... l’indignation... vous me connaissez ; je me retiens, car j’en aurais trop à dire... mais enfin, mon oncle, j’ai pensé que je pourrais vous être utile, et que ma présence chez vous pourrait tout rompre, tout arrêter, et je n’ai point hésité à quitter Bolbec pour vous rendre ce service.

MONSIEUR MINUTE.

Ce n’était pas la peine de te déranger... quelle diable d’idée as-tu eue là ?

AMANDA.

Vous m’en remercierez tout à l’heure... Vous savez, mon oncle, quelle a été ma conduite pendant le temps de mon premier mariage... On m’avait forcée d’épouser le défunt, que je n’aimais pas ; et vous vous rappelez cependant les égards. les soins, les attentions... quoiqu’il fût bourru, quinteux, bizarre, soupçonneux... Je me retiens... parce que je suis sa veuve ; mais enfin, pendant deux ans d’union, il n’y a pas eu sur mon compte un seul reproche, un seul caquet... et cependant j’habitais Bolbec, la ville de toute la Normandie la plus mauvaise langue, la plus bavarde, la plus... Je m’arrête, parce que j’y ai des parents, des amis, des connaissances...

MONSIEUR MINUTE.

Eh bien ! oui, ma chère nièce, tout cela est connu... je sais que, malgré ta tète exaltée, tu n’as jamais eu la moindre inclination.

AMANDA.

Eh bien ! mon oncle, c’est ce qui vous trompe : il y a plus d’un an, un jeune homme, un commis voyageur, le plus aimable, le plus tendre, le plus... Je me calme... ce n’est pas à moi à louer le perfide... enfin, il employa auprès de moi le langage de la ruse, de la séduction... je ne pouvais, je ne devais pas l’entendre... je le bannis de ma présence ; et même quelque temps après, lorsque je perdis mon mari, je poussai la délicatesse et la décence posthume jusqu’à ne pas l’en prévenir, voulant au moins que le temps de mon veuvage fût expiré... Eh bien ! mon oncle...

MONSIEUR MINUTE.

Ah çà ! où diable veux-tu en venir ?

AMANDA.

M’y voici... c’est que malgré ses serments de fidélité, malgré ses promesses d’un célibat éternel et assidu, ce séducteur, ce traître, ce perfide... Je me retiens, par égard pour vous... enfin, ce monstre n’est autre que monsieur Latour, votre gendre.

MONSIEUR MINUTE.

Que dis-tu ?

AMANDA.

Celui qui va épouser votre fille... Jugez maintenant si j’ai bien l’ait d’arriver en poste.

MONSIEUR MINUTE.

C’est bien aimable à toi... mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?... je ne peux pas empêcher que mon gendre n’ait eu une jeunesse orageuse... et puis, après cela, es-tu bien sûre que ce soit le même ?

AMANDA.

Si j’en suis sûre !... le jeune Latour, un commis voyageur, neveu de monsieur Durand, marchand de draps à Paris.

MONSIEUR MINUTE.

C’est bien cela... mais il faut que depuis un an il soit bien changé, car c’est la douceur, la timidité même.

AMANDA.

C’est encore une ruse... l’hypocrite ! l’imposteur !... Je me modère... mais, Dieu ! que cela me fait mal !... car si je voulais, je ne manquerais pas de vengeurs... deux ou trois rivaux m’ont déjà offert le secours de leur bras, entre autres monsieur Dufleuret, un maître d’armes qui m’a donné la main jusqu’ici et qui veut délier le perfide.

MONSIEUR MINUTE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

AMANDA.

Je le retiendrai, mon oncle... mais pour toute vengeance, je prétends devant vous, et devant ma cousine, le démasquer, le confondre...

MONSIEUR MINUTE.

Amanda... je t’en supplie... ne va pas faire un éclat, une scène...

AMANDA.

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Non, non, je me fais violence
Depuis trop longtemps...

MONSIEUR MINUTE.

Je le vois !
Mais conserve un peu de prudence,
Il va venir... je l’aperçois ;
Pour un instant, éloigne-toi.

AMANDA, se contenant à peine.

Je me retiens, je vous honore.

MONSIEUR MINUTE.

Va-t’en ; je craindrais en ces lieux
De lui voir arracher les yeux,
Si tu te retenais encore.

Il se met devant Amanda, et pendant quelque temps il cache Urbain à ses yeux.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR MINUTE, AMANDA, URBAIN, en marié, avec le bouquet et les gants blancs

 

URBAIN, à part.

Je viens d’envoyer moi-même mon opposition à monsieur le maire ; peut-être bien qu’on me croira... Et quant au créancier et au maître d’armes, je leur ai donné rendez-vous à deux heures... parce qu’alors Alexandre sera revenu... ou je serai parti.

MONSIEUR MINUTE.

Mon gendre, voici une jeune dame qui voudrait vous parler.

URBAIN, à part.

C’est la future sans doute.

S’avançant vers Amanda.

Mademoiselle...

AMANDA.

Oui, perf...

Regardant Urbain.

Dieu !... ce n’est pas lui !

Air du vaudeville du Soldat laboureur.

Non, rien n’égale ma surprise !

URBAIN.

Pourquoi me regarder ainsi ?

MONSIEUR MINUTE.

J’étais sûr de quelque méprise :
Tu le vois bien, ce n’est pas lui.

AMANDA.

Oui, je dois, quoique j’en murmure,
Reconnaître ici mon erreur,
À moins de croire sa figure
Aussi changeante que son cœur.

Ensemble.

AMANDA.

Non, rien n’égale ma surprise,
J’ai beau le regarder ici :
J’étais dupe d’une méprise,
Je le vois trop, ce n’est pas lui.

URBAIN.

D’où vient donc cet air de surprise ?
Pourquoi me regarder ainsi ?
Je tremble que quelque méprise
Ne me fasse aimer aujourd’hui.

MONSIEUR MINUTE.

Je conçois très bien ta surprise,
Il sera mon gendre aujourd’hui ;
J’étais sûr de quelque méprise,
Tu le vois bien, ce n’est pas lui.

URBAIN.

Ce n’est donc pas là mademoiselle votre fille ?

MONSIEUR MINUTE.

Eh ! non... ce n’est pas là ma fille... c’est une cousine à nous...

Bas.

qui venait pour former opposition.

URBAIN, vivement et la regardant avec tendresse.

Vraiment... Cette chère dame...

MONSIEUR MINUTE.

Mais qui maintenant, j’espère, nous fera l’honneur d’assister à la noce... Et tenez... voici enfin votre prétendue, ce n’est pas malheureux.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR MINUTE, AMANDA, URBAIN, LOUISE

 

MONSIEUR MINUTE, allant au-devant d’elle, lui prenant la main, et la présentant à Urbain.

Approchez ; tenez, ma fille, voici l’époux que je vous destine.

LOUISE, à part, le regardant.

Ciel !... c’est lui !...

URBAIN, de même.

Grands dieux !... c’est elle !

MONSIEUR MINUTE.

Eh bien ! Louise... qu’as-tu donc ?

URBAIN.

Louise !... c’est bien celai quel bonheur !

MONSIEUR MINUTE, à Urbain.

Eh bien !... qu’as-tu donc ?

URBAIN.

Cette jeune personne que j’avais rencontrée à Saint-Cloud, avec sa tante...

LOUISE.

Ce jeune homme que j’avais vu dans mon voyage à Paris, et dont je n’avais pas osé vous parler...

URBAIN.

C’est elle que je n’ai jamais cessé d’aimer.

LOUISE.

Et c’est à lui que je pensais toujours.

MONSIEUR MINUTE.

Eh bien !... voyez donc, comme ça se rencontre ! j’aurai fait sans m’en douter un mariage d’inclination.

URBAIN.

Eh ! oui...

À part.

c’est-à-dire... Dieu ! quelle situation !... et faut-il que je sois là pour un autre !

MONSIEUR MINUTE.

Allons, allons, vous aurez le temps de vous expliquer... Là ! qu’ai-je fait ?... pour la première fois de ma vie, j’aurai oublié l’heure... il est midi, et je ne m’en doutais pas.

À Amanda.

Aussi c’est loi qui m’avais tout bouleversé... Allons, mes enfants, parlons ; on nous attend à la mairie.

URBAIN, à part.

Dieu !... quand j’y pense... si c’était pour mon compte ; mais il n’y a pas moyen...

Haut.

Un instant, beau-père ; il me semble vous avoir entendu dire qu’avant le mariage, il y avait un déjeuner.

MONSIEUR MINUTE.

Oui, sans doute ; mais à présent l’heure est passée.

URBAIN.

Eh bien ! qu’importe ? ce n’est pas pour moi... mais vos amis, vos parents sont là qui attendent : cela produirait le plus mauvais effet... Voyez ça, je vous en prie... je ne veux pas en arrivant faire mourir de faim ma nouvelle famille.

MONSIEUR MINUTE.

J’entends... il nous renvoie, pour avoir un tête-à-tête avec sa prétendue... il n’y a pas de mal.

URBAIN.

Eh ! non, non...

MONSIEUR MINUTE.

Je vais hâter le déjeuner ; et clans quelques instants, je viens vous prendre ; car voilà toute ma journée dérangée, et je ne m’y reconnaîtrai plus...

À Amanda.

Allons, viens, ma nièce, tu m’aideras à remplacer ta cousine.

AMANDA.

Oui, mon oncle, oui, je vous suis...

À part.

Ce n’est pas par envie... mais voir cette petite fille prête à se marier, prête à être heureuse ! tandis que moi, victime de ma tendresse, de ma sensibilité, de ma... Je me retiens...

Haut.

Voilà, voilà, mon oncle, je vais avec vous.

Elle sort arec monsieur Minute.

 

 

Scène X

 

URBAIN, LOUISE

 

URBAIN.

Comment ! mademoiselle, c’est vous que je trouve en ces lieux, et dans un pareil moment ! vous n’avez donc point oublié la journée que nous avons passée ensemble à la fête de Saint-Cloud ?

LOUISE.

Oh ! non... et tellement que j’étais bien triste, lorsque quelques jours après il a fallu revenir en Normandie.

URBAIN.

Et moi donc !... et je m’étais bien promis, si je ne vous retrouvais pas, d’attendre toujours, et de ne jamais me marier.

LOUISE.

Vraiment... mais alors qu’est-ce que vous veniez donc faire ici ?

URBAIN.

Oh ! ce n’était pas moi... c’est-à-dire, non... c’était bien différent...

À part.

Elle va me croire infidèle à présent...

Haut.

Je ne voulais pas ; mais la force des circonstances...

LOUISE.

C’est comme moi... c’était contre mon gré que j’épousais monsieur Latour, parce que j’étais bien loin de me douter que vous fussiez la personne...

URBAIN, transporté de joie.

Comment, il se pourrait !

S’arrêtant.

Dieu ! prenez garde...

À part.

Maudite procuration !

LOUISE.

Eh bien... qu’est-ce donc ?

URBAIN.

Rien, rien... je crains d’être trop heureux.

LOUISE.

Comment !... vous paraissez fâché de savoir que je vous aime ?

URBAIN, à part.

Elle m’aime ! ah ! c’en est trop ! et quand je devrais ou trépasser mes pouvoirs...

Il se jette aux genoux de Louise.

Vous voyez à vos pieds le plus fortuné ou plutôt le plus malheureux des hommes.

LOUISE.

Ah ! mon Dieu... l’amour lui fait perdre la tête.

 

 

Scène XI

 

URBAIN, LOUISE, MONSIEUR MINUTE

 

MONSIEUR MINUTE.

À merveille... voilà ce que j’appelle ne pas perdre son temps.

URBAIN, à Louise.

Dieu ! il nous a vus.

LOUISE.

Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?

URBAIN, à monsieur Minute.

Je vous prie de croire que mes intentions... Je voulais lui dire...

MONSIEUR MINUTE.

Que vous l’aimez, n’est-il pas vrai ?

URBAIN.

Oui, sans doute ; mais en même temps je voulais vous avouer...

MONSIEUR MINUTE.

Que vous êtes pressé de vous marier... eh bien ! cela ne tardera pas, car tout est préparé, et dans l’instant une heure va sonner.

URBAIN.

Que dites-vous ? il est une heure !

MONSIEUR MINUTE.

Moins cinq minutes.

URBAIN, à part.

Dieu !... quel espoir !... s’il pouvait tarder encore quelques instants ! aux termes de ma procuration, je suis libre à une heure... je peux faire ce que je veux !

Haut.

Mon cher beau-père...

MONSIEUR MINUTE, à Louise.

Allons, donnez la main à votre futur, et partons.

URBAIN.

Un seul instant... j’ai un cousin, un témoin qui doit venir, et je lui ai promis de l’attendre jusqu’à une heure.

On entend sonner une heure.

MONSIEUR MINUTE.

Tenez, la voilà qui sonne.

URBAIN.

Il serait possible !...

À part.

Je suis sauvé...

Haut.

Mon cher beau-père ! ma chère Louise !...

Vivement.

Allons, voyons, dépêchons, ne perdons pas de temps... Est-ce que tous les parents ne sont pas là ?

MONSIEUR MINUTE.

Eh bien !... eh bien !... ce que c’est que les amoureux ! c’est lui maintenant qui ne peut pas rester en place... Allons, partons.

URBAIN.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)

Parlons, je n’ai plus de scrupule ;
Ici mon cœur devait flotter
Entre l’honneur et la pendule ;
Mais rien ne doit plus m’arrêter ;
Cher beau-père, il faut nous hâter.
Au doux espoir je m’abandonne,
Tout peut maintenant s’arranger :
Il ne vient pas... une heure sonne,
C’est pour moi l’heure du berger.

TOUS.

Partons, il n’a plus de scrupule ;
Ici son cœur devait flotter
Entre l’honneur et la pendule ;
Mais rien ne doit plus l’arrêter.

 

 

Scène XII

 

URBAIN, LOUISE, MONSIEUR MINUTE, AMANDA

 

AMANDA.

Ah ! mon oncle ! ah ! ma cousine ! je suis désolée de vous annoncer une mauvaise nouvelle ; mais vous ne pouvez faire le mariage... c’est bien malheureux.

TOUS.

Comment ! que dites-vous ?

MONSIEUR MINUTE, URBAIN et LOUISE.

Pourquoi donc ?

AMANDA.

Je viens de rencontrer monsieur le maire, qui est désolé... Apprenez qu’il y a une opposition qu’on vient de lui adresser.

URBAIN, à part.

Ah ! maladroit ! c’est ma lettre !

Haut.

Une opposition... je sais ce que c’est... ce n’est rien du tout.

MONSIEUR MINUTE.

Comment ! ce n’est rien ?

AMANDA.

Cela est très sérieux, je vous assure... C’est une personne qui écrit qu’elle s’oppose formellement à ce mariage, et qu’elle se présentera elle-même aujourd’hui à deux heures.

URBAIN.

Cette personne ne se présentera pas.

AMANDA.

Pardonnez-moi, monsieur... Ma pauvre cousine, mon cher oncle, si vous saviez combien je partage... Dieu ! si une chose comme celle-là m’arrivait ! au moment de se marier !

MONSIEUR MINUTE.

Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ?

LOUISE, à Urbain.

Oui, monsieur... vous doutez-vous de ce que ce peut être ?

URBAIN.

Eh ! oui ; je vous dis que c’est quelqu’un qui s’est trompé... moi, j’en suis sûr... ainsi beau-père, allons toujours.

MONSIEUR MINUTE.

Eh ! non... il faut d’abord éclaircir cette affaire... je m’en charge... ce ne sera pas long... Vous, ma fille, ma chère nièce, rentrez au salon... engagez la compagnie à prendre patience, et surtout ne parlez pas de ce qui arrive.

Il sort vivement par le fond.

AMANDA.

Oh ! pour moi, j’aurai bien de la peine, car cela m’a tellement affectée...

À Louise.

Viens, cousine, je ne te quitte pas... me préserve le ciel de rien soupçonner... mais le jour, à l’instant même, une opposition... je n’en dirai pas davantage... mais ce n’est pas naturel.

Elle sort avec Louise.

 

 

Scène XIII

 

URBAIN, seul

 

Oui... avec tout cela, elle cherche à lui donner dos idées... Aussi, c’est ma faute... que le diable m’emporte d’avoir été me mettre en opposition avec moi-même ! sans cela, j’allais être heureux... j’épousais pour mon compte la femme de mon ami, et il n’avait rien à me dire... puisque, d’après nos conditions... Pourvu que le beau-père se dépêche... ou que mon cousin Alexandre puisse verser en route... car maintenant je crains à chaque instant de le voir arriver... Ah ! mon Dieu !... je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

 

 

Scène XIV

 

URBAIN, à la table, ALEXANDRE paraît tout essoufflé

 

ALEXANDRE.

Ouf !... je n’en puis plus.

URBAIN, avec effroi.

Le voilà !...

ALEXANDRE.

Oui, mon ami, et d’une humeur épouvantable, des chemins affreux... une ornière dont j’ai cru que je ne sortirais jamais.

URBAIN, d’un air préoccupé.

Eh bien ! pourquoi te gêner ? il fallait y rester.

ALEXANDRE.

Et toi, que je laissais dans l’embarras... toi !... victime de l’amitié... Non, mon ami, le devoir me rappelait ici, à ton secours... et me voilà... Comment tout cela va-t-il ?

URBAIN, se levant.

Pas mal, mon ami... j’ai fait ce que j’ai pu ; quand on n’a pas l’habitude... mais toi, tes affaires ?...

ALEXANDRE.

Ne m’en parle pas... j’arrive, je ne trouve personne, on ne sait pas ce qu’elle est devenue... elle sera morte, j’en suis sûr, je la connais.

URBAIN, vivement.

Eh bien !... mais ça va t’empêcher de te marier.

ALEXANDRE, avec une douleur comique.

Au contraire, mon ami, il n’y a plus maintenant à balancer... je suis dans la situation d’un homme veuf.

URBAIN.

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

Mais songe donc en quelles circonstances !...

ALEXANDRE.

Oui, je connais en pareil cas
Ce qu’ordonnent les convenances,
Et je sais bien ce que je dois, hélas !
À sa mémoire ainsi qu’à son trépas.
Je ne veux plus, tant ma douleur est grande,
De plaisir ni d’amusement ;
Je l’ai juré...

URBAIN.

Mais tu vas cependant
Te marier...

ALEXANDRE.

Ah ! je te le demande,
Est-ce manquer à mon serment ?

D’ailleurs, est-ce que c’est pour moi que je me marie ?... c’est pour mes créanciers... c’est pour mes lettres de change... c’est par mesure de sûreté personnelle.

URBAIN, à part.

Alors, il n’y a pas moyen de lui dire...

ALEXANDRE.

Du reste, mon garçon, je te remercie... à charge de revanche, si tu as jamais quelque affaire, quelque mariage, s’il te faut un remplaçant... Mais je ne veux pas abuser plus longtemps... comme fondé de pouvoirs, ta mission est terminée.

URBAIN.

C’est ça... juste au plus beau moment...

À part.

Dieu ! que je suis malheureux !

Haut.

Tiens, cousin, voici ta procuration... voici encore les accessoires qui te reviennent... les gants et le bouquet.

ALEXANDRE.

C’est bon, je vais reprendre mon nom et mes droits, et me faire reconnaître.

URBAIN.

Tout est fini.

On entend la voix d’Amanda qui parle en dehors.

AMANDA.

C’est bon, je vais le prévenir.

ALEXANDRE.

Dieu ! qu’entends-je ?

AMANDA.

C’est bon... je vous dis que je vais le prévenir.

ALEXANDRE.

Ah ! mon Dieu !... soutiens-moi...

URBAIN.

Eh bien !... qu’as-tu donc ?

ALEXANDRE.

Tu n’as pas entendu cette voix... elle a fait vibrer toutes les cordes sensibles de mon organisation... c’est elle, c’est Amanda ! Ce qui m’étonne, c’est qu’elle ne soit pas morte !... mais peut-être ne sait-elle pas encore... Je t’en prie, rien que pour un instant, reprends cette procuration.

URBAIN, avec joie.

Quoi !... tu voudrais encore ?...

ALEXANDRE.

Ça te contrarie, je le vois... mais tâche de gagner du temps... de retarder ce mariage.

URBAIN.

Mais comment veux-tu ?...

ALEXANDRE.

Dis que tu es indisposé, que tu es malade !... tu peux même le trouver mal, si tu veux... le trouble, l’émotion... ce jour-là, cela arrive souvent...

Le poussant.

Je l’entends... va vite.

URBAIN, sortant par la porte à gauche.

Ma foi, je ne demande pas mieux... c’est toujours cela de gagné.

 

 

Scène XV

 

ALEXANDRE, AMANDA

 

AMANDA.

Ô solitude !... premier besoin d’un cœur sensible, qu’il est difficile de vous rencontrer, surtout un jour de noce !

Apercevant Alexandre.

Ô ciel !... en croirai-je mes yeux ?

ALEXANDRE, à part.

Quand je le disais... rien que la vue... qu’est-ce que ce sera donc quand je lui apprendrai...

AMANDA.

Perfide !... ingrat !... je me modère... était-ce en ces lieux que je devais vous retrouver ?... et que signifient ces gants, ce bouquet ?

ALEXANDRE, à part.

Dieu ! comment lui avouer ?...

Haut.

Je venais assister au mariage d’un cousin, d’un ami, qui m’avait choisi pour son témoin... lorsque j’ai trouvé ici une lettre d’une écriture bien connue et bien chère... à l’instant j’ai couru à Bolbec...

AMANDA.

Il se pourrait ! vous en venez !... mes soupçons étaient donc injustes ? vous n’avez point oublié vos serments ?

ALEXANDRE.

Moi !... demandez plutôt...

AMANDA.

Je reprends à la vie, ou plutôt si vous saviez... la joie, l’émotion, la surprise... je me retiens... mais dans une âme naturellement expansive...

ALEXANDRE.

À qui le dites-vous ?

À part.

Il faut pourtant la prévenir...

Haut.

Oui, Amanda... les obstacles ne font rien sur un amour véritable... et plus il y en aura... plus nous serons séparés... plus je vous aimerai ! d’après ce principe, j’ai dû penser que les chaînes de l’hymen...

AMANDA.

Que dites-vous ?... elles n’existent plus... elles sont brisées... c’est une nouvelle que vous ignorez encore, et que le sentiment de mes devoirs m’empêchait de vous apprendre.

ALEXANDRE, à part.

Ô pouvoir du style romantique ! voilà que nous ne nous entendons plus...

Haut.

Quoi ! madame, vous seriez ?...

AMANDA.

Je suis libre ; je suis veuve depuis plus d’un an... mais je me suis dit : Maîtresse de ma main, de mon cœur, et de huit ou dix mille francs de rente, je veux voir s’il tiendra ses serments, s’il me sera fidèle.

ALEXANDRE, à part.

Qu’allais-je faire !... contracter un autre hymen, lorsque je trouve tout réuni... le cœur, l’inclination, et dix mille livres de rentes !

Haut, d’un ton de reproche.

Amanda... pourriez-vous jamais croire ?...

AMANDA.

Non... car si j’avais pu supposer que vous eussiez eu seulement l’idée d’oublier vos promesses...

ALEXANDRE.

Que dites-vous ?

AMANDA.

Si la pensée d’une infidélité se fût seulement glissée dans votre âme, c’était fini, je vous fuyais à jamais... je portais ailleurs et mon cœur et ma main.

ALEXANDRE, à part.

Dieu ! que devenir avec une constance aussi exagérée que celle-là ? Si elle se doutait...

 

 

Scène XVI

 

ALEXANDRE, AMANDA, URBAIN

 

URBAIN, pâle et défait, entrant par la porte à gauche.

Mon ami... mon ami...

ALEXANDRE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu me veux ?

À Amanda.

Je vous demande pardon, c’est le marié qui a quelque chose à me dire...

Bas, à Urbain en l’entraînant de l’outre côté du théâtre.

Eh bien ! est-ce que tu ne t’es pas trouvé mal, comme nous en étions convenus ?

URBAIN.

Je n’ai pas osé... il y avait là un médecin... mais apprentis, mon ami, qu’on avait formé une opposition, qu’elle vient d’être levée, et que rien n’empêche plus ce mariage.

ALEXANDRE.

Je ne te demande plus qu’un moment... Pourquoi n’es-tu pas resté ?

URBAIN.

C’est qu’il est déjà question de l’anneau de mariage ; on me le demande...

ALEXANDRE.

Air : Comme il m’aimait ! (Monsieur Sans-Gène.)

Va donc toujours, (Bis.)
Fais les choses de bonne grâce.

URBAIN.

Eh ! quoi tu veux ?

ALEXANDRE.

C’est ton devoir ;
N’es-tu pas fondé de pouvoir ?

URBAIN.

J’y cours ; mais ce qui m’embarrasse,
C’est qu’en pareil cas on embrasse.

ALEXANDRE.

Va donc toujours. (Bis.)

URBAIN.

Écoute donc... si tu le prends comme ça... ça devient agréable d’être fondé de pouvoirs.

Il rentre dons l’appartement.

 

 

Scène XVII

 

ALEXANDRE, AMANDA

 

ALEXANDRE.

Ce pauvre garçon... un rien l’embarrasse... et les détails du mariage lui feront perdre la tête.

AMANDA.

Oui... il me paraît assez simple... Mais si nous allions les rejoindre ?

ALEXANDRE.

Eh ! qu’avons-nous besoin de paraître au milieu de cette foule, de nous mêler à leurs bruyants transports ?... le véritable amour est mélancolique... le bonheur n’aime pas la joie... je ne sais pas si je m’explique.

AMANDA.

Oui, mon cœur vous comprend.

ALEXANDRE, à part.

Ah ! que c’est heureux !

Haut.

D’ailleurs, je me connais... la vue de cette union me ferait un mal...

AMANDA.

Et pourquoi donc ?

ALEXANDRE.

Vous me le demandez !... je verrais l’hymen d’un ami... je le verrais former des nœuds qui jusqu’à présent me sont interdits... moi ! qui depuis longtemps suis condamné par vous aux tourments de l’attente et aux rigueurs du célibat... Ah ! si, persuadée de ma constance, vous daigniez enfin hâter le moment fortuné...

AMANDA.

Quoi ! vous voulez qu’aujourd’hui même, je déclare à ma famille rassemblée...

ALEXANDRE.

Ici, non pas... le ciel m’en préserve !... je voudrais au contraire qu’à l’instant même, nous puissions quitter ces lieux...

À part.

Si je puis l’emmener, Urbain s’en tirera comme il pourra...

Haut.

C’est dans le calme, c’est dans la solitude, que deux cœurs bien épris peuvent s’entendre.

Air : Ah ! si madame me voyait ! (Romagnési.)

Premier couplet.

Là, de mes vœux, de mon serment,
J’aurai pour témoin le ciel même.

AMANDA.

Moi ! vous suivre ! ô terreur extrême !

ALEXANDRE.

Oui, venez... partons à l’instant.

AMANDA.

Mais, c’est presqu’ un enlèvement !
Je dois être plus réservée ;
L’honneur me prescrit un refus.

ALEXANDRE.

Vous refusez d’être enlevée !
Ah ! je ne vous reconnais plus.

Deuxième couplet.

Oui, je le vois, oui, c’en est fait,
Sur vous j’ai perdu mon empire.

AMANDA.

Alexandre !... qu’osez-vous dire ?

ALEXANDRE.

Craignez-vous un époux discret ?

AMANDA.

Oui, je crains tout d’un tel projet.
Je sais ce que je dis... les suites
M’en font frémir !...

ALEXANDRE.

Quels mots ai-je entendus !
Quoi ! vous savez ce que vous dites ?
Ah ! je le vois, vous n’aimez plus !

Avec exaltation.

Venez, venez, ou je doute de tout, même de votre amour.

AMANDA.

N’achevez pas... je vous suis.

ALEXANDRE.

Quel bonheur ! je triomphe... Dieu ! c’est Urbain, tout est perdu.

 

 

Scène XVIII

 

ALEXANDRE, AMANDA, URBAIN, paraissant à la porte du fond, il a l’air tout honteux

 

ALEXANDRE, à Urbain.

Eh bien ! que viens-tu m’annoncer ?

URBAIN.

Eh ! mon ami !... tu ne sais pas ce qui est arrivé ?... et je ne sais, moi-même, comment l’expliquer...

ALEXANDRE.

Est-ce que cet anneau n’est pas donné ?

URBAIN.

Eh ! mon ami, tu me l’avais dit ; mais, malgré cela, je n’y étais plus... je ne voyais, ni n’entendais plus rien... ils étaient là, un tas de monde qui me regardait... il y avait là un homme en noir... Tout le monde a fait des paraphes, moi aussi ; et puis, sous prétexte que le monsieur qui se trouvait là était le notaire, ils se sont tous mis à dire : « Ils sont mariés, ils sont mariés ! »

ALEXANDRE.

Comment ! il serait possible !

Riant à part.

Dieu !... est-il bon enfant !... il me rend là un fameux service.

Haut avec joie.

Quoi ! mon ami, tu as signé le contrat ?

URBAIN, tout honteux.

Ah ! mon Dieu, oui... mon propre nom, Urbain Latour, en toutes lettres.

ALEXANDRE.

Embrasse-moi, et reçois mes compliments.

URBAIN.

Quoi ! vraiment ?... moi qui craignais d’avoir outrepassé mes pouvoirs !

ALEXANDRE.

Du tout, mon ami ; c’est très bien... Tiens, voilà celle que je n’ai jamais cessé d’aimer, celle dont je te parlais ce matin... mon Amanda.

URBAIN.

Quoi ! c’est madame ?...

ALEXANDRE.

Oui, mon ami... elle m’a donné sa foi... et je suis si content de toi, que je te demanderai encore aujourd’hui un petit service.

URBAIN.

D’être ton fondé de pouvoirs ?... volontiers.

ALEXANDRE.

Non, non... mon témoin... car je l’épouse.

URBAIN.

Tu l’épouses !... il serait vrai !

Bas à Alexandre.

Alors, dis donc, si tu me rendais ma liberté ?...

ALEXANDRE, bas.

C’est trop juste... je te permets maintenant de prendre mon autre femme pour toi, et de t’établir à ton compte.

URBAIN.

Ah ! j’en mourrai de joie !... il ne me manque plus à présent que le consentement de Louise, et celui du père.

 

 

Scène XIX

 

ALEXANDRE, AMANDA, URBAIN, MONSIEUR MINUTE, LOUISE, TOUS LES GENS de la noce

 

URBAIN, à monsieur Minute.

Ah ! monsieur ! ah ! ma chère Louise ! que je suis enchanté de vous voir ! j’ai tant de choses à vous dire... Voici, d’abord, mon cousin, monsieur Alexandre Latour.

AMANDA, à monsieur Minute.

Celui que j’avais soupçonné si injustement... et c’est pour réparer mes torts que je lui donne ma main.

URBAIN.

Oui... il épouse votre nièce, et moi je serai le plus heureux des hommes si vous voulez bien m’accorder votre fille, et vous, Louise, si vous consentez...

MONSIEUR MINUTE.

Qu’est-ce qu’il me demande donc là ?... est-ce que vous n’êtes pas mon gendre ? est-ce que vous ne venez pas de l’épouser ?

URBAIN.

Sans contredit... mais ce n’était pas moi... c’est-à-dire, voyez-vous, beau-père, il y a ici un autre Latour, mon cousin, que voilà, qui se nomme comme moi.

MONSIEUR MINUTE.

Eh bien ! ce n’est pas lui qui a épousé.

URBAIN.

Non, c’est moi... mais c’est égal... je ne pourrai jamais lui faire comprendre...

ALEXANDRE.

Et qu’est-ce que tu as besoin que l’on comprenne ?

URBAIN.

Toi, ça ne te fait rien... mais moi, je tiens à être épousé pour moi-même.

MONSIEUR MINUTE.

Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc ? n’aimez-vous pas ma fille ?

URBAIN.

Dieu !... si je l’aime !

MONSIEUR MINUTE.

N’êtes-vous pas son époux ?

URBAIN.

Oui, certainement.

TOUS.

Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous demandez ?

Monsieur Minute, qui se trouve entre Urbain et Louise, prend la main des deux jeunes gens, et les unit.

URBAIN.

Eh ! parbleu, ce que je demande... je ne demande rien, puisqu’il n’y a pas moyen de s’expliquer...

À part.

Mais c’est toujours très désagréable d’être marié pour un autre.

Vaudeville.

Air : La Boulangère à des écus.

ALEXANDRE.

J’estime fort les remplaçants,
C’est une aimable classe ;
Chez les maris, chez les amants,
À la ville, au Parnasse,
Dans tous les rangs, tous les états,
Gaiement on se remplace
Ici-bas,
Gaiement on se remplace.

MONSIEUR MINUTE.

Parvenus, qui menez grand train,
Et qu’un pauvre embarrasse,
Vous, qui le traitez de faquin,
Soulagez sa disgrâce ;
Car il se peut que ce faquin
Lui-même vous remplace
Demain,
Lui-même vous remplace.

ALEXANDRE.

Milords, qui faites votre cour
Avec de l’or en masse,
Ainsi que les rentes, l’amour
N’a pas cours sur la place.
Quand vous prodiguez votre bien,
Un autre vous remplace
Pour rien,
Un autre vous remplace.

URBAIN.

Pour être fait comme Apollon,
Ce brillant Lovelace
Veut cacher sous un pantalon
Son mollet en disgrâce ;
Chez le bonnetier, sans façon,
Un autre le remplace,
En coton,
Un autre le remplace.

MONSIEUR MINUTE.

Nos soldats, pour mourir, gaiement
Se disputent la place ;
Chacun répond toujours : « Présent ! »
Quand le péril menace...
Si l’un d’eux éclaircit le rang,
Un autre le remplace
En avant,
Un autre le remplace.

AMANDA, au public.

Grâces à quelques coups de mains,
Toutes les pièces passent ;
Parlez de nous à vos voisins,
Et comme vous qu’ils fassent,
Car notre bonheur est certain,
Si d’autres vous remplacent
Demain,
Si d’autres vous remplacent.

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