Le Favori (Jacques-François ANCELOT)

Sous-titre : la cour de Catherine II

Comédie en trois actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 octobre 1831.

 

Personnages

 

LE PRINCE POTEMKIN, favori en titre de Catherine

LE COMTE LOWINSKI, noble polonais, général au service de Russie

LE PRINCE DE LIGNE

RIMSKI KORSAKOFF, sergent aux gardes à pied

MICHEL KORSAKOFF, son cousin

L’ENVOYÉ D’AUTRICHE

L’ENVOYE DE PRUSSE

COURTISANS INTIMES

HOMMES et FEMMES

UN ESCLAVE, parlant

UN HUISSIER

CATHERINE II, impératrice de Russie

LA COMTESSE PAULESKA, noble polonaise, demoiselle d’honneur de Catherine

 

La scène se passe, au premier et au troisième actes, dans une pièce de l’Ermitage, au palais d’hiver à Saint-Pétersbourg ; et au deuxième acte, dans le palais de la Tauride, appartenant à Potemkin.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un des salons de l’Ermitage ; trois portes au fond s’ouvrent sur une galerie ; portes latérales : deux tables avec tout ce qu’il faut pour écrire ; sur celle de droite est déployée une carte de Pologne. Deux petits cadres couverts d’un voile vert sont fixés aux deux côtes de la porte du milieu au fond. Au lever du rideau, Korsakoff est de garde dans la galerie au fond.

 

 

Scène première

 

KORSAKOFF, MICHEL

 

KORSAKOFF.

Qui va là ?

MICHEL.

Enfin, mon cousin, je te trouve !

KORSAKOFF.

Par saint Nicolas ! c’est Michel !... Toi ! dans le palais de l’impératrice !... Sais-tu bien que, pour une telle audace, je devrais te faire donner le knout ?

MICHEL.

Donne-moi une poignée de main, en attendant.

KORSAKOFF.

Et comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’ici ?

MICHEL.

Ah ! j’ai eu un peu de mal ; mais tu sais que je ne m’intimide pas facilement. Je m’étais dit : Mon cousin Korsakoff est sergent dans les gardes à pied, il faut que je le voie. Là-dessus, je me présente au palais, et je demande mon cousin Korsakoff : je m’étais adressé à des soldats, fort beaux hommes, ma foi !

KORSAKOFF.

Qu’ont-ils répondu ?

MICHEL.

Ils m’ont donné des coups de crosse. Bon ! ai-je dit à part moi, il faut se retourner d’un autre côté. En effet, je tire adroitement vers la gauche, je rencontre des messieurs couverts de caftans galonnés, et je les prie de m’enseigner où je pourrai trouver mon cousin. Oh ! ceux-là ont été bien plus polis.

KORSAKOFF.

Ah !

MICHEL.

Oui, ils ne m’ont donné qu’un coup de poing ; tu vois que cela allait déjà mieux.

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Tout cela ne m’arrête point,
Et, loin de perdre patience.
De coups de crosse, en coups de poing,
Ballotté, meurtri, moi j’avance.
Pour toutes ces misères-là
Il ne faut pas qu’on se courrouce ;
Dans le palais, où me voilà,
On bénit, je le sais déjà,
Un coup de pied, quand il nous pousse.

KORSAKOFF.

Vraiment ?

MICHEL.

Et j’en ai reçu un qui m’a poussé jusqu’à une galerie, où j’ai vu un grand bel homme qui se promenait de long en large ; je lui ai adressé ma question...

KORSAKOFF.

Eh bien !

MICHEL.

Il m’a ri au nez et m’a tourné le dos ! ça m’a encouragé ; je me suis risqué, j’ai toujours marché devant moi, et saint Nicolas m’a conduit, puisque je te rencontre.

KORSAKOFF.

Et que viens-tu faire ici, imbécile ? Pourquoi as-tu quitté notre village ?

MICHEL.

Précisément parce que je ne suis pas imbécile, et que je veux faire mon chemin à la cour.

KORSAKOFF.

Misérable !... tu es donc devenu fou ?

MICHEL.

Pas davantage. Est-ce que tu ne te souviens plus de ce que nous disait, il y a dix ans, la vieille Matouchka, qui lit dans l’avenir comme dans un livre ? « Un Korsakoff fera une grande fortune », répétait-elle sans cesse, en nous regardant tous les deux. Jamais ces mots-là ne sont sortis de ma tête. Quand tu as été engagé dans les gardes, j’ai cru que ce Korsakoff-là, ce serait toi ; mais, au bout de trois ans, tu n’es encore que sergent !... Alors j’ai réfléchi que je m’appelle aussi Korsakoff, que je suis bel homme, que j’ai une foule de talents, car je danse la mazourque de première force ; j’accommode une soupe au sterlet mieux que personne ; je peux défier un caporal prussien pour l’exercice ; je sais lire et écrire ; je suis entreprenant, rien ne me rebute ; et pour ne pas faire mentir la sorcière, je me suis mis en route, et me voici !

KORSAKOFF.

Ah ! tu sais faire l’exercice ?... eh bien ! demi-tour à gauche, en avant, marche ! Et qu’on ne te revoie plus dans ce palais, si tu ne veux pas que ta peau nous serve de tambour.

MICHEL.

Par saint Michel, mon patron ! je ne m’en irai pas comme ça.

KORSAKOFF.

Sais-tu bien que tu m’as déjà fait manquer à ma consigne ? Heureusement on n’est pas encore levé au palais. Miséricorde !... le prince !... Hors d’ici !... ah ! il n’est plus temps.

 

 

Scène II

 

MICHEL, KORSAKOFF, POTEMKIN

 

Potemkin est entré en scène par la gauche, au fond ; Korsakoff a mis la main à son bonnet et demeure immobile ; Michel est à l’écart.

POTEMKIN.

Ah ! encore ce sergent !... il a bonne mine ! Approche... Quel est ton nom ?

KORSAKOFF.

Rimski Korsakoff.

POTEMKIN.

Depuis combien de temps dans les gardes ?

KORSAKOFF.

Depuis trois ans.

POTEMKIN.

Et tu es sergent ?

KORSAKOFF.

Oui, excellence.

POTEMKIN.

Viens demain au palais de la Tauride, il faut que je cause avec toi, que je t’interroge.

KORSAKOFF.

J’y serai.

POTEMKIN.

Mais quel est cet homme qui se tapit là-bas ?

KORSAKOFF.

Excellence, pardon !... c’est mon parent.

POTEMKIN.

Pourquoi est-il ici ?

KORSAKOFF.

Il a osé s’introduire...

POTEMKIN.

Que demande-t-il ?

KORSAKOFF.

Excellence, il aura le knout.

MICHEL, s’approchant.

Ce n’est pas cela que je demandais.

POTEMKIN.

Ah ! ah ! tu m’as l’air d’un drôle bien résolu ! Avance, et n’aie pas peur.

MICHEL.

Oh ! je n’ai pas peur.

POTEMKIN.

Un homme qui ne tremble pas devant Potemkin !... Il y en a peu en Russie.

MICHEL.

Ça fait un de plus.

POTEMKIN.

Et qui t’inspire tant d’audace ?

MICHEL.

La sorcière.

POTEMKIN.

Comment ?

MICHEL.

Elle a prédit que je ferais fortune ; et, tout prince que vous êtes, si c’est écrit là-haut...

POTEMKIN.

La sorcière pourrait bien avoir dit vrai. Tu me plais !... Voyons, parle ; que veux-tu ?

MICHEL.

Entrer dans les gardes.

POTEMKIN.

Dans les gardes !... tu n’es pas beau.

MICHEL.

Vous trouvez ?... Regardez bien.

POTEMKIN.

Allons, c’est égal, j’y consens. Sergent Korsakoff, tu le conduiras de ma part au colonel.

KORSAKOFF.

Oui, excellence.

POTEMKIN.

Sortez tous les deux.

 

 

Scène III

 

POTEMKIN, seul

 

Commander à des millions d’hommes et trembler devant le caprice d’une femme !... craindre à chaque instant que l’amour ne m’enlève ce que l’amour seul m’adonne ! quelle existence !... Non, Catherine, il n’en sera point ainsi !... tu m’as laissé poser la main sur ton sceptre ; nul autre que moi n’y touchera désormais ! que ton cœur soit fragile ; que la femme m’échappe, qu’importe ?... mais que je règne sur tes volontés, mais que l’impératrice me soit soumise !... Ah ! le jour viendra, sans doute, où mon pouvoir n’aura rien à redouter de ces tendres émotions, de ces caprices du cœur, auxquels je commanderai moi-même... Hélas ! il faut être encore un amant heureux ! Ce jeune Polonais, ce Lowinski si fier, si brillant... il peut être dangereux !... les yeux de l’impératrice s’arrêtent sur lui avec complaisance !... je lui pardonnerais aisément l’élégance de ses manières, la beauté de ses traits... mais son courage, ses talents, l’élévation de son caractère, tout m’ordonne de le proscrire. Il ne se contenterait pas du rôle que je lui permettrais ; et s’il faut que Catherine ait des favoris, Potemkin ne veut point de rival ! peut-être ignore-t-il encore le sentiment qu’il inspire... peut-être, en montrant la gloire à cette âme ardente et jeune... Essayons ! voici l’heure où chaque jour il se rend au palais ; j’entends du bruit... c’est lui ! comme il est rêveur !...

Potemkin s’écarte un peu dans la galerie ; on ne le perd pas de vue, et il a les yeux attachés sur Lowinski qui vient sur le devant et entre par la gauche.

 

 

Scène IV

 

POTEMKIN, à l’écart, LOWINSKI

 

LOWINSKI, à lui-même.

Que dois-je croire ? que faut-il espérer ? Ces faveurs dont je suis l’objet, ce gracieux sourire qui m’accueille sans cesse... serait-il possible ! aimé de Catherine !... Mais si l’orgueil fascinait mes yeux ; si je me trompais ?... Le ridicule serait le moindre châtiment de ma témérité... qui pourra m’apprendre ?... Ah ! le prince Potemkin !

POTEMKLN, s’approchant.

C’est vous, monsieur le comte !... Déjà au palais !

LOWINSKI.

Les ordres de l’impératrice ne nous ont-ils pas fait un devoir de notre plus grand plaisir ?

POTEMKIN.

Oui !... vous vous êtes bientôt acclimaté à la cour de Russie ! Le roi Stanislas, en cédant à notre souveraine un officier de votre mérite, lui a donné la preuve la plus sûre de son amitié. Saint-Pétersbourg peut aisément faire oublier la Pologne.

LOWINSKI.

Oublier la Pologne !... Prince, vous ne le croyez pas.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Moi l’oublier cette terre chérie !...
Ah ! si jamais, appelant un vengeur,
Retentissait la voix de la patrie,
Doutez-vous donc qu’elle touchât mon cœur ?
Elle a toujours un écho dans mon cœur !
J’irais mourir sous sa noble bannière,
Mes compagnons me r’ouvriraient leurs rangs !
Quand le danger la menace, une mère
À son côté doit voir tous ses enfants.

POTEMKIN.

J’admire cet élan de patriotisme, et je n’attendais pas moins de votre courage. Mais prenez garde, monsieur le comte, les délices de Capoue perdirent Annibal !... Ne craignez-vous pas que votre épée ne se rouille dans le fourreau ?

LOWINSKI.

Que sa majesté commande et je suis prêt.

POTEMKIN.

Romanzoff bat les Turcs en Volhynie.

LOWINSKI.

J’envie son bonheur.

POTEMKIN.

Pourquoi ne le partageriez-vous pas ?

LOWINSKI.

Les volontés de l’impératrice me retiennent à la cour.

POTEMKIN.

Mais elle en peut changer.

LOWINSKI, à part.

Me craindrait-il ?... Quel trait de lumière !

POTEMKIN.

Si la gloire vous est chère, si les lauriers cueillis sans vous troublent votre sommeil, dites un mot, et je me charge de vous ouvrir la route.

LOWINSKI.

Prince, je suis reconnaissant...

POTEMKIN, à part.

Il hésite !

LOWINSKI, à part.

Il me redoute !

POTEMKIN.

Le maréchal demande des secours : je vais lui envoyer un corps d’armée : vous pourriez le commander.

LOWINSKI, souriant ironiquement.

Comment ai-je mérité tant de bienveillance ?

POTEMKIN.

Acceptez-vous ?

LOWINSKI.

Ma volonté sera soumise à celle de l’impératrice.

POTEMKIN, à part.

Il veut rester !... Il a lu dans le cœur de Catherine !

LOWINSKI, à part.

Il veut m’éloigner ! Plus de doute, je suis aimé !

POTEMKIN.

Ainsi, monsieur le comte, vous refusez ?

LOWINSKI.

Pardon, prince !... ah ! je ne saurais vous dire jusqu’où va ma reconnaissance ; cet entretienne s’effacera jamais de mon souvenir !... il m’a fait un bien !...

POTEMKIN.

Que voulez-vous dire ?

LOWINSKI.

Oh ! rien, rien ! Mais je vous remercie.

POTEMKIN, à part.

Imprudent !... l’aurais-je instruit moi-même ?

 

 

Scène V

 

POTEMKIN, CATHERINE, une lettre à la main, LOWINSKI

 

L’impératrice entre par la porte du milieu au fond, deux huissiers la suivent de loin et restent dans la galerie.

LOWINSKI.

L’impératrice !...

CATHERINE, à elle-même.

En vérité, c’est fort plaisant !...

Haut.

Ah ! je vous salue, messieurs, et je vous sais gré de votre diligence !... Eh bien ! prince Potemkin, d’où vient donc ce visage rembruni ? Auriez-vous quelque mauvaise nouvelle à m’annoncer ? Ce serait dommage !... Car aujourd’hui je me sens en train d’être heureuse.

POTEMKIN.

Je me garderai de troubler une si bonne disposition.

CATHERINE.

Oui, je reçois à l’instant même une lettre de M. de Voltaire : croiriez-vous que mon Instruction pour le Code est mise à l’index et défendue en France ? L’impératrice de Russie est trop philosophe pour la cour de Louis XV.

LOWINSKI.

Elle a pour se consoler les suffrages de l’Europe.

CATHERINE.

Mais je n’en subis pas moins le veto d’un censeur royal ; et, pour un auteur, c’est fort désagréable.

POTEMKIN.

Que mande encore M. de Voltaire à votre majesté ?

CATHERINE.

Il m’annonce qu’il me tricote des bas, et il me recommande de chasser les Turcs.

LOWINSKI.

Ah ! madame, écoutez sa voix !... Que ce vaste projet conçu dans votre pensée s’exécute enfin ! Quels plus beaux triomphes pourriez-vous désirer ? Voyez fuir devant vous les barbares qui campent en Europe ! Voyez la noble terre que souillent leurs pas renaître à la voix de Catherine, belle de passé et d’avenir !

Air : Jamais je n’aurai la faiblesse (De M. Doche, dans Arwed.)

Longtemps muet devant ta barbarie,
L’écho du Pinde a redit votre nom ;
La gloire absente a revu sa patrie.
Elle sourit aux murs du Parthénon :
Des Osmanlis, sur le sol qu’ils flétrissent,
Elle a brisé le joug profanateur !...
De l’Eurotas les lauriers refleurissent
Pour couronner un front libérateur.

CATHERINE, à part.

Que la gloire est belle dans sa bouche !

POTEMKIN.

Avec de semblables idées, monsieur le comte, je m’étonne que vous hésitiez à rejoindre nos drapeaux ?

LOWINSKI.

Prince, j’attends les ordres de Sa Majesté.

CATHERINE.

Eh quoi ! vous voulez nous l’enlever ! déjà !... à peine remis des fatigues d’une campagne !... Non, les plaisirs sont permis après la victoire, et j’entends qu’il partage les nôtres. Je vous l’ai dit, mon âme est disposée à la joie : ces douces réunions de l’Ermitage, où chacun dépose, à ma voix, l’orgueil du rang, l’ennui des affaires et le fardeau de l’étiquette, elles ont été quelque temps interrompues : elles recommencent aujourd’hui même. Vous en ferez partie, monsieur le comte. L’âme de ces réunions, ma chère Pauleska, absente depuis un mois, est enfin de retour.

LOWINSKI.

Pauleska !

CATHERINE.

Oui, votre compatriote, la fille du comte Boleslas. La connaissez-vous ?

LOWINSKI.

Je fus élevé avec elle ; mais, depuis cinq ans, je ne l’ai pas vue.

CATHERINE.

Le comte est mort : j’avais eu à me plaindre de lui. Pauleska est venue à ma cour réclamer des biens que je lui ai rendus, car je ne punis point la fille des torts du père. Ses talents, son esprit, son intarissable gaieté, m’ont attachée à elle, et j’espère qu’elle ne me quittera plus. Vous la verrez ici tantôt.

LOWINSKI, à part.

Pauleska !... l’amie de mon enfance ; mes premières affections !

POTEMKIN.

Ces amusements, que je suis loin de blâmer, ne feront pas oublier sans doute à Votre Majesté que d’importantes affaires attendent sa décision ?

CATHERINE.

Allons, il faut que je fasse l’impératrice !... Comte Lowinski, pardonnez-moi.

LOWINSKI.

Sa Majesté n’a rien à me commander ?... Je me retire.

CATHERINE.

Ah ! un moment !... Passez, je vous prie, chez le prince de Ligne, et veuillez lui dire que je l’attends ce matin : je crois qu’il me boude ; je ne l’ai pas vu depuis deux jours.

LOWINSKI.

Je le plains.

CATHERINE.

C’est moi qu’il faut plaindre, car vous me laissez en proie à l’ennui des affaires.

Ensemble.

Air de la Fiancée. (Introduction.)

C’est en vain que je l’évite ;
M’ennuyer est un devoir !
Mais quand le plaisir me quitte,
Moi, je lui dis : À revoir !

LOWINSKI.

Une reine en vain l’évite ;
S’ennuyer est un devoir !
Mais quand le plaisir nous quitte,
Il faut lui dire : À revoir !

Les huissiers s’éloignent.

 

 

Scène VI

 

POTEMKIN, CATHERINE

 

CATHERINE.

Maintenant, prince Potemkin, je vous écoute.

POTEMKIN.

C’est fort heureux !

CATHERINE.

Eh ! bon Dieu ! qu’avez-vous donc de si pressé à me communiquer ?

POTEMKIN, s’asseyant à droite.

Je n’en sais rien.

CATHERINE.

Que dites-vous là ?

POTEMKIN.

La vérité.

CATHERINE.

Prince Potemkin, vous êtes bien maussade aujourd’hui !

POTEMKIN.

Mon âme, il est vrai, n’est pas, comme la vôtre, disposée à la joie.

CATHERINE.

Pour vous plaire, faut-il donc que je sois triste ?

POTEMKIN.

Pour me plaire ?... Ah ! croyez-moi, Catherine, ne m’interrogez pas.

CATHERINE.

Et si je veux savoir ce qui se passe dans votre cœur ?

POTEMKIN, se levant avec emportement.

Et si, moi, je ne veux pas vous le dire ?

CATHERINE, se radoucissant.

Il faudra donc que je devine ?

POTEMKIN, se rasseyant.

Permis à vous.

CATHERINE, allant s’asseoir de l’autre côté.

En vérité, vous êtes insupportable !... je suis plus esclave sur mon trône que le dernier de mes mougiques. Je me lasserai à la fin de cette tyrannie.

POTEMKIN.

Vous lasserez-vous aussi de mon dévouement ?

CATHERINE.

Votre dévouement est quelquefois bien ennuyeux.

POTEMKIN.

C’est que, malheureusement, Orloff ne m’a pas rendu aveugle.

CATHERINE.

Savez-vous bien que vous me pousserez à bout ? que je suis votre souveraine ? et que, si je vous donnais l’ordre de voyager...

POTEMKIN.

Je ne partirais pas.

CATHERINE, se levant.

Vous ne partiriez pas !

POTEMKIN.

Non ! car vous me rappelleriez le lendemain. Vous ne vous priveriez pas volontairement de l’ami le plus tendre, du serviteur le plus dévoué, de celui qui n’a qu’une pensée, votre gloire ! qui n’a qu’un désir, votre bonheur !

CATHERINE, à part, se rasseyant.

Il a raison.

POTEMKIN, d’un ton plus ferme en voyant qu’elle se radoucit.

Il est des hommes auxquels on succède, mais qu’on ne remplace pas.

CATHERINE.

Cela se peut ; pourtant ne me donnez pas envie d’essayer.

POTEMKIN.

Et vous, ne me donnez pas sujet de me plaindre.

CATHERINE, à part.

Il m’aime, et j’ai quelques torts !...

Haut.

Grégoire !

POTEMKIN.

Catherine !...

CATHERINE.

Est-ce que ces querelles vous amusent ?

POTEMKIN.

Pas plus que vous.

CATHERINE.

Cette nuit, j’ai rêvé que la terre de Samoïloff vous appartenait avec dix mille paysans.

POTEMKIN, se levant.

À moi !...

CATHERINE, lui tendant la main.

Et, ce matin, mon rêve est accompli.

POTEMKIN, baisant sa main.

Ah ! Catherine !...

CATHERINE, se levant.

Maintenant, vous souvenez-vous des affaires qui réclament nos soins ?

POTEMKIN.

Puis-je oublier longtemps ce qui intéresse votre gloire ?

CATHERINE.

Eh bien ! de quoi nous occuperons-nous aujourd’hui ? Cette vaste et fertile contrée, sur laquelle depuis si longtemps sont attachés nos regards, la Crimée m’appartiendra-t-elle enfin ?

POTEMKIN.

Encore quelque temps, et elle est à vous ! Par mes soins, la division est semée dans les différentes tribus ; bientôt l’une d’elles implore votre secours, alors...

CATHERINE.

Mes armées entrent...

POTEMKIN.

Et elles n’en sortent plus...

CATHERINE.

Salut au gouverneur de la Crimée !

POTEMKIN.

Je n’attendais pas moins de la généreuse Catherine : que n’entreprendrait-on pas pour elle ?

CATHERINE.

Soit !... mais nous n’y sommes pas encore ; et, en attendant, qu’avez-vous à me dire de la Pologne ?

POTEMKIN.

Tout marche au gré de nos souhaits : les confédérés de Barr sont dispersées ; vos troupes, celles de Frédéric et de Joseph II, occupent le prétendu royaume de Stanislas ; les bases préliminaires du partage sont arrêtées ; elles n’attendent plus que votre sanction pour être imposées à la diète.

CATHERINE.

Ah ! je ne veux pas que cette affaire traîne en longueur. Que les envoyés de Prusse et d’Autriche se rendent ici ce matin même ; qu’ils me soumettent les projets convenus d’avance, et qu’on en finisse ! Il faut que je m’étende eu Europe.

POTEMKIN.

Sans pourtant oublier l’Asie.

CATHERINE.

J’aurai de la mémoire pour tout.

POTEMKIN.

Et de la gloire partout.

CATHERINE.

Allons, vous voilà redevenu aimable ?... En vérité, prince, vous êtes un mélange bien bizarre ! il y a en vous du tartare, du satrape et du courtisan.

POTEMKIN.

Tant mieux !... puisque Catherine aime la variété.

CATHERINE.

Ah ! prenez garde !... ne recommençons pas nos querelles !... Et allez me chercher les envoyés de Prusse et d’Autriche.

POTEMKIN.

J’obéis, et je vous laisse avec vos souvenirs : est-ce vous laisser au milieu de mes ennemis ?

CATHERINE.

Vous ne le croyez pas ?

POTEMKIN.

Puissé-je ne jamais le craindre !

À la sortie de Potemkin, les huissiers rentrent dans la galerie.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, seule

 

Pauvre Grégoire !... il a lu dans mon cœur mieux que moi, peut-être ; il m’a querellée, il est jaloux !... Ah ! j’ai bien peur qu’il n’ait raison !... Je m’en voudrais de l’affliger : confident de toutes mes pensées, exécuteur habile et dévoué de tous mes projets, il est le bras de cet empire, dont je suis l’âme !... Pourquoi ne se contente-t-il pas des sentiments que je peux lui donner maintenant ?

Air d’Aristippe.

Il m’aime encor !... je le vois avec peine,
Et de son trouble il faut prendre pitié :
De cette route, où l’amour nous entraîne,
Le but pourtant doit être l’amitié !
Le but doit être l’amitié !
Que de chagrins, que de maux on esquive,
Lorsqu’on y vient en se donnant la main !...
Mais trop souvent, quand l’un des deux arrive,
L’autre est encore au milieu du chemin.

Comment faire ?...

Elle frappe du pied avec impatience.

Toujours trembler de ses moindres démarches !... être l’esclave de tous les sots propos !... c’est bien la peine d’être impératrice !... Holà, quelqu’un.

Un huissier s’avance.

Qu’on prie la comtesse Pauleska de se rendre ici.

L’Huissier sort.

Et Lowinski ?... Il n’ose parler !... Sa joie sera grande sans doute quand il apprendra... mais il faut le lui apprendre !... Aussi pourquoi est-il si timide ?... Ah ! c’est que je porte une couronne !... Il y a des moments où j’en ferais bon marché...

 

 

Scène VIII

 

PAULESKA, entrant par la porte de droite, CATHERINE

 

CATHERINE.

Arrive, ma chère comtesse : ah ! que j’ai besoin de ton secours !

PAULESKA.

Qui peut affliger Votre Majesté ? les soucis de l’empire...

CATHERINE.

Il s’agit bien de mon empire !

PAULESKA.

De quoi donc s’agit-il ?

CATHERINE, soupirant.

Que tu es heureuse !

PAULESKA.

Moi, madame !...

CATHERINE.

Oui, tu as aimé, Pauleska ?

PAULESKA.

Cette question...

CATHERINE.

Tu as été aimée !... et l’on n’a pas craint de te le dire !

PAULESKA.

Qu’entends-je ?

CATHERINE.

Tu n’es pas impératrice, toi ! l’homme qui a cru lire dans tes regards un tendre sentiment ne repousse pas l’espérance comme un crime ; auprès de toi, il n’a pas une Sibérie à redouter : il ose aimer et déclarer son amour !... Tu es bien heureuse !

PAULESKA.

Eh quoi ! madame, il serait possible !...

CATHERINE.

Oui, écoute, Pauleska ; j’ai besoin d’un cœur où le mien s’épanche : jusqu’à ce jour, je n’ai vu que des flatteurs autour de moi ; sois mon amie ! Si la folâtre gaieté de ton âge, l’heureuse insouciance de ton caractère ont dérobé ton âme aux chagrins, ne refuse pas aux miens tes consolations.

PAULESKA.

En fait de chagrins, chacun à sa part ; et le Ciel ne m’a pas oubliée.

CATHERINE.

Toi !... mais non ! tu ne connais pas le supplice d’aimer sans savoir si l’on t’aime, sans oser t’en instruire ! Lorsque n’écoutant que ton amour, tu fais un pas vers celui dont ton cœur implore un aveu, tu ne te sens pas arrêtée par un manteau impérial.

PAULESKA.

Et vous, madame, savez-vous ce que c’est d’avoir, dès l’enfance, placé tout son avenir sur un seul nom ; de l’avoir caressé dans son cœur comme une espérance ; d’avoir fait de sa gloire son seul rêve de bonheur, et de le voir prêt à se flétrir ?

CATHERINE.

Que dis-tu ?... Ah ! je te plains !... Mais ta voix ne peut-elle réveiller de nobles sentiments ?

PAULESKA.

Peut-être !

CATHERINE.

Dis un mot, Pauleska, et j’y joindrai la mienne.

PAULESKA.

La vôtre !...

CATHERINE.

Sans doute : je venais te demander des consolations et je crains d’être forcée de t’en offrir.

PAULESKA.

Que Votre Majesté pardonne ! Je ne sais quel importun souvenir s’est ranimé dans ma pensée ; qu’il disparaisse ! que votre bonheur seul nous occupe, et n’oublions pas que, dans cette vie, il n’y a de vrai que le plaisir.

Air : Faisons la paix. (Maison du faubourg.)

C’est le plaisir (bis.)
Qui console de la puissance ;
Et quand le bonheur semble fuir,
Qui nous fait prendre patience ?
C’est le plaisir ! (ter.)

Grâce aux plaisirs, (bis.)
D’un joyeux cercle souveraine,
Vous faites aimer vos loisirs ;
Et vous ne seriez qu’une reine,
Sans les plaisirs, (ter.)

CATHERINE.

Quel empire ta voix exerce sur mon âme ! en t’écoutant, j’oublie presque mon chagrin.

PAULESKA.

Eh ! quel chagrin pourrait vous atteindre ? celui que vous aimez sera bientôt à vos genoux, ivre de bonheur et d’orgueil.

CATHERINE.

Le crois-tu ?

PAULESKA.

Qui en douterait ?

CATHERINE.

Ah ! que le Ciel t’exauce !

PAULESKA, à part.

Et que je meure auparavant !

 

 

Scène IX

 

PAULESKA, CATHERINE, UN HUISSIER, puis LE PRINCE DE LIGNE

 

L’HUISSIER.

Son excellence le prince de Ligne...

CATHERINE.

Qu’il entre.

LE PRINCE.

Votre Majesté a daigné me mander auprès d’elle...

CATHERINE.

Oui, prince ; j’ai grande envie d’être furieuse et de vous garder rancune.

LE PRINCE.

Quand on est impératrice de Russie, on ne boude point un malheureux qui n’a pas quatre cent mille hommes à envoyer pour s’expliquer.

CATHERINE.

Il faut donc que nous fassions la paix ?

LE PRINCE.

Je la demande.

CATHERINE.

Et je l’accorde.

LE PRINCE.

Me voilà plus heureux que le grand Turc.

CATHERINE.

Si celui-là l’obtient, j’espère en effet qu’il la paiera plus cher.

LE PRINCE.

Et je pense que la nôtre sera plus durable.

CATHERINE.

Cela dépend de vous.

PAULESKA.

Les hostilités recommenceront bientôt : le prince de Ligne a un tel besoin de médisance !...

LE PRINCE.

Et vous aussi, comtesse !... Ah ! ce n’est ni généreux, ni juste ! car, en vérité, je renonce à toute épigramme : les ridicules sont si nombreux, les sots pullulent tellement, qu’aujourd’hui la médisance est le plus fatigant des métiers ; et je me sens disposé à être de l’avis de tout le monde, par paresse.

PAULESKA, apercevant la carte de Pologne sur la table.

Ah ! la Pologne !... ici !...

Elle attache son regard sur cette carte, et demeure plongée dans la rêverie jusqu’à la fin de la scène.

CATHERINE.

À propos d’épigrammes, j’y songe, continuerez-vous, monsieur, vos mauvaises plaisanteries sur le canal que je fais creuser, et où, dites-vous, il ne manque que de l’eau ?

LE PRINCE.

Mais jusqu’à ce que l’eau y soit venue...

CATHERINE.

Apprenez, monsieur, qu’hier un malheureux ouvrier s’y est noyé.

LE PRINCE.

Il s’est noyé ?... Oh ! le flatteur !

CATHERINE.

Courage, monsieur !... faut-il que je vous demande quartier ?

LE PRINCE.

Mille pardons, madame, désormais je suis muet comme les poissons...

CATHERINE.

De mon canal, alliez-vous dire ?... Je vous ai volé celle-là ; mais écoutez : j’ai besoin de vous ; il faut que je vous consulte sur différents objets. D’abord nos intimes réunions de l’Ermitage recommencent aujourd’hui ; je compte sur vous, comme par le passé, pour animer nos jeux, pour diriger nos plaisirs. Depuis un mois l’ennui m’accable.

LE PRINCE.

Et l’ennui est le seul souverain dont Votre Majesté ait peur.

CATHERINE.

Vous le chasserez.

LE PRINCE.

Je ferai de mon mieux.

CATHERINE.

Maintenant vous allez me donner un avis.

LE PRINCE.

Me voilà prêt. Quelle importante affaire occupe Votre Majesté ?

CATHERINE.

Je veux changer l’uniforme de mes chambellans.

LE PRINCE.

Alors, permettez-moi de vous envoyer mon tailleur.

CATHERINE.

N’allez-vous pas vous piquer ? Voyons, prince, soyez raisonnable et tirez-moi d’embarras : vous êtes homme de goût, parlez.

LE PRINCE.

Eh bien ! puisque Votre Majesté l’exige ; je lui conseille des broderies sur toutes les coutures.

CATHERINE.

Pourquoi cela ?

LE PRINCE.

Des broderies, vous dis-je, des broderies !

CATHERINE.

Encore une fois, je ne comprends pas le motif.

LE PRINCE.

Je vous le dirai tout bas : nous autres courtisans, nous ressemblons à ces pilules amères qu’on ne peut faire avaler...

CATHERINE.

Qu’en les dorant ?

LE PRINCE.

Vous l’avez dit.

CATHERINE.

À la bonne heure ! on les dorera... Eh ! mais, chère comtesse, d’où vient donc cette rêverie profonde ?

PAULESKA, se réveillant.

Moi ! rêveuse ?

LE PRINCE.

En effet, je cherche en vain cette gaieté vive et folâtre...

PAULESKA.

Ma gaieté !... je ne l’ai point perdue ! Que Sa Majesté donne le signal.

Air : Je conçois que pour le séduire. (Espionne.)

À sa voix, au plaisir fidèle,
Je pourrais encore en ces lieux,
Rappeler la joie auprès d’elle,
Sourire et ranimer vos jeux !
Vous me verrez en prolonger l’ivresse ;
Et si, troublant des passe-temps si doux,
Un malheureux pousse un cri de détresse...
Mes chants repêcheront d’arriver jusqu’à vous,
Empêchons-le d’arriver jusqu’à vous ! (bis.)
Mes chants l’empêcheront, etc.

LE PRINCE, à part.

Que se passe-t-il dans son âme ? Son regard dément ses discours.

CATHERINE.

C’est ainsi que je t’aime, ma Pauleska ! Faisons encore un appel aux plaisirs, ils reviendront.

UN HUISSIER, annonçant.

Son excellence le prince Potemkin ; messieurs les envoyés de Prusse et d’Autriche.

CATHERINE.

Ah ! voilà les ennuis qui arrivent en attendant.

LE PRINCE.

Il faut convenir que l’envoyé de Prusse n’est pas amusant !... Je n’ai jamais vu un Prussien si Prussien que celui-là.

CATHERINE.

Oui ! il y a dans sa façon de s’exprimer une gravité si solennelle !...

LE PRINCE.

Et il est rare qu’un homme qui s’écoute parler n’écoute pas un sot.

CATHERINE.

Au moins vous épargnerez l’envoyé d’Autriche : il s’est acquis de la gloire dans son ambassade de Constantinople.

LE PRINCE.

Oh ! la gloire est une courtisane qui souvent prend au collet des gens qui ne songeaient guère à elle !

CATHERINE.

Personne n’échappera !... Laissez-nous, chère comtesse ; de graves intérêts me réclament, mais nous nous reverrons bientôt.

PAULESKA, à part, en sortant.

L’Autriche !... la Prusse !... pauvre Pologne !

CATHERINE, au prince de Ligne.

Demeurez, prince.

À l’huissier.

Qu’on entre, et dites à mon secrétaire de se rendre ici.

 

 

Scène X

 

L’ENVOYÉ DE PRUSSE, L’ENVOYÉ D’AUTRICHE, CATHERINE, POTEMKIN, LE PRINCE DE LIGNE, LE SECRÉTAIRE de Catherine, qui se tient dans le fond, un portefeuille sous le bras

 

CATHERINE.

Approchez, messieurs, et prenez place. C’est aujourd’hui que doit enfin se terminer cette grande affaire qui depuis longtemps occupe les cours de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg. Voici, sur cette table, une carte de Pologne ; je vous ai fait connaître mes intentions ; mon ministre à Varsovie les a signifiées à la diète ; voyons si les dispositions que vous avez arrêtées me conviennent ; et surtout allons droit au fait, point de finesses diplomatiques, je n’en serais pas dupe et je ne les aime pas.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Votre Majesté soupçonnerait-elle la franchise du roi Frédéric, mon maître ?

CATHERINE.

Non, monsieur, pas aujourd’hui.

L’ENVOYÉ D’AUTRICHE.

L’empereur Joseph II exciterait-il votre défiance ?

CATHERINE.

Je ne dis pas cela ; mais enfin ils sont mes partners dans la partie que nous avons jouée ; il s’agit de partager les bénéfices, et je ne veux pas qu’on me triche : voyons ce que je gagne au juste.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Nous allons établir en détail les portions de territoire et le nombre d’âmes qui reviendront à chacun.

CATHERINE.

Bien, messieurs, faites :

À demi-voix.

Prince Potemkin, surveillez-les !

POTEMKIN.

Ne craignez rien ; vous aurez la meilleure part.

Les envoyés se sont assis autour de la table où est la carte de Pologne ; Potemkin, assis entre eux, dirige le travail ; ils parlent bas : Catherine est au milieu, sur le devant, avec le prince de Ligne.

CATHERINE.

J’y compte. Je suis bien aise, prince de Ligne, que vous assistiez à cette conférence : vous voyez que je ne vous consulte pas seulement sur les choses frivoles.

LE PRINCE.

J’en remercie Votre Majesté.

CATHERINE.

Que dites-vous du parti que nous prenons ?

LE PRINCE.

Je dis que voilà des braves gens qui vont s’endormir Polonais et qui se réveilleront Prussiens, Autrichiens et Russes : cela va sans doute leur sembler étrange.

CATHERINE.

Ils s’y accoutumeront.

LE PRINCE.

Peut-être !... Et qu’en pensera le reste de l’Europe ?... la France ?...

CATHERINE.

Bon ! Qu’importe à madame Dubarry ? Tout est prévu, d’ailleurs : quel est aujourd’hui le ministre qui dirige la politique de Versailles ? un général perpétuellement battu, un diplomate de boudoir, usé dans de misérables intrigues ; enfin, un duc d’Aiguillon !... il laissera faire. Eh bien ! messieurs, votre travail avance-t-il ?

POTEMKIN.

Nous marquons les limites.

CATHERINE.

À merveille !... mais comme je n’aime pas à perdre le temps, je vais, en vous attendant, répondre à M. de Voltaire.

Au secrétaire qui était resté dans le fond.

Mettez-vous là, monsieur, et écrivez,

Le secrétaire se place à la table, de l’autre côté.

LE PRINCE, à part.

Étrange spectacle !

CATHERINE, au prince.

Je ne crains pas de dicter tout haut : entre Catherine et Voltaire, la correspondance ne peut pas être secrète.

LE PRINCE.

Le monde y perdrait trop.

CATHERINE, dictant.

« Je reçois votre lettre, monsieur, dans laquelle vous m’apprenez l’aventure arrivée en France à mon Instruction sur le Code ; j’avoue que j’en ai beaucoup ri : les persécutions de vos censeurs ne me blessent point, et je serai contente de moi toutes les fois que j’aurai votre approbation. »

LE PRINCE, à part.

Comme elle le flatte !... à charge de revanche.

CATHERINE, dictant.

« Vos réflexions m’ont profondément touchée ; personne ne désire plus que moi arrêter l’effusion du sang ; je comprends que nous autres puissants de la terre nous nous devons au bonheur de l’humanité. »

LE PRINCE.

Quelle douce philanthropie !

CATHERINE.

C’est l’expression de ma pensée.

POTEMKIN, avec colère, aux envoyés.

Non, messieurs, il n’en sera point ainsi : Sa Majesté n’y consentira pas.

Ils se lèvent tous les trois.

CATHERINE.

Qu’est-ce donc ?

POTEMKIN.

D’après les calculs de ces messieurs, il ne vous échoit que dix-huit cent mille âmes.

CATHERINE.

J’en veux deux millions !

L’ENVOYÉ D’AUTRICHE.

Mais le territoire acquis à la Russie est de trois mille quatre cents lieues carrées, et sa population ne s’élève pas à deux millions d’habitants.

CATHERINE.

Qu’importe ? On en prendra deux cent mille sur la portion de l’Autriche, plus peuplée et moins vaste, afin de compléter mon nombre.

L’ENVOYÉ D’AUTRICHE.

Eh quoi ! les arracher à leurs habitudes, au sol sur lequel ils sont nés !...

CATHERINE.

Pas d’hypocrisie, monsieur ! vous ne songeriez guère à leurs habitudes, s’il ne s’agissait pas de me les céder ; écoutez bien, il faut que j’aie mon compte, deux millions d’âmes ; sinon, rien de fait, et je finirai peut-être par prendre tout.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Nous allons arranger cela.

Ils se rasseyent.

CATHERINE.

À la bonne heure !

LE PRINCE, à part.

Et ce sont des hommes qu’on marchande ainsi !

CATHERINE, au secrétaire.

Où en étions-nous, monsieur ?

LE PRINCE, lisant par-dessus l’épaule du secrétaire.

« Nous nous devons au bonheur de l’humanité.

CATHERINE, au secrétaire.

Bien ! continuez :

Elle dicte.

« Je n’ai point encore reçu vos Questions sur l’Encyclopédie, ni vos montres de Ferney ; je ne doute pas que l’ouvrage de vos fabricants ne soit parfait, puisqu’ils travaillent sons vos yeux. Adieu, monsieur, gardez-moi vos bonnes dispositions, et croyez à mon admiration constante. »
Donnez que je signe.

Elle va signer. Tout le monde se lève et on revient sur le devant de la scène.

POTEMKIN.

Voilà qui est arrêté : je pense que Votre Majesté sera satisfaite.

CATHERINE.

Voyons, messieurs.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Rien n’a été négligé pour conserver la bonne intelligence entre les trois puissances contractantes. Si Votre Majesté daigne examiner...

CATHERINE, prenant le papier et l’étudiant.

Oui, c’est bien ! pour limites la rivière de Vella jusqu’au Niémen, et le fleuve Bénéfina jusqu’au Dnieper. Je puis attendre ainsi ; dans quelques années nous verrons. Allons, messieurs, je suis contente, mais une autre fois ne lésinez plus avec moi.

L’ENVOYÉ D’AUTRICHE.

Nous sommes heureux d’avoir concilié de si grands intérêts.

CATHERINE.

Chacun de vous, messieurs, veut bien accepter le grand cordon de Saint-Wladimir ?

TOUS DEUX, ensemble et s’inclinant.

Ah ! madame que de reconnaissance !

LE PRINCE, à part.

Deux millions d’esclaves pour deux aunes de ruban ! ça n’est pas cher.

CATHERINE, aux envoyés.

Je ferai savoir à mes alliés de Prusse et d’Autriche l’estime que je fais de vous.

Au secrétaire.

Vous, monsieur, sortez, et scellez cette lettre.

Les envoyés sortent.

 

 

Scène XI

 

POTEMKIN, LE PRINCE DE LIGNE, puis LOWINSKI, PAULESKA, COURTISANS INTIMES, HOMMES et FEMMES

 

CATHERINE, à un huissier.

Maintenant qu’on avertisse Pauleska, le comte Lowinski et nos autres intimes qu’ils sont attendus en ce lieu.

L’huissier sort.

Loin d’ici les ennuis et les affaires ! Plus d’impératrice, de princes et de distinctions ! ici le plus noble est le plus gai !

Lowinski, Catherine, Pauleska, Potemkin, le prince de Ligne entrent en ce moment.

Air : Valse nouvelle de M. Hequet, ou Galopade du Gentilhomme de la Chambre.

Amis, accourez tous,
C’est le plaisir qui nous invite ;
Obéissons bien vite,
Il n’attend pas au rendez-vous.

Qu’on abjure, avec moi,
Orgueil, titres, noblesse !
Point de fierté qui blesse !
Le plus aimable est roi
Plus d’ennuyeux lien ;
Livrons-nous au caprice
Chantons !... L’impératrice
Ce soir n’en saura rien.

TOUS.

Amis, accourons tous, etc.

CATHERINE.

À la voix du plaisir
Mon âme est ranimée ;
Au diable la Crimée,
Et grand-Turc et vizir !
Un heureux jour a lui,
Pour nous doit-il renaître ?
Demain n’est qu’un peut-être !...
Vivons bien aujourd’hui !

TOUS.

Amis, accourons tous, etc.

CATHERINE ôte le voile qui couvrait les tableaux.

Voyez, je découvre moi-même ces règlements de l’Ermitage écrits de ma main, et auxquels chacun de nous doit se soumettre. Que tout ce qu’ils ordonnent soit présent à votre mémoire, et commencez, messieurs, par exécuter le premier article : « On laissera son orgueil et ses dignités à la porte avec son épée et son chapeau. »

Les huissiers viennent prendre les épées et les chapeaux.

LE PRINCE.

Nous reprendrons tout en sortant.

PAULESKA, à part, regardant Lowinski.

Le voilà !

CATHERINE.

Ah ! j’oubliais, ma chère Pauleska ! je te présente ton compatriote le comte Lowinski, et je te demande pour lui ton amitié.

PAULESKA, à part.

Mon amitié !

CATHERINE.

Quand je t’ai nommée devant lui, il s’est rappelé t’avoir vue souvent autrefois.

PAULESKA.

Quoi, monsieur s’est souvenu ?...

LOWINSKI.

Qui vous admira peut-il ne pas se souvenir ?

CATHERINE, à part.

Osera-t-il se déclarer ? Ah ! je veux enfin qu’il lise dans mon cœur.

POTEMKIN, à part.

Où en sont-ils ? Pauleska est sa confidente, par elle je peux tout savoir ! Oui, c’est cela.

LE PRINCE, à part.

Si je ne m’abuse, voilà des amis intimes qui songent tous à se tromper. Observons.

POTEMKIN.

Avant que nos jeux commencent, qu’il me soit permis de rappeler à toutes les personnes ici présentes que je les attends demain dans mon palais de la Tauride ; je tâcherai de leur offrir quelques amusements.

CATHERINE.

Nous y serons tous.

POTEMKIN, bas à Pauleska.

Vous serez la reine de cette fête.

PAULESKA, de même.

Moi !

POTEMKIN, de même.

Oui, mais silence.

CATHERINE, à part.

Demain, au milieu du tumulte... heureuse idée !... mais jusque-là je veux qu’il ignore... Il faut qu’une main étrangère... Ah ! j’y suis.

LOWINSKI, à part.

Être aimé de Catherine !... cela est-il bien possible ?

CATHERINE.

Pauleska, approche.

PAULESKA.

Que désirez-vous ?

CATHERINE, à demi-voix.

Assieds-toi là, écris :

Pauleska s’assied à droite et prend la plume.

« Demain, pendant la fête du prince, sous le bosquet du jardin d’hiver, à dix heures du soir. » Tu vas plier ce papier, et tu me le remettras dans un instant.

Elle va causer avec le prince de Ligne, Potemkin et Lowinski.

PAULESKA, à demi voix.

C’est pour lui !... Et le premier rendez-vous serait tracé de ma main !... non !... Ah !... c’est bien.

Elle écrit.

« Demain, pendant la fête du prince, sous le bosquet d’hiver, à minuit ! » Ce n’est pas elle qu’il y trouvera.

Elle plie le papier.

CATHERINE, revenant.

Eh bien ?

PAULESKA.

Le voici !

CATHERINE, cachant le papier.

Messieurs, notre aimable amie va nous charmer par un de ces chants qu’elle exécute avec tant de grâce.

PAULESKA.

Vous l’ordonnez ?...

CATHERINE.

Ici je n’ordonne pas, je prie.

PAULESKA.

Et moi, je cède. Écoutez un chant national dont M. le comte se souviendra peut-être.

Tout le monde s’assied, excepté Pauleska, le prince de Ligne et deux seigneurs qui s’appuient sur les fauteuils des dames de la cour. On est rangé dans l’ordre suivant : Pauleska, un groupe d’hommes et de femmes, Catherine, Lowinski, un autre groupe, Potemkin, le prince de Ligne.

Air nouveau de M. Doche.

Belle patrie,
Toujours chérie,
L’âme attendrie
Vole vers toi !
Hélas ! un roi
A de ma foi
Reçu l’hommage :
Mais dans les cours
Me suit toujours
Ta douce image !...
Belle patrie, etc.

Ainsi, sur la rive étrangère,
Chantait un guerrier Polonais ;
Des cours ivresse mensongère
Aux vains plaisirs tu l’enchaînais !...
Mais un cri part de Varsovie...
Ce cri d’alarme est entendu !
Son pays demande sa vie ;
Le sang du brave a répondu.

Après le morceau, tout le monde se lève, on écarte les sièges, Lowinski reste un instant assis et plongé dans la rêverie.

CATHERINE.

Ces chants vous ont ému, monsieur ?

LOWINSKI, se levant.

Je ne le cache pas, et Votre Majesté...

CATHERINE.

Ah ! vous êtes à l’amende ! ici point de majesté ! Pour vous punir, on va vous cacher les yeux.

LOWINSKI.

Comment !

CATHERINE.

Vite, Pauleska, un mouchoir !... Voici mon jeu favori, le colin-maillard. C’est vous qui chercherez. Allons, à genoux, et pas tant de façons.

LOWINSKI.

On se résigne avec peine à ne plus vous voir.

CATHERINE.

Vous tâcherez de me prendre.

POTEMKIN, à part.

Et moi je tâcherai qu’il ne te garde pas !

Pauleska a bandé les yeux de Lowinski.

PAULESKA.

Voilà qui est fait !

CATHERINE.

À merveille ! Maintenant, écartons-nous, et Dieu vous soit en aide !

Morceau.

Musique de M. Doche.

TOUS.

Cherchez bien, cherchez bien !

CATHERINE.

Le moment est propice...

LOWINSKI.

Cherchons bien, cherchons bien !
Près de moi qui se glisse ?
Ah ! je le tien.

CATHERINE.

Non, vous ne tenez rien.

PAULESKA.

Tout va bien, tout va bien !
La fière impératrice
Ne se doute de rien !

TOUS.

Cherchez bien, cherchez bien !

Catherine s’approche doucement de Lowinski, lui glisse le billet dans la main, et s’éloigne.

LOWINSKI.

Ah ! qu’est-ce donc ?... Faisons silence !
Quel espoir est le mien,
Du mystère et de la prudence !

TOUS, très haut.

Cherchez bien, cherchez bien !

LOWINSKI.

Cherchons bien, cherchons bien.
Surtout ne disons rien.

La musique continue à l’orchestre ; et, pendant le jeu de scène exécuté par Lowinski et la foule, le dialogue suivant a lieu sur le devant de la scène.

POTEMKIN, à demi-voix.

Belle Pauleska, il faut que je vous parle en secret. Accordez-moi demain un moment d’entretien.

PAULESKA, à part.

Quelle idée !...

Haut.

Qu’exigez-vous ?

POTEMKIN.

Je vous en prie !...

PAULESKA.

Eh bien ! pendant la fête, sous le bosquet du jardin d’hiver, à dix heures du soir !

POTEMKIN.

J’y serai !

PAULESKA, à part.

Et Catherine aussi !

Ici le morceau de musique chanté reprend.

PAULESKA.

Tout va bien ! tout va bien !
La fière impératrice
Ne se doute de rien !

CATHERINE.

Tout va bien ! tout va bien !

LOWINSKI.

Ah ! le sort m’est propice !
Arrêtez, je vous tien !

TOUS.

C’est très bien ! c’est très bien !

Lowinski saisit Catherine par le bras.

CATHERINE.

C’est juste !

Lowinski ôte son bandeau.

LE PRINCE DE LIGNE.

On ne ferait pas mieux les yeux ouverts.

CATHERINE.

Allons, messieurs ; c’est à moi de chercher.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, MICHEL, en garde à pied

 

Michel, une main au bonnet, et une dépêche dans l’autre main, se tient droit à la porte du fond.

CATHERINE.

Qu’est cela ?

MICHEL.

Une dépêche qu’un courrier apporte de l’armée. Épuisé de fatigue, il est tombé sans connaissance au bas de l’escalier ; j’ai pris sa dépêche et je l’apporte.

CATHERINE.

Donne !

POTEMKIN.

C’est mon protégé : le drôle ne manque pas une occasion de se pousser en avant.

MICHEL, à part.

L’impératrice va me voir.

CATHERINE, qui a lu la dépêche.

Qu’est-ce à dire ? Romanzoff me mande qu’il n’attaque pas les Turcs, parce que l’armée du grand-vizir est deux fois plus nombreuse que la sienne.

POTEMKIN.

Pitoyable raison !

CATHERINE, qui a saisi une plume, et écrit à droite.

« Les Romains ne s’informaient pas du nombre de leurs ennemis, mais du lieu où ils étaient pour les vaincre. » Qu’un courrier parte à l’instant et porte cela au maréchal.

Michel s’avance.

Prince Potemkin, quel est donc cet homme ? Je ne le connais pas.

POTEMKIN.

Je l’ai fait entrer aujourd’hui même dans les gardes. Il est original.

CATHERINE.

Mais il est bien petit.

MICHEL.

Oh ! Votre Majesté, je grandirai !

CATHERINE, à demi-voix.

Qu’il ne reste pas plus longtemps dans ce corps d’élite ; il est trop laid.

MICHEL, à part.

L’impératrice parle de moi.

CATHERINE, à Michel.

Va-t’en !

MICHEL, à part.

L’impératrice m’a parlé.

Il sort.

CATHERINE.

Plus de jeux pour aujourd’hui, messieurs ; il faut que je m’occupe des Turcs. À demain les plaisirs.

LOWINSKI, à part.

À demain le bonheur !

Chœur.

CATHERINE et TOUT LE MONDE.

Air du Dieu et la Bayadère. (Final du deuxième acte.)

Demain qu’on soit fidèle.
Mais { quittez  } ce séjour.
        { quittons }
Car le Grand-Turc { m’ } appelle
                              { l’   }
Et doit avoir son tour.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une partie du palais de la Tauride ; dans le fond est le péristyle du palais éclairé par des verres de couleur ; le devant est un jardin où règne une demi-obscurité. À droite sur le devant, un bosquet avec un banc ; à gauche, une ottomane.

 

 

Scène première

 

POTEMKIN

 

Il est étendu sur une ottomane, il fume une longue pipe ; les envoyés de Prusse et d’Autriche des seigneurs et d’autres ambassadeurs sont debout auprès de lui. Il est en robe de chambre ; des esclaves l’entourent.

CHŒUR.

Air de M. Adam (dans l’Espionne).

À Potemkin rendons honneur !
Cher à l’amour, à la victoire,
Son regard donne le bonheur,
Sa pensée enchaîne la gloire.

POTEMKIN.

J’y consens, monsieur, je soutiendrai les prétentions du cabinet de Saint-James, parce qu’elles me semblent justes ; n’en parlons plus...

Il se tourne vers un de ses esclaves.

Mon pourvoyeur Bauer est-il de retour ? A-t-il rapporté les cerises que j’ai demandées ?

L’ESCLAVE.

Oui, excellence.

POTEMKIN.

Ce pauvre Bauer ! voilà quatre cents lieues qu’il fait pour un plat de cerises ; mais je veux qu’il se repose ; il ne faut pas le tuer. Il n’ira que dans deux jours chercher des melons d’eau à Astrakhan.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Votre excellence n’oublie pas le traité de commerce avec la Prusse ?

POTEMKIN.

J’y pense, monsieur ; mais je ne vois pas arriver cette plaque et ce cordon qui m’avaient été promis.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Le roi, mon maître, m’a chargé de les offrir à votre excellence ; j’aurai l’honneur de les lui remettre aujourd’hui même.

Baissant la voix.

Je dois y joindre un faible témoignage de la haute estime et de l’amitié de sa majesté.

POTEMKIN.

À merveille, monsieur, à merveille ! Nous causerons de cela plus tard.

À un esclave.

Le danseur de Paris et le raisin de Crimée sont-ils arrivés ?

L’ESCLAVE.

Depuis ce matin. Le courrier qui revient de Crimée a fait une telle diligence pour arriver aujourd’hui, qu’il est mort de fatigue.

POTEMKIN.

Combien m’a-t-il crevé de chevaux ?

L’ESCLAVE.

Pas un seul.

POTEMKIN.

C’est très bien ! Je ferai quelque chose pour lui.

L’ESCLAVE.

Mais, excellence, il est mort.

POTEMKIN.

Ah ! c’est juste... Je n’y pensais plus...

Aux ambassadeurs.

Je suis content, messieurs, et j’espère que vous le serez. Veuillez me laisser seul, et n’oubliez pas que vous êtes tous invités à ma fête.

L’ENVOYÉ DE PRUSSE.

Qui de nous pourrait y manquer ?

POTEMKIN,

Je compte sur vous : à bientôt, messieurs, à bientôt !

Tout le monde s’incline, Potemkin reste étendu sur son ottomane, continue à fumer, et fait un signe de tête ; on sort sur le chœur du commencement.

CHŒUR.

À Potemkin rendons honneur
Cher à l’amour, etc.

 

 

Scène II

 

POTEMKIN, seul, se levant

 

Quand mes projets s’accompliront ils ! Constantinople ! Constantinople !... c’est là qu’il faut arriver !... c’est là que, régnant un jour sous le nom de Catherine, je pourrai braver ses caprices !... En attendant, il faut que je les dirige. Ce Lowinski ne me convient point ! Je dois empêcher son succès !... On se cache !... Je ne sais encore... Ah ! bientôt j’apprendrai tout : cette jeune Pauleska, sensible à quelques mots d’amour, fière de voir à ses pieds le puissant Potemkin, me livrera leurs secrets. Déjà elle a accepté le rendez-vous... C’est ici, sous ce bosquet, que je la trouverai ! à dix heures ! Tout va bien. Mais, si je parviens à chasser l’homme que je redoute, ne laissons point s’égarer de nouveau l’ardente imagination de Catherine ; sans qu’elle s’en doute, que mon choix seul la conduise !... Madame de Pompadour régna jusqu’à sa mort, ne l’oublions pas !

UN ESCLAVE, entrant.

Monseigneur, un sergent des gardes à pied dit que votre excellence l’a mandé ; il se nomme Korsakoff.

POTEMKIN.

Qu’on l’amène. Je vais l’interroger, et si sa valeur morale répond à mes espérances, nous verrons.

Il va se rasseoir.

 

 

Scène III

 

KORSAKOFF, POTEMKIN

 

POTEMKIN.

Approche, et réponds-moi avec franchise. Depuis que tu es dans les gardes, et que ton service t’appelle souvent au palais impérial, n’as-tu jamais senti dans ton cœur quelques mouvements d’ambition ?

KORSAKOFF.

Oh ! pardon, excellence.

POTEMKIN.

Et que désirais-tu ?

KORSAKOFF.

D’abord devenir officier.

POTEMKIN.

Je comprends ! Pour trouver les occasions d’acquérir de la gloire, pour commander à un plus grand nombre d’hommes ?

KORSAKOFF.

Et pour avoir cinquante roubles par mois, au lieu de trente kopecks par jour.

POTEMKIN, souriant.

Ah ! c’est juste !

À part.

La réponse promet.

Haut.

Mais écoute, Korsakoff, j’en sais plus que tu ne penses. Plus d’une fois, quand l’hydromel te montait au cerveau, tu as porté plus haut tes regards.

KORSAKOFF.

Qu’entends-je ?

POTEMKIN.

Plus d’une fois tu as prononcé mon nom, et une certaine envie perçait dans tes paroles.

KORSAKOFF.

Par saint Wladimir ! je suis perdu !

POTEMKIN.

M’a-t-on mal instruit ? Voyons ?

KORSAKOFF.

Grâce ! excellence ! grâce !

POTEMKIN.

Ne tremble pas ! Je suis en bonne humeur.

KORSAKOFF,

Que saint Neuski soit loué !

POTEMKIN.

Oui, je veux m’amuser de ta folie, savoir ce qui se passe dans ton âme ; réponds-moi donc sans détour. Quand tes yeux osaient s’élever jusqu’à moi, quand tu examinais ma destinée, que pensais-tu ?

KORSAKOFF.

Oh ! excellence !...

POTEMKIN.

Une franchise entière peut seule le dérober au châtiment qu’a mérité ton audace. Parle ! que pensais-tu, en me voyant ?

KORSAKOFF.

Je pensais à votre bonheur.

POTEMKIN.

Tu me crois donc heureux ?

KORSAKOFF.

Qui le serait, si vous ne l’étiez pas ?

POTEMKIN.

Et en quoi ce bonheur consiste-t-il ?

KORSAKOFF.

Votre excellence me le demande ?

POTEMKIN.

Oui !... Que trouves-tu à envier dans ma position ? Parle.

KORSAKOFF.

Ah ! qui ne l’envierait pas ? Posséder des terres, des esclaves, des diamants ! Paraître à la cour avec des habits couverts de pierreries ; faire grande chère, jouer gros jeu, donner chaque jour des fêtes magnifiques ; point de soucis, point de devoirs ; de l’or, des chevaux, des équipages, des vins de France !... Que peut-on désirer de plus ?

POTEMKIN.

Suivant toi, c’est donc là le bonheur ?

KORSAKOFF.

En existe-il un autre ?

POTEMKIN, à part.

Voilà l’homme qu’il me faut ! Il ne sera pas dangereux.

Haut.

C’est bien, Korsakoff ; je suis content de ta franchise. Je n’oublierai pas cet entretien, et toi, tu te souviendras qu’un mot de Potemkin peut ici changer le sort d’un homme ; mais qu’il exige une reconnaissance et un dévouement sans bornes des gens qu’il daigne protéger.

KORSAKOFF.

Oui, excellence.

À part.

Serait-ce moi que la sorcière désignait.

On entend des gémissements dans la coulisse.

POTEMKIN.

D’où vient ce bruit ?... Ah ! n’est-ce point ton parent, ce plaisant drôle qu’on a chassé des gardes ? Il a l’air consterné !... Dis-lui qu’il avance.

Korsakoff fait un signe à Michel.

 

 

Scène IV

 

KORSAKOFF, MICHEL, POTEMKIN

 

POTEMKIN.

Pourquoi donc cette tristesse ? Hier, tu semblais si résolu.

MICHEL.

Oh ! hier je ne savais pas ce que je sais aujourd’hui.

POTEMKIN.

Que veux-tu, mon pauvre garçon ? J’étais disposé à faire quelque chose pour toi, tu m’avais plu ; mais les gardes à pied sont un corps d’élite, et Sa Majesté ne te trouve pas assez bel homme !... Il faut se résigner.

MICHEL.

Sa Majesté est difficile ! Mais si ce n’était que ça.

POTEMKIN.

Qu’y a-t-il donc ?

MICHEL.

Votre excellence a daigné m’adresser à son intendant.

POTEMKIN.

Sans doute : eh bien ! que va-t-il faire de toi ?

MICHEL.

Il veut en faire un ours.

POTEMKIN.

Un ours !

MICHEL.

Oui, excellence !... mais je ne me sens pas de vocation pour entrer dans ce régiment-là.

POTEMKIN.

Explique-toi, car je ne comprends pas...

MICHEL.

Voilà ce que c’est, excellence. Il paraît que, l’autre jour. Sa Majesté a désiré voir une chasse à l’ours.

POTEMKIN

Cela est vrai.

MICHEL.

Votre intendant veut en donner le plaisir à Sa Majesté, ce soir, aux flambeaux, dans le petit bois de sapins.

POTEMKIN.

C’est une heureuse idée qu’il a eue là ! Je lui en sais gré.

MICHEL.

C’est à merveille, excellence ! mais il manque un ours à votre intendant, et c’est moi qu’il destine à cette fonction.

POTEMKIN, riant.

Toi !

MICHEL.

Oui, excellence ! moi-même. Il prétend qu’il est pris au dépourvu,

qu’il faut que je le tire d’embarras, qu’il a une peau d’ours toute prête, et que Sa Majesté s’y trompera.

POTEMKIN.

Eh bien ! ne seras-tu pas heureux de contribuer à ses plaisirs ?

MICHEL.

Sans doute ; mais c’est que les chiens s’y tromperont peut-être aussi ? Et ils ont des dents !

POTEMKIN.

Tu as peur ?

MICHEL.

Dam ! si vous les aviez vus comme moi ?

POTEMKIN.

Pour plaire à l’impératrice, que ne ferait-on pas ?

MICHEL.

Me trouvera-t-elle plus bel homme quand je serai ours ?... Et puis les chiens...

POTEMKIN.

Sois tranquille ! on y veillera : c’est un moment à passer.

MICHEL, se mettant à genoux.

Ah ! excellence, je vous en prie, par saint Grégoire, votre patron !... Épargnez-moi ce moment-là !

POTEMKIN.

Allons, c’en est assez ! Fais ce qu’on te commande.

MICHEL.

Est-ce donc là cette fortune que m’annonçait la sorcière ? Avec mes talents !

POTEMKIN.

Tes talents !... Et quels sont-ils ?

KORSAKOFF, passant entre Michel et Potemkin.

Oh ! monseigneur, il accommode une soupe au sterlet mieux que le premier cuisinier de l’empire.

MICHEL, bas à Korsakoff.

Est-ce de cela qu’il fallait lui parler ?

KORSAKOFF, bas à Michel.

Tais-toi ! Je te sauve.

POTEMKIN, se levant.

La soupe au sterlet !... mon mets favori !... Ah ! ceci change la question. Rassure-toi, je renverse tous les plans de mon intendant ; tu vas être placé dans mes cuisines. Mais songe à te distinguer.

MICHEL.

Je ne crains rien, excellence ! Je serai là plus à mon aise que sous une peau d’ours, et vous jugerez !

POTEMKIN.

À la bonne heure ! Je vais donner mes ordres ; tiens-toi prêt ; et toi, sergent Korsakoff, songea ce que je t’ai dit.

Il sort en examinant Korsakoff.

 

 

Scène V

 

MICHEL, KORSAKOFF

 

MICHEL.

Gloire à Dieu et à saint Neuski ! me voilà hors d’affaire !

KORSAKOFF.

Grâce à moi ! Je connaissais heureusement le faible du prince : pour une bonne soupe au sterlet il donnerait cent paysans.

MICHEL.

Je lui en ferai une dont j’espère qu’il sera content.

KORSAKOFF.

Ton avenir dépend de cette soupe-là. Ne va pas l’oublier ?

MICHEL.

Je n’ai garde !... Mais dis donc, cousin, tu as l’air d’être aussi dans les bonnes grâces du prince ? Quand il est parti, il t’examinait en souriant.

KORSAKOFF.

C’est vrai.

MICHEL.

Il te destine peut-être à me remplacer ?

KORSAKOFF.

Comment ?

MICHEL.

Dans les ours.

KORSAKOFF.

Imbécile !

MICHEL.

Dam ! qui sait ? tu ferais un bel ours, toi !

KORSAKOFF, à demi-voix.

Le moment n’est pas loin peut-être où nous saurons à quoi nous en tenir sur la science de la sorcière.

MICHEL.

Tu crois ?

KORSAKOFF.

Je le soupçonne.

Air : Je loge au quatrième étage.

La fortune à mes yeux se montre.

MICHEL.

Se peut-il ?

KORSAKOFF.

Oui ; mais parlons tas,

MICHEL.

Il faut courir à sa rencontre.

KORSAKOFF.

Crois-moi, Michel, ne bougeons pas ;
En courant on fait des faux pas.
Si la fortune nous regarde,
Pourquoi troubler notre repos ?
Je vais l’attendre au corps-de-garde.

MICHEL.

Je l’attendrai près des fourneaux.

KORSAKOFF.

Qui choisira-t-elle ?

MICHEL.

Nous verrons.

KORSAKOFF.

Le comte Orloff servait dans les gardes.

MICHEL.

Menzikoff était pâtissier.

KORSAKOFF.

Silence !

Toute la cour s’avance ; Korsakoff et Michel s’écartent.

 

 

Scène VI

 

LOWINSKI, PAULESKA, LE PRINCE DE LIGNE, CATHERINE, POTEMKIN, AMBASSADEURS, SEIGNEURS RUSSES, ESCLAVES

 

CHŒUR.

Air de M. Caraffa.

Honneur, honneur à notre souveraine !
Sur son passage appelons les plaisirs ;
Puisqu’aux soucis notre bonheur l’enchaine,
Nous devons charmer ses loisirs.

CATHERINE.

Recevez toutes mes félicitations, prince Potemkin : votre magnificence et votre bon goût semblent encore s’être surpassés aujourd’hui.

POTEMKIN.

Quelques efforts que je tente, puis-je jamais recevoir dignement Votre Majesté ?

CATHERINE.

Prince de Ligne, êtes-vous satisfait ?

LE PRINCE.

Comment ne pas l’être ?

CATHERINE.

Ah ! nous tâchons de nous montrer à vous du beau côté : vous êtes l’œil de l’Europe ouvert sur nous autres, pauvres barbares. Les voyageurs comme vous sont dangereux ; il faut les séduire ou les faire pendre.

LE PRINCE.

Je suis tout prêt à me laisser séduire.

CATHERINE.

À propos, j’oubliais de vous annoncer que l’ambassadeur de France vient de me remettre, au nom de M. de Voltaire, un exemplaire de ses derniers ouvrages ; il en est un dont le titre a vivement piqué ma curiosité : c’est une tragédie intitulée l’Orphelin de la Chine. Voudriez-vous demain nous en faire la lecture, prince de Ligne ?

LE PRINCE.

Ce sera pour moi un double plaisir.

CATHERINE.

Je vous remercie : à demain donc ! vous entendez, messieurs ?... Maintenant, prince Potemkin, ne nous conduisez-vous pas dans les salles du bal ?

POTEMKIN.

Je suis aux ordres de Votre Majesté.

Bas à Pauleska.

N’oubliez pas votre promesse ! à dix heures, sous ce bosquet.

CATHERINE, à part.

C’est ici !

LOWINSKI, à part.

Sous ce bosquet, à minuit !

CATHERINE.

Allons ! qui m’aime me suive.

LE PRINCE.

Ce lieu va être désert.

PAULESKA, à part.

J’y reste, moi !

Tout le monde s’éloigne sur le chœur.

CHŒUR.

Honneur, honneur à notre souveraine, etc.

Pauleska demeure seule. La cour entre par le péristyle.

 

 

Scène VII

 

PAULESKA, seule

 

Ah ! respirons enfin ! Que cette longue dissimulation est cruelle ! toujours souffrir et feindre ! sourire quand le désespoir est là ! Ô mon pays, quel sacrifice je t’ai fait ! et quel en sera le prix ! Vivre auprès de Catherine : la flatter pour surprendre quelques-uns de ses projets, pour lui disputer un lambeau de ma malheureuse patrie !... Tu l’as voulu, mon père ! tel fut l’ordre que tu me donnas en mourant ! j’ai obéi !... je ferai plus peut-être !... Oh ! si je pouvais rendre à la Pologne cet enfant égaré que l’ambition jette dans les fers de Catherine !... Lowinski ! Lowinski !... que d’espérances s’éveillaient à ce nom ! que de rêves d’avenir se sont évanouis !... Son cœur peut battre sous un uniforme russe !... ah ! sans doute il ignore ce qui se prépare ?... il l’apprendra ! Il faut qu’aujourd’hui même mes soupçons s’éclaircissent !... Oui, Lowinski, tu sauras tout !

Air : C’était Renaud de Montauban.

Déjà peut-être c’en est fait,
La haine achève son ouvrage ;
Les rois consomment leur forfait,
Et toi, tu leur vends ton courage !...
Sous le joug un peuple abattu
Te montre sa gloire flétrie ;
Il redemande une patrie !...
L’entendras-tu ? l’entendras-tu ?

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, sortant du péristyle, PAULESKA

 

CATHERINE, à elle-même.

Bientôt dix heures !... Je suis parvenue, à l’aide du tumulte, à me dérober à tous les regards !... L’obscurité de ce lieu nous est propice !... Il va venir !... Ah ! que vois-je ?

PAULESKA, de même.

C’est Catherine ; elle accourt au rendez-vous, et ne sait pas qui viendra l’y rejoindre.

CATHERINE.

Je ne me trompe pas ; c’est toi, Pauleska ? que fais-tu donc ici ?

PAULESKA.

Je cherchais, loin de la foule et du fracas des plaisirs, un instant de calme et de solitude.

CATHERINE.

En effet, on se lasse bien vite de ce tourbillon : j’en suis excédée !

PAULESKA.

Et Votre Majesté vient en ce lieu pour s’y soustraire ?

CATHERINE.

Il est vrai !

PAULESKA.

Je craindrais de la troubler, je me retire.

CATHERINE.

Oui, laisse-moi, chère comtesse ; reparais au milieu de la fête, et tâche qu’on ne m’arrache pas au repos dont j’ai besoin.

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, seule

 

Triste sort d’une femme sur le trône ! tous les yeux sont ouverts sur elle ; et pourtant n’est-elle pas contrainte à des démarches que n’oserait tenter la plus obscure de ses sujettes ? Si on l’aime, on tremble de le lui dire ! il faut que son regard encourage ; que son cœur parle le premier ; que son orgueil de femme se taise !... Eh bien ! je n’ai pu résister à l’attrait qui m’entraîne : il a deviné sans doute quel bonheur l’attend ici !... je vais le voir !...

Elle va s’asseoir sous le bosquet.

Là, seul, à mon côté !... J’épierai sur ses nobles traits les impressions que fera naître chacune de mes paroles !... Mais que Potemkin ignore... pauvre ami ! pourquoi son amour survit-il au mien et me force-t-il à le tromper ?... Ah !... j’entends des pas... c’est Lowinski...

 

 

Scène X

 

CATHERINE, POTEMKIN

 

POTEMKIN, à lui-même.

Quelqu’un est sous le bosquet : c’est Pauleska !... allons, elle est exacte... j’en étais sûr.

CATHERINE, à part.

Mon cœur bat à son approche.

POTEMKIN, à lui-même.

Pauleska est jeune et belle, son dévouement peut être utile, et puisqu’il me faut feindre encore près de Catherine un amour que je n’éprouve plus, ne repoussons pas le dédommagement qui se présente.

CATHERINE, à part.

Il semble hésiter !... que j’aime le trouble de cette âme neuve encore !

POTEMKIN, s’approchant et à voix basse.

Vous voilà donc enfin !... que je suis heureux ! Et que mon amour...

CATHERINE, se levant.

Potemkin !...

POTEMKIN, à part.

C’est Catherine !

CATHERINE, à part.

Il m’épiait !

POTEMKIN, à part.

Je suis pris.

Ils sont revenus sur le devant de la scène.

CATHERINE, se remettant.

Eh bien ! prince, qui vous amène ?

POTEMKIN, se remettant.

Mon bon ange m’a conduit.

CATHERINE.

Vous me cherchiez ?

POTEMKIN.

Et vous ne m’attendiez pas ?

CATHERINE.

Je respirais un moment loin du bruit.

POTEMKIN.

Ah ! je comprends !

À part.

C’est Lowinski qu’elle attendait !... si je n’empêche pas... je suis perdu !

CATHERINE, à part.

Tâchons qu’il ne soupçonne rien ! il serait malheureux.

POTEMKIN.

Pouvais-je rester longtemps où Catherine n’était pas ?

CATHERINE.

Flatteur !...

À part.

Il m’aime, et je ne voudrais pas l’affliger.

POTEMKIN, à part.

Pour écarter mon rival, il faut faire l’amoureux : résignons-nous.

CATHERINE, à part.

Pour dissiper ses soupçons, il faut l’écouter !... résignons-nous.

POTEMKIN.

Loin de vous, Catherine, au milieu de cette foule, j’étais seul ! mes yeux vous cherchaient, mon cœur vous appelait, je suis sorti, et l’amour a guidé mes pas.

CATHERINE.

Vous m’aimez donc toujours ?

POTEMKIN.

En auriez-vous douté ?... mais vous, n’avez-vous pas changé pour moi ?... Ah ! si je laissais jamais mon âme s’ouvrir aux soupçons qui parfois la déchirent ?... si je pouvais croire qu’un autre...

CATHERINE, à part.

Pauvre Grégoire ! il en mourrait !

POTEMKIN.

Vous ne répondez pas ?

CATHERINE.

Pourquoi cette défiance, mon ami ?

POTEMKIN.

Ah ! comment ne pas craindre de perdre le seul bien qui m’attache à la vie ? Au faite du bonheur, qui peut ne pas se défier du sort ?

CATHERINE, à part.

Ces accents qui partent du cœur, me touchent et m’accusent.

POTEMKIN, à part.

Personne ne viendra-t-il me délivrer ?

CATHERINE.

Rassurez-vous, Grégoire !

POTEMKIN.

Oui, Catherine, j’ai besoin que votre voix ramène le calme dans mon esprit : je ne le cache pas, je suis jaloux ! et quelquefois les pensées les plus funestes, les plus sanglants projets...

CATHERINE, à part.

Si Lowinski venait... je tremble !...

Haut.

D’où viennent ces fureurs insensées ?... On vous aime toujours, fou que vous êtes !

POTEMKIN.

Si je pouvais le croire !...

CATHERINE.

Quelle preuve nouvelle exigez-vous ?

À part.

À tout prix, il faut que je m’en débarrasse.

POTEMKIN, à part.

Allons, il n’y a pas à reculer.

Haut et l’entraînant vers le bosquet.

Catherine a-t-elle donc oublié tout ?

CATHERINE, se laissant conduire.

Non, mon ami : je me rappelle toujours avec plaisir ces heures si rapidement écoulées, où près de vous je me délivrais de l’ennui des affaires, je déposais le fardeau de la puissance.

POTEMKIN.

Oui, le temps fuyait vite alors, et quand il fallait vous quitter...

Ils sont assis côte à côte sous le bosquet.

CATHERINE.

Je détachais de mon sein ces fleurs que, le matin vous m’aviez données.

Elle détache son bouquet lentement.

POTEMKIN.

Moi, je m’en emparais... je les couvrais de baisers...

CATHERINE.

J’étais heureuse de votre bonheur !

POTEMKIN.

L’impératrice avait disparu !

CATHERINE.

Potemkin était près d’une amie...

POTEMKIN.

Et maintenant ?...

CATHERINE, lui donnant le bouquet.

Potemkin a tout retrouvé !

POTEMKIN, couvrant sa main de baisers.

Catherine n’a rien perdu !

CATHERINE, à part, se levant.

Allons, désormais son cœur sera tranquille.

POTEMKIN, à part.

Ouf ! me voilà délivré ! et du moins j’ai gagné du temps.

CATHERINE.

N’entends-je point quelqu’un venir ?

POTEMKIN.

Oui !... ah ! le comte Lowinski !

CATHERINE, à part.

C’est lui !... que faire ?

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, POTEMKIN, LOWINSKI, venant par la gauche

 

LOWINSKI, à part.

Le prince est avec elle !

POTEMKIN, d’un ton ironique.

Approchez, monsieur le comte : l’air qu’on respire sous ce bosquet est délicieux ; comme nous, vous veniez chercher le frais et la solitude.

LOWINSKI.

Il est vrai, prince.

CATHERINE, d’un air un peu piqué.

Monsieur le comte se livrait sans doute avec ardeur aux plaisirs de la danse ?

LOWINSKI.

Pour qui rêve le bonheur, les plaisirs sont peu de chose.

CATHERINE, avec intention.

Il me semble que dix heures ont sonné depuis bien longtemps.

LOWINSKI.

Oui, sans doute, madame !

Avec intention.

Il est bientôt minuit !

POTEMKIN, avec un sourire.

Minuit !... Ah ! que Votre Majesté daigne ne pas demeurer davantage éloignée de la foule qui la désire et l’appelle.

CATHERINE.

Je suis à vous !

À part.

Minuit !... que veut-il dire ?

POTEMKIN.

Entendez-vous les sons des instruments ? les éclats de la joie ? venez les redoubler.

CATHERINE, à part.

Il le faut bien !

Haut.

Allons, je vous suis !

LOWINSKI, à part.

Elle s’éloigne... que dois-je penser ?

Catherine lui fait un signe qui semble dire : ce n’est pas ma faute.

Ah !

POTEMKIN, emmenant Catherine.

Nous vous laissons, monsieur le comte, vous reposer de vos fatigues : je vous le répète, l’air qu’on respire sous ce bosquet est délicieux !

Ils sortent par le péristyle.

 

 

Scène XII

 

LOWINSKI, seul

 

Étrange perplexité !... Ce billet, qu’on m’a glissé dans la main, ne peut me laisser aucun doute !... « Sous le bosquet du jardin d’hiver, à minuit !... » Mais fut-il tracé par Catherine ? me suis-je trompé ?... Non !... ses regards, en tombant sur moi, n’étaient plus les regards d’une reine... ce geste, en s’éloignant... Oui, elle viendra ! c’est elle qui veut me voir, qui m’ordonne de l’attendre ici !... Elle !... Catherine !... la grande, l’illustre Catherine !... Ah ! mon cœur bat ! ce n’est plus cette émotion que j’éprouvais naguère quand l’amour me conduisait près d’une femme !... C’est un délire qui fascine mon imagination...

Air de Téniers,

Pour tout un peuple imposante et sévère,
Sensible, tendre et faible auprès de moi ;
Ses volontés, le monde les révère ;
De mes désirs elle subit la loi.
Si ce bonheur, bêlas ! n’est qu’un vain songe,
Ô vérité ! que j’enchaine tes pas !
Ce rêve est beau, permets qu’il se prolonge :
Attends encor !... ne me réveille pas.

J’entends du bruit !... Ah ! ce n’est pas elle.

 

 

Scène XIII

 

PAULESKA, LOWINSKI

 

PAULESKA, à part.

Il l’attendait !... Profitons des instants !... amour de la patrie, inspire-moi !

LOWINSKI.

Vous ici, comtesse Pauleska !

PAULESKA.

Ma présence vous étonne !

LOWINSKI.

Je vous avais laissée au milieu des plaisirs.

PAULESKA.

Un billet ne vous a-t-il pas appris qu’on voulait vous parler ?

LOWINSKI, à part.

Il était d’elle ! je m’étais abusé !

PAULESKA.

J’ai pensé qu’en reconnaissant un tendre intérêt au milieu d’une cour étrangère, Lowinski devinerait Pauleska : me suis-je trompée ?

LOWINSKI, à part.

N’était-ce donc qu’une illusion ?

Haut.

Mon cœur n’a point oublié notre amitié d’enfance.

PAULESKA.

Je le crois... Qui, loin de notre patrie, pourrait garder au noble Lowinski un attachement sincère ? qui aurait, pour l’estimer, le souvenir du passé et l’espérance de l’avenir, si ce n’est une de ses compatriotes, une de ses compagnes de malheur ? quelle sympathie pourrait exister ici entre celui qui pleure sa patrie et ceux qui la déchirent ?

LOWINSKI.

Que dites-vous ? la puissante amitié de Catherine la protège.

PAULESKA.

L’amitié de Catherine pour la Pologne !

LOWINSKI.

Repoussez, Pauleska, les injustes préventions de votre père. Longtemps je les ai partagées ; mais j’ai vu Catherine, et j’ai abjuré mon erreur.

PAULESKA.

Il est donc vrai ! ses soins ont réussi !... et la Pologne a perdu le plus brave de ses enfants !

LOWINSKI.

Vous m’outragez, Pauleska !...

PAULESKA.

Oui, vous avez raison, je vous outrage ; cela n’est pas, cela ne peut pas être !... que Catherine éblouisse un instant la vanité d’un homme ordinaire... le cœur d’un Lowinski ne s’enflamme qu’à des idées dignes de lui !... Entre le courtisan d’une reine et le libérateur de sa patrie, il y a l’immensité !

LOWINSKI.

Quels accents !...

PAULESKA.

Vous vous étonnez de mes paroles !... croyez-vous donc que la fille du dernier défenseur de la liberté polonaise soit venue à la cour de Catherine pour amuser ses ennuis ? pour dépenser enjeux et en vains plaisirs le temps et l’âme que le ciel lui a donnés ? Non, vous ne le pensez pas, vous qui fûtes élevé près de moi par Boleslas.

LOWINSKI.

Cette voix, ce regard, jettent le trouble dans tous mes sens.

PAULESKA.

Je ne suis qu’une femme !... je n’ai point de forces, point de bras qui puissent porter des armes... mais j’ai un cœur aussi ! je suis venue chercher dans l’âme de Catherine une sympathie pour un peuple énergique et malheureux ! je ne l’ai pas trouvée ! Maintenant j’y cherche ses affreux projets... pour les apprendre à Lowinski !

LOWINSKI.

À moi !...

PAULESKA.

Oui !... Pourquoi ce silence ? Ce que je demande, c’est ce que vous désirez !... ma voix n’est-elle pas la voix de votre cœur ?

LOWINSKI.

Ah ! le ciel m’est témoin que, dès mes plus jeunes ans, le bonheur de ma patrie fut le plus cher de mes vœux !

PAULESKA, avec émotion et trouble.

Je le sais !... car je n’ai rien oublié !... rien !

LOWINSKI, à part.

Et moi !...

PAULESKA, se remettant.

Près de mon père, nous écoutions ensemble ses nobles desseins pour notre pays ! alors votre âme émue jurait de suivre son exemple ; alors vous disiez : je me dévoue à l’avenir de ma patrie ; tous les vrais enfants de la Pologne se presseront avec ardeur autour de moi ; mon enthousiasme enflammera leur courage ; ils combattront à mes côtés et la victoire nous sera fidèle !

LOWINSKI.

Hélas ! ce beau rêve n’a pu se réaliser.

PAULESKA.

N’est il donc plus temps ? si vous saviez ce qui se prépare ?

LOWINSKI.

Qu’entends-je ?... expliquez-vous !

PAULESKA.

Je n’ai encore que des soupçons !... mais bientôt je saurai tout !... Ah ! le moment approche peut-être où ce peuple trahi, vendu, mais non soumis, demandera un signal, appellera un chef... Il le trouvera !... Tous les vœux l’attendent, les bénédictions le suivront !... Quel jour que celui où son courage brisera le joug étranger qui pèse sur la Pologne ! où son nom retentira au milieu des acclamations publiques !

LOWINSKI.

Pauleska !...

PAULESKA.

Alors, les habitants des rues où doit passer le héros s’estiment heureux ! Un de ses regards fait briller la joie sur les fronts attristés ; on court, on se presse pour le voir !...

Air : Soldat Français (Julien).

Il a guidé nos drapeaux triomphants ;
À son aspect, alors, toutes les mères
Avec orgueil disent à leurs enfants :
« Inclinez-vous ! il a vengé vos frères,
« Il vous sauva des fers et du trépas ;
« Entourez-le de votre idolâtrie !...
« Baisez la trace de ses pas !
« Quel amour ne devez-vous pas
« À qui vous rend une patrie ? »

LOWINSKI.

Oh !... l’on paierait dé sa vie un seul jour d’un tel bonheur !

PAULESKA.

Non, la vie du héros sera protégée, respectée par le ciel !... Il reviendra... près de ceux qu’il aime !... il jouira de leurs transports !... Car, pendant qu’il combattait, on pleurait son absence, on priait pour lui !... Un cœur où il n’entra jamais qu’un seul sentiment, qui ne battit qu’à une seule voix, qui ne connut qu’un seul être dans le monde, l’attendait dans la retraite, ne vivait que de sa vie, et serait mort de sa mort !...

LOWINSKI.

Quels souvenirs !... quel langage !... est-il possible ? Ai-je bien compris, Pauleska ? Ces rêves de gloire, serait-ce l’ami de votre enfance qui les a fait naître ? ce dévouement si tendre, serait-ce lui qui l’inspira ?

PAULESKA, à part.

Je m’égarais !

Haut.

J’ai parlé du défenseur de mon pays !

LOWINSKI.

Ah ! toutes les brillantes illusions de ma jeunesse se réveillent !... que j’étais heureux alors !...

PAULESKA.

Qu’y a-t-il donc de changé ?

LOWINSKI.

La gloire, le succès, je les voyais sur un champ de bataille ! Je ne savais pas alors qu’il faudrait fatiguer mon courage dans des négociations sans fin, dans les calculs de la diplomatie !... je ne savais pas que l’astuce de ce qu’on nomme des hommes d’état, la perfidie de nos ennemis, l’égoïsme insouciant de nos alliés, useraient dans des intrigues infructueuses notre temps, nos forces et notre audace !... J’appris tout cela !... je vins ici... et j’attends dune reine ce qui devait dépendre de notre épée.

PAULESKA.

Vous l’attendez !

LOWINSKI.

Elle s’attendrit quand je parle de ma patrie ; son cœur s’émeut, et j’espère...

PAULESKA, les yeux fixés sur lui.

Elle s’attendrit quand vous parlez !... son cœur s’émeut auprès de vous !... vous-même, vous êtes troublé, Lowinski !... mais la Pologne...

LOWINSKI.

Que voulez-vous dire ?

PAULESKA.

Rien ! rien ! et je dois m’éloigner... car, en ce moment peut-être, Lowinski m’écoute avec regret.

LOWINSKI.

Oh ! non, non !... parle encore !

PAULESKA.

Vous m’entendez sans peine ?

LOWINSKI.

Avec joie !

PAULESKA.

La pauvre Pauleska n’est point importune ?

LOWINSKI.

Pauleska ! chère compagne de mon enfance, vous m’avez reporté aux plus beaux joins de ma vie !

Air : De votre bonté généreuse (Fanchon.)

Ce temps heureux de calme et d’espérance,
Bien vite, hélas ! il a fui loin de nous.

PAULESKA.

Vous en avez gardé la souvenance ?

LOWINSKI.

Il m’a semblé renaître auprès de vous.
Peut-on longtemps oublier tant de grâce,
Ces traits si purs, ce regard séduisant ?
Non ; à mon cœur le passé se retrace.

Le prince de Ligne, qui est entré doucement pendant le couplet, vient se placer entre eux.

Moi, je vous viens rappeler le présent.

 

 

Scène XIV

 

PAULESKA, LE PRINCE DE LIGNE, LOWINSKI

 

PAULESKA.

Dieu !...

LE PRINCE, souriant.

Ne vous effrayez pas.

LOWINSKI.

Au milieu de cette fête brillante, la foule...

LE PRINCE.

Empêche de parler et de s’entendre, et l’on brûle d’envie défaire l’un et l’autre !... D’ailleurs, il ne faut qu’un regard imprudent !...

PAULESKA.

Que dites-vous, prince ?... Vous soupçonneriez...

LE PRINCE.

Oh ! je ne soupçonne plus !... Mais ne craignez rien de mes observations : si je trouve quelque plaisir à me moquer des gens ridicules, j’en ai plus encore à plaindre ceux qui ont tort, à aimer ceux qui sont malheureux.

PAULESKA.

Je ne comprends pas.

LE PRINCE.

Écoutez, aimable comtesse : j’ai suivi dans le bal le regard inquiet d’une femme qui peut tout ; il cherchait quelqu’un...

PAULESKA.

Ah !...

LE PRINCE.

Une plus longue absence ne serait peut-être pas sans danger : veuillez accepter mon bras... cela ne donnera d’ombrage à personne... Quant à vous, cher comte, demeurez ici, et ne vous chagrinez pas de votre solitude.

À demi-voix.

Je soupçonne qu’elle ne durera pas longtemps.

Ils sortent par les jardins à droite.

 

 

Scène XV

 

LOWINSKI, seul

 

Rien n’échappe à son regard observateur !... rien !... si ce n’est pourtant l’état de mon cœur ; car je sais à peine moi-même ce qui s’y passe !... Pauleska !... mes premières amours !... charme de ce sentiment si pur qui s’éveille avec la jeunesse : élans passionnés de mon âme pour l’amour et pour la patrie !... vous m’êtes apparus de nouveau !... Oh ! que la vie me semblait belle alors !... Quand je descendais au fond de mon cœur, je n’y rencontrais ni un tort ni un regret !... Pour toi, Pauleska, il est encore ainsi !... Près de toi, je retrouvais mes illusions, mes espérances et mon bonheur !... Elle n’a point rappelé mes torts envers elle ; cinq années d’abandon et d’oubli !... Qu’elle est belle !... que son âme est noble !... que sa voix est touchante !

Il tombe dans la rêverie ; Catherine parait dans le fond et s’avance.

 

 

Scène XVI

 

CATHERINE, LOWINSKI

 

CATHERINE.

Il est rêveur !

LOWINSKI, à part.

Être aimé ainsi !

CATHERINE, de même.

Il m’a devinée !

LOWINSKI, de même.

Un tel amour doit être payé de toute la vie !

CATHERINE, de même.

Cher Lowinski !

Elle s’avance, il la voit.

LOWINSKI, étonné.

Sa Majesté !

CATHERINE.

Oui, c’est moi, que l’ennui de leurs bruyants plaisirs ramène en ce lieu solitaire.

LOWINSKI.

Faut-il que je m’éloigne ?

CATHERINE.

Vous éloigner !... non, demeurez ! Auriez-vous peur de moi ?

LOWINSKI.

Le respect seul...

CATHERINE.

Ah ! oui, le respect !... Ils me respectent tous !... ils n’ont que ce mot à la bouche... ils n’ont que ce sentiment dans le cœur !

LOWINSKI.

L’éclat qui environne Votre Majesté, la splendeur de son règne ne commandent-ils pas les hommages ?

CATHERINE.

Et vous aussi, peut-être, vous me croyez heureuse ?

LOWINSKI.

Qui plus que Votre Majesté mérite de l’être ?

CATHERINE.

Oui, voilà comme on juge ! l’orgueil de régner sur des millions d’hommes, d’entendre exalter son nom, de voir à ses pieds tout un peuple de flatteurs, cela doit suffire au bonheur d’une femme ! On ne s’informe pas si cette femme a un cœur ; si ce cœur n’a pas besoin d’en trouver un qui réponde au sien, qui souffre de ses maux, qui comprenne ses soupirs... Non ! elle règne, on lui obéit, on la flatte !... elle doit être heureuse !

LOWINSKI, troublé.

Qu’entends-je, madame ?... Que dites-vous ?

CATHERINE.

Et pourtant, sur ce trône où le monde lui porte envie, entourée de cette multitude qui attend son sort d’un seul de ses regards, poursuivie de louanges, accablée d’hommages, si elle était seule ? Tout cet éclat, tous ces trésors, toute cette puissance, si elle était prête à les donner pour une heure de ces épanchements délicieux où deux cœurs se sentent de moitié dans leurs désirs et dans leurs espérances ? et si ce rêve de toute sa vie lui échoppait sans cesse ?... Dites, Lowinski, la plaindriez-vous ?

LOWINSKI.

Ah ! madame !... se pourrait-il ?...

CATHERINE.

Qu’importe à cette femme, à cette reine, les éloges intéressés de la foule menteuse qui l’assiège ? Mais sentir que chacune de ses pensées a un écho dans une autre âme ; songer que chacun de ses triomphes la grandit aux yeux de celui qu’elle aime ; qu’elle s’embellit de sa gloire, qu’elle trouvera dans un cœur tendre et dévoué le prix de ses travaux, la récompense de toutes ses peines... ah ! ce serait là le bonheur !

LOWINSKI, avec émotion.

Et quel homme serait assez heureux pour inspirer un tel sentiment ?

CATHERINE.

Heureux, dites-vous ?... ah ! oui, il serait heureux ! Se dire : le monde entier a les yeux attachés sur elle, et c’est moi seul que cherche son regard ! les acclamations de tout un peuple peuvent un instant flatter son orgueil, mais sa joie, elle est dans mon sourire !

LOWINSKI.

Quel enivrant tableau !

CATHERINE.

Et ces millions d’existences qui dépendent d’un mot, il en serait l’arbitre !

LOWINSKI, dont le trouble augmente.

Lui !...

CATHERINE.

Oui, car les vertus sont faciles aux cœurs heureux, et elle lui devrait le bonheur !...

LOWINSKI, à part.

Quel trouble m’agite !... Pauleska !... que faire ? que devenir ?

CATHERINE.

La félicité dont son âme serait remplie, elle la répandrait autour d’elle ; il entendrait la voix des nations la bénir, et il se dirait : cette gloire, ces transports, cette ivresse, tout est mon ouvrage.

LOWINSKI.

Ah ! de grâce, madame, prenez pitié de ma raison ! mon cœur bondit, ma tête s’égare.

CATHERINE.

Lowinski !

LOWINSKI.

Catherine !...

PAULESKA, en dehors.

Gloire ! honneur à l’impératrice !

CATHERINE.

Quels cris !

LOWINSKI, à lui-même.

Ah !... c’est sa voix !

 

 

Scène XVII

 

POTEMKIN, CATHERINE, PAULESKA, LOWINSKI, LE PRINCE DE LIGNE, AMABSSADEURS, COURTISANS, FEMMES, ESCLAVES avec des flambeaux

 

POTEMKIN.

Arrêtez, Pauleska !

PAULESKA.

Non, non ! je veux être la première à déposer mon hommage aux pieds de ma nouvelle souveraine !

LOWINSKI.

Que dit-elle ?

PAULESKA.

Oui, comte Lowinski, rendez grâce, comme moi, à Catherine seconde, car maintenant nous sommes ses sujets.

LOWINSKI.

Comment ?

CATHERINE.

Pauleska !... qui vous a dit ?...

PAULESKA.

Oh ! les secrets de la diplomatie ne résistent pas toujours à un désir de femme ! Je sais tout : la Pologne est démembrée !

LOWINSKI.

La Pologne !

PAULESKA.

Cette heureuse province, où nos premiers regards ont salué le jour, un trait de plume de Catherine lui a enlevé son nom ! Comte Lowinski, changez votre devise et votre écusson, car vous avez changé de patrie !... Vous êtes Russe !

LOWINSKI.

Moi !

CATHERINE.

Et quand il serait vrai ? rougiriez-vous donc d’être le sujet de Catherine ?

LOWINSKI, passant entre Catherine et Pauleska.

J’étais fier d’être son allié !... mais son sujet !... jamais !...

CATHERINE.

Qu’entends-je ?

LOWINSKI.

Air des trois Couleurs.

Moi, désormais suivre votre bannière ?
Ah ! vos faveurs deviendraient un affront :
Enfant ingrat, quand gémit une mère,
Sous ses bourreaux j’irais courber mon front !
Ô mon pays ! l’Europe te délaisse,
On te déchire, et je t’abandonnais !

Il arrache ses décorations ainsi que ses épaulettes, et les jette à ses pieds.

Signes honteux, gages de ma faiblesse,
Disparaissez ! (bis.) car je suis Polonais.

PAULESKA, à part.

Ah ! mon Dieu, je te remercie !

POTEMKIN, à part.

Son bonheur la trahit !... Je devine tout.

CATHERINE.

Insensé !

LE PRINCE, à part.

Le malheureux !

CATHERINE, avec contrainte.

Comte Lowinski, j’admire votre courage.

POTEMKIN.

Mais tant d’audace doit être punie, et je vais...

CATHERINE.

Qu’on attende mes ordres !

Final de M. Doche.

Ensemble.

LE PRINCE DE LIGNE et LE CHŒUR.

Ah ! je frémis de tant d’audace ;
Ici quel fera son destin ?
Pour cette offense point de grâce !
Et le châtiment est certain.

PAULESKA.

Ma voix ranima sou audace ;
Pour toujours change son destin ;
Dieu tout puissant, je te rends grâce !
Le guerrier se réveille enfin !

POTEMKIN.

Elle a ranimé son audace ;
Ce jour change notre destin ;
Pour son offense point de grâce !
Et le châtiment est certain.

LOWINSKI.

Elle a ranimé mon audace,
Et ce jour change mon destin.
Ô Pauleska ! je te rends grâce,
À ta voix je m’éveille enfin.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la même décoration qu’au premier acte ; les trois portes de la galerie du fond sont fermées.

 

 

Scène première

 

LE PRINCE DE LIGNE, assis à droite

 

Les pauvres jeunes gens ! comme ils m’intéressent !... Que d’élévation dans les sentiments !... quelle noblesse d’âme !... Gloire, amour, patrie, vous remplissez leurs cœurs ; l’enthousiasme jette son voile brillant et trompeur sur les périls qui les environnent ; ils n’y songent pas ! j’y songerai pour eux !... Charmante Pauleska... avec quelle ardeur elle m’interrogeait ! comme elle était palpitante au seul nom de la Pologne !... Mais Catherine !... Catherine !... si jamais elle soupçonne ce que mon regard a deviné... je tremble... Veillons sur eux.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Naguère aussi j’avais mes jours d’orage,
Et j’en conserve un heureux souvenir.
Quand on a fait la moitié du voyage,
Le calme, hélas ! est bien prompt à venir,
J’étais comme eux naguère jeune et tendre ;
Leur imprudence a droit à mon appui ;
Protégeons l’amour aujourd’hui,
Et prions-le de me le rendre.

 

 

Scène II

 

LE PRINCE DE LIGNE, KORSAKOFF, MICHEL

 

MICHEL.

Oh ! saint Michel, mon patron, ne me tirerez-vous pas de là ?

KORSAKOFF.

Allons ! avance, et pas tant de gémissements.

LE PRINCE.

Qu’y a-t-il donc ?

KORSAKOFF.

C’est mon cousin Michel, que j’amène ici par ordre de son excellence le prince Potemkin, qui est furieux.

MICHEL.

Ma soupe au sterlet ne lui a pas paru bonne.

LE PRINCE.

Il est vrai qu’elle était exécrable : c’est une justice à te rendre.

MICHEL.

Eh bien ! soit, il ne faut pas disputer des goûts ; mais est-ce donc une raison pour qu’on me donne le knout ? est-on criminel parce qu’on a fait une mauvaise soupe ?

KORSAKOFF.

On est criminel quand on a déplu à son excellence.

MICHEL.

Merci, mon cousin !... Si on le lui commandait, il me pendrait lui-même... Ayez donc des parents à la cour.

LE PRINCE.

Ta faute est plus grave que tu ne l’imagines.

MICHEL.

Il me semble que ça ne peut pas être plus grave qu’une indigestion !... voilà tout.

LE PRINCE.

Et sais-tu quels malheurs peut entraîner une indigestion de Potemkin ?

MICHEL.

Dam !... je me figure...

LE PRINCE.

Apprends qu’hier, en sortant de table, furieux et souffrant, il a brusquement repoussé l’ambassadeur de Danemark, qui voulait lui parler d’affaires : son excellence danoise peut se fâcher ; la guerre s’allumera, et dans un an vingt mille braves gens, qui se portent bien aujourd’hui, seront peut-être morts parce qu’un imbécile a manqué une soupe au sterlet.

MICHEL.

Miséricorde !

Air : Un homme pour faire un tableau.

Qui ? moi ? de tant d’braves guerriers
J’aurais compromis l’existence !
Ah ! du talent des cuisiniers
J’ignorais ici l’importance :
Non, vraiment, je n’soupçonnais pas,
En faisant c’te soupe maudite,
Que le destin de deux états
Était au fond de la marmite.

Je n’approcherai plus d’un fourneau.

KORSAKOFF.

Oh ! sois tranquille, on va t’en faire passer l’envie... J’entends le prince... garde à toi !

 

 

Scène III

 

LE PRINCE DE LIGNE, POTEMKIN, MICHEL, KORSAKOFF

 

MICHEL, se jetant à genoux.

Grâce ! monseigneur... grâce !

POTEMKIN.

Ah ! c’est toi, imbécile ?

KORSAKOFF

D’après vos ordres, excellence, je l’ai amené au palais : quel sort lui destinez-vous ?... j’attends vos commandements.

MICHEL.

Oh ! mon cousin est plein de bonne volonté.

POTEMKIN.

Je devrais... allons, relève-toi.

MICHEL, se relevant.

Est-ce que, par hasard, votre excellence me pardonnerait ?

POTEMKIN.

Oui : tu es heureux !... deux fois en faute, tu me trouves deux fois de bonne humeur... mais je te conseille de partir, ce bonheur-là pourrait bien ne pas t’arriver une troisième fois, et alors je paierais mes dettes.

MICHEL.

Oh ! monseigneur, je vous donne quittance.

POTEMKIN.

C’est pourtant dommage... Qu’en dites-vous, prince de Ligne ?... Le drôle est original, et j’aurais voulu en faire quelque chose.

LE PRINCE.

Quelle est sa vocation ?

POTEMKIN.

Que n’a-t-on pas essayé depuis trois jours ? on n’a pu en faire ni un soldat, ni un ours, ni un marmiton. Il n’est bon à rien.

LE PRINCE.

Il faut en faire un courtisan.

POTEMKIN.

Il dit tout ce qu’il pense.

LE PRINCE.

Qu’il se sauve donc bien vite !

MICHEL.

Je ne demande pas mieux.

POTEMKIN.

Eh bien ! va-t’en !

MICHEL.

Je dis adieu à la cour ! mon cousin, je te souhaite meilleure chance ; c’est sans doute toi que désignait la sorcière ? mais une autre fois je la prierai de s’expliquer.

Il sort.

POTEMKIN.

Toi, sergent Korsakoff, reste au palais : bientôt peut-être j’aurai besoin de toi.

KORSAKOFF.

Prêt à tout faire, excellence !

POTEMKIN.

J’y compte.

 

 

Scène IV

 

LE PRINCE DE LIGNE, POTEMKIN

 

LE PRINCE.

J’aime à voir ce sourire sur les lèvres de votre excellence : cela nous promet une heureuse journée.

POTEMKIN.

Oui, prince, je suis satisfait.

LE PRINCE.

Et Sa Majesté ?

POTEMKIN.

L’équipée de ce Lowinski l’a sans doute irritée.

LE PRINCE.

L’enthousiasme de ce jeune homme est bien naturel.

POTEMKIN.

Je le lui pardonne de grand cœur : je calmerai même, s’il le faut, la colère de l’impératrice. Qu’il parte, c’est tout ce que je demande.

LE PRINCE.

Je comprends ! et vous pensez que Catherine le laissera s’éloigner ?

POTEMKIN.

N’a-t-il pas offensé son orgueil ?

LE PRINCE.

Il est vrai !

POTEMKIN.

Mais son excuse est dans l’amour de la patrie.

LE PRINCE.

Et vous lui permettez celui là ?

POTEMKIN.

Il en est un autre que je soupçonne.

LE PRINCE.

Que dites-vous ?

POTEMKIN.

Oui, prince ! et je m’étonne que vous, dont le regard scrutateur ne laisse rien échapper, vous ayez été moins clairvoyant que moi.

LE PRINCE.

Moins clairvoyant !... sur quel objet ?

POTEMKIN.

Quelle voix a réveillé dans l’âme de Lowinski cet enthousiasme patriotique qui depuis si longtemps sommeillait étouffé par l’ambition ? la voix d’une femme !... Et cette femme, voulait-elle seulement rendre un défenseur à la Pologne ? ne voulait-elle pas aussi enlever un amant à Catherine ?

LE PRINCE.

Ah ! prince, prenez-y garde !... ce soupçon, c’est peut-être la mort !...

POTEMKIN.

Ne craignez rien ! je n’en aurai pas besoin pour me débarrasser de qui me gens : l’orgueil blessé de l’impératrice a déjà triomphé sans doute du caprice de la femme ; je suis tranquille désormais.

LE PRINCE, à part.

Je tremble pour eux !

POTEMKIN.

Nous autres barbares, nous savons lire aussi dans un regard, nous savons comprendre un geste, et deviner un sourire.

LE PRINCE, à part.

Ne les abandonnons pas.

POTEMKIN.

J’entends du bruit ; c’est Sa Majesté : veuillez, prince, me laisser seul un instant avec elle.

LE PRINCE.

Je me retire.

 

 

Scène V

 

POTEMKIN, CATHERINE

 

POTEMKIN, à part.

Son front est chargé de nuages !... elle est encore furieuse... Tout va bien.

CATHERINE.

Ah ! vous voilà, prince Potemkin !... Bonjour.

POTEMKIN.

Catherine paraît bien soucieuse, ce matin.

CATHERINE.

Peut-être !... les soucis ne manquent pas auprès d’un trône.

POTEMKIN.

Aujourd’hui je comprends les vôtres, et je venais les dissiper.

CATHERINE, s’asseyant à gauche.

Je vous remercie.

POTEMKIN.

La colère qui fermente encore dans votre âme est juste et naturelle.

CATHERINE.

Vous croyez ?

POTEMKIN.

Jamais plus insolente audace n’excita courroux plus légitime.

CATHERINE.

Pensez-vous donc qu’on ait voulu m’offenser ?

POTEMKIN.

Rejeter ces insignes qu’il doit à votre généreuse bienveillance !

CATHERINE.

Qu’il doit à son courage, à ses talents militaires.

POTEMKIN.

Soit !... l’insulte en a-t-elle été moins publique ? En a-t-il moins bravé votre suprême puissance.

CATHERINE.

Oui, il a osé la braver...

POTEMKIN, à part.

Il est perdu !

CATHERINE.

Et, dans toute cette cour, lui seul peut-être il n’a pas tremblé.

POTEMKIN.

Que d’orgueil dans son regard !

CATHERINE, se levant vivement.

Oui !... que ce regard était noble et fier !

POTEMKIN, stupéfait.

Ah ! mon Dieu !...

CATHERINE.

Combien l’enthousiasme embellissait ses traits !

Air : T’en souviens-tu ?

Qu’il était beau, quand, généreux et brave,
Il plaignait ceux que le sort a trahis !
Comme au milieu de cette cour esclave,
Le grandissait l’amour de son pays !
Lorsqu’affrontant ma puissance suprême,
De mes faveurs il osait s’indigner,
Mon front en vain portait un diadème,
C’était lui qui semblait régner.

POTEMKIN, dont l’étonnement redouble.

Qu’entends-je ?...

CATHERINE.

Son âme est ouverte à tons les sentiments généreux. Le pouvoir, il le brave ! la mort, il la méprise !... Gloire à la mère qui lui donna naissance ! heureuse la femme qu’il aimera !...

POTEMKIN, accablé.

Je demeure interdit !

CATHERINE.

Eh quoi ! vous ne comprenez pas ?... Ici, dans ce palais, quand je passe, toutes les têtes se courbent... Une seule s’est relevée !... je m’arrête !... et je l’admire !

POTEMKIN.

Vous l’admirez !...

CATHERINE.

Je fais plus peut-être.

POTEMKIN.

Ah ! vous l’avouez donc enfin !...

CATHERINE.

Eh bien ! le silence est rompu, écoutez ! Je n’ai pu voir, sans que mon cœur fût touché, ce jeune guerrier si digne de tout ce qu’il inspire ; j’ai combattu longtemps, je craignais votre douleur ; quand j’étais près de vous, je tâchais de rappeler l’amour, l’amitié seule me répondait !... Que vous dirai-je ? Le noble élan de cette âme fière et courageuse, qui s’enflamme au seul nom de la patrie ; cette audace qui n’hésite pas entre la puissance et l’honneur ; ce dévouement si rare, ces vertus chevaleresques, tout a séduit mon imagination ! L’impératrice fut peut-être offensée... mais Catherine s’est émue, car elle aime la gloire.

POTEMKIN, à part.

Il n’y a pas un moment à perdre.

Haut.

Quelque douloureux que soit pour mon cœur l’aveu que je viens d’entendre, je saurai commander à mon chagrin. Le bonheur de Catherine fut toujours le plus cher et le premier de mes souhaits, j’immolerai tout à ce bonheur, et, s’il le faut, je m’éloignerai.

CATHERINE.

Non, mon ami, vous ne vous éloignerez pas.

POTEMKIN.

Je ferai des vœux sincères pour qu’elle rencontre dans une autre âme ce qu’elle avait trouvé dans la mienne, et surtout pour que le voile qui couvre aujourd’hui ses yeux soit lent à se déchirer.

CATHERINE.

Que voulez-vous dire ?

POTEMKIN.

Puisse Catherine, toujours abusée, ne jamais apprendre combien torture le cœur l’amour qu’on éprouve sans pouvoir l’inspirer !

CATHERINE.

Sans pouvoir l’inspirer !... expliquez-vous.

POTEMKIN.

À quoi bon ?... mes paroles seraient suspectes : je veux, je dois me taire.

CATHERINE.

Vous faites-vous un jeu de mon impatience ? Pourquoi ces demi-mots ? parlez, prince, je l’ordonne.

POTEMKIN.

Tout autre que moi peut vous instruire ; car que dirai-je qui ne soit déjà connu de toute la cour ?

CATHERINE.

Comment ?

POTEMKIN.

Et d’ailleurs l’empire que cette femme jeune et brillante exerce sur lui n’est-il pas bien légitime ? elle est belle, ils furent élevés ensemble...

CATHERINE.

De qui parlez-vous ?

POTEMKIN.

De Pauleska.

CATHERINE.

Pauleska !

POTEMKIN.

Ignoriez-vous donc que, s’il a brisé tous les liens qui l’attachaient à la Russie, s’il a foulé sous ses pieds les bienfaits de Catherine, c’est la voix de Pauleska qui l’a tiré de son sommeil ?

CATHERINE.

Ah !...

POTEMKIN.

Les souvenirs de l’enfance ont un charme si doux !

CATHERINE.

Ils s’aimeraient !

POTEMKIN.

Mais Catherine l’emportera sans peine sur une rivale.

CATHERINE.

Une rivale !... Prince Potemkin, songez-y bien ! vous venez d’éveiller dans mon cœur un sentiment qui peut donner la mort !...

POTEMKIN.

Je n’ai fait que répéter ce que chacun pense depuis hier ; mais c’est peut-être une erreur.

CATHERINE.

Non !... mes yeux s’ouvrent... Quand il me bravait, elle semblait triompher !... et je me souviens... ne m’a-t-elle pas dit elle-même ?... Oui, depuis l’enfance... un amour... Oh ! s’il était vrai !...

POTEMKIN.

N’est-elle pas excusable d’avoir voulu ressaisir sa conquête ?

CATHERINE.

Sa conquête !... Écoutez-moi, prince, je veux une preuve de leur intelligence.

POTEMKIN.

Mais, madame...

CATHERINE.

Une preuve ! je la veux ; aujourd’hui !... car si vous avez tenté de me tromper, si le supplice, que déjà vous m’avez fait subir, n’était qu’un jeu... vous m’entendez... il n’y a pas de cèdre si haut que la cognée ne puisse l’abattre.

POTEMKIN.

Votre Majesté me charge là d’une mission difficile ! Le soin que Pauleska depuis longtemps a mis à fasciner vos yeux prouve son adresse.

CATHERINE.

J’aurais été sa dupe !

POTEMKIN, à part.

Le poignard est dans la blessure.

CATHERINE.

Prince Potemkin, j’ai coutume d’être obéie.

POTEMKIN.

Je tâcherai de ne pas déranger vos habitudes.

CATHERINE.

J’y compte, et je vous laisse. Prince, n’oubliez pas mes paroles.

 

 

Scène VI

 

POTEMKIN, seul

 

Je n’ai garde ! Étudiez donc le cœur des femmes !... Figurez-vous que vos regards ont pénétré dans ce ténébreux abîme où tout est mystère et inconséquence !... Catherine voit à ses pieds des millions de sujets ; elle les dédaigne ! un seul la brave... elle se met à l’adorer !... en vérité, il me faut plus de calculs, de talents et de diplomatie pour diriger cette tête de femme que pour gouverner tout l’empire !... Il n’y a qu’un instant je me croyais à l’abri du danger, et un nouveau caprice peut m’enlever tout... Mais non, mes soupçons ne m’ont point trompé ; près de Catherine l’orgueil de Lowinski fut ébloui, sa vanité parla ; mais son cœur est resté muet... Pauleska a repris son empire... profitons-en... Je l’aperçois... c’est mon bon ange qui me l’envoie.

Il appelle.

Sergent Korsakoff !

KORSAKOFF, entrant.

Me voici, excellence.

POTEMKIN, à demi-voix.

Va, de ma part, prier le comte Lowinski de se rendre ici.

Korsakoff sort.

 

 

Scène VII

 

PAULESKA, POTEMKIN

 

PAULESKA, à part.

Le prince !

POTEMKIN.

Pourquoi cet air inquiet et agité, belle comtesse ? craignez-vous donc que je ne rappelle un rendez-vous promis à l’un et donne à l’autre ?

PAULESKA.

Prince Potemkin !...

POTEMKIN.

Quand je cherchais une espérance, vous m’avez mis face à face avec des souvenirs... Le tour était bien joué, j’en conviens.

PAULESKA.

Croyez que le hasard seul...

POTEMKIN.

Point de détours !... la vérité m’est connue... Lowinski vous aime.

PAULESKA.

Une amitié d’enfance nous unit autrefois.

POTEMKIN.

Et, le soir, au clair de lune, il est doux de se rappeler ensemble cette amitié d’enfance.

PAULESKA.

Je ne vous comprends pas, prince.

POTEMKIN.

Je vous demande pardon, vous me comprenez très bien ! Tous craignez mon dépit, et vous avez tort. Aucun reproche ne sortira de ma bouche ; je veux cire généreux jusqu’à l’héroïsme. Maintenant le comte Lowinski ne peut plus se présenter au palais, et, loin de celle qu’il aime...

PAULESKA.

Le comte Lowinski ne m’a point parlé d’amour.

POTEMKIN.

Il est donc bien timide, ou vous êtes bien sévère !... Allons j c’est à moi d’aplanir les obstacles : il va venir.

PAULESKA.

En vérité, prince, je ne sais que penser...

POTEMKIN.

Ma conduite est-elle donc si étrange ? Songez à ma situation, et vous verrez qu’en rapprochant de vous le noble Lowinski, en protégeant vos amours, il y a peut-être un peu d’égoïsme dans ma générosité.

PAULESKA.

Je vous entends !

POTEMKIN.

Acceptez donc mon secours !... Une parole, un regard de tendresse enchantera le jeune héros, qui ne fut timide qu’auprès de vous, parce que c’est vous seule qu’il aima : ne le repoussez pas, et, en vous fiant à mon amitié, accordez-moi la vôtre.

PAULESKA, lui tendant la main.

Elle vous est acquise.

POTEMKIN, à part.

Je la tiens !

Haut.

Justement, voici venir le noble Lowinski !

 

 

Scène VIII

 

PAULESKA, POTEMKIN, LO’WINSKI

 

POTEMKIN.

Approchez, monsieur le comte, on vous désire ici.

LOWINSKI.

Je me rends à votre invitation, prince ; mais que signifie ?...

POTEMKIN.

Cela signifie que notre position a changé et que je veux m’expliquer franchement avec vous.

LOWINSKI.

Franchement ?

POTEMKIN.

Pourquoi non ? Cela ne tire pas à conséquence. Les moments sont précieux, écoutez-moi : grâce à Dieu, les sentiments que vous inspiriez ont fait place à d’autres ; il est un cœur où l’orgueil l’a désormais emporté sur le caprice, et à présent qu’on vous déteste, moi je deviens votre ami.

LOWINSKI.

Si c’est la haine que j’inspire aujourd’hui, je la subirai : mais l’honneur parlait, et j’ai fait mon devoir.

POTEMKIN.

Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Venons au fait, j’ai lu dans votre cœur, et j’ai voulu vous prouver l’amitié que j’ai maintenant pour vous, en vous rapprochant de celle dont la voix a réveillé dans votre âme tant de doux souvenirs, tant de vives émotions.

LOWINSKI.

Est-il possible ?

POTEMKIN.

Eh ! mon Dieu, oui ! Les barbares sont quelquefois bonnes gens !... Vous êtes interdits tous les deux ? vous avez tort... Croyez-moi ! cet instant est peut-être le seul qui vous soit accordé... ne le laissez pas fuir !...

LOWINSKI.

Prince Potemkin, mon âme ne doute point de la vôtre !...

POTEMKIN, à part.

Il est pris !...

Haut.

Je m’éloigne, vous m’avez entendu, profitez de mon conseil ! Un ami veille sur vous.

 

 

Scène IX

 

LOWINSKI, PAULESKA

 

LOWINSKI.

Quel langage !... Pauleska ?...

PAULESKA.

Que vous dirai-je ? Le prince s’est mépris sur nos sentiments : en voyant deux enfants de la Pologne se confier leurs craintes et leurs espérances pour leur malheureuse patrie, il a rêvé l’amour.

LOWINSKI.

N’est-ce donc qu’un rêve ?

PAULESKA.

Mais je lui sais gré de son erreur, puisqu’elle m’offre, en me rapprochant de vous, l’occasion de vous remercier de tout le bonheur que je vous dois !

LOWINSKI.

Du bonheur !

PAULESKA.

Oui, vos accents généreux m’ont donné la seule joie que j’aie ressentie depuis bien des années ! Quand je vous ai vu rejeter loin de vous ces ornements étrangers qui chargeaient votre noble poitrine, je me suis écriée au fond de mon cœur : Puisqu’elle a de tels enfants, la Pologne ne périra pas !

LOWINSKI.

Qui aurait pu vous résister ?

PAULESKA.

Je tremblais !... Entouré de plaisirs, poursuivant d’augustes suffrages, fier d’inspirer des sentiments de préférence...

LOWINSKI.

Oh ! ne rappelez pas un temps que je veux oublier, et que je voudrais effacer de votre mémoire pour y retrouver le souvenir de ces beaux jours où j’étais digne de Pauleska.

PAULESKA.

Vous vous êtes souvenu de votre amie d’enfance, votre cœur a battu au nom de la patrie... Je suis heureuse.

LOWINSKI.

Mais vous-même, joyeuse au sein de cette cour, vous livrant aux accès d’une gaieté folâtre...

PAULESKA.

Cette gaieté !... Si vous aviez su ce qu’elle cachait de désespoir !... Si vous aviez pu deviner combien il y avait de douleurs sous un sourire !... Mon père au lit de mort l’avait ordonné, il fallait feindre, c’était pour la patrie !... Mais comme je souffrais !... Et quand la renommée nous racontait vos combats et vos exploits, avec quelle amertume je me disais : C’est pour la Russie que son sang coule ! Pour la Russie !...

LOWINSKI.

Pauleska !...

PAULESKA.

Et, depuis, quand je vous ai vu baiser cette main qui déchirait notre malheureux pays...

LOWINSKI.

Assez, de grâce, assez !... Oui, je fus coupable ! mon esprit fut un moment égaré, mon imagination fut éblouie !... L’enivrement des plaisirs, la fascination de la grandeur, de cette grandeur que je croyais la vraie, tout jeta un voile sur mes yeux ! J’ai pris la vanité pour l’amour, la puissance pour la gloire ! Mais une parole de celle qui comprend si bien l’un et l’autre m’a tout à coup réveillé ! La vérité s’est offerte à mes regards.

Air de Madame Duchampge.

À votre voix, j’ai reconnu la gloire ;
À votre aspect, j’ai reconnu l’amour ;
Oui, Pauleska remporte la victoire,
Et mon pays lui devra mon retour.
J’ai trop longtemps oublié l’un et l’autre ;
De leur pardon je suis digne, et je viens
À vos genoux vous demander le vôtre ;
Dans les combats j’irai chercher le sien.

PAULESKA.

Je fus toujours votre amie.

LOWINSKI.

Quelle froideur !...

PAULESKA.

J’ai pu sans rougir tenter de rappeler au cœur de Lowinski l’honneur et la patrie, mais non des pensées d’amour qui flétriraient ma noble mission ! Eh quoi ! l’on pourrait dire : la fille de Boleslas est venue disputer un amant à Catherine !... Non !... j’ai rendu un défenseur à la Pologne !... ma tâche est terminée !

LOWINSKI.

Me suis-je abusé ? n’est-il plus temps ? et Pauleska ne m’aime-t-elle plus ?... Ah ! ne dites pas cela !... en vous perdant, peut-être verrai-je encore s’évanouir mes projets et mes espérances de gloire !... Vous êtes tout pour moi ! ma conscience, ma force, âme !...

Il se jette à ses genoux.

Chère Pauleska ! souviens-toi de nos jeunes années !... Tout ton bonheur était en moi !... comme alors, je suis près de toi, à tes pieds !... comme alors je t’aime, je t’adore, et tout mon bonheur dépend de toi !...

PAULESKA.

Lowinski !...

 

 

Scène X

 

LOWINSKI, CATHERINE, PAULESKA, POTEMKIN

 

CATHERINE, les voyant.

Ah !...

LOWINSKI, se relevant.

Catherine !

PAULESKA, à part.

Potemkin nous trompait !

CATHERINE.

Vous ne m’attendiez pas ?

LOWINSKI.

Il est vrai !... mais qu’importe ?

CATHERINE.

Qu’importe ?... je vous l’apprendrai !

LOWINSKI.

Quel est mon crime ?

CATHERINE.

Il le demande !... et elle aussi, peut-être ?... malheureux, qui avez joué avec la colère de Catherine, tremblez !

PAULESKA.

Ah !... je résistais aux prières de Lowinski ; les menaces de Catherine me décident !... Jamais peut-être l’aveu qu’il implorait ne fût sorti de ma bouche... maintenant, je le déclare devant lui, devant vous, à la face du ciel, je l’aime !

LOWINSKI.

Ô bonheur !

CATHERINE, s’asseyant sur un fauteuil.

Dieu puissant !...

PAULESKA, allant se jeter dans les bras de Lowinski.

Je l’aime !... Viens, l’ami de mon enfance, mon Lowinski, mon héros, me voilà sur ton cœur, je suis à toi, je t’appartiens ! ta vie est la mienne !

CATHERINE, se levant avec rage.

À moi, gardes, soldats ! à moi !... le prince de Ligne !

Le prince de Ligne entre suivi des ambassadeurs et de toute la cour ; Catherine se rassied sans dire un mot.

 

 

Scène XI

 

PAULESKA, LOWINSKI, LE PRINCE DE LIGNE, CATHERINE, POTEMKIN, AMBASSADEURS, COURTISANS, ESCLAVES, dans le fond

 

LA FOULE, en entrant.

Bravo ! bravo !

POTEMKIN.

Qu’est-ce donc ?... d’où vient ce bruit ?... et qui ose ainsi troubler Sa Majesté ?

LE PRINCE DE LIGNE, un riche volume à la main.

C’est moi, prince ; oubliez-vous que la bienveillance de l’impératrice a daigné m’accorder le droit d’entrée en ce palais ?... Je viens, d’ailleurs, pour exécuter un de ses commandements.

POTEMKIN.

Expliquez-vous ?

LE PRINCE.

Sa Majesté ne m’a-t-elle pas prescrit de lire aujourd’hui devant elle, et devant sa cour, la dernière tragédie que M. de Voltaire a fait déposer à ses pieds ?

CATHERINE.

Eh bien ?

LE PRINCE.

L’âme de l’illustre Catherine est faite pour comprendre et sentir les beautés de cet ouvrage : un prince tartare, Gengis-Khan, en proie à tous les tourments de la jalousie, à toutes les fureurs d’un amour qu’on dédaigne, est prêt à frapper ses victimes ; elles sont là, devant lui, calmes et résignées ; il va savourer l’affreux plaisir de la vengeance ; on attend avec terreur l’arrêt sanglant qu’il va dicter !... Tout à coup l’image de sa gloire, qu’un instant peut flétrir, s’est offerte à ses regards ; le monde a les yeux sur lui !... Que dira le monde ?... le monde l’admirera, car il s’est écrié ;

Il lit.

J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même ;
Je l’apprends. Je vous dois cette gloire suprême.
De vos biens, de vos jours je pouvais disposer ;
Je renonce à ce droit dont j’allais abuser.
Vivez, soyez heureux !...

POTEMKIN.

Il pardonne ?

LE PRINCE.

Et la voix des siècles célèbre sa clémence ! et les poètes la chantent !

CATHERINE, se levant vivement et allant se placer près de Pauleska et Lowinski.

Qu’aurait fait Élisabeth d’Angleterre ?... qu’aurait fait Christine de Suède ?

LOWINSKI.

Madame !...

CATHERINE.

Vous le savez tous... Eh bien !... Catherine de Russie pardonne !

PAULESKA, LE PRINCE et LOWINSKI.

Ah !

LA FOULE.

Vive Catherine !

CATHERINE.

Prince de Ligne, que pensera l’Europe ? que dira M. de Voltaire ?

LE PRINCE.

Catherine avait vaincu ses ennemis ; elle vient de se vaincre elle-même.

CATHERINE.

Lowinski, Pauleska, vous allez partir ; vous allez revoir votre chère patrie ; et, si les intérêts de la politique vous séparent de l’impératrice de Russie, tâchez de ne point haïr Catherine. Allons, prince Potemkin, jetons un voile sur le passé.

POTEMKIN, baisant sa main.

Combien je suis heureux !

CATHERINE.

À revoir !... Prince de Ligne, vous viendrez dans une heure me lire l’Orphelin de la Chine.

Elle sort, la foule la suit.

LOWINSKI, au prince.

Que ne vous devons-nous pas ?

LE PRINCE.

C’est M. de Voltaire qu’il faut remercier.

Pauleska et Lowinski sortent d’un autre côté que Catherine.

POTEMKIN, resté seul.

Ne laissons pas rêver son imagination ; occupons-la... il n’y a pas à balancer.

Il appelle.

Sergent Korsakoff !... je te fais mon adjudant.

Il lui frappe sur l’épaule en le toisant ; étonnement et joie de Korsakoff.

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