Le Dépit amoureux (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie rétablie en cinq actes e, hommage à Molière.

Imprimée en 1801.

 

Personnages

 

ÉRASTE, amant de Lucile

ALBERT, père de Lucile et d’Ascagne

GROS-RENÉ, valet d’Éraste

VALÈRE, fils de Polidore

LUCILE, fille d’Albert

MARINETTE, suivante de Lucile

POLIDORE, père de Valère

LA TANTE[1], sœur d’Albert, confidente d’Ascagne

ASCAGNE, fille d’Albert, sous l’habit d’homme

MASCARILLE, valet de Valère

 

La scène est à Paris.

 

 

Il est rare que le public ne s’élève pas contre tout homme qui s’annonce avec la prétention de savoir son métier ; cependant, j’osai, jeune encore, publier l’Art de la comédie, et forcer les comiques de tous les âges et de tous les pays à nous y dévoiler leurs secrets : j’ai osé depuis demander à Regnard une part à la succession des Ménechmes dont il jouissait exclusivement depuis un siècle, et personne n’a crié à la témérité. Pourquoi cette indulgence ? c’est que dans mes divers écrits je fais continuellement hommage de mes connaissances aux auteurs à qui je les dois ; puissent les amateurs me continuer la même bienveillance au moment où vais tenter un essor qui paraîtra bien plus hardi sans doute, mais qui n’est pas sans exemple !

Chez les Grecs, une première loi défendait de faire le moindre changement aux pièces des auteurs morts. Bientôt les magistrats sentirent à quel point cette défense pouvait nuire à l’art dramatique ; et convaincus que ses progrès ne doivent être sacrifiés à aucune considération, il fut non-seulement permis de retoucher les pièces des grands hommes, il fut encore décidé que ces pièces retouchées pourraient concourir pour le prix avec les nouveautés.

Les Anglais estiment beaucoup ce talent de retoucher les drames anciens ; ils lui ont même consacré un titre qui le caractérise d’une manière aussi flatteuse que significative, Revive ; et Garrick, Laukesworth, Malme, Hull, Reynold, se sont distingués en faisant revivre, par des changements heureux, les chefs-d’œuvre de leurs prédécesseurs : Mais, pour donner une nouvelle vie à un ouvrage, les Grecs et les Anglais se sont bien gardés de le mutiler, et voilà l’attentat que s’est permis, sur une pièce de Molière, le plus barbare des écrivains, et voilà l’attentat qu’ont souffert pendant vingt ans, et que souffrent encore tous les jours des spectateurs indifférents.

Tout le monde connait le Dépit amoureux de Molière, tout le monde sait qu’aucun de ses ouvrages n’offre un plus grand nombre de belles scènes ; mais que semées sur un fonds ingrat, bâties sur la fable, invraisemblable autant qu’in décente, de la creduta maschio, la fille crue garçon, canevas italien ; elles sont pour la plupart étouffées des incidents forcés, des situations désagréables ; que l’exposition de la pièce, noyée dans un récit traînant, et adressée à une part confidente nulle, ne s’y fait qu’au second acte ; que l’héroïne de l’aventure joue un rôle pénible, et son père un rôle malhonnête ; que deux ou trois scènes seulement répondent au titre, et qu’il résulte de tout cela un dénouement assez peu satisfaisant.

Tout le monde sait encore que le Dépit amoureux est une des premières comédies de Molière, et que si son génie ne l’eût pas forcé d’aller toujours en avant, s’il lui eût permis de donner à cette pièce quelques-unes des veilles, consacrées depuis à vingt chefs-d’œuvre, elle en aurait augmenté le nombre.

Tout le monde sait enfin que dans les départements, sur les mille et un tréteaux de Paris, et même sur les grands théâtres, on a la cruauté de jouer le Dépit amoureux en deux actes, ou plutôt en deux scènes, et Thalie pourrait nous dire si le bon goût a présidé aux coupures du grand tableau et à l’ordonnance de la miniature.

Toujours tourmenté du MOLIÉRANISME, comme me le reprochent finement les Marivaudistes ; journellement pressé par le désir d’en lever à la barbarie la plus mutilée des pièces, j’ai cru que pour remédier au mal, il fallait remonter à sa cause. Je me suis emparé de la creduta maschio ; j’en ai décomposé le canevas ; j’ai remanié, j’ai distribué à mon gré tout ce qui n’était pas à Molière, et je me suis dit : Peut être sera-t-on bien aise de voir sur la scène si les belles situations du Dépit amoureux, une fois débarrassées du fatras qui les entourait, s’appellent, se succèdent, se dénouent sans effort ;

Mais fol et vain espoir, vermisseaux que nous sommes !
Comme le ciel se rit des vains projets des hommes !
Écoutez la noirceur...

(Regnard, dans le Distrait.)

 

Le barbare qui mutila le Dépit amoureux, compte tous les jours, parmi les comédiens, mille et mille complices ; et moi, vieux serviteur de Thalie, j’ai vainement cherché[2], parmi ces mêmes comédiens, quelques artistes qui voulussent venger avec moi leur maître et le mien : ce génie qui sut en même temps enfanter des chefs-d’œuvre, former des acteurs et leur créer des juges.

 

 

ACTE I

 

Il est nuit, le théâtre représente un jardin ; d’un côté est un pavillon qui avance sur la scène avec un balcon saillant. Quand la toile se lève, Lucile tient Marinette sous le bras, et se promène avec elle sur le bord du théâtre ; Ascagne, Albert et la Tante, se promènent dans le fond.

 

 

Scène première

 

LUCILE, MARINETTE, ASCAGNE, ALBERT, LA TANTE

 

LUCILE, soupirant.

Ah ! Marinette.

MARINETTE, sur le même ton.

Eh bien !

LUCILE.

Quel déplaisir extrême

De brûler pour Éraste en dépit de moi-même !

MARINETTE.

C’est qu’il est fait pour plaire.

LUCILE.

Il est jaloux, fâcheux.

MARINETTE.

Éraste est excusable, Éraste est amoureux.

LUCILE.

Que peut-il reprocher à ma flamme sincère ?

Valère lui déplaît, je maltraite Valère ;

Que veut-il ?

MARINETTE.

Dame ! il veut devenir votre époux.

Chut.

Elles parlent bas en s’éloignant, Albert, la Tante, Ascagne, s’avancent.

ALBERT.

Je suis las.

ASCAGNE, bas.

Tant mieux.

ALBERT.

Ma sœur, asseyons-nous.

ASCAGNE, à part, avec humeur.

À croiser mes projets, on dirait qu’il s’applique.

LA TANTE.

Toi qui tout récemment arrives d’Amérique,

Comment y sont les nuits ? y fait-il du serein ?

ASCAGNE, avec affectation.

Beaucoup ! et, comme en France, il est froid et malsain.

LA TANTE, se levant.

Je m’enrhume, je crois, hem, hem, hem.

ALBERT, se levant aussi.

Pour bien faire,

Retirons-nous.

ASCAGNE, à part, avec satisfaction.

Et moi, je resterai, j’espère.

ALBERT appelle.

Lucile, holà ! Lucile ! eh bien, m’entendez-vous ?

LUCILE, arrivant avec Marinette.

Eh mon dieu ! me voilà, d’où vient ce grand courroux ?

ALBERT.

Quand elle est une fois avec sa confidente,

La conversation est trop intéressante

Pour qu’on m’en fasse part ; mais, sans être indiscret,

Sans vouloir trop avant percer votre secret,

Puis-je vous conseiller d’être un peu moins légère ?

Vous semblez distinguer votre cousin Valère ;

C’est fort bien...

ASCAGNE, bas.

C’est fort mal.

ALBERT.

Je songe à vous unir ;

Bah ! Valère est bien loin de votre souvenir.

Éraste le remplace. Il est incomparable !

Je l’observe, je vois qu’il est assez aimable,

Que de votre bonheur, je pourrais être heureux ;

Mais point ; à tout moment un dépit amoureux

Vous aigrit ou vous brouille en tourmentant ma vie,

Et, dans tout le quartier, donne la comédie.

Du trop facile Albert, on rit aussi parfois :

Je prétends, dès demain, que vous fassiez un choix.

MARINETTE.

Quand il faut que ce choix plaise toute la vie.

ALBERT, ironiquement.

On changera cela pour vous plaire, ma mie.

ASCAGNE, sautant au cou d’Albert.

Le bon père, qui veut qu’on soit père à son tour.

ALBERT.

Quelle vivacité ! la peste !

LA TANTE.

Un trait d’amour

A-t-il blessé ton cœur ? dis ?

ASCAGNE.

Pourquoi pas, ma tante !

Il suffit ! vous serez dans peu ma confidente.

LA TANTE.

Le bel emploi !... n’importe, il n’est pas sans plaisir ;

L’on y trouve du moins l’attrait du souvenir,

Elle chante.

Ça fait, ça fait toujours plaisir.

ALBERT.

Vous cadencez très bien, ma sœur : allons nous mettre

Au lit.

LUCILE, bas à Marinette.

Demain matin, porte-lui cette lettre.

 

 

Scène II

 

ASCAGNE, LA TANTE

 

ASCAGNE, retenant la Tante d’un air timide.

Ma tante...

LA TANTE.

Eh ?

ASCAGNE.

Vous rentrez sitôt.

LA TANTE.

Et le serein

Qui tombe !

ASCAGNE.

Et le secret que renferme mon sein !

LA TANTE.

Un secret ! un secret ! l’affaire est sérieuse !

Au moins je ne suis pas bavarde, curieuse,

Parle.

ASCAGNE.

Six mois avant de me donner le jour...

LA TANTE, l’interrompant.

Votre mère partit, alla faire sa cour

À certain vieux parent, un Crésus d’Amérique,

Et dont elle espérait être héritière unique,

Argante...

ASCAGNE.

Il était mal quand ma mère arriva...

LA TANTE, l’interrompant encore.

Mais, grâce aux soins touchants qu’elle lui prodigua,

Le bon homme revint de la mort à la vie.

Dans les premiers transports de son âme ravie,

Il dit à votre mère : « Écoutez, mon enfant,

« Je voulais de mon bien enrichir un parent

« Que l’on nomme Valère, et que l’on dit aimable.

« Je fais un nouveau plan ; si le ciel favorable

« Vous accorde un garçon, ma fortune est à lui

« Par un bon testament que je fais aujourd’hui ;

« Sans cela je maintiens ma volonté première ;

« Je veux un héritier, non pas une héritière. »

Votre mère pria tant de saints tour-à-tour,

Qu’ils remplirent ses vœux, et qu’elle mit au jour...

ASCAGNE.

Une fille.

LA TANTE.

Une fille ! ah quelle étourderie !

ASCAGNE.

Avait-elle le choix, ma tante, je vous prie ?

LA TANTE.

Une fille ! grands dieux ! et cette fille ?

ASCAGNE.

Est moi.

LA TANTE.

Est-il bien vrai !

ASCAGNE.

J’en sais quelque chose, je crois.

LA TANTE.

Comment a-t-on caché si longtemps ce mystère ?

ASCAGNE.

Quand je reçus le jour, on craignait pour ma mère,

Et l’on lui déguisa mon sexe prudemment.

La nourrice m’enlève ; Argante était absent ;

Ma mère lui dépêche un courrier, pour lui dire

Qu’elle a reçu du ciel le bien qu’elle désire...

LA TANTE.

Et nous recevons d’elle un écrit imposteur

Qui nous trompe de même.

ASCAGNE.

Elle était dans l’erreur.

LA TANTE.

Viens, soit neveu, soit nièce, il n’importe, je t’aime.

ASCAGNE.

Ma tante, peignez-vous le déplaisir extrême

Que ma mère éprouva lorsqu’elle vint me voir.

Elle pleura, gémit, et puis un doux espoir

Sut lui persuader que mes grâces, mon âge,

Mon instinct caressant, l’invincible avantage

Que l’enfance eut toujours sur l’âme d’un vieillard,

Me feraient triompher d’Argante tôt ou tard ;

Et que, de son aveu, devenant légataire,

Nous pourrions, à vos yeux, dévoiler ce mystère.

Enfin mon bienfaiteur par ma bouche est instruit ;

De ma sincérité vingt baisers sont le fruit ;

Pour m’assurer ses biens, il part de sa campagne,

Vers la ville, sans moi, ma mère l’accompagne ;

Mais en chemin...

LA TANTE.

Ce fut ce jour que des brigands...

ASCAGNE.

Les rayèrent tous deux du nombre des vivants.

Je m’embarque ; j’arrive, et j’allais à mon père

Tout dévoiler. – L’amour, en me montrant Valère,

M’ordonne de garder encore mon secret.

LA TANTE.

Mais l’honneur doit marcher avant notre intérêt,

Et c’est précisément à ce même Valère

Que sur votre vrai sexe on ne saurait rien taire ;

Votre déguisement le prive d’un grand bien

Qu’il faut lui rendre.

ASCAGNE.

Moi ? non, je n’en ferai rien ;

J’aime mieux l’épouser.

LA TANTE.

Rêvez-vous, je vous prie ?

ASCAGNE.

Je suis bien éveillée !

LA TANTE.

Et moi, bien ébaubie !

Vous voulez épouser l’amant de votre sœur ?

ASCAGNE.

Elle le traite mal, moi je fais son bonheur.

L’autre jour, dans un bal[3], cet amant trop aimable

Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable ;

Et je sus ménager si bien cet entretien,

Que du déguisement il ne reconnut rien.

Sous un masque trompeur, qui flattait sa pensée,

Je lui dis que pour lui, mon âme était blessée ;

Mais, que voyant mon père en d’autres sentiments,

Je devais une feinte à ses commandements ;

Qu’ainsi, de notre amour, nous ferions un mystère

Dont la nuit seulement serait dépositaire,

Et qu’entre nous, de jour, de peur de rien gâter,

Tout entretien secret se devait éviter ;

Qu’il me verrait alors, la même indifférence

Qu’avant que nous eussions aucune intelligence ;

Et que de son côté, de même que du mien,

Geste, parole, écrit, n’en dirait jamais rien.

Enfin, sans m’arrêter à toute l’industrie

Dont j’ai conduit le fil de cette tromperie,

J’enchaînerai Valère à mon sort, dès ce soir ;

Pour cela, je l’attends, et vous allez le voir.

LA TANTE.

L’amour vous rendrait-il un peu folle, ma chère ?

ASCAGNE.

Vous voudrez bien servir de témoin, je l’espère ?

Minuit sonne.

Ah – l’heure sonne ! il vient ; ma tante, éloignons-nous.

LA TANTE.

Oui, car sous cet habit ? comment...

ASCAGNE.

Rassurez-vous ;

C’est une des raisons qui font que, par prudence,

Je retiendrai Valère à certaine distance ;

Étant sur le balcon, et lui dans le jardin,

Un manteau suffira.

LA TANTE.

Mais, votre voix enfin ?

ASCAGNE.

Bon ! n’est-elle pas faible, étouffée et tremblante,

Lorsque le cœur ému d’une scène touchante,

Des fâcheux, des jaloux, l’on craint d’être entendu :

La sagesse et l’amour, ma tante, ont tout prévu.

LA TANTE.

Qu’elle est inconséquente, hélas, cette jeunesse !

Et, malgré ses défauts, qu’elle nous intéresse !

 

 

Scène III

 

VALÈRE, MASCARILLE qui, à l’aide d’une échelle, paraissent sur la muraille du jardin

 

MASCARILLE, à califourchon sur le mur.

Je tremble.

VALÈRE, dont on ne voit que la tête.

Place-toi bien près du pavillon,

Et lorsque tu verras qu’on ouvre le balcon,

Donne-moi le signal.

MASCARILLE.

Vous, faites sentinelle

Pour que les malveillants n’enlèvent pas l’échelle.

VALÈRE.

Tout t’alarme.

MASCARILLE.

Je parle en habile guerrier,

Et l’art de la retraite est des arts le premier.

Le valet descend dans le jardin par la palissade, et le maître dans la rue à l’aide de l’échelle.

 

 

Scène IV[4]

 

MASCARILLE, dans le jardin, regarde autour de lui en tremblant, et se rassure à demi par degrés

 

« Dès que l’obscurité régnera dans la ville,

« Je me veux introduire au logis de Lucile :

« Vas vite de ce pas préparer pour tantôt,

« Et la lanterne sourde et les armes qu’il faut. »

Quand il disait ces mots, il me semblait entendre,

Cours vêtement chercher un licou pour te pendre.

Venez ça, mon patron ; car, dans l’étonnement

Où m’a jeté d’abord un tel commandement,

Votre valet n’a pu sur-le-champ vous répondre ;

Mais, à mon aise ici, je prétends vous confondre :

Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit.

Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit

Lucile ?... Oui, Mascarille. – Et que pensez-vous faire ? 

Une action d’amant qui veut se satisfaire.

Une action d’un homme à fort petit cerveau,

Que d’aller sans besoin risquer ainsi sa peau.

Mais tu sais quel motif à ce dessein m’appelle :

Lucile, plus sensible à mon amour fidèle,

Me permet de la voir, ce soir même, à minuit.

L’amour ! – est un brouillon qui sert moins qu’il ne nuit ;

Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie,

D’un rival, ou d’un père, ou d’un frère en furie ?

Penses-tu que l’on songe à nous faire du mal ?

Oui, vraiment, je le pense, et surtout ce rival...

Mascarille, en tout cas, l’espoir où je me fonde,

Nous avons du courage, et si quelqu’un nous gronde,

Nous nous chamaillerons. — Oui ! voilà justement

Ce que votre valet ne prétend nullement.

Moi, chamailler ? bon dieu ! suis-je un rolland, mon maître,

Ou quelque ferragus ? c’est fort mal me connaître.

Quand je viens à songer, moi, qui me suis si cher,

Qu’il ne faut que deux doigts d’un misérable fer

Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière,

Je suis scandalisé d’une étrange manière.

Mais tu seras armé de pied en cape. – Tant pis,

J’en serai moins léger à gagner le taillis ;

Et de plus, il n’est point d’armure si bien jointe,

Où ne puisse glisser une vilaine pointe.

Oh, tu seras ainsi tenu pour un poltron !

Soit, pourvu que toujours je branle le menton.

À table, comptez-moi, si vous voulez, pour quatre ;

Mais comptez-moi pour rien, s’il s’agit de se battre :

Enfin, si l’autre monde a des charmes pour vous,

Pour moi, je trouve l’air de celui-ci fort doux.

Je n’ai pas grande faim de mort ni de blessure,

Et vous ferez le sot, tout seul, je vous l’assure.

J’entends du bruit, adieu tout mon raisonnement.

On ouvre le balcon. Il frappe dans sa main.

 

 

Scène V

 

MASCARILLE, VALÈRE

 

VALÈRE paraît sur le mur, descend dans le jardin par la palissade, et le valet va faire sentinelle.

Garde à ton tour.

MASCARILLE.

Le rôle est fort divertissant.

 

 

Scène VI

 

VALÈRE erre dans le jardin, ASCAGNE et LA TANTE sont sur le balcon

 

ASCAGNE.

De grâce, à tous mes pas, attachez-vous, ma tante :

Voyez que je ne suis tout au plus qu’imprudente ;

Et que si l’hyménée un jour fait mon bonheur,

Il ne coûtera pas un regret à l’honneur.

LA TANTE.

C’est fort bon ; mais je veux étudier Valère :

Je veux connaître à fond son cœur, son caractère.

Assise près d’ici, sans qu’il en sache rien,

Je serai de sang-froid et le jugerai bien.

Elle se cache dans l’appartement.

VALÈRE.

À mes premiers soupirs, Lucile fut rebelle ;

Tendre amour, venge-toi. Pour punir la cruelle,

Pour réparer ses torts, qu’elle aime... comme moi !

ASCAGNE.

Tendre amour ! tu le sais, j’aime de bonne foi ;

Et si tu m’inspiras une innocente ruse,

Bien loin de m’en punir, tu seras mon excuse.

VALÈRE.

Chit !

ASCAGNE.

Chit !

VALÈRE.

Dieux, quel bonheur !

ASCAGNE.

Valère, parlons bas ;

Nos cœurs devineront, quand nous n’entendrons pas.

VALÈRE.

Ah ! Lucile a la voix et trop douce et trop tendre

Pour qu’un seul mot...

ASCAGNE.

Craignez de vous laisser surprendre ;

Je ne suis pas Lucile.

VALÈRE.

Eh qui donc ?...

ASCAGNE.

Sans courroux !

C’est la fille d’Albert, qui plus digne de vous,

Veut vous faire oublier les erreurs de Lucile.

VALÈRE.

Ah ! tout est réparé !

ASCAGNE.

Je suis plus difficile.

Entre Éraste, entre vous, Lucile à balance ;

Je veux de ses dédains, que vous soyez blessé,

Que vous les compariez surtout à ma tendresse,

Aux scrupules dictés par ma délicatesse.

VALÈRE.

Puissent-ils à jamais m’assurer votre cœur !

ASCAGNE.

Puissent-ils près de vous, enchaîner le bonheur !

Et puisse votre amante, à votre sort unie,

Ne devoir qu’à vous seul le charme de sa vie.

VALÈRE.

D’un soin aussi flatteur, qui ne serait jaloux.

ASCAGNE.

Je jure que jamais je n’aurai d’autre époux.

VALÈRE.

Je jure que jamais je n’aurai d’autre femme.

ASCAGNE.

J’en jure par l’amour.

VALÈRE.

Moi, par l’honneur, madame.

Recevez cet anneau pour garant de ma foi.

ASCAGNE.

Ah !

VALÈRE.

Valère est à vous, et vous êtes à moi.

Puisse le ciel, témoin d’une chaine si belle,

Empoisonner les jours du premier infidèle !

ASCAGNE.

Je brûle de l’avoir, ce gage précieux !

Le bout de ce ruban...

Elle défait sa ceinture.

VALÈRE, escaladant le mur.

Non ! non ! je ferai mieux.

ASCAGNE.

Quel est votre projet ?

VALÈRE.

De porter à ma femme,

De placer à son doigt, le gage de ma flamme.

ASCAGNE appelle doucement.

Ma tante. Je frémis !

VALÈRE, escaladant toujours.

Pour moi ne craignez rien,

La palissade est forte, et me soutiendra bien.

ASCAGNE, à part.

Il peut me reconnaître.

VALÈRE.

Hymen ! sois-moi propice.

ASCAGNE, à part.

Ah ! les dieux voudraient-ils punir mon artifice ?

Ma tante dort, sans doute, et l’amour ne dort pas.

Haut.

Valère, arrêtez donc.

À part.

Oh ciel, quel embarras !

VALÈRE.

Encore un pas heureux !...

LA TANTE, appelant.

Ma nièce !

ASCAGNE, à part.

Ah ! je respire.

VALÈRE.

Le fâcheux contretemps.

ASCAGNE, à Valère.

Fuyez.

À sa tante, comme si elle était loin.

Je me retire.

VALÈRE.

Arrêtez, et du moins tendez-moi votre main.

Ascagne lui tend la main, il la couvre de baisers, et passe l’anneau à l’un de ses doigts. 

Trop chère épouse ; adieu.

ASCAGNE.

Cher époux ! à demain.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, MASCARILLE

 

VALÈRE.

Mascarille !

MASCARILLE, sur le mur.

Monsieur ? dites-moi, si je veille ?

Les noms d’époux, d’épouse, ont frappé mon oreille,

Je crois ; l’ai-je rêvé ?

VALÈRE.

Non ! félicite-moi.

Mon amante m’adore ; elle a reçu ma foi.

MASCARILLE.

Peste, un hymen secret[5] ! tant pis ! vaille que vaille,

J’ai bien peur d’enfourcher souvent cette muraille.[6]

 

 

ACTE II[7]

 

Place publique.

 

 

Scène première

 

ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

ÉRASTE.

Veux-tu que je te dise ? une atteinte secrète

Ne laisse point mon âme en une bonne assiette :

Oui, quoiqu’à mon amour tu puisses repartir,

Je crains d’être la dupe, à ne te point mentir ;

Qu’en faveur d’un rival ta foi ne se corrompe,

Ou du moins, qu’avec moi, toi-même on ne te trompe.

GROS-RENÉ.

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,

Je dirai, n’en déplaise à monsieur votre amour,

Que c’est injustement blesser ma prud’hommie,

Et se connaître mal en physionomie.

Les gens de mon minois ne sont point accusés

D’être, grâces à dieu, ni fourbes, ni rusés.

Cet honneur qu’on nous fait, je ne le démens guères,

Et suis homme fort rond de toutes les manières.

Pour que l’on me trompât, cela se pourrait bien,

Le doute est mieux fondé ; pourtant je n’en crois rien.

Je ne vois point encore, ou je suis une bête,

Sur quoi vous avez pu prendre Martel en tête.

Lucile, à mon avis, vous montre assez d’amour ;

Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour ;

Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,

Semble n’être à présent souffert que par contrainte.

ÉRASTE.

Souvent d’un faux espoir un amant est nourri,

Le mieux reçu toujours n’est pas le plus chéri ;

Et tout ce que d’ardeur font paraître les femmes,

Parfois n’est qu’un beau voile à couvrir d’autres flammes.

Valère enfin, pour être un amant rebuté,

Montre depuis un temps trop de tranquillité.

GROS-RENÉ.

Pour moi, je ne sais point tant de philosophie ;

À ce qu’ont vu mes yeux, franchement je me fie ;

Sur des soupçons en l’air, je m’irais alarmer !

Laissons venir la fête avant de la chômer.

Le chagrin me paraît une incommode chose :

Je n’en prends point, pour moi, sans bonne et juste cause ;

Et même à mes regards cent sujets d’en avoir

S’offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.

Avec vous, en amour, je cours même fortune,

Celle que vous aurez, me doit être commune ;

La maîtresse ne peut abuser votre foi,

Sans que la confidente en fasse autant pour moi :

Mais j’en fuis la pensée avec un soin extrême :

Je veux croire les gens, quand on me dit, je t’aime ;

Et ne vais point chercher, pour m’estimer heureux,

Si Mascarille ou non s’arrache les cheveux.

Que tantôt par plaisir Marinette aiguerie

Veuille endurer de moi quelque tendre folie,

Et que mon beau rival en rie ainsi qu’un fou,

Avec plus de raison, je rirai tout mon sou,

Et l’on verra qui rit avec meilleure grâce.

ÉRASTE.

Voilà de tes discours.

GROS-RENÉ.

Mais je la vois qui passe.

 

 

Scène II

 

MARINETTE, ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

GROS-RENÉ.

St, Marinette ?

MARINETTE.

Oh ! oh ! que fais-tu là ? 

GROS-RENÉ.

Ma foi,

Demande, nous étions tout à l’heure sur toi.

MARINETTE.

Vous êtes aussi là, Monsieur ! depuis une heure,

Vous m’avez fait trotter comme un Basque, ou je meure.

ÉRASTE.

Comment ?

MARINETTE.

Pour vous chercher j’ai fait dix mille pas,

Et puis vous assurer...

ÉRASTE.

Quoi ?

MARINETTE.

Que vous n’êtes pas

Au temple, au cours, chez vous ni dans la grande place.

GROS-RENÉ.

Il fallait en jurer.

ÉRASTE.

Apprends-moi donc, de grâce,

Qui te fait me chercher ?

MARINETTE.

Quelqu’un en vérité,

Qui pour vous n’a pas trop mauvaise volonté ;

Ma maîtresse en un mot.

ÉRASTE.

Ah, chère Marinette !

Ton discours de son cœur est-il bien l’interprète ?

Ne me déguise point un mystère fatal,

Je ne t’en voudrais pas pour cela plus de mal :

Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse

N’abuse point mes vœux d’une fausse tendresse.

MARINETTE.

Eh ! eh ! d’où vous vient donc ce plaisant mouvement ?

Elle ne fait pas voir assez son sentiment !

Quel garant est-ce encore que votre amour demande ?

Que lui faut-il ?

GROS-RENÉ.

À moins qu’un rival ne se pende,

Bagatelle ! son cœur ne se rassure point.

MARINETTE.

Comment ?

GROS-RENÉ.

Oui, mon cher maître est jaloux à ce point.

MARINETTE.

De Valère ? ah, vraiment la pensée est bien belle !

Elle peut seulement naître en votre cervelle.

ÉRASTE.

Que viens-tu faire enfin, dis-le-moi promptement.

MARINETTE.

J’avais de votre esprit un meilleur sentiment ;

Mais, à ce que je vois, je m’étais fort trompée.

Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée ?

GROS-RENÉ.

Moi ! jaloux ? Dieu m’en garde, et d’être assez badin

Pour m’aller emmaigrir avec un tel chagrin.

Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,

L’opinion que j’ai de moi-même est trop bonne

Pour croire auprès de moi que quelqu’autre te plût.

Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût ?

ÉRASTE.

Eh ! de grâce.

MARINETTE.

Monsieur, voilà comme il faut être.

Jamais de ces soupçons, qu’un jaloux fait paraître ;

Tout le fruit qu’on en cueille est de se mettre mal,

Et d’avancer par là les desseins d’un rival.

Au mérite souvent de qui l’éclat vous blesse,

Vos chagrins font ouvrir le cœur d’une maîtresse ;

Et j’en sais tel, qui doit son destin le plus doux

Aux soins trop inquiets de son rival jaloux.

Enfin, quoi qu’il en soit, témoigner de l’ombrage,

C’est jouer en amour un mauvais personnage,

Et se rendre, après tout, misérable à crédit.

Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.

ÉRASTE, qui s’est impatienté par degrés.

Fort bien, mais finis donc, que venais-tu m’apprendre ?

MARINETTE.

Vous mériteriez bien que l’on vous fit attendre,

Qu’afin de vous punir je vous tinsse caché

Le secret pour lequel je vous ai tant cherché.

Voyez ce mot, il va vous rassurer sans doute ;

Lisez-le donc tout haut, personne ici n’écoute.

ÉRASTE lit.

« Vous m’avez dit que votre amour

« Était capable de tout faire ;

« Il se couronnera lui-même dans ce jour,

« S’il peut avoir l’aveu d’un père.

« Faites parler les droits que l’on a sur mon cœur,

« Je vous en donne la licence ;

« Et, si c’est en votre faveur,

« Je vous réponds de mon obéissance ».

Ah quel bonheur ! ô toi, qui me l’as apporté,

Je te dois regarder comme une déité !

GROS-RENÉ.

Je vous le disais bien : contre votre croyance,

Je ne me trompe guère aux choses que je pense.

Éraste relit les quatre derniers vers.

MARINETTE.

Si je lui rapportais vos faiblesses d’esprit,

Elle désavouerait bientôt un tel écrit.

ÉRASTE.

Ah ! cache-lui, de grâce, une peur passagère

Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière.

MARINETTE.

À propos ; savez-vous où je vous ai cherché

Tantôt encor ?

ÉRASTE.

Hé bien ?

MARINETTE.

Tout proche du marché ;

Où vous savez...

ÉRASTE.

Où donc ?

MARINETTE.

Là... dans cette boutique

Où, dès le mois passé, votre cour magnifique

Me promit, de sa grâce, une bague.

ÉRASTE.

Reçois

La mienne, mon enfant, pour celle que je dois.

MARINETTE.

Monsieur, vous vous moquez, j’aurais honte à la prendre...

GROS-RENÉ.

Pauvre honteuse ! prends, sans davantage attendre.

MARINETTE.

Ce sera pour garder quelque chose de vous.

À toi. – De notre hymen, quand nous occupons-nous ?

Tu ne m’en parles point.

GROS-RENÉ.

Un hymen qu’on souhaite,

Entre gens comme nous, est chose bientôt faite.

Je te veux ; me veux-tu de même ?

MARINETTE.

Avec plaisir.

GROS-RENÉ.

Touche, il suffit.

MARINETTE.

Adieu, Gros-René mon désir.

GROS-RENÉ.

Adieu, mon astre.

MARINETTE.

Adieu, beau tison de ma flamme.

GROS-RENÉ.

Adieu, chère comète, arc en ciel de mon âme.

Marinette sort.

Le bon dieu soit loué, nos affaires vont bien ;

Albert n’est pas un homme à vous refuser rien.

ÉRASTE.

Valère vient à nous.

GROS-RENÉ.

Je plains le pauvre hère,

Sachant ce qui se passe.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ

 

ÉRASTE.

Eh bien, seigneur Valère ?

VALÈRE.

Eh bien, seigneur Éraste ?

ÉRASTE.

En quel état l’amour ?

VALÈRE.

En quel état vos feux ?

ÉRASTE.

Plus forts de jour en jour.

VALÈRE.

Et mon amour plus fort.

ÉRASTE.

Pour Lucile ?

VALÈRE.

Pour elle.

ÉRASTE.

Certes, je l’avouerai, vous êtes le modèle

D’une rare constance.

VALÈRE.

Et votre fermeté

Doit être un rare exemple à la postérité.

ÉRASTE.

Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère,

Qui, dans les seuls regards, trouve à se satisfaire :

Et je ne forme point d’assez beaux sentiments

Pour souffrir constamment les mauvais traitements :

Enfin, quand j’aime bien, j’aime fort que l’on m’aime.

VALÈRE.

Rien n’est plus naturel, et je pense de même.

Le plus parfait objet dont je serais charmé,

N’aurait pas mes tributs, n’en étant pas aimé.

ÉRASTE.

Lucile cependant...

VALÈRE.

Lucile, dans son âme,

Rend tout ce que je veux qu’elle rende à ma flamme.

ÉRASTE.

Vous êtes donc facile à contenter ?

VALÈRE.

Pas tant

Que vous pourriez penser.

ÉRASTE.

Je puis croire pourtant,

Que de me distinguer elle me fait la grâce.

VALÈRE.

Moi, dans son cœur, j’occupe une assez bonne place.

ÉRASTE.

Ne vous abusez point, croyez-moi.

VALÈRE.

Croyez-moi,

Ne vous abusez point par trop de bonne foi.

ÉRASTE.

Si j’osais vous montrer une preuve assurée

Que son cœur... Non, votre âme en serait altérée.

VALÈRE.

Si je vous osais, moi, découvrir un secret...

Mais je vous fâcherais, et veux être discret.

ÉRASTE.

Vraiment ; vous me poussez, et contre mon envie,

Votre présomption veut que je l’humilie.

Il lit tout haut le billet de Lucile, et Valère rit tout bas.

Lisez.

VALÈRE, à part.

Ces mots sont doux.

ÉRASTE.

Vous connaissez la main !

VALÈRE.

Oui, de Lucile.

ÉRASTE.

Eh bien ? cet espoir si certain...

VALÈRE, riant et s’en allant.

Adieu, seigneur Éraste.

GROS-RENÉ.

Il est fou, le bon sire.

Où peut-il en ceci trouver le mot pour rire ?

ÉRASTE.

Certes, il me surprend, et j’ignore entre nous,

Quel perfide mystère est caché là-dessous.

GROS-RENÉ.

Son valet vient, je pense.

ÉRASTE.

Oui, je le vois paroître.

Feignons, pour le jeter sur l’amour de son maître.

 

 

Scène IV

 

MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

MASCARILLE, à part.

Non, je ne trouve point d’état plus malheureux

Que d’avoir un patron, jeune et fort amoureux.

GROS-RENÉ.

Bonjour.

MASCARILLE.

Bonjour.

GROS-RENÉ.

Où tend Mascarille à cette heure ?

Que fait-il ? revient-il ? va-t-il ? ou s’il demeure ?

MASCARILLE.

Non, je ne reviens pas, car je n’ai pas été :

Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté ;

Et ne demeure point, car, tout de ce pas même,

Je prétends m’en aller.

ÉRASTE.

La rigueur est extrême :

Doucement, Mascarille...

MASCARILLE.

Ah, monsieur, serviteur.

ÉRASTE.

Vous nous fuyez bien vite ! eh quoi, vous fais-je peur ?

MASCARILLE.

Je ne crois pas cela de votre courtoisie.

ÉRASTE.

Touche ; nous n’avons plus sujet de jalousie ;

Nous devenons amis, et mes feux que j’éteins,

Laissent la place libre à vos heureux desseins.

MASCARILLE.

Plût à dieu !

ÉRASTE.

Gros-René sait qu’ailleurs je me jette.

GROS-RENÉ.

Sans doute ; et je te cède aussi la Marinette.

MASCARILLE.

Passons sur ce point-là ; notre rivalité

N’est pas pour en venir à grande extrémité :

Mais est-ce un coup bien sûr que votre seigneurie

Soit désenamourée ? ou si c’est raillerie ?

ÉRASTE.

J’ai su qu’en ses amours ton maître était trop bien,

Et je serais un fou de prétendre plus rien

Aux étroites faveurs qu’il a de cette belle.

MASCARILLE.

Certes, vous me plaisez avec cette nouvelle :

Outre qu’en nos projets je vous craignais un peu,

Vous tirez sagement votre épingle du jeu.

Oui, vous avez bien fait de quitter une place

Où l’on vous caressait pour la seule grimace ;

Et cette nuit, voyant tout ce qui se passait,

J’ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait :

On offense un brave homme alors que l’on l’abuse.

Mais d’où diantre, après tout, avez-vous su la ruse ?

Car cet engagement mutuel de leur foi

N’eut, j’ose l’assurer, d’autre témoin que moi ;

Et j’ai cru jusqu’ici la chaîne fort secrète,

Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.

ÉRASTE.

Eh ! que dis-tu ?

MASCARILLE.

Je dis que je suis interdit,

Et ne sais pas, monsieur, qui peut vous avoir dit

Que, sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde

En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde

D’un secret mariage a serré le lien.

ÉRASTE.

Vous en avez menti.

MASCARILLE.

Monsieur, je le veux bien.

ÉRASTE.

Vous êtes un coquin.

MASCARILLE.

D’accord.

ÉRASTE.

Et cette audace

Mériterait cent coups de bâton sur la place.

MASCARILLE.

Vous avez tout pouvoir.

ÉRASTE.

Ah, Gros-René !

GROS-RENÉ.

Monsieur ?

ÉRASTE.

Je démens un discours dont je n’ai que trop peur.

À Mascarille.

Tu penses fuir ?

MASCARILLE.

Nenni.

ÉRASTE.

Quoi ! Lucile est la femme ?...

MASCARILLE.

Non, monsieur, je raillais.

ÉRASTE.

Ah, vous raillez, infâme !

MASCARILLE.

Non, je ne raillais point.

ÉRASTE.

Il est donc vrai ?

MASCARILLE.

Non pas :

Je ne dis pas cela.

ÉRASTE.

Que dis-tu donc ?

MASCARILLE.

Hélas !

Je ne dis rien, crainte de mal parler.

ÉRASTE.

Assure

Ou si c’est chose vraie, ou si c’est imposture.

MASCARILLE.

C’est ce qu’il vous plaira, je ne suis pas ici

Pour vous rien contester.

ÉRASTE, tirant son épée.

Veux-tu dire ? voici,

Sans marchander, de quoi te délier la langue.

MASCARILLE.

Elle ira faire encor quelque sotte harangue.

Hé, de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon,

Donnez-moi vitement quelques coups de bâton

Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.

ÉRASTE.

Tu mourras, ou je veux que la vérité pure

S’exprime par ta bouche.

MASCARILLE.

Hélas ! je la dirai :

Mais peut-être, monsieur, que je vous fâcherai.

ÉRASTE.

Parle : mais prends bien garde à ce que tu vas faire.

À ma juste fureur rien ne peut te soustraire,

Si tu mens d’un seul mot en ce que tu diras.

MASCARILLE.

J’y consens, rompez-moi les jambes et les bras,

Faites pis, tuez-moi, si je vous en impose

En tout ce que j’ai dit ici, la moindre chose.

Si, malgré mes serments, vous doutez de ma foi,

Gros-René peut venir une nuit avec moi,

Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,

Que nous avons dans l’ombre un libre accès chez elle.

ÉRASTE.

Ôte-toi de mes yeux, maraud.

MASCARILLE.

Et de grand cœur ;

C’est ce que je demande.

Il sort bien vite.

 

 

Scène V

 

ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

ÉRASTE.

Hé bien ?

GROS-RENÉ.

Hé bien, monsieur ?

Nous en tenons tous deux, si l’autre est véritable.

ÉRASTE.

Las, il ne l’est que trop, le bourreau détestable !

Je vois trop d’apparence à tout ce qu’il a dit ;

Et ce qu’a fait Valère, en lisant cet écrit,

Marque bien leur concert ; mais leur perfide adresse

Me guérit à jamais de ma folle tendresse.

 

 

Scène VI

 

MARINETTE, GROS-RENÉ, ÉRASTE

 

MARINETTE.

Je viens vous avertir que tantôt, sur le soir,

Ma maîtresse au jardin, vous permet de la voir.

ÉRASTE.

Oses-tu me parler ? âme double et traîtresse !

Va, sors de ma présence ; et dis à ta maîtresse

Qu’avec de tels écrits elle me laisse en paix,

Et que voilà le cas, infâme, que j’en fais.

Il déchire le billet.

MARINETTE.

Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique ?

GROS-RENÉ.

M’oses-tu bien encor parler, femelle inique ?

Crocodile trompeur, de qui le cœur félon

Est pire qu’un Satrape, ou bien qu’un Lestrigon[8] !

Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,

Et lui dis bien et beau, que, malgré sa souplesse,

Nous ne sommes plus sots, ni mon maître, ni moi,

Et désormais qu’elle aille au diable ainsi que toi.

 

 

Scène VII

 

MARINETTE, seule

 

Ma pauvre Marinette ! es-tu bien éveillée ?

De quel démon est donc leur âme travaillée ?

Quoi ! faire un tel accueil à nos soins obligeants ?

Oh, que ceci chez nous va surprendre de gens !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ASCAGNE, LA TANTE

 

LA TANTE.

Viens, nous pourrons ici nous parler en secret.

En peu de mots, voici ce que pour toi j’ai fait.

ASCAGNE.

Ah ! l’on ne vit jamais une meilleure tante.

LA TANTE.

Eh ! n’ai-je pas l’honneur d’être ta confidente ?

Je viens de faire rendre à ton père un billet

Qui doit, en l’intriguant, seconder mon projet. :

Vois le brouillon.

ASCAGNE lit.

« Sachez un étrange mystère :

« Vous retenez des biens destinés à Valère ;

« Son père, tôt ou tard, peut vous perdre d’honneur ;

« Un enfant supposé vous jette dans l’erreur.

« De ce que je vous dis, n’instruisez pas Ascagne ;

« Je vous verrai demain : tout à vous, Lamontagne. »

Ce billet va porter le trouble dans son cœur.

LA TANTE.

Oui, je crois qu’il aura quelques instants d’humeur,

Et c’est ce que je veux ; par là, je le dispose

À se trouver heureux de ta métamorphose.

Chut... Valère.

 

 

Scène II

 

ASCAGNE, LA TANTE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Êtes-vous en quelque conférence,

Où je vous fasse tort de mêler ma présence ?

Je me retirerai.

ASCAGNE.

Non, non, vous pouvez bien,

Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.

VALÈRE.

Moi ?

LA TANTE.

Vous-même.

VALÈRE.

Et comment ?

ASCAGNE.

Je disais que Valère

Aurait, si j’étais fille, un peu trop su me plaire ;

Et que, si je faisais tout le vœu de son cœur,

Je ne tarderais guère à faire son bonheur.

VALÈRE.

Ces protestations ne coûtent pas grand-chose,

Alors qu’à leur effet un pareil si s’oppose ;

Mais vous seriez bien pris si quelque événement

Allait mettre à l’épreuve un si doux compliment.

LA TANTE, à demi voix.

Point du tout.

ASCAGNE.

Je vous dis, que régnant sur mon âme

Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme.

VALÈRE.

Si j’en aimais une autre, et que votre secours

Pût devenir utile au bonheur de mes jours ?

ASCAGNE.

Je pourrais assez mal répondre à votre attente.

VALÈRE.

Cette confession n’est pas trop obligeante.

LA TANTE.

Eh, quoi ? vous voudriez, Valère, injustement,

Qu’étant fille, et son cœur vous aimant tendrement,

Il s’allât engager avec une promesse

De servir vos ardeurs pour une autre maîtresse ?

ASCAGNE.

Un si pénible effort pour moi m’est interdit.

VALÈRE.

Mais cela n’étant pas ?

ASCAGNE.

Ce que je vous ait dit,

Je l’ai dit comme fille, et vous devez le prendre

Tout de même.

VALÈRE.

Ainsi donc il ne faut rien prétendre,

Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous,

Si le ciel ne fait pas un grand miracle en vous :

Bref, si vous n’êtes fille, adieu votre tendresse,

Il ne vous reste rien qui pour nous s’intéresse.

LA TANTE.

Son cœur est délicat plus qu’on ne peut penser.

ASCAGNE.

Oui, le moindre scrupule a de quoi m’offenser

Quand il s’agit d’aimer ; enfin, je suis sincère,

Je ne m’engage pas à vous servir, Valère,

Si vous ne m’assurez, très positivement,

Que vous avez pour moi le même sentiment ;

Que pareille chaleur d’amitié vous transporte,

Et que, si j’étais fille ; une flamme plus forte

N’outragerait pas celle où je vivrais pour vous.

VALÈRE.

Je n’avais jamais vu ce scrupule jaloux ;

Mais tout nouveau qu’il est, ce mouvement m’oblige,

Et je vous fais ici tout l’aveu qu’il exige.

LA TANTE.

Mais sans fard ?

VALÈRE.

Oui, sans fard.

ASCAGNE.

S’il est vrai, désormais

Vos intérêts seront les miens, je vous promets.

VALÈRE.

J’ai bientôt à vous dire un important mystère,

Où l’effet de ces mots me sera nécessaire.

ASCAGNE.

Et j’ai quelque secret de même à vous ouvrir,

Où votre cour pour moi se pourra découvrir.

VALÈRE.

Hé, de quelle façon cela pourrait-il être ?

LA TANTE.

C’est qu’il a de l’amour qui ne saurait paraître,

Et vous pourriez avoir, sur l’objet de ses vœux,

Un empire à pouvoir rendre son sort heureux.

VALÈRE.

Expliquez-vous, de grâce, et croyez, par avance

Votre bonheur certain, s’il est en ma puissance.

ASCAGNE.

Vous promettez ici plus que vous ne croyez.

VALÈRE.

Non ; nommez-moi l’objet pour qui vous m’employez.

ASCAGNE.

Vous saurez mon secret quand je saurai le vôtre.

VALÈRE.

J’ai besoin pour cela de l’aveu de quelque autre.

ASCAGNE.

Ayez-le donc ; pour lors, nous expliquant nos vœux,

Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.

VALÈRE.

Adieu, je suis content.

ASCAGNE.

Et moi content, Valère.

 

 

Scène III

 

LA TANTE, ASCAGNE

 

LA TANTE.

Il croit trouver en toi l’assistance d’un frère ;

Mais je vais là dedans veiller sur ton bonheur.

ASCAGNE.

Moi, sans trop m’expliquer, je vais dire à ma sœur

De ne plus redouter les transports de Valère,

Puisque je suis instruit qu’une autre a su lui plaire.

LA TANTE.

Elle vient, je te laisse.

 

 

Scène IV

 

ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE

 

LUCILE, avec dépit à Marinette.

Oui ! je veux me venger ;

Et ; si cette action a de quoi l’affliger,

C’est toute la douceur que mon cœur se propose.

À Ascagne.

Mon frère, vous voyez une métamorphose,

Et Valère...

ASCAGNE.

À propos, vous m’y faites songer,

Dans de nouveaux liens, l’hymen va l’engager ;

D’un amant importun, vous allez vous défaire,

Ma sœur, je vous en fais mon compliment sincère.

LUCILE.

Non, mes vœux maintenant tournent de son côté ;

Je veux chérir Valère, après tant de fierté.

ASCAGNE, avec surprise.

Que dites-vous, ma sœur ? comme votre cœur change !

Cette inégalité me paraît bien étrange.

LUCILE.

La vôtre me surprend avec plus de sujet.

De vos soins autrefois Valère était l’objet ;

Je vous ai vu pour lui m’accuser de caprice,

D’aveugle cruauté, d’orgueil et d’injustice ;

Et, quand je veux l’aimer, mon dessein vous déplaît !

Et je vous vois parler contre son intérêt !

ASCAGNE.

Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le votre ;

Valère, depuis peu, vit sous les lois d’une autre ;

Et ce serait un trait honteux pour vos appas,

Si vous le rappeliez, et qu’il ne revint pas.

LUCILE.

Si ce n’est que cela, j’aurai soin de ma gloire,

Et je sais, sur son cœur, tout ce que je dois croire ;

Il s’explique à mes yeux intelligiblement.

ASCAGNE.

Craignez...

LUCILE.

Découvrez-lui sans peur mon sentiment,

Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche

Lui va faire savoir que son ardeur me touche.

ASCAGNE, à part.

Dieux !

LUCILE.

Mon frère ! à ces mots vous semblez interdit ?

ASCAGNE.

Oui, ma sœur ! si sur vous j’ai le moindre crédit,

Si vous êtes sensible aux prières d’un frère,

Quittez un tel dessein, n’enlevez pas Valère

Aux vœux d’un jeune objet dont l’intérêt m’est cher,

Et qui, sur ma parole, a droit de vous toucher.

La pauvre infortunée aime avec violence,

À moi seul de ses feux elle fait confidence,

Et je ressens si bien la douleur qu’elle aura,

Que je suis assuré, ma sœur, qu’elle en mourra

Si vous lui dérobez l’amant qui peut lui plaire.

Éraste est un parti qui doit vous satisfaire,

Et des feux mutuels...

LUCILE, avec humeur.

Mon frère, c’est assez.

Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ;

Mais, de grâce, cessons un discours inutile,

À ses réflexions abandonnez Lucile.

ASCAGNE, sortant.

Allez, cruelle sœur, vous me désespérez

Si vous effectuez vos desseins déclarés.

 

 

Scène V

 

MARINETTE, LUCILE

 

MARINETTE.

Vous prenez un parti bien prompt.

LUCILE.

Mais il est sage.

Mon cœur n’écoute rien du moment qu’on l’outrage.

Déchirer mon billet ! – Ah !

MARINETTE.

Vous avez raison.

LUCILE.

Le perfide ! l’ingrat !

MARINETTE.

C’est pure trahison.

Nous en tenons, madame ; et puis, prêtons l’oreille

Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille.

Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux,

Quand on sait qu’ils n’ont point d’avantage sur nous.

Marinette eut bon nez, quoi qu’on en puisse dire,

De ne permettre rien un soir qu’on voulait rire.

Quelqu’autre, sur l’espoir du matrimonium,

Aurait ouvert l’oreille à la tentation ;

Mais moi, nescio vos.

LUCILE.

Si, par un sort propice ;

Il revenait m’offrir sa vie en sacrifice,

Détester à mes pieds l’action d’aujourd’hui ;

Je te défends, surtout, de me parler pour lui,

Au contraire, je veux que ton zèle s’exprime

À me bien retracer la grandeur de son crime.

MARINETTE.

Vraiment, n’ayez pas peur, et laissez faire à nous ;

J’ai pour le moins autant de colère que vous ;

Et je serais plutôt fille toute ma vie,

Que mon gros traître aussi me redonnât envie.

Il vient, éloignons-nous bien vite, croyez-moi.

Opposons le mépris à la mauvaise foi.

 

 

Scène VI[9]

 

MARINETTE, LUCILE, GROS-RENÉ

 

GROS-RENÉ.

Ah madame, arrêtez ! écoutez-moi, de grâce ;

Mon maître se désole, et ce n’est pas grimace.

Le billet que voici vous apprendra pourquoi...

LUCILE, déchirant le billet.

Dis-lui que je fais cas de lui comme de toi.

MARINETTE.

Bien ! la bonne revanche !

GROS-RENÉ.

Et toi, dis, ma princesse,

À son exemple aussi feras-tu la tigresse ?

Voulez-vous envoyer deux amants au tombeau ?

MARINETTE.

Allez, retirez-vous, beau valet de carreau.

 

 

Scène VII

 

GROS-RENÉ, seul

 

Fort bien ! pour compléter cette illustre ambassade,

Il ne te manque plus qu’un peu de bastonnade.

 

 

Scène VIII

 

MASCARILLE

 

Bastonnade !veut-il insulter à mon dos ?

Il se remet en le voyant sortir.

Bon, pour me rassurer, il sort très à-propos,

Et je puis m’occuper de notre grande affaire.

Le ciel par fois seconde un projet téméraire.

Éraste, ce matin, m’a fait trop discourir ;

Le remède plus prompt où j’ai su recourir,

C’est de pousser ma pointe, et dire en diligence

À notre vieux patron toute la manigance.

Quelque chose de bon en pourra succéder,

Et les vieillards entre eux se pourront accorder.

C’est ce qu’on va tenter, et de la part du nôtre,

Sans perdre un seul moment, je m’en vais trouver l’autre.

 

 

Scène IX

 

ALBERT, MASCARILLE

 

ALBERT, dans la maison.

Qui frappe ?

MASCARILLE.

Ami.

ALBERT, sur sa porte.

Oh, oh, qui te peut amener,

Mascarille ?

MASCARILLE.

Je viens, monsieur, pour vous donner

Le bonjour.

ALBERT.

Ah, vraiment tu prends beaucoup de peine :

De tout mon cœur, bonjour.

Il s’en va.

MASCARILLE.

La réplique est soudaine.

Quel homme brusque !

Il frappe.

ALBERT.

Encor ?

MASCARILLE.

Vous n’avez pas oui,

Monsieur...

ALBERT

Ne m’as-tu pas donné le bonjour ?

MASCARILLE.

Oui.

ALBERT.

Eh bien, bon jour, te dis-je.

Il s’en va.

MASCARILLE l’arrête.

Oui ; mais je viens encore

Vous saluer au nom du seigneur Polidore.

ALBERT.

Ah, c’est un autre fait ! ton maître t’a chargé

De me saluer ?

MASCARILLE.

Oui.

ALBERT.

Je lui suis obligé ;

De plus, je lui souhaite une joie infinie.

Il s’en va.

MASCARILLE.

Cet homme est ennemi de la cérémonie.

Je n’ai pas achevé, monsieur, son compliment ;

Il voudrait vous prier d’une chose instamment.

ALBERT.

Eh bien, quand il voudra, je suis à son service.

Il s’en va.

MASCARILLE, l’arrêtant encore.

Attendez, et souffrez qu’en deux mots je finisse,

Il souhaite un moment pour vous entretenir

D’une affaire importante, et doit ici venir.

ALBERT, un peu ému.

Hé, quelle est-elle encor l’affaire qui t’oblige

À me vouloir parler ?

MASCARILLE.

Un grand secret, vous dis-je,

Qu’il vient de découvrir en ce même moment,

Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement.

J’ai dit, je me retire.

 

 

Scène X

 

ALBERT, seul

 

Ah, juste ciel ! je tremble !

Car enfin, nous avons peu de commerce ensemble.

De l’enfant supposé voudrait-il me parler ?

Quelque mystère affreux va-t-il se révéler,

Et ne serais-je pas le vrai père d’Ascagne ?

Que ne se montre-t-il, ce cruel Lamontagne !

Il m’a percé le cœur par son maudit billet :

Je désire et je crains d’éclaircir ce secret.

J’ai trop vécu d’un jour, s’il faut que l’infamie.

Ternisse désormais le reste de ma vie !

 

 

Scène XI

 

POLIDORE, ALBERT

 

POLIDORE, les quatre premiers vers sans voir. Albert.

S’être ainsi marié, sans qu’on en ait su rien !

Puisse cette action se terminer à bien !

Je ne sais qu’en attendre ; et je crains fort du père,

Et la grande richesse et la juste colère ;

Mais je l’aperçois seul.

ALBERT.

Ciel, Polidore vient !

POLIDORE.

Je tremble à l’aborder.

ALBERT.

La crainte me retient.

POLIDORE.

Ah ! par où débuter ?

ALBERT.

Quel sera mon langage !

POLIDORE.

Son âme est toute émue.

ALBERT.

Il change de visage.

POLIDORE.

Je ne le vois que trop au trouble de vos yeux ;

Vous savez le sujet qui m’amène en ces lieux.

ALBERT.

Hélas, oui !

POLIDORE.

La nouvelle a de quoi vous surprendre,

Et je n’eusse pas cru ce que je viens d’apprendre.

ALBERT.

Je dois rougir de honte et de confusion.

POLIDORE.

Je trouve condamnable une telle action.

Et je ne prétends pas excuser le coupable.

ALBERT.

Dieu fait miséricorde au pécheur misérable.

POLIDORE.

C’est ce qui doit par vous être considéré.

ALBERT.

Il faut être chrétien.

POLIDORE.

Rien n’est plus assuré.

ALBERT.

Grâce, au nom de Dieu, grâce, oh seigneur Polidore !

POLIDORE.

Ah, c’est moi qui de vous présentement l’implore !

ALBERT.

Afin de l’obtenir je me jette à genoux.

POLIDORE.

Je dois en cet état être plutôt que vous.

ALBERT.

Prenez quelque pitié de ma triste aventure.

POLIDORE.

Je suis le suppliant dans une telle injure.

ALBERT.

Vous me fendez le cœur avec cette bonté.

POLIDORE.

Vous me rendez confus par tant d’humilité.

ALBERT.

Pardon, encore un coup !

POLIDORE.

Hélas ! pardon, vous-même !

ALBERT.

J’ai de cette action une douleur extrême.

POLIDORE.

Et moi, j’en suis touché de même au dernier point.

ALBERT.

J’ose vous conjurer qu’elle n’éclate point.

POLIDORE.

Hélas, seigneur Albert, je ne veux autre chose !

ALBERT.

Conservons mon honneur.

POLIDORE.

Eh ! oui, je m’y dispose.

ALBERT.

Quant au bien qu’il faudra, vous-même en résoudrez.

POLIDORE.

Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez :

De tous ces intérêts je vous ferai le maître ;

Et je suis trop content si vous le pouvez être.

ALBERT.

Ah, quel homme de Dieu ! quel excès de douceur !

POLIDORE.

Quelle douceur, vous-même, après un tel malheur !

ALBERT.

Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères !

POLIDORE.

Le bon Dieu vous maintienne !

ALBERT.

Embrassons-nous en frères.

POLIDORE.

J’y consens de grand cour, et me réjouis fort

Que tout soit terminé par un heureux accord.

ALBERT.

J’en rends grâces au ciel.

POLIDORE.

Il ne vous faut rien feindre,

Votre ressentiment me donnait lieu de craindre ;

Et Lucile engagée en secret à mon fils,

Comme on vous voit puissant, et de biens et d’amis...

ALBERT.

Hé ! que me venez-vous conter là de Lucile ?

POLIDORE.

Soit, ne poursuivons pas un discours inutile.

Puisque la chose est faite, et que, selon mes vœux ;

Un esprit de douceur nous met d’accord tous deux,

Ne renouvelons rien, et réparons l’offense

Par la solennité d’une heureuse alliance.

ALBERT, à part.

Oh dieu ! quelle méprise, et qu’est-ce qu’il m’apprend !

Je rentre ici d’un trouble en un autre plus grand.

Tachons de m’éloigner ; je ne sais que répondre,

Et si je dis un mot, j’ai peur de me confondre.

POLIDORE.

À quoi pensez-vous là, seigneur Albert ?

ALBERT.

À rien. Remettons, je vous prie, à tantôt l’entretien.

Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.

 

 

Scène XII

 

POLIDORE, seul

 

Ah ! je lis dans son âme, et vois ce qui le presse.

À quoi que sa raison l’eût déjà disposé,

Son déplaisir n’est pas tout-à-fait apaisé.

La douleur trop contrainte aisément se redouble.

Voici mon jeune fou d’où nous vient tout ce trouble.

 

 

Scène XIII

 

POLIDORE, VALÈRE

 

POLIDORE.

Enfin, le beau mignon ! vos bons déportements

Troubleront les vieux ans d’un père à tous moments ;

Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles,

Et nous n’aurons jamais, autre chose aux oreilles.

VALÈRE.

Que fais-je tous les jours qui soit si criminel ?

Et mérite si fort le courroux paternel ?

POLIDORE.

Je suis un étrange homme, et d’une humeur terrible.

D’accuser un enfant si sage, si paisible !

Las ! il vit comme un saint ; toujours à la maison

Du matin jusqu’au soir il est en oraison !

Dire qu’il pervertit l’ordre de la nature,

Et fait du jour la nuit, oh la grande imposture !

Qu’il n’a considéré père, ni parenté

En vingt occasions : horrible fausseté !

Que de fraiche mémoire un furtif hyménée

À la fille d’Albert a joint sa destinée,

Sans craindre de la suite un désordre puissant ;

On le prend pour un autre, et le pauvre innocent

Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire.

Traître, que j’ai reçu du ciel pour mon martyre !

Te croiras-tu toujours ? et ne pourrai-je pas

Te voir être une fois sage ayant mon trépas ?

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

VALÈRE, seul

 

Il sait tout, mais par qui ? mon âme embarrassée

Ne voit que Mascarille où jeter ma pensée.

Il ne sera pas homme à m’en faire l’aveu :

Il faut user d’adresse, et me contraindre un peu

Dans ce juste courroux.

 

 

Scène XV

 

MASCARILLE, VALÈRE

 

VALÈRE, affectant l’air satisfait.

Mascarille, mon père

Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.

MASCARILLE, affectant l’air surpris.

Il la sait ?

VALÈRE.

Oui.

MASCARILLE.

D’où, diantre, a-t-il pu la savoir ?

VALÈRE.

Je ne vois pas sur qui ma conjecture asseoir ;

Mais enfin du succès cette affaire est suivie,

Mon père est apaisé, j’en ai l’âme ravie !

Non, il ne m’a pas dit un mot qui fût fâcheux ;

Il excuse ma faute, il approuve mes feux,

Et je voudrais savoir qui peut être capable

D’avoir su rendre ainsi son esprit si traitable.

Je ne puis exprimer l’aise que j’en reçois !

MASCARILLE.

Et que me diriez-vous, monsieur, si c’était moi

Qui vous eusse valu cette heureuse fortune ?

VALÈRE.

Bon ! bon ! tu voudrais bien ici m’en donner d’une.

MASCARILLE, s’applaudissant.

C’est moi, vous dis-je, moi, dont le patron le sait,

Et qui vous ai produit ce favorable effet.

VALÈRE.

Mais, là, sans te railler.

MASCARILLE.

Que le diable m’emporte

Si je fais raillerie, et s’il n’est de la sorte !

VALÈRE, mettant l’épée à la main.

Et qu’il m’entraîne, moi, si tout présentement

Tu n’en vas recevoir le juste châtiment.

MASCARILLE.

Ah, monsieur, doucement ! je défends la surprise.

VALÈRE.

C’est la fidélité que tu m’avais promise ?

Sans ma feinte, jamais tu n’eusses avoué

Le trait que j’ai bien cru que tu m’avais joué.

Traitre, de qui la langue à causer trop habile,

D’un père contre moi vient d’échauffer la bile,

Qui me perd tout-à-fait, il faut, sans discourir,

Que tu meures.

MASCARILLE.

Tout beau ; mon âme, pour mourir,

N’est pas en bon état. Daignez, je vous conjure,

Attendre le succès qu’aura cette aventure.

De quoi vous fâchez-vous, pourvu que vos souhaits

Se trouvent, par mes soins, pleinement satisfaits,

Et que je mette à fin la contrainte où vous êtes.

VALÈRE.

Et si tous ces discours ne sont que des sornettes ?

MASCARILLE.

Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer.

Mais enfin, mes projets pourront s’effectuer.

Dieu sera pour les siens ; et, content dans la suite,

Vous me remercierez de ma rare conduite.

VALÈRE.

Je suspends mon courroux ; mais à condition

Qu’à Lucile, avouant ton indiscrétion,

Tu ne lui laisseras nul soupçon sur ton maître.

Le jardin nous attend et la nuit va paraitre.

MASCARILLE, à part.

Euh, le maudit jardin !

VALÈRE.

Que regardes-tu là ?

MASCARILLE.

C’est qu’il sent le bâton, du côté que voilà.

VALÈRE.

Viens, lâche.

MASCARILLE.

Dites-moi, faudra-t-il s’introduire

En secret ?

VALÈRE.

Oui.

MASCARILLE.

Je crains, en ce cas, de vous nuire.

VALÈRE.

Et comment ?

MASCARILLE.

Une toux me tourmente à mourir,

Dont le bruit importun vous fera découvrir :

Il tousse.

De moment en moment... Vous voyez le supplice.

VALÈRE.

Ce mal te passera ; prends du jus de réglisse.

MASCARILLE.

Malheureux Mascarille, à quels maux aujourd’hui

Te vois-tu condamné pour les péchés d’autrui !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

ÉRASTE.

Malgré mon repentir, encore rebuté ?

GROS-RENÉ.

Jamais ambassadeur ne fut moins écouté.

À peine ai-je voulu lui porter la nouvelle

Du moment d’entretien que vous souhaitiez d’elle,

Qu’elle m’a répondu, tenant son quant à soi :

« Dis-lui que je fais cas de lui comme de toi ; »

Et déchirant l’écrit, après ce beau langage,

A suivi son chemin : puis, pour comble d’outrage,

La Marinette aussi, d’un dédaigneux museau,

Lâchant un, laisse-nous, beau valet de carreau

M’a planté là comme elle ; et mon sort et le vôtre

N’ont rien à se pouvoir reprocher l’un à l’autre.

ÉRASTE.

L’ingrate ! recevoir avec tant de fierté

Le prompt retour d’un cœur justement emporté !

Quoi ! le premier transport d’un amour qu’on abuse

Sous tant de vraisemblance, est indigne d’excuse !

De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard ?

Je n’ai pas attendu de serments de sa part ;

Et lorsque tout le monde encor ne sait qu’en croire,

Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire :

Mais puisqu’elle me livre à mon jaloux transport,

Et rejette de moi message, écrit, abord ;

Puisqu’elle me témoigne une froideur extrême ;

Puisqu’elle m’abandonne, il faut faire de même.

GROS-RENÉ.

Et moi de même aussi. Soyons tous deux fâchés,

Et mettons notre amour au rang des vieux péchés.

Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage,

Et lui faire sentir que l’on a du courage.

Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir.

Si nous avions l’esprit de nous faire valoir,

Les femmes n’auraient pas la parole si haute ;

Oh ! qu’elles nous sont bien fières par notre faute !

Je veux être pendu, si l’on ne les verrait

Sauter à notre cou plus qu’on ne le voudrait,

Si les empressements et les respects des hommes

Ne les gâtaient trop bien dans le siècle où nous sommes.

ÉRASTE.

Pour moi, par-dessus tout, son mépris me surprend ;

Et pour punir le sien par un autre aussi grand,

Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.

GROS-RENÉ.

Et moi, je ne veux plus m’embarrasser de femme ;

À toutes je renonce, et crois, en bonne foi,

Que vous feriez fort bien de faire comme moi.

Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître,

Un certain animal difficile à connaître,

Et de qui la nature est fort encline au mal :

Et comme un animal est toujours animal,

Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie

Durerait cent mille ans ; aussi, sans repartie,

La femme est toujours femme, et jamais ne sera

Que femme, tant qu’entier le monde durera.

D’où vient qu’un certain Grec dit que sa tête passe

Pour un sable mouvant ; car goûtez bien, de grâce,

Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts

Ainsi que la tête est comme le chef du corps,

Et que le corps sans chef est pire qu’une bête,

Si le chef n’est pas bien d’accord avec la tête,

Que tout ne soit pas bien réglé par le compas,

Nous voyons arriver de certains embarras ;

La partie animale alors veut prendre empire

Dessus la sensitive, et l’on voit que l’un tire

À dia, l’autre à hurhaut ; l’un demande du mou,

L’autre du dur ; enfin tout va sans savoir où ;

Pour montrer qu’ici bas, ainsi qu’on l’interprète,

La tête d’une femme est comme une girouette

Au haut d’une maison, qui tourne au premier vent :

C’est pourquoi le cousin Aristote souvent

La compare à la mer ; d’où vient qu’on dit qu’au monde

On ne peut rien trouver de si stable que l’onde.

Or, par comparaison, car la comparaison

Nous fait distinctement comprendre une raison ;

Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d’étude,

Une comparaison qu’une similitude.

Par comparaison donc, mon maître, comme on voit

Que la profonde mer, quand l’orage s’accroît,

Vient à se courroucer, le vent souffle et rayage,

Les flots contre les flots font un remue-ménage

Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonier,

Va tantôt à la caye, et tantôt au grenier :

Ainsi, quand une femme a la tête fantasque ;

On voit une tempête, en forme de bourrasque,

Qui veut compétiter, par de certains... propos,

Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots,

De... certaine façon, ainsi qu’un banc de sable...

Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable.

ÉRASTE.

C’est fort bien raisonner.

GROS-RENÉ.

Assez bien, dieu merci !

Mais je les vois, monsieur, qui passent par ici.

Tenez-vous ferme, au moins.

ÉRASTE.

Ne te mets pas en peine.

GROS-RENÉ.

J’ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaine.

 

 

Scène II

 

LUCILE, ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ

 

MARINETTE.

Je l’aperçois encor, mais ne vous rendez point.

LUCILE.

Ne me soupçonne pas d’être faible à ce point.

MARINETTE.

Il vient à nous.

ÉRASTE.

Non, non, ne croyez pas, madame,

Que je revienne encor vous parler de ma flamme.

C’en est fait ; je me veux guérir, et connais bien

Ce que de votre cœur a possédé le mien.

Un courroux si constant, pour l’ombre d’une offense,

M’a trop bien éclairé sur votre indifférence ;

Et je dois vous montrer que les traits du mépris

Sont sensibles, surtout aux généreux esprits.

Je l’avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres ;

Des charmes qu’ils n’ont point trouvés dans tous les autres,

Et le ravissement où j’étais de mes fers,

Les aurait préférés à des sceptres offerts.

Oui, mon amour pour vous, sans doute, était extrême ;

Je vivais tout en vous ; et, je l’avouerai même,

Affranchi des liens qui faisaient tout mon bien,

Il faudra me résoudre à n’aimer jamais rien.

Mais enfin, il n’importe ; et puisque votre haine

Tant de fois chasse un cœur que l’amour vous ramène

C’est la dernière ici des importunités

Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.

LUCILE.

Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière,

Monsieur, et m’épargner encore cette dernière.

ÉRASTE.

Hé bien, madame, hé bien, ils seront satisfaits.

Oui, je romps avec vous, et je romps pour jamais,

Puisque vous le voulez. Que je perde la vie

Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie.

LUCILE.

Tant mieux ; c’est m’obliger.

ÉRASTE.

Non, non, n’ayez pas peur

Que je fausse parole ; eussé-je un faible cœur

Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,

Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage

De me voir revenir.

LUCILE.

Ce serait bien en vain.

ÉRASTE.

Moi-même de cent coups je percerais mon sein,

Si j’avais jamais fait cette bassesse insigne

De vous revoir après ce traitement indigne.

LUCILE.

Soit ; n’en parlons donc plus.

ÉRASTE.

Oui, oui, n’en parlons plus ;

Et, pour trancher ici tous propos superflus,

Et vous donner, ingrate, une preuve certaine

Que je veux, sans retour, sortir de votre chaine,

Je ne veux rien garder, qui puisse retracer

Ce que de mon esprit il me faut effacer.

Voici votre portrait ; il présente à la vue

Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;

Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,

Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.

GROS-RENÉ.

Bon.

LUCILE.

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,

Voici le diamant que vous m’avez fait prendre.

MARINETTE.

Fort bien.

ÉRASTE.

Il est à vous encor ce bracelet.

LUCILE.

Et cette agathe à vous, qu’on fit mettre en cachet.

ÉRASTE lit.

« Vous m’aimez d’un amour extrême,

« Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci ;

« Si je n’aime Éraste de même,

« Au moins aimai-je fort qu’Éraste m’aime ainsi. »

Vous m’assuriez par-là d’agréer mon service ;

C’est une fausseté digne de ce supplice.

Il déchire la lettre.

LUCILE lit.

« J’ignore le destin de mon amour ardente

« Et jusqu’à quand je souffrirai :

« Mais je sais, o beauté charmante !

« Que toujours je vous aimerai. »

Voilà qui m’assurait à jamais de vos feux :

Et la main, et la lettre, ont menti toutes deux.

Elle déchire la lettre.

GROS-RENÉ.

Poussez.

LUCILE.

Elle est de vous. Suffit, même fortune.

MARINETTE, à Lucile.

Ferme.

LUCILE.

J’aurais regret d’en épargner aucune.

GROS-RENÉ, à Éraste.

N’ayez pas le dernier.

MARINETTE, à Lucile.

Tenez bon jusqu’au bout.

LUCILE.

Enfin voilà le reste.

ÉRASTE.

Et, grâce au ciel, c’est tout.

Je sois exterminé, si je ne tiens parole !

LUCILE.

Me confonde le ciel, si la mienne est frivole !

ÉRASTE.

Adieu donc.

LUCILE.

Adieu donc.

MARINETTE, à Lucile.

Voilà qui va des mieux.

GROS-RENÉ, à Éraste.

Vous triomphez.

MARINETTE, à Lucile.

Allons, ôtez-vous de ses yeux.

GROS-RENÉ, à Éraste.

Retirez-vous après cet effort de courage.

MARINETTE, à Lucile.

Qu’attendez-vous encor ?

GROS-RENÉ, à Éraste.

Que faut-il davantage ?

ÉRASTE.

Ah ! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien

Se fera regretter, et je le sais fort bien.

LUCILE.

Éraste, Éraste, un cœur, fait comme est fait le vôtre,

Se peut facilement réparer par un autre.

ÉRASTE.

Non, non, cherchez partout, vous n’en aurez jamais

De si passionné pour vous, je vous promets.

Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie ;

J’aurais tort d’en former encore quelqu’envie.

Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger,

Vous avez voulu rompre ; il n’y faut plus songer :

Mais personne, après moi, quoi qu’on vous fasse entendre

N’aura jamais pour vous de passion si tendre.

LUCILE.

Quand on aime les gens, on les traite autrement ;

On fait de leur personne un meilleur jugement.

ÉRASTE.

Quand on aime les gens, on peut de jalousie,

Sur beaucoup d’apparence, avoir l’âme saisie :

Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet

Se résoudre à les perdre ; et vous, vous l’avez fait.

LUCILE.

La pure jalousie est plus respectueuse.

ÉRASTE.

On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.

LUCILE.

Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé.

ÉRASTE.

Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.

LUCILE.

Hé, je crois que cela fort peu vous intéresse !

Je serais plus heureuse avec moins de faiblesse,

Et je... Mais laissons-là ces discours superflus :

Je ne dis pas quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE.

Pourquoi ?

LUCILE.

Par la raison que nous rompons ensemble,

Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.

ÉRASTE.

Nous rompons ?

LUCILE.

Oui vraiment ; quoi ! n’est-ce donc pas fait ?

ÉRASTE.

Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?

LUCILE.

Comme vous.

ÉRASTE.

Comme moi ?

LUCILE.

Sans doute. C’est faiblesse

De faire voir aux gens que leur perte nous blessé.

ÉRASTE.

Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.

LUCILE.

Moi ? point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu.

ÉRASTE.

Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

LUCILE.

Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.

ÉRASTE.

Mais, si mon cœur encor revoulait sa prison ;

Si, tout fâché qu’il est, il demandait pardon ?

LUCILE.

Non, non, n’en faites rien ; ma faiblesse est trop grande,

J’aurais peur d’accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE.

Ah ! vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,

Ni moi sur cette peur trop tôt le demander :

Consentez-y, madame, une flamme si belle

Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.

Je le demande enfin, me l’accordez-vous

Ce pardon obligeant ?

LUCILE.

Remmenez-moi chez nous.

 

 

Scène III

 

MARINETTE, GROS-RENÉ

 

MARINETTE.

Oh la lâche personne !

GROS-RENÉ.

Ah le faible courage !

MARINETTE.

J’en rougis de dépit.

GROS-RENÉ.

J’en suis gonflé de rage.

Ne t’imagine pas que je me rende ainsi.

MARINETTE.

Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.

GROS-RENÉ.

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

MARINETTE.

Tu nous prends pour une autre, et tu n’as pas affaire,

À ma sotte maîtresse. Voyez le beau museau,

Pour nous donner envie encore de sa peau !

Moi, j’aurais de l’amour pour ta chienne de face ?

Moi, je te chercherais ? ma foi, l’on t’en fricasse

Des filles comme nous.

GROS-RENÉ.

Oui, tu le prends par-là ?

Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà

Ton beau galant de neige, avec ta nonpareille

Il n’aura plus l’honneur d’être sur mon oreille.

MARINETTE.

Et toi, pour te montrer que tu m’es à mépris,

Voilà ton demi cent d’épingles de Paris,

Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.

GROS-RENÉ.

Tiens encor ton couteau, la pièce est riche et rare ;

Il te coûta six blancs lorsque tu m’en fis don.

MARINETTE.

Tiens tes ciseaux avec ta chaine de laiton.

GROS-RENÉ.

J’oubliais, d’avant-hier, ce morceau de fromage...

Il est, de ton amour, le doux et dernier gage.

Me voilà soulagé, je n’ai plus rien à toi.

MARINETTE.

Je n’ai point maintenant de tes lettres sur moi,

Mais j’en ferai du feu jusques à la dernière.

GROS-RENÉ.

Et des tiennes, tu sais ce que j’en saurai faire.

MARINETTE.

Prends garde à revenir jamais me reprier.

GROS-RENÉ.

Pour couper tout chemin à nous rapatrier,

Il faut rompre la paille. Une paille rompue

Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclue.

Ne fais point les doux yeux ; je veux être fâché.

MARINETTE.

Ne me lorgne pas, toi, j’ai l’esprit trop touché.

GROS-RENÉ.

Romps ; voilà le moyen de ne s’en plus dédire ;

Romps. Tu ris, bonne bête !

MARINETTE.

Oui, car tu me fais rire.

GROS-RENÉ.

La peste soit ton ris ; voilà tout mon courroux

Déjà dulcifié. Qu’en dis-tu ? romprons-nous,

Ou ne romprons-nous pas ?

MARINETTE.

Vois.

GROS-RENÉ.

Vois, toi.

MARINETTE.

Vois ; toi-même.

GROS-RENÉ.

Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?

MARINETTE.

Moi ? ce que tu voudras.

GROS-RENÉ.

Ce que tu voudras, toi ;

Dis.

MARINETTE.

Je ne dirai rien.

GROS-RENÉ.

Ni moi non plus.

MARINETTE.

Ni moi.

GROS-RENÉ.

Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace.

Touche, je te pardonne.

MARINETTE.

Et moi, je te fais grâce.

GROS-RENÉ.

Mon dieu ; qu’à tes appas je suis acoquiné !

MARINETTE.

Que Marinette est sotte après son Gros-René !

 

 

ACTE V[10]

 

Il est nuit, la scène est dans le jardin.

 

 

Scène première

 

LA TANTE, ASCAGNE

 

ASCAGNE se promène dans la plus profonde rêverie.

Qu’il peut être cruel pour moi, ce jour !

LA TANTE, avec malignité.

Beaucoup ! J’ai senti qu’il fallait porter le dernier coup.

Les deux pères étaient en grande conférence ;

Je leur ai fait de tout, entière confidence.

Alternativement, l’un l’autre ils se plaignaient ;

Alternativement, l’un l’autre ils s’accusaient.

Bien fin, de tout ceci qui percerait l’issue.

À part.

J’aime assez à la voir, embarrassée, émue.

ASCAGNE.

Quel état est le mien ! je vois en frémissant

Que mon sort se décide aujourd’hui.

LA TANTE.

Dans l’instant.

ASCAGNE.

Tout, d’un heureux succès me donnait l’assurance ;

Tout éloigne à présent la flatteuse espérance.

Je crois entendre Albert me reprocher l’erreur

Qui grava sur son front vingt ans de déshonneur ;

Polidore, invoquer contre moi la justice ;

Mon amant, m’accuser de ruse, d’avarice,

Et leur attribuer les élans de mon cœur.

Je vois enfin, je vois ma trop heureuse sœur

M’enlever à-la-fois, la tendresse d’un père,

Et l’estime publique, et l’amour de Valère.

Ah ! qu’ai-je fait ?

LA TANTE, toujours malignement.

Voilà raisonner comme il faut :

Mais ces réflexions devaient venir plutôt ;

Moi-même, je devais n’être pas si facile.

Le moindre accord me semble à présent difficile.

ASCAGNE.

Ne m’abandonnez pas à tout mon désespoir.

LA TANTE, feignant de rêver.

J’ai bien certain projet...

ASCAGNE.

En quel ?

LA TANTE.

Il faudrait voir

Si, sous un autre habit, te trouvant plus d’adresse ;

Tu n’aurais pas aussi... là... plus de hardiesse ?

Nos atours ne font pas la femme assurément ;

Mais chacun d’eux, je crois, renferme un talisman

Qui, charmant les regards de l’homme le plus sage,

Nous donne sur son cœur un bien grand avantage ;

Et nous le saisissons si naturellement !

Comme sans le vouloir... par instinct seulement ;

Il m’en souvient encor. – Chut.

ASCAGNE.

Si c’était Valère ?

Mon trouble s’accroit.

LA TANTE.

Vite... au talisman, ma chère.

 

 

Scène II

 

VALÈRE, MASCARILLE sur le mur

 

VALÈRE.

Je n’ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux.

Le soleil paraissait s’oublier dans les cieux.

MASCARILLE.

Il est à peine nuit, et si la lune brille,

C’en est fait de vos jours, de ceux de Mascarille ;

Songez...

VALÈRE, dans le jardin.

Quoi malheureux ? tu trahis mon secret ;

Tu fais plus, tu trahis celui d’un tendre objet

Qui m’avait confié son bonheur et sa gloire ;

Peut-être est-il en pleurs, infâme ! et tu peux croire

Que je ne tente pas et mille et mille efforts

Pour rassurer son cœur, pour réparer tes torts ?

MASCARILLE.

Allez, puisqu’il le faut, je ferai sentinelle ;

Et, comme hier au soir, je garderai l’échelle.

VALÈRE.

Non, tu la cacheras dans un de ces bosquets,

Et viendras avouer tes propos indiscrets.

MASCARILLE, après avoir passé l’échelle sur le mur, descend avec.

Les disgrâces souvent, sont du ciel révélées :

J’ai rêvé cette nuit de perles défilées

Et d’œufs cassés ; monsieur, un tel songe m’abat.

VALÈRE.

L’on vient.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, LUCILE, GROS-RENÉ, ouvrent le salon du rez-de-chaussée, ils éclairent par-là une grande partie du jardin, VALÈRE, MASCARILLE cachent l’échelle et sont dans l’obscurité

 

MASCARILLE, bas.

Votre rival...

À part.

Je crains quelque combat.

Il a l’air furieux.

VALÈRE.

Coquin, veux-tu me suivre.

MASCARILLE.

Eh, monsieur, mon cher maître, il est si doux de vivre !

On ne meurt qu’une fois ; et c’est pour si longtemps...

VALÈRE.

Paix : je vais t’assommer de coups, si je t’entends.

Éraste est-il instruit ? il querelle Lucile.

ÉRASTE, d’un air furieux, à Lucile.

Oui, je viens de le voir ; la feinte est inutile.

VALÈRE, à part à Mascarille.

Viens, donnons-lui le temps de le congédier.

Ils s’éloignent, les autres s’avancent.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, ÉRASTE, GROS-RENÉ

 

LUCILE.

Valère, dites-vous ?

ÉRASTE.

On ne peut me nier

Qu’il n’ait franchi le mur à l’aide d’une échelle.

LUCILE.

J’ignore...

ÉRASTE.

L’eût-il osé sans votre ordre, infidèle ?

Que n’ai-je cru tantôt...

LUCILE, fièrement.

Éraste, songez-vous

Que je puis excuser un mouvement jaloux,

Mais que je ne sais point pardonner une injure.

Éraste, pensez-y...

ÉRASTE.

Je me contiens...

À part, à demi-voix.

parjure...

LUCILE, avec humeur.

Toujours querelleur.

ÉRASTE.

Moi ? je ne querelle pas.

Mais, madame, daignez, en acceptant mon bras,

Parcourir ces bosquets, nous trouverons Valère ;

Peut-être voudra-t-il m’avouer un mystère

Qu’on m’a confusément démêlé ce matin.

LUCILE, souriant.

Vous êtes un grand fou.

ÉRASTE.

Vous résistez en vain.

LUCILE.

Il faut avoir pitié du trouble de votre âme ;

Éloignez-vous.

ÉRASTE.

Non, non, n’y comptez pas, madame.

LUCILE.

Si Valère est ici, tant mieux ; dès aujourd’hui

Il saura que je romps tout commerce avec lui.

ÉRASTE.

Je puis être présent.

LUCILE.

Pourquoi vous compromettre ?

Éloignez-vous, vous dis-je, et tout doit vous promettre

Que je vous vengerai d’un rival insolent ;

Ses lâches procédés en sont un sûr garant.

ÉRASTE.

Vous me le promettez ?

LUCILE.

Il y va de ma gloire.

ÉRASTE, bas à Gros-René.

Écoutons... que je sache au moins qui je dois croire.

Ils feignent de s’éloigner, et se cachent.

 

 

Scène V

 

LUCILE, VALÈRE, MASCARILLE

 

VALÈRE, à Mascarille.

La voilà seule en fin, tombons à ses genoux.

MASCARILLE.

Pour tout gâter peut-être.

VALÈRE.

Elle a l’air en courroux.

LUCILE, avec fierté, apercevant Valère.

Sachons un peu, monsieur, quelle belle saillie

Fait ce conte galant, qu’aujourd’hui l’on publie ?

VALÈRE.

Pardon, charmant objet, un valet a parlé,

Et j’ai vu, malgré moi, notre hymen révélé.

LUCILE.

Notre hymen, dites-vous ?

ÉRASTE, caché et à part.

Dieux !

VALÈRE.

On sait tout, Lucile ;

Et vouloir déguiser est un soin inutile.

LUCILE.

Quoi ! l’ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?

VALÈRE.

C’est un bien qui me doit faire mille jaloux :

Mais j’impute bien moins ce bonheur de ma flamme

À l’ardeur de vos feux, qu’aux bontés de votre âme.

Je sens que vous avez sujet de vous fâcher,

Que c’était un secret que vous vouliez cacher,

Mais ce coquin, bravant votre expresse défense,

A fait de mon amour l’entière confidence

À mon père.

MASCARILLE.

C’est moi ; le grand mal que voilà !

LUCILE.

Est-il une imposture égale à celle-là ?

ÉRASTE, caché, à Gros-René.

Montrons-nous.

GROS-RENÉ.

Un instant.

MASCARILLE.

Eh ! madame, de grâce,

À quoi bon maintenant toute cette grimace ?

Quelle est votre pensée ? et quel bourru transport

Contre vos propres vœux, vous fait roidir si fort ?

Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte

À faire un libre aveu de l’amour qui vous dompte ;

Mais s’il vous a fait prendre un peu de liberté,

Publiez votre hymen et tout est rajusté.

L’on peut bien vous blâmer tant soit peu ; mais, en somme,

Le mal n’est pas si grand que de tuer un homme[11].

LUCILE.

Ah ! c’est trop endurer d’un impudent valet.

MASCARILLE.

Je crois qu’elle me vient de donner un soufflet.

Que maudit soit l’amour, et les filles maudites

Qui s’en laissent conter, puis font les chattemites !

ÉRASTE, caché, bas à Gros-René.

Tu l’entends.

GROS-RENÉ

Oui, monsieur.

ÉRASTE.

Il faut enfin parler.

GROS-RENÉ.

Je ne vous retiens plus.

VALÈRE.

Pourquoi dissimuler ?

ÉRASTE.

Elle n’osera pas soutenir ma présence.

VALÈRE.

Nous sommes seuls...

MASCARILLE.

Bon, seuls ; votre rival s’avance.

VALÈRE, bas à Lucile, apercevant Éraste.

Ah ! voilà la raison, je ne le voyais point.

LUCILE.

Quoi ! vous croyez ?

ÉRASTE, se montrant avec un dépit étouffé.

J’ai tout oui de point ‘en point.

C’est ma faute après tout... devais-je me permettre ?...

Vous me l’aviez bien dit, pourquoi vous compromettre ?

Madame, en vérité, rien n’était plus, galant.

LUCILE.

Quoi ! vous croyez aussi ?

ÉRASTE, à Valère.

Rien qu’un mot seulement.

Ce que vous avez dit...

VALÈRE, très positivement.

D’honneur ! est véritable.

À Lucile.

Convenez-en, de grâce, et devenez traitable.

LUCILE, furieuse.

Quel front !

ÉRASTE, à Valère.

Lucile enfin vous a donné sa foi ?

VALÈRE.

Oui. Soyez généreux, et félicitez-moi.

À minuit...

LUCILE.

L’imposteur ! en ma présence même !

Croyez-vous m’obtenir par ce vil stratagème ?

Oh ! le plaisant amant, dont la galante ardeur

Veut blesser mon honneur au défaut de mon cœur ;

Et pense que mon père, ému par un faux conte,

Appuiera l’insolent qui me couvre de honte.

Quand tout contribuerait à votre passion,

Mon père, le destin, mon inclination ;

On me verrait combattre, en ma juste colère,

Mon inclination, le destin et mon père ;

Perdre même le jour, plutôt que de m’unir

À qui, par ce moyen, aurait cru m’obtenir.

Allez, si je pouvais, sans blesser la décence,

M’emporter contre vous à quelque violence,

Je vous apprendrais bien à me traiter ainsi.

ÉRASTE, incertain.

Cruelle ! de mon sort ne puis-je être éclairci ?

VALÈRE, toujours plus positivement.

Vous allez l’être. –

À Lucile.

Et vous qu’un amour pur outrage,

Votre déloyauté pour toujours me dégage.

Je n’écoute plus rien, mon respect est à bout.

À dévoiler vos torts ; mon dépit se résout :

Et pour punir un trait de perfidie étrange,

Il faut que mon amour publiquement se venge.

Rendez-moi cet anneau ce garant de ma foi.

ÉRASTE, vivement.

Un anneau, dites-vous ?

LUCILE.

Que j’ai reçu ?

VALÈRE.

De moi.

En jurant, par l’amour, de me chérir sans cesse ;

En jurant d’oublier Éraste et sa tendresse.

ÉRASTE, anéanti.

L’ingrate, sans effort, a rempli le serment.

LUCILE.

Peut-on se voir traiter aussi cruellement !

Lâches ! qui ne voulez qu’offenser une femme ;

Disputez-vous l’honneur de déchirer son âme.

Pour ce noble combat, il est un digne prix.

Et je m’acquitterai par le plus froid mépris.

Mais faisons éclater d’abord mon innocence.

Ma tante est un témoin, la voici qui s’avance.

VALÈRE.

Tant mieux.

ÉRASTE.

Eh ! par pitié pour moi, pour votre honneur,

Confondez donc Valère, et rassurez mon cœur.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, VALÈRE, MASCARILLE, LA TANTE

 

LA TANTE.

Qu’est-ce, mes chers enfants ? vous voilà bien paisibles !

En quoi ! vous n’ayez plus de ces scènes risibles,

De ces dépits jaloux qui m’amusaient si bien :

Ne vous aimez-vous plus ? vous ne répondez rien.

LUCILE.

Vous me voyez outrée !

LA TANTE.

Oh ! c’est une autre affaire.

ÉRASTE.

Moi, je suis furieux !

VALÈRE.

Et moi d’une colère...

LA TANTE.

Bon ! voilà qui promet du mouvement, du bruit.

Voyons.

LUCILE, à sa Tante.

N’est-il pas vrai qu’hier, avant minuit,

Chez moi j’étais rentrée ?

LA TANTE.

Oui, c’est très véritable.

LUCILE, enchantée, à Valère.

Voilà, par conséquent, qui détruit votre fable.

VALÈRE, à la Tante.

N’est-il pas vrai qu’hier, à minuit environ,

Vous vîntes sans flambeau, là, dans ce pavillon ?

LA TANTE, finement.

Par curiosité.

VALÈRE.

Que vous fûtes surprise,

À ce qu’il me parut, de voir la place prise ?

LA TANTE, gaiement.

Quelqu’un que je connais fut plus surpris que moi.

Oh ça ! voyons, faut-il parler de bonne foi ?

Faut-il vous dévoiler en entier ce mystère ?

ÉRASTE.

J’ose vous en prier.

LUCILE.

Moi, si je vous suis chère,

Je l’exige de vous.

VALÈRE.

Je vous en prie aussi.

LA TANTE.

Dans le plus grand détail, je puis conter ceci.

Hier, au pavillon, je faisais sentinelle.

J’entends que près du mur on applique une échelle ;

Un fripon de valet en descend doucement ;

Bientôt il est suivi par un fripon d’amant

Qui grimpe à ce balcon à l’aide du treillage.

D’une foi mutuelle une bague est le gage :

J’arrive en ce moment, je me mets à crier,

Zeste ! l’amant s’enfuit par le même espalier.

VALÈRE.

C’est la vérité pure.

LUCILE, avec impatience.

Eh, de grâce, ma tante,

Laissez-là cet amant, et nommez-nous l’amante !

LA TANTE.

L’amante était ma nièce.

LUCILE, anéantie.

Ah, quel comble d’horreur !

LA TANTE.

Point ; je vois maintenant tout cela sans humeur ;

Les pères sont d’accord, la noce va se faire.

VALÈRE.

Non, non, ne comptez plus, madame, sur Valère :

Mon cœur est déchiré d’un trop sensible affront !

LA TANTE.

Ascagne saura bien vous mettre à la raison.

À Éraste.

À tout événement, Éraste plus docile,

Se fera moins prier pour épouser Lucile.

ÉRASTE, furieux.

Quoi ! cette lâcheté ferait rougir mon front ?

LA TANTE.

Ascagne saura bien vous mettre à la raison.

LUCILE.

Je ne sais où ma tante a pris la calomnie

Dont elle vient noircir si lestement ma vie ;

Mais vous êtes si vils maintenant à mes yeux,

Que quand je serais même un objet odieux,

Je croirais m’abaisser en régnant sur votre âme :

Monstres ! votre conduite est lâche autant qu’infâme.

LA TANTE.

Bien !

ÉRASTE.

Volage !

LA TANTE, à Valère.

À merveille ! à vous.

VALÈRE.

Perfide !

LA TANTE.

Bon !

Ascagne vous mettra tous trois à la raison.

Elle sort.

VALÈRE.

Je le plains de défendre une sœur criminelle.

 

 

Scène VII

 

ÉRASTE, LUCILE, VALÈRE, MASCARILLÉ, GROS-RENÉ, POLIDORE et ALBERT qui entrent en se faisant des signes d’intelligence, et feignent d’être fâchés

 

POLIDORE.

Un combat, seul à seul, doit vider la querelle.

ALBERT.

L’on ne sait pas encor que l’étrange garçon

Est Ascagne.

POLIDORE.

De tout on lui fera raison.

Pourquoi ne suis-je plus à la fleur de cet âge,

Où maint et maint défi signalait mon courage !

Dans le champ où jadis je me fis un renom,

Mon cher fils, c’est à toi de soutenir mon nom.

MASCARILLE.

Père dénaturé !

VALÈRE.

Ces sentiments, mon père,

Sont d’un homme d’honneur, et je vous en révère.

De tout ce grand courroux enfin voyons l’effet.

 

 

Scène VIII

 

TOUS LES ACTEURS, ASCAGNE en femme et conduite par la Tante

 

ASCAGNE.

Non, Ascagne n’est pas si méchant qu’on le fait.

ÉRASTE

Une femme !

LUCILE.

Que vois-je !

VALÈRE.

Oh dieu ! par quelle adresse ?

ASCAGNE.

Vous allez voir plutôt éclater ma faiblesse ;

Connaître que le ciel qui dispose de nous,

Ne me fit pas un cœur pour tenir contre vous ;

Et qu’il vous réservait pour victoire facile ;

De finir le destin du frère de Lucile.

VALÈRE.

Quoi ! madame, c’est vous qui l’autre jour au bal,

Hier à ce balcon ?...

LA TANTE.

Par un trait sans égal,

Montrant Lucile.

Vous a vengé des torts d’une belle inhumaine.

ASCAGNE, montrant l’anneau.

Vous en voyez, Valère, une preuve certaine.

VALÈRE.

Par quel heureux détour ?...

LA TANTE.

Il était délicat.

ALBERT, à Polidore.

En l’admirant, il craint encor moins ce combat

Qui peut seul envers nous réparer son offense,

Et pour qui les édits n’ont pas fait de défense.

POLIDORE.

Un tel événement rend tes esprits confus ;

Mais en vain tu voudrais balancer là-dessus.

VALÈRE.

Non, non, je ne veux pas songer à me défendre ;

Et si cette aventure a de quoi me surprendre,

La surprise me flatte, et je me sens saisir

De surprise à la fois d’amour et de plaisir.

ASCAGNE.

Pardon, ma sœur, pardon ! mais j’adorais Valère ;

À l’amante d’Éraste il n’avait pas su plaire :

J’ai pris pour moi le bien dont vous ne vouliez point.

ÉRASTE, avec repentir.

Ah, Lucile ! mon âme est confuse à tel point...

LUCILE.

Mais... voilà bien des torts que mon cœur vous pardonne.

ASCAGNE.

Faites grâce à tous deux.

LUCILE, tend la main à Éraste et embrasse Ascagne.

Allons ; je suis trop bonne !

Puis-je savoir pourquoi votre déguisement ?

ALBERT.

Nous vous expliquerons cette énigme en signant :

Livrons-nous au plaisir d’un double mariage.

Fausse sortie.

LA TANTE.

Attendez... il nous reste un sujet de carnage.

Voilà bien à tous deux votre amour couronné.

Mais de son Mascarille et de son Gros-René,

Par qui doit Marinette être ici possédée,

Il faut que par le sang l’affaire soit vidée.

MASCARILLE.

Nenni, nenni, mon sang dans mon corps sied trop bien.

Qu’il l’épouse en repos, cela ne me fait rien ;

De l’humeur dont je sais la chère Marinette,

L’hymen ne ferme pas l’oreille à la fleurette.

GROS-RENÉ.

Oh ! je ferai beau bruit !

MASCARILLE.

Eh, mon dieu ! tu feras

Comme les autres font, et tu t’adouciras.

Ces gens, avant l’hymen, si fâcheux, si caustiques,

Dégénèrent souvent en maris pacifiques.


[1] J’ai substitué ce rôle à celui de la confidente d’Ascagne qui, dans l’ancien Dépit amoureux, ne prend aucune part å l’action.

[2] Pendant dix ans au moins ; et cependant, curieux de connaître l’effet que produirait mon ouvrage sur quelques acteurs consultés séparément, je l’ai confié à Mme Bellecour, à Mlle Joly, à Dazincourt, qui tous m’ont dit, comme s’ils s’étaient concertés : « En lisant votre manuscrit, en y retrouvant sans cesse Molière on oublie que le sujet ait été traité différemment. »

La dernière fois que l’ouvrage fut lu au théâtre de la République, (il y a près de six ans) en présence de Grandménil, de Dugazon, le dernier s’écria : « Il faut être juste, la pièce est supérieurement bien rétablie en cinq actes ; nous n’avons pas à faire de grands frais de mémoire, encore moins de décorations : il faut la jouer tout de suite, il n’est pas même nécessaire d’en enregistrer la réception, c’est toujours la comédie de Molière. »

Vous dites vrai, Dugazon, c’est toujours le tableau du maître, l’écolier n’a fait que le transporter respectueusement sur une autre toile, et je suis trop flatté si quelques connaisseurs disent. Il a voulu servir l’art qu’il idolâtre, il a voulu rendre hommage à l’homme immortel qui en fixa les beautés.

[3] Cette tirade est dans la première scène, acte 2, de l’ancien Dépit amoureux ; Molière y dit :

Dans ma bouche une nuit cet amant trop aimable

Une déclaration risquée sous le masque m’a paru plus décente que faite à la faveur de l’obscurité.

[4] Cette scène qui me sert si bien pour l’exposition, est la première acte 5, de l’ancien Dépit amoureux.

[5] Dans l’ancien Dépit amoureux, il n’est question de cet hymen secret qu’en récit, et cet hymen est invraisemblable.

[6] À l’exception, comme je l’ai noté, de l’entretien si comique, que Mascarille suppose avoir avec son maître, et de la déclaration qu’Ascagne a faite dans la nuit à Valère, ce premier acte est en entier de moi.

[7] Dans l’ancien Dépit amoureux il est le premier.

[8] Peuple de la Campanie dont les poètes ont fait des anthropophages.

[9] Ici Molière a une scène très plaisante entre Albert et Métaphraste ; mais je l’ai supprimée, étant inutile à l’action de la pièce, et finissant d’une manière trop burlesque pour nos jours.

[10] Cet acte est de moi à l’exception de plusieurs vers recueillis çà et là dans toute la pièce de Molière.

[11] Dans l’ancien Dépit Amoureux, acte 3, scène 9, Mascarille tient à Lucile ces propos insultants en présence d’Albert. Il m’a paru qu’il était trop pénible pour un père de les écouter ; et qu’il serait plus comique de les faire entendre par un amant jaloux. J’ai aussi supprimé

Connais-tu bien grimpant, le bourreau de la ville, etc. etc. etc.

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