Le Départ des comédiens (Charles DUFRESNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens Italiens du Roi, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 24 août 1694.

 

Personnages

 

ARLEQUIN

OCTAVE

LÉANDRE

LE DOCTEUR

MEZZETIN

COLOMBINE

MARINETTE

PIERRO.

PASQUARIEL

UNE CHANTEUSE

PLUSIEURS GAGISTES

 

La Scène est dans l’hôtel de Bourgogne.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN seul, affligé et pensif, se promène ; et puis dit parlant au parterre

 

Le théâtre représente une solitude.

Déserts, affreux déserts, sombres loges, parterre,

Balcons inhabités, théâtre solitaire ;

Et vous fidèles bancs, qui seuls depuis six mois,

Demeurez attentifs à nos comiques voix ;

Je viens vous raconter les malheurs de ma bourse.

De ces malheurs, hélas ! Le printemps est la source.

Le cruel mois de Mai, qui devrait tous les ans

Fournir nos coquettes d’amants,

Les effarouche et les écarte :

Il n’est officier qui ne parte.

Ô renouveau fatal, qui fais couler nos pleurs !

Pendant qu’on voit briller les parterres de fleurs,

Le nôtre languissant, ne pousse

Que des chardons et de la mousse.

Oui, le printemps qui vient peupler les arbrisseaux

De mille différents oiseaux,

Dépeuple de plumets, théâtres et ruelles,

Et fait nicher les hirondelles

Tranquillement dans nos plafonds.

On voit reverdir les buissons,

Et sécher sur pied les grisettes.

Le printemps vient enfin désoler nos cassettes.

À ce mot, mon cœur se saisit.

Déjà vox faucibus haesit.

Qu’êtes-vous devenus, jeunes foudres de guerre,

Qui triomphiez jadis dans ce vaste parterre ?

Hélas ! Je n’y vois plus

Ce doux flux et reflux

De têtes ondoyantes,

Qui rend en plein hiver nos moissons abondantes,

Quand le troupeau guerrier et terrestre et marin,

Vient piétiner notre terrain ;

En y semant quelques paroles,

Nous recueillons force pistoles.

À présent nous semons dans la concavité.

Notre voix n’y produit qu’un écho répété ;

Écho fatal, qui va jusques dans nos marmites

Prouver le vide aux parasites.

Je le prouverais au Docteur entêté,

Que ma bourse est vide en été.

Depuis six mois entiers, à peine le dimanche

Arlequin tire-t-il les frais de son éclanche.

Aussi faute d’émolument

On voit que le relâchement

Se met dans la troupe comique :

Mezzetin s’en va voyager,

Le docteur quitte la boutique,

Pasquariel nous fait enrager ;

Octave fait l’amour, et Cinthe a la colique :

Notre caissier s’endort en faisant la recette,

Et le portier lit la gazette.

 

 

Scène II

 

COLOMBINE, ARLEQUIN

 

COLOMBINE.

À quoi diantre s’amuse Arlequin, pendant que la troupe tient conseil sur les affaires présentes ?

ARLEQUIN.

Je racontais nos malheurs aux échos et aux bois d’alentour.

COLOMBINE.

Tu ferais bien mieux de chercher quelque remède à nos maux.

ARLEQUIN.

Hélas ! Nous sommes les malades, et voilà les médecins...

Montrant le parterre.

Il n’y a que la quantité de médecins qui puisse guérir notre maladie.

COLOMBINE.

Nous prendrions notre mal en patience, si nous pouvions avoir ici tous les jours une consultation de cinq à six cents médecins.

ARLEQUIN.

Oh, ces médecins-là ne sont pas si âpres aux consultations, que ceux de la faculté.

COLOMBINE.

J’en sais bien la raison : c’est qu’on donne de l’argent à ceux-là ; et ceux-ci au contraire payent à la porte le droit de dire leur avis.

ARLEQUIN.

C’est pour cela qu’ils le disent si librement.

COLOMBINE.

Mon pauvre Arlequin, puisque la saison de l’été est si contraire au tempérament des comédiens, puisque nous sommes desséchés, atténués, languissants, agonisants ; en un mot puisque nous sommes abandonnés des médecins, il faut tirer le rideau, c’est-à-dire fermer notre théâtre, et prendre congé de la compagnie.

ARLEQUIN.

Avant que de mourir, nous avons encore l’émétique, et la petite bagatelle que nous jouons sera peut-être un émétique salutaire.

COLOMBINE.

Bagatelle. L’émétique le plus fin n’a point de vertu en automne. En un mot, il faut quitter le jeu quand il ne vaut pas la chandelle.

ARLEQUIN.

Elle a raison : cette diable de chandelle brûle toujours, il n’y a qu’à l’éteindre.

Il veut éteindre les chandelles.

COLOMBINE, l’arrêtant.

Doucement. Ce n’est pas que, si on jouait la comédie à l’aveuglette, cela nous ferait peut-être venir plus de monde.

ARLEQUIN.

Je le crois. L’auditeur a plus d’attention quand il ne voit goutte.

COLOMBINE.

Oui, mais j’aurais peur qu’on ne fût si recueilli dans les loges, que l’attention ne passât pas les barreaux. Finissons la plaisanterie. Tous nos acteurs sont résolus de quitter la comédie, et de faire valoir chacun leur petit talent en particulier. Ils vont tous passet en revue devant toi, afin que tu choisisses avec qui tu veux t’associer.

Elle s’en va.

ARLEQUIN, seul.

La revue ne sera pas complète ; car nous avons bien des déserteurs.

 

 

Scène III

 

TOUS LES COMÉDIENS, TOUS LES GAGISTES

 

Les violons jouent une marche. Tous les comédiens viennent sur le théâtre, et tous les gagistes aussi, marquant chacun son caractère. Ils se séparent en deux colonnes, après quoi Léandre chante sur l’air de la marche.

LÉANDRE, chante.

Fasse son métier qui le saura.

Jeune fille trop sévère,

Honteux gascon, normand sincère

Jamais ne réussira.

Fasse son métier qui le saura.

La joueuse qui s’acquitte,

Le guerrier qui plaidera,

Laide guenon qui sollicite,

Jamais ne réussira.

Fasse son métier qui le saura. (bis)

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, LÉANDRE

 

ARLEQUIN.

Hé bien, quel parti avez-vous pris, monsieur Léandre ?

LÉANDRE.

Pour moi, je crois qu’il est bon que chacun s’en tienne au métier de ses pères, quoi qu’en disent nos guerriers bourgeois. Tu sais que dans notre famille nous sommes tous amoureux de père en fils, et comme j’excelle à ce métier-là, je vais montrer en ville à faire l’amour méthodiquement.

ARLEQUIN.

Fi ! Il n’y a que la canaille qui s’amuse à faire l’amour. Les grands seigneurs l’achètent tout fait.

LÉANDRE.

Je sais qu’à présent l’amour est moins un métier qu’une marchandise ; mais enfin, il faut toujours de l’art pour tromper une jeune innocente avec de faux serments : pour fasciner les yeux d’une mère, en la mettant de toutes les parties de plaisir : pour donner le change à un rival, et gagner l’amitié et la confidence des maris qui ont de jolies femmes.

ARLEQUIN.

Ma foi, on n’a pas besoin de leçons pour tout cela, et où l’art manque, on a recours à la nature.

LÉANDRE.

Pauvre Arlequin, tu verras que nous aurons des écolières, si tu veux t’associer avec moi.

ARLEQUIN.

Hé mais... Je le veux bien, moi, à condition que vous composerez les règles, et moi je les exercerai ; quand les écolières en vaudront la peine, vous donnerez les premières leçons, et je donnerai les dernières.

LÉANDRE.

Je vois bien que tu es un ignorant. Quand les premières leçons sont bonnes, les dernières en dépendent.

ARLEQUIN.

Ho, point, point ; chacun a son talent auprès des dames. Celui-ci prélude galamment, celui-là entre en matière, l’autre en sort avec honneur. Les petits abbés, par exemple, sont admirables pour ébaucher une conversation galante : mais vivent les officiers pour donner la dernière main.

LÉANDRE.

Je vois bien que tu as de bons principes, et si tu veux t’associer avec moi, nous ferons bien valoir le commerce.

ARLEQUIN.

Ma foi non. Dans le commerce de tendresse les associés ne s’accordent guères, et chacun fait sa main de son côté, sans rien rapporter à la masse.

Léandre s’en va.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, LE DOCTEUR, UNE CHANTEUSE

 

ARLEQUIN, au Docteur.

Pour vous, monsieur, on dit que vous allez vivre de vos rentes. Je voudrais bien m’associer avec vous, j’ai du talent pour cela : mais il est défendu à un comédien italien de se reposer avant l’âge de six vingt ans ; et ce n’est que par tolérance que Scaramouche s’est retiré à quatre-vingt-quatorze.

À la Chanteuse.

Et vous, mademoiselle, qu’allez-vous devenir ?

LA CHANTEUSE, chante.

Quand une fille,

Jeune et gentille,

Voudra,

Bientôt elle parviendra ;

J’en connais une,

Que la fortune

Jusques aux cieux élèvera,

Dans un nuage, à l’opéra.

ARLEQUIN.

Oui, mais ces sortes d’élévations-là sont sujettes à d’étranges malheurs : qu’une corde manque, voilà la fortune par terre.

Le Docteur et la Chanteuse se retirent.

 

 

Scène VI

 

COLOMBINE, PIERROT, ARLEQUIN au milieu

 

COLOMBINE, à part.

Les affaires de la troupe ne vont pas trop bien : mais heureusement j’ai du talent d’ailleurs.

PIERROT, à part.

Que la comédie aille comme elle pourra, pour moi je serai toujours recherché des femmes pour mon bel esprit.

COLOMBINE.

Une fille qui a du service, se tire toujours d’affaires dans le monde.

PIERROT.

Un homme qui a de l’entremetture et de l’entregent, ne saurait manquer de rien.

COLOMBINE.

Arlequin, j’ai trouvé une bonne condition, veux-tu en être de moitié ?

ARLEQUIN.

Selon.

PIERROT.

Je m’en vais servir dans une bonne maison, je te veux faire mon aide de camp.

ARLEQUIN.

Nous verrons.

COLOMBINE.

Je suis reçue fille de chambre.

PIERROT.

Et moi valet d’antichambre.

COLOMBINE.

Chez une femme.

ARLEQUIN.

Fi ! Une femme servir une femme. Il n’y a point de contraste là-dedans.

PIERROT.

Et moi chez une femme.

ARLEQUIN.

Fort bien cela.

COLOMBINE.

C’est une bourgeoise de la rue Saint-Denis.

PIERROT.

C’est une bourgeoise de la rue Saint-Denis aussi la mienne.

COLOMBINE.

On l’appelle madame la marquise d’Argent-filé.

PIERROT.

D’Argent-filé ? C’est justement la mienne.

COLOMBINE.

Comment maraud, tu vas sur mes brisées ?

PIERROT.

C’est toi qui vas sur mon marché.

COLOMBINE, voulant se jeter sur lui.

Tu es un flagorneur.

PIERROT, voulant la repousser.

Tu es une chercheuse...

ARLEQUIN, en les arrêtant.

Là, là, là, doucement.

PIERROT.

Madame la marquise m’a choisi à la mine, et elle m’a distingué par la propre personne.

COLOMBINE.

Et moi, j’y suis entrée de la main d’un joli homme.

ARLEQUIN.

Hé bien, vous la servirez tous deux. C’est ton avantage, Colombine : et quand une dame a un valet de chambre, le service se fait mieux : la maîtresse est toujours de bonne humeur, et la fille de chambre est moins grondée.

PIERROT.

Oui-da, il y a moyen de s’accommoder, aussi bien tu es délicate et fluette, tu ne peux pas tout faire : et je servirai, moi, pour la grosse besogne.

COLOMBINE.

Tu serviras donc à la cuisine ?

PIERROT.

Oh, il n’y a point de cuisine chez cette marquise-là.

ARLEQUIN.

C’est-à-dire que chacun porte son plat, et qu’on fait tout cuire en ville.

PIERROT.

J’aurais envie d’être portier, j’ai étudié pour cela : car un jour dans notre village, il me prit de quitter la robe pour l’épée ; j’étais bedeau, je me fis suisse.

COLOMBINE.

Si tu étais portier, tu emporterais tout le profit ; la porte d’une coquette est aussi lucrative que celle d’un juge.

ARLEQUIN.

Vous pouvez partager l’emploi ; car chez les coquettes il doit toujours y avoir deux portes et deux escaliers. Pendant que l’un entre par celle-ci, l’autre sort par celle-là.

COLOMBINE.

Mais le profit n’est pas égal : car celui qui entre, et qui meurt d’envie de voir Madame, paye grassement ; mais celui qui sort, voudrait souvent retenir ce qu’il a donné en entrant.

ARLEQUIN.

Cela est vrai. Tel donne en entrant chez une coquette, qui aurait besoin qu’on lui donnât en sortant.

COLOMBINE.

Il n’y a qu’un mot qui serve. Si tu veux, nous partagerons les profits et le service. Je présiderai aux conversations secrètes ; toi, tu porteras les billets. Je veillerai le jour...

PIERROT.

Je dormirai la nuit.

COLOMBINE.

J’aurai le profit du jeu, et toi tu fourniras les cartes. Pour ce qui est des habits, je prendrai les jupes, et tu garderas les manteaux.

PIERROT.

Je le veux bien.

Pierrot et Colombine se retirent.

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, OCTAVE, se promenant en rêvant

 

ARLEQUIN.

Et vous monsieur le mystérieux, méditez-vous quelque chose d’utile pour votre fortune ? Que prétendez-vous faire pour vous enrichir ?

OCTAVE.

Moi ? Rien.

ARLEQUIN.

Rien ?

OCTAVE.

Rien du tout.

ARLEQUIN.

Faire rien serait un excellent emploi, s’il y avait des appointements.

OCTAVE.

Je ne ferai rien, vous dis-je ; et si, je gagnerai plus que pas un de la troupe.

ARLEQUIN.

Apprenez-moi votre secret.

OCTAVE.

Je me lèverai tous les jours à dix heures ; et de là jusqu’à midi, je tiendrai conseil à ma toilette sur les ajustements de l’habit du jour.

ARLEQUIN.

Oui : mais ces ajustements de l’habit du jour, où les prendrez-vous, si vous n’avez point de métier pour les gagner.

OCTAVE.

Où je les prendrai ? Ah, ah !

Il rit.

Où je les prendrai ! Je vois bien que tu ne te connais pas en physionomie.

ARLEQUIN.

Ah, ah, je vous entends. C’est-à-dire, vous dépenserez les libéralités de quelque vieille dupe, qui se sera fort mal à propos coiffée de votre noire peau.

OCTAVE.

À midi, je prendrai un consommé. À...

ARLEQUIN.

Je vous quitte de ce détail-là ; je sais par cœur le journal coquet d’un comédien distingué. Mais, faites-vous réflexion que nous fermons le théâtre, et qu’en France on oublie bien vite ce qu’on n’a plus devant les yeux ? Croyez-moi, quelque mérite qu’ait un acteur, il cesse de briller quand le théâtre ne le met plus en vogue.

OCTAVE.

Je veux me retirer vous dis-je. Le mérite le plus caché est celui que les dames recherchent avec le plus d’empressement.

ARLEQUIN.

Il est certain négoce où l’on perd beaucoup en quittant boutique.

OCTAVE.

On n’a que faire d’enseigne, quand on est bien achalandé.

ARLEQUIN.

Quand on trafique des colifichets, et qu’on n’a que des babioles à vendre, il faut étaler en place marchande pour en avoir le débit. En un mot, je ne veux point m’associer avec vous.

OCTAVE.

Va, va, je n’ai que faire de ta société ; je trouverai bien dans Paris quelque illustre associé qui m’apprendra le fin du commerce.

 

 

Scène VIII

 

ARLEQUIN, UN COMÉDIEN grimacier et fort laid

 

ARLEQUIN.

À quel emploi vous destinez-vous, s’il vous plaît ?

LE COMÉDIEN.

Moi ? Je suis retenu auprès d’une comtesse.

ARLEQUIN.

Est-ce en qualité de singe ou de doguin ?

LE COMÉDIEN.

Non : c’est pour lui apprendre la langue.

ARLEQUIN.

Hé, quelle langue ? Grecque, latine, hébraïque, syriaque ?

LE COMÉDIEN.

Non, c’est la langue des mines agréables, gentilles, et mignonnes.

ARLEQUIN.

Le langage minaudier ? Diable ! C’est une mère langue, une langue vivante : car les vieilles minaudent aussi volontiers que les jeunes. Montrez-moi un peu le dictionnaire et la grammaire de cette langue-là.

LE COMÉDIEN.

Le dictionnaire : le voilà.

Il fait une grimace.

ARLEQUIN.

Voilà un dictionnaire d’une vilaine impression. Faites-moi voir dans votre grammaire quelque dialogue entre une femme et un officier, qui se parlent d’une loge à l’autre.

Le Comédien fait des grimaces épouvantables, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, pour marquer l’homme et la femme.

Fi, fi ! Arrêtez-vous, je n’en veux pas voir davantage. Voulez-vous prendre un conseil d’ami ? C’est de vous en aller à la campagne, et tâcher de vous louer pour épouvantail en quelque chènevière : car tant que vous resterez dans la troupe, vous volerez la part, et vous ferez fuir les spectateurs. À le bien prendre, vous n’êtes propre à rien.

 

 

Scène IX

 

ARLEQUIN, MEZZETIN, en chanteuse, PASQUARIEL, en chanteur

 

ARLEQUIN, à Pasquariel.

Et vous, monsieur, qu’allez-vous faire ?

PASQUARIEL.

Je m’en vais avec ma sœur jouer l’opéra en vendange.

ARLEQUIN.

Comment donc ?

MEZZETIN.

Oui, monsieur. Voyant qu’il n’y a plus rien à faire à la comédie, nous nous en allons jouer un opéra à la campagne. Si vous voulez vous associer à nous, tenez, voilà toutes nos machines.

Il montre une espèce de paravent que le comédien porte sur le dos, et qu’il pose à terre.

ARLEQUIN.

J’irais volontiers avec vous, mais je ne sais pas la musique.

PASQUARIEL.

Bon : et en faut-il savoir pour chanter à l’opéra ? Nous ne la savons pas non plus, nous autres. Nous avons mis Bellérophon sur les airs du pont-neuf : et si voulez être des nôtres, nous vous donnerons votre rôle, que vous chanterez à livre ouvert.

ARLEQUIN.

Et quel rôle me donnerez-vous ?

MEZZETIN.

Celui de Bellérophon. Tenez, le voilà. Essayons pour voir.

ARLEQUIN.

Je le veux bien.

Mezzetin embrasse Arlequin, et en l’embrassant lui attache son tablier aux épaules, ce qui forme un habit à la romaine. Arlequin, se trouvant habillé en Bellérophon : chante sur l’air : Sur le pont l’Avignon.

Princesse, tout conspire à couronner ma flamme,

Sentez-vous le plaisir qui règne dans mon âme ?

MEZZETIN, répond sur l’air : Réveillez-vous, belle endormie.

J’ai toujours partagé vos peines,

Je dois partager vos plaisirs.

ARLEQUIN, continue sur le même air.

Qu’un si doux aveu me doit plaire,

Qu’il rend mon destin glorieux !

MEZZETIN, sur le même air.

Quand ma bouche pourrait se taire

L’amour ferait parler mes yeux.

ARLEQUIN.

Tout cela va fort bien : mais certaine Sténobée jalouse, pria Amisodar de prier tous les cinquante mille diables de former un monstre de peinture et de carton, pour dévorer Bellérophon. Bellérophon va prier le roi, le roi prie le sacrificateur, le sacrificateur prie la pythie, la pythie prie l’oracle, l’oracle prie Apollon, Apollon prie le tonnerre, le tonnerre... Mais voyons un peu le sacrifice.

Mezzetin prenant la robe de chambre de Pasquariel, devient sacrificateur, et Pasquariel reste avec un habit de prêtresse, et donne une bouteille de vin à Mezzetin, qui chante sur l’air : Ami ne quittons point Créteil.

Reçois, reçois, grand Apollon,

Reçois, reçois, grand Apollon,

Reçois ce sacrifice ;

Fais que le ciel, fais que le ciel à nos vœux soit propice.

ARLEQUIN.

Il faut verser le vin sur l’animal.

MEZZETIN.

Quelle bête était-ce ?

ARLEQUIN.

Un bœuf.

MEZZETIN.

Bœuf ou âne, n’importe.

Il boit et chante sur l’air : Vous m’entendez bien.

Par ce vin que je trouve bon,

Apollon, faites-moi raison.

Au glou de ma bouteille,

Hé bien,

Les dieux prêtent l’oreille,

Vous m’entendez bien.

LA PRÊTRESSE, chante sur l’air de Ton relon, ton ton.

Chut, chut, gardez tous un silence extrême,

Je vois trembler le temple d’Apollon.

On remue le paravent.

Il vous entend, il va parler lui-même.

Il va tonner à peu près sur le même ton,

Ton re lon, ton ton, tontaine, la tontaine, la ton ton.

Le paravent s’ouvre.

ARLEQUIN, passant sa tête dans un trou du paravent, chante sur l’air de Flon flon.

Un des fils de Neptune

Apaisera dit-on,

La déleste rancune ;

Mais il lui faut Nanon. Flon, flon, etc.

Pendant qu’Arlequin est derrière le paravent, on lui met un manteau royal.

LE SACRIFICATEUR.

Voici le Roi.

ARLEQUIN, en roi, chante sur l’air : Rossignolet joli.

Vous l’avez entendu, je n’ai rien à vous dire,

Je plains vos déplaisirs, avec vous j’en soupire :

Mais rien n’est préférable

Au repos de ces lieux.

Allez-vous-en au diable,

Soumettons-nous aux dieux.

LE SACRIFICATEUR.

Le monstre redouble sa rage. Le voilà qui vient, sauvez-vous.

Pasquariel se change en monstre. Arlequin jette son manteau royal, et paraît monté sur un cheval ailé, combat le monstre, et après un jeu de culbutes, la scène finit.

ARLEQUIN.

Voilà qui est fait, je vais avec vous autres. Allons jouer l’opéra aux vendanges. Prenons auparavant congé de ces messieurs.

Il montre les auditeurs. Ici tous les violons jouent, et tous les comédiens chantent ce qui suit.

ARLEQUIN commence.

Adieu théâtre, adieu balcons.

Adieu loges, adieu parterre.

LÉANDRE.

Adieu fillettes et garçons,

Plus assidus que père et mère.

COLOMBINE.

Dieu bons bourgeois de Paris

Qui veniez nous voir le dimanche.

MEZZETIN.

Adieu femmes, dont les maris

Trouvaient ici leurs places franches.

LA CHANTEUSE.

Adieu grands et petits collets,

Adieu gens de robe et finance.

PIERROT.

Vous pouvez vendre vos sifflets,

À tous les chaudronniers de France.

ARLEQUIN.

Revenez tous encor demain,

Voir partir la troupe dolente.

Plus le parterre sera plein,

Plus la chose sera touchante.

Avant de nous séparer,

J’ai bien des choses à vous dire.

Si notre adieu vous fait pleurer,

Votre argent nous fera bien rire.

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