Le Duel et le baptême (MÉLESVILLE - Jean-Bernard-Eugène Cantiran de BOIRIE - Jean-Toussaint MERLE)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 30 décembre 1817.

 

Personnages

 

MONSIEUR CHEVERT, lieutenant général des armées du Roi ; habit du grade, bottes à l’écuyère, chapeau à plumet noir, grand-cordon rouge, crachat de l’ordre de Saint-Louis, ceinture blanche

LE COMTE D’ARANÇAY, maréchal-de-camp, commandeur de Saint-Louis ; habit du grade

LE CHEVALIER D’ARANÇAY, son fils, aide-de-camp de Chevert ; habit de capitaine de cavalerie

LE MARQUIS D’ORMILLY, officier retiré da service ; au premier acte, habit habillé riche croix de Saint-Louis ; au deuxième acte, habit de colonel d’infanterie

LE CAPITAINE FLORBEL, capitaine de hussards, aide-de-camp de Chevert

ERNESTINE D’ARANÇAY, femme du marquis ; au deuxième acte, habit de voyage, en toilette pendant la cérémonie du baptême ; même costume au troisième acte ; vingt-six ans

JULIETTE, sœur du marquis ; négligé au premier acte, en toilette aux deuxième et Mademoiselle troisième actes ; seize ans

GERMAIN, valet de chambre du marquis ; soixante ans

LABRIE, valet du chevalier

UN OFFICIER D’ORDONNANCE

OFFICIERS de l’état-major de Chevert, de différentes armes

VALETS

PAYSANS

 

La scène se passe au château du marquis d’Ormilly, sur les bords du Rhin, aux portes de Schelestatt, en 1760.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une espèce d’esplanade environnée d’arbres élevés qui forment l’avenue du château ; à gauche, une grille d’entrée qui donne du côté de la ville ; au fond, on distingue la façade du château d’Ormilly.

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER D’ARANÇAY, FLORBEL

 

Ils sont en uniforme, et paraissent descendre de cheval.

LE CHEVALIER, ouvrant la grille et parlant à la coulisse.

Labrie, conduis nos chevaux à l’écurie. Je vais voir si l’on a tout disposé au château pour recevoir le général Chevert... Viens-tu, Florbel ?

FLORBEL, paraissant à lui même grille et parlant à la coulisse.

Labrie, je te recommande mon petit arabe.

LE CHEVALIER.

Allons, auras-tu bientôt fini ?

FLORBEL.

C’est que c’est un cheval excellent ! Si tu le voyais dans une affaire, mon ami ! il court au feu avec une ardeur !... J’arrive toujours le premier.

Gaiement.

C’est impayable pour un Français...

Il regarde le château.

Comment, diable ; mais voilà un château qui s’annonce très bien ! C’est ici que tu nous loges ?

LE CHEVALIER.

Dis donc que je loge M. de Chevert, notre digne général...

FLORBEL.

Et ses aides-de-camp aussi, cela va sans dire. Ah ça, aurons-nous de la société, des femmes aimables ? mets-moi un peu au courant ; tu es du pays, mon cher d’Arançay. Moi, j’arrive de Paris, et je t’avoue que nous restons deux jours sans battre l’ennemi, je tremble de mourir de langueur dans ces petites villes d’Alsace.

LE CHEVALIER.

Rassure-toi ; tu vas te trouver en pays de connaissance. Ce château est celui de mon beau-frère.

FLORBEL.

Du marquis d’Ormilly ?

LE CHEVALIER.

 Sans doute.

FLORBEL.

Effectivement... Il m’a parlé d’une propriété sur les bords du Rhin... Ce cher d’Ormilly, je serai ravi de l’embrasser... J’ai fait deux campagnes avec lui : excellent officier, plein d’honneur, de bravoure... Un peu froid ; un peu pédant... Tranchons le mot... C’était le Catou de l’armée... Nous nous amusions souvent de ses sermons ; mais du reste nous étions les meilleurs amis du monde. Il habite donc son château ?

LE CHEVALIER.

Presque toute l’année. En quittant le service pour je ne sais quel mécontentement, il s’est retiré dans cette terre, qui n’est qu’à dix lieues de celle de mon père. Tu penses bien que ce rapprochement plait beaucoup à ma sœur. Le château d’Ormilly convient parfaitement à M. de Chevert. La plus belle position... Le général veut-il donner un ordre ? nous touchons aux portes de Schelestatt... Faut-il passer le Rhin ? en deux heures nous sommes sur l’autre rive.

FLORBEL.

Hum ! Fripon, vous ne dites pas tout ; et la petite d’Ormilly... Cette charmante espiègle... La divine Juliette, dont tu me parles nuit et jour... Nous allons la revoir... Nous en sommes toujours amoureux, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER, vivement.

Plus que jamais, mon cher Florbel ; et si je ne l’obtiens de mon beau-frère, mon parti est pris.

FLORBEL.

Comment ! ton parti est pris ?

LE CHEVALIER.

Je me fais tuer à la première attaque.

FLORBEL.

Mauvais moyen ! J’ai voulu : l’essayer avec mes créanciers, il ne m’a jamais réussi.

LE CHEVALIER.

Ah ! Florbel, je t’en prie, ne plaisante pas là-dessus.

FLORBEL.

Voyons, pourquoi ce mariage ne se ferait-il pas ? Naissance, fortune, tout est égal de part et d’autre ; les deux familles sont déjà liées par le mariage de ta sœur et de d’Ormilly. Est-ce ton père, le vieux maréchal-de-camp, qui refuse son consentement ?

LE CHEVALIER.

Il trouve que je suis trop étourdi pour songer à un engagement sérieux.

FLORBEL.

Tu es sûr de l’amour de Juliette ?

LE CHEVALIER.

Si j’en suis sûr ! Ah ! mon ami, elle m’aime autant que je l’adore. Elle est d’une franchise, d’une naïveté...

Avec un soupir.

Mon cher beau-frère !...

FLORBEL.

Est-ce qu’il se donnerait les airs de te refuser la main de sa sœur ?

LE CHEVALIER.

Très positivement.

FLORBEL.

Pas possible !

LE CHEVALIER.

Ah ! quoique mon beau-frère, M. le marquis me déplaît souverainement. Son ton de froideur et de supériorité a quelque chose d’insultant ; et sans ma bonne sœur, que je crains d’affliger...

FLORBEL.

Il te refuse, toi ! Mais c’est du dernier ridicule ! Sans te flatter, tu es l’officier le plus accompli de l’armée. Aide-de camp de Chevert, fils du comte d’Arançay, ton courage t’appelle aux premiers grades militaires ; tu ne passes pas quinze jours sans avoir deux on trois affaires d’honneur... Tu joues ton argent avec un sang-froid admirable... Ton père a déjà payé tes dettes deux ou trois fois... Ah ! ça, qu’est-ce qu’il veut donc le beau-frère ? Où trouvera-t-il un mari plus en état d’assurer le bonheur de sa sœur ! Morbleu ! ce refus-là me pique aussi ; car enfin, quoique plus jeune que toi, tu es mon élève, c’est moi qui t’ai formé...

LE CHEVALIER.

Eh ! mon dieu ! on ne s’en aperçoit que trop !

FLORBEL.

Que veux-tu dire, mauvais plaisant ?

LE CHEVALIER.

Que ces brillantes qualités dont tu me gratifies si généreusement, loin de séduire le marquis, l’effraient et m’éloignent de Juliette.

FLORBEL.

Bah ! C’est que tu t’y prends mal ; laisse-moi faire : nous voici installés chez d’Ormilly, je veux négocier ton mariage.

LE CHEVALIER.

Ah ! ne te mêles de rien, je t’en prie.

FLORBEL.

Comment ! tu refuses mon secours ?

LE CHEVALIER.

Tu es excellent pour le conseil, mais ta mauvaise tête...

FLORBEL.

Laisse donc, j’ai la main heureuse pour les mariages ; j’en ai fait, refait et défait, je ne sais combien.

LE CHEVALIER, riant.

C’est précisément pour cela...

FLORBEL.

Tu verras, chevalier, tu verras comme je sers mes amis... Donne-moi le temps seulement de reconnaître le terrain, et je te jure qu’avant vingt-quatre heures, j’obtiens le consentement du marquis, celui de ton père, de ta sœur, du général... Tu épouses ta belle ; ensuite nous irons nous faire tuer de compagnie, si tu es encore dans ces bonnes dispositions.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, FLORBEL, GERMAIN

 

GERMAIN.

Eh ! c’est M. le chevalier !

LE CHEVALIER.

Te voilà, mon bon Germain ?

GERMAIN.

Que je suis content ! Oh ! je me doutais que nous vous verrions bientôt avec M. Chevert.

LE CHEVALIER.

Le marquis est prévenu de son arrivée ?

GERMAIN.

Certainement. Toute la maison est déjà sens dessus dessous. Monsieur, enchanté de l’honneur que lui fait son ancien général, lui cède son appartement ; l’état-major occupera le reste du château, M. le marquis s’établit dans le petit pavillon qui est au bout du parc.

FLORBEL.

Et madame d’Ormilly ?

GERMAIN.

Elle ne reviendra que demain.

LE CHEVALIER.

Ma sœur n’est point ici ?

GERMAIN.

Vous ne savez donc pas ! Ah ! c’est juste... Vous étiez en Italie... Madame la marquise est accouchée, il y a six mois, d’un beau garçon...

LE CHEVALIER.

J’en ai reçu la nouvelle dans le temps.

GERMAIN.

Oui ; mais ce que vous ne savez pas, c’est que le baptême a été retardé à cause de la maladie de M. le comte d’Arançay, votre père, qui doit être le parrain, comme de juste ; il va mieux, grâce au Ciel ! la cérémonie est pour demain, et ma dame la marquise a été chercher elle-même notre bon maître à d’Arançay.

LE CHEVALIER.

Et tu ne parles pas de Juliette ! 

GERMAIN.

Elle est au château depuis trois jours.

LE CHEVALIER.

Avec son frère ?

GERMAIN.

J’ai été la chercher moi-même à Nancy ; elle est toute fière d’être, à seize ans, marraine de son petit neveu.

FLORBEL

Marraine à seize ans, c’est très respectable !

LE CHEVALIER.

Elle est toujours la même ?

GERMAIN.

Toujours. Jolie comme un petit démon, faisant enrager tout le monde par ses lutineríes, et se faisant adorer par la bonté de son cœur.

LE CHEVALIER, vivement.

Je vais donc la revoir, passer quelques jours auprès d’elle ! Je pourrai lui parler de mon amour, de mes tourments...

GERMAIN.

Chut ! M. le chevalier, calmez un peu ce beau transport ; voici M. le marquis.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, FLORBEL, GERMAIN, D’ORMILLY, suivi de quelques valets

 

D’ORMILLY, à ses valets.

Les aides-de-camp du général ! Pourquoi ne pas me prévenir ?

Il voit le chevalier.

C’est vous, mon cher d’Arançay !

Il l’embrasse.

Quelle aimable surprise ! Je vous croyais encore en Italie.

LE CHEVALIER.

Je n’ai point quitté le général. J’aurais été au désespoir de manquer la campagne qui se prépare. Mon frère, je vous pré sente mon meilleur ami, mon camarade, le capitaine Florbel.

D’ORMILLY.

Florbel ! Comment ! Depuis six ans que je ne l’ai vu, il ne s’est pas fait tuer ?

FLORBEL.

Non, mon cher marquis.

D’ORMILLY, lui serrant la main.

C’est une vieille connaissance que je suis ravi de retrouver. Lorsque nous servions ensemble, c’était bien la plus mauvaise tête de l’armée !

LE CHEVALIER.

Oh ! il n’a pas changé.

D’ORMILLY.

Eh bien, Messieurs, m’annoncez-vous l’arrivée du brave Chevert ?

FLORBEL.

Il visite Schelestatt ; nous le précédons de quelques instants. Dans un quart-d’heure, vous le verrez ici.

GERMAIN.

Dans un quart d’heure ! Ah ! mon dieu ! M. le marquis ; et nos gens qui ne sont pas encore réunis !

D’ORMILLY.

Cela te regarde, mon cher Germain. Allons, un peu d’activité, rassemble ton monde, puisque tu es l’ordonnateur de la fête.

LE CHEVALIER.

Une fête ! mon pauvre Germain.

GERMAIN.

M. le chevalier, on ne reçoit pas tous les jours un héros comme M. Chevert.

Aux valets.

Allons, vous autres, vite, chacun à son poste. Les uns au jardin pour les fleurs ; les autres à la grille du château pour servir mon artillerie ; les danseuses, les bouquets, les violons... Ça fera un bruit de tous les diables !

Il sort avec les valets.

 

 

Scène IV

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL

 

FLORBEL, riant.

Il paraît que Germain nous prépare une fête militaire.

D’ORMILLY.

Je vous en promets une qui plaira davantage à notre cher chevalier. Demain, vous embrasserez votre excellent père.

LE CHEVALIER.

Je le sais, et je vous félicite de l’heureux événement qui réunit toute la famille.

D’ORMILLY.

Vous m’en voyez au comble de la joie. La naissance d’un fils a doublé mon existence... Avant que ses traits soient formés, je crois y retrouver ceux de mon Ernestine, votre aimable sœur ; son avenir m’occupe déjà...

FLORBEL.

Peste ! mon cher marquis, vous allez, vous allez... Que diable ! attendez donc, le chevalier et moi nous ne sommes pas encore mariés.

D’ORMILLY.

Vous, Florbel ? vous ne vous marierez jamais.

FLORBEL.

Pourquoi donc ? Un moment d’oubli, un accès de raison... les plus grands fous ne sont pas à l’abri de ces révolutions-là ! Mais, au surplus, ce n’est pas de moi qu’il s’agit ; cette jolie marraine, est-ce que nous ne la verrons pas ? Je brûle de faire connaissance avec toute la maison, moi !

D’ORMILLY, souriant.

Je vois que d’Arançay vous a pris pour son confident, et qu’il persiste dans son amour pour Juliette.

LE CHEVALIER.

Je ne changerai jamais, je vous le jure.

D’ORMILLY.

J’en suis fâché, chevalier ; vous connaissez à cet égard mes vœux, mes intentions. Votre père lui-même approuve ma conduite... Vous savez que mon cœur...

LE CHEVALIER, vivement.

Je sais que vous êtes l’homme le plus injuste, le plus cruel... Mais n’importe, il faudra que vous vous prononciez clairement ; et si j’obtiens l’aveu de Juliette...

 

 

Scène V

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL, JULIETTE

 

Elle entre en courant, sans voir d’abord le Chevalier ni Florbel.

JULIETTE.

Mon frère...mon frère... venez donc, le coup d’œil est superbe ; les régiments qui défilent sur le bord de la rivière, les officiers à cheval... les trompettes, les canons... Ah ! que c’est beau, une armée française !

LE CHEVALIER.

C’est elle !...

FLORBEL.

D’honneur, on n’est pas plus jolie.

JULIETTE, émue.

Ah ! mon dieu, des officiers français ! c’est M. d’Arançay ! Par quel événement... Mon frère, c’est bien mal à vous de ne m’avoir pas prévenue...

D’ORMILLY.

Je ne l’étais pas moi-même, je te jure... mais que venais, tu donc m’annoncer avec tant d’empressement ?...

JULIETTE, regardant le Chevalier.

Ah ! je voulais vous dire, mon frère ; non, non, on m’avait chargée...

Riant.

Eh bien ! c’est singulier, je ne m’en souviens plus...

D’ORMILLY.

Voilà une commission bien faite !

JULIETTE.

C’est que je suis si troublée, si heureuse...C’est unique, je suis pourtant venue pour quelque chose.

D’ORMILLY.

Allons, ma chère amie, la mémoire te reviendra quand tu seras seule. Les appartements du château sont-ils disposés pour recevoir le général...

JULIETTE.

C’est précisément cela que je voulais vous dire...tout est prêt, mon frère...

Aux deux jeunes gens.

Croyez-vous que M. Chevert reste longtemps parmi nous ?

FLORBEL, à mi-voix.

Oui, oui, soyez tranquille, assez pour assurer votre bonheur...

D’ORMILLY, écoutant.

Eh ! mais, je crois entendre...

JULIETTE, regardant par la grille.

Oh ! mon dieu, quelle poussière sur la route ! que de gens à cheval !...

FLORBEL.

C’est le général et son état-major.

D’ORMILLY, appelant.

Germain...Germain...

LE CHEVALIER, bas à Juliette.

Il faut absolument que je vous parle un moment sans témoins...

JULIETTE, de même.

Comment faire...le marquis ne me quitte pas...

LE CHEVALIER, de même.

Pendant qu’il fera les honneurs de chez lui... 

JULIETTE, de même.

Chut ! je vous entends...

GERMAIN, criant en dehors.

Le voilà ! le voilà !

On entend une décharge de mousqueterie.

JULIETTE, avec un cri.

Eh bien ! est-ce qu’on se bat déjà ?

GERMAIN, entrant.

Non, mademoiselle...c’est le canon du château qui salue le général Chevert.

Aux paysans qui entrent.

Rangez-vous. rangez-vous, et pas de confusion !

Les valets et les paysans se placent au fond. Le marquis court au devant du général, qui paraît à la grille, suivi de son état-major.

 

 

Scène VI

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL, JULIETTE, CHEVERT, GERMAIN, OFFICIERS D’ÉTAT MAJOR, VALETS et PAYSANS

 

CHEVERT.

M. le marquis, je suis touché de votre réception, je vous fais d’avance mes excuses pour l’embarras que je vais vous causer.

LE MARQUIS.

De l’embarras, général ! vous connaissez bien peu mon attachement.

CHEVERT, lui serrant la main.

Je suis charmé, d’ailleurs, de l’occasion qui nous réunit... je n’ai point oublié un de mes plus braves compagnons d’armes.

À ses aides-de-camp.

Fort bien, Messieurs, je suis content de votre exactitude... 

Il voit Juliette.

Quelle aimable personne !... c’est votre sœur, mon cher d’Ormilly ?... D’ORMILLY.

Oui, général...

CHEVERT, l’examinant.

Chevalier, je vous chargerai toujours de me choisir mes logements, vous vous en acquittez à merveille !

À Juliette.

Mademoiselle, veuillez recevoir unes hommages. Votre sœur, marquis, est au-dessus des éloges que l’on m’a faits de sa grâce et de sa beauté.

JULIETTE.

Comment ! M. le général, on parlait de moi à l’armée ?...

CHEVERT.

Oui, belle Juliette, et l’indiscret n’est pas loin...

JULIETTE, à part.

Ah !... je devine...

CHEVERT, à ses officiers.

Messieurs, je n’ai pas besoin de vous recommander le plus grand ordre, la réserve la plus scrupuleuse dans votre conduite ; M. le marquis nous reçoit comme des frères ; il nous fait l’honneur de nous admettre au milieu de sa famille... j’aime à croire que personne de vous ne l’oubliera...

FLORBEL.

Général, cette recommandation est inutile avec des officiers français...

CHEVERT, souriant.

M. de Florbel, je sais bien pour qui je parle...

À Juliette.

le voisinage d’un camp et la société de soldats comme nous ne doivent pas plaire beaucoup à cette aimable personne.

JULIETTE.

Ah ! M. le général, bien au contraire, votre société ne peut que m’être fort agréable...

CHEVERT.

Rassurez-vous ; dans une quinzaine de jours au plus tard, toute l’armée sera de l’autre côté du Rhin, et nous rendrons la paix à votre habitation.

JULIETTE.

Oh ! mon dieu, ne vous pressez pas pour moi... je vous assure que la présence de ces Messieurs ne m’effraie pas du tout.

CHEVERT.

Je suis étonné, mon cher marquis, que, dans une occasion aussi importante pour la France, vous n’ayez pas sollicité la faveur de reprendre du service. L’Europe entière est armée ; tout nous présage une campagne glorieuse, et vous ne partagerez pas nos lauriers !

D’ORMILLY.

Général, je ne mérite pas ce reproche ; ma demande est formée, et j’espère qu’avant la fin du jour, vous recevrez des nouvelles de Versailles qui me concernent.

CHEVERT.

Tant mieux, corbleu ! nous nous battions comme autrefois... à mon âge, on tient à ses vieilles habitudes.

GERMAIN.

M. le marquis... la fête peut-elle commencer ?

CHEVERT.

Une fête !

D’ORMILLY.

Ce sont les vassaux de cette terre qui brûlent de vous présenter leurs hommages...

CHEVERT.

Je les verrai avec plaisir... mais un peu plus tard, si vous le permettez... j’ai des ordres à expédier... un rapport de taillé à faire au maréchal de Maillebois, des dispositions à prendre pour assurer la marche de quelques bataillons que je veux jeter de l’autre côté du Rhin... Capitaine Florbel, vous allez monter à cheval sur-le-champ, et porter cette dépêche au commandant de Schelestatt ?

FLORBEL.

Oui, général...

CHEVERT.

Chevalier, restez à mon état-major ; avant une heure je vous confierai une mission importante, digne de votre courage et même de votre témérité ordinaire.

LE CHEVALIER.

Je suis à vos ordres.

CHEVERT.

Dans une heure je vous attends.

À Florbel.

Allons, mon sieur, vous devriez être parti.

Au marquis.

Venez avec moi, mon cher marquis.

À son état-major.

Messieurs, suivez-nous.

À Juliette.

Mademoiselle, je vous salue.

À Germain et aux valets.

À ce soir la fête, mes amis.

Il sort avec le marquis et son état-major.

GERMAIN, aux paysans qui sortent.

Ah ! çà, ne vous éloignez pas trop...

Ils sortent de différents côtés. Le chevalier et Juliette restent seuls.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, JULIETTE

 

LE CHEVALIER.

Enfin, chère Juliette, je puis vous voir, vous parler sans témoins, m’enivrer d’un bonheur dont je suis privé depuis six mois... Ah ! dites que vous partagez ma joie, que vous m’aimez encore... J’ai besoin de cette assurance pour calmer les chagrins dont votre frère m’abreuve...

JULIETTE.

Ah ! chevalier, il faut que je vous aime bien, pour n’avoir pas renoncé à vous après tout ce qu’on m’a dit.

LE CHEVALIER.

Le marquis aurait osé calomnier la pureté de mes sentiments...

JULIETTE.

Oh ! non, mon frère est convaincu de la sincérité de votre attachement pour moi... Mais enfin vous êtes vous-corrigé ?

LE CHEVALIER.

Oh ! tout-à-fait. Je suis devenu d’une tranquillité... d’un calme...

JULIETTE, souriant.

Eh ! dites-moi, vous ne jouez plus...

LE CHEVALIER.

Très peu.

JULIETTE, finement.

Enfin, vous ne vous battez plus : Témoin ce dernier duel, en Italie,

LE CHEVALIER.

Comment ! vous avez su !... Il est vrai, mon malheureux caractère est d’une impétuosité que les réflexions, les conseils ne peuvent adoucir... Je ne sais pas supporter la pensée d’une insulte. Dès que je crois mon honneur attaqué, mon sang pétille, ma tête se perd, je ne connais personne.

JULIETTE.

Personne !...

LE CHEVALIER.

Mais, Juliette, votre douceur, votre présence seule triompheraient de ma violence... La voix d’une femme adorée est si puissante sur le cœur d’un époux ! que votre frère consente à nous unir, et je suis corrigé pour la vie ; parlez-lui, je vous en conjure, avouez vos sentiments pour moi, obtenez sa parole ; si ce n’est par amour, que ce soit au moins par pitié pour moi-même !...

JULIETTE.

Lui parler !... Moi !

LE CHEVALIER.

Dites-lui que vous m’aimez malgré tous mes défauts, que vous n’aimerez jamais que moi... qu’une fois mariés, vous êtes sûre de ma conversion.

JULIETTE.

C’est promettre beaucoup.

LE CHEVALIER, tendrement.

Juliette, je partirai bientôt ; la campagne qui s’ouvre peut m’être fatale ; que j’emporte au moins avec moi le titre de votre époux.

JULIETTE.

Ah ! ne me parlez pas de guerre, ou vous allez m’ôter toute ma gaieté !... Mais vous pensez qu’aujourd’hui même, mon frère peut consentir...

LE CHEVALIER.

Quel plus beau moment pourrions-nous choisir pour célébrer cet hymen ? Le brave Chevert l’honorerait de sa présence. Toute la famille se rassemble chez le marquis pour le baptême de son enfant ; mon père et ma sœur arriveront demain...

JULIETTE.

Il est certain que l’occasion est séduisante...

LE CHEVALIER.

Ainsi, vous allez lui parler...

JULIETTE.

Je ne sais trop ce que je lui dirai ; mais c’est égal.

LE CHEVALIER.

Ah ! vous réussirez, j’en ai le doux pressentiment. En attaquant son cœur, sa tendresse pour vous... Justement il vient de ce côté.

JULIETTE.

Ah ! mon dieu, je ne le croyais pas si près de nous... Vous  me quittez ?...

LE CHEVALIER.

Ma présence vous gênerait tous deux... Je vous reverrai bientôt, et recevrai de vous-même la nouvelle de mon bon heur... Adieu...

Il lui baise la main, et se retire.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, seule

 

Allons, un peu de courage... Il s’agit du sort de toute ma vie, tâchons de parler raisonnablement, si la chose m’est possible... Ah ! cela me coûte terriblement !

 

 

Scène IX

 

D’ORMILLY, JULIETTE

 

D’ORMILLY.

Germain n’est point ici ?... Les dépêches de M. Chevert devraient être arrivées... Je vais voir...

JULIETTE.

Un moment, mon frère, j’ai à vous entretenir d’une affaire bien plus sérieuse.

D’ORMILLY.

Bien plus sérieuse... Je devine... Ta parure de marraine, les bouquets, les dragées...

JULIETTE.

Fi donc ! À vous entendre, on croirait que je m’amuse encore comme un enfant.

D’ORMILLY.

Ah ! je conçois qu’à seize ans...

JULIETTE.

Oui, mon frère, j’ai seize ans, seize ans bien comptés... cela doit vous mettre au fait du sujet dont je veux vous parler.

D’ORMILLY.

Comment ! Ce petit ton solennel te sied à ravir ? Je vois, à ta gravité, qu’il s’agit de mariage...

JULIETTE.

Justement.

D’ORMILLY.

Je m’en doutais... Le chevalier ne perd pas de temps, il est à peine arrivé, et déjà ta petite tête travaille ; écoute, ma chère Juliette, je pourrais me contenter de refuser mon consentement à cet hymen, sans te rendre compte des motifs de mon refus ; mon âge, et l’autorité que notre père m’a laissée sur toi en mourant, m’en donneraient le droit ; mais je suis ton ami, Juliette, ton meilleur ami. Je veux que ta confiance en moi égale ma tendresse, que tu sois bien persuadée que ton bon heur m’est plus cher que le mien, et que le désir de l’assurer solidement est l’unique but de mes soins et de mes résolutions. Le chevalier d’Arançay...

JULIETTE.

Ah ! mon dieu ! mon frère, je sais d’avance tout ce que vous allez me dire ; mais il m’a promis de se corriger.

D’ORMILLY.

Ma chère amie, à son dernier voyage, le chevalier ne m’avait-il pas

fait les mêmes promesses...

JULIETTE.

Ah ! cette fois, il est bien décidé... Et puis il m’écoutera, je lui ferai la morale.

D’ORMILLY.

Et si tu ne réussis pas, tu seras malheureuse toute ta vie ; tu m’accuseras, et tu auras raison ; tu me diras : mon frère, vous aviez de l’expérience, vous deviez éclairer ma jeunesse, me garantir d’un lien dont je sens maintenant tout le poids... Vous deviez, au risque de me déplaire, réprimer un amour dangereux...

JULIETTE.

Mon frère, je l’aime...

D’ORMILLY.

Eh bien ! qu’il te prouve à son tour qu’il est digne de ta tendresse, qu’il se maîtrise pour t’obtenir... Si d’ici à quelques années...

JULIETTE.

Quelques années ! Y pensez-vous ? Il part dans quinze jours, et c’est avant de nous séparer qu’il réclame le don de ma main.

D’ORMILLY.

Comment ! Il voudrait t’épouser ?...

JULIETTE.

Mais, demain au plus tard.

D’ORMILLY, riant.

Demain !... Franchement, ma bonne Juliette, il faut un peu plus de réflexion...

JULIETTE.

Mon cher frère.

D’ORMILLY.

C’est une folie.

JULIETTE.

Je vous prierai tant...

D’ORMILLY, prenant un air sévère.

Juliette, je vous ai parlé en bon frère ; si vous n’entendez pas ce langage, je n’en ferai pas moins valoir les droits que j’ai sur vous... Vous ne pouvez songer au mariage, celui que vous désirez n’aura pas lieu dans ce moment... M’entendez vous ?

JULIETTE, avec un soupir.

Ah !

D’ORMILLY.

Évitez le chevalier ; si je m’aperçois que sa présence et peut être ses discours irréfléchis vous fassent oublier la soumission que vous me devez, dès demain je vous fais éloigner de ces lieux.

Il sort par la grille.

 

 

Scène X

 

JULIETTE, seule

 

Ah ! mon dieu, que ces frères sont cruels... Évitez le chevalier, il en parle bien à son aise, lui, il est marié, il n’est plus amoureux... J’avais si bien préparé mon discours, mes raisons. Eh bien ! je n’ai pas trouvé un seul mot pour lui répondre !... Ah ! c’est affreux ! c’est abominable... je le ferai gronder par sa femme.

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, JULIETTE

 

LE CHEVALIER, accourant.

Il est parti.

JULIETTE, à part.

C’est lui ! Ah ! mon dieu, je sens que je vais pleurer, sauvons-nous...

LE CHEVALIER, l’arrêtant.

Qu’avez-vous donc ?

JULIETTE, sanglotant.

Mon frère... Mon frère...

LE CHEVALIER.

Eh bien !

JULIETTE.

Il ne veut pas que je me marie.

LE CHEVALIER.

Il a refusé.

JULIETTE.

Laissez-moi, il ne défend de me trouver seul avec vous... Je suis au désespoir...

LE CHEVALIER, la suivant.

Mais, de grâce...

JULIETTE, revenant.

Au moins, M. le chevalier, dans votre chagrin... N’allez pas vous faire tuer à l’armée... Attendez encore quelques jours... Nous verrons... Peut-être que bientôt...

Sanglotant et se sauvant.

Ah ! mon dieu, mon dieu ! Que je suis malheureuse !

 

 

Scène XII

 

LE CHEVALIER, seul

 

Juliette !... Allons, il est clair que j’éprouve un nouveau refus... Et sous quel prétexte ?... Quelles raisons a-t-il pu donner ?... Aucune, je le parie... Caprice, mauvaise humeur ; le plaisir de me mortifier, de m’humilier... Parce que ma conduite n’est pas modelée sur la sienne... Pour quelques succès brillants qui excitent peut-être son envie... Ah ! je ne supporterai pas cet outrage... C’est l’époux de ma sœur, il est vrai ; mais ce titre ne lui donne pas le droit d’attaquer mon caractère, de calomnier mes sentiments, de faire mon malheur, celui de Juliette... de me mépriser enfin, car il ne peut y avoir qu’un mépris bien prononcé pour ma personne... Du mépris !... Si je le savais !... Aucune puissance humaine ne le mettrait à l’abri de ma fureur... Le voici !... Allons, du sang froid, prouvons-lui que je suis maître de moi.

 

 

Scène XIII

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER

 

D’ORMILLY.

Ah ! chevalier, je vous cherchais... J’ai à vous parler d’une affaire sur laquelle nous devons nous entendre franchement.

LE CHEVALIER, piqué.

Vous me cherchiez... Cela me surprend, je croyais que vous n’aviez plus rien à me dire.

D’ORMILLY.

Vous paraissez agité.

LE CHEVALIER, avec ironie.

Vous vous trompez... Quel motif d’inquiétude puis-je avoir ? Ne suis-je pas l’homme du monde le plus heureux ? N’ai-je pas en vous un ami, un frère jaloux de me prouver à chaque instant son estime, son zèle pour mes vrais intérêts.

D’ORMILLY.

À ce ton ironique, je vois aisément que vous quittez ma sœur.

LE CHEVALIER.

Oui, je sais enfin que vous me rejetez de votre famille.

D’ORMILLY.

Quelles expressions, chevalier ! vous n’y songez pas...

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc ?... Vous décidez que je suis indigne de votre sœur... Vous m’accablez d’un refus insultant.

D’ORMILLY.

Encore !... Ces expressions sont déplacées entre nous. Je puis bien, sans vous offenser, retarder un hymen que vous sollicitez avec une précipitation que votre amour excuse, mais que je serais impardonnable d’imiter.

LE CHEVALIER.

Ah ! sans doute, je dois vous remercier de me condamner au désespoir, de me livrer aux plaisanteries de toute l’armée.

D’ORMILLY, riant.

Aux plaisanteries...

LE CHEVALIER.

Oui, Monsieur, mon amour pour mademoiselle d’Ormilly n’est point un mystère pour mes camarades ; ils savent que je me flatte d’obtenir sa main ; ils ont dû penser comme moi, que, ma naissance, ma fortune, la carrière brillante qui m’est ouverte, l’amitié de M. de Chevert, enfin les liens qui unissent déjà nos deux familles, étaient des titres suffisants auprès de vous...

D’ORMILLY.

Finissons, s’il vous plaît ; cette conversation.

LE CHEVALIER.

Vous fatigue, j’en suis fâché... Mais il y va de mon honneur, de ma vie, et je veux obtenir de vous une réponse.

D’ORMILLY, avec hauteur.

Prétendrait-on me dicter des lois dans ma maison ?

LE CHEVALIER, vivement.

M. le marquis...

 

 

Scène XIV

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL

 

FLORBEL entrant par la grille.

Eh bien !... Eh bien ! on se dispute ici. J’arrive au beau moment... Comment ! c’est vous, mes amis ?

D’ORMILLY.

Chevalier, terminons cet entretien.

LE CHEVALIER, le retenant.

Non, vous ne vous éloignerez pas, je suis enchanté que Florbel soit présent.

FLORBEL.

Parbleu ! que je ne vous dérange pas.

D’ORMILLY.

Chevalier !...

FLORBEL.

Qu’est-ce que c’est ?... Voyons... Une querelle, je vais arranger cela en un tour de main.

LE CHEVALIER, très agité.

Le marquis m’outrage de la manière la plus sanglante...

FLORBEL.

Allons, allons, un peu de calme.

LE CHEVALIER.

Refuser son beau-frère !

D’ORMILLY.

Mais, chevalier, encore une fois...

FLORBEL.

Ah ! c’est pour le mariage en question ; Eh ! mais cela me paraît très convenable... D’Arançay est un charmant chevalier, il est aimé de mademoiselle d’Ormilly... Et si tout le monde est d’accord, pourquoi retarder leur bonheur ?

D’ORMILLY.

M. de Florbel, je n’ai pas besoin de conseils...

FLORBEL.

Mais alors c’est de l’obstination.

LE CHEVALIER.

C’est une injure... Et sans aucun motif...

D’ORMILLY.

Sans aucun motif !... Vous voulez me forcer à vous dire des choses dures, et devant un tiers... Eh bien ! chevalier, vous serez satisfait... Vous allez connaître ma volonté.

LE CHEVALIER.

Votre volonté ?

D’ORMILLY.

Oui, Monsieur ; je suis maître de la main de ma sœur, et mon premier devoir est de lui choisir un époux dont l’âge et le caractère soient les garants de son bonheur futur... Que deviendrait-elle, grand dieu ! si elle vous voyait esclave, d’un préjugé barbare, exposer sans cesse votre vie dans ces combats cruels dont la patrie ne recueille aucun fruit...

LE CHEVALIER.

Monsieur...

D’ORMILLY.

Et vos enfants, quel serait leur avenir !... Un hasard funeste pourrait à tout moment les priver de leur père, de leur soutien...

LE CHEVALIER.

C’en est trop... vous pensez...

D’ORMILLY.

Vous vous battez avec tout le monde, pour un mot, pour un regard mal interprété... tout avec vous devient un sujet de querelle.

FLORBEL.

Ah ! marquis, c’est pousser un peu loin...

LE CHEVALIER, avec une colère concentrée.

Il est heureux pour vous, Monsieur, que, lors de votre mariage avec ma sœur, on ne m’ait pas consulté sar le choix de mon beau-frère... Si vous n’aimez pas les mauvaises têtes, je hais ces gens d’une froideur extrême, que rien ne peut émou voir, et que l’insulte la plus violente ne ferait pas sortir de leur impassible douceur...

FLORBEL.

Allons, chevalier... voilà de l’humeur.

D’ORMILLY.

Je me suis contenté de verser mon sang pour mon pays, je le lui devais tout, et je n’en fus jamais avare sur le champ de bataille.

 

 

Scène XV

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL, PLUSIEURS OFFICIERS qui sont attirés par le bruit

 

UN OFFICIER.

Qu’est-ce donc ?

LE CHEVALIER, très vivement.

Ce nouveau reproche...

FLORBEL, aux officiers.

Mes amis, venez vite, venez donc m’aider... voilà une affaire qui s’engage entre deux beaux-frères... c’est une horreur...

D’ORMILLY, souriant.

Une affaire...

LE CHEVALIER, ironiquement.

Pas du tout... monsieur le marquis est la prudence même... Qui pourrait en douter ? il ne s’est jamais mesuré que contre l’ennemi... À la vérité, il a quitté le service de bonne heure.

D’ORMILLY, avec un mouvement.

Que dites-vous, d’Arançay ?...

FLORBEL.

Ah ? par exemple, chevalier... devant ces messieurs, c’est trop fort !

D’ORMILLY.

Vous osez attaquer mon honneur...

FLORBEL.

Je vous dis qu’ils finiront par se battre, je m’y connais...

D’ORMILLY, hors de lui.

C’en est trop, Monsieur, sortez de chez moi.

LE CHEVALIER, fièrement.

Volontiers, si vous voulez me suivre.

D’ORMILLY.

Insolent !...

Le chevalier met la main sur son épée, les officiers les arrêtent tous deux.

FLORBEL.

J’en étais sûr !... Il n’y a plus moyen d’arranger cela à présent...

LE CHEVALIER, au marquis.

Je ne vous quitte pas... j’aurai satisfaction.

FLORBEL.

Des menaces, des injures ; eh ! parbleu, certainement... entre militaires il n’en faut pas tant.

D’ORMILLY, hors de lui.

Vous m’y forcez... je vous suis.

FLORBEL.

Allons, mes bons amis, peu de sang froid, maintenant... c’est un malheur, j’ai fait tout mon possible pour l’empêcher... convenons de nos faits.

UN OFFICIER.

Silence ! le général s’avance de ce côté.

FLORBEL.

Ah ! diable, il ne badine pas sur les duels... ne faites semblant de rien.

LE CHEVALIER.

Sortons.

FLORBEL.

Eh ! non, cela donnerait des soupçons... Chut !... de la discrétion... vous vous retrouverez après la fête...

Au marquis.

Mon cher marquis, je suis désespéré de cette aventure... est-ce l’épée ou le pistolet ?...

D’ORMILLY.

L’épée ?...

LE CHEVALIER.

J’accepte.

FLORBEL, de même.

Ah ! mon dieu, mon dieu, que c’est malheureux !... Deux beaux-frères, deux amis !... Je ne m’en consolerai jamais...

Au chevalier.

Ne prends pas de témoin, je l’accompagnerai... Chut ! voici M. Chevert.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, CHEVERT, JULIETTE, GERMAIN, VALETS, PAYSANS

 

Musique. Toute la fête arrive au son des instruments ; Chevert paraît suivi du reste de son état-major, il tient des lettres à la main.

GERMAIN, aux paysans.

Allez, formez la haie... C’est ça... alignement... haut les armes.

On présente les bouquets et les branches de lauriers à M. Chevert qui entre.

CHEVERT.

Grand merci, mes amis... mais déjà des lauriers, avant notre entrée en campagne, c’est un peu prématuré.

FLORBEL.

Général, vous pouvez les accepter à coup sûr.

CHEVERT.

J’espère, Messieurs, que vous m’aiderez à les mériter.

JULIETTE, à part.

Ce pauvre chevalier !... je n’ose le regarder...

CHEVERT, au marquis.

Vous aviez raison, mon cher marquis, je viens de recevoir la lettre du ministre qui vous remet en activité de service, et qui m’autorise à vous attacher à mon état-major... Je me félicite, en marchant à l’ennemi, d’avoir à mes côtés un brave de plus, dont l’expérience égale l’intrépidité.

LE CHEVALIER, à part.

Et j’ai pu lui reprocher... Ah ! maudite tête.

CHEVERT, à ses officiers.

Messieurs, je vous présente votre nouveau camarade ; je désire que vous le preniez pour modèle, je le connais depuis longtemps ; et quelques-uns d’entre vous, qui prennent souvent une folle témérité pour le véritable courage, se trouveront très bien, j’en suis sûr, de suivre ses conseils et ses exemples.

FLORBEL, bas au chevalier en riant.

La leçon vient fort à propos.

D’ORMILLY, confus.

Général, je ne mérite pas...

GERMAIN.

Monsieur le général, la petite fête que vous avez bien voulu accepter...

CHEVERT.

C’est juste... je suis à vous, mes amis, vous pouvez commencer.

On se place ; en passant, le chevalier et le marquis se serrent la main, et par un jeu muet indiquent leur résolution de se retrouver le lendemain.

JULIETTE, qui les a vus.

Eh ! mais ils paraissent de la meilleure intelligence... ils se donnent la main... à la bonne heure au moins.

GERMAIN, aux paysans.

Allons, enfants, de la gaieté, et célébrez par vos danses la première victoire que nos braves vont remporter.

Ballet.

Les paysans déposent aux pieds de Chevert les branches er les couronnes de lauriers ; la nuit s’avance, le château du fond paraît illuminé, la rotonde où la scène se passe s’éclaire aussi graduellement par des pots à feu et des lanternes, les danses se succèdent, les officiers y prennent part. Ce ballet doit figurer un véritable bal de village ; il se termine par un tableau général, vers la fin du ballet un cavalier d’ordonnance entre et remet une lettre à Chevert ; celui-ci la lit tout bas, et se lève vivement après l’avoir lue.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, LE CAVALIER D’ORDONNANCE

 

CHEVERT, se levant.

Encore trois de mes meilleurs officiers tués en duel... morbleu !...

D’ORMILLY.

Que dites-vous, général ?

CHEVERT.

Sous le feu de l’ennemi... quand la France a besoin de tous a ses défenseurs... quelle rage insensée !

FLORBEL, à part.

Trois duels ! et je n’y étais pas !

CHEVERT.

Messieurs, vous me voyez outré de cet excès d’audace... et si les coupables m’étaient connus... mais ils ne m’échapperont pas, leur punition sera terrible.

FLORBEL.

Général, on ne peut pas empêcher de braves gens...

CHEVERT, très vivement.

M. de Florbel, voilà de ces propos que je ne souffre point... mes principes sont invariables... Qu’un être inutile expose ses jours dans un combat singulier pour un faux point d’honneur, c’est une folie... mais qu’un brave guerrier, qui doit compte de tout son sang à son prince, à son pays, le pro digue dans des querelles particulières, c’est une faute que je ne pardonnerai jamais, et que je poursuivrai de tout mon pouvoir.

JULIETTE.

C’est bien fait.

CHEVERT, à ses aides-de-camp.

Allons, Messieurs, montez à cheval sur-le-champ... que le commandant de Schelestatt rassemble le conseil de guerre... qu’il vous donne les renseignements qu’il a déjà sur ces malheureuses affaires, il faut un exemple à l’armée... Chevalier, vous vous rendrez à l’instant à Brisa, pour faire commencer les recherches ; capitaine Florbel, vous irez prévenir le prévôt de l’armée.

Aux autres.

Pour vous, Messieurs, parcourez la ligne, et faites mettre à l’ordre les perquisitions nécessaires...

Au marquis.

Monsieur le marquis, vous serez rapporteur au conseil de guerre.

D’ORMILLY.

Moi, général...

CHEVERT.

Vous partagez ma haine, mon mépris pour ces sortes d’attentats, je ne puis mieux choisir.

D’ORMILLY, à part.

Ô dieux !... dans quel moment...

Bas au chevalier.

Nous devons obéir... À demain.

LE CHEVALIER, bas.

À demain.

FLORBEL, bas.

C’est cela, mais au moins ne faites rien sans moi.

CHEVERT, aux officiers.

Que cet exemple vous serve de leçon, Messieurs ! Souvenez-vous que je suis sans pitié pour de pareils délits, et que je ne souffrirai pas un seul jour, dans le rang de mes braves, celui qui se serait souillé du sang de ses frères d’armes.

Les officiers le saluent, Chevert donne la main à Juliette qui suit le chevalier des yeux.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’intérieur du parc du château ; à gauche, un pavillon ouvert qui laisse voir le commencement d’un appartement ; à droite, un berceau couvert et entouré de buissons ; au cinquième plan, une grille à jour qui ferme le parc ; au fond, un chemin qui conduit à l’église, que l’on aperçoit dans l’éloignement.

 

 

Scène première

 

GERMAIN, seul

 

Le pavillon est ouvert. Au lever du rideau, Germain est assis près d’une table et enveloppé dans un manteau. Il se frotte les yeux et éteint la bougie qui brûle à côté de lui. On entend sonner six heures à une pendule.

Ah ! mon dieu ! déjà six heures !... Mon maître ne dort sûrement pas... Non... Au moment de se battre !... Se battre ! et contre qui ? contre le frère de sa femme ! d’une femme qu’il adore ! maudite aventure !... Comment cela est-il arrivé ?... comme toutes les querelles ; sur un propos, un mal entendu, un rien... Oui, je le parierais, quoique M. le marquis ne m’ait conté que la moitié des choses, en me faisant jurer de n’en parler à qui que ce fût ! Je vois clairement que à ce fou de chevalier a tous les torts ! Il est vif, impétueux... et puis les bons amis, les camarades qui sont présents, qui soufflent sur le feu, au lieu de l’éteindre... quelle désolation pour toute la famille ! et ma pauvre maîtresse, son père qui reviennent, croyant assister au baptême de leur enfant... s’ils arrivaient trop tard... s’ils ne devaient plus embrasser le marquis !... On vient... c’est ce capitaine Florbel... il est, sans doute, pour beaucoup dans tout ceci ; car je sens que je ne puis le souffrir !

 

 

Scène II

 

FLORBEL, GERMAIN

 

FLORBEL.

Germain, où est ton maître ?

GERMAIN, avec humeur.

Il est sorti.

FLORBEL.

Sorti ! diable ! le chevalier n’est pas encore de retour de sa mission !

GERMAIN.

Puisse-t-il ne jamais revenir !

FLORBEL.

Oh ! sois tranquille... le chevalier est homme de parole ; et plutôt que de manquer un semblable rendez-vous, il crèvera tous ses chevaux... Ah ! ça, quel chemin ton maître a-t-il pris ?

GERMAIN.

Je ne sais.

FLORBEL.

Pourvu qu’il ne se soit pas conduit en jeune homme.

GERMAIN.

Comment ?

FLORBEL.

Eh ! oui, point d’expérience ! il n’aura pas arrangé tout cela comme il faut.

GERMAIN.

Mais quel arrangement ?

FLORBEL.

Il y en avait cent à prendre.

GERMAIN, à part.

Il me paraît plus raisonnable que je ne croyais.

Haut.

Vous auriez donc disposé les choses ?...

FLORBEL.

Le mieux du monde !

GERMAIN, à part.

Il me donne envie d’aller chercher mon maître...

FLORBEL.

Je l’aurais instruit, guidé...

GERMAIN.

Quoi ! sérieusement, vous lui auriez fait connaitre ?

FLORBEL.

Sans doute. Je lui aurais fait connaître un endroit délicieux... charmant...

GERMAIN, stupéfait.

Pour se battre ?

FLORBEL.

Oui, là, derrière cette petite église... J’ai fait cette découverte ce matin... c’est délicieux, te dis-je... il n’y a pas de danger d’être interrompus ou séparés, et l’on termine ses affaires comme chez soi.

GERMAIN.

Eh ! morbleu ! Monsieur, mon maître se passera bien de vos instructions...

FLORBEL, riant.

Le voilà donc ce caton, ce sage, le moraliste de l’armée, qui prétendait qu’il ne fallait se battre qu’avec l’ennemi, et à qui l’on passait cette idée ridicule, en faveur de trois ou quatre actions d’éclat qui l’avaient autrefois distingué... le voilà donc en affaire réglée et avec le frère de sa femme ! beau début, ma foi, beau début ! J’ai vu naître cette affaire-là, mon cher Germain.

GERMAIN.

Et vous n’en avez pas arrêté les progrès ?

FLORBEL.

Bah ! ils ne s’aiment pas, les deux beaux-frères... et quand on ne s’aime pas, il n’y a rien de mieux à faire que de se le dire.

GERMAIN, à part.

Quel homme !

FLORBEL.

Au reste, ton maître s’est bien montré bien au soir... de l’aplomb, de la fermeté... il n’y a plus rien à dire ; la querelle s’est parfaitement engagée, et, quelle qu’en soit l’issue, elle ne peut manquer de lui faire honneur.

GERMAIN.

Honneur ! honneur ! et s’ils se tuent ?

FLORBEL.

Ah ? pas tous deux... ou, na foi, ce serait jouer de malheur.

GERMAIN, avec effroi.

Comment ! Monsieur...

FLORBEL.

Écoute donc, il y a eu des propos durs, insultants, e devant presque tout l’état-major... il n’y a plus moyen d’étouffer cela.

GERMAIN, à part.

Pauvre femme ! malheureux enfant !

FLORBEL.

Je n’ai qu’une crainte.

GERMAIN.

Laquelle ?

FLORBEL.

C’est de ne pouvoir être témoin de leur combat. M. Chevert eșt d’une activité désespérante, il me donne dix ordres en une minute, et tout à l’heure encore une nouvelle course...

GERMAIN, à part.

Puisse-t-il t’envoyer à tous les diables, maudit écervelé !

FLORBEL.

D’honneur, mes chevaux sont sur les dents. Ah ! ça, je suis pressé !... ton maître ne rentre pas... J’étais venu le prévenir de ne pas trop compter sur moi, et puis...

Il porte la main à sa poche.

Mais je puis te charger de cette commission : après leur combat, ils n’auront peut-être pas le temps de songer à tout. Tu remettras ce portefeuille à celui des deux qui en aura besoin, c’est tout ce que je possède en ce moment.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GERMAIN, seul, après un silence

 

Il me dit cent extravagances et finit par un trait de générosité !... Ah ! ciel ! mon maître.

 

 

Scène IV

 

D’ORMILLY, GERMAIN

 

D’Ormilly en bottes à éperons.

D’ORMILLY.

Personne n’est encore venu ?

GERMAIN.

Le capitaine Florbel sort d’ici ; il m’a laissé ce portefeuille.

D’ORMILLY.

Je n’en ai pas besoin ; tu lui feras mes remerciements en le lui rendant.

Il tire une lettre de son sein.

Germain...

GERMAIN.

Monsieur...

D’ORMILLY.

Voici une lettre pour ma femme...

GERMAIN, tremblant.

Pour Madame ?...

D’ORMILLY, avec émotion.

Tu la lui remettras à son retour...si je ne reviens point... tu m’entends... tu auras soin en même temps d’avertir son père...

GERMAIN.

Ah ! Monsieur, quelle commission ! Madame ne m’a jamais fait que du bien, et vous voulez que je lui donne la mort !

D’ORMILLY.

Tu dis vrai... elle en mourra...

Germain jette la lettre sur la table du pavillon.

Tout mon courage cède à cette affreuse idée ! Germain, voilà vingt ans que tu me sers... tu m’es tendrement attaché...

GERMAIN, prenant sa main et la portant à ses lèvres.

Et s’il fallait mon sang pour conserver un si bon maître...

D’ORMILLY.

J’ai pourvu à tout, mon ami, je t’assure une existence honnête...

GERMAIN.

Non, non, mon cher maître... reprenez vos bienfaits... Vivez, c’est tout ce qui m’intéresse... Par pitié pour votre enfant, pour une épouse chérie, renoncez à ce cruel projet... Méprisez les insultes d’un étourdi...

D’ORMILLY, ému.

Je ne le puis.

GERMAIN, sanglotant.

Si je parlais au général ?

D’ORMILLY, avec un mouvement.

Malheureux ! que dis-tu ?...

GERMAIN.

Ah ! pardon, Monsieur.

D’ORMILLY, avec douceur.

Tes larmes me touchent, bon Germain ; mais prends garde qu’elles ne te trahissent... Songe que la moindre indiscrétion me déshonore aux yeux de toute l’armée.

GERMAIN.

Ah ! Monsieur, je n’ai pas besoin de parler... Mon silence, mon trouble, effraient tout le monde ; et quand j’exécute vos ordres, il me semble que je commets un crime.

D’ORMILLY.

Laisse-moi. Va voir si mes chevaux sont sellés... J’ai promis d’attendre ici d’Arançay... Va, bon Germain.

GERMAIN, timidement.

Mon cher maître, si j’osais...

D’ORMILLY, lui tendant les bras.

Viens, viens, mon ami.

GERMAIN, en sortant.

Ô mon dieu ! qu’allons-nous devenir ?

 

 

Scène V

 

D’ORMILLY, seul

 

C’en est donc fait ! cruel d’Arançay ! que de victimes nous allons entraîner avec nous...

Il jette les yeux sur le pavillon.

Il faut renoncer à tout, fuir cette maison, abandonner une épousé... Hélas ! elle va ramener son père... Ils arriveront. Le comte d’Arançay entre, me cherche, vole à mon fils... Ils m’appellent tous deux... Et plus de père, d’époux... une maison déserte, une solitude affreuse... un berceau où dort un enfant abandonné... Un enfant ! Je viens de le couvrir de mes baisers... il me souriait... Malheureux ! tu ne connaîtras peut-être pas ton père !... Ernestine, chère Ernestine, pardonne !... Tu recevras ma lettre, tu verras combien je t’adorais, et que l’honneur seul...

Amèrement.

je ne lui nomme pas son frère... Non, elle apprendra trop tôt quel est mon ennemi, et peut-être me haïra-t-elle moins de lui avoir caché la moitié de son malheur !

 

 

Scène VI

 

D’ORMILLY, JULIETTE, en petite robe du matin, regarde de tous côtés et vient en courant auprès de son frère

 

JULIETTE.

Bonjour, mon frère.

D’ORMILLY.

Juliette !...

JULIETTE.

Vous êtes étonné de me voir de si bon matin ; mais je n’ai pas dormi de la nuit... j’avais le cœur oppressé. J’ai bien vu que vous m’en vouliez de la scène d’hier... Vous ne m’avez pas parlé de la soirée. Vous m’évitiez... vos regards ne se sont pas arrêtés un seul instant sur la pauvre Juliette... Pardonnez-moi, mon frère, je vous en prie.

D’ORMILLY.

Te pardonner, chère enfant !

JULIETTE.

Oui, ne me boudez plus. je suis une étourdie, j’ai eu tort, sans doute ; mais je ne puis supporter l’idée de vous avoir déplu... Ce ton froid me désespère... Grondez-moi, si je l’ai mérité, dites-moi tout ce que vous avez sur le cœur, mais ne me boudez plus... cela me fait trop de mal.

D’Ormilly veut parler, il ne le peut ; il prend sa sœur dans ses bras et l’embrasse avec beaucoup d’émotion.

JULIETTE, avec joie.

Ah ! vous me pardonnez...

Après une pause, avec gaité.

Maintenant, je vais m’occuper de mes graves fonctions de marraine ! Tout est prêt pour le baptême ; ma sœur et le comte d’Arançay arriveront bientôt... et puis, vous ne savez pas, mon frère, j’ai invité M. Chevert.

D’ORMILLY.

Le général !...

JUILIETTE.

Certainement. Nous avons eu hier au soir une grande conversation ensemble. Il prétend que je le divertis beaucoup ; il me trouve une raison au-dessus de mon âge... C’est un homme bien aimable... Enfin, je l’ai invité pour la cérémonie ; il n’y manquera pas, car il vous aime autant qu’il vous estime.

D’ORMILLY.

Bien, ma chère Juliette... mais, laisse-moi... j’attends quelqu’un...

JULIETTE.

Oh ! je ne veux pas vous déranger... Vous attendez quelqu’un ? Ce n’est pas pour sortir, je pense... le baptême est pour dix heures, et il serait joli que vous n’y fussiez pas !

D’ORMILLY, à part.

Le baptême ! toujours cette image de mon fils, de sa mère...

Haut.

Va, ma bonne Juliette... aime toujours bien ta sœur, mon Ernestine...

JULIETTE.

Mais qu’est-ce que vous avez donc ? Ce trouble...

D’ORMILLY.

Adieu, adieu !

Il la serre dans ses bras.

JULIETTE.

Eh ! mais vous m’embrassez comme autrefois, lorsque vous partiez pour l’armée. Cependant on ne se bat pas encore.

D’ORMILLY.

Non... mais bientôt...

JULIETTE.

Le général m’a bien promis qu’on ne se battrait pas avant huit jours, et puisque cela dépend de lui... je suis bien sûre qu’il ne livrera pas bataille sans m’en prévenir.

D’ORMILLY, à part.

Je n’y tiens pas ! sa naïveté... sa tendresse enfantine...

 

 

Scène VII

 

D’ORMILLY, JULIETTE, UN VALET

 

LE VALET.

M. le marquis...

D’ORMILLY.

Que voulez-vous ?

LE VALET.

Monsieur votre beau-frère descend à l’instant de cheval, il est chez le général et m’a chargé de vous dire qu’aussitôt qu’il serait libre, il viendrait vous prendre ici.

D’ORMILLY, avec calme.

Il suffit ; je l’attends.

Le valet sort.

 

 

Scène VIII

 

D’ORMILLY, JULIETTE

 

JULIETTE, à part.

Le chevalier ! Je voudrais bien savoir ce qu’ils ont à se dire...

D’ORMILLY, à part.

Ce retard me désole...

Haut.

Juliette, tu as entendu...

JULIETTE.

Oh ! je m’en vais... je m’en vais... ne croyez pas que ce soit curiosité...

D’ORMILLY, souriant.

Sans doute.

JULIETTE.

Je vous laisse à vos affaires... mais je reviendrai vous avertir tout de suite, si j’aperçois la voiture da ma sœur.

 

 

Scène IX

 

D’ORMILLY, JULIETTE, GERMAIN

 

GERMAIN, criant.

Monsieur... Monsieur... la voilà ! la voilà !

D’ORMILLY, troublé.

Qui ?

GERMAIN.

Madame... elle me suit.

D’ORMILLY, frappé.

Ma femme !

JULIETTE, sautant.

Ma bonne sœur ! Oh ! que je suis contente !

D’ORMILLY, à part.

Grand dieu ! que lui dire ? Comment cacher mon funeste secret ?...

 

 

Scène X

 

D’ORMILLY, JULIETTE, GERMAIN, ERNESTINE, en habit de voyage

 

Ernestine entre avec précipitation.

ERNESTINE.

Où est-il ? où est-il ?

Volant à lui.

Ah ! le voilà !

D’ORMILLY.

Ernestine !

ERNESTINE, gaiement.

J’ai cru que je n’arriverais jamais... Ces chevaux sont d’une lenteur quand on revient... Bonjour, ma bonne Juliette... bonjour Germain. je vous retrouve tous !

JULIETTE.

Chère sœur !... mais où est donc voire père ?...

ERNESTINE.

Il s’est arrêté pour causer un moment avec le général Chevert.

À son mari.

Je ne te savais pas en aussi bonne compagnie.

JULIETTE.

Je cours l’embrasser, ce bon M. d’Arançay ; quoique ce ne soit pas à la marraine à faire les avances vis-à-vis de son compère... mais à mon âge et au sien, on n’en jasera pas...

Bas à Ernestine.

Il est ici.

ERNESTINE, de même.

Qui donc ?

JULIETTE, de même.

Votre frère... mais chut ! nous avons déjà eu une scène... ce n’est pas le moment d’en parler...

ERNESTINE, avec bonté.

C’est bon, nous causerons de cela.

JULIETTE.

Je vais vous amener M. le comte.

Elle sort.

Pendant ce temps, Germain indique à la femme de chambre que l’appartement d’Ernestine est du côté du pavillon. Ils y entrent tous deux.

 

 

Scène XI

 

D’ORMILLY, ERNESTINE

 

ERNESTINE, pendant toute la première partie de cette scène, d’un air gai, confiant, peu à peu elle observe son mari, et perd sa gaieté sans prendre d’humeur.

D’Ormilly, et notre fils ?...

D’ORMILLY.

Je l’ai vu, il n’y a qu’un instant.

ERNESTINE.

Je te surprends un peu, n’est-ce pas ? Tu ne m’attendais pas sitôt ; mais nous n’avons pas voulu nous reposer en route.

D’ORMILLY, d’un air contraint.

C’est fort bien fait.

ERNESTINE.

Tu ne saurais croire combien cette absence m’a paru longue.

D’ORMILLY.

Ah ! que n’ai-je pu vous accompagner ?

ERNESTINE.

Il ne faut pas te demander compte de ta soirée d’hier ?

D’ORMILLY, troublé.

Comment, d’hier ?

ERNESTINE, s’apercevant un peu de son trouble.

Tu t’effraies déjà ? Penses-tu qu’on te laisse sur ta bonne foi, et qu’on ne s’informe pas de ta conduite ? Hier, vous aviez bal au château... Grande réunion... l’état-major de M. Chevert.

D’ORMILLY, plus troublé.

Ô dieux ! vous savez...

ERNESTINE.

Je sais encore plus.

D’ORMILLY.

Encore plus !

ERNESTINE.

Certainement. Je sais que, malgré la joie qui t’entourait, tu étais sérieux, pensif ; que tu es rentré chez toi à dix heures t’enfermer.

L’observant.

Mais, je ne te comprends pas... tu parais distrait, embarrassé...

D’ORMILLY.

Moi ! tout entier au plaisir de vous revoir...

ERNESTINE.

Tu me témoignes plus d’inquiétude que de joie...

Elle l’examine.

Comment donc, en uniforme ?

D’ORMILLY.

Tu connaissais la demande que j’avais faite au ministre... J’ai repris du service.

ERNESTINE.

Tu étais prêt à monter à cheval, où voulais-tu donc aller ?

D’ORMILLY, plus troublé.

Mais... au-devant de vous sans doute.

ERNESTINE, défiante.

Au-devant de mai... et tu détournes les yeux... Cette agitation... je veux absolument savoir...

D’ORMILLY.

Comment m’arracher de ses bras ?

ERNESTINE.

D’Ormilly, vous avez des chagrins, et vous me les cachez...

D’ORMILLY, avec désordre.

Non, chère Ernestine, non... mais je voudrais embrasser votre père... et si vous le permettez.

ERNESTINE.

Vous m’effrayer. Serait-il arrivé un malheur... mon fils... je veux le voir à l’instant.

Elle fait un pas vers le pavillon, et s’appuie sur le bureau où Germain a laissé la lettre.

D’ORMILLY.

Rassurez-vous, votre fils...

ERNESTINE, apercevant la lettre.

Ô ciel ! une lettre de vous, et pour moi... je tremble !

Elle l’ouvre, et lit rapidement.

D’ORMILLY, effrayé.

Ma lettre ! Germain l’a oubliée... Je suis perdu !

Courant à sa femme.

Ernestine, arrêtez...

ERNESTINE, avec un cri.

Grand dieu ! secourez-moi !

D’ORMILLY, la soutenant.

Ernestine ! chère Ernestine !

 

 

Scène XII

 

D’ORMILLY, ERNESTINE, LE COMTE D’ARANÇAY, JULIETTE

 

JULIETTE.

Par ici, M. le comte, par ici. Ils sont dans une joie...

LE COMTE, entrant.

Mes enfants ! embrasse-moi, d’Ormilly... Que vois-je ?

JULIETTE.

Ah ! mon dieu. !

ERNESTINE, courant à son père.

Lisez, lisez, mon père.

D’ORMILLY, à part.

Quelle nouvelle épreuve ! Ô ciel ! pourrai-je la supporter !

LE COMTE lit, puis avec noblesse.

Tu vas te battre, d’Ormilly ?

JULIETTE.

Se battre ! mou frère !...

ERNESTINE, à son père.

Ah ! c’est à vous seul maintenant que je puis recourir ! Il oublie qu’il est époux et père, et que nous ne respirons tous que pour lui !

LE COMTE.

Ma fille, laisse-moi seul avec d’Ormilly...

ERNESTINE.

Songez-y bien... vous n’avez plus de fille, si je perds mon époux... Je ne lui survivrai pas... D’Ormilly... est-ce dong là le prix de mon amour ? Qu’ai-je fait pour mériter cet abandon ? Quel est le malheureux qui t’a insulté ? Peux-tu le haïr plus que tu ne m’aimes ?... Peux-tu sacrifier tout ce qui t’est cher au vain plaisir de te venger ? Abandonner ton épouse, ton fils, ta sœur, pour écouter un instant de colère ?

 

 

Scène XIII

 

D’ORMILLY, ERNESTINE, LE COMTE, JULIETTE, LE CHEVALIER

 

Le Chevalier s’arrête étonné, en voyant son père et sa sœur.

ERNESTINE, courant à lui.

Ah ! mon frère ! viens, viens à mon secours... D’Ormilly, ton père, ta sœur, tremblent pour lui, et tu dois le sauver de sa fureur...

LE CHEVALIER, étonné.

De sa fureur ! qui donc ?

ERNESTINE.

Mon époux, il va se battre !

LE CHEVALIER, inquiet.

Se battre ? et il vous a dit...

LE COMTE.

Gardez-vous, chevalier, d’offenser un homme d’honneur. Une malheureuse lettre qu’il écrivait à sa femme, et qui ne devait lui être remise qu’après le combat...

LE CHEVALIER, plus inquiet.

Cette lettre...

D’ORMILLY, fièrement.

Ne nomme point mon adversaire : je serais bien fâché qu’il échappât à ma vengeance.

LE CHEVALIER.

J’aime à vous reconnaître à ce procédé.

LE COMTE, observant le chevalier.

Mon fils !...

ERNESTINE.

Cruel ! vous l’irritez au lieu de le calmer.

JULIETTE, au chevalier.

C’est affreux, Monsieur.

À son frère.

Et vous, mon frère, vous qui détestez les duels, qui les condamnez chez les autres... je ne vous reconnais plus.

D’ORMILLY.

Juliette, Ernestine... ne m’accablez pas...

ERNESTINE, le repoussant.

Mon frère, mon cher frère, je t’en conjure... tu dois être mon appui, mon sauveur... tu frémis... tu crains de voir mes larmes... n’abandonne pas d’Ormilly, je le remets en les mains... oui, c’est à toi que je confie les jours de mon époux ; promets-moi de le suivre, de veiller sur ses pas.

LE CHEVALIER, très troublé.

Moi !

JULIETTE, avec dépit.

Oui, Monsieur ; et si vous hésitez un moment, je ne vous revois de ma vie ; je renonce à vous pour toujours...

LE COMTE.

Chevalier, ne le quittez pas.

LE CHEVALIER, ému.

Que me demandez-vous ?

Germain paraît.

LE COMTE.

Ce que d’Ormilly ferait pour vous-même, si vous étiez à sa place. Ma fille, laisse-nous, d’Ormilly ne peut s’expliquer devant toi ; mais je connaîtrai bientôt la vérité... oui, je dois éclaircir ce funeste mystère, et veiller sur les jours de ton époux.

ERNESTINE.

Mon père, vous êtes mon seul espoir !

JULIETTE.

Venez, ma bonne sœur.

LE COMTE, à Germain.

Germain, un mot.

Il lui parle bas.

GERMAIN.

Oui, Monsieur.

LE COMTE, bas.

Qu’il ne puisse sortir du château.

GERMAIN.

Il suffit.

LE COMTE, à sa fille.

Ernestine, Juliette, que le baptême se fasse à l’instant... la vue de son fils...

ERNESTINE, frappée de cette idée.

Ah ! je vous entends ; je cours donner mes ordres.

Elles sortent par le pavillon, Germain par la grille du fond, qu’il ferme, et dont il emporte la clef.

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, D’ORMILLY, LE CHEVALIER

 

Le comte, pendant la fin de la scène précédente, a examiné avec soin la contenance et le trouble du chevalier ; il a remonté la scène comme pour accompagner : sa fille, mais ses yeux restent attachés sur d’Ormilly et sur son fils.

LE CHEVALIER, bas à d’Ormilly.

Profitons de cet instant, nos chevaux sont prêts...

D’ORMILLY, bas.

Partons.

LE COMTE, près d’eux.

Arrêtez !

LE CHEVALIER.

Mon père, voulez-vous donc qu’il manque un rendez-vous sacré ?

LE COMTE.

Non, Monsieur ; mais j’ai le droit de l’éclairer, de savoir s’il prend les armes pour une cause légitime, et si son adversaire est digue de se mesurer avec lui.

LE CHEVALIER.

Son adversaire !...

LE COMTE.

Vous le connaissez ?

LE CHEVALIER.

Moi ! mon père...

LE COMTE.

Vous avez été témoin de la querelle, je le vois...

LE CHEVALIER.

Il est vrai.

LE COMTE.

Le capitaine Florbel était présent aussi ?...

D’ORMILLY.

Oui, Monsieur.

LE COMTE.

Et ce n’est point avec lui ?...

D’ORMILLY.

Non, je vous jure... mais ne m’interrogez pas... le nom de mon adversaire...

LE COMTE.

Je le sais.

LE CHEVALIER.

Comment ?

LE COMTE.

C’est vous, Monsieur !... c’est avec vous que d’Ormilly va se battre.

D’ORMILLY et LE CHEVALIER, à part.

Grand dieu !

LE COMTE.

Vos regards, ceux du marquis... le trouble qui règne dans vos discours... la haine injuste que vous portez à d’Ormilly, tout me dit que c’est vous qui allez égorger votre frère...

LE CHEVALIER.

Mon père... je rougis de ma violence, mais je n’ai plus qu’à mourir, ou à lui arracher la vie pour conserver l’honneur ! Vous êtes militaire, vous savez ce qu’un homme outragé doit au public, à lui-même.

LE COMTE.

Je sais... que les lois devraient flétrir l’agresseur... les familles respireraient en paix à l’abri de ce sage règlement. J’aurais encore un fils ! Mais vous, d’Ormilly, ne pouviez vous ménager un insensé, et laisser à son père le soin de le punir ?

D’ORMILLY.

Ah ! Monsieur... je l’aurais voulu vainement... la publicité de la querelle... l’opinion... le titre honteux qui s’attache au nom de l’homme qui laisse un outrage impuni !...

LE COMTE.

Malheureux ! dans quel abîme votre imprudence nous a jetés !... Deviez-vous oublier les liens qui vous unissent ? deviez-vous oublier que vous êtes tous deux mes enfants ? Faut il donc, pour satisfaire l’honneur, qu’un frère expire de la main de son frère ? Vous ne voyez, dans cet instant cruel, que le plaisir inhumain de vous venger... que le besoin de céder à la rage qui vous anime... mais avez-vous calculé les suites de votre crime ? Quelle main teinte de mon sang prétendra sécher mes larmes ? Est-ce toi, d’Arançay, qui viendras apprendre à ta sœur que tu l’as privée d’un époux ? Est-ce vous, d’Ormilly, qui vous présenterez à votre épouse, chargé du meurtre de son frère ?

D’ORMILLY et LE CHEVALIER, émus.

Ah ! mon père !

LE COMTE, détournant la tête.

Mais je ne vous parlerai pas de moi, je n’ai que peu de jours à vivre.

LE CHEVALIER.

Que me faites-vous entrevoir ?

LE COMTE, avec une indignation mêlée de tendresse.

Ingrats enfants ! frères dénaturés ! époux barbare ! quel cas faites-vous de nos pleurs, de notre désespoir ? ah ! vous méritiez d’avoir été jetés sur la terre, sans y trouver un père qui vous reçût dans ses bras, une sœur qui vous fît connaître les douceurs de l’amitié, une épouse qui vous aidât à supporter les peines de la vie !...

D’Ormilly et le chevalier veulent s’approcher de lui, il les repousse.

Allez, d’Ormilly, allez embrasser votre fils pour la dernière fois peut-être ? Comment sou tiendrez-vous son sourire, ses caresses ? à qui le confierez-vous ?... à une mère infortunée qui, sans doute, ne vous survivra point ? à moi, dont la tombe touche à son berceau, et qui lui serai bientôt ravi.

D’ORMILLY.

Mon père ! vous déchirez mon cœur... Cette image affreuse... Mais l’honneur a parlé !

LE COMTE, avec indignation.

L’honneur ! Je ne vous retiens plus... Cruels, courez consommer la perte de toute ma famille... Je suis militaire comme vous, jamais je n’exigerai de mes enfants une démarche flétrissante... Puisque votre honneur est compromis, que l’affront ne peut être lavé que dans le sang... Courez accomplir le sacrifice... Mais, du moins, attendez que j’aie fui de ces lieux... Ne me forcez pas d’être témoin, d’être complice de votre crime...

Les deux frères font un mouvement.

Rassurez-vous, vous serez libres bientôt de vous abandonner à toute votre fureur. D’Ormilly, je suis venu pour le baptême de votre fils... je vais en ordonner sur-le-champ la cérémonie... Je remonte ensuite en voiture, et vous quitte pour jamais...

D’ORMILLY.

Que dites vous ?

LE CHEVALIER.

Mon père, si vous pouviez lire dans mon âme...

LE COMTE, avec noblesse.

Je n’ai plus rien à vous dire. Je me rends à l’église... Je vais donner mon nom à votre enfant. D’Ormilly... Chevalier, c’est votre neveu, le fils de votre sœur... Suivez-moi tous les deux.

LE CHEVALIER.

Grand dieu ! le général vient à nous...

LE COMTE.

M. Chevert !

D’ORMILLY, vivement.

Monsieur, de la discrétion, au nom du ciel !...

LE CHEVALIER.

Songez que nous serions perdus !

LE COMTE.

Ne craignez rien. Il m’est plus facile de mourir de douleur que de vous exposer au blâme de toute l’armée.

 

 

Scène XV

 

LE COMTE, D’ORMILLY, LE CHEVALIER, CHEVERT, FLORBEL

 

CHEVERT.

Ah ! M. le comte, je vous trouve en famille... Je n’en suis point surpris... Ce plaisir est le seul véritable pour un bon père... surtout quand il possède une famille aussi unie que la vôtre.

LE COMTE, à part.

Ô ciel ! Dans quel instant !

FLORBEL, bas au chevalier.

J’arrive à temps, n’est-ce pas ?

CHEVERT.

Ce jour est le plus beau de votre vie, je le sens ; vous vous voyez renaître dans un fils qui sera digne de son père... Mon cher comte, ce bonheur vous était bien dû, et je me fais une fête d’assister à la cérémonie touchante qui se prépare.

LE COMTE.

Tout est prêt, sans doute, général, et bientôt...

CHEVERT.

Oui, oui, on va se rendre à l’église ; je sais que madame la marquise, quoiqu’un peu indisposée, m’a-t-on dit, a donné ses ordres avec un zèle, un empressement... Notre jolie marraine est déjà parée, elle rassemble tout le monde...

LE COMTE, à part.

Fort bien, c’est notre dernier espoir.

CHEVERT.

Je suis fâché, dans un moment si doux, de vous priver d’un de vos enfants... Le chevalier va partir sur-le-champ, je lui ai promis une mission digne de son courage.

LE COMTE, vivement.

Son premier devoir est de vous obéir

À part.

Ô bonheur ! Il s’éloignera, et pendant son absence...

LE CHEVALIER.

Quoi ! général...

CHEVERT.

Vous pourrez être de retour avant la fin de la journée... Mais vous n’avez pas un instant à perdre.

LE COMTE, vivement.

Oui, vous avez raison, général, tout doit céder à la voix de la patrie... Obéissez, chevalier ; d’Ormilly, votre épouse vous attend.

Le chevalier, à ces mots, regarde le marquis, qui le comprend, et lui répond de même en faisant signe qu’il reste.

CHEVERT.

M. le comte, on peut toujours partir pour l’église. Je ne vous demande que le temps de donner quelques instructions au chevalier.

LE COMTE.

Il suffit.

À part.

Ah ! je suis plus tranquille, ils ne se battront pas.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, CHEVERT, FLORBEL

 

CHEVERT.

Florbel, et vous d’Ormilly, vous pouvez rester.

D’ORMILLY.

Il s’agit sans doute de quelque mouvement.

CHEVERT.

Le salut de l’armée en dépend.

TOUS.

Le salut de l’armée !...

CHEVERT.

L’ennemi, maître de toutes les positions qui regardent Schelestatt, de l’autre côté du Rhin, espère nous envelopper et nous accabler de toutes ses forces réunies, si nous tentons de passer le fleuve au-dessus de Colmar. Il nous attend sur ce point qui paraît le plus favorable à votre dessein. Pour mieux le tromper, j’ai fait répandre le bruit que j’attendais le maréchal de Maillebois, et que je ne passerais le Rhin qu’à son arrivée... Mais j’ai mes ordres secrets du ministre... Ce soir même, mes troupes seront de l’autre côté du Rhin.

D’ORMILLY et LE CHEVALIER.

Ce soir !

FLORBEL, bas.

Contiens-toi, nous avons plus de temps qu’il ne nous en faut.

CHEVERT.

Mes mesures sont prises depuis deux jours... Plusieurs régiments sont déjà à Benfeld... Un seul corps de Hongrois défend la position de l’autre rive sur ce point ; il s’agit de prévenir à temps la division de M. de Villebrune, qui s’est emparée cette nuit de Vilberg, pour qu’elle marche en même temps que nous, qu’elle tourne la position, et coupe toute retraite aux Hongrois.

D’ORMILLY.

Eh bien, général !

CHEVERT.

Il me faut un officier intelligent, intrépide... J’ai jeté les yeux sur vous. chevalier.

LE CHEVALIER.

Ordonnez.

CHEVERT.

Vous allez passer le Rhin à Benfeld... Des relais sont préparés... Vous marcherez droit à Vilberg... Vous êtes forcé de passer devant le petit bois occupé par les Hongrois ; il n’y que de l’infanterie. On vous criera : qui vive ? Vous ne répondrez rien. On tirera, on vous manquera... Vous arriverez, vous faites avancer la division française... Le reste est prévu, et le passage de l’armée assuré.

D’ORMILLY.

Général, le succès de ce plan me paraît certain.

CHEVERT, au chevalier.

Je compte sur vous, chevalier, pour l’exécution. Allez partez sur-le-champ. Point d’adieux à votre famille, point d’indiscrétion. À votre retour, je vous prépare une récompense qui flattera votre ambition. Adieu, chevalier.

Gaiement.

Je vais tenir votre place au baptême de votre neveu... À ce soir, je vous répète que le sort de l’armée dépend de votre exactitude. Venez-vous, d’Ormilly ?

D’ORMILLY, embarrassé.

Je vous suis, général, j’ai quelques ordres à donner à Germain... Je vous rejoindrai à l’église.

CHEVERT, en sortant.

Je vais vous annoncer à ces dames.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL

 

LE CHEVALIER.

D’Ormilly, vous venez de l’entendre, il faut que je m’éloigne, je puis succomber dans cette noble mission...

D’ORMILLY, noblement.

Je suis prêt, chevalier.

FLORBEL.

C’est juste, parbleu ! Il ne faut pas nous amuser... diable ! une mission à remplir... un baptême... si vous n’étiez pas mes amis, je vous dirais de remettre la partie... Mais je vous estime trop pour vous conseiller de semblables détours. D’ailleurs, toute l’armée est instruite de votre querelle, je ne sais même par quel prodige elle n’est pas encore par venue aux oreilles du général.

D’ORMILLY.

Sortons.

FLORBEL.

Impossible... vous ne savez donc pas... Vous êtes consigné à toutes les portes du château... La marquise a donné des ordres ; mais, ce qu’il y a de bon, c’est qu’elle ne se doute pas que votre adversaire est chez elle.

D’ORMILLY.

Comment faire pourtant ?

FLORBEL.

Eh ! parbleu, sans sortir de votre parc...

LE CHEVALIER, mettant l’épée à la main.

Il a raison, ici même.

D’ORMILLY, l’épée à la main.

Soit.

FLORBEL.

Y pensez-vous ? vous pouvez être surpris, séparés, et ce sera toujours à recommencer. Tenez, tenez, est-ce que vous ne voyez pas déjà les paysans qui couvrent le chemin, et qui se rendent à l’église pour le baptême.

D’ORMILLY, à part.

Le baptême !

FLORBEL.

Allons, vite, sous ce berceau.

D’Ormilly et le chevalier se placent sous le berceau. Ils se battent. Florbel occupe la scène et regarde souvent au fond, Pendant ce temps, une musique vive et gaie accompagne les mouvements des villageois qui se rassemblent autour de l’église.

FLORBEL, pendant la musique.

C’est cela... enfoncez-vous un peu dans le bois...prenez garde qu’on ne vous voie.

LE CHEVALIER, recevant un coup d’épée.

Ah !

FLORBEL, courant à lui.

Chevalier !

D’ORMILLY.

Malheureux !

 

 

Scène XVIII

 

D’ORMILLY, LE CHEVALIER, FLORBEL, GERMAIN

 

GERMAIN, accourant.

Monsieur, Monsieur, je viens vous chercher.

D’ORMILLY, égaré.

Laisse-moi.

GERMAIN, voyant le chevalier dans les bras de Florbel.

Ah ! dieux ! Il n’est plus temps !

FLORBEL, déchirant sa cravate, son mouchoir.

Vite, vite, Germain, aide-moi.

D’ORMILLY, saisissant la main du chevalier.

Qu’ai-je fait ?

LE CHEVALIER, d’une voix faible.

D’Ormilly, éloignez-vous... du silence surtout... que ma sœur ne puisse soupçonner que c’est vous...

D’ORMILLY.

Je me fais horreur !

LE CHEVALIER, frappé.

Grand dieu ! et ma mission ! le salut de l’armée... Je suis perdu !

FLORBEL.

Malédiction ! je ne puis la remplir à ta place, le général m’a ordonné de rester auprès de lui.

LE CHEVALIER, se débattant.

Laisse-moi ! laisse-moi !

D’Ormilly et Florbel, ensemble.

D’ORMILLY.

Chevalier !

FLORBEL.

Mon ami !

LE CHEVALIER, arrachant les linges posés sur sa blessure.

Laisse-moi, te dis-je, il faut que je meure là où je suis déshonoré !

FLORBEL.

Fuyez, fuyez, d’Ormilly, vous n’avez qu’un moment.

D’ORMILLY.

Florbel ! Germain ! ne le quittez pas.

On voit dans le fond tout le baptême qui s’achemine vers l’église ; le marquis jette les yeux de ce coté, se cache la figure. Le chevalier est à terre dans le plus violent désespoir ; Florbel et Germain le cachent aux spectateurs du fond. Le marquis est accablé de douleur. Tableau.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un salon, donnant sur une terrasse ; dans le fond, on aperçoit la campagne.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, LE VALET du chevalier

 

LE COMTE.

Viens... viens ici, garde-toi de répéter devant ma fille ce que tu as vu.

LE VALET.

Ne craignez rien, Monsieur, ce n’est qu’à vous seul que j’ai voulu confier...

LE COMTE.

Tu es sûr qu’ils se sont battus ?...

LE VALET.

Oui, Monsieur le cointe... au moment où vous partiez pour l’église.

LE COMTE.

Ils étaient seuls ?...

LE VALET.

Je le crois... Ils se sont enfoncés dans le petit bois qui est près du pavillon... M. le chevalier a mis l’épée à la main le premier... J’étais de l’autre côté de la grille.

LE COMTE.

Eh bien !...

LE VALET.

J’ai été si effrayé que je n’ai pu voir les suites du combat ; j’ai couru sur-le-champ pour vous instruire... Mais quand je suis revenu dans le parc, je n’ai plus trouvé personne.

LE COMTE.

Et tu n’as rencontré ni le marquis ni le chevalier !

LE VALET.

Non, Monsieur le comte... J’ai cherché, je me suis informé... on ne sait ce qu’ils sont devenus ; jusqu’au vieux Germain que madame la marquise a demandé plusieurs fois, et qu’on ne retrouve plus...

LE COMTE, avec calme.

C’est assez, laisse-moi... Tout le monde est rentré au château ?...

LE VALET.

Oui, Monsieur.

LE COMTE.

Je compte sur ta discrétion, surtout que l’horrible nouvelle que tu viens de me donner, ne puisse parvenir aux oreilles de M. Chevert.

Le valet sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul

 

Ils se sont battus ! grand dieu ! Quand je me flattais que les ordres du général, la mission dont mon fils était chargé, arrêteraient leur fureur... Ils se sont battus, et j’ignore les suites de ce funeste combat ! Affreuse incertitude ! Leur absence, celle de Germain, redoublent mes alarmes !... Je n’ose même former des vœux... Tous deux sont également chers à mon cœur... Je ne vois de tous côtés que des larmes à répandre, des regrets éternels ! tâchons cependant de faire cesser ce doute terrible... Il faut connaître mon sort ; je vais moi-même...

 

 

Scène III

 

LE COMTE, JULIETTE

 

JULIETTE.

Eh bien ! M. le comte, je me suis échappée un instant... Avez-vous vu mon frère, avez-vous enfin quelque nouvelle ?

LE COMTE.

Aucune, ma chère Juliette.

JULIETTE.

C’est affreux, d’Ormilly nous fera mourir de chagrin. Ne point paraître au baptême, et songer à se battre quand il a près de lui tous ceux qui lui sont chers

LE COMTE.

Et ma fille... Vous la quittez sans doute ?

JULIETTE.

Elle est revenue de son évanouissement, mais entièrement livrée à sa douleur ; elle est assise près du berceau de son enfant, elle le tient entre ses bras, et le couvre de ses baisers, de ses larmes.

LE COMTE, à part.

Malheureuse Ernestine ! Tu n’as peut-être plus d’époux !... Ou cet époux est le meurtrier de ton frère !... Cette idée me glace d’horreur !...

JULIETTE.

Vos regards... vos soupirs ! M. le comte, vous me faites frémir, vous semblez vouloir me cacher quelque nouveau malheur. Ah ! de grâce, parlez, parlez.

LE COMTE, troublé.

Non, Juliette, rassurez-vous, l’inquiétude seule qui me déchire...

JULIETTE.

Je ne suis pas tout-à-fait sans espoir.

LE COMTE.

Comment sauriez-vous...

JULIETTE.

Oh ! j’ai pris mes précautions. Ce matin vous avez entendu comme j’ai chapitré M. le chevalier qui avait l’air de trouver très naturel que d’Ormilly fût se couper la gorge avec son ennemi. Je suis persuadé qu’il ne quittera pas mon frère, qu’il oubliera tous les motifs de mécontentement qu’il pouvait avoir contre lui, et qu’il s’exposera plutôt lui-même pour nous conserver le marquis.

LE COMTE.

Et c’est dans le chevalier que vous mettez toute votre espérance ? JULIETTE.

Certainement, il défendra mon frère. Il est incapable de me désobéir, de manquer au devoir sacré que lui imposent les liens da sang et la volonté de celle qu’il aime ; oui, M. le comte ; et si d’Ormilly était en danger, je suis sûre que le chevalier n’hésiterait pas à tout sacrifier pour le sauver.

LE COMTE, à part.

Pauvre enfant !... Je n’ose la désabuser.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE

 

ERNESTINE, entrant précipitamment.

Ah ! mon père... mon père... Vous ne connaissez pas encore tout l’excès de nos maux !... Mon frère... C’est contre lui que d’Ormilly...

JULIETTE, frappée.

Le chevalier !...

LE COMTE.

Je le savais, ma fille... Je voulais t’épargner ce coup affreux... Juge de ce que j’ai dû souffrir.

JULIETTE.

Le chevalier... Qu’entends-je !... Ce serait lui... Non, non, ma sœur, c’est impossible...

ERNESTINE.

Il n’est que trop vrai. Plusieurs officiers, témoins de leur querelle, viennent de m’en instruire... Et vous, mon père, vous n’avez rien fait pour arrêter...

LE COMTE.

Je leur ai tenu le langage de la nature, ils m’ont parlé celui de l’honneur ; j’ai fait entendre la voix d’un père, ils n’ont écouté que celle d’un préjugé barbare.

ERNESTINE.

Ah ! d’Ormilly...

LE COMTE.

Chère Ernestine, c’est à ton frère seul qu’il faut imputer tous nos malheurs.

JULIETTE.

Oui, sans doute... C’est lui... Ah ! je vois maintenant que mon frère avait raison, il ne m’aime pas... Il ne m’a jamais aimée !...

ERNESTINE.

Mais, juste ciel ! quelle peut être la cause de cette affreuse querelle ?...

LE COMTE.

Je ne sais, je n’ai pu recueillir de leur bouche...

JULIETTE.

Attendez, je crois me rappeler... Oui ! Ah ! mon dieu, suis-je assez malheureuse ! Ce matin, le chevalier a demandé ma main à mon frère, le marquis a refusé de consentir à cette union... Plus de doute... Le chevalier, dans sa colère, aura osé provoquer... Et c’est moi... c’est moi qui vous coûte tant de larmes ! Pardon, ma sœur ; pardon, M. le comte, vous me voyez à vos pieds...

ERNESTINE.

Juliette, relève-toi... Viens... viens, nous confondrons nos pleurs.

JULIETTE.

Mais ils ne se seront pas battus, il faut courir, envoyer tous vos gens

LE COMTE.

Il n’est plus temps.

TOUTES DEUX.

Ah ! dieux !

LE COMTE.

Le combat a eu lieu ; mais j’ignore encore quelle est la victime.

JULIETTE.

C’est affreux... Je suis outrée, furieuse contre le chevalier. Ah ! si le sort l’a rendu vainqueur, qu’il n’espère pas jouir de son triomphe... Je ne veux plus le revoir... Je le déteste, c’est un monstre ; et s’il osait jamais se présenter devant moi...

 

 

Scène V

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE, LE DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Le capitaine Florbel.

TOUS.

Florbel !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE, FLORBEL

 

FLORBEL, lestement.

Eh bien ! bonne nouvelle, c’est terminé.

TOUS.

Parlez, parlez.

FLORBEL.

Terminé à merveille.

LE COMTE.

On les a donc séparés. 

FLORBEL.

Au contraire ! Ils se sont battus, mais avec une bravoure...

ERNESTINE.

Qu’est devenu mon époux ?

JULIETTE.

Mon frère ?

FLORBEL, sérieusement.

D’Ormilly a blessé le chevalier.

LE COMTE, avec un calme affecté.

Mon fils est blessé !

FLORBEL.

Oui, un coup d’épée dans la poitrine ; il est resté sans con naissance.

LE COMTE, vivement.

Eh bien !

FLORBEL.

Il va mieux ; je l’ai fait transporter dans ma chambre, où le chirurgien de Schelestatt est venu le panser ; la blessure ne sera pas dangereuse.

ERNESTINE.

Et mon mari...

FLORBEL, reprenant son ton leste.

Charmant... brave comme son épée ; mais je lui croyais plus d’aplomb, il s’est battu sans avoir la tête à lui ; le chevalier y allait comme un furieux, aussi s’est-il enferré comme un enfant.

JULIETTE.

Ah ! Monsieur, dites-nous, je vous prie, où est mon frère...

FLORBEL.

Votre frère, ma foi je n’en sais rien. Il voit tomber le chevalier ; il perd la tête, balbutie quelques mots ; malheureux, qu’ai-je fait ?... Il est perdu, déshonoré... et court comme un fou à travers le parc. Je me trouve, moi, fort embarrassé, le chevalier était dans mes bras ; je ne voulais pas faire de bruit, parce que je sais que les femmes ne sont pas faites à ces sortes d’affaires ; heureusement Germain me seconde, et tant bien que mal nous transportons le chevalier.

LE COMTE, péniblement.

Je n’y tiens plus.

FLORBEL.

Mais, pendant que nous nous dirigions vers la petite porte du parc, tout le baptême sortait de l’église ; jugez dans quel embarras je me trouvais pour que rien ne troublât la fête ; car enfin je n’aurais pas voulu pour tout au monde vous causer le moindre chagrin... Une cérémonie de famille, un enfant qu’on baptise ; oh ! je sais tout ce que cela a de touchant.

ERNESTINE.

Et d’Ormilly, d’Ormilly qui ne revient pas.

LE COMTE.

Calmez-vous, ma fille.

FLORBEL.

Ah ! dame, c’est un si singulier homme, qu’on ne sait jamais ce qu’il fait, tantôt froid comme un Caton, brave comme un César, il aura cru le chevalier mort ; et qui peut savoir où sa tête l’aura emporté ?

ERNESTINE.

M. Florbel, vous me faites frémir.

FLORBEL.

Ah ! mon dieu, ne craignez rien, Madame ; vrai, foi d’homme d’honneur, d’Ormilly n’a pas été blessé.

On entend du bruit.

LE COMTE.

Qu’entends-je ?...

JULIETTE, allant vers la porte, arrive en jetant un cri.

Ciel ! c’est le chevalier.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE, FLORBEL, LE CHEVALIER

 

Il arrive soutenu par deux domestiques, la figure pale, la cravate en désordre, l’habit déboutonné, un appareil est placé sur sa poitrine.

JULIETTE.

Ô ciel ! Dans quel état je le revois.

LE CHEVALIER, se traînant avec peine.

Mon père ! ma sœur !

LE COMTE, allant vers lui.

Malheureux enfant !

ERNESTINE.

Mon frère !

LE CHEVALIER.

Ah ! Juliette, ma sœur... Je puis encore me présenter devant vous, je n’y viens pas couvert du sang de d’Ormilly ; la seule grâce que je doive au Ciel, c’est de m’avoir épargné ce nouveau crime.

ERNESTINE.

Ah ! d’Ormilly !...

LE CHEVALIER.

C’est moi, moi seul qui l’ai provoqué, outragé, qui l’ai forcé à obtenir une réparation de l’offense que je lui ai faite ; c’est moi qui attentais à ses jours quand il cherchait à ménager les miens ; plût à dieu que son épée m’eût privé de la vie, je ne survivrais pas à mon déshonneur !

ERNESTINE.

Mon frère, calme tes regrets.

JULIETTE.

Si vous saviez, M. le chevalier, comme nous vous aimons, combien votre position nous afflige... J’en suis sûre, si vous aviez pu prévoir le mal que vous nous faites...

LE CHEVALIER.

Bonne Juliette... Et vous, mon père !... Ah ! je le rois, ma punition commence ; vous, M. le comte, vous pendant trente ans l’honneur et l’exemple de l’armée, vous n’êtes plus pour moi qu’un juge inflexible.

LE COMTE, avec émotion.

Mon fils !...

LE CHEVALIER.

Vous m’aviez transmis un nom sans tache, et un moment d’erreur me rend aujourd’hui indigne de vous et de mes aïeux, me pardonnerez-vous cet affront fait à vos cheveux blancs ?

LE COMTE.

Jugez, chevalier, de mon attachement pour vous, puisque mon cœur fait taire les reproches que, comme votre père et votre supérieur, je devrais vous adresser. Malheureux Ernest, comment allez-vous paraître devant votre général ? moi même, comment vais-je soutenir ses regards ?

ERNESTINE.

Mais, mon père, peut-être n’est-il pas impossible de cacher à M. de Chevert...

LE COMTE.

Ah ! ma fille, votre frère est plus coupable que vous ne croyez.

JULIETTE.

Grand dieu !

LE CHEVALIER.

Oui... oui... je suis perdu, déshonoré, par moi le salut de l’armée est compromis, nos positions occupées par l’ennemi,, et c’est moi, moi que nos braves pourront accuser de lâcheté... c’est moi qui les livre.

À Florbel.

Cruel ami, pourquoi m’as-tu rappelé à la vie, c’est par tes soins que je survis à mon déshonneur, tu n’as prolongé mon existence que pour me faire sentir toute l’horreur de ma situation ; et cette tête que tu m’as conservée, le supplice la réclame, et l’ignominie l’attend.

Il tombe accablé dans les bras de son père et de sa sœur.

LE COMTE.

Mon fils !

ERNESTINE.

Il se meurt.

JULIETTE.

M. le chevalier. Ô ciel ! Au secours !

FLORBEL.

Silence, Mademoiselle, on vient.

LE COMTE, vivement.

Ciel, c’est M. Chevert.

LE CHEVALIER, revenant à lui.

Chevert, mon général... je ne supporterai jamais ses regards.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE, FLORBEL, LE CHEVALIER, LE GÉNÉRAL CHEVERT

 

CHEVERT, en entrant, aperçoit le chevalier et va droit à lui.

Ah ! je vous cherchais, chevalier.

LE CHEVALIER, à part.

Où me cacher ?

CHEVERT.

Un plein succès couronne déjà notre projet... La première colonne de l’armée occupe l’autre rive du Rhin. Je sais déjà que vous vous êtes couvert de gloire... Vous avez rempli votre mission, comme je devais l’attendre de votre zèle et de votre courage.

LE CHEVALIER, à part.

Qu’entends-je, grand dieu !

LE COMTE.

Que dit-il ?...

CHEVERT, au comte.

M. le comte, cette journée place votre fils au rang des plus intrépides, des meilleurs officiers de l’armée française ; le roi ne laissera pas cette action d’éclat sans récompense.

LE COMTE, à part.

Quel est donc ce langage ?

LE CHEVALIER.

Oh ! dieux !

CHEVERT.

Mais, mon ami, êtes-vous dangereusement blessé ?... Pourquoi ne m’avoir pas prévenu à l’instant de votre retour ; M. le comte, il fallait faire appeler mes chirurgiens.

LE COMTE.

Général...

LE CHEVALIER.

Ah ! vous ne savez pas...

CHEVERT.

J’espère au moins que sa blessure !...

FLORBEL.

Non, mon général... Nous sommes parfaitement rassurés.

CHEVERT.

Mon ami, je vous l’avais bien dit, la mission était délicate, vous avez du courir les plus grands dangers...

LE CHEVALIER.

Général, vous n’accablez... 

CHEVERT.

Mais je suis plus tranquille, je vous vois, au milieu de votre famille, entouré des soins de la plus tendre amitié. Les consolations de ces dames hâteront l’instant de votre convalescence. Quant à moi, je me chargé de mettre sous les yeux du ministre vos titres aux faveurs de Sa Majesté ; il me suffira de raconter votre conduite dans cette journée, pour obtenir la juste récompense due à vos services et à votre dévouement.

LE CHEVALIER.

Épargnez-moi, de grâce... Je dois vous avouer...

ERNESTINE, lui imposant silence.

Mon frère !

FLORBEL.

Allons, mon ami, Madame a raison, un blessé doit garder le silence.

LE CHEVALIER, bas.

Me taire quand on m’accable d’éloges qui ne me sont pas dus ? quand je mérite l’indignation de Chevert.

CHEVERT, à Ernestine.

Madame, nous vous laissons noire cher chevalier... Ce soir même, nous allons au-devant de l’ennemi, je ne vous presse pas de nous renvoyer votre frère... Il a acquis assez de gloire. aujourd’hui pour pouvoir se livrer sans honte au repos que réclame son état.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE. FLORBEL, LE CHEVALIER, CHEVERT, UN AIDE-DE-CAMP

 

L’AIDE-DE-CAMP.

Mon général, M. le prévôt de l’armée, instruit que M. le marquis d’Ormilly s’était battu en duel, vient de le faire arrêter au moment où cet officier rentrait au camp.

TOUS.

D’Ormilly.

CHEVERT.

Est-il possible !... D’Ormilly s’est battu ?

ERNESTINE, à part.

Je tremble ! Ah ! général, prenez pitié de mon désespoir.

CHEVERT.

Quoi ! Madame, il serait vrai...

L’AIDE-DE-CAMP.

M. le prévôt m’a ordonné de faire conduire en ces lieux le marquis, afin qu’il fût de suite traduit au conseil de guerre.

TOUS LES PERSONNAGES.

Grand dieu !...

LE CHEVALIER, vivement.

Il n’est pas coupable.

À sa sœur qui le retient.

Ô ma sœur, combien tu dois me haïr !

Mouvement de terreur parmi tous les personnages. D’Ormilly paraît.

L’AIDE-DE-CAMP.

Le voici.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, JULIETTE, ERNESTINE, FLORBEL, LE CHEVALIER, CHEVERT, L’AIDE-DE-CAMP, D’ORMILLY

 

ERNESTINE.

Mon époux !...

JULIETTE.

Mon frère !...

CHEVERT.

Monsieur, mon étonnement égale la douleur de votre famille.

D’ORMILLY.

Plaignez-moi, je suis le plus malheureux des hommes ; et si le général me condamne, que mon ancien ami m’accorde du moins quelque pitié.

CHEVERT.

Quoi ! vous d’Ormilly... vous dont la sagesse et la prudence m’étaient connus ; mais quel motif ?...

D’ORMILLY.

Une injure grave en présence des officiers de votre étala, major.

CHEVERT.

Quel est votre adversaire ?

D’ORMILLY.

Je ne puis le nommer.

CHEVERT.

Et vous n’avez pas craint ma colère ; la juste punition que prononcent les lois militaires.

D’ORMILLY.

J’ai résisté aux larmes de ma famille, j’ai oublié que j’étais époux et père ; jugez, Monsieur, si je pouvais redouter le châtiment que vous m’annoncez.

CHEVERT.

Vous que, ce matin encore, je citais comme exemple aux officiers de mon armée.

D’ORMILLY.

Je vous le répète, général, je suis plus malheureux que coupable ! ne joignez pas vos reproches à ceux que mon cœur me fait déjà. Le préjugé seul...

CHEVERT.

Le préjugé, je passerais une telle excuse à M. de Florbel ; mais de vous, il faut qu’une circonstance bien étrange...

D’ORMILLY.

Je ne puis rien avouer... les lois prononceront sur mon sort.

ERNESTINE.

Ah ! général, quand vous saurez la vérité.

D’ORMILLY.

Ernestine !...

CHEVERT.

Quelle situation ! Quoi ! je suis forcé de sévir contre vous au moment où je dois réclamer les récompenses les plus brillantes en faveur de votre frère... Voyez, d’Ormilly, et détestez votre funeste erreur... le chevalier est blessé, mais c’est de la main de l’ennemi, c’est en servant sa patrie... en remplissant la mission la plus périlleuse... Voilà, Monsieur, des cicatrices que l’on peut toujours montrer avec orgueil.

LE CHEVALIER.

Ah ! les services qu’il vient de rendre... l’estime dont vous l’honorez me consolent des maux qui m’accablent.

On entend un roulement de tambour.

LE COMTE.

Quel bruit !...

Le roulement se répète.

CHEVERT, avec joie.

Messieurs... nos braves vont passer le Rhin... Chevalier, jouissez de votre ouvrage, ce moment est votre première récompense... Pour vous, M. le marquis...

LE CHEVALIER, avec vivacité.

Arrêtez... arrêtez... général, je ne puis souffrir plus longtemps l’erreur qui vous abuse... c’est moi seul qui suis coupable... c’est moi qui mérite votre colère... votre indignation.

CHEVERT.

Vous.

D’ORMILLY.

Chevalier !...

ERNESTINE.

Ah ! mon frère...

LE CHEVALIER.

Je suis un malheureux... j’ai manqué à l’honneur, aux devoirs les plus sacrés... je n’ai point rempli la mission dont vous m’aviez chargé...

CHEVERT.

Que dites-vous ?...

LE CHEVALIER, regardant d’Ormilly avec émotion.

Non, général, et je ne vois qu’un seul officier...oui... On absence... son âme noble... c’est lui... c’est toi, mon frère...

D’ORMILLY, troublé.

Moi !...

FLORBEL.

Il en est bien capable.

CHEVERT et LES AUTRES.

Expliquez-vous !

LE CHEVALIER, vivement.

J’ai insulté d’Ormilly, je l’ai provoqué au combat ! Blessé dans ce duel abominable, je n’ai pu remplir la glorieuse mission dont j’étais chargé. Mais d’Ormilly était avec nous lorsque vous m’avez donné vos instructions ; Florbel ne m’a pas quitté, le marquis seul peut l’avoir exécuté et s’être exposé pour me sauver l’honneur et assurer le salut de l’armée.

LE COMTE.

Quoi ! d’Ormilly, vous auriez en la générosité...

D’ORMILLY.

Je n’ai fait que mon devoir.

TOUS.

C’est lui.

CHEVERT.

Mon ami,

Lui tendant la main.

pardonnez-moi mes reproches et mes soupçons.

FLORBEL.

C’est un trait digue des plus beaux temps de la chevalerie.

JULIETTE.

Oh ! les Français d’aujourd’hui valent bien ceux d’autrefois.

LE CHEVALIER, se levant et s’élançant, malgré les personnes qui le retiennent, entre le général et le marquis.

J’ai mérité votre colère, d’Ormilly, vous m’avez sauvé l’honneur qui m’est plus cher que la vie ; je dois, je veux expier à vos pieds l’offense que je vous ai faite.

Lui tendant la main.

Êtes-vous satisfait ?

D’ORMILLY.

Ah ! chevalier, viens, viens sur mon cœur.

LE CHEVALIER.

Oui, mon frère, presse-moi sur ton sein, je ne suis plus qu’un autre toi-même. J’exposerais mille fois mes jours pour conserver les tiens.

FLORBEL.

Bien, mes amis, bien, je vous admire, et je suis tout-à fait corrigé, oui... le premier qui oserait plaisanter sur ce raccommodement aurait affaire à moi...

CHEVERT.

D’Ormilly, le maréchal connaîtra le service important que vous avez rendu à l’armée et prononcera sur la faute que l’emportement et l’amour du chevalier vous ont fait commettre.

Au chevalier.

Pour vous, Monsieur, quelle que soit la décision du maréchal à votre égard, songez que ce n’est que sur le champ de bataille que vous pourrez désormais expier vos erreurs. Songez que, pour regagner mon estime, vous devez couvrir cette blessure de cicatrices plus honorables.

LE COMTE.

Ah ! général... Vous me rendez mes enfants.

CHEVERT.

Mauvaise tête et bon cœur, voilà les officiers français... Mes amis, donnons notre sang pour la patrie, mais ne le prodiguons point pour un faux point d’honneur ; la bravoure n’exclut ni la raison ni l’humanité... défions-nous surtout d’un préjugé d’autant plus dangereux qu’il trompe jusqu’à la vertu même.

 

 

Scène XI

 

Tous les personnages, tous les officiers d’état-major entrent en scène. Le canon se fait entendre dans le lointain, on sonne le boute-selle et les tambours baltent la charge.

CHEVERT.

Messieurs, le mouvement que j’avais ordonné a réussi, l’armée française passe le Rhin, marchons à l’ennemi.

Au chevalier.

Voilà votre punition, chevalier, vous ne combattrez pas avec nous.

Aux dames.

Mesdames, je le recommande à vos soins.

Aux officiers et à d’Ormilly.

Allons, Messieurs, à cheval, la voix de la patrie nous appelle au champ d’honneur... Rappelons-nous que nous sommes Français !

Départ de M. Chevert et de l’état-major. D’Ormilly embrasse son frère ; le comte les presse tous deux dans ses bras.

Tableau général.

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