Le Domino à quatre (Henry BECQUE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris,  sur le Théâtre de l’Odéon, le 1er juin 1908.

 

Personnages

 

ALBANÈS

SAVARY

BROCHETON

BLANCHARD

UN GARÇON

UN PASSANT

 

Au café de l’Alliance. Un coin réservé.

 

Brocheton, un homme énorme ; il est assis sur le bord de la banquette ; il a son chapeau sur la tête ; il porte un binocle retenu par un cordon ; il lit Le Temps, le Bulletin commercial avec un intérêt passionné ; son absinthe se fait. À gauche, sur la banquette également, Albanès, chauve, droit, sec, la moustache et la barbiche roussâtre ; il a un verre de lait devant lui. Sur un siège, leur faisant vis-à-vis, Savary, grisonnant, rondelet, mollasson, la nullité même ; sa consommation ordinaire est un bock, jamais plus d’un.

SAVARY, jouant avec sa montre.

Cinq heures vingt... M. Blanchard n’arrive pas... On ne peut plus compter sur M. Blanchard maintenant... C’est moi, si j’étais dans cet état-là, qui renoncerais au domino...

À Albanès.

Comment le trouvez-vous, M. Blanchard ?

ALBANÈS.

Eh ! Eh ! Je l’ai connu plus solide que ça.

SAVARY.

Je crois qu’il file un mauvais coton.

ALBANÈS.

C’est bien possible.

SAVARY.

Nous pourrions commencer sans lui.

ALBANÈS.

Un peu de patience, Monsieur Savary, un peu de patience. Laissons M. Brocheton finir son journal.

BROCHETON, jetant le journal.

Ce n’est pas moi que vous attendez, Messieurs, c’est M. Blanchard que nous attendons. Ah ! Il est bien mal ce pauvre M. Blanchard, bien mal. J’aime mieux être dans ma peau que dans la sienne.

SAVARY.

Qu’est-ce qu’il a décidément ?

BROCHETON.

C’est un homme fini, voilà ce qu’il a. Quand il n’y a plus d’huile dans la lampe...

ALBANÈS.

Il se drogue trop.

BROCHETON.

C’est très joli, les femmes, c’est coquet, c’est gracieux, ce sont des petits lutins très affriolants, mais il ne faut pas en abuser. Monsieur Blanchard en a abusé.

ALBANÈS.

Il se drogue trop.

SAVARY.

Vous croyez, Monsieur Brocheton, que ce sont les femmes...

BROCHETON.

Je sais ce que je dis. Je suis renseigné depuis longtemps sur les faits et gestes de mon Blanchard.

ALBANÈS.

Il se drogue trop.

BROCHETON.

Il se drogue trop, vous avez raison. Mais pourquoi M. Blanchard se drogue-t-il ? Parce qu’il se rend compte de sa situation, et qu’il essaie de tous les remèdes les uns après les autres.

Tirant sa montre.

Cinq heures et demie. Commençons, Messieurs. Nous avons attendu M. Blanchard une demi-heure ; nous sommes autorisés à croire qu’il aura été retenu.

Ils remuent fiévreusement et dominos et ils tirent.

BROCHETON.

C’est à vous la pose, Savary.

Un temps.

SAVARY, posant.

Double cinq.

ALBANÈS.

Allez, je n’ai pas de cinq.

BROCHETON.

Vous n’avez pas de cinq. M. Albanès n’a pas de cinq. C’est toujours bon à savoir.

Posant.

Cinq et quatre.

SAVARY, posant.

Cinq et six

ALBANÈS.

Je n’ai ni cinq ni six.

BROCHETON.

Permettez, Messieurs, je demande à réfléchir. M. Albanès n’a ni cinq ni six. Il y a un coup. Faut-il le faire ou ne pas le faire ? That is the question.

Il se consulte.

ALBANÈS.

Voilà M. Blanchard.

BROCHETON, posant.

Six partout.

SAVARY.

Allez.

ALBANÈS.

Allez.

BROCHETON.

Je pose le double-six et j’abats. Comptons.

BLANCHARD, pâle, défait, englouti dans ses vêtements, s’est traîné jusqu’à la table et se laisse tomber sur un siège.

Ah ! Mes amis, j’ai bien cru que vous ne me reverriez plus.

BROCHETON.

Une minute, Monsieur Blanchard. – Qui est-ce qui marque ?

SAVARY.

C’est M Albanès qui marque. Vous avez eu tort de fermer.

BROCHETON, à Albanès.

J’ai travaillé pour vous.

ALBANÈS.

Je vous en remercie.

SAVARY.

M. Brocheton a fait une faute ; il ne fallait pas fermer.

BROCHETON.

Pourquoi ?

SAVARY.

M. Albanès renonçait aux six et aux cinq ; vous deviez penser qu’il n’avait rien dans la main.

BROCHETON.

Je joue mon jeu, que diable, je ne suis pas tenu de jouer le vôtre.

Se retournant vers Blanchard.

Ça ne va donc pas ?

BLANCHARD.

Je viens de faire une chute dans mon escalier ; il ne manquait plus que ça pour me remettre.

BROCHETON.

Reposez-vous.

SAVARY.

Et ne parlez pas.

ALBANÈS.

Vous entrerez plus tard.

BLANCHARD.

Je suis là maintenant ; j’aime mieux jouer que de vous regarder.

BROCHETON.

Comme M. Blanchard voudra, Messieurs.

Ils remuent fiévreusement les dominos et ils tirent.

LE GARÇON, s’approchant.

Qu’est-ce qu’il faut vous servir monsieur Blanchard ? Une absinthe ?

BLANCHARD.

Une absinthe ! Vous voulez donc me tuer tout de suite ?

LE GARÇON.

Désirez-vous un quina ?

BLANCHARD.

Le quinquina me fait mal, je ne le digère pas.

LE GARÇON.

Prenez un verre de lait comme M. Albanès.

BLANCHARD.

Je ne peux plus le voir, le lait. Donnez-moi... Donnez-moi... ce sont toutes vos saletés qui m’ont perdu l’estomac... Donnez-moi... une gomme.

La partie recommence.

 

Un mois après.

 

ALBANEL SAVARY

 

SAVARY.

Qu’est ce que vous préférez, monsieur Albanès ?

ALBANÈS.

Je ferai ce qu’on voudra.

SAVARY.

Il faut se décider pourtant. Jouons-nous ou ne jouons-nous pas ?

ALBANÈS.

Un peu de patience. Attendons M. Blanchard.

SAVARY.

M. Blanchard ne viendra pas.

ALBANÈS.

Il vous l’a dit ?

SAVARY.

Il n’avait pas besoin de me le dire. Il m’a suffit de le voir à l’enterrement de M. Brocheton. Il ne tenait plus sur ses jambes.

ALBANÈS.

Il se drogue trop.

SAVARY.

Il n’en a plus pour bien longtemps à se droguer.

ALBANÈS.

J’ai trouvé l’enterrement de M. Brocheton très bien. Et vous ?

SAVARY.

Très bien. M. Brocheton n’était pas le premier venu. C’était un courtier très considéré sur la place de Paris.

ALBANÈS.

La famille paraissait consternée.

SAVARY.

Il ne voyait plus sa famille. Elle a bien fait de venir, c’était son devoir ; mais elle n’héritera pas.

Bas.

M. Brocheton avait deux enfants d’une personne qui le servait depuis longtemps.

ALBANÈS.

C’était un homme très régulier ?

SAVARY.

Tout ce qu’il y a de plus régulier. À part ses affaires et sa partie de dominos, il ne sortait jamais de chez lui.

ALBANÈS.

Voilà M. Blanchard.

SAVARY.

Quelle figure il a, je vous le demande ?

BLANCHARD, même état et même entrée que précédemment.

Bonjour, Messieurs... Laissez-moi souffler un instant... j’étouffe dès que je parle...

Au garçon.

Allez-vous-en. Je ne peux pas vous répondre en ce moment, vous ne voyez bien... ce pauvre M. Brocheton !... C’est comme ça les maladies de cœur ; on se croit guéri et on ne l’est pas ; on n’en réchappe jamais... Comment êtes-vous, Savary ?

SAVARY.

Très bien.

BLANCHARD.

Vous êtes allé jusqu’au cimetière ?

SAVARY.

Oui.

BLANCHARD.

Vous avez eu tort. Avez-vous fait ce que je vous ai dit ?

SAVARY.

Qu’est-ce que vous m’avez dit ?

BLANCHARD.

Je vous avais dit de vous faire frictionner en rentrant chez vous et d’avaler des grogs chauds. Vous avez la grippe.

Savary hausse les épaules.

Vous l’aurez demain, c’est la même chose.

ALBANÈS.

C’est un véritable médecin que M. Blanchard.

SAVARY.

Je sais bien ce qui va me remettre ; une bonne partie de dominos.

BLANCHARD.

Vous croyez que le domino est bon pour la grippe, comme vous voudrez. Je suis à vous, messieurs.

La partie recommence.

 

Huit jours après.

 

BLANCHARD, seul

 

LE GARÇON.

Voici votre gomme, monsieur Blanchard.

BLANCHARD.

Merci, mon ami. Avez-vous vu M. Albanès ?

LE GARÇON.

Non, monsieur Blanchard. Ces messieurs ne sont pas encore arrivés.

BLANCHARD, le regardant.

Ces messieurs ! Il ne faut plus attendre M. Savary.

LE GARÇON.

Pourquoi ?

BLANCHARD.

Nous l’avons enterré ce matin.

LE GARÇON.

C’est vrai ? Et de quoi est-il mort ?

BLANCHARD.

D’une grippe.

LE GARÇON.

D’une grippe ! Pas davantage !

BLANCHARD.

D’une grippe qui n’a pas été prise à temps.

LE GARÇON.

Il a été enlevé à la vapeur, celui-là. Et vous, monsieur Blanchard, vous trouvez-vous un peu mieux ?

BLANCHARD.

Je ne vais pas plus mal.

LE GARÇON.

Vous vous cramponnez.

BLANCHARD.

Je me défends.

LE GARÇON.

Ce ne sont pas toujours les plus malades qui s’en vont les premiers, c’est le cas de le dire.

BLANCHARD.

Voilà M. Albanès.

LE GARÇON.

Je vais lui chercher son lait.

ALBANÈS.

Vous êtes là depuis longtemps ?

BLANCHARD.

Depuis quelques minutes.

ALBANÈS.

Je n’étais pas bien certain de vous trouver.

BLANCHARD.

Je n’aurais pas voulu vous laisser seul. Eh bien, monsieur Albanès, croyez-vous maintenant à la médecine ?

ALBANÈS.

C’est pour M. Savary que vous dites ça.

BLANCHARD.

Une grippe, une méchante grippe, qui aurait cédé en vingt-quatre heures !

ALBANÈS.

M. Savary serait mort trois mois plus tard, voilà toute la différence. Il se minait intérieurement, M. Savary ; il était miné, miné.

BLANCHARD.

Est-ce que ses affaires...

ALBANÈS.

Ses affaires marchaient très bien.

Bas.

M. Savary avait des chagrins de ménage.

BLANCHARD.

Sa femme...

ALBANÈS.

Oui, sa femme...

BLANCHARD.

Elle est trompait ?

ALBANÈS.

Ouvertement. Il lui avait pardonné plusieurs fois.

BLANCHARD.

Je me serais vengé à sa place.

ALBANÈS.

Comment ?

BLANCHARD.

En ayant des maîtresses.

ALBANÈS.

Qu’est-ce qu’il aurait gagné ? D’être trompé d’un autre côté ? Il n’y a rien à faire, voyez-vous. Un homme ne peut plus être heureux quand il est cocu.

BLANCHARD.

Faisons-nous une partie ?

ALBANÈS.

Si vous le voulez.

La partie recommence.

 

Trois mois après.

 

Premier jour de printemps. Devant le café de l’Alliance.

Blanchard, élégant et guilleret, une fleur à la boutonnière ; il va et vient ; il s’arrête devant un kiosque et regarde les caricatures en riant bruyamment.

UN PASSANT.

Bonjour, Blanchard

BLANCHARD, avec animation.

Bonjour, cher ami. Comment êtes-vous ?

LE PASSANT.

Très bien. Et vous ?

BLANCHARD.

Parfaitement. Voilà un siècle qu’on ne vous a vu.

LE PASSANT.

Un siècle, non, mais plus d’une année.

BLANCHARD.

Qu’est-ce que vous avez fait ?

LE PASSANT.

J’ai voyagé.

BLANCHARD.

Loin ?

LE PASSANT.

Loin. En Afrique.

BLANCHARD.

Monsieur est explorateur ?

LE PASSANT.

Ne riez pas. J’ai vu de drôles de pays et des choses bien curieuses.

Lui montrant le café de l’Alliance.

Entrons là, voulez-vous, nous causerons un instant.

BLANCHARD.

Moi, entrer là ? Vous ne me feriez pas entrer là pour un empire !

LE PASSANT.

Diable ! Qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?

BLANCHARD, se plantant devant lui.

Comment me trouvez-vous ?

LE PASSANT.

Superbe !

BLANCHARD.

Est-ce que j’ai l’air d’un homme fini ?

LE PASSANT.

Vous avez vingt ans.

BLANCHARD.

Eh bien, mon cher, pendant que vous étiez en Afrique, à chasser le tigre et la panthère, j’ai failli crever tout simplement.

LE PASSANT.

Bah ! Qu’est-ce que vous avez eu ?

BLANCHARD.

Celui qui me le dirait me ferait plaisir.

LE PASSANT.

Une gastralgie ?

BLANCHARD.

Non.

LE PASSANT.

Le diabète ?

BLANCHARD.

Non.

LE PASSANT.

Une décomposition du sang ?

BLANCHARD.

Non.

LE PASSANT.

Qu’est-ce que vous avez fait ?

BLANCHARD.

Tout.

LE PASSANT.

De l’hydrothérapie.

BLANCHARD.

D’abord.

LE PASSANT.

De l’électricité.

BLANCHARD.

Bien entendu. J’ai fait jusqu’à du magnétisme ; j’ai consulté des esprits.

Ils rient.

LE PASSANT.

Je ne vois pas ce que le café de l’Alliance...

BLANCHARD.

Attendez. Nous étions quatre amis, amis c’est peut-être beaucoup dire, qui venions là, tous les soirs, à cinq heures, faire une partie de domino. Est-ce le domino qui exige beaucoup d’attention ; est-ce cette atmosphère d’alcool et de tabac ; sont-ce toutes ces mauvaises boissons qu’on avale et qui m’ont rendu malade, bref je me suis échappé de ce lazaret, on ne m’y fera plus remettre les pieds.

LE PASSANT.

Et vos amis, que sont-ils devenus ?

BLANCHARD.

Ils sont morts.

LE PASSANT.

Tous les trois ?

BLANCHARD.

Tous les trois. J’ai enterré le dernier cette semaine. Un homme bien curieux ! Il ne croyait à rien, ni à la politique, ni à la médecine, ni aux femmes ; il détestait les animaux ; il a laissé tout ce qu’il avait à un petit groom qui faisait son ménage et sa cuisine.

LE PASSANT.

Je comprends, si vous avez perdu tant de monde à l’Alliance que vous ne soyez pas tenté d’y revenir. Allons plus loin. Allons chez William.

BLANCHARD, tirant sa montre.

Pas aujourd’hui. Une autre fois, quand j’aurai le plaisir de vous rencontrer. Je vous demande pardon, mais je vais être obligé de vous quitter.

Bas, à l’oreille.

J’attends une femme !

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