Le Dandy (Jacques-François ANCELOT - Léon LAYA)

Comédie en deux actes, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 15 octobre 1832.

 

Personnages

 

LORD WALMOOR

LE BARON DE WALBELL

LORD ASTERMANN

SIR BROWN

SIR JOHNSON, écrivain satirique

LE DIRECTEUR du Morning Chronicle

UN JEUNE LORD

FRANCK, groom de Walmoor

FLEEP, carrossier

FENTON, Directeur du Journal des modes

BLOWM, tailleur

SLENDER, bijoutier

LA BARONNE DE WALBELL

DONA MARIA, jeune veuve italienne

MARIE, femme de chambre de la Baronne

LORDS

INVITÉS chez le Baron

MASQUES, etc.

 

La Scène se passe à Londres ; au 1er acte, chez le Baron de Walbell. Au 2e acte, chez Lord Walmoor.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon richement décoré, ouvrant sur d’autres salons. De temps en temps on entend de la musique dans la coulisse ; on voit passer et repasser des masques au lever du rideau. Des tables de jeu sont dressées à droite et à gauche du salon ; une porte est de chaque côté.

 

 

Scène première

 

LORD ASTERMANN, BROWN, puis LORD WALMOOR

 

Des danseurs et des masques qui traversent le fond, puis Lord Astermann et Sir Brown arrivent sur le devant de la scène.

ASTERMANN.

Je le répète, mon cher Brown, que tu es mystifié.

BROWN.

C’est bon, Astermann, c’est bon !

ASTERMANN.

Non, tu ne vois pas que dona Maria fait la coquette avec toi, et je veux l’ouvrir les yeux... Au fait, c’est tout simple : tu te mets à ses pieds, tu y restes... elle t’y laisse ! Tu fais le respectueux, elle fait la fière ! il en doit être ainsi ! Traite-la comme une divinité, elle te recevra comme un laquais.

BROWN.

Que dis-tu là ?

ASTERMANN.

Écoute, mon cher Brown... tu es le fils unique d’un riche banquier, tu as vingt ans, tu as fait les études avec nous, et tu veux te former... Eh bien ! suis nos conseils... Sais-tu ce que je ferais si j’étais à ta place ?...

BROWN.

Non... parle...

ASTERMANN.

Je ferais... je ferais la cour à sa femme de chambre.

BROWN.

Ah !...

ASTERMANN.

Oui, sans doute... et je paierais quatre ou cinq bonnes langues pour aller dire bien haut que je suis le plus mauvais sujet de Londres.

BROWN.

Tu plaisantes toujours.

ASTERMANN.

Et toi, tu ne plaisantes jamais !... c est ton plus grand défaut... Tu donnerais le spleen aux ladys des Trois-Royaumes... Tiens, écoute les conseils que nous donnons, nous autres, aux jeunes gens qui, comme toi, débutent dans le monde.

Air du Bouffe et le Tailleur.

Êtes-vous d’une belle
L’amant ?
Faites l’amour près d’elle
Gaiement :
La belle est inhumaine ?
Priez !
Votre prière est vaine ?
Riez !

Deuxième couplet.

La dame vous repousse ?
Restez !
Son orgueil se courrouce ?
Chantez !
Vous la faut-il fidèle ?
Rêvez !
Enfin, vous trahit-elle ?
Buvez !

BROWN.

Pardieu ! tu en parles bien à ton aise !

ASTERMANN.

Dès ce soir je danserais trois contredanses avec une bien jolie femme, et tout au plus une avec elle.

BROWN.

Oui... cela ferait un merveilleux effet !...

ASTERMANN.

Plus d’effet que tu ne penses... Eh mon Dieu ! ces moyens-là sont vieux comme le monde ; et si Adam n’eût pas été seul dans le Paradis Terrestre, il aurait bien été forcé de s’en servir... Regarde Walmoor ; voilà notre modèle à tous ; c’est le Dandy par excellence... il est à peu près le seul ici qui ne fasse pas attention à ta déesse, et je gagerais vingt guinées qu’elle lui ait des avances.

WALMOOR, qui s’est approché et a entendu les derniers mois.

Et moi, j’en parie quarante que, si elle fait les premières, je lui épargnerai les autres... Mais de qui s’agit-il ?

ASTERMANN.

De cette riche veuve italienne, qui est venue voir comment se fait l’amour sous les brouillards de la Tamise.

WALMOOR.

Dona Maria !... oh ! je ne m’avancerais auprès d’elle qu’avec la permission de mon cher Brown.

Il lui prend la main.

BROWN.

Si tu l’as une fois, tu peux la garder.

WALMOOR.

Moi !... Vrai, je te la souhaite.

ASTERMANN.

Il me semble qu’il y a quelqu’un plus intéressé encore que vous deux dans cette question... pour le moment du moins.

WALMOOR.

Ah ! le maître de céans, notre cher Amphitryon, le baron de Walbell.

ASTERMANN.

Il la surveille de près

WALMOOR.

Tiens ! la voici qui vient de ce côté.

ASTERMANN.

Et le Baron est sur ses talons.

 

 

Scène II

 

LORD WALMOOR, DONA MARIA, LE BARON DE WALBELL, BROWN, puis LORD ASTERMANN

 

DONA MARIA.

Ici, du moins, on peut respirer... là-bas, la chaleur est étouffante... Ah ! bonsoir, messieurs.

ASTERMANN.

Nous rendons grâce à la chaleur qui vous amène près de nous.

LE BARON, arrivant.

Enfin, madame, je vous retrouve.

DONA MARIA, à demi-voix à Walmoor.

Encore le Baron !

BROWN, de même, à Astermann.

Elle parle bas à Walmoor.

ASTERMANN, de même.

Je te dis que j’en suis sûr... Dépêche-toi...ou prends ton parti.

LE BARON, à Dona Maria.

Je vous cherchais...Pendant une heure j’ai été harcelé par un petit masque...

DONA MARIA.

Et l’avez-vous reconnu ?

LE BARON.

Peut-être... il portait un domino rose.

DONA MARIA, d’un air indifférent.

Vraiment ?

LE BARON.

Depuis une heure il s’est perdu dans la foule.

DONA MARIA, d’un air indifférent.

Et que disait ce masque ?

LE BARON, jetant sur Walmoor un regard de colère.

Ah ! si je le croyais !...

WALMOOR.

Quelques malices bien noires, quelques mensonges bien arrangés ?

LE BARON.

Mais tout cela peut-être vrai.

WALMOOR.

Eh bien ! il ne faut pas écouter.

Air du Vaudeville du Piège.

L’homme qu’une erreur enivrait,
Perd tout quand le doute s’éveille ;
Près de qui le détromperait
Le sage doit fermer l’oreille :
Des lèves qui l’ont enchanté
Il veut que l’erreur se prolonge ;
Pourquoi chercher la vérité
Si le bonheur naît du mensonge ?

À Dona Maria.

La première valse, madame

DONA MARIA.

J’ai le malheur d’être engagée.

WALMOOR, à part.

Pardieu ! voilà un malheur bien heureux !... j oubliais que je dois valser avec la Baronne.

Haut.

Alors, la seconde ?

DONA MARIA.

Avec vous ?...oui.

BROWN, à demi-voix à Astermann.

Je crois, Dieu me damne, que tu as raison.

ASTERMANN, à demi-voix.

Que diable !... je m’y connais.

LE BARON.

À propos, je ne vous ai rien dit encore de ce, que le ministre m’a fait espérer ce matin, relativement à l’ambassade de Rome ?

WALMOOR.

Non, sans doute.

DONA MARIA.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

LE BARON.

C’est peut-être aujourd’hui même que je recevrai ma nomination.

DONA MARIA.

Ah !...

WALMOOR.

Je vous en félicite.

LE BARON, à Dona Maria.

Mon arrivée en Italie ne précéderait que de bien peu de temps le voyage que vous devez y faire.

DONA MARIA, jetant un regard sur Walmoor.

Mon voyage est retardé.

ASTERMANN, un Baron.

Madame la Baronne quitterait-elle l’Angleterre ?

LE BARON.

Non vraiment.

DONA MARIA.

Comment !... votre femme resterait à Londres !... sans vous ?

LE BARON.

C’est chose convenue.

DONA MARIA.

Ah !...

À part.

Cela ne sera pas.

LE BARON.

Mais quel motif pourrait retarder votre voyage ?... Nous en reparlerons, et j’espère que vous ne refuserez pas à mes instances le bonheur de vous accompagner.

Entre un Jeune homme.

DONA MARIA.

Voici mon danseur.

LE BARON.

Mais la valse commence à peine...

Dona Maria prend la main du jeune homme et s’éloigne.

Bon ! la voilà partie !... Que de vivacité chez ces Italiennes !... quelle différence avec nos froides Anglaises !...

WALMOOR.

Aussi, mon cher Baron, les maris de Rome n’ont qu’à bien se tenir.

LE BARON.

Ah ! sir Johnson !...

 

 

Scène III

 

LORD WALMOOR, DONA MARIA, LE BARON DE WALBELL, BROWN, LORD ASTERMANN, SIR JOHNSON

 

JOHNSON.

Mon cher Baron, voilà une soirée charmante.

LE BARON.

Comment ! un éloge dans la bouche de sir Johnson ! Pardieu ! c’est du fruit nouveau... Un écrivain moraliste, frondeur par caractère...

ASTERMANN.

Satirique par état.

WALMOOR.

Injuste par habitude.

JOHNSON.

Courage, messieurs ; ne m’épargnez pas je vous promets de vous le rendre.

WALMOOR.

Oh ! vous êtes en avances avec nous.

LE BARON.

Moi, je vous laisse... j’emporte une louange du satirique, et je crois prudent de me retirer avant qu’il s’en soit repenti.

JOHNSON.

Et surtout pendant que Dona Maria valse avec un beau jeune homme.

LE BARON.

Que vous disais-je ?... Le voilà qui commence !... Adieu, Johnson, que vos épigrammes respectent au moins les absents.

JOHNSON.

Ceux qui restent m’offriront les moyens de me dédommager.

LE BARON.

C’est sur eux que je compte pour être à l’abri.

 

 

Scène IV

 

JOHNSON, LORD WALMOOR, BROWN, LORD ASTERMANN

 

Astermann et Brown se placent à la table de jeu qui est à la droite du spectateur.

JOHNSON, à Walmoor.

Eh bien ! milord, publiez-vous bientôt un nouveau roman anonyme ?

WALMOOR.

Avant un mois.

JOHNSON.

El quel en sera le titre ?

WALMOOR.

Le Dandy.

JOHNSON.

Le sujet du moins sera traité ex professo ?

WALMOOR.

Oui, je veux rectifier les idées de ces gens qui ne voient dans ce qu’ils nomment un Dandy qu’un de ces petits-maîtres voués au ridicule et bafoués sur nos théâtres ; j’espère leur apprendre enfin ce que nous sommes.

Air de Madame Duchambge.

Des passions maintenir l’équilibre,
Et vers son but marcher d’un pas hardi,
Quand près de lui tout rampe, rester libre,
C’est la devise et le sort du Dandy :
Ne croyant point à d’éternelles flammes,
Il obéit à !a voix du désir,
Et, sans chercher le bonheur près des femmes,
Il lui suffit d’y trouver le plaisir.

Fermant son âme à ces vaincs chimères,
Qui des humains éblouissent les yeux,
Il donne une heure aux amours éphémères,
Et sans regrets il leur fait ses adieux ;
Il ne suit point le char de la fortune,
Car elle est femme, et lui doit obéir !...
Du tapis vert il court à la tribune,
Trouve la gloire... et revient au plaisir.

BROWN, à la table de jeu.

Je me fais d’avance une joie de lire ton roman.

WALMOOR.

C’est un manuel que je t’engage à consulter, mon cher Brown.

JOHNSON.

Et les duels ?... et le jeu ?...

WALMOOR.

Je crois que je me bats demain matin ; mais je ne joue plus.

JOHNSON.

Voilà un commencement de réforme !... Est-il vrai que, pour la compléter, vous deviez bientôt vous marier ?...

WALMOOR.

Me marier !... Dieu me protège !... Et qui fait courir sur moi de semblables bruits ?... Il n’est rien que j’abhorre tant que votre unité conjugale.

JOHNSON.

Votre seigneurie est donc insensible ?

WALMOOR.

Au contraire, c’est que j’aime trop.

JOHNSON.

Le mariage naît de l’amour.

WALMOOR.

Oui, comme un monstre naît quelquefois d’une jolie femme.

JOHNSON.

J’avoue que l’idée de vous voir marié me souriait.

WALMOOR.

En vérité ?

JOHNSON.

Sans doute.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Ce serait faire un acte de morale ;
Car entre vous et les maris, enfin,
Par ce moyen la partie est égale,
Doit-on jouer quand on est sûr du gain ?
Jusqu’à ce jour, loin d’avoir quelque chance,
Ils risquent tout quand vous risquez si peu !...
Mariez-vous, fût-ce par conscience,
Il est bien temps que vous mettiez au jeu.

WALMOOR.

Oh ! je ne suis pas un joueur si scrupuleux !... Mais à qui m’appareille-t-on, s’il vous plaît ?... Ou suppose, sans doute, que je vais me doubler de quelque grande fille aux yeux bleus, à la peau blanche ; ayant dix-huit quartiers dans son écusson... une véritable femme de Loth après sa métamorphose.

ASTERMANN.

Ma foi, voilà un portrait qui ressemble à plus d’une de nos ladys.

JOHNSON.

On parlait d’une jeune beauté dont le rang...

WALMOOR.

Et que m’importe à moi son rang ?... Voyez-vous, mon cher Johnson, je ne garde du rang où je suis né, de l’aristocratie, tranchons le mot, que mon titre de lord et les plaisirs qu’il me procure ; pour le reste, et les vains préjugés qui s’y rattachent, je les méprise, et je méprise plus encore les esprits sots et serviles qui les professent, les perpétuent, et finiront par en être les dupes... Si l’on me rencontre quelquefois au tapis vert, on me voit aussi à la chambre-haute... Quand les grands intérêts de l’Angleterre me réclament, ils ne me trouvent point indifférent ; mais, je l’avouerai, je dérobe à la politique tous les moments que je peux lui disputer, et je passe plus volontiers la nuit dans un bal que dans une réunion parlementaire... et pourquoi ?... c’est que si je dépense aujourd’hui ces ressources d’un autre âge, que me restera-t-il quand viendra l’hiver de ma vie ?... quand, blasé de tout, mon cœur demandera au monde des plaisirs que j’aurai épuisés durant mon printemps ?

BROWN, se levant, ainsi qu’Astermann.

C’est là de la vraie philosophie.

WALMOOR.

Sans doute, et tous vos moralistes n’entendent rien à la morale.

JOHNSON.

La vôtre, me semble la bonne vivre ainsi sans inquiétude !...

WALMOOR.

Que dites-vous donc ?... j’en ai toujours une très sérieuse, celle de méditer le matin comment je passerai ma soirée.

JOHNSON.

Sans souci !...

WALMOOR.

Et le souci de vivre, pour quoi le prenez-vous ?... Mais, Dieu me pardonne, en causant avec vous, j’oublie les valses qui m’ont été promises.

Air : Valse du Mari par intérim.

Rentrons au bal ; l’orchestre nous invite,
À cet appel ne faisons pas défaut :
Car le plaisir s’en va toujours trop vite,
Et la raison vient toujours assez tôt !
Par mon retard, j’amassai des tempêtes,
Je crois déjà les entendre gronder :
Ce n’est pas tout de faire des conquêtes.
Il faut encor apprendre à les garder.

JOHNSON, ASTERMANN, WALMOOR.

Rentrons au bal, etc.

 

 

Scène V

 

BROWN, seul

 

Heureux Walmoor !... toujours des jouissances et jamais d’amour !... jamais ces tourments, ces alternatives de crainte et d’espérance, cette jalousie dont je ne peux triompher, moi, malgré mon désir de le prendre pour modèle !... Non, Astermann ne se trompe pas !... Dona Maria s’occupe de Walmoor, et ma passion n’est qu’un jouet dont elle s’amuse un instant... Ah ! n’est-ce point la baronne de Walbell que j’aperçois ?... quel air soucieux et triste !... le nom de Walmoor est encore au fond de cette tristesse.

 

 

Scène VI

 

BROWN, LA BARONNE

 

BROWN.

Eh quoi ! madame, vous vous arrachez aux plaisirs !...

LA BARONNE.

Oui... la chaleur... la fatigue... je voulais respirer ici seule un moment.

BROWN.

C’est un désir que je respecterai, quoiqu’il m’en puisse conter de vous obéir.

LA BARONNE.

Vous me pardonnez, monsieur Brown ?...

BROWN.

C’est moi qui serais coupable si je restais une minute de plus.

Il salue et sort.

LA BARONNE, seule.

Il n’est pas venu !... j’attendais !... toutes les danseuses avaient leur cavalier... lui, il m’avait oubliée !... sans doute quelque autre femme attirait son attention !... Walmoor !... que de grâces séduisantes... et que de légèreté dans le cœur !... que de peines il a prises pour se faire aimer ! et que d’insouciance pour cet amour qui trouble mon repos, qui me rend coupable, inquiète, malheureuse !... Lui, il est tout pour moi ! et je ne suis pour lui qu’une femme de plus, que bientôt une autre remplacera !... J’ai donné toute ma vie pour quelques heures de ses loisirs !... j’ai joué ma réputation contre une fantaisie ! Ah ! pourquoi nous autres pauvres femmes croyons-nous toujours trouver l’amour sous ces expressions gracieuses qu’on nous prodigue ?... que de larmes ensuite !... que de silencieux regrets !...

Air d’Aristippe.

De faux plaisirs, d’hommages entourée,
Quand tous les yeux s’attachent sur mes pas,
Dans un salon, malheureuse et parée,
Je dois sourire, en gémissant tout bas,
Et de mon sort on vante les appas.
Pauvres femmes ! de notre vie,
Le monde, hélas ! ne voit que la moitié,
Et souvent celle à qui l’on porte envie,
Est la plus digne de pitié.

Mais que vois-je ?... c’est le Baron... encore ce masque qui semble s’acharner après lui I... Comme mon mari paraît soucieux !... Ah si je pouvais entendre ?... Oui, c’est cela !... d’ici je ne perdrai pas une parole.

Elle se cache dans le cabinet à droite du spectateur.

 

 

Scène VII

 

DONA MARIA, en domino rose, LE BARON

 

LE BARON, l’arrêtant au milieu du théâtre.

Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies dit d’où tu tiens cela ?

DONA MARIA.

Je suis bien instruite !... C’est le second avertissement que je te donne ce soir, fais en ton profit.

LE BARON.

Ah ! si tu disais vrai !... Quoi ! Walmoor, mon ami !... Il paierait de sa vie !...

LA BARONNE, à part.

Grand Dieu !...

DONA MARIA.

Comment !... cela t’étonne ?... Ne sais-tu pas que cela se pratique ainsi ?

LE BARON.

Des preuves !... des preuves !...

DONA MARIA.

Ah ! des preuves !... pauvre mari !... ouvre les yeux, et tu verras !...

Elle s’échappe.

LE BARON, la poursuivant.

Je ne te quitte pas.

LA GARONNE, sortant du cabinet.

Plus de doute !... ce masque a tout révélé au Baron !... que faire ?... que devenir ?... Perdue !... et Walmoor a cessé de m’aimer !... Ah ! il faut le voir !... seul !... Et le puis-je ?... mon mari va rentrer dans le bal... une scène peut-être... une provocation, un duel !... oh ! tout cela pour quelques heures d’espérance trompée !... ma tête se perd !...

Elle ouvre une porte latérale à gauche du spectateur, et appelle.

Marie !... Marie !...

 

 

Scène VIII

 

MARIE, LA BARONNE

 

MARIE.

Qu’avez-vous, madame ?

LA BARONNE.

Suis-les !... vois ce qu’il fait... écoute ce que lui dit cette femme... et reviens, reviens vite !... non, non !... cours auprès de Walmoor, dis-lui tout !...

MARIE.

Quoi, madame ?... qui dois-je suivre ?... qui dois-je écouter ?...

LA BARONNE.

Tu ne me comprends pas ?... le Baron est par-là !... un masque lui parle de Walmoor... de moi !...

MARIE.

Ah je devine !...

LA BARONNE.

Avertis-le... tâche de le retrouver !... Va, ma chère Marie... tu vois comme je souffre !... en ce moment peut-être je suis perdue !... va et compte sur ma reconnaissance !... oui, tout, tout ce que tu voudras.

MARIE.

Rien, madame, rien !... vous servir et voilà tout.

Elle sort vivement.

 

 

Scène IX

 

LA BARONNE, ASTERMANN, puis WALMOOR

 

LA BARONNE, seule.

Et rougir encore devant elle !... dépendre de ses gens !... ah ! je fus bien coupable !... mais je suis bien punie !... malheur, malheur sur moi !... On vient de ce côté... oui, j’oubliais le bal... la fête !... je donne une fête ?... Allons donc, soyons gaie... faisons les honneurs... Je donne une fête ?... et toutes les femmes de Londres envient la baronne de Walbell...

Un groupe de danseurs, au milieu desquels se trouvent Johnson, Brown et Astermann, s’est avancé et s’arrête dans le fond ; la Baronne va les rejoindre.

ASTERMANN.

Nous sommes bien heureux, madame, de vous avoir rencontrée ; votre absence se faisait vivement sentir.

LA BARONNE.

Que rien n’interrompe les plaisirs de cette soirée : suivez-moi par ici, messieurs.

À part.

Walmoor n’est pas avec eux ; Marie le trouvera-t-elle ?

Haut.

Allons !

Au moment où ils s ‘éloignent, Walmoor paraît de l’autre côté, et semble attendre qu’ils soient partis.

WALMOOR, seul.

Bon... je serai du moins libre un instant !... Voici Clarisse qui s’éloigne... et je n’ai pas valsé avec elle !... Clarisse !... elle est bien jolie ! mais il y a trois mois que je la trouve jolie !... Ah ! il est je crois quelque chose de plus pénible que les rigueurs de la femme qu’on aime, c’est l’amour opiniâtre de celle qu’on a aimée !... mieux voudrait être mort ou marié !

Air de Téniers.

Vers les plaisirs d’une ancienne victoire,
Il faut tenter un ennuyeux retour :
Moi, je voudrais qu’on perdît la mémoire
Au même instant que l’on perd son amour.
Dans l’âge heureux de l’inconstance,
Vers le passé, que sert de revenir ?
C’est quand le cœur est mort à l’espérance
Qu’on peut aimer un souvenir.

 

 

Scène X

 

MARIE, WALMOOR

 

WALMOOR.

Ah ! Marie, le voilà !... qu’elle est jolie !... qu’as-tu donc ?

MARIE.

Nous sommes seuls ?...

WALMOOR.

Sans doute.

MARIE.

C’est que...

WALMOOR.

Eh bien ! achève ; qu’y a-t-il ?

MARIE.

Tout à l’heure, votre seigneurie était au bal ?

WALMOOR, lui baisant la main.

Oui.

MARIE.

Mais écoutez-moi donc, milord.

WALMOOR.

Va, je l’écoute, mon ange : j’étais dans le bal ; eh bien ?

MARIE.

Eh bien, pendant ce temps, une femme qui sans doute vous aime en secret...

WALMOOR, souriant.

Bah !... si tu voulais que ce fût toi ?...

MARIE.

Pour Dieu, milord, écoutez-moi !... Cette femme cachée sous un domino rose...

WALMOOR.

Ah !...

MARIE.

Par méchanceté, par jalousie peut-être... j’ai tout entendu...

WALMOOR.

Que j’aime tes yeux noirs et tes cheveux blonds !... mais pourquoi donc être si sévère ?

MARIE.

Pour me distinguer peut-être ?

WALMOOR.

Depuis longtemps je suis amoureux de toi.

MARIE, avec un mouvement d’impatience.

Milord !

WALMOOR.

Allons, voyons, qu’as-tu entendu ?

MARIE.

Milord, cette femme savait tout elle a tout révélé à M. le Baron.

WALMOOR, avec insouciance.

Quoi donc révélé ?

MARIE, le regardant fixement.

Mais... que craignez-vous, milord, qu’on révèle à M. le Baron ?...

WALMOOR.

Il se pourrait !...la malheureuse !... et tu sais qui est cette femme ?

MARIE.

Je le soupçonne.

WALMOOR.

Moi, j’en suis certain ! C’est Dona Maria, cette belle Italienne... Sais-tu si elle a pu fournir quelque preuve ?

MARIE.

Je ne le pense pas : car M. le Baron était dans une agitation, dans une inquiétude, et je l’ai entendu s’écrier : « Si j’étais sûr ? »...

Walmoor fait un mouvement de joie.

Si vous l’aviez vu, milord !... il m’effrayait.

WALMOOR, souriant.

Vraiment !... Il avait donc l’air bien terrible ?

MARIE.

Quel calme est le vôtre, milord ! vous ne croyez donc pas ?...

WALMOOR.

Je te crois tout-à-fait, Marie, et je te dois même des remerciements.

Il lui prend la main.

Mais pourquoi veux-tu que je m’effraie ?... Le Baron n’a pas de preuves, et, dès lors, il ne peut rien reprocher à sa femme...tous les tourments sont donc pour lui... seulement il faudra nous imposer l’obligation de nous voir moins souvent.

MARIE, qui semble deviner sa pensée.

Ah !...

WALMOOR.

Mais nous pourrons nous écrire... Tu te chargeras bien de m’apporter les lettres de ta maîtresse ?

MARIE.

J’entends, milord.

WALMOOR, lui prenant la taille.

N’est-ce pas, cher ange, que tu viendras ?... Ah ! maudites soient les épingles !...

MARIE.

Quand elles n’auraient été inventées que pour vos péchés, il faudrait bénir l’invention.

WALMOOR.

Démon !... tu veux donc que je t’aime tout-à-fait ?

MARIE.

Non pas, milord

WALMOOR.

Si tu étais coquette, Marie, tu saurais que tu joues parfaitement ton rôle.

MARIE.

Je ne suis pas si savante.

WALMOOR.

Et tu as raison !... moins une femme en sait, et plus elle nous en apprend.

MARIE.

J’entends du bruit ; je vous quitte.

WALMOOR.

À revoir !

MARIE.

Songez au repos de ma bonne maîtresse.

WALMOOR.

Je songe à la venger !... Es-tu contente de moi ?

MARIE, faisant un mouvement pour sortir.

Non, milord.

WALMOOR, la retenant.

Ah ! ne me quitte pas ainsi... un baiser du moins.

MARIE.

Je vous le souhaite.

WALMOOR.

Et moi je le prends.

Il l’embrasse. Elle se sauve. Le Baron, Dona Maria, Johnson, Brown, Astermann et une foule de danseurs et de danseuses arrivent par le fond.

WALMOOR, sur le devant de la scène.

Ah ! monsieur le Baron ! vous avez une maîtresse, et vous êtes jaloux de votre femme !... Ah ! Dona Maria ! pour occuper votre amoureux de quarante-cinq ans et punir cette pauvre Clarisse des soins que je ne vous donne pas, vous imaginez de troubler la cervelle du mari, et de détruire le bonheur de la Baronne !... je me vengerai.

 

 

Scène XI

 

ASTERMANN, BROWN, LE BARON, DONA MARIA, WALMOOR, JOHNSON, foule de DANSEURS et de DANSEUSES

 

DONA MARIA, continuant une conversation commencée. Elle n’a plus de domino.

Oui, il faut avouer que sir Belton est une bonne pâte de mari.

LE BARON, jetant les yeux de temps en temps sur Walmoor.

Souffrir un pareil affront sans vengeance !

BROWN.

Et de la part d’un étranger encore !

LE BARON.

Des fats, qui valent tout au plus la balle dont on les tue.

ASTERMANN.

Que n’a-t-il usé du privilège de la loi ?... que n’est-il allé tout simplement, avec deux bons témoins, conduire sa femme à Smithfield ?... Si elle est jolie, il en aurait retiré quelques guinées.

WALMOOR.

Le moyen est expéditif et avantageux.

DONA MARIA.

Ah !... fi ! monsieur !... quel conseil !

JOHNSON.

N’est-ce pas un admirable pays que celui où l’on peut évaluer à un schelling près le mérite d’une femme ?

LE BARON.

Qu’est-ce à dire, messieurs ?... Un procès ! Une enchère !...Je vous suis garant, moi, qu’en de pareilles affaires mieux vaut pour plaider une bonne lame qu’une plume d’oie ou de corbeau.

ASTERMANN.

Ma foi ! mon cher Baron, les tribunaux...

LE BARON.

Les tribunaux !... jamais ! La honte à l’épouse coupable ; la mort à son complice.

JOHNSON, à part.

Le cher Baron se doute de quelque chose.

LE BARON, à part.

Walmoor ne se trouble pas.

WALMOOR.

Moi, je suis de l’avis du Baron.

JOHNSON.

Ah ! en vérité ?...

WALMOOR.

À cette nuance près, que je regarderais comme indigne de moi de me venger d’une femme, et que je me contenterais de punir mon rival.

JOHNSON.

Oh ! milord ! vous n’êtes pas marié !... moi, qui l’ai été, je vous réponds...

WALMOOR.

Ah ! vous savez ce qu’on fait en pareil cas ?... Merci de la confidence.

ASTERMANN.

Mais que savez-vous donc de positif sur sir Belton ?

JOHNSON.

Eh mon Dieu ! il n’y a peut-être pas plus de vérité dans ce qu’on dit de sa femme, que dans ce qu’on ne dit pas de tant d’autres.

LE BARON.

Il y a des preuves.

JOHNSON.

Eh bien ! le mari n’en sait peut-être rien Eh quoi ! de plus naturel ?... il voyage.

LE BARON.

Oui, pour laisser le champ libre à son suppléant.

JOHNSON.

Ah ! Baron, vous êtes impitoyable, et cela n’est pas bien.

À part.

Entre confrères.

WALMOOR, à Dona Maria.

Que vous êtes belle, ce soir !

DONA MARIA.

Vous trouvez, milord ?

WALMOOR.

Adorable !... Et que j’aurais de choses à vous dire si vous consentiez à m’accorder une heure !

DONA MARIA.

Le méritez-vous ?

WALMOOR.

J’ose croire que je m’en rendrais digne.

DONA MARIA.

Nous verrons.

LE BARON, qui les examine.

Eh mais ! c’est de Dona Maria qu’il semble s’occuper.

JOHNSON, à part.

Bon ! voilà le Baron inquiet pour sa maîtresse à présent !... ce que c’est que de cumuler !

 

 

Scène XII

 

ASTERMANN, BROWN, LA BARONNE, une dépêche à la main, DONA MARIA, WALMOOR, JOHNSON

 

LA BARONNE.

Mon ami, de l’hôtel des Affaires Étrangères,

LE BARON.

Quoi !... déjà !... donnez...

Il examine sa femme. À part.

Elle sourit !... Le domino rose m’aurait-il joué ?... Est-ce Dona Maria qu’il faut que je surveille ?...

Il a décacheté la dépêche et lit.

« Monsieur le Baron,
« Ainsi que je m’étais flatté de l’obtenir, sa majesté vient de vous confier une mission extraordinaire à Rome. Je m’empresse de vous transmettre cette nouvelle dont nous avons tous deux à nous féliciter, puisqu’elle établit dès ce jour, entre vous et moi des relations que j’ai toujours vivement souhaitées.
« Agréez, etc. »

Cette lettre est fort aimable.

P. S. « Sa majesté vous accorde trois jours pour votre départ. »

JOHNSON, à part.

Bon...

Haut.

Recevez mes sincères félicitations.

WALMOOR.

Une mission charmante.

LE BARON.

Je vous remercie, je vous remercie...

À la Baronne.

Mais il faudrait répondre.

LA BARONNE.

Sans doute... il y a là quelqu’un du ministère.

Appelant.

George ! vite de quoi écrire.

Au Baron.

J’ai voulu vous apporter moi-même cette bonne nouvelle.

ASTERMANN.

Il paraît que la mission est urgente, puisqu’on vous fait partir si vite.

George a apporté de quoi écrire. Le Baron se place à une table, sa femme est à coté de lui et observe Walmoor qui parle toujours bas à Dona Maria.

BROWN.

C’est un pays fort agréable.

JOHNSON.

Un peu éloigné.

ASTERMANN.

Oh ! qu’importe ?... un séjour...

WALMOOR.

Délicieux !... Un climat !... et des femmes ! Ah ! les Italiennes !...

DONA MARIA.

D’où les connaissez-vous ?

WALMOOR, à demi-voix.

Ne suffit-il pas de vous avoir vue pour les aimer ?

LA BARONNE, à part.

Sans cesse auprès d’elle... que je souffre !...

ASTERMANN.

Le voyage est long, et le départ pénible.

JOHNSON.

Mais songez quels plaisirs procure le retour !... Son château à revoir, ses aises à retrouver j ses chevaux, sa femme... des récits à faire ; des amis rendus plus tendres par l’absence ; et puis les douceurs du pays natal !... Les brouillards de la Tamise qui nous restent fidèles dix mois de l’année !... C’est plus de constance qu’en amour.

LE BARON, qui a fini d’écrire.

George, cette lettre à la personne qui a apporté la dépêche.

George sort.

J’ai fixé mon départ à demain soir.

LA BARONNE, qui s’est approchée de Walmoor.

Bas.

Demain soir !

WALMOOR, bas.

J’y serai.

Bas à Dona Maria placée de l’autre côté.

Demain matin ?

DONA MARIA, bas.

Peut-être.

LE BARON, à part.

D’ici là j’éclaircirai mes doutes.

JOHNSON.

Est-ce que cette heureuse nouvelle va interrompre nos plaisirs ?

LE BARON.

Non, certes. Mesdames, le souper nous attend.

WALMOOR, à Dona Maria.

Daignerez-vous accepter ma main ?

DONA MARIA.

Volontiers.

BROWN, à Astermann.

Mon cher ; comme tu le disais tantôt, je suis mystifié.

ASTERMANN.

Console-toi, mon ami, tu n’es pas le seul.

Final de M. Doche.

LA BARONNE.

Qu’à me suivre chacun s’empresse,
Le plaisir ici doit régner.

À part.

À leurs yeux cachons ma tristesse,
Qu’ils ne puissent la soupçonner !

LE BARON, à part.

Est-ce ma femme, ou ma maîtresse ?
Je ne sais plus qui soupçonner.

ASTERMANN, BROWN et le CHŒUR.

Loin de nous soucis et tristesse !
Le plaisir ici doit régner.

WALMOOR, à Dona Maria.

Que de grâces ! que de noblesse !
Vous allez tous nous enchaîner.

DONA MARIA, à Walmoor.

Comment croire à votre tendresse ?
Qui peut jamais vous enchaîner ?

La musique continue à l’orchestre ; Johnson est sur le devant avec le Baron ; il parle pendant ce temps.

JOHNSON.

Vous allez donc voyager, Baron ? juste au moment où vous raillez ce pauvre sir Belton.

LE BABON.

Ah !...

JOHNSON.

Voyez-vous, moi, je défends tous les maris, trompés ou non, et vous ne pouvez m’en vouloir, puisque vous êtes vous-même...

LE BARON.

Marié ?

JOHNSON.

C’est ce que je voulais dire.

LE BARON.

Venez, Johnson, et qu’on y prenne garde !... Il peut y avoir du sang au fond de vos paroles.

Le chœur reprend.

CHŒUR.

Loin de nous soucis et tristesse !
Le plaisir ici doit régner.

LA BARONNE.

Qu’à me suivre chacun s’empresse,
Le plaisir ici doit régner.

LE BARON.

Est-ce ma femme ou ma maîtresse ?
Je ne sais plus qui soupçonner,

WALMOOR, à Dona Maria.

Que de grâces ! que de noblesse !
Vous allez tous nous enchaîner.

DONA MARIA.

Comment croire à votre tendresse ?
Qui peut jamais vous enchaîner ?

On s’achemine pour passer dans les pièces voisines.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un élégant boudoir chez lord Walmoor ; le fond est occupé par une pièce où est dressée une table, et qui se ferme par la porte du fond. À droite du spectateur est un cabinet. La porte d’entrée est de l’autre côté. À gauche du spectateur, une table couverte d’un tapis, de livres, de journaux, etc. ; une ottomane à côté ; une psyché de l’autre côté.

 

 

Scène première

 

LORD WALMOOR, en robe de chambre, étendu sur l’ottomane, FENTON, BLOWM, FLEEP, SLENDER, FRANCK

 

WALMOOR.

Oui, monsieur Fenton, ce dessin est bien conforme à l’habit que je portais au dernier bal ; c’est cela, frac couleur pensée, doublure en salin blanc, boulons d’or !... Vos abonnés du Journal des Modes devront se régler là-dessus, et vous pouvez faire graver.

FENTON, reprenant le dessin.

J’ai l’honneur de remercier votre seigneurie : tous nos fashionables attendent avec une impatience !...

WALMOOR.

C’est bien, monsieur Fenton !... Bonjour !... Ah ! vous me communiquerez voire dessin du prochain numéro : il m’est venu une idée nouvelle.

FENTON.

Votre seigneurie n’a que des idées sublimes.

Il salue et sort.

WALMOOR, à Blowm.

Approchez, mon honorable tailleur : à dater de ce jour, je ne porterai plus, jusqu’à nouvel ordre, que des fracs noirs, et vous les doublerez en velours.

BLOWM.

Mais, milord, l’arrêt de la mode que vous venez de dicter !...

WALMOOR.

Eh bien, quoi, mon cher Blowm ? les fashionables de Londres vont se jeter sur ce dessin comme des sauterelles sur un champ de blé : ne comprenez-vous donc pas que la forme et la couleur qu’ils vont adopter ne peuvent plus me convenir ?

BLOWM.

Ah !... c’est juste.

WALMOOR.

Qu’ils portent les habits que je portais la semaine dernière, à la bonne heure !... Où en serions-nous si je n’avais pas sur eux huit jours d’avance ?... je serais déshonoré.

BLOWM.

Je comprends, milord.

WALMOOR.

Voilà-qui est convenu !... des fracs noirs. Bonjour.

Blowm salue et sort.

FRANCK, entrant.

Milord, M. le Directeur du Morning Chronicle.

WALMOOR.

Ah ! qu’il vienne.

Aux autres.

Écartez-vous un peu, messieurs, je vous en prie.

Au directeur.

Je suis charmé de vous voir, monsieur, veuillez vous asseoir. Eh bien ! vos abonnés du Morning Chronicle ont-ils été contents de l’article que je vous ai donné sur notre politique extérieure ?

LE DIRECTEUR.

Il est difficile, milord, d’obtenir un succès plus général ; tout le monde admire le mordant de votre polémique, l’élévation de vos idées, l’originalité de vos sarcasmes, et en venant solliciter de vous un nouvel article, je supplierai votre seigneurie de me donner le texte exact de votre dernier discours au Parlement. Nous désirons en enrichir nos colonnes.

WALMOOR.

Ce discours a donc trouvé de l’écho dans le public ?

LE DIRECTEUR.

Votre seigneurie a dû s’en apercevoir.

WALMOOR.

En effet, j’ai cru voir s’allonger quelques vieilles figures de torys.

LE DIRECTEUR.

Puis-je espérer, milord ?

WALMOOR.

Oui, monsieur, je vous l’enverrai, et vous aurez demain l’article dont il s’agit.

LE DIRECTEUR.

Recevez, milord, l’expression de ma reconnaissance.

WALMOOR.

J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur, et je vous prie de compter sur mol.

Il le reconduit et revient en scène.

À votre tour, monsieur Fleep !... Grâce à moi, vous voici devenu le premier carrossier de Londres : vous êtes satisfait, sans doute, et vous venez me remercier ?

FLEEP.

Milord, je me suis présente bien des fois à votre hôtel, et je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer.

WALMOOR.

J’en suis fâché, monsieur Fleep : que vouliez-vous ?

FLEEP.

Milord, je désirais savoir...

WALMOOR.

Quoi ?

FLEEP.

Je désirais savoir quand vous me paierez.

WALMOOR.

Ah ! vous êtes bien curieux, monsieur Fleep !...

FLEEP.

Si votre seigneurie voulait me dire seulement...

WALMOOR.

Et comment vous le dirais-je ? je n’en sais en vérité rien.

FLEEP.

Cependant, milord...

WALMOOR.

Allons, voilà qui est bien ! quand je le saurai, je vous promets de vous le dire. À revoir, monsieur Fleep, et plus de questions indiscrètes, je vous en prie.

Fleep salue et sort. À Franck.

Franck, mes pistolets sont préparés ?

FRANCK.

Oui, milord.

WALMOOR.

Dans une heure, tu feras mettre les chevaux : la leçon de politesse que je dois donner au petit Sewood n’est que pour midi.

FRANCK.

Eh quoi, milord, un duel !...

WALMOOR.

Oh ! ne crains rien, je ne le tuerai pas : six semaines dans sa chambre ; voilà tout. À propos, tu feras porter ces épreuves de mon troisième volume à l’imprimeur ; elles sont corrigées.

FRANCK.

Oui, milord.

WALMOOR.

Voyons, monsieur Slender, si vous avez réussi ?

SLENDER, s’approchant.

Que votre seigneurie daigne examiner...

WALMOOR.

C’est cela !... J’espère que miss Sampson sera contente !... une couronne de laurier en or, et, sur chaque feuille, le nom d’un des rôles qui ont établi sa réputation !... Je devais cela à notre première actrice tragique, el j’accomplis un acte méritoire... Pauvre miss Sampson !... parce qu’elle a quelques années de trop, peut-être, on la délaisse ; tous les vœux, tous les hommages se dirigent vers sa jeune rivale !... eh bien ! je veux lui rendre la vogue... ou verra pendant quelques jours lord Walmoor s’occuper d’elle, cela suffira.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

La mode, hélas ! lui devient infidèle :
Sur ses sujets une autre veut régner ;
Et le plaisir qui voltigeait près d’elle,
De son boudoir commence à s’éloigner.
Vers ses grâces abandonnées
Par charité rappelons les amours ;
Dévouons-nous !... En lui donnant huit jours,
Je lui retire dix années.

Je suis satisfait, monsieur Slender... Franck, cette couronne, ce matin, chez miss Sampson.

Il remet la couronne à Franck.

SLENDER.

Milord n’a rien de plus à me commander ?

WALMOOR.

Rien pour aujourd’hui ; monsieur Slender, à revoir !

Slender salue et sort.

Franck ! tout est disposé là-dedans ?...

FRANCK.

Oui, milord, ces messieurs peuvent venir.

WALMOOR.

Oh ! ils ne tarderont pas... Apporte un habit, que je sois prêt à les recevoir.

Franck sort.

Et Dona Maria aussi viendra !... oh ! la punition sera éclatante !... Jalouse et coquette, elle devait être bien vite à ma discrétion, aussi elle a consenti !... que pouvait-elle me refuser ?... Mon indifférence l’avait piquée au jeu... elle se flatte aujourd’hui de m’attacher à son char... coquetteries, noirceurs, rien ne lui coûte pour m’enchaîner !... qu’elle y prenne garde !... « En cherchant un esclave on peut trouver un maître !... » Oui, oui, sa conduite mérite un châtiment exemplaire, et cette pauvre Baronne sera vengée !

Franck relaient avec l’habit. Il s’occupe de sa toilette devant la psyché.

Eh bien ! Franck, où en sont tes amours ?

FRANCK.

Mais, milord...

WALMOOR.

Ne vas-tu pas faire le discret avec moi ?... n’ai-je pas vu que la femme de chambre de la Baronne, la petite Marie... elle est en vérité charmante.

FRANCK.

Ah ! votre seigneurie s’en est aperçue ?...

WALMOOR.

Cela t’étonne ?

FRANCK.

Non, mais cela me fait peur.

WALMOOR.

Sois tranquille !... en ce moment je suis fort occupé.

FRANCK.

Oh ! votre seigneurie trouve du temps pour tout le monde.

Pendant ce dialogue, Walmoor a fait sa toilette ; un domestique est venu parler bas à Franck.

WALMOOR.

Qu’est-ce donc, Franck ?

FRANCK.

Milord, une femme demande à vous voir seul.

WALMOOR.

Comment ?... mais ce ne peut cire encore Dona Maria !... l’heure n’est pas venue !... Allons, sors, et qu’on fasse monter.

Seul un instant.

Quelle est donc cette femme ?

Il s’avance vers la porte et reconnaît la Baronne ; à part.

La Baronne ! quel contretemps !...

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, WALMOOR

 

LA BARONNE, avec trouble.

Oui, c’est moi, lord Walmoor, c’est moi.

WALMOOR, à part.

Décidément, il faut rompre avec elle.

Haut

Quel bonheur est le mien !... je puis à peine en croire mes yeux !

LA BARONNE.

Walmoor, c’est un adieu !... et il faut toute la pureté de mes intentions pour excuser la détermination que j’ai prise.

WALMOOR.

Un adieu !...

LA BARONNE.

Le temps presse, écoutez-moi, Walmoor !... Je renonce à un amour coupable ; je ne veux plus vous revoir !... Ne venez pas à ce rendez-vous promis hier avec tant d’imprudence... Je vais quitter l’Angleterre avec mon mari.

WALMOOR.

Vous, Clarisse !... ah ! cela n’est pas possible !...

À part.

Je ne souffrirai pas que ce soit elle qui rompe.

LA BARONNE.

Tout est fini, Walmoor !... Un motif important m’a décidée à venir ici... j’attends de votre délicatesse mes lettres, objets sans intérêt pour vous maintenant, puis, je me relire en vous répétant adieu, et pour toujours !

WALMOOR.

Et quel Caprice a pu changer ainsi votre cœur ?

LA BARONNE.

Si quelque chose peut excuser une femme à ses propres yeux, c’est l’amour qu’elle inspire et le bonheur qu’on lui doit !...

WALMOOR.

Que dites-vous ?

LA BARONNE.

Air : Soldat français. (Julien.)

Oui, c’en est fait, je dois briser nos nœuds,
Mon faible cœur vous pardonne et s’accuse ;
J’oubliais tout en vous voyant heureux,
Mais à présent où serait mon excuse ?
Votre bonheur n’est phis eu mon pouvoir ;
Je vais vous fuir, aujourd’hui tout l’ordonne !...
Cette force, qu’il faut avoir,
Je la cherchais en vain dans mon devoir.
Votre Inconstance me la donne.

WALMOOR.

Ah ! cette force, elle ne peut venir que de l’indifférence !...

LA BARONNE.

Le ciel m’est témoin que votre bonheur était tout pour moi ! que ne lui ai je pas sacrifié ?... mais ce n’est plus de moi que dépend ce bonheur, et, sans reproches, sans plaintes, je m’éloigne pour consacrer désormais ma vie à des devoirs que j’ai trahis pour-vous seul.

WALMOOR.

Quelle froideur !... Eh bien ! vous le voulez, madame ?... renoncez sans regrets à l’amour le plus vrai ; brisez le cœur qui vous était dévoué, cherchez un bonheur où je ne serai plus pour rien ! j’y consens !... je ne solliciterai pas un cœur que ma voix ne saurait plus toucher !... Un sacrifice me reste encore à faire... il faut vous obéir en tout.

Il ouvre un secrétaire.

Voilà vos lettres, ce dépôt trompeur des assurances de votre amour !... il m’attacherait encore à la vie ; il me donnerait peut-être encore des espérances de bonheur ! reprenez-le !... et qu’il ne me reste à moi que le désespoir d’avoir tout perdu par votre inconstance. Adieu, madame.

Il se jette sur l’ottomane avec toutes les apparences de la douleur.

LA BARONNE, émue.

Walmoor, est-il possible ?... vous m’aimeriez encore ?...

WALMOOR, souriant à part.

Elle revient...

Haut.

Si je vous aime !...

LA BARONNE, s’approchant.

Et Dona Maria ?

WALMOOR, se levant vivement.

Quel prétexte !... quelle extravagance !... non, non ! vous n’êtes point jalouse !... vous ne l’êtes point de Dona Maria !... ah ! je serais trop heureux !... car la jalousie c’est encore de l’amour !... et si vous m’aimiez, un regret du moins, une larme...

S’apercevant que la Baronne pleure.

Oh ! que vois-je ?... oui, oui, vous m’aimez !... quelle étrange folie vous faisait déchirer mon cœur ?... Vous ne fuirez pas ?...

LA BARONNE.

Walmoor !...

WALMOOR.

Vous ne fuirez pas !... vous ne pouvez pas m’abandonner, car vous m’aimez !...

LA BARONNE.

Hélas !...

WALMOOR.

N’est-ce pas que vous resterez ? que vous ne vous ferez pas un jeu de ma douleur ?...

LA BARONNE.

Que me demandez-vous ?

WALMOOR, l’attirant vers l’ottomane.

Le bonheur.

Air : Travaillez, ne regardez pas.

Je vous revois ! tout me rappelle
Ce regard qui sut m’enflammer
Avez-vous cessé d’être belle ?
Ai-je cessé de vous aimer ?
Quelle autre pourrait me charmer ?
De mes transports qu’il vous souvienne !
Alors, je suivais tous vos pas ;
Votre main tremblait dans la mienne ;
Nos deux cœurs soupiraient tout bas !...

LA BARONNE, s’asseyant.

Ces beaux jours (bis.) ne reviendront pas !...

WALMOOR, assis près d’elle.

Aimez-moi ! (bis.) Ne me fuyez pas !

LA BARONNE.

Misérable créature que je suis !... tout cède encore à ce sentiment coupable ; je ne sais pas résister à vos prières... non... je n’aurais plus la force de partir, et pourtant...

WALMOOR.

Oh ! plus de soupçons !... et promettez-moi que, même en apprenant qu’une femme est venue ici, vous seriez confiante encore dans celui qui n’aime que vous.

LA BARONNE.

Une femme !...

WALMOOR.

Mais elle ne sera pas seule !...

LA BARONNE.

Quel bruit ?...

WALMOOR.

Ce sont des amis que j’attends... ils doivent être témoins... vous saurez tout.

LA BARONNE.

Que devenir ?

WALMOOR.

Ce cabinet conduit à un escalier dérobé ; sortez par-là !... ce soir, vous apprendrez...

LA BARONNE.

Ce soir !...

WALMOOR.

Oh ! oui, ce soir, je vous verrai !...

LA BARONNE.

Que mon cœur est faible contre vous !...

WALMOOR.

Tant qu’on aime, on pardonne !... Entrez là ; je vais au-devant d’eux pour les arrêter !...

À part.

Être quitté !... moi !... ma réputation serait perdue.

Il sort.

LA BARONNE, seule un instant.

Oui, sortons de celle maison où jamais je n’aurais dû paraître !... Mais une femme va venir !... me trompe-t-il encore ?... ah ! si je pouvais tout entendre ?...

Elle entre dans le cabinet.

 

 

Scène III

 

ASTERMANN, BROWN, WALMOOR, JEUNES LORDS, puis FRANCK

 

WALMOOR.

Arrivez, messieurs, arrivez ! voyez, tout est disposé pour vous recevoir.

Il ouvre la porte du fond ; on voit une table élégamment servie.

ASTERMANN.

Des vins de France et une coquette à mystifier ! Je te sais gré, Walmoor, d’avoir pensé à moi.

UN JEUNE LORD.

Oui de nous n’a pas à se plaindre de Dona Maria ?

WALMOOR.

Oui, si le ciel le permet, j’exercerai aujourd’hui une vengeance publique et particulière. Dona Maria est une de ces femmes dont le passe-temps le plus doux est de torturer de pauvres cœurs qu’elles se font un jeu d’attirer et d’éloigner tour-à-tour ; trop coquette pour dire oui, trop peu vertueuse pour dire non, elles ont dans le cours de leur vie cent adorateurs qu’elles désolent, et pas trois amants qu’elles rendent heureux.

ASTERMANN.

Toi, mon. pauvre Brown, qui depuis si longtemps es la victime de sa coquetterie, tu dois sourire au projet de Walmoor ?

BROWN.

Si Dona Maria vient ici, c’est une indigne que j’abandonne à vos sarcasmes, mais jusque-là...

WALMOOR, souriant.

Ah !... si elle vient ?...

FRANCK, entrant.

Milord, votre voiture est prête.

ASTERMANN.

Tu nous quittes ?

WALMOOR.

Pour peu d’instants. Ces flacons vont vous tenir compagnie ; je reviens bientôt.

ASTERMANN.

Oh ! ne tarde pas.

WALMOOR.

Je suis à vous.

 

 

Scène IV

 

BROWN, ASTERMANN, JEUNES LORDS

 

ASTERMANN.

Allons, mes amis, un toast à Walmoor et à sa belle Italienne !

TOUS.

Volontiers.

ASTERMANN.

Ma foi ! vive le plaisir, quoiqu’il nous fasse damner.

UN JEUNE LORD.

Oui, oui, vive le plaisir !... Moi, je dis comme le prince de Galles, récompense à qui m’en pourra procurer un nouveau !

ASTERMANN.

Il avait raison !... Qui vit en sage, vit en martyr. Vivons la vie, comme disaient les anciens !... Elle se moque de nous, il faut nous moquer d’elle.

Air d’Yelva

Notre avenir, hélas ! n’est qu’un peut-être :
Et, sur ma foi, je n’imiterai pas
Ceux qui, rêvant des hélices à naître,
Se font un enfer ici-bas :
Sur leur ennui tout leur espoir se fonde ;
Les pauvres gens ! quels seront leurs regrets,
S’ils découvrent dans l’autre monde
Qu’ils en ont été pour leurs frais !

Voyons, Brown, mélancolique amoureux, trente guinées que la belle Italienne viendra. Elle vaut bien trente guinées.

BROWN.

Si elle vient, non, elle ne les vaut pas.

ASTERMANN.

Eh bien ! vingt.

BROWN.

Cent, qu’elle ne viendra pas !

ASTERMANN.

Soit !... Je les tiens !... Tu perdras à-la-fois cent guinées et une illusion : c’est trop de moitié !

BROWN.

Et si je gagne ?

ASTERMANN.

Oh ! alors... mais tu perdras.

BROWN.

La vengeance que médite Walmoor est-elle digne de gens de cœur ?

ASTERMANN.

Et l’action de dona Maria n’est-elle pas odieuse ? Quoi ! maîtresse du mari, elle veut perdre la femme ! Elle expose deux hommes honorables à s’égorger !... Ah ! point de châtiments assez cruels pour semblable conduite ! Mon cher Brown, tu as encore un bandeau sur les yeux ; regarde Walmoor, il a été plus vite que toi, pourquoi ? parce qu’il a vu clair.

BROWN.

Qui trop se hâte n’arrive pas toujours.

ASTERMANN.

Qui ne se hâte pas assez n’arrive jamais. D’honneur, tes doctrines te perdront !... Et ce serait conscience de laisser au diable une âme comme la tienne.

BROWN.

Grand merci du soin que tu prends de la sauver : mais je ne suis pas si malade que tu penses.

ASTERMANN.

Oh ! ton cœur est pris !

BROWN.

Non ! J’ai reconquis ma liberté.

ASTERMANN.

Je n’en crois pas un mot.

BROWN.

Et que faut-il donc pour vous le prouver ? Boire ? Versez... Chanter ? Écoutez-moi :

Air : Verse, verse le vin de France.

Le poète rêve un laurier ;
Le soldat rêve la victoire ;
Mais souvent poète et guerrier,
Loin de vivre un jour dans l’histoire,
Meurent sans gloire !
Puisque l’homme toujours verra
Fuir un but qu’il s’obstine à suivre ;
Dans ce monde puisqu’il faudra
Qu’aux chagrins chaque instant le livre,
L’art d’oublier est l’art de vivre !
Versez donc ! heureux qui s’enivre !
Grâce à l’ivresse, il oubliera.

UN JEUNE LORD.

Bravo ! Brown ! bravo !

ASTERMANN.

Il chante comme un poltron, la nuit, pour se donner du courage. Écoutez-moi, à mon tour !

Deuxième couplet.

L’amant, par l’espoir enflammé,
Rêve femme tendre et naïve,
Et d’un bonheur qui l’a charmé,
Il poursuit l’ombre fugitive ;
L’ombre s’esquive !
Eh bien ! quand s’évanouira
Le fantôme qu’il voulait suivre,
Au mensonge qui l’égara,
Si le regret devait survivre,
Le vin de France l’en délivre !...
Versez donc ! heureux qui s’enivre !
Grâce à l’ivresse, il oubliera !

LE JEUNE LORD.

Eh ! que vois-je ? sir Johnson !

ASTERMANN.

Qu’il soit le bien venu !

 

 

Scène V

 

BROWN, ASTERMANN, JEUNES LORDS, JOHNSON

 

BROWN.

Parmi nous un sage !

JOHNSON.

Voilà un mauvais compliment que je n’accepte pas.

ASTERMANN.

Sir Johnson trouvera ici matière à un chapitre de morale.

JOHNSON.

Oui, lord Walmoor m’a conté ses projets.

ASTERMANN.

Ne les approuvez-vous pas ?

JOHNSON.

Que servirait de les blâmer ? Ne faut-il pas qu’elle s’écoule cette jeunesse joyeuse et passagère, trésor que j’ai prodigué comme vous ? Elle fuit et nous abandonne avec les désirs et l’impuissance, des souvenirs et des regrets ; et que nous laisse-t-elle pour les apaiser ? le vin, la politique, la Bourse, une église, une plume et la gloire, vile prostituée qui n’a d’autre mérite que d’être chère et capricieuse ! Puis, quand notre esprit a passé par tous ces riens, arrive l’ennui, ce bâillement éternel contre lequel il n’est point de remède efficace. Vivez donc, jeunes gens, vivez, mais épargnez les femmes ; car vous leur devez vos plus doux moments.

BROWN.

Et nos plus grands chagrins.

ASTERMANN.

Réflexion d’amant dupé !

BROWN.

Qui espère bien ne plus l’être.

ASTERMANN.

Buvons donc à tes prochaines amours.

 

 

Scène VI

 

BROWN, ASTERMANN, JEUNES LORDS, JOHNSON, WALMOOR, puis FRANCK

 

WALMOOR.

À merveille ! Messieurs !... Me voici pour vous faire raison !

ASTERMANN.

D’où viens-tu donc, Walmoor ? Pourquoi nous laisser ainsi ?

WALMOOR.

Il s’en est peu fallu que je ne vous revisse pas : Sewood tire mieux que je ne croyais : mon chapeau a été percé.

BROWN.

Tu viens de te battre ?

WALMOOR.

Deux pouces plus bas et la belle italienne ne me trouvait pas au rendez-vous : vous l’auriez consolée, n’est-il pas vrai, mes amis ?

ASTERMANN.

Et Sewood ?

WALMOOR.

Pendant deux mois le bras droit en écharpe. Mais occupons-nous de Dona Maria : voici l’heure convenue. Mon cher Brown, tu ne m’en veux pas ?

BROWN.

Malgré moi, mon âme se révolte, je l’avoue, à l’idée d’une si odieuse vengeance.

WALMOOR.

Elle n’est pas encore proportionnée à son crime. Eh quoi ! compromettre l’existence entière d’une femme qui ne lui a fait aucun mail... Et cela sans avoir même l’excuse d’une passion, car Dona Maria est incapable de connaître l’amour. Ah ! point de pitié pour ces coquettes au cœur froid et méchant qui comptent leurs journées par leurs noirceurs ! Qu’un exemple terrible leur apprenne qu’on ne se joue pas toujours impunément du repos des hommes et de l’avenir des femmes. D’ailleurs, en la punissant je te venge de sa coquetterie.

BROWN.

Fais comme tu l’entendras, et ne songe pas à moi.

WALMOOR.

À la bonne heure !...

FRANCK, annonçant.

M. le baron de Walbell.

TOUS.

Le Baron !!!

WALMOOR.

Que diable vient-il faire ici ?

JOHNSON.

Voilà qui dérange vos projets.

ASTERMANN.

Il ne peut pas entrer.

WALMOOR, qui a réfléchi.

Et pourquoi donc ? sa présence ne doit rien changer à mes résolutions : au contraire ! Franck, faites entrer Je Baron.

Franck sort.

La situation se complique, messieurs, mais elle n’en sera que plus piquante.

 

 

Scène VII

 

BROWN, ASTERMANN, JEUNES LORDS, JOHNSON, WALMOOR, LE BARON

 

WALMOOR.

Veuillez approcher, monsieur le Baron : je ne m’attendais guère à une si bonne fortune.

LE BARON.

Et moi, je ne croyais pas trouver chez vous si nombreuse compagnie.

WALMOOR.

Que voulez-vous ? Nous tâchons de tuer le temps ; bien certain qu’il nous le rendra.

LE BARON.

Avant de quitter Londres, milord, je voulais avoir avec vous une explication sérieuse.

WALMOOR.

Oh ! rien de sérieux pour aujourd’hui, je vous en conjure.

LE BARON.

Cependant, milord...

WALMOOR.

Encore une fois, je vous en supplie, Baron ! Vous m’avez fait l’honneur de me visiter ; souffrez que je vous prie de vous joindre à nous : voyez, la table est dressée ; les flacons sont pleins, vidons-les gaiement ; et, comme disait le duc de Guise, à demain les affaires.

LE BARON.

Mais ce lendemain, le duc de Guise ne le vit pas.

WALMOOR.

J’espère que nous le verrons, nous !... Et que sait-on ?... Peut-être ce qui va se passer ici changera-t-il toutes les dispositions de votre âme ?

LE BARON.

Que voulez-vous dire ?

WALMOOR.

Une vengeance bien légitime est près de s’exercer : certain masque sera démasqué devant vous.

LE BARON.

Expliquez-vous, milord.

WALMOOR.

Rien de plus pour l’instant !... Vous me connaissez, Baron : si, plus tard, vous exigez davantage, je serai à vos ordres.

LE BARON.

Que signifie tout cela ?

ASTERMANN, bas aux autres.

Il ne sait où il en est !...

WALMOOR.

Vous consentez, monsieur le Baron ?

LE BARON.

J’attendrai.

WALMOOR.

À la bonne heure !...

Franck vient parler bas à Walmoor.

C’est bien ! messieurs, on arrive ; entrez là-dedans, faites silence et soyez prêts ! « Car les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez. »

LE JEUNE LORD, au Baron.

Veuillez nous suivre.

LE BARON.

Je ne sais quelle curiosité m’enchaîne ici !...Allons !

ASTERMANN, au Baron.

Tes cent guinées, Brown.

BROWN.

Elles sont à toi.

WALMOOR.

Sir Johnson, taillez votre plume : Baron, ouvrez bien les oreilles.

Ils entrent dans la pièce du fond ; Walmoor ferme la porte.

 

 

Scène VIII

 

WALMOOR, puis DONA MARIA

 

WALMOOR.

Maintenant, Franck, fais entrer.

Franck sort.

Ah ! le Baron a peur pour sa femme ?... Eh bien ! enlevons-lui sa maîtresse sous ses yeux, ça le tranquillisera.

Dona Maria entre avec une sorte de timidité.

WALMOOR, allant au-devant d’elle.

Ah signora ! je tremblais que vous ne vinssiez pas ; que le temps me semblait long !

DONA MARIA.

Comment justifier une semblable démarche ? moi, milord, chez vous !...

WALMOOR.

N’est-ce pas le plus sûr moyen d’échapper aux regards curieux ? et ne m’aviez-vous pas promis ?...

DONA MARIA.

Avec quel art vous m’avez arraché cette promesse ! Comme vous avez su rendre la résistance impossible !

WALMOOR.

J’attachais un si grand prix au succès !... Mais vous paraissez émue ?

DONA MARIA.

Comment ne pas l’être ? Ah ! pourquoi la raison vient-elle toujours trop tard ?

WALMOOR.

Et qu’a donc à faire la raison dans tout cela ? Savons-nous bien ce que c’est que raison ou folie ? Tâchons plutôt de rencontrer le bonheur : et les femmes sont si bien à même de le connaître, ce bonheur, le plus précieux de tous, celui qui naît du bonheur des autres.

DONA MARIA.

Oui, quand seules nous en faisons les frais.

WALMOOR.

Pensez-vous donc qu’il y ait place pour une autre dans un cœur où vous régnez ?

DONA MARIA.

Qui pourrait prétendre à cet empire ?

WALMOOR.

Vous me le demandez, Maria ?

DONA MARIA.

Je ne suis ni duchesse, ni baronne.

WALMOOR.

Vous êtes mieux que tout cela, vous êtes belle.

DONA MARIA.

À une seigneurie, il faut des fronts couronnés.

WALMOOR.

Est-il un plus beau diadème que ce bandeau de cheveux noirs ?... mais je vais m’irriter contre ce voile importun...

DONA MARIA, retenant le voile.

Pourquoi l’écarter ?

WALMOOR.

Pourquoi le retenir ?

Le voile tombe sur ses épaules.

DONA MARIA.

Puis-je croire à votre amour ?

WALMOOR.

Vous ne croyez donc pas à vos charmes ?

DONA MARIA.

Peuvent-ils faire oublier ceux d’une Baronne ?

WALMOOR.

Ah ! toujours un injuste soupçon !...

DONA MARIA.

Est-il injuste ?...

WALMOOR.

On ne peut davantage... Comment avez-vous pu penser ?... En vérité, c’est me connaître bien mal !... Moi, songer à la Baronne !...

DONA MARIA.

Vous ne l’aimez pas ?

WALMOOR.

Je n’aime que vous... Pour des riens, adressés à une femme par politesse, vous me soupçonnez, vous m’accusez !... Mais ne pourrais-je pas aussi, moi, exprimer des craintes, et ne seraient-elles pas plus fondées que les vôtres ?... Si je vous parlais d’Arthur Brown ?...

DONA MARIA.

Un enfant !

WALMOOR, l’attirant vers l’ottomane.

Sur qui vos regards s’attachent avec complaisance.

DONA MARIA.

Le croyez-vous dangereux ?

WALMOOR.

Pourquoi pas ?

DONA MARIA.

Vous avez trop d’orgueil pour être effrayé.

WALMOOR.

J’ai trop d’amour pour être tranquille.

DONA MARIA, assise.

Walmoor, en cédant à vos désirs, en venant ici, j’ai été bien faible !...

WALMOOR, s’asseyant.

En me refusant, vous auriez été bien ingrate.

DONA MARIA.

Quel sacrifice vous avez exigé !...

WALMOOR.

Et si j’en exigeais encore un autre ?

DONA MARIA.

Que voulez-vous dire ?

WALMOOR.

Pensez-vous que je voie sans chagrin à votre doigt cette bague, précieux gage de tendresse...

DONA MARIA.

Oui vous l’a dit ?

WALMOOR.

Osez le nier !

DONA MARIA.

Que vous importe ? je suis chez vous, Walmoor... et cette imprudente démarche...

WALMOOR.

Plaît à mon amour, mais ne suffit pas à ma jalousie.

DONA MARIA.

Walmoor, qu’avez-vous dû penser ?... moi, qui, jusqu’à ce jour, entourée d’adorateurs, me suis fait un jeu de leurs tendres hommages, moi, dont le cœur était demeuré calme et libre je reste sans défense contre vos premiers mots d’amour, je renonce à ma fierté... me voilà ici, seule, sans autre protection que votre honneur et votre loyauté.

WALMOOR, à part.

Ma loyauté !... Diable !...

DONA MARIA.

Ah ! c’est que l’instant vient où l’amour se venge des triomphes de l’orgueil, où une voix trouve enfin un écho dans notre âme, où l’on se dévoue avec transport au bonheur de l’homme qu’on a distingué.

WALMOOR, étonné.

Quel langage !...

DONA MARIA.

Il vous étonne ?... Mon cœur ne vous est pas connu ! Vous m’avez vue légère, inconséquente et faible !... mais si un sentiment, dont j’ignorais la puissance, avait pénétré dans ce cœur si un homme sans le savoir, sans le vouloir, peut-être, s’était emparé de mon avenir ; si sa tendresse avait été le rêve de tous mes instants ; si ses discours, ses regards adressés à une autre femme avaient livré mon âme à tous les tourments de la jalousie ? enfin, si mon existence entière lui appartenait ?...

WALMOOR.

Serait-il possible ?...

À part.

Et le pauvre Baron qui entend tout cela !

DONA MARIA.

Vous devineriez ce que j’ai souffert, n’est-ce pas ?... vous comprendriez ma faiblesse, et il y aurait dans votre cœur de quoi répondre à ce dévouement...

WALMOOR, à part.

Quel accent !... je crois vraiment que je commence à me repentir...

DONA MARIA.

Ma conduite et mon langage blessent toutes les idées reçues, je le sais : vos usages me condamneront !... Que m’importe si je suis aimée ?... Walmoor, une âme italienne obéit à l’impulsion des sentiments qui la possèdent, et ne voit rien au-delà !... J’ai voulu croire à vos serments d’amour, car ils me rendaient bien heureuse ; je me suis confiée à votre probité, car je vous estime.

WALMOOR, à part.

Elle m’estime !... Oh ! si je pouvais les renvoyer !...

DONA MARIA.

D’où vient ce trouble, mon ami ?... Pourquoi vos regards se détournent-ils de moi ? Ce n’est plus cette femme coquette et frivole, qui plaçait sa gloire à donner des fers et à n’en porter jamais !... C’est une femme dévouée, qui n’a plus qu’une pensée, son amour ; qu’une seule espérance, le bonheur de celui qu’elle aime !

WALMOOR.

Vous m’aimez ?... et je vois toujours à votre doigt ce témoignage d’un autre amour ?...

DONA MARIA, cherchant à retirer sa main.

Walmoor !...

WALMOOR.

Pourquoi me le disputer ?... vous y tenez donc bien ?...

DONA MARIA.

De grâce !...

WALMOOR.

Oh ! ne me résistez pas !... que mes yeux ne soient plus offensés par cet odieux souvenir !...Abandonnez-moi cette main si jolie !...

DONA MARIA.

Que faites-vous ?

WALMOOR, enlevant la bague.

Ah !... elle est à moi !...

On entend un léger bruit dans le cabinet.

DONA MARIA.

Qu’est-ce donc ?... du bruit de ce côté ?

WALMOOR.

Ce n’est rien...

À part.

La Baronne serait-elle restée ?... Pardieu, nous serions au grand complet !...

Ici des éclats de rire dans le fond.

 

 

Scène IX

 

WALMOOR, puis DONA MARIA, ASTERMANN, BROWN, LE BARON, JOHNSON, AUTRES LORDS

 

DONA MARIA, se levant.

Qu’entends-je ? où suis-je ?

Astermann, Brown, Johnson et les autres lords sortent de leur cachette en criant ; Walmoor semble consterné.

ASTERMANN.

Rn bonne compagnie, madame.

DONA MARIA, courant se jeter sur l’ottomane.

Quelle indignité !... où me cacher ? où fuir ?

BROWN.

Près d’un entant qui n’est pas dangereux.

LE BARON.

À côté d’un homme qui vous connaît maintenant.

DONA MARIA.

Horrible trahison !

ASTERMANN.

Oh ! nous sommes tous gens discrets... pour ceux qui le sont.

DONA MARIA.

Walmoor ! Walmoor !...

ASTERMANN.

Chacun était à son poste et a joué son rôle.

DONA MARIA, se relevant avec énergie.

Oui !... et maintenant sans doute je peux me retirer ? Mais, avant de partir, il faut que je vous fasse mes adieux ! car nous ne nous verrons sûrement plus, et on ne quitte pas de la sorte si noble compagnie ? En vérité, milords, je vous rends grâces d’avoir réuni pour moi l’élite de vos grands noms !... Je ne me trompe pas : ce sont des lords, des pairs d’Angleterre, les descendants des héros ! Ah ! c’est une noble tâche, lord Walmoor, que vous leur avez donnée là, et voilà des hommes d’honneur bien dignement occupés !...

Elle est allée se placer au milieu d’eux.

BROWN.

Qu’entends-je ?

JOHNSON, à Astermann.

Elle a l’air de se moquer de vous.

WALMOOR.

Mais, madame...

DONA MARIA.

Oui, milord, j’ignorais qu’il fût permis d’outrager une femme qui ne peut ni se défendre, ni se venger !... Je vous dois beaucoup pour m’avoir offert un tel spectacle, et à ces messieurs pour en avoir fait les frais.

WALMOOR.

Eh ! signora, oubliez-vous donc les calomnies que j’avais à punir.

DONA MARIA, avec dédain.

Des calomnies ?

LE BARON, vivement.

Prétendez-vous avoir dit vrai ?

DONA MARIA.

Je ne prétends rien, monsieur ; mais j’admire le rôle que joue ici un grave ambassadeur. Soyez aussi clairvoyant pour les affaires de l’état que vous l’êtes pour les vôtres, et les intérêts de l’Angleterre seront en bonnes mains.

LE BARON, à part.

Que dois-je croire ?

ASTERMANN.

Il y a eu dans voire conduite méchanceté et coquetterie.

Dona Maria jette sur lui un regard de dédain et s’adressa à Walmoor.

DONA MARIA.

Je suis coquette !... Ah ! ce désir de plaire, qui de vous, milords, oserait en faire un crime à une femme, quand il remplit vos jours que vous pourriez rendre utiles ?

JOHNSON.

Diantre !... elle ne se laisse pas abattre ?

DONA MARIA.

Si un mérite éclatant joint aux charmes de la figure, avaient troublé une tête légère, ou touché un cœur sensible, où serait donc le crime à vos yeux ? Voyons, milords, expliquez-moi ceci !... Pourquoi donc tant de soins pour nous attirer dans le piège, et tant de mépris quand nous y sommes tombées ? Est-ce donc qu’on devient méprisable pour s’être attachée à vous, ou stupide parce qu’on a cru à votre bonne foi ?

WALMOOR, à part.

Quelle femme !... je ne sais où j’en suis.

DONA MARIA.

Si là, tout à l’heure, mon cœur battait aux paroles de lord Walmoor, c’est qu’elles imitaient la tendresse ; c est que son langage ressemblait au dévouement, et que moi je croyais à son honneur !... C’est un grand tort, n’est-ce pas, de vous avoir cru honnête homme ?... et pourtant, si quelqu’un osait en douter, il paierait ce doute de sa vie !...

WALMOOR, embarrassé.

Ah ! si vos discours calomnieux n’avaient compromis le repos d’une femme qui doit être respectée, jamais Je n’aurais été capable...

ASTERMANN, à Johnson.

Walmoor est embarrassé.

JOHNSON.

On le serait à moins.

DONA MARIA.

Eh bien ! oui... j’y consens !... j’ai eu tort !... mais si la jalousie me rendit coupable, ce n’est pas à vous de m’en punir, car vous étiez taux et sans foi !... fallait il pour cela me livrer sans défense, moi, faible et crédule, aux rires de vos amis, aux dédains, à la haine ? Oh ! convenez que mes torts étaient excusables, et dites-moi si votre vengeance peut l’être ?...

WALMOOR.

Je conviens... Le diable m’emporte si je trouve rien à dire !... qui pouvait s’attendre à trouver une femme comme celle-là ?...

BROWN.

Une Anglaise eût rougi !

ASTERMANN.

Et se fût déjà évanouie trois fois !

DONA MARIA.

Rougir !... monsieur Brown !... mais pourquoi votre front ne se couvrirait-il pas de rougeur, à vous, le complice d’une si indigne trahison ?... je m’en étonne, car votre âme conserve encore le sentiment de ce qui est noble et généreux... et c’est ce qui, au milieu d’un monde égoïste et faux, m’a fait quelquefois arrêter sur vous une pensée de tendre intérêt que les esprits vulgaires ont nommée de la coquetterie !...

BROWN.

Serait-il possible !... quoi !... vous m’auriez distingué ?...

ASTERMANN.

Il est encore plus troublé que Walmoor !...

Il rit.

DONA MARIA.

Ah ! lord Astermann, vous êtes étonné que j’estime la candeur de sir Brown ?... mais je vous rends justice aussi !... J’ai bien cherché quelle qualité vous recommande, quelles vertus ornent votre caractère, et j’ai reconnu que vous êtes, de tous les jeunes pairs d’Angleterre, celui qui a les bottes les mieux faites et les habits les mieux coupés.

Tous les lords rient aux éclats.

JOHNSON.

Chacun aura son paquet !

DONA MARIA, à l’un des lords.

Et vous, milord, vous me pardonnerez un peu de curiosité !... nous autres femmes nous avons quelquefois la tentation de plaire à un fat, pour savoir s’il serait possible à la rigueur qu’il aimât autre chose que lui-même.

JOHNSON, au lord.

Êtes-vous satisfait ?

DONA MARIA.

Sir Johnson, grave écrivain moraliste, si tout cela vous paraît digne d’exciter votre verve, n’oubliez pas d’apprendre à vos lecteurs, quand vous en trouverez, que j’ai su apprécier ces messieurs ce qu’ils valent... Adieu, lord Walmoor ! quand l’homme qui nous semblait digne d’un dévouement sans bornes cesse de mériter notre estime, nous savons encore respecter en lui l’objet de noire affection trompée ; nous ne livrons pas ses défauts ou ses faiblesses aux railleries ; et, renfermant dans notre âme de profonds regrets, nous n’insultons ni à ses malheurs, ni à ses fautes !... Pour la dernière fois, adieu, M. Walmoor !... milords, je vous salue.

WALMOOR, voulant l’accompagner.

Ah ! de grâce, permettez...

DONA MARIA.

Pas un mot de plus, milord !... je le regarderais comme une nouvelle offense.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

LE BARON, ASTERMANN, JOHNSON, BROWN, LORDS, puis FRANCK

 

Un moment de silence suit le départ de Dona Maria.

ASTERMANN.

Eh bien !

UN JEUNE LORD.

C’est singulier !... cette femme...

LE BARON, à part.

Dans quelle situation elle m’a laissé !... que faire ? que résoudre ?

BROWN.

Avouez qu’on peut encore l’adorer ?

ASTERMANN.

Dieu me damne, si je ne me sens disposé à en être amoureux !

WALMOOR, se remettant de sa confusion.

Monsieur le baron, ce qui vient de se passer ici me place vis-à-vis de vous dans une situation bizarre, et si j’avais soupçonné des relations que je devine à présent, je ne vous aurais pas rendu témoin...

LE BARON.

Milord !...

WALMOOR.

Non, vrai !... je conçois maintenant ce que vous avez dû souffrir...

LE BARON.

Il suffit, monsieur !...

ASTERMANN, à part.

L’hypocrite !...

WALMOOR.

Mais qui diantre se serait douté ?... Au fait, je ne vous ai rien pris dont la perte puisse vous toucher... si ce n’est cette bague que je vous remets, et cela ne vaut pas une once de notre sang.

LE BARON.

C’est ce que je déciderai, milord.

WALMOOR.

Je me soumettrai à voire décision ; mais pas avant demain.

À part.

Sa femme m’attend ce soir.

FRANCK, entrant.

Mme de Walbell demande à parler sur-le-champ à monsieur le Baron !

TOUS.

La Baronne !...

LE BARON.

Ma femme ! qui l’amène ici ?

WALMOOR, à part.

Que vient-elle faire ?

Haut.

Ah ! permettez que j’aie l’honneur de la recevoir ; je ne soupçonnais pas un tel bonheur.

LE BARON.

Qu’elle vienne.

WALMOOR, à part.

Dieu me damne, si j’y comprends rien.

 

 

Scène XI

 

LE BARON, ASTERMANN, JOHNSON, BROWN, LORDS, FRANCK, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Veuillez m’excuser, milord, si je me présente ainsi chez vous ; mais des intérêts qui ne souffrent aucun retard m’ont dû faire chercher monsieur le Baron.

LE BABON.

Et qui vous a dit que j’étais ici ?

LA BARONNE.

Vos gens que j’ai interrogés. Mon ami, un nouveau message, venu de la chancellerie, vous oblige à partir à l’instant même ; j’ai fait tout préparer ; la chaise de poste est là, et vous me voyez prête à vous suivre.

LE BARON.

Vous, madame !

WALMOOR.

Eh quoi ! quitter l’Angleterre !

LA BARONNE.

Oui, milord !... Ce voyage sera une distraction dont je sens le besoin et la nécessité.

Au Baron.

Vous y consentez ?

LE BARON.

Je n’osais espérer ce sacrifice.

LA BARONNE.

Des sacrifices ?... Il faut quelquefois en faire, mon ami : dans ce monde, une femme est entourée de dangers auxquels elle n’échappe pas toujours ; mais l’instant de la réflexion arrive ; d’étranges circonstances viennent dessiller ses yeux...

LE BARON.

Comment ?...

LA BARONNE, avec intention.

Ne faut-il pas quelquefois aussi qu’elle sache pardonner ?

LE BARON.

Votre résolution me rend heureux, ma chère Clarisse, et je vous en remercie.

À part.

Il m’a enlevé ma maîtresse, mais au moins je suis bien sûr de ma femme.

ASTERMANN, bas à Johnson.

Voilà le Baron rassuré.

LE BARON.

À revoir, messieurs.

Il sort avec sa femme.

JOHNSON.

La journée n’a pas été bonne, milord : vous en perdez deux !

WALMOOR.

On ne perd que ce qu’on a gagné.

ASTERMANN.

Ah bah !... voilà de quoi te consoler, s’il était possible que tu en eusses besoin !... Buvons à tes futurs triomphes.

CHŒUR.

Verse, verse, heureux qui s’enivre !
Grâce à l’ivresse, il oubliera !

On verse du vin de Champagne dans les verres ; les lords boivent.

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