Le Curieux impertinent (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 17 novembre 1710.

 

Personnages

 

GÉRONTE

JULIE, fille de Géronte

LÉANDRE, amant de Julie

DAMON, ami de Léandre

NÉRINE, suivante de Julie

LOLIVE, valet de Léandre

CRISPIN, valet de Damon

UN LAQUAIS de Géronte

 

La scène est à Paris, dans la maison de Géronte.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN.

Oh ! par ma foi, Monsieur, je ne vous comprends point,

Et je veux, s’il vous plaît, raisonner sur ce point :

Pour vivre à la campagne, et pour être tranquille,

Au milieu de l’hiver vous sortez de la ville ;

Puis à peine arrivé, vous regagnez Paris.

D’un si prompt changement qui ne serait surpris ?

DAMON.

Ce voyage, Crispin, ne doit pas te surprendre :

Je reviens à Paris par l’ordre de Léandre ;

Car tout ce qu’il souhaite est un ordre pour moi,

Et de lui plaire en tout je me fais une loi.

Tu sais qu’unis tous deux d’une amitié parfaite...

CRISPIN.

Nous voilà donc ici, parce qu’il le souhaite ?

DAMON.

Tu l’as dit.

CRISPIN.

J’ai, Monsieur, quelque petit soupçon ;

De grâce, apprenez-moi si j’ai tort ou raison.

Je crois, sans vanité, n’être pas une bête,

Et lorsque je me mets certaine chose en tête...

Vous êtes amoureux, ou je suis fort trompé.

DAMON.

Comment ?

CRISPIN.

Quand vous étiez tout entier occupé

Du dessein d’assurer le bonheur de Léandre,

Et d’engager Géronte à l’accepter pour gendre,

Le vieillard refusait ; vous, content et joyeux,

Vous reveniez les soirs, affable, gracieux ;

Crispin, me disiez-vous avec un air paisible,

J’ai perdu tous mes soins, Géronte est inflexible.

DAMON.

D’accord.

CRISPIN.

Après cela, lorsque sur son esprit

Vous eûtes pour Léandre acquis quelque crédit,

Je vous vis tout d’un coup triste, mélancolique,

Brutal et souffletant votre cher domestique ;

Tout ce que je faisais était toujours mal fait,

Et jamais de mes soins vous n’étiez satisfait.

Je me disais tout bas : Il en tient, notre maître ;

De Julie amoureux, il n’ose le paraître :

Ses soins près du vieillard ont du succès enfin,

Et voilà le sujet qui cause son chagrin.

DAMON.

Tout ce que tu disais était trop véritable.

Julie avait surpris...

CRISPIN.

Morbleu ! qu’elle est aimable !

Sa suivante Nérine est bien aimable aussi.

Mais pourquoi, s’il vous plaît, revenons-nous ici ?

Ayant fait tant d’efforts pour votre ami Léandre,

Jusques après la noce, il vous fallait attendre.

DAMON.

La noce est différée encor de quelques jours,

Et je sens que mes feux vont reprendre leur cours.

Je ne puis t’exprimer jusqu’où va ma surprise :

Léandre m’a mandé de venir sans remise.

Nos amants sont brouillés, il n’en faut point douter ;

Si j’en crois ma faiblesse, il en faut profiter.

Mais, Crispin, je perdrais plutôt cent fois la vie,

Que de faire à Léandre aucune perfidie.

CRISPIN.

Bon ! mourir, quand on a si longtemps combattu !

Oh ! pour moi, je sens bien que j’ai moins de vertu.

Nérine m’a donné vivement dans la vue ;

Sitôt que je la vois, je me sens l’âme émue ;

Je ne m’en cache point. Lolive est mon ami :

Mais le diable, Monsieur, n’est jamais endormi ;

Et si Nérine veut, ma foi, quoi qu’il arrive,

Malgré notre amitié, je supplante Lolive.

DAMON.

Pour ton compte, Crispin, fais ce que tu voudras :

Mais de tels procédés ne me conviennent pas.

Pour m’éclaircir de tout, je vais chercher Léandre :

Tu peux m’attendre ici, je viendrai te reprendre.

 

 

Scène II

 

CRISPIN, seul

 

Mon maître est scrupuleux très excessivement :

Moi, je n’y cherche point tant de raffinement.

Ménager un ami, respecter sa maîtresse,

Craindre de la tenter, belle délicatesse !

Oh ! par la ventrebleu, si j’étais dans le cas,

Un si sot point d’honneur ne m’arrêterait pas.

C’est peu d’être hardi, je serais téméraire ;

Quand l’amour parle au cœur, l’amitié doit se taire.

Quoi ! se sacrifier pour un ami ? Ma foi,

Ces beaux sentiments-là ne sont pas faits pour moi.

De tout temps les Crispins, frais, dispos et grotesques,

Furent fort amoureux sans être romanesques ;

Pour eux un beau morceau n’est jamais de rebut,

Et sans aucun égard ils vont droit à leur but.

Nérine, par exemple, est un minois qui tente,

Et si je la trouvais tant soit peu complaisante,

Le commerce entre nous serait bientôt lié,

En dépit de Lolive et de notre amitié.

 

 

Scène III

 

NÉRINE, CRISPIN

 

NÉRINE.

Que vois-je ? C’est Crispin !

CRISPIN.

C’est lui-même en personne,

Ou je me trompe fort. Bonjour, belle friponne.

NÉRINE.

Bonjour, le beau garçon.

CRISPIN.

Tu plaisantes, je crois,

Mais on voit bien des gens qui sont moins beaux que moi.

N’est-il pas vrai ?

NÉRINE.

Monsieur pense bien de lui-même.

CRISPIN.

Pas trop. Ma modestie...

NÉRINE.

Elle n’est pas extrême :

Mais un si grand mérite a droit de se vanter.

CRISPIN.

Madame, en vérité, vous voulez me flatter.

NÉRINE.

Oh ! point du tout, Monsieur.

CRISPIN.

Trêve de raillerie :

Tu m’aimeras un jour.

NÉRINE.

Quand cela, je vous prie ?

CRISPIN.

Va, ce sera bientôt, ou je ne suis qu’un sot.

Interroge ton cœur, que dit-il ?

NÉRINE.

Pas le mot.

CRISPIN.

Il ne dit rien pour moi ?

NÉRINE.

Rien du tout, je vous jure.

CRISPIN.

Il n’a donc point de goût ?

NÉRINE.

Ô la rare figure,

Pour faire une infidèle !

CRISPIN.

Eh ! ne jurons de rien.

Si tu me connaissais...

NÉRINE.

Brisons cet entretien,

Et parlons de ton maître ; il s’est bien fait attendre.

CRISPIN.

C’est que nous attendions les ordres de Léandre.

Mon maître a différé quelque temps son départ ;

Mais enfin nous voici.

NÉRINE.

Vous nous manquiez d’égard,

En vous hâtant si peu. Je perdais patience.

CRISPIN.

Tu ne pouvais donc plus supporter notre absence ?

NÉRINE.

Oh ! pour la tienne, eût-elle encor duré vingt ans,

Je n’aurais pas trouvé que c’eût été longtemps.

CRISPIN.

Je te suis obligé. Tu fais bien la tigresse.

NÉRINE.

Et toi bien l’important. Mais voici ma maîtresse.

 

 

Scène IV

 

JULIE, NÉRINE, CRISPIN

 

JULIE, à Nérine.

N’est-ce pas là Crispin ?

NÉRINE.

Oui, Madame, c’est lui.

JULIE.

Je ne m’attendais pas à le voir aujourd’hui.

CRISPIN.

Vous me voyez pourtant.

JULIE.

J’en ai bien de la joie ;

Car c’est apparemment ton maître qui t’envoie.

Quand viendra-t-il ?

CRISPIN.

Tous deux nous venons d’arriver ;

Mais il est bien surpris, il croyait vous trouver

Mariée à Léandre, et je pensais de même.

NÉRINE.

Vous vous trompiez bien fort, et...

JULIE.

Ma joie est extrême

D’apprendre que Damon arrive en ce moment.

Crispin, va de ma part lui faire compliment,

Dis-lui que je l’attends avec impatience.

CRISPIN.

Je m’en vais l’avertir en toute diligence.

 

 

Scène V

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Enfin vous le voyez, chacun est étonné

Que votre hymen encor ne soit pas terminé.

Quel étrange amoureux que votre beau Léandre !

C’est lui qui doit presser, c’est lui qui fait attendre ;

Et depuis plus d’un mois que cet amant chéri

Vous est, par bon contrat, engagé pour mari ;

Lorsque rien ne s’oppose à votre mariage,

Il ne profite point d’un pareil avantage !

Qu’attend-il, s’il vous plaît ? Je vous dis, en un mot,

Qu’un amant qui diffère est infidèle ou sot.

JULIE.

Il m’a dit ses raisons, dont je t’ai fait mystère.

NÉRINE.

En êtes-vous contente ?

JULIE.

Oui.

NÉRINE.

Je dois donc me taire,

Et croire, après cela, que Léandre fait bien ;

Quoique j’en doute fort, je ne réplique rien.

En tout ceci pourtant je suis intéressée,

Et de conclure, moi, je suis un peu pressée.

Le maître est votre amant, le valet a ma foi ;

Le délai vous convient ; il me déplaît, à moi.

JULIE.

De semblables discours choquent la bienséance,

Nérine ; songe au moins que ton impatience

Fait tort à notre sexe, et blesse la pudeur.

NÉRINE.

Chansons ! depuis longtemps je suis fille d’honneur,

Et je comprends fort bien, qu’en fait de mariage

La plus impatiente est toujours la plus sage.

Mais ne contestons plus : dites-moi seulement

Ce qui porte Léandre à ce retardement.

JULIE.

Tu l’aurais pénétré, si tu pouvais comprendre

Jusqu’où va, pour Damon, l’amitié de Léandre.

Il m’a donc conjurée, au nom de notre amour,

D’attendre que Damon fût ici de retour,

Afin que cet ami, dont les soins et le zèle

Ménagèrent, dit-il, une union si belle,

Reçût de lui, de moi, ces marques d’amitié.

NÉRINE.

Ce sont là ses raisons ?

JULIE.

Oui.

NÉRINE.

Cela fait pitié.

Peut-on se contenter d’un prétexte si fade ?

Je crois que le pauvre homme a le cerveau malade ;

Oui, depuis quelques jours je vois ses yeux hagards,

Le trouble est répandu dans ses brusques regards :

Il rêve incessamment, il est quinteux, bizarre ;

Vous voit-il, son esprit s’inquiète et s’égare ;

Il bégaye en parlant, il est sombre et distrait.

Ne se repent-il point du marché qu’il a fait ?

JULIE.

Me préserve le ciel d’avoir cette pensée !

NÉRINE.

De ses sottes raisons je suis bien offensée.

JULIE.

Cesse de le blâmer, et calme tes esprits :

Tu vois que Damon vient d’arriver à Paris.

NÉRINE.

Il ne me faut donc plus, pour me tirer de peine,

Que voir aussi Lolive arriver de Touraine.

JULIE.

Il ne peut pas tarder.

NÉRINE.

Non, depuis quinze jours

Qu’il est parti d’ici pour s’en aller à Tours...

JULIE.

Crois qu’il sera dans peu de retour.

NÉRINE.

Je respire.

Mais encor, s’il vous plaît, j ‘ai deux mots à vous dire.

Quand Léandre sera devenu votre époux,

Nous emmènera-t-il en province ? Entre nous,

J’aimerais beaucoup mieux demeurer toujours fille,

Que de quitter Paris ; et si votre famille

M’en croyait...

JULIE.

Sur ce point tu peux te rassurer,

Car Léandre à Paris doit toujours demeurer ;

Et comme il est fort mal avec sa belle-mère,

Il s’établit ici par l’ordre de son père ;

Sa charge est achetée, il doit incessamment...

NÉRINE.

Charge de conseiller ?

JULIE.

Oui.

NÉRINE.

Pour moi, franchement,

Je souhaiterais fort qu’il fût homme d’épée,

Et vous pensez de même, ou je suis fort trompée.

Il sera, je l’avoue, un joli magistrat :

Mais, madame, un plumet sied bien mieux qu’un rabat.

Oui, sans doute, un plumet a tout une autre force,

Et pour prendre les cœurs c’est une vive amorce.

JULIE.

Je vois venir Léandre.

NÉRINE.

Et Damon avec lui.

Quel bonheur si Lolive arrivait aujourd’hui !

 

 

Scène VI

 

JULIE, LÉANDRE, DAMON, NÉRINE

 

LÉANDRE.

Voilà, ce cher ami qu’enfin je vous présente :

Quoiqu’il ait peu tardé, j’ai souffert de l’attente.

Tout près, par son retour, de me voir votre époux...

JULIE.

Léandre, ce retour me charme comme vous ;

Vous avez sur mon cœur un droit si légitime,

Et toujours pour Damon j’ai senti tant d’estime,

Que de vos sentiments je me fais une loi,

Et qu’avec grand plaisir ici je le revois.

DAMON.

Combien dois-je chérir l’amitié de Léandre,

Qui m’attire un accueil que je n’osais attendre !

Heureux que mon retour serre enfin les doux nœuds

D’un hymen ardemment souhaité de tous deux !

LÉANDRE, à Damon.

Juge par sa beauté de mon impatience.

NÉRINE.

Et pourquoi donc d’un autre attendre la présence ?

JULIE.

Tais-toi, Nérine.

NÉRINE.

Oh ! non, vous souffrirez qu’ici

Après vous, à mon tour, je le harangue aussi.

À Damon.

Soyez le bienvenu du fond de la Champagne ;

Vous avez un peu tard quitté votre campagne,

Et, pour bonnes raisons, j’aurais fort souhaité

Que de vous rendre ici vous vous fussiez hâté ;

Et Madame, de qui la pudeur est extrême,

Le souhaitait autant, et peut-être plus même.

JULIE.

Depuis un certain temps elle perd la raison.

NÉRINE.

Chacun sait ce qu’il sait, je parle sans façon,

Et je me pique en tout d’être fille sincère.

JULIE, à Léandre.

Je m’en vais annoncer son retour à mon père.

DAMON.

Je vous suis pour avoir l’honneur de l’embrasser.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, DAMON

 

LÉANDRE, retenant Damon.

Le bon homme est sorti, rien ne doit te presser.

DAMON.

Mais ne la suivre point !

LÉANDRE.

Elle nous en dispense,

Et je te veux, ami, faire une confidence.

DAMON.

Son bon cœur, son esprit égalent sa beauté,

Et rien ne doit manquer à ta félicité.

LÉANDRE.

Écoute-moi, de grâce, et tu pourras connaître

Qu’il ne faut pas juger sur ce qu’on voit paraître.

Tu vantes mon bonheur, et je suis malheureux.

DAMON.

Toi, lorsque tout conspire à contenter tes vœux ?

LÉANDRE.

Tu le crois. Mais apprends combien je suis à plaindre.

DAMON.

Comment ?

LÉANDRE.

Connais mon mal, il n’est plus temps de feindre.

Mais ne me blâme point, et que ton amitié,

Loin de me condamner, me regarde en pitié.

J’ai besoin de tes soins et de ta complaisance :

J’ai de mortels chagrins.

DAMON.

Mais pendant mon absence,

Tes lettres auraient dû m’en marquer le sujet.

Sur quoi sont-ils fondés ? Je brûle d’être au fait.

LÉANDRE.

Je suis jaloux.

DAMON.

Jaloux !

LÉANDRE.

Oui, jaloux comme un diable.

DAMON.

De qui ?

LÉANDRE.

Du monde entier.

DAMON.

Le trait est admirable !

LÉANDRE.

Je suis sûr d’être aimé ; mais je tremble qu’un jour...

Souvent le mariage est la fin de l’amour :

Les femmes, tu le sais, sont faibles, inconstantes,

On en voit tous les jours cent preuves éclatantes.

J’en suis frappé, je crains... Je mourrais de douleur,

Si je tombais, ami, dans un pareil malheur ;

Car enfin, méprisant la commune méthode,

Je veux aimer ma femme, et l’aimer à ma mode ;

J’en veux en même temps être amant et mari,

Mais aussi j’en veux être également chéri.

Pour satisfaire donc à ma délicatesse,

Je prétends de Julie éprouver la tendresse ;

Avant de l’épouser, je veux être certain

Que tout autre que moi l’adorerait en vain ;

Que les plus grands efforts d’une ardente poursuite,

Que le brillant éclat du plus parfait mérite,

Qu’en un mot, il n’est rien qui la puisse engager,

Malgré le goût du siècle, au plaisir de changer.

Assuré de son cœur, dès demain je l’épouse :

Incertain, je me livre à mon humeur jalouse ;

Point d’hymen. Aide-moi dans l’exécution

D’un projet d’où dépend ma satisfaction,

Mon repos, mon honneur.

DAMON.

Ah ! que viens-je d’entendre !

Que dis-tu ? que veux-tu ? que faut-il entreprendre ?

LÉANDRE.

Il me faut un rival ; et, pour un tel emploi,

Ne m’est-il pas permis de te choisir, dis-moi ?

Sur tout autre que toi, sans être téméraire,

Puis-je me reposer du soin de cette affaire ?

En mérite, en vertu, tu n’as guère d’égal ;

Et, quand ma jalousie en toi prend un rival,

Je présente à Julie un moyen infaillible

De prouver que son cœur pour moi seul est sensible.

Si près d’elle tes soins ne trouvent point d’accès,

Je craindrai peu qu’un autre ait un meilleur succès.

Feins donc d’être charmé des attraits de Julie.

DAMON.

Moi, je seconderais une telle folie !

Quitte, mon cher ami, ce bizarre dessein.

LÉANDRE.

Pour m’en faire changer tu parlerais en vain.

Quoi qu’il puisse arriver, je veux me satisfaire.

D’ailleurs, je suis très sûr, si tu parviens à plaire,

Que tu m’informeras d’un succès trop heureux,

Qui me préservera d’un hymen dangereux :

Au lieu qu’un autre ami profiterait peut-être

Des dispositions qu’il pourrait faire naître,

Et me les cacherait, pour en goûter l’effet,

Quand je serais l’époux d’un infidèle objet.

Te voilà bien instruit de ma délicatesse.

Je sens qu’elle est outrée, et la combats sans cesse ;

Mais elle est au-dessus de tout raisonnement :

Contre elle l’amitié combattrait vainement,

Ma curiosité saura toujours la vaincre.

Voici l’occasion où tu dois me convaincre

Que ce que je désire est ta suprême loi,

Et que ton cœur est prêt à tout faire pour moi.

DAMON.

Je puis, pour te servir, sacrifier ma vie,

Mais non pas contenter ta ridicule envie.

LÉANDRE.

Ridicule ?

DAMON.

Oui, mon cher, je dois trancher le mot.

LÉANDRE.

Je suis, si tu le veux, un ridicule, un sot ;

Mais ce n’est pas à toi d’examiner la chose,

Tu dois exécuter ce que je te propose.

La complaisance aveugle est d’un parfait ami ;

Balancer à servir, c’est servir à demi.

DAMON.

Souffre que la raison...

LÉANDRE.

Oh ! la raison m’ennuie.

DAMON.

L’amitié cependant exige que j’appuie

Sur ce qu’elle me force à te représenter.

LÉANDRE.

C’est inutilement vouloir me tourmenter.

DAMON.

Je ne puis t’exprimer l’excès de ma surprise :

Poursuis, si tu le veux, sans moi ton entreprise ;

Mais ne présume pas que j’en sois de moitié,

Quelques droits que sur moi te donne l’amitié.

Ces droits, mon cher Léandre, ont des bornes prescrites ;

Vouloir ce que tu veux, c’est passer les limites.

LÉANDRE.

Tu me refuses ?

DAMON.

Oui ; pour ne te pas trahir,

Notre amitié m’engage à te désobéir.

LÉANDRE.

Chansons.

DAMON.

Je te dis vrai.

LÉANDRE.

Mais...

DAMON.

Sur le mariage,

Voici tout ce que doit penser un homme sage.

On peut s’en trouver mal, on peut s’en trouver bien :

Mais on doit, en formant ce dangereux lien,

À tout événement s’attendre sans rien craindre,

Et si le malheur vient, le souffrir sans se plaindre.

LÉANDRE.

La maxime est fort belle, et j’en fais fort grand cas ;

Je crois qu’en temps et lieu tu la pratiqueras :

Pour moi qui n’en veux point, Damon, je t’en conjure,

Sers-moi.

DAMON.

Me crois-tu donc capable d’imposture ?

Qui ? moi, j’irais, d’un ton faussement langoureux,

Feindre que ta maîtresse est l’objet de mes vœux !

Non. À tous mes discours la vérité préside ;

Je ne veux point passer pour un ami perfide.

El que dirait Julie apprenant mon amour,

Quand je la presserais sur un tendre retour ?

Je suis sûr que mes soins ne pourraient rien sur elle ;

Qu’elle mourrait plutôt que de t’être infidèle.

Mais enfin supposons que, sensible à mes vœux,

Son cœur pût balancer à choisir de nous deux,

Que ferai-je pour lors ?

LÉANDRE.

Comme un autre moi-même,

Tu m’en avertiras.

DAMON.

Et supposé que j’aime :

En me voyant aimé, serai-je sûr de moi ?

Ou, si je puis encore agir de bonne foi,

Dès que je serai sûr d’être aimé de Julie,

Devrai-je l’en payer par une perfidie ?

Cela me fait frémir.

LÉANDRE.

Si Julie est constante,[1]

Mes vœux seront remplis, j’aurai l’âme contente ;

Si son cœur peut changer, je perdrai sans douleur

Un infidèle objet qui ferait mon malheur.

DAMON.

Cela tournera mal. De ce que tu médites,

Ami, pour toi, pour moi, j’appréhende les suites.

LÉANDRE.

Oh ! ventrebleu ! c’est trop raisonner sur ce point ;

Je vous crus mon ami, mais vous ne l’êtes point.

Il faut quitter ce titre, ou bien il faut te rendre.

DAMON.

Mon amitié m’engage à ne m’en plus défendre ;

Je vais pour te servir employer tous mes soins,

Je n’épargnerai rien : mais souviens-toi du moins

Des efforts que j’ai faits pour sauver à Julie

Cette outrageante épreuve où la met ta folie.

Tu devais l’épouser quand je serais ici ;

Tu ne peux, de longtemps peut-être, être éclairci.

Sur quel prétexte encor prétends-tu qu’on diffère ?

LÉANDRE.

Comme depuis longtemps je médite l’affaire,

Lolive s’est chargé...

DAMON.

Lolive est du secret ?

Il est en bonnes mains.

LÉANDRE.

C’est un garçon discret.

Nous avons feint tous deux qu’un petit héritage

L’obligeait d’aller faire en Touraine un voyage ;

Le beau-père futur, trompé par nos discours,

M’a demandé pour lui congé pour quinze jours.

J’ai paru l’accorder à Lolive avec peine.

DAMON.

Que diable produira son voyage en Touraine ?

Ton père, le voyant, voudra savoir pourquoi...

LÉANDRE.

Il ne le verra point ; de concert avec moi,

Lolive s’est caché. Ta présence m’engage

À lui faire aujourd’hui terminer son voyage ;

Il va se remontrer, je l’ai fait avertir.

DAMON.

Je ne vois pas à quoi cela doit aboutir.

LÉANDRE.

Patience, attendons.

DAMON.

Quelqu’un vient.

LÉANDRE.

C’est Lolive.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, DAMON, LOLIVE, en bottes, avec un fouet à la main

 

LOLIVE, à Damon.

Vous voilà de retour, il est temps que j’arrive.

J’ai bien fait du chemin pour regagner Paris.

À Léandre.

La Touraine est, Monsieur, un excellent pays ;

J’ai vu là vos parents, vos amis, votre père,

Et rendu vos devoirs à votre belle-mère,

Qui vous aime...

DAMON.

Passons dessus la parenté.

LOLIVE.

Pour un si long trajet me suis-je assez crotté ?

LÉANDRE.

Cesse de badiner, et songe...

LOLIVE.

Laissez faire ;

J’en donnerai, Monsieur, à garder au beau-père,

Et, comme à s’attendrir par un récit touchant

Le bon homme toujours eut beaucoup de penchant,

J’en prépare un pour lui, si rempli d’énergie...

LÉANDRE.

Mais ne va pas lâcher quelques traits de folie :

D’extravagants discours ne prennent point les gens ;

Géronte, quoique simple, est homme de bon sens.

LOLIVE.

Et Lolive, Monsieur, est-il donc une bête ?

Laissez-moi, s’il vous plaît, n’en faire qu’à ma tête :

Je sais si bien mentir, qu’on croit que je dis vrai,

Et qu’on approuvera votre nouveau délai.

On vient. C’est le bon homme : allez tous deux m’attendre.

 

 

Scène IX

 

GÉRONTE, LOLIVE

 

GÉRONTE, sans voir Lolive.

Il est donc revenu cet ami de mon gendre ?

Ah ! nous allons enfin marier nos amants.

Corbleu ! j’y danserai mieux que nos jeunes gens :

Je suis comme j’étais dans ma verte jeunesse,

Toujours la jambe fine, un air, une souplesse...

Lolive fait claquer son fouet.

Ah ! Lolive, c’est toi ! Te voilà donc ici ?

LOLIVE.

Vous m’y voyez, Monsieur ; je vous y vois aussi.

C’est vous-même, sans doute, et pendant mon voyage,

Vous n’avez point changé ni d’air ni de visage ;

Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien porté ?

GÉRONTE.

Je le disais, je suis en parfaite santé.

LOLIVE.

C’est fort bien fait à vous, et ma joie est extrême

Que vous vous portiez bien, et que je sois de même :

Je pourrais même encor vous passer là-dessus,

Si j’avais seulement le quart de vos écus.

GÉRONTE.

Laissons là ce chapitre, et parlons d’autre affaire.

LOLIVE.

De ce que vous voudrez ; il faut vous satisfaire.

GÉRONTE.

Hé bien ! ton héritage, en es-tu content ?

LOLIVE.

Bon !

Ma vieille tante aimait un beau jeune fripon,

Qui, se prévalant trop d’un pareil avantage,

Pendant ma longue absence a mangé l’héritage ;

Et n’ayant plus d’argent, ni de quoi se nourrir,

La bonne femme a pris le parti de mourir.

On a mis le scellé. Procureur, commissaire,

Et notaire appelés pour faire l’inventaire ;

Comme on n’a rien trouvé, vous comprenez fort bien

Qu’en ôtant rien de rien, tout ce qui reste est rien.

GÉRONTE.

C’est bien dit. Mais parlons du père de ton maître :

J’ai depuis quarante ans l’honneur de le connaître.

Tu l’as vu ? Le bon homme, à qui souvent j’écris,

Ne me répond plus.

LOLIVE.

Quoi ! vous en êtes surpris ?

Il est bien en état !... Chez lui plein d’allégresse,

J’arrivais tout botté. Quels objets de tristesse !

J’y trouve un jeune fat, suppôt de Galien.

GÉRONTE.

Un médecin ?

LOLIVE.

Suivi d’un vieux chirurgien,

Qu’escortait un troisième, à face débonnaire,

Qui m’a paru d’abord face d’apothicaire.

GÉRONTE.

La fin de tout ?

LOLIVE.

La fin ? Je n’y saurais songer,

Sans me sentir le cœur... Je vais vous affliger.

GÉRONTE.

Tu me donnes déjà de terribles alarmes.

LOLIVE.

Il ne tiendrait qu’à moi de répandre des larmes ;

Car je suis si touché, que je me fais pitié :

Quand j’aime, voyez-vous, je crève d’amitié,

Et si l’on dit que non, on me fait injustice.

GÉRONTE.

Ces digressions-là me mettent au supplice.

Veux-tu bien achever ? Dis donc, à quel dessein

Venaient ces deux suppôts avec le médecin ?

Étaient-ils appelés pour quelque maladie ?

LOLIVE.

Ils venaient s’escrimer contre l’apoplexie,

Dont monsieur Lysimon fortement tourmenté...

GÉRONTE.

Il est mort ?

LOLIVE.

Non ; miracle ! Ils l’ont ressuscité :

Mais le hasard souvent supplée à l’ignorance.

Le bon homme à la fin a repris connaissance,

Mais si faible, si pâle, et si défiguré,

Qu’on l’eût pris pour un mort fraîchement déterre.

GÉRONTE.

Le pauvre homme !

LOLIVE.

Aussitôt qu’il m’a pu reconnaître,

Il m’a dit avec peine : Hé bien ! que fait ton maître ?

Ce coup si peu prévu ne m’étonnerait pas,

Si je pouvais, mon fils, expirer dans tes bras.

Il m’embrassait alors, croyant tenir Léandre.

Je ne te verrai plus, disait-il d’un air tendre,

Je ne puis l’espérer dans l’état où je suis.

GÉRONTE, pleurant.

Ah !

LOLIVE.

Daignez m’écouter.

GÉRONTE.

Hélas ! je ne le puis ;

La douleur me saisit.

LOLIVE.

Suspendez-la, de grâce ;

Car vous venez, Monsieur, de faire une grimace

Qui m’a presque fait rire, et j’en serais fâché.

GÉRONTE.

Je suis de ton récit si vivement touché...

LOLIVE.

Oh ! la vérité simple est toujours si touchante !

Car vous ne croyez pas, Monsieur, que je vous mente ?

GÉRONTE.

Oh ! non.

LOLIVE, à part.

Fort bien.

À Géronte.

Malgré son accident fatal,

On n’a pourtant plus rien à craindre de son mal ;

Il m’a même ordonné de vous prier d’attendre

Qu’il pût être lui-même aux noces de Léandre,

Et par cette raison il souhaite ardemment

Que vous les différiez quinze jours seulement.

Il croit que le plaisir d’assister à la noce,

La beauté du chemin, le grand air, le carrosse,

Le séjour de Paris, enfin la nouveauté,

Tout cela lui rendra sa première santé :

Outre qu’il a dessein de vous revoir encore.

GÉRONTE.

Il m’obligera fort. Je l’aime et je l’honore.

Un ami tel que lui n’a qu’à me commander,

Et je suis toujours prêt à lui tout accorder.

Enfin nous l’attendrons.

LOLIVE.

Ce qui me désespère,

C’est que mon maître veut aller trouver son père

Qu’il croit agonisant, malgré ce que j’ai dit.

Comme vous, il est tendre, il soupire, il gémit,

Et, sans vous avertir, peut se mettre en voyage,

Ce qui retarderait encor le mariage.

GÉRONTE.

Tu parles sagement, il le faut empêcher.

LOLIVE.

Et que diantre au pays veut-il aller chercher ?

De nouveau se brouiller avec sa belle-mère ?

GÉRONTE.

Tu dis vrai. Je sais bien qu’elle ne l’aime guère.

Je m’en vais le presser, par de sages discours,

D’attendre ici son père, au lieu d’aller à Tours.

 

 

Scène X

 

LOLIVE, seul

 

Il sera moins rétif que ne croit le bon homme.

Si l’on peut mieux mentir, je l’irai dire à Rome.

Je me suis bien tiré d’affaire, Dieu merci ;

J’y suis intéressé comme mon maître aussi.

En travaillant pour soi peut-on manquer d’adresse ?

De mon côté, je veux éprouver ma maîtresse.

Chacun a son honneur à garder. Mon dessein

Est d’en faire au plus tôt confidence à Crispin :

Je le prends pour rival. Amour, fais que nos belles,

Malgré les mœurs du temps, ne soient point infidèles ;

Si cela ne se peut, tout au moins fais si bien

Qu’on blesse mon honneur, sans que j’en sache rien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Tout va bien, grâce au ciel. Au beau-père crédule

J’ai fait fort doucement avaler la pilule.

Par mon récit naïf, mes soins, mes beaux discours,

La noce est différée encor de quinze jours,

Et si vous persistez dans la même folie,

Quinze jours suffiront pour éprouver Julie.

En moins de temps parfois on fait bien du chemin.

LÉANDRE.

Tu ne parais pas trop approuver mon dessein.

LOLIVE.

Je ne l’approuve pas, Monsieur ! Tout au contraire.

LÉANDRE.

Tout dépend du secret, prends bien garde à te taire.

LOLIVE, se grattant.

Monsieur...

LÉANDRE.

Quoi ?

LOLIVE.

Si...

LÉANDRE.

Comment ?

LOLIVE.

Je n’ose vous cacher

Qu’à mon ami Crispin je n’ai pu m’empêcher...

LÉANDRE.

D’apprendre mon projet ?

LOLIVE.

Monsieur !

LÉANDRE.

Ah ! double traître !

Tu trahis donc ainsi le secret de ton maître !

LOLIVE.

Monsieur, ne criez pas ; on peut être écouté.

LÉANDRE.

Mais qui t’a fait parler ?

LOLIVE.

La curiosité.

Votre exemple, Monsieur, m’a tourné la cervelle,

Et je veux éprouver si Nérine est fidèle.

LÉANDRE, voulant le frapper.

Coquin ! c’est bien à toi de penser...

LOLIVE.

Hé ! tout doux !

Je suis sur ce chapitre encor plus fou que vous.

LÉANDRE.

Le sot !

LOLIVE.

Je vous imite, et, malgré ma sagesse,

Vous m’avez inspiré toute votre faiblesse,

En me parlant si mal du sexe féminin,

Que je crois que le diable est beaucoup moins malin.

Vous m’avez sur cela conté plus d’une histoire,

Que je ne saurais plus chasser de ma mémoire,

Et dont mon pauvre esprit est tellement frappé,

Que j’en suis, malgré moi, jour et nuit occupé.

Si Nérine est chagrine, inquiète et rêveuse,

Je crois que ma présence est pour elle ennuyeuse.

LÉANDRE.

Cela peut être vrai, je te trouve ennuyeux.

LOLIVE.

À peu près comme vous, Monsieur, quand je le veux.

L’autre jour...

LÉANDRE.

Oh ! finis.

LOLIVE.

Écoutez, je vous prie :

La fourche du cocher, près de votre écurie,

Me tomba sur la tête, et me blessa le front,

Présage trop certain d’un ridicule affront.

Sur le point d’épouser la trop vive Nérine,

Ce présage, Monsieur, sans cesse me lutine ;

Car je suis tellement délicat sur l’honneur,

Que le moindre soupçon me donne de l’humeur.

Je veux donc pénétrer, par une épreuve sûre,

Si je suis menacé de sinistre aventure.

Être trop confiant, c’est le rôle d’un fat.

LÉANDRE.

Il te sied bien, maraud, d’être si délicat !

LOLIVE.

Je puis l’être, je crois, tout aussi-bien qu’un autre :

Mon front est chatouilleux presque autant que le vôtre.

LÉANDRE.

Maugrebleu du faquin !

LOLIVE.

Monsieur, par charité,

Laissez-moi contenter ma curiosité.

LÉANDRE.

Considère, maraud ! à quel point tu m’exposes.

LOLIVE.

Oh ! point d’emportement, nous ferons bien les choses.

Je suis sûr de Crispin, il est garçon discret,

Et m’a juré trois fois de garder le secret.

LÉANDRE.

Prends-y garde surtout.

LOLIVE.

Oui, ce sont mes affaires.

LÉANDRE.

Mon secret su, dehors, et cent coups d’étrivières.

 

 

Scène II

 

LOLIVE, seul

 

Son secret ! Ce secret est à moi comme à lui ;

Nous hasardons tous deux même chose aujourd’hui.

Malgré ce que j’ai dit pourtant, Crispin encore

Ne sait rien du projet que je vais faire éclore.

Il vient, parlons. Il faut, de force ou d’amitié,

L’engager à sonder ma future moitié.

 

 

Scène III

 

LOLIVE, CRISPIN

 

LOLIVE.

Bonjour, mon cher Crispin.

CRISPIN.

Bonjour, mon cher Lolive.

LOLIVE.

Te voilà gros et gras.

CRISPIN.

Tu vois : quoi qu’il m’arrive,

Je conserve toujours un embonpoint égal :

Chasser le jour, la nuit, à pied comme à cheval,

Le fusil sur l’épaule, en carrosse, en litière,

Forcer chevreuil, cerf, daim, sanglier, sanglière,

Manger froid, boire chaud, dormir couché, debout ;

Un garçon comme moi s’accommode de tout.

Quand on est à la guerre élevé de jeunesse,

Toujours dans les hasards, et loin de la mollesse...

LOLIVE.

Oui, la guerre, il est vrai, fait bien les gens.

CRISPIN.

Vraiment,

C’est de là que me vient mon bon tempérament.

Que je hais le séjour et le repos des villes !

On n’y trouve jamais que des gens inutiles ;

Éloignés des périls qu’il nous faut essuyer,

De lire la gazette ils font tout leur métier :

Mais nous, morbleu ! mais nous, endurcis à la peine...

LOLIVE.

À vanter les guerriers tu te mets hors d’haleine.

CRISPIN.

Il est vrai, je suis vif sur ce chapitre-là.

LOLIVE.

Il n’est pas maintenant question de cela.

CRISPIN.

La chasse est de la guerre une parfaite image.

Mais, à propos, on dit que tu viens de voyage ?

LOLIVE.

J’arrive de Paris.

CRISPIN.

De Paris ! Es-tu fou ?

Parle donc.

LOLIVE.

Si je mens, qu’on me rompe le cou.

CRISPIN.

Encor si tu disais que tu viens de Touraine.

LOLIVE.

J’en viens, sans en venir ; la chose est très certaine.

Pour différer la noce au moins de quinze jours,

Mon maître a fait semblant de m’envoyer à Tours.

CRISPIN.

Pourquoi la différer ?

LOLIVE.

Voici le fait. Mon maître,

Avant que d’épouser, voudrait à fond connaître

Le cœur de sa future.

CRISPIN.

Il a perdu l’esprit.

Connaître à fond le cœur d’une femme !

LOLIVE.

Il suffit,

Il le veut ; bien ou mal il faut qu’il réussisse,

Et, dans ce grand projet, Damon lui rend service.

Je voudrais bien aussi, Crispin, de mon côté,

Que quelqu’un satisfit ma curiosité.

Si, pendant que ton maître éprouvera Julie,

Tu voulais éprouver Nérine.

CRISPIN.

La folie

Est plaisante.

LOLIVE.

Tu sais que souvent il en cuit

Pour s’être, comme on dit, embarqué sans biscuit.

Sachons donc si je dois m’embarquer en ménage.

CRISPIN.

Tu cours risque d’y faire assez mauvais voyage.

LOLIVE.

C’est ce qui m’inquiète ; et je veux par mes soins...

CRISPIN.

Et c’est là ce qui doit t’embarrasser le moins.

Faut-il tant balancer à faire la sottise ?

Tiens, Lolive, la femme est une marchandise

Qu’on doit prendre au hasard sans la faire priser,

Et qu’on ne peut jamais connaître qu’à l’user ;

Il faut, sans tâtonner, brusquer le mariage,

Et s’exposer sur mer sans craindre le naufrage :

Qui tremble dès le port ne doit pas s’embarquer ;

Et, pour gagner beaucoup, il faut beaucoup risquer.

LOLIVE.

Risquer pour sa fortune, est chose nécessaire,

Mais risquer son honneur, c’est bien une autre affaire.

CRISPIN.

Parbleu ! c’est bien à toi de songer à l’honneur !

LOLIVE.

Et si ma femme un jour...

CRISPIN.

Voyez le grand malheur !

LOLIVE.

Oui, c’en est un sans doute ; et...

CRISPIN.

Sois aussi tranquille

Que tant de bons maris qui sont en cette ville.

LOLIVE.

Bel exemple, ma foi !

CRISPIN.

Tu seras trop heureux

De pouvoir en cela figurer avec eux.

Sois tranquille, te dis-je.

LOLIVE.

Oh ! non, je ne puis l’être,

Et je prétends enfin faire comme mon maître,

Examiner Nérine, et voir si sa vertu...

CRISPIN.

Examiner Nérine ! Et comment feras-tu ?

LOLIVE.

Tu feindras de l’aimer, et tu me viendras dire

Ce que sur son esprit tes soins pourront produire.

Mon maître en fait de même, et le tien, dès ce jour,

Doit feindre pour Julie un violent amour ;

Je te l’ai déjà dit.

CRISPIN.

Ah ! quelle extravagance !

Qui diable a jamais vu pareille impertinence ?

LOLIVE.

Enfin, pour contenter mes désirs curieux,

C’est sur toi, mon enfant, que j’ai jeté les yeux.

CRISPIN.

Pauvre sot ! Je te plains. Regarde bien ma mine ;

Peux-tu croire qu’en vain j’attaquerai Nérine ?

Un regard, elle en tient : tu risques trop, ma foi.

Crois-moi, prends un rival aussi mal fait que toi.

LOLIVE.

Cesse de badiner, la chose est résolue.

CRISPIN.

Mais je lui donnerai tout d’un coup dans la vue.

LOLIVE.

Peut-être.

CRISPIN.

Tu le veux, il faut te contenter,

Et, pour y réussir, je m’en vais m’apprêter.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, LOLIVE

 

LÉANDRE entre en rivant, et est quelque temps sans parler.

Je ne sais si Damon... hem ?

LOLIVE.

Quoi, Monsieur ?

LÉANDRE.

Je gage

Qu’il n’aura pas encore osé parler. J’enrage,

Je deviens fou.

LOLIVE.

Ma foi, je le deviens aussi.

LÉANDRE.

Dis-moi, ne sais-tu point si Damon est ici ?

LOLIVE.

Son valet vient, Monsieur, de sortir tout à l’heure ;

J’irai, si vous voulez, savoir...

LÉANDRE.

Attends, demeure.

Non, va-t’en.

LOLIVE.

Soit.

LÉANDRE.

Reviens.

LOLIVE.

Monsieur.

LÉANDRE.

Va, laisse-moi :

Jamais valet ne fut plus importun que toi.

LOLIVE.

Demeure, viens, va-t’en, avance, non, recule :

Je suis en même cas : suis-je aussi ridicule ?

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, DAMON, LOLIVE

 

LÉANDRE, à Damon.

Je te cherchais, ami ; que viens-tu m’annoncer ?

À Lolive.

Laisse-nous.

LOLIVE.

Volontiers.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, DAMON

 

DAMON.

Je ne puis me forcer

À faire ce qu’exige aujourd’hui ton caprice.

LÉANDRE.

Comment ! c’est donc ainsi que tu me rends service

Après m’avoir donné ta parole et ta foi !

DAMON.

Oh bien ! te la tenir ne dépend pas de moi :

Feindre auprès de Julie est un supplice extrême :

Il faut lui dire vrai, quand on lui dit qu’on l’aime.

LÉANDRE.

Aime-la donc, morbleu ! sois-en vraiment touché.

DAMON.

Si la chose arrivait, tu serais bien fâché,

Quand même tu serais sûr de la préférence :

Tout rival inquiète, ennuie, irrite, offense.

Oui, tu me haïrais, si j’avais de l’amour,

Et je te haïrais, moi, peut-être, à mon tour.

LÉANDRE.

Ne crains point que par là notre amitié s’altère,

Et, sans tant réfléchir, songe à me satisfaire.

DAMON.

Ah ! tu pousses trop loin les droits de l’amitié.

Va, tu seras servi ; mais tu me fais pitié.

LÉANDRE.

J’ai tort, je le sens bien ; mais cependant j’exige

Qu’au plus tôt...

DAMON.

Laisse-moi, je parlerai, te dis-je.

 

 

Scène VII

 

DAMON, seul

 

Où vais-je m’engager ? À ma faible vertu,

Trop indiscret ami, quel écueil offres-tu ?

Je n’ai que trop de pente à servir ta folie,

Je devais l’avertir que j’adore Julie ;

Mais j’aurais redoublé ta curiosité :

Tu m’aurais soutenu qu’un aveu concerté

Produit bien moins d’effet qu’un aveu véritable ;

Ce qui n’est que trop vrai. Si Julie est capable

De manquer à sa foi, l’amour le plus parfait,

Bien mieux qu’un amour feint, produira cet effet.

Fidèle à mon ami, par un motif de gloire,

Je vais donc souhaiter et craindre la victoire.

J’ignore à quel objet je dois fixer mes vœux,

Et par où commencer cet essai dangereux.

Mais j’aperçois Julie. Ô ciel ! que lui dirai-je ?

 

 

Scène VIII

 

DAMON, JULIE, NÉRINE

 

JULIE, à Damon.

Où peut être Léandre, et quand le reverrai-je ?

Je croyais, avec vous, le rencontrer ici :

Quelle raison l’oblige à s’écarter ainsi ?

Du chagrin qu’il ressent la cause est fort légère :

C’est trop s’inquiéter de la santé d’un père ;

On n’a rien, dit Lolive, à craindre pour ses jours.

DAMON.

Léandre a cependant dessein d’aller à Tours.

JULIE.

Employez-vous, de grâce, à rompre ce voyage :

Damon, conseillez-lui...

DAMON.

Léandre est bien peu sage ;

Du désir de vous plaire uniquement charmé,

Il devrait mieux sentir le bonheur d’être aimé.

Mais, pour un temps encor, votre hymen se diffère.

JULIE.

Son père le souhaite, il faut le satisfaire :

Je ne le blâme point de ce retardement.

DAMON.

Léandre est donc sans cœur, sans yeux, sans jugement !

Quoi ! près de posséder la divine Julie ;

Bonheur dont aux dépens de son sang, de sa vie,

Il devrait acheter les précieux moments...

Madame, qu’il est peu de sincères amants !

D’un pareil procédé mon amitié s’indigne,

Et d’un bonheur si doux Léandre n’est pas digne.

NÉRINE.

Voilà parler, Madame, et penser sensément :

Ma foi, votre amoureux aime trop froidement :

Je prendrais, là-dessus, le parti le plus sage.

Tu diffères ; et moi, je romps le mariage.

JULIE.

Vas-tu recommencer tes discours ennuyeux ?

DAMON.

Ah ! si Léandre avait et mon cœur et mes yeux !

Tout entier à l’amour, trop content de vous plaire,

Sans égard pour l’ami, sans crainte pour le père,

Possesseur empressé de vos divins appas...

NÉRINE.

Damon assurément ne différerait pas,

Lui.

JULIE.

Ce discours m’étonne, et j’ai peine à comprendre...

NÉRINE.

Mais voilà ce qu’au fond devait faire Léandre.

DAMON.

Jugez, par cet aveu, de l’état de mon cœur :

J’ai caché les transports de ma secrète ardeur ;

Mais c’est trop la contraindre, il est temps qu’elle éclate.

La froideur d’un ami l’autorise et me flatte ;

Et son nouveau délai me permet d’espérer

Un bien dont il a trop tardé de s’emparer.

NÉRINE.

L’incident est nouveau. Quelle en sera la suite ?

Qu’en dites-vous, Madame, hem ?

JULIE.

Je suis interdite.

Damon, avez-vous donc perdu sens et raison ?

NÉRINE.

L’ami de votre amant, Madame, est un fripon :

Mais j’aimerais mieux, moi (mon goût n’est pas le vôtre),

Un fripon comme lui, qu’un amant comme l’autre.

DAMON.

Si l’aveu de mes feux vous semble criminel,

Je le fais malgré moi, j’en atteste le ciel.

Madame, il est bien vrai qu’en cessant de me taire,

Je suis, je vous l’avoue, un amant téméraire :

Combien, prêt à parler, ai-je tremblé, frémi !

Non, ne me croyez point perfide à mon ami :

Quand j’ose vous parler de mon amour extrême,

Ce n’est point moi, c’est lui qui se trahit lui-même.

J’étais dans la province, et loin de ce séjour ;

Par ses lettres, Léandre a pressé mon retour.

J’espérais vous revoir, sans trouble et sans alarmes :

Je reviens, je vous trouve encor de nouveaux charmes :

Votre hymen différé, Léandre auprès de vous,

Loin d’être un tendre amant, paraît un froid époux.

Dans un cœur bien épris que le penchant entraîne,

Qu’à reprendre ses droits l’amour a peu de peine !

Que l’on saisit, Madame, avec avidité,

L’espoir flatteur d’un bien qu’on a tant souhaité !

Je l’ai fait, j’ai parlé, vous m’en faites un crime ;

Et si, pour l’expier, il faut une victime,

L’hymen mettra bientôt Léandre entre vos bras ;

Je le verrai, cruelle ! et n’y survivrai pas.

NÉRINE.

Ce serait grand dommage ; il me touche, Madame...

JULIE.

Tais-toi.

À Damon.

Quand vous m’osez découvrir votre flamme,

Et que je vous en marque aussi peu de courroux,

Damon, c’est votre ami que je respecte en vous :

Mais, dussé-je altérer l’amitié qui nous lie,

Je veux qu’il soit instruit de cette perfidie.

Ce trait va, comme moi, sans doute l’étonner :

Le plus parfait ami ne peut le pardonner ;

C est une trahison dont je suis indignée.

DAMON.

Ah ! loin de me blâmer, plaignez ma destinée.

D abord que je vous vis, j’adorai vos appas.

Vous aimiez mon ami : pour ne le trahir pas,

Je m’éloignai de vous ; mais l’indiscret Léandre,

Loin de presser l’hymen, a voulu le suspendre ;

C’est lui qui m’a forcé, Madame, à vous revoir,

Et l’amour, malgré moi, ranime mon espoir.

JULIE.

Qu’espérez-vous encor ? De me rendre infidèle ?

Si vous l’osiez...

DAMON.

Jamais je ne vous vis si belle ;

Je puis vous adorer sans trahir l’amitié,

Honorez-moi du moins d’une tendre pitié :

C’est là l’unique objet de l’espoir qui m’anime.

NÉRINE.

Plaindre les malheureux, ce n’est pas un grand crime.

Je sens qu’il m’attendrit ; plaignez-le comme moi.

JULIE.

Non, je dois le haïr, et m’en fais une loi.

DAMON.

Ah ! quel cruel arrêt votre bouche prononce !

JULIE.

Il est irrévocable, et voilà ma réponse.

DAMON.

Sauvez à mon ami, madame, à vous, à moi,

Un éclaircissement...

JULIE.

Monsieur, je me le dois ;

Ce serait mériter qu’une nouvelle audace...

DAMON.

Vous pouvez m’en punir, mais je demande grâce ;

Et si jamais...

JULIE.

Adieu. Ne suivez point mes pas.

DAMON.

Dans de tels sentiments, je ne vous quitte pas.

JULIE.

Te vous le défends.

DAMON.

Ciel !

NÉRINE, le poussant.

Et, malgré la défense,

Suivez, et l’obligez à garder le silence.

 

 

Scène IX

 

NÉRINE, seule

 

Avec grand plaisir, moi, je vois cet amour-ci :

Cela peut réchauffer notre amoureux transi :

Il faut tirer profit d’une telle aventure.

Ne vois-je pas Crispin ? Quel excès de parure !

 

 

Scène X

 

CRISPIN, NÉRINE

 

CRISPIN.

Hé ! tu vois, mon enfant ; à peine de retour,

Je donne tous mes soins, tout mon temps à l’amour.

J’avais chez mon tailleur cet habit de réserve ;

Car mon maître des siens n’entend pas qu’on se serve :

Et d’abord qu’à Paris, sur l’arrière-saison,

Nous venons de campagne, ou de la garnison,

Pour bien passer l’hiver, il faut de quelque belle

Faire, comme tu sais, provision nouvelle.

J’ai soin d’être si propre et si fort ajusté,

Qu’aussitôt qu’on me voit, on en est enchanté ;

Et c’est, je l’avouerai, dans le dessein de plaire,

Que je me suis paré plus qu’à mon ordinaire.

Nérine, que dis-tu de mon ajustement ?

NÉRINE.

Voilà ce qui s’appelle un homme tout charmant.

CRISPIN.

Tu me trouves donc bien ? Mais, dis-tu vrai, coquine ?

Je n’ai point de défauts ; vois, regarde, examine...

NÉRINE.

Fort bien.

CRISPIN.

Cette encolure ? Elle n’est pas d’un sot.

NÉRINE.

Non.

CRISPIN.

Pour me faire aimer, je n’ai qu’à dire un mot.

NÉRINE.

Sous cet ajustement, vous êtes adorable ;

Vous me l’aviez bien dit.

CRISPIN.

Pour être plus aimable,

Plus piquant, plus charmant, je vais me débrailler.

Tiens, remarque ces airs.

NÉRINE.

Ah ! qu’ils vous font briller !

CRISPIN.

La main dans la ceinture, un ou deux pas de danse,

Et puis du cure-dent l’aimable contenance.

NÉRINE.

Que de raffinement !

CRISPIN.

Quand on veut plaire aux gens,

Il n’est rien de si beau que de curer ses dents :

Parmi certaines gens, c’est la belle manière.

Hé ! vraiment j’oubliais...

NÉRINE.

Quoi donc ?

CRISPIN.

La tabatière.

C’est elle qui soutient la conversation.

Prenez-en. Dieu me damne ! il vaut un million.

NÉRINE.

Je le trouve fort bon.

CRISPIN.

Mais bon par excellence ;

Et j’en suis mieux pourvu qu’homme qui soit en France :

Dès qu’il en vient d’exquis, j’en ai tout le premier

Par un de mes amis devenu sous-fermier.

Que dis-tu de ces tons ? car tu dois t’y connaître.

NÉRINE.

Voilà les airs, les tons d’un joli petit-maître.

CRISPIN.

Tout le monde m’en flatte, et je m’en flatte aussi.

NÉRINE.

Mais à qui veux-tu plaire en te parant ainsi ?

CRISPIN.

Un garçon comme moi, d’esprit et de mérite,

Souvent pour s’expliquer veut qu’on le sollicite ;

Quand on a des talents, et qu’on les a fait voir,

Je crois, sans vanité, qu’on peut s’en prévaloir :

Mais, loin de me targuer de tous mes avantages,

C’est à tes beaux yeux seuls que j’en fais mes hommages.

Je me borne au plaisir de captiver ton cœur,

Et j’ai pris le dessein de faire ton bonheur.

Cesse donc, mon enfant, de faire la cruelle,

Un homme tel que moi doit te rendre infidèle ;

Et, loin de t’en blâmer, d’abord qu’on me verra,

Je te suis caution que l’on t’approuvera.

Tu ris ? Tu vas te rendre, et mon bonheur commence.

NÉRINE, à part.

Le fat ! Rions un peu de son impertinence,

Et traitons-le si bien qu’il n’y revienne pas.

CRISPIN.

Tu ne me réponds rien, et raisonnes tout bas.

NÉRINE, d’un ton d’innocence.

Quoi ! vous pouvez aimer une simple suivante ?

CRISPIN.

Est-ce la qualité ? c’est la beauté qui tente.

Des cœurs d’un certain rang je me suis corrigé ;

Pour une bagatelle ils vous donnent congé.

NÉRINE.

Lolive est mon amant ; vous le savez.

CRISPIN.

Lolive !

C’est un plaisant maraud.

NÉRINE, sur le même ton.

Je suis simple et craintive.

Il est soupçonneux, lui, jaloux, hargneux, brutal,

Et si j’osais en vous lui donner un rival,

Cette infidélité peut-être aurait des suites.

CRISPIN.

Non, Lolive, crois-moi, respecte mes mérites,

Et sait bien qu’avec moi, quand je prends certain ton,

Il ne faut pas qu’il songe à tirer au bâton :

Autrement... Là-dessus, que tes craintes finissent ;

Que Lolive aille au diable, et que nos cœurs s’unissent.

NÉRINE.

Mais que va-t-on penser d’un changement si prompt ?

CRISPIN.

Parbleu ! s’il l’était moins, il me ferait affront :

Je veux qu’un cœur se rende et cède sans remise ;

Comme César, venir, voir, vaincre est ma devise.

NÉRINE.

Quelle aimable fierté ! Je cède à mon vainqueur.

CRISPIN.

Non, c’est moi qui me rends, et te donne mon cœur,

Friponne !

NÉRINE.

Il est pour moi d’un prix inestimable.

CRISPIN.

Et pour Crispin, Nérine un objet tout aimable.

NÉRINE.

Vous m’aimez donc ?

CRISPIN.

Très fort. Pour animer nos feux,

Entonnons un duo de soupirs amoureux.

Ils soupirent ensemble.

Ah ! cela va fort bien. Mais faisons plus encore ;

Disons-nous des douceurs.

NÉRINE.

Je t’aime.

CRISPIN.

Je t’adore.

Un baiser.

NÉRINE, le repoussant.

Des soupirs autant que tu voudras ;

Mais pour des baisers, non, ne m’en demande pas.

CRISPIN, fièrement.

À ton vainqueur ! Je parle, oses-tu t’en défendre ?

Allons, point de quartier ; captive, il faut se rendre.

NÉRINE lui donne un soufflet.

Un insolent vainqueur est ainsi respecté.

CRISPIN.

Un soufflet sur ma joue ! un vainqueur souffleté !

Un peu trop loin, morbleu ! la pudeur vous emporte.

Traitez-vous quelquefois Lolive de la sorte ?

NÉRINE.

Non, car Lolive est sage, et d’un sot compliment

N’a jamais mérité le juste châtiment :

Mais pour toi, qui m’as pris pour une de ces folles

Que l’on surprend avec de bruyantes paroles,

Des airs extravagants, des gestes affectés,

Ressource et seuls talents de cerveaux démontés,

Inventeur d’un jargon qui n’est qu’à leur usage ;

Si tu crois m’imposer par leur fade étalage,

Tu te trompes bien fort ; compte sur cent soufflets,

Si sur un pareil ton tu me parles jamais.

CRISPIN.

Parbleu ! mon ton était plus plaisant que le vôtre.

NÉRINE.

Avec vous cependant je n’en prendrai point d’autre.

Adieu, mon cher.

CRISPIN, seul.

La femme est un traître animal !

Si mon maître est reçu d’un air aussi brutal,

Nous voilà bien payés de notre complaisance !

Par ma foi, je voudrais qu’il eût la même chance ;

Je n’en saurais douter, puisqu’on m’a rebuté ;

Et je crois le valoir, sans nulle vanité.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Ma foi (car je vous puis parler avec franchise)

Nous faisons l’un et l’autre une grande sottise ;

Et croyez-moi, Monsieur, pour de moindres raisons,

On a mis bien des gens aux Petites-Maisons.

LÉANDRE.

C’est bien à toi, maraud, de blâmer ma conduite.

LOLIVE.

Si j’ose la blâmer, c’est que j’en crains la suite.

Je voudrais bien pouvoir retirer mon enjeu,

Et vous feriez fort bien d’en faire autant. Le feu

N’est pas encor bien grand ; mais songez qu’il faut craindre

Qu’il ne prenne si bien qu’on ne puisse l’éteindre.

LÉANDRE.

Tais-toi.

LOLIVE.

Je me sens là remuer dans le cœur

Certain je ne sais quoi qui me prédit malheur.

N’avez-vous point aussi quelque trouble dans l’âme ?

Damon est beau, bienfait, votre maîtresse est femme ;

Et Nérine, et Crispin... Ah ! pour notre repos,

Nous avons là choisi deux étranges rivaux !

Qui peut vous assurer que, s’ils venaient à plaire,

Ils nous feraient de tout un récit bien sincère ?

Nous risquons diablement votre honneur et le mien :

Ils se feront aimer, et nous n’en saurons rien.

LÉANDRE.

Je connais de Damon le cœur et la franchise,

Et ne crains de sa part faiblesse ni surprise.

LOLIVE.

Moi, j’ai peur que Crispin d’un objet trop chéri

Ne soit l’amant discret, moi le triste mari.

LÉANDRE.

Oh ! finis ; laisse là tes ridicules craintes.

LOLIVE.

Par avance, Monsieur, je vous porte mes plaintes,

Et souhaiterais fort que ces réflexions...

LÉANDRE.

Encor ? Garde pour toi tes sottes visions.

Ce fou ne laisse pas de me remplir la tête

D’objets fâcheux.

LOLIVE.

Ce fou, Monsieur, n’est pas trop bête.

Mais Nérine en ce lieu vous cherche apparemment.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, NÉRINE, LOLIVE

 

NÉRINE.

C’est vous ? On a le temps, Monsieur, en vous aimant,

De pouvoir s’ennuyer. De vos froides manières

Julie, en vérité, ne s’accommode guères :

Je prévois qu’elle et moi ne pourrons désormais

Vous parler à tous deux, vous voir que par placets.

Se faire souhaiter, et se rendre si rare,

C’est se donner près d’elle un mérite bizarre.

LÉANDRE.

Je l’évite, et je veux lui sauver, si je puis,

La part qu’elle prendrait au chagrin où je suis.

LOLIVE.

Et moi, qui suis chagrin des chagrins de mon maître,

À tes regards joyeux je ne veux point paraître.

NÉRINE.

Oh ! pour moi, tes froideurs m’embarrassent fort peu ;

Je puis, quand je voudrai, te faire voir beau jeu.

LOLIVE, à Léandre.

Crispin s’est déclaré déjà.

LÉANDRE.

Cela peut être :

Je voudrais bien savoir ce qu’aura fait son maître.

LOLIVE.

Hé ! nous ne le saurons peut-être que trop tôt :

Je crains que notre honneur n’ait déjà fait le saut.

 

 

Scène III

 

JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, LOLIVE

 

JULIE.

Je viens me plaindre à vous de vous-même, Léandre :

À votre procédé je ne puis rien comprendre.

Vous marquez, pour me voir, si peu d’empressement,

Que, sans vous faire tort, je pourrais aisément,

Voyant que notre hymen chaque jour se diffère,

Soupçonner que peut-être une autre a su vous plaire ;

Mais mon cœur, qui ne peut que penser bien de vous,

N’est point fait pour avoir ces sentiments jaloux.

LÉANDRE.

Penser ainsi d’un cœur, qui tendrement vous aime,

C’est lui rendre justice, et la rendre à soi-même.

Hé ! quels jaloux soupçons pourraient vous alarmer ?

Qui vous aime une fois, doit toujours vous aimer.

Mais, Madame, inquiet de la santé d’un père,

Par qui de mon bonheur le moment se diffère ;

Toujours triste, rêveur, à moi-même ennuyeux,

J’ai voulu quelque temps me soustraire à vos yeux.

Vous cacher ma douleur, est-ce donc faire un crime,

Madame, et votre plainte est-elle légitime ?

JULIE.

Quelque juste raison qui vous puisse affliger,

Vos chagrins avec moi doivent se partager.

Loin de suivre un devoir où l’amour vous engage,

On dit que vous allez faire à Tours un voyage.

LÉANDRE.

Non. Monsieur votre père a paru souhaiter

Que je restasse ici. J’ai promis de rester.

LOLIVE.

La nature a cédé, Madame, à la tendresse ;

Vos droits vont les premiers, tout leur cède...

NÉRINE.

Encore est-ce ;

L’effort est grand.

JULIE.

Enfin, vous ne partirez point,

Léandre ; me voilà tranquille sur ce point :

Mais je vous avouerai que je ne saurais l’être,

Sur l’indiscret aveu qu’un ami lâche et traître...

LÉANDRE.

Madame...

JULIE.

C’est un trait si perfide, si noir...

LOLIVE, à Léandre.

On a parlé.

LÉANDRE, à Lolive.

Tant mieux.

À Julie.

J’ai peine à concevoir...

JULIE.

Ah ! Léandre, il n’est plus d’ami sûr, véritable,

Et ce titre, à tout autre autrefois préférable,

Ne sert plus qu’à cacher, sous un nom respecté,

Des motifs d’intérêt, ou bien de vanité.

J’ai peine, en le disant, à le croire moi-même.

Damon...

LÉANDRE

Hé bien, Damon ?

JULIE.

C’est un perfide, il m’aime.

LÉANDRE.

Qui vous l’a dit ?

JULIE.

Lui-même.

LÉANDRE.

Ah, madame !

NÉRINE.

Et Crispin,

À l’exemple du maître, est un fieffé coquin,

Qui, si je l’eusse cru...

LOLIVE, à Léandre.

Vous voyez que les drôles

Se sont peu fait prier pour commencer leurs rôles.

LÉANDRE.

Madame, à ce discours j’ai peine à donner foi,

Damon a trop d’égards, trop d’amitié pour moi.

LOLIVE.

Ce qu’on nous dit ici, Monsieur, ne saurait être :

Le valet est pour moi ce qu’est pour vous le maître.

JULIE.

Je ne veux plus le voir, et je veux qu’aujourd’hui,

Léandre, vous rompiez tout commerce avec lui.

LÉANDRE.

Ce que vous demandez m’embarrasse et m’étonne.

Quel prétexte à cela voulez-vous que je donne ?

C’est de son amitié, non de sa passion,

Que Damon vous a fait la déclaration ;

Quand même il brûlerait d’un amour véritable,

Ce que je sens pour vous le rend bien excusable.

Ne vous alarmez point de ce qu’il vous a dit.

JULIE.

Je ne lui veux de mal qu’autant qu’il vous trahit.

De l’aveu qu’il m’a fait vous n’avez rien à craindre :

Vous en êtes content, je cesse de m’en plaindre ;

Mais cependant le peu de sensibilité

Que cause à votre cœur son infidélité,

Me fait connaître en vous un amant bien facile.

On aime faiblement quand on est si tranquille.

LÉANDRE.

L’excès de mon amour...

JULIE.

Vous me le prouvez mal,

Lorsque dans un ami je vous montre un rival.

NÉRINE.

Elle a grande raison, et je pense de même ;

Si l’on n’est pas jaloux, je ne crois pas qu’on m’aime.

LOLIVE.

S’il ne tient qu’à cela, je vais l’être, mon cœur,

Et déjà peu s’en faut que je n’entre en fureur.

LÉANDRE.

Ce qui vous semble en moi tranquillité, faiblesse,

N’est que le pur effet d’une délicatesse...

JULIE.

Je vous crois, et vous veux imiter en ceci,

En vous aimant avec délicatesse aussi.

LÉANDRE.

Damon m’attend, Madame, et je dois l’aller prendre.

JULIE, ironiquement.

N’allez pas le gronder sur un aveu trop tendre.

LOLIVE.

Nérine, au moins...

NÉRINE.

Adieu, messieurs les délicats ;

Quand on y reviendra, vous ne le saurez pas.

 

 

Scène IV

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Hé bien ! qu’en pensez-vous ? Sur de telles affaires

Voilà, sans contredit, des gens bien débonnaires.

À ce qui nous regarde on prend peu d’intérêt.

JULIE.

Un procédé si froid m’offense et me déplaît :

Il nous croit, en tenant une telle conduite,

Moi sans ressentiment, et Damon sans mérite.

NÉRINE.

Et Lolive croit-il qu’un amour excessif

Empêchera mon cœur d’être vindicatif ?

Vous traitez nos avis de pure bagatelle.

Oh bien !...

JULIE.

Pour des amants la méthode est nouvelle.

NÉRINE.

S’ils étaient nos maris encore, ils feraient bien ;

C’est l’ordre, tout savoir, tout voir sans dire rien,

Se contraindre à propos, dissimuler l’offense :

Mais d’amants à maris, grande est la différence.

Il faut qu’un tendre amant soit inquiet, jaloux :

Un regard innocent doit le mettre en courroux :

Une mouche qui vole autour de sa maîtresse ;

Un épagneul qu’elle aime, et qui lui fait caresse ;

Un petit perroquet, qui, prenant sa leçon,

Lui dit : Baisez, baisez, dans son petit jargon ;

Père, mère, ou cousin, ou frère qu’elle embrasse ;

Un homme indifférent reçu de bonne grâce,

Un excès d’enjouement, un air un peu chagrin,

Un discours sérieux, un langage badin,

Une chimère, un geste, un rien, une migraine,

Tout intrigue un amant, et le tient en haleine.

JULIE.

Sur ce pied-là, Nérine, on nous aime bien peu.

NÉRINE.

Je le sens comme vous : nos gens n’ont point pris feu ;

Et vous m’en voyez, moi, toute scandalisée ;

Il est fort mal plaisant d’être ainsi méprisée.

Mais Damon vient à nous.

JULIE.

Tâchons de l’éviter.

 

 

Scène V

 

JULIE, DAMON, NÉRINE, CRISPIN

 

DAMON.

Vous me fuyez, Madame ! Hé ! daignez arrêter.

JULIE.

Je ne veux vous parler, ni vous voir de ma vie.

CRISPIN, à Nérine.

La belle souffleteuse...

NÉRINE.

Ôte-toi, je te prie.

DAMON.

Je ne mérite point ce violent courroux.

CRISPIN, à Nérine.

Je suis le plus lésé ; mais raccommodons-nous.

JULIE, à Damon.

Votre importunité me fatigue et m’outrage.

NÉRINE, à Crispin.

Mon courroux contre toi s’irrite et devient rage.

CRISPIN.

Il est donc à propos de te parler de loin.

DAMON.

Madame !

JULIE.

Vous prenez un inutile soin.

CRISPIN.

Il faut avoir le cœur bien dur et bien arabe.

DAMON.

Je ne dirai qu’un mot.

CRISPIN.

Et moi, qu’une syllabe.

NÉRINE.

Ce ne sera pas là de quoi nous ennuyer.

Écoutons-les, Madame.

JULIE.

Oses-tu m’en prier ?

NÉRINE.

Sûres de ne fâcher Lolive ni Léandre,

Le grand malheur au fond, pourquoi nous en défendre ?

DAMON.

L’aveu de mon amour vous a tantôt déplu,

À m’éloigner de vous je m’étais résolu ;

Et, quoique pénétré de la plus vive flamme,

Ce valet peut vous dire...

CRISPIN.

Oui, nous partions, Madame ;

Outré de vos refus, moi piqué d’un soufflet,

Même dépit chassait le maître et le valet,

Et nous allions tous deux au fond de la Champagne,

Attendre le printemps pour rentrer en campagne.

DAMON.

Madame, de mes feux par moi-même éclairci,

C’est Léandre...

JULIE.

Comment ?

DAMON.

Qui me retient ici.

JULIE.

Léandre est informé par vous...

DAMON.

De ma tendresse,

Et son cœur généreux excuse ma faiblesse ;

Il me plaint, me console, et sa tendre amitié,

De l’état où je suis lui fait avoir pitié.

NÉRINE.

Vous avez un amant bien tendre et pitoyable.

CRISPIN.

Lolive en fait de même, ou je me donne au diable.

DAMON.

Ah ! lorsque je vous ai découvert mon amour,

Madame, ai-je compté sur le moindre retour ?

L’avez-vous cru ? Forcé de rompre le silence,

Je n’ai point soupçonné votre cœur d’inconstance.

Est-ce un crime d’aimer, d’adorer vos appas,

Quand même mon rival ne s’en offense pas ?

Du beau feu que je sens, qu’avez-vous lieu de craindre ?

Laissez-le s’exhaler, le temps pourra l’éteindre.

Votre ami connaît trop votre cœur et le mien,

Et nous estime trop pour s’alarmer de rien.

JULIE.

Damon, avec grand art votre bouche s’exprime.

Je veux bien ne plus voir votre amour comme un crime :

Mais...

NÉRINE.

Sur ce pied, Madame, il n’a pas si grand tort

Que vous et moi l’avions imaginé d’abord.

CRISPIN.

Ni moi. Mal à propos, en faveur de Lolive,

Ta main sur mon visage a pris l’affirmative.

JULIE.

Mais comme enfin l’amour peut se nourrir d’espoir,

Il faut, pour l’étouffer, renoncer à me voir.

DAMON.

Renoncer à vous voir ! Moi, divine Julie !

Commandez que plutôt je renonce à la vie.

JULIE.

Hé bien ! vous me verrez, mais à condition

Que si jamais un mot, si la moindre action,

Un soupir, un regard, un geste vous échappe,

Si trop d’empressement, si trop de soin me frappe...

DAMON.

Ah ciel ! quelle contrainte exigez-vous de moi !

JULIE.

De ce que je vous dis, faites-vous une loi ;

Il faut me le promettre, et me tenir parole.

CRISPIN, à Nérine.

Me veux-tu faire aussi jouer le même rôle ?

JULIE.

Et si vous y manquez, vous pouvez désormais

De ma plus forte haine être sûr pour jamais.

DAMON.

Il faut vous obéir pour ne pas vous déplaire,

Et mourir de douleur, si je ne puis me taire.

Il la reconduit.

CRISPIN.

Mais, Nérine, pour moi qui suis grand babillard,

Si je me tais longtemps, ce sera grand hasard :

Ne pourrais-je parfois, afin qu’il t’en souvienne,

Te dire que je t’aime ?

NÉRINE.

Oh ! ce n’est pas la peine.

Le diable, quand quelqu’un nous a parlé d’amour,

Nous en fait souvenir plus de cent fois par jour.

 

 

Scène VI

 

DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN.

Ce que nous leur disons, le diable leur répète ?

Nous aurons là tous deux un fort bon interprète.

Cela pourrait bien être ; et notre passion

Mérite de leur part quelque réflexion.

L’affaire est en bon train.

DAMON.

Tais-toi, voici Léandre.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, DAMON, CRISPIN, LOLIVE

 

LÉANDRE.

Avec empressement, ami, je viens t’apprendre,

De l’aveu de tes feux quel est l’heureux effet.

DAMON.

Le sais-tu de Julie ? En es-tu satisfait ?

LÉANDRE.

De ce premier succès que mon âme est charmée !

Julie est contre toi de fureur animée,

Te nomme indigne ami, perfide, scélérat,

Et me veut faire, moi, rompre avec un ingrat.

Conçois-tu le plaisir que ce succès me cause ?

DAMON.

Conçois-tu les chagrins à quoi cela m’expose ?

Je vois que tu seras content de ton côté,

Et que je serai, moi, méprisé, détesté.

De ton entêtement tu me rends la victime ;

Tu t’assures du cœur, et moi, je perds l’estime.

LÉANDRE.

Va, va, je prendrai soin de calmer son esprit.

DAMON.

Non, non, la vérité passe encor ton récit.

Ses regards, ses discours, une prompte retraite...

CRISPIN.

Plus, un soufflet que j’ai reçu de la soubrette.

LOLIVE.

Fort bien.

DAMON.

Que te faut-il encore après cela ?

Sois content, je te prie, et demeurons-en là.

LÉANDRE.

Mon repos, mon honneur, tout veut que je poursuive.

DAMON.

Je viens de faire encore une autre tentative.

LÉANDRE.

Hé bien ?

DAMON.

C’est encor pis ; soins, transports superflus,

Et, de sa part, mépris, et plus cruels refus.

CRISPIN.

Que nous sommes haïs !

DAMON.

Je me lasse de l’être.

LÉANDRE.

Ah ! que pour moi ton zèle achève de paraître.

CRISPIN.

Oui, oui, nous prétendons le pousser jusqu’au bout ;

Car Lolive vous suit, et vous imite en tout,

Et c’est moi...

LÉANDRE.

Je le sais.

DAMON.

Crois-moi, deviens plus sage,

Et demain, sans délai, conclus ton mariage.

LÉANDRE.

Non, non, elle n’est pas encore où je la veux.

Qui ? moi, je me rendrai sur une épreuve ou deux ?

Celles-ci ne sont rien, j’en médite encore une...

LOLIVE.

Mais aussi n’est-ce point trop tenter la fortune ?

DAMON.

Ton valet est sensé, Léandre. Adresse-toi,

Pour ta nouvelle épreuve, à quelque autre que moi.

LÉANDRE.

Ah ! tu m’ouvres les yeux, et j’entre en défiance.

Julie à t’écouter a moins de répugnance,

Tu crains de triompher.

DAMON.

Non, mais, en vérité,

Si la chose arrivait, tu l’as bien mérité ;

Et je trouve, entre nous, qu’elle t’est trop fidèle ;

Mais les craintes que j’ai ne roulent point sur elle.

LÉANDRE.

Qui crains-tu ?

DAMON.

Je me crains moi-même.

LÉANDRE.

Toi ?

DAMON.

Oui, moi ;

Et s’il te faut ici parler de bonne foi,

Je sens bien qu’en feignant d’adorer ta maîtresse,

Dans l’intrigue mon cœur un peu trop s’intéresse.

Je crains d’être trop vif à suivre ton dessein :

Je suis fort ton ami ; mais je suis homme enfin.

LÉANDRE.

Ah ! que me dis-tu là ?

DAMON.

Je dis ce que je pense.

LÉANDRE.

Tu ne prévois donc pas de longue résistance ?

DAMON.

Crois-moi.

CRISPIN.

Je sens aussi que je m’échauffe trop,

Et l’amour à mon cœur fait courir le galop.

Nérine a des yeux !

LOLIVE.

Oui ! monsieur Crispin, de grâce,

Plus d’épreuve pour moi ; c’est assez, je vous casse.

LÉANDRE.

Je ne sais où j’en suis. Surpris, confus, outré...

Mais enfin quelque sort qui me soit préparé,

Quand j’en devrais mourir ; quand Julie infidèle...

DAMON.

Ah ! tu lui ferais tort de penser ainsi d’elle.

Je puis t’en assurer, Léandre, avec serment ;

Loin d’être disposée au moindre changement...

LÉANDRE.

Je le crois, mais j’en veux une plus forte preuve,

Et pour mettre encor mieux sa constance à l’épreuve,

Je veux qu’elle me croie épris d’un autre objet ;

Et, pour connaître mieux quel en sera l’effet,

Il faut en même temps lui parler de ta flamme,

Et ne rien oublier pour ébranler son âme ;

La plaindre, me blâmer, exalter ses appas.

Son cœur est bien à moi, s’il ne succombe pas.

Poursuis, parle, agis, presse, à toi je m’abandonne ;

Si tu te fais aimer, va, je te le pardonne ;

Et si, par grand bonheur, tu n’es point écouté,

Je pourrai borner là ma curiosité.

LOLIVE.

Oui, mon maître a raison, cette preuve est sensible ;

Elle peut tourner mal, mais elle est infaillible.

DAMON.

Je me rends, je ferai tout ce que tu voudras :

Mais, Léandre, crois-moi, tu t’en repentiras.

LÉANDRE.

Je ne m’en plaindrai point, je veux me satisfaire.

LOLIVE, à Crispin.

Je te rétablis donc, et vogue la galère.

CRISPIN.

Nous allons vous servir affectueusement.

LÉANDRE.

J’en attends le succès avec empressement.

LOLIVE, à Crispin.

Si tu trouves Nérine un peu trop attendrie,

Crispin, que je n’en sache au moins qu’une partie.

CRISPIN.

Non, non.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, DAMON, NÉRINE, CRISPIN

 

JULIE.

Jugez, Damon, de l’état où je suis,

Et par ce que je fais, connaissez mes ennuis.

Je viens vous chercher, moi qui viens de vous défendre

De me voir.

DAMON.

Quel sujet vous oblige...

JULIE.

Léandre

Nous a fait, par Lolive, un récit concerté,

Qui ne contenait pas un mot de vérité.

Son père est en Bretagne, et non pas en Touraine.

DAMON.

Est-il possible ?

JULIE.

Oui, vous le croirez sans peine,

Lorsque vous aurez lu la lettre qu’il écrit,

Dont le style naïf dément tout ce récit :

Lisez.

DAMON lit.

« Mon cher ami, je vous écris de Rennes,

« Où, pour un assez gros procès,

« Je reste depuis six semaines.

« J’en attends un heureux succès.

« Léandre m’a mandé que vous étiez malade ;

« Que la belle Julie avait la fièvre aussi :

« Mais ce ne sera rien, et je me persuade

« Que vous vous portez bien à présent, Dieu merci.

« Pour moi, je suis d’une santé parfaite ;

« Et comme mon ami, par qui je vous écris,

« Demeurera peu de temps à Paris,

« Dès qu’il y sera, je souhaite

« Qu’il assiste à la noce, ou qu’il la trouve faite :

 « Pour peu qu’elle tardât, je serais fort surpris.

« Je suis toujours, avec estime,

« Votre... et cætera, très intime,

« LISIMON. »

JULIE, à Damon.

Au lieu de tout cela, Léandre nous fait croire

Que son père est malade, et nous forge une histoire,

Pour différer la noce, à laquelle il prétend

Que le bon homme veut assister ; qu’il l’attend,

Et que, malgré l’ardeur de son impatience,

Il espère de nous la même déférence.

Dans tous ses procédés, vous voyez qu’il est faux.

NÉRINE.

Le maître et le valet sont deux fieffés marauds.

JULIE.

Vous vous taisez, Damon ?

CRISPIN.

Les vilaines manières !

Ma foi, mon maître et moi ne leur ressemblons guères.

JULIE.

Hé bien ?

DAMON.

Vous me voyez moins surpris qu’interdit.

JULIE.

Sur votre esprit, Damon, si j’ai quelque crédit,

J’en exige à présent une preuve sincère.

Me refuseriez-vous ?

DAMON.

Parlez, que faut-il faire ?

JULIE.

Ne point vous obstiner à paraître discret.

De mon perfide amant vous savez le secret.

Pour quelque objet nouveau son âme est attendrie ;

Ne me déguisez rien, dites-moi, je vous prie,

Tout ce que vous savez de cet attachement.

Ses délais affectés, son refroidissement,

Mettent mon triste cœur dans une incertitude...

Ah, Damon ! tirez-moi de cette inquiétude.

DAMON.

S’il m’a dit son secret, sans me déshonorer,

Quoique vous m’en pressiez, puis-je le déclarer ?

JULIE.

Quoi ! l’état où je suis ne vous fait point de peine ?

Parlez, ou pour jamais soyez sûr de ma haine.

DAMON.

Ah ! ce serait user avec trop de rigueur

Du pouvoir que vos yeux vous donnent sur mon cœur.

NÉRINE.

Crispin, Madame, en sait quelque chose peut-être.

Allons, il faut qu’il jase au défaut de son maître.

CRISPIN.

Diablezot !... Ce serait avec trop de rigueur...

Employer le pouvoir... que vos yeux dans un cœur...

Comment avez-vous dit, Monsieur ?... Enfin, Mesdames,

Nous ne jasons pas, nous, comme vous autres femmes.

JULIE.

Un si constant refus m’irrite et me surprend.

DAMON.

Je veux vous obéir, mon devoir le défend.

NÉRINE, à Crispin.

Es-tu l’esclave aussi d’un devoir si farouche ?

CRISPIN.

Oui, j’ai tourné trois fois ma langue dans ma bouche.

Si chacun, comme moi, pesait ainsi ses mots,

On verrait moins de gens parler mal à propos.

NÉRINE.

Oh ! parle.

CRISPIN.

Me sauter à la gorge, à la face !

NÉRINE.

Parleras-tu ?

CRISPIN.

Comment veux-tu donc que je fasse ?

Lorsque ta blanche main, me serrant le gosier...

Je n’ai pas seulement la force de crier.

NÉRINE.

Il y paraît.

CRISPIN.

J’étrangle au moins. Monsieur, dirai-je ?

DAMON.

Non.

NÉRINE.

Il ne parle point, Madame : étranglerai-je ?

JULIE.

Cessez ce badinage, et sortons de ce lieu.

Vous me refusez donc, Damon ?

DAMON.

Madame...

JULIE.

Adieu.

NÉRINE.

Au diable.

CRISPIN.

Vous voyez comme on nous congédie.

DAMON.

Il faut enfin parler, adorable Julie,

Léandre vous trahit.

JULIE.

Perfide !

DAMON.

Il est charmé

D’un objet moins parfait dont il est moins aimé.

JULIE.

Juste ciel !

NÉRINE.

Et Lolive ?

CRISPIN.

Il fait comme son maître,

Et te trouve si laide à présent...

NÉRINE.

Ah, le traître !

JULIE.

Je sais donc de mon sort l’affreuse vérité !

NÉRINE.

Hom, les chiens !

CRISPIN.

Ce n’est pas par la fidélité.

NÉRINE.

Seriez-vous, comme moi, d’humeur entreprenante ?

Ne vous amusez point à faire la dolente :

On change ; hé bien ! suivons cet exemple, il est bon :

J’aimerai Crispin, moi ; vous aimerez Damon.

CRISPIN.

Fort bien.

NÉRINE.

On ne saurait, en pareille occurrence,

Pour punir deux ingrats trop hâter la vengeance.

CRISPIN.

Que Nérine a d’esprit !

JULIE, à Damon.

Si j’aimais à changer,

En recevant vos vœux je voudrais me venger.

Oui, tout en vous, Damon, me paraît estimable.

Qu’à votre indigne ami je vous tiens préférable !

Mais enfin son exemple est sur moi sans pouvoir :

Il me trahit, l’ingrat ! je veux encor le voir,

Je veux lui reprocher sa lâche perfidie ;

Et quand, par mes transports, il l’aura bien sentie,

Si son perfide cœur est pour moi sans retour...

Le dépit quelquefois, Damon, venge l’amour.

DAMON.

Madame...

JULIE.

Laissez-moi ; dans mon inquiétude

Je sens que j’ai besoin d’un peu de solitude.

CRISPIN, à Nérine.

Verras-tu ton ingrat, toi ?

NÉRINE.

Je ferai beau bruit ;

Et si l’éclat, soufflets, coups de pied, sont sans fruit.

Pour venger mon offense, et pour laver ma honte.

Je te mets de moitié, mon cher Crispin.

CRISPIN.

J’y compte.

 

 

Scène IX

 

DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN.

Tout va bien, leur fierté commence à chanceler,

Nous sommes déjà sûrs d’être leur pis-aller.

DAMON.

Ce pis-aller à tout me semble préférable.

Oui, je trouve Julie un objet adorable.

CRISPIN.

Vous trouvez bien. Nérine est aussi, par ma foi,

Un pis-aller, Monsieur, assez joli pour moi.

DAMON.

Je l’avais bien prévu, qu’il serait impossible

De feindre de l’aimer, sans devenir sensible.

CRISPIN.

Oh ! pour Nérine et moi, je me suis toujours dit

Que nous nous aimerions par goût, ou par dépit.

DAMON.

Mon cœur est transporté. Que je crains qu’il n’éclate !

Ah ! je sens qu’il se livre à l’espoir qui le flatte.

Léandre va se perdre, il n’en faut point douter :

Dans son premier dessein il voudra persister,

Il fera vanité de s’avouer perfide.

Par quel chemin l’amour à mon bonheur me guide !

Il se rend dans mon cœur plus fort que l’amitié ;

Mais par assez d’efforts je suis justifié.

CRISPIN.

Puisque votre ami fait cette sotte entreprise.

Ne pas en profiter serait autre sottise.

DAMON.

L’amour et la raison me parlent ; je me rends.

CRISPIN.

Je trouve, comme vous, mon bon ; et je le prends.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LOLIVE

 

Ah, le maudit courrier ! La fondre l’accompagne :

Qu’il est à la male heure arrivé de Bretagne !

Géronte est contre nous diablement irrité ;

Et Julie et Nérine aussi de leur côté,

Autant que le vieillard vives et pétulantes,

De ce qui s’est passé ne sont pas fort contentes ;

Aussi n’ont-elles pas sujet de s’en louer.

Nous sommes deux grands fous, il le faut avouer.

Je vois de tous côtés s’apprêter un orage ;

Tâcher de l’éviter, c’est faire en homme sage ;

Songeons pour quelques jours à quitter la maison.

 

 

Scène II

 

GÉRONTE, LOLIVE

 

GÉRONTE, sans voir Lolive.

Le coquin, il mourra sous les coups de bâton.

LOLIVE.

Me voilà pris.

GÉRONTE.

Plaît-il ? Ah ! j’aperçois mon homme.

Viens çà, pendard.

LOLIVE.

Monsieur ?

GÉRONTE.

Viens çà que je t’assomme.

LOLIVE.

Si vous ne m’appelez, Monsieur, que pour cela,

Je crois qu’il vaut autant que je demeure là.

GÉRONTE.

Je te rouerai de coups.

LOLIVE.

N’en prenez pas la peine ;

Cette expédition vous mettrait hors d’haleine.

GÉRONTE.

Hé bien ! j’ai des valets propres à cet emploi,

Dont le bras en fera la fonction pour moi.

LOLIVE.

Je sais que vous avez un fort bon domestique,

Trois grands garçons bien faits...

GÉRONTE.

C’est de quoi je me pique.

LOLIVE.

Pleins de zèle pour vous, et c’est avec raison...

GÉRONTE.

Finis. Comme tu sais, c’est ici ma maison.

LOLIVE.

Sur elle, de ma part, n’ayant point d’hypothèque,

Je n’y demande rien, et, comme dit... Sénèque...

C’est mal fait... d’envier l’héritage d’autrui...

Je pense là-dessus sagement, comme lui,

Et je m’en vais, Monsieur.

GÉRONTE.

Non, non, je prétends, traître,

Que si tu sors d’ici, ce soit par la fenêtre.

LOLIVE fuit, et Géronte le retient.

La porte me suffit.

GÉRONTE.

Ah ! changeons de discours.

Es-tu bien fatigué de ton voyage à Tours ?

Attendrons-nous longtemps le père de Léandre ?

LOLIVE.

Monsieur... pour vous parler... si vous voulez l’attendre...

Vous le pouvez... sinon il faudra...

GÉRONTE.

Du Mesnil,

La Jonquille, la Fleur.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, LOLIVE, DU MESNIL

 

DU MESNIL.

Monsieur, que vous plaît-il ?

GÉRONTE.

Allez, et revenez, avec vos camarades,

À ce maître coquin donner vingt bastonnades.

 

 

Scène IV

 

GÉRONTE, LOLIVE

 

LOLIVE, fièrement.

Monsieur, mon maître est homme...

GÉRONTE.

Hé ! je m’en moque bien.

Ton maître ne vaut guère, et toi tu ne vaux rien.

Vous vous raillez de moi, vous outragez ma fille.

Corbleu ! je vengerai l’honneur de ma famille.

LOLIVE.

Je le vois bien, Monsieur, je suis pris comme un sot,

Et vais être assommé si vous lâchez un mot.

Vous êtes si bon, vous ! moi, je suis si sincère !

En vous avouant tout, puis-je sortir d’affaire ?

GÉRONTE.

Et que m’avoueras-tu que je ne sache bien ?

La lettre m’a tout dit.

LOLIVE.

La lettre ne dit rien.

GÉRONTE.

Aurais-tu de nouveau quelque chose à m’apprendre ?

LOLIVE.

Oui ; mais pour le savoir, Monsieur, il faut suspendre

L’ordre injuste et cruel, par vous, mal à propos,

À messieurs vos valets donné contre mon dos.

GÉRONTE.

Après tes lâches tours, et ton effronterie !...

 

 

Scène V

 

GÉRONTE, LOLIVE, DU MESNIL et DEUX AUTRES LAQUAIS

 

DU MESNIL.

Monsieur, nous voilà prêts pour la cérémonie.

LOLIVE.

Je ne le suis pas, moi. Monsieur a la bonté

De remettre l’affaire à ma commodité.

GÉRONTE.

Oui, oui, de quelque instant je veux bien qu’on diffère.

 

 

Scène VI

 

GÉRONTE, LOLIVE

 

LOLIVE.

De quelque instant, Monsieur ?

GÉRONTE.

Compte que ton salaire

Est tout prêt si tu ments, et que je te promets...

LOLIVE.

Hélas ! vous savez bien que je ne ments jamais.

GÉRONTE.

Moi, je le sais ?

LOLIVE.

Monsieur, quand on dépend d’un maître,

On ment, mais sans mentir ; on laisse assez paraître,

Que, quand on ment ainsi... l’on ne dit pas fort vrai,

Et vous-même tantôt en avez fait l’essai ;

Car, quand je vous faisais le récit du voyage

Que je n’avais pas fait... dans tout ce badinage,

Vous compreniez fort bien que je mentais un peu.

GÉRONTE.

Oh ! je m’en suis douté.

LOLIVE.

Je l’ai bien vu, morbleu !

Vous distinguez le faux et le vrai d’une histoire,

Et l’on serait bien fin de vous en faire accroire.

GÉRONTE.

Oui, j’ai l’esprit subtil, et pénétrant.

LOLIVE.

Fort bien.

GÉRONTE.

Apprends-moi donc pourquoi...

LOLIVE.

Ne pénétrez-vous rien ?

GÉRONTE.

Quand tu me l’auras dit, j’en saurai davantage.

Pourquoi tous ces délais, ce prétendu voyage ?

LOLIVE.

Le pourquoi de cela n’est pas bien avéré :

Mais entre nous, mon maître a le chef mal timbré,

Il est fou.

GÉRONTE.

Lui ? Léandre ?

LOLIVE.

Oui, vous dis-je, et peut-être

Suis-je, moi qui vous parle, aussi fou que mon maître.

GÉRONTE.

Je te crois.

LOLIVE.

Vous savez que depuis certain temps,

Malgré tous vos discours, tous vos empressements,

Par lui de jour en jour la noce se diffère.

GÉRONTE.

Vraiment ! c’est de cela que je suis en colère.

LOLIVE.

Il attendait Damon son ami.

GÉRONTE.

Mais pourquoi ?

LOLIVE.

Pourquoi ? pour lui donner un fort plaisant emploi.

GÉRONTE.

Quel emploi ?

LOLIVE.

D’éprouver sa maîtresse.

GÉRONTE.

Julie ?

Ma fille ? L’éprouver ?

LOLIVE.

Doucement, je vous prie ;

Cette épreuve se fait par curiosité.

GÉRONTE.

Qu’est-ce à dire ? Comment ?

LOLIVE.

Mon maître est entêté

De pénétrer à fond s’il est bien vrai qu’on l’aime.

Je veux, de mon côté, le pénétrer de même.

Damon à votre fille adresse donc ses vœux,

Et de Nérine aussi Crispin fait l’amoureux.

C’est, comme vous voyez, un secret infaillible

Pour savoir...

GÉRONTE.

Ce projet est nouveau.

LOLIVE.

Mais risible.

N’est-il pas vrai, Monsieur, que le tour est plaisant ?

Dites.

GÉRONTE.

Le tour ? Le tour est d’un extravagant,

Et ton maître nous fait une offense cruelle.

LOLIVE.

Ce n’est pas tout.

GÉRONTE.

Quoi donc ?

LOLIVE.

Il feint d’être infidèle,

Pour sonder si Julie, infidèle à son tour,

Écoutera Damon.

GÉRONTE.

Jamais, jusqu’à ce jour,

Je n’ai rien entendu qui fût aussi bizarre.

LOLIVE.

Par curiosité son pauvre esprit s’égare.

C’est pour ce rare essai que par tant de détours

Nous différons la noce encor de quinze jours :

De là vient mon voyage et notre apoplexie ;

De là vient votre fièvre et celle de Julie.

GÉRONTE, vivement.

De là vient que Léandre est un fou bien pommé ;

Que, si je faisais bien, tu serais assommé ;

Et qu’on verra bientôt...

LOLIVE.

Monsieur, quoi qu’il arrive,

N’allez pas vous venger sur le dos de Lolive.

GÉRONTE.

Et Léandre, et Damon, et Lolive, et Crispin,

Je ne sais qui des quatre est le plus grand faquin.

Il sort.

LOLIVE.

Le vieillard pense juste, et moi-même j’ai honte...

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, LOLIVE

 

LÉANDRE.

D’où, viens-tu ?

LOLIVE.

De parler au bon homme Géronte.

Nous avons eu tous deux un fort vif entretien.

LÉANDRE.

Et que dit-il ?

LOLIVE.

Il dit que vous ne valez rien ;

Et, comme le plus faible est toujours le coupable,

Il voulait que pour vous mon dos fût responsable :

Mais moi, pour éviter d’être roué de coups,

J’ai, pour vous obliger, tout fait tomber sur vous.

Sachant que vous voulez qu’on vous croie infidèle,

Je ne pouvais trouver d’occasion plus belle.

LÉANDRE.

Bon.

LOLIVE.

Vous êtes, dit-il, un menteur, un fripon,

Et je suis convenu, moi, qu’il avait raison.

LÉANDRE.

Fort bien.

LOLIVE.

Vous trouvez donc que j’ai fait...

LÉANDRE.

À merveilles.

LOLIVE.

Si quelqu’un l’entend mieux je donne mes oreilles.

LÉANDRE.

Et de mon changement il est fort courroucé ?

LOLIVE.

Oui, Monsieur, il s’en tient vivement offensé ;

Et, pour vous dire vrai, je crains quelque vacarme.

LÉANDRE.

Il le faut avouer, cet incident me charme ;

Et quand même avec toi je l’aurais concerté...

LOLIVE.

J’ai l’esprit bien présent, dites la vérité.

LÉANDRE.

On ne peut rien de mieux.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, DAMON, LOLIVE

 

LÉANDRE, à Damon.

Eh bien ! comment Julie

A-t-elle appris par toi ma fausse perfidie ?

Parle : t’a-t-on reçu plus favorablement ?

As-tu de son dépit bien saisi le moment ?

DAMON.

Ce dépit à l’amour ne donne point d’atteinte ;

Tout violent qu’il est, il se borne à la plainte.

Malgré ce que j’ai dit, fidèle à son devoir,

Elle veut te parler, et demande à te voir.

Parle-lui : hâte-toi de la tirer de peine,

Et ne t’expose point à mériter sa haine.

Jusques à certain point on peut blesser l’amour :

Mais qui l’offense trop, l’offense sans retour.

LÉANDRE.

C’est par ce seul moyen, par l’excès de l’offense,

Que je puis être sûr de toute sa constance :

Enfin pour l’éprouver jusques au dernier point,

J’exige encore (ami, ne me refuse point)

Qu’au vieillard qu’aigrira ma fausse perfidie,

Pour toi, de mon aveu, tu demandes Julie.

Voilà le dernier trait pour éprouver son cœur.

Dis-lui que je consens à t’en voir possesseur.

DAMON.

S’il va me l’accorder ? Tu deviens fou, Léandre.

LÉANDRE.

Ah ! c’est elle pour lors qui devra s’en défendre,

Résister à tes vœux, refuser d’obéir,

Te bannir de ses yeux, et même te haïr.

DAMON.

Fort bien ; c’est donc le but de ce que tu projettes ?

Je me refuse à tort à ce que tu souhaites :

Oh bien ! mon pauvre ami, je te déclare net,

Qu’après ce que tu sais, si tu suis ce projet,

Pour te récompenser d’un pareil ridicule,

Je te trahirai, moi, sans le moindre scrupule.

LÉANDRE.

Non ; je te connais trop.

DAMON.

Ma foi, je le ferai.

LÉANDRE.

Je ne le saurais croire.

DAMON.

Oh ! je t’en convaincrai.

LÉANDRE.

Si mon cœur en ceci craint une perfidie,

Va, ce n’est point de toi, ce n’est que de Julie.

Mais par de vains discours c’est trop te retarder :

Parle, au père surtout ; je vais te seconder.

DAMON.

Écoute encore un mot.

LÉANDRE.

Je ne veux rien entendre,

Fais ce que je t’ai dit.

DAMON.

Je t’avertis, Léandre,

Que j’adore Julie.

LÉANDRE.

Tu l’adores ?

DAMON.

Ma foi,

Rien n’est plus véritable.

LÉANDRE.

Eh bien ! tant mieux pour toi ;

Par là, tu mets Julie à la plus vive épreuve.

Ton amour doit produire une infaillible preuve

Que, si l’on te résiste, il n’est aucun effort

Qui de tant de maris m’expose au triste sort.

DAMON.

Je crains que mon amour à la fin ne produise...

LÉANDRE.

Tu te flattes, mon cher : poursuis ton entreprise ;

Je suis presque assuré que l’effet qu’elle aura,

C’est qu’au parfait bonheur elle me conduira.

DAMON.

Elle va te conduire à ta perte infaillible.

LÉANDRE.

Bon !

DAMON.

Tu te souviendras que j’ai fait mon possible

Pour te sauver...

LÉANDRE.

C’est trop insister sur ce point.

Si je suis malheureux, je ne m’en plaindrai point.

 

 

Scène IX

 

DAMON, seul

 

Je n’aurai, grâce au ciel, nul reproche à me faire ;

Et si, pour cet hymen, j’obtiens l’aveu du père,

Et que Julie, enfin, quand elle aura tout su,

S’indigne du dessein que Léandre a conçu,

Dans cette occasion serai-je si coupable

De saisir auprès d’elle un moment favorable ?

Et que doit, après tout, m’importer que son cœur,

Par goût ou par dépit, consente à mon bonheur ?

Je serai trop heureux de posséder Julie.

Peut-être qu’à mon sort par l’hymen asservie,

Elle secondera mes vœux et mon espoir.

Dans les cœurs vertueux, l’amour naît du devoir.

 

 

Scène X

 

DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN, tout essoufflé.

Je vous cherchais.

DAMON.

Qu’as-tu ?

CRISPIN.

Voici bien des affaires.

DAMON.

Comment ?

CRISPIN.

Il m’en viendra quelques coups d’étrivières.

DAMON.

Mais explique-toi donc ?

CRISPIN.

Je sors de là-dedans.

Si vous saviez, Monsieur...

DAMON.

Quoi ?

CRISPIN.

Le diable est aux champs.

On sait tout.

DAMON.

Mais encore ?

CRISPIN.

On croit que pour Julie

Votre amour n’est que feinte, et jeu de comédie,

Entre Léandre et vous en secret concerté,

Pour contenter d’un fou la curiosité.

DAMON.

Qui peut leur avoir dit le nœud de cette intrigue ?

CRISPIN.

Qui ? Pour le découvrir, en vain je me fatigue ;

Car à coup sûr, Monsieur, ce n’est ni vous, ni moi ;

Ni Léandre non plus, ni Lolive, je crois.

DAMON.

À ce que tu me dis je vois peu d’apparence.

CRISPIN.

Le fait est vrai pourtant : donnez-vous patience.

Je m’étais (que cela soit secret entre nous)

Donné près de Nérine un petit rendez-vous :

Je m’y rendais ; un bruit fort grand se fait entendre.

J’écoute pour savoir d’où venait cet esclandre.

La scène se passait dans un appartement

Où les gens du logis n’entrent que rarement :

Cela me fait d’abord craindre quelque aventure ;

Je mets doucement l’œil au trou de la serrure.

Je vois (il n’est pas bon d’être trop curieux)

Nérine et le vieillard, jurant à qui mieux mieux ;

Et Julie, à rêver fortement attachée,

Ne jurait pas si fort, mais était plus fâchée.

Le pétulant bon homme écumait de courroux,

De sa canne et du pied il frappait de grands coups,

Et Nérine disait : « Ce sont des gens à pendre. »

DAMON.

Tout cela ne pouvait regarder que Léandre.

CRISPIN.

Je l’ai cru comme vous, d’abord ; mais, ma foi, non :

On a par-ci, par-là, prononcé votre nom ;

Puis ils ont, à la fin, conclu tous trois en somme,

Que vous étiez, Monsieur, un fort malhonnête homme.

DAMON.

Ah ! que me dis-tu là !

CRISPIN.

Je dis la vérité.

J’ai fort bien entendu, car j’ai bien écouté.

Fort douloureusement la modeste Julie

Disait : « Quoi ! par Damon me voir ainsi trahie !

« Damon. » Vous voyez bien, Monsieur, que c’était vous.

« Crispin est un maraud, qu’il faut rouer de coups, »

Reprenait tendrement l’obligeante Nérine.

« Crispin. » C’est moi ; du moins à ce que j’imagine.

« Pour éprouver mon cœur, feindre d’être amoureux ! »

Disait Julie, « Il faut les étrangler tous deux, »

Disait Nérine. Enfin, tous trois de compagnie,

Sur Léandre et Lolive ont fait une sortie,

En ont dit plus de mal que de nous deux encor ;

Et, comme ils s’apprêtaient à sortir, moi, d’abord

J’ai couru pour venir de ceci vous instruire,

Et pour voir avec vous ce qu’il faut faire ou dire.

DAMON.

Je vais trouver Julie, et je veux lui parler.

CRISPIN.

Donnons à leur courroux le temps de s’exhaler.

Du premier mouvement, Monsieur, je me défie.

DAMON.

Non ! il faut, sans tarder, que je me justifie.

Le hasard la conduit ici fort à propos.

CRISPIN.

Défendons le visage, et leur tournons le dos.

 

 

Scène XI

 

JULIE, DAMON, NÉRINE, CRISPIN

 

JULIE, à Damon.

Vous voilà donc, Monsieur !

NÉRINE, à Crispin.

Ah ! c’est donc vous, beau sire !

CRISPIN, à Damon.

Eh bien, ai-je dit vrai ?

NÉRINE.

Qu’auront-ils à nous dire ?

JULIE.

Sachons un peu, Monsieur, par où j’ai mérité

D’être par vous traitée avec indignité ?

Loin de guérir d’un fou l’injuste défiance,

Vous-même l’appuyez par votre complaisance !

Léandre ose douter de mon cœur, de ma foi,

Et vous lui prêtez, vous, des armes contre moi !

De vous deux, dites-moi, quel est le plus coupable ?

L’un de légèreté m’a pu croire capable ;

Et l’autre montre un cœur indigne, lâche et bas,

De feindre de l’amour, quand il n’en ressent pas.

DAMON.

Je ne prends point ici le parti de Léandre ;

Vouloir le disculper, serait trop entreprendre.

C’est un amant jaloux, curieux, indiscret ;

Je ne sais point par où vous savez son secret :

Mais enfin, il est vrai, qu’ennemi de lui-même,

En vous aimant, Madame, il n’est pas sûr qu’on l’aime.

Contre ses sentiments j’ai longtemps combattu ;

Non que de tels soupçons blessent votre vertu :

Vous devez excuser le trouble qui l’agite ;

Sa crainte est d’un amant peu sûr de son mérite.

JULIE.

Et vous, qui prétendiez me surprendre aujourd’hui,

Monsieur, croyez-vous donc en avoir plus que lui ?

DAMON.

Non ; mais j’ai plus d’amour, plus de délicatesse ;

Je porte un cœur exempt d’une telle faiblesse.

Croyez-vous que ce cœur ait pu feindre avec vous ?

Il fait, de vous aimer, son bonheur le plus doux ;

Et, lorsque mon ami me proposa de feindre,

Je sentais une ardeur que rien ne peut éteindre.

Je ne le trahis point, lui-même il s’est trahi :

Il m’a prié, pressé ; moi, j’ai trop obéi.

Enfin, si vous aimer, vous trouver adorable,

Est un crime pour moi, Léandre en est coupable,

Madame ; et vous seriez trop injuste en effet,

De vouloir me punir d’un mal qu’un autre a fait.

JULIE.

Par votre procédé vous m’avez outragée :

Si vous m’aimez, Damon, je suis assez vengée.

NÉRINE, à Damon.

À votre excuse, vous, vous donnez un bon tour ;

La feinte fâchait plus qu’un véritable amour.

Crispin, en cas pareil, comme elle je suis vive.

CRISPIN.

L’histoire de Léandre est celle de Lolive.

NÉRINE.

Tout de bon ?

CRISPIN.

Tout de bon ; j’en jure par ma foi.

NÉRINE.

Le sot veut donc aussi me faire éprouver, moi ?

Ah ! si je l’avais su, bien loin de me défendre...

J’ai regret au soufflet.

CRISPIN.

Si tu veux le reprendre.

JULIE.

Tant de fois assuré qu’il possédait mon cœur,

Léandre a pu douter de ma sincère ardeur !

Que n’essuierais-je point de son humeur jalouse,

Quand un nœud solennel m’aurait fait son épouse ?

Le moindre objet, un rien troublerait sa raison :

On ne se défait pas d’un semblable soupçon ;

Et lorsque par malheur une âme en est saisie,

Rien ne peut rassurer contre la jalousie.

Non, Léandre jamais ne sera mon époux.

DAMON.

Ah ! j’ose me livrer à l’espoir le plus doux.

Souffrez donc qu’un amant respectueux et tendre,

Sur l’heure, à votre père aille s’offrir pour gendre.

JULIE.

Damon, c’est trop manquer aux droits de l’amitié.

DAMON.

Et c’est (le croiriez-vous) lui qui m’en a prié.

JULIE.

Il vous en a prié, Léandre ?

DAMON.

Avec instance.

NÉRINE.

Autre incident nouveau.

JULIE.

Je me perds, plus j’y pense.

Ah ! c’en est trop ; je sens de moment en moment

Augmenter ma colère et mon étonnement.

NÉRINE.

Qui ne serait surpris d’une telle sottise ?

Il a perdu l’esprit, ou bien il vous méprise.

JULIE.

Ou folie, ou mépris, tout est égal pour moi ;

L’un et l’autre m’oblige à dégager ma foi ;

Et s’il est vrai, Damon, qu’un amant téméraire,

Soigneux de m’offenser, et sûr de me déplaire,

À cet excès d’outrage ait osé se porter...

DAMON.

Mon cœur de quelque espoir pourra-t-il se flatter ?

JULIE.

Le mien, qu’en ce moment agite un trouble extrême,

De ce qu’il doit sentir n’est pas bien sûr lui-même :

Mais il faut que mon père, instruit de tout ceci...

DAMON.

Madame, permettez que je lui parle aussi.

Dans l’instant que par vous il apprendra l’offense,

Vous me verrez m’offrir pour hâter sa vengeance.

Puis-je, de votre aveu, lui demander le sien ?

JULIE.

Souffrez que là-dessus je ne vous dise rien.

Elle sort.

DAMON.

Nérine ?

NÉRINE.

J’entends bien, Monsieur, laissez-moi faire :

J’aigrirai comme il faut, et la fille, et le père.

DAMON.

J’attends tout mon bonheur d’un secours si puissant ;

Toi, Nérine, attends tout d’un cœur reconnaissant.

 

 

Scène XII

 

NÉRINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Ça, Nérine, entre nous, faisons notre partie.

Ne me diras-tu rien aussi par modestie ?

Je suis, comme mon maître, amoureux en effet :

Mais je ne puis longtemps filer l’amour parfait.

NÉRINE.

Tu m’aimes tout de bon ?

CRISPIN.

Oui, je me donne au diable ;

Et de feindre avec toi je ne suis plus capable.

Tes yeux vifs et mourants ont de certains appas

Qui causent là-dedans de terribles combats ;

Et, comme un papillon brûle souvent son aile

À force d’approcher trop près de la chandelle,

Du feu de tes beaux yeux m’étant trop approché...

Je n’en suis pas, ma foi, quitte à meilleur marché ;

Et l’aile de mon cœur presque à demi brûlée...

Fait qu’il ne peut ailleurs... reprendre sa volée :

Ainsi, par conséquent... tu comprends bien cela,

Ne pouvant plus voler... il faut qu’il reste là ;

Et le pauvre Crispin, retenu de la sorte...

Enfin, je t’aime trop, ou le diable m’emporte.

NÉRINE.

Vous vous en expliquez si pathétiquement,

Que j’aurais fort grand tort d’en douter un moment.

CRISPIN.

Promets donc...

NÉRINE.

Je ne puis faire encor de promesse,

Et je veux suivre en tout le sort de ma maîtresse.

Entre ses deux amants le choix qu’elle fera,

Pour Lolive ou pour toi me déterminera ;

Et si tu m’aimes bien, tu prendras patience.

CRISPIN.

Tu veux m’accoutumer à la prendre d’avance :

Mais de notre union quel que soit le succès,

J’aime encor mieux la prendre auparavant qu’après.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Un jaloux est, Madame, un animal bien traître ;

Fort à propos Léandre h vous s’est fait connaître :

À cacher ce qu’il pense il est bien consommé ;

Vous devez le haïr autant qu’il fut aimé :

Mais une bonne fois faites-moi bien comprendre

Si vous aimez toujours le curieux Léandre.

Ne vous sentez-vous point encor pour lui...

JULIE.

Moi ? Non.

Il m’a trop offensée, et j’estime Damon.

Déjà depuis longtemps, par sa froideur extrême,

Léandre dans mon sœur se desservait lui-même ;

Je cachais mon dépit, et sentais, chaque jour,

Que j’aimais par devoir autant que par amour.

Ses feintes, ses soupçons ont achevé l’ouvrage,

Je ne saurais tenir contre un pareil outrage ;

J’ose te l’assurer, l’affaire d’aujourd’hui

Ne permet pas que j’aie aucun retour pour lui.

NÉRINE.

Voilà des sentiments de fille raisonnable ;

Gardez-vous d’en changer.

JULIE.

Je m’en sens incapable,

Nérine ; cependant je veux voir, avant tout,

S’il osera pousser la feinte jusqu’au bout.

Je vais me plaindre à lui de son ardeur nouvelle,

Feindre que j’en ressens une douleur mortelle ;

Je n’épargnerai rien, ni soupirs, ni douceurs,

Ni plaintes, ni regards, ni reproches, ni pleurs.

Heureuse, si je puis, comme je le désire,

Me ressaisir sur lui de mon premier empire,

Rallumer tout l’amour dont son cœur fut épris,

Et l’accabler après de haine et de mépris !

NÉRINE.

Aux mouvements divers qui règnent dans votre âme,

Que le premier amant vous plaît encor, Madame !

JULIE.

Tes yeux seront témoins de mon ressentiment.

NÉRINE.

Et moi, si j’étais vous, sans éclaircissement

J’épouserais Damon ; il est tout fait pour plaire.

Le joli cavalier !

JULIE.

Qui te dit le contraire ?

NÉRINE.

Ma foi, vivent les gens qui portent des plumets !

On en fait des maris qui ne grondent jamais ;

On n’essuie avec eux ni soupçon ni querelle ;

Et lorsqu’au régiment la gloire les rappelle,

Leurs femmes en repos, en pleine liberté,

Passent, comme il leur plaît, le printemps et l’été.

Un époux de la sorte est un grand avantage ;

Qu’il soit six mois absent, c’est un demi-veuvage.

Quel avant-goût ! On vient ; c’est notre curieux.

JULIE.

Tais-toi, tu me vas voir prendre un ton sérieux.

 

 

Scène II

 

JULIE, LÉANDRE, NÉRINE

 

JULIE.

C’est vous, Monsieur ! Pour moi la rencontre est heureuse ;

Mais je crois que pour vous elle sera fâcheuse ;

Car depuis quelque temps j’ai cru m’apercevoir

Que vous ne cherchiez pas fort souvent h me voir.

LÉANDRE.

Comment donc ? Quel sujet avez-vous de vous plaindre ?

Hé, Madame, aime-t-on les gens pour les contraindre ?

Peut-on, sans injustice, exiger d’un amant

Toujours les mêmes soins, le même empressement ?

Faut-il qu’incessamment occupé de tendresse,

Il quitte ses amis pour plaire à sa maîtresse ?

Que lui-même il se fasse une nécessité

De renoncer aux droits de la société ?

Ce serait de sa flamme une preuve éclatante,

Il est vrai ; mais enfin cette preuve est gênante,

Et ce serait bien cher payer de doux moments,

Dont le prix diminue après un certain temps.

NÉRINE.

Le compliment est doux.

JULIE.

Je vous ai laissé dire,

Et vos beaux sentiments n’ont rien que je n’admire.

À les examiner même du bon côté,

Loin d’avoir des amants la vive activité,

D’un mari mécontent vous affectez d’avance

Toute l’impolitesse, et toute l’indolence.

Mon cœur de vains soupçons ne s’est point alarmé ;

Pour un objet nouveau vous êtes enflammé :

Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai dû le connaître,

Vos moindres actions me le font trop paraître :

Un air triste, rêveur, contraint, embarrassé,

Des soupirs affectés, un entretien glacé,

Des regards inquiets, de feintes complaisances,

Un ton brusque, chagrin, de fréquentes absences ;

Un ami, des parents qu’on feint de ménager,

Une affaire importante à quoi l’on veut songer ;

Mille délais nouveaux qu’on fait naître sans cesse,

Plus d’égards empressés, plus de délicatesse ;

Pour conserver un cœur, plus de soins, plus d’efforts,

Plus de vivacité, plus d’amoureux transports,

Plus de serments nouveaux d’une ardeur éternelle :

Que de justes raisons de vous croire infidèle !

LÉANDRE.

Je ne me connais point, Madame, à ce portrait.

NÉRINE.

C’est le vôtre pourtant, à coup sûr, trait pour trait.

Oui, c’est d’un cœur perfide une vive peinture ;

Madame et moi, Monsieur, peignons d’après nature.

LÉANDRE.

Pour bannir les soupçons que vous avez conçus,

Je ne tenterai point des efforts superflus.

En voulant apaiser une femme en colère,

Il arrive souvent qu’on fait tout le contraire ;

Et de mon changement ces soupçons affectés

M’en déguisent peut-être un que vous méditez.

Mieux que vous dans les cœurs, Madame, je sais lire

Et je ne dis pas tout ce que je puis vous dire.

JULIE.

Ingrat ! il vous sied bien de tenir ces discours,

Quand j’ai de sûrs témoins de vos lâches détours !

Vous imaginez-vous couvrir votre inconstance

En me faisant encore une nouvelle offense ?

On ne m’en a pas fait confidence à demi ;

Lui-même il m’a tout dit.

LÉANDRE.

Et qui donc ?

JULIE.

Votre ami.

Le démentirez-vous ?

NÉRINE.

Cela pourrait bien être ;

Ne l’en défiez pas.

LÉANDRE.

Le perfide, le traître !

À qui seul j’ai, par choix, confié mon secret !

JULIE.

Il est donc vrai, cruel ?

LÉANDRE.

Ami trop indiscret !

Je t’avais regardé comme un autre moi-même :

Mais il ne m’a trahi que parce qu’il vous aime.

JULIE.

Ah ! laissez-lui le soin de se justifier :

Mais vous...

LÉANDRE.

Vous savez tout ; que puis-je vous nier ?

J’ai combattu Ion g-temps contre une ardeur nouvelle,

Et l’amour me contraint à vous être infidèle ;

Mon changement devient une nécessité.

NÉRINE, à part.

Non, l’on ne vit jamais menteur plus effronté.

JULIE.

Ah ! je l’avais prévu ! je m’y devais attendre.

LÉANDRE.

En épousant Damon, vengez-vous de Léandre :

Vous nous rendez ainsi justice à tous les deux,

Et vous me punirez en le rendant heureux.

JULIE.

Ah ! ne présumez pas que mon cœur s’abandonne

À suivre par dépit l’exemple qu’on me donne.

Non, dans ses premiers feux mon cœur veut persister ;

Je vous justifierais, osant vous imiter.

Quelque indigne que soit l’affront que vous me faites,

Je vous aime toujours, tout ingrat que vous êtes.

Ah ! cruel, si ton cœur s’ouvrit au repentir,

S’il t’échappait du moins une larme, un soupir !...

LÉANDRE, à part.

Cet excès de bonté me confond et m’accable ;

De feindre plus longtemps je ne suis plus capable.

Haut.

Madame...

JULIE.

Je rougis d’un si honteux aveu.

LÉANDRE.

Il faut vous en faire un...

JULIE.

Adieu, perfide, adieu.

NÉRINE.

Malgré votre inconstance, on vous aime à la rage.

Tenez-vous gai.

LÉANDRE.

Nérine !

NÉRINE.

Adieu, petit volage.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, seul

 

Tout conspire à mes vœux, tout flatte mon dessein ;

On m’aime, je le vois, et j’en suis sûr enfin.

Pendant notre entretien, pour garder le silence,

Que mon cœur pénétré s’est fait de violence !

Ah ! pour douter du sien, je n’ai plus de raisons.

Quelle tranquillité succède à mes soupçons !

Ô curiosité ! qu’on met au rang des vices,

Vous devenez pour moi la source des délices,

Le remède aux soupçons, aux paniques terreurs,

Et la pierre de touche où l’on connaît les cœurs.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, DAMON, CRISPIN

 

LÉANDRE.

Mais j’aperçois Damon, mon bonheur me l’envoie ;

Approche, cher ami, viens partager ma joie.

Tes soins m’ont fait connaître, au gré de mon souhait,

Que je suis destiné pour un bonheur parfait ;

On croit mon cœur épris d’une flamme nouvelle,

Et pourtant on s’obstine à demeurer fidèle.

Pouvais-je me flatter d’un plus charmant espoir ?

Cet excès de plaisir peut-il se concevoir ?

Heureux de te devoir le repos de ma vie !

Mais t’es-tu proposé pour épouser Julie ?

As-tu vu Géronte ?

DAMON.

Oui.

LÉANDRE.

Hé bien, que t’a-t-il dit ?

DAMON.

Il m’a paru piqué d’un violent dépit :

Mais enfin, comme il est bon père de famille,

Il ne prétend, dit-il, gêner en rien sa fille.

LÉANDRE.

Ah ! voilà ce qu’enfin j’avais tant souhaité ;

Julie est sur ce choix en pleine liberté ;

Et je puis aujourd’hui l’obtenir d’elle-même.

Elle croit que je change, et que mon ami l’aime.

Tu vas dans un moment lui présenter ta main.

Qu’elle refuse, ami ; je l’épouse demain.

DAMON.

Crois-moi, dès ce moment que l’hymen vous unisse.

LÉANDRE.

Ah ! poussons jusqu’au bout mon heureux artifice,

Compte que ce n’est pas à présent sans effort ;

Mais laisse-moi jouir des douceurs de mon sort.

Bientôt dans les transports d’une âme satisfaite...

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, DAMON, LOLIVE, CRISPIN

 

LOLIVE, à Léandre.

Je viens vous avouer la faute que j’ai faite,

Et vous prier, Monsieur, de vouloir m’écouter ;

Il faut que vous sachiez...

LÉANDRE.

Que me veut-il conter ?

LOLIVE.

Le bâton m’a fait peur, et j’avoue, à ma honte,

Que j’ai dit...

DAMON.

J’aperçois Julie avec Géronte.

LÉANDRE.

Crois que pour moi son cœur ne peut se démentir.

DAMON, à part.

Il s’obstine à se perdre, il faut y consentir.

 

 

Scène VI

 

GÉRONTE, JULIE, NÉRINE, LÉANDRE, DAMON, LOLIVE, CRISPIN

 

LOLIVE, à Léandre.

Les voici ; songez bien...

LÉANDRE.

Oh ! garde le silence,

Ou vingt coups de bâton seront ta récompense.

LOLIVE.

Et la vôtre sera... Nous allons voir beau jeu.

LÉANDRE, à Géronte.

Vous êtes informé...

GÉRONTE.

Je sais que, depuis peu,

Vous avez...

LÉANDRE.

Je rougis, Monsieur, de cette affaire.

GÉRONTE.

Vous n’en avez pas fait cependant grand mystère.

À Julie.

On n’en peut plus douter, ton infidèle amant,

Ma Julie, avec nous veut rompre absolument.

JULIE.

S’il est bien vrai, Monsieur, qu’un autre objet l’engage,

On voudrait vainement retenir un volage.

GÉRONTE, à Léandre.

Votre exemple, Monsieur, sera suivi de près :

Que le ciel vous conduise, et laissez-nous en paix.

À Julie.

Léandre te trahit ; Damon s’offre à sa place,

J’y donne mon aveu.

DAMON.

Pour vous en rendre grâce,

Je n’imagine point de termes assez forts,

Et n’ai, pour m’exprimer, que mille doux transports.

LÉANDRE.

Que tu fais bien, Damon, de soutenir la feinte !

GÉRONTE, à Julie.

Crains-tu de t’expliquer ; parle-nous sans contrainte.

Dis, n’acceptes-tu pas Damon pour ton époux ?

LÉANDRE, à Damon.

Je m’en vais triompher.

JULIE.

Il m’eût été bien doux

De me voir pour jamais unie avec Léandre ;

Il sait que je l’aimais de l’amour le plus tendre.

J’ai tantôt par lui-même appris son changement,

Sans que mon cœur ait pu changer de sentiment,

Je suis toujours la même.

LÉANDRE.

Ah ! c’est trop me contraindre ;

Adorable Julie ! il n’est plus temps de feindre :

Je le connais, ce cœur, il est tendre et constant ;

Vous m’aimez, j’en suis sûr, et je suis trop content.

JULIE.

Comment donc ?

LÉANDRE.

Il vous faut expliquer ce mystère :

Peut-être trop longtemps ai-je osé vous le taire :

Mais enfin, de vous seule uniquement charmé,

Je doutais, il est vrai, du bonheur d’être aimé.

Pardonnez à l’amant une tendre faiblesse ;

Pardonnez à l’ami cette feinte tendresse

Que, pour vous éprouver, il affectait pour vous.

C’est moi qui l’ai prié d’aller à vos genoux,

Madame, vous jurer une amour éternelle,

Et vous persuader que j’étais infidèle.

Après bien des combats, il m’a prêté ses soins ;

Tous l’avez cru, Madame, et ne m’aimez pas moins

Il a plus fait encor, mais c’est à ma prière ;

Il vous a demandée à monsieur votre père ;

Il en obtient l’aveu, j’ai toujours votre cœur.

Voilà ma main, Madame.

JULIE.

Il n’est plus temps, Monsieur :

De vos honteux soupçons je crains l’indigne suite ;

Mon repos, mon honneur, veulent que je l’évite.

Sans courroux, sans aigreur, je m’explique avec vous,

Et j’accepte aujourd’hui Damon pour mon époux.

LÉANDRE.

Madame, à votre tour, je crois, vous voulez feindre ;

Mais d’un pareil ami j’ai lieu de ne rien craindre.

L’exacte probité dont son cœur suit la loi...

DAMON.

Cet effort, par malheur, ne dépend plus de moi.

Je te plains ; mais enfin, s’il faut que je le dise,

Voilà le digne fruit de ta folle entreprise.

Si tu m’en avais cru, loin d’être malheureux,

Tu te verrais, Léandre, au comble de tes vœux.

LOLIVE.

Au tour que cela prend, je puis juger d’avance

Que j’aurai même prix de mon impertinence ;

Et, voyant le danger d’être trop curieux,

Sans vouloir m’éclaircir, je vous fais mes adieux.

NÉRINE.

Fort bien.

CRISPIN, à Nérine.

Pour éviter des disgrâces pareilles,

J’aurai soin de fermer mes yeux et mes oreilles.

Madame se déclare et te donné le ton :

C’est à toi maintenant à sauter le bâton.

NÉRINE.

Comme tu me promets toute ta confiance,

Je ne veux pas plus loin pousser ta patience ;

Mais point d’épreuve, au moins.

GÉRONTE.

Finissons l’entretien.

LÉANDRE, en s’en allant.

Je perds tout ce que j’aime, et le mérite bien.

CRISPIN, au Parterre.

Pour réfléchir, Messieurs, la matière est fort ample.

Amants, maris jaloux, profitez de l’exemple ;

Soyez de bonne foi, croyez qu’on l’est aussi ;

Et pour prendre leçon, venez souvent ici.


[1] Ces deux rimes féminines de suite, qui ne se trouvent pas dans les éditions antérieures à celle du Louvre, 1757, in-4°, proviennent des changements et additions indiqués par l’auteur, et qui n’ont été imprimés qu’après sa mort.

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