Le Conscrit (Ferdinand LALOUE - Jean-Toussaint MERLE - Antoine SIMONNIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 20 novembre 1823.

 

Personnages

 

JACQUES, garçon de ferme chez Germaine

MARIE, jeune villageoise

CHARLES, conscrit, amant de Marie

FRANCŒUR, sous-officier, chargé de conduire les conscrits

GERMAINE, fermière

UN TAMBOUR

CONSCRITS

HABITANTS des deux sexes

 

La scène est dans un village.

 

Le Théâtre représente une place de village : à droite, la maison de Germaine ; à côté, est l’écurie. On doit voir à l’entrée un râtelier, une botte de foin, etc. etc.

 

 

Scène première

 

LE TAMBOUR, suivi des villageois, après avoir battu le rappel

 

Air : Du petit tambour de la Garde Nationale.

Par ordre supérieur,
Les jeunes gens du village
Sont informés du passage
De l’officier recruteur.
Pour former un’ compagnie,
Aux brav’s faisant un appel,
Par son ordre je publie
Cet avis d’après lequel
Les conscrits sont invités
À se rendre à la mairie,
Afin d’être visités
Et puis enrégimentés.

TOUS.

Par ordre supérieur, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

MARIE, CHARLES

 

MARIE.

Tu n’es donc pas obligé de les suivre, Charles ?

CHARLES.

Oh, non ! j’irai seul chez M. le Maire !... je n’ai pas besoin de courir les rues pour faire voir mon chagrin à tout le monde... il ne me manquerait plus que de mettre mon numéro sur mon chapeau.

MARIE.

Oui, avec cela que le sort t’a bien traité !...

CHARLES.

Ce n’est pas de partir que je suis chagrin, c’est de te quitter ; tu le sais, l’année dernière, quand ta mère pensait à te marier à ce fermier de Sevran, je voulais partir, quoique je n’eusse pas l’âge ; ainsi,, ce n’est pas le courage qui me manque, et le, métier de soldat me conviendrait comme à un autre...

MARIE.

C’est que c’est si dur de se quitter, quand on s’aime comme nous nous aimons ; mais aussi, t’es chanceux, mon pauvre Charles, du premier coup, tu tombes sur le numéro 3.

CHARLES.

C’est vrai, tandis qu’il y a dans ce village tant de gens que rien n’attache plus à un pays qu’à un autre... moi qui aime tant ma bonne mère, et qui trouve tant de bonheur dans l’amour que j’ai pour toi !... il faut partir... il faut quitter tout ce qui m’attache ici ; allons, je vois qu’il faut que je me fasse bien vite général pour me consoler un peu.

MARIE.

Tu ne m’oublieras jamais, n’est-ce pas ?

CHARLES.

Oh ! jamais !

MARIE.

Si tu ne m’écrivais pas... si je ne recevais pas de tes nouvelles, je dirais : c’est que ça n’lui est pas possible ! à la guerre on n’fait pas c’qu’on veut...

CHARLES.

Oh ! ça ; c’est bien vrai !

Air : De Marianne.

Les courriers, malgré leur vitesse,
N’sont point aux ordres du soldat ;
D’ailleurs, comment à sa maîtresse
Écrire au moment du combat ?
Peut-on penser
À lui tracer
D’tendres poulets,
Quand ronflent les boulets ?
Non, mais j’os’ dire
Que pour t’écrire, Je saurai bien
Trouver un aut’ moyen :
Dans les camps, d’vant les citadelles,
De l’honneur suivant le chemin,
Je m’distingu’rai pour que l’bulletin
Te donne d’mes nouvelles.

MARIE.

L’soldat qui doit t’emmener, est arrivé hier...

CHARLES.

Oui, je le sais...

MARIE.

C’est le cousin de madame Germaine, notre bonne maîtresse, il y avait longtemps qu’elle désirait le voir... mais quand j’avons su pourquoi il venait, j’aurions voulu le voir bien loin...

CHARLES.

On dit que c’est un brave homme ?...

MARIE.

Oh ! oui, malgré ses grandes moustaches, il n’est pas méchant... nous lui recommanderons d’avoir bien soin de toi.

CHARLES.

Je te quitte un instant ; il faut que j’aille à la mairie...

MARIE.

Tu reviendras bien vite ?

CHARLES.

Je partagerai, entre toi et ma mère, les derniers instants qui me restent.

Air : Du vaudeville des Amours d’été.

Au r’voir ! j’allons de ce pas
Chez l’mair’ nous faire connaître ;
Au r’voir, j’y vais de ce pas !

MARIE.

Eh quoi ! tu ne pleures pas ?

CHARLES.

Moi, pleurer ! y penses-tu ?
Pour un lâche on m’prendrait p’t’être !
Quoiqu’ par l’amour combattu,
J’ons d’la force et d’la vertu.

Ensemble.

CHARLES.

Au r’voir ! j’allons de ce pas, etc.

MARIE et GERMAINE.

Au r’voir ! va donc de ce pas
Au mair’ te fair reconnaître.
Au r’voir ! vas-y de ce pas,
À r’venir ne tarde pas.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MARIE, GERMAINE, qui a paru sur sa porte pendant les dernières reprises de l’air

 

GERMAINE, à part.

Ces pauvres enfants, ont-ils du chagrin... oh ! si j’étais plus riche, Charles, ne partirait pas !...

MARIE, s’essuyant les yeux.

Ah ! c’est vous, madame Germaine...

GERMAINE.

Tu as pleuré, ma pauvre Marie !

MARIE.

N’avez-vous pas entendu le tambour... il va partir...

GERMAINE.

Oui, mon cousin me l’a dit c’matin... écoute donc, mon enfant, il faut te consoler, il reviendra !... et puis tu verras comme il sera changé, il sera beau comme mon cousin Francœur !...

Air : Ils sont les mieux placés.

Ton Charles n’a, ma chère,
Ni maintien, ni façon ;
Rien n’est tel que la guerre
Pour former un garçon.
En r’venant, faut qu’tu l’saches,
Militaire parfait,
Il aura des moustaches.

MARIE.

Je l’aim’ mieux comme il est.

GERMAINE.

Nous le r’verrons, oui certes !
Pourtant je n’te dis pas
Qu’il ne f’ra point la perte
Ou d’un’ jambe ou d’un bras.
Mais alors tu peux m’croire,
Pour prix d’quelque haut lait,
Il s’ra convert de gloire.

MARIE.

Je l’aim’ mieux comme il est.

 

 

Scène IV

 

MARIE, GERMAINE, JACQUES

 

JACQUES, arrive tenant un panier rond à vanner de l’avoine et quelques autres ustensiles d’écurie.

Oh ! eh ! oh ! là, là, là, n’passe pas derrière la grise, petit, quand elle mange l’avoine elle ne connait personne... oh ! ça ! elle ne vaut pas les quatre fers d’un... ah ! vous voilà, madame Germaine, tenez, je suis d’une humeur de possédé.

GERMAINE.

Tu as de l’humeur, mon garçon ?

JACQUES.

Dam’, qui est-ce qui n’en aurait pas, là ! c’est comme un fait exprès... il n’y a plus moyen de rien faire ici ! ça ne peut pas durer comme ça... non, il faut que ça change !...

GERMAINE.

Qui donc te met si fort en colère ?...

JACQUES.

Jarni ! il y a ben d’quoi ! on veut m’faire passer pour un faignant ; tout à l’heure, j’vas dans l’écurie pour donner à manger aux bêtes, c’était fait, elles avaient déjeunées aussi bien qu’vous et qu’moi ; j’vas dans la basse-cour pour voir si nos volailles n’ont besoin de rien, l’abreuvoir et la mangeoir étions pleines ; j’vas au jardin, pas un coup de râteau à pou voir donner ; vous conviendrez qu’c’est enrageant.

GERMAINE.

Quel mal y a-t-il donc à cela ?

JACQUES.

Comment, quel mal ? croyez-vous que c’est agréable pour un garçon d’sentiment d’avoir l’air de manger du pain qu’il ne gagne pas ?... c’est mamzelle Marie qui fait tout ! enfin, je n’suis pas exigeant, j’demande à partager : qu’elle prenne le jardin et qu’elle me laisse l’écurie... je n’dis rien, mais. qu’elle se méfie d’la grise, elle ne connait que moi !...

GERMAINE.

Comment, mon pauvre Jacques, tu es jaloux ?

JACQUES.

Pardine ! tiens ! qui n’serait pas jaloux ? d’puis sept ans que je sommes à vot’ service, ai-je-t’y jamais manqué à mon d’voir ? eh ! ben, gn’y a pas six mois que c’te petite fille est devenue ma camarade, et c’est toujours pour elle qu’est l’ouvrage... Marie, fais ceci ! Marie, fais cela ! faut qu’ça’soit Marie qui aille là !... on n’me commande presque plus rien à moi ! oh ! elle est ben heureuse d’être fille, et gentille encore ! car, sans ça...

GERMAINE.

Eh ! bien, qu’est-ce que tu ferais sans cela ?

JACQUES.

 C’que je f’rais, si c’était un garçon ? j’disputerions not’ emploi à coup d’poing, donc !

GERMAINE.

Comment, Jacques !

JACQUES.

Oh ! n’ayez pas peur, madame, je n’suis pas fait pour donner une giffe à une femme, j’n’ons pas été éduqué pour ça... ben au contraire, car dès que mamzelle Marie me regarde tant seulement avec son petit air doux, v’là que j’ris d’aise, et que j’aimons cent fois mieux qu’elle soit une fille qu’un garçon.

GERMAINE.

À la bonne heure !

JACQUES.

Et puis, c’est que j’ons une bonne idée sur elle... vrai ! c’est une pensée... là... comme il faut...

MARIE.

Je ne sais pas quelle est votre pensée, Jacques, mais demandez à madame Germaine si je ne lui dis pas tous les jours que vous êtes un bon garçon ?

JACQUES, joyeux.

Vous dites ça ?... vrai ?... ah ! ben je r’tiens votre parole... parce que mon idée, voyez-vous, je l’ons toujours là... j’vous la dirai quand vot’ M. Charles s’ra parti. !

GERMAINE.

Ne lui parle donc pas de ça, tu vas encore la faire pleurer.

JACQUES.

Tiens, vous êtes bonne, not’ maîtresse, au contraire, il faut que je lui en parle... dam’, c’est que quand il s’ra parti, mamzelle Marie ne me dira peut-être plus : retirez-vous !... vous m’ennuyez !... grand sécot ! que vous êtes bête !... j’au rai plus d’esprit quand je serai tout seul,

À Marie.

Et que vot’ petit joufflu de Charles ne s’ra plus là.

Air : On dit que je suis sans malice.

Hélas ! je ne sais qu’trop, sans doute,
C’qui d’vot cœur lui fraya la route,
Dans un jeune amant l’embonpoint :
Aux yeux d’un’ femm’ ça ne nuit point.
Un homme gras peut plair’ je pense,
Mais pourtant, pendant son absence,
Il ne vaut pas, j’en suis certain,
Le maigre qu’on a sous la main.

On entend Francœur chanter dans la coulisse le refrain de l’air suivant.

MARIE.

C’est M. Francœur... ah ! comme sa présence me trouble !...

 

 

Scène V

 

MARIE, GERMAINE, JACQUES, FRANCŒUR

 

FRANCŒUR.

Air : De ma tante Urlurette.

Eh ! bonjour, mes chers enfants !
Je viens chercher vos jeun’s gens !
Sur ma liste ils vont s’inscrire,
Il faut rire !
(bis.)
Rire et toujours rire !

J’vais donner à ces conscrits
Des armes et des habits ;
Puis, au feu j’vais les conduire,
Il faut rire !
(bis.)
Rire et toujours rire !...

Si dans le fort des combats,
Ils perdent un œil, un bras,
Moi, je s’rai là pour leur dire :
Il faut rire !
(bis.)
Rire et toujours rire !...

GERMAINE.

Comme vous parlez de ça gaiement, mon cousin ; ça n’fait pas autant de plaisir à tout le monde.

FRANCŒUR.

Bah ! laissez donc, cousine ! ces jeunes gens-là n’auront pas plutôt fait deux étapes, qu’ils seront déjà soldats ! et puis, il faudra voir la gaité !... les chansons !...

MARIE.

Ah ! j’en connais un qui ne sera pas gai de longtemps, allez !...

FRANCŒUR.

Vous croyez ça, petite mère ?... quel est donc ce beau garçon ?... je parierais que c’est le souvenir de votre jolie mine qui l’attristera.

JACQUES.

Comment ! vous ne l’connaissez pas ? c’est M. Charles, le numéro trois, le petit conscrit ; il a mis la main sur le numéro trois ; lui, tout d’suite, vlan !... le numéro trois !... un p’tit brun, frisé, qui lui dit toujours : oh ! mamzelle Marie ! que je vous aime ! d’un amour extrême ! qui me met hors de moi même ! Et puis, faut voir le matin, ou quelquefois le soir, quand il lui apporte des bouquets ; il lui dit : c’est des œillets ! ou ben c’est une rose fraîche éclose !... mamzelle Marie alors dit : ah ! que j’suis heureuse d’être votre amoureuse ! M. Charles répond : ah ! que j’suis content d’être votre amant !... et moi j’bisque ! en attendant.

FRANCŒUR.

Oh ! oh ! il paraît que Jacques est aussi amoureux de la petite.

JACQUES.

Eh ! ben, pourquoi donc que je ne serais pas amoureux tout comme un autre ?... est-ce que je n’ai pas le physique ?

GERMAINE.

Allons, tais-toi, imbécile ! et n’ennuie pas M. Francœur de toutes tes bêtises.

JACQUES.

Est-c’ que je vous ennuie, M. Francœur ?... mon sergent ?...

FRANCŒUR.

Non, mon garçon.

JACQUES, à Germaine.

Vous voyez bien !... si j’ennuyais le sergent, le sergent le dirait...

GERMAINE..

Tais-toi, je te dis.

JACQUES.

C’est dit.

GERMAINE, à Francœur.

Eh ! ben, mon cousin, les avez-vous vus ces jeunes gens ?

FRANCŒUR.

Oui !... oui !... ils sont là rassemblés, devant la maison de M. le maire : belle jeunesse, ma foi !... on sera enchanté au régiment !

GERMAINE.

C’est de beaux garçons, c’est vrai ! mais comment voulez vous que ça fasse des soldats ? ça n’a pas quitté son village... c’est doux comme des filles.

FRANCŒUR.

Est-ce que tous les soldats ne sont pas comme ça, avant de quitter les parents ?...

Air : Ce magistrat irréprochable.

Les aut’s aussi de leur village
Avec tristess’ se voyaient emmenés ;
Bientôt après ils reprenaient courage :
Ces jeun’s gens-là feront comm’ leurs ainés !
(bis.)
Dans leur regard la plus noble ardeur brille,
Au champ d’honneur un seul en vaudra dix !
Ne sont-ils pas de la même famille
Que les vainqueurs de Wagram et d’Cadix !

GERMAINE.

C’est vrai, cousin.

FRANCŒUR.

Ah ! ça, ma cousine, je viens déjeuner avec vous, parce que voyez-vous, je pars aujourd’hui.

MARIE, vivement.

Vous partez tout seul, M. Francœur.

FRANCŒUR.

Non pas ! non pas ! je pars avec nos jeunes gens.

MARIE.

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! déjà ! comment ce pauvre Charles va me quitter aujourd’hui !...

JACQUES, riant.

Ah ! ah ! c’est bien fait !... ah ! ah !...

TOUS, étonnés.

Qu’est-ce que tu dis donc ?

JACQUES.

Eh ! ben, j’dis : ah ! ah ! c’est ben fait !...

FRANCŒUR.

Allons, allons casser une croûte, boire un coup, et en route.

JACQUES.

C’est ça !... emmenez tout ça, M. Francœur ! emmenez tout ça !...

GERMAINE.

C’est-y pas beau ce que tu dis là ; si ça s’était arrivé à toi.

MARIE.

Oh ! le mauvais cœur !

Air : Gentille fiancée.

Ah ! mon dieu, que de peine !
S’pourrait-il qu’il partit !

FRANCŒUR.

Entrons chez vous, Germaine,
Car j’ai bon appétit !...

GERMAINE, voyant pleurer Marie.

C’est l’sentiment qui parle,
Pauvre enfant ! quel soupir !

JACQUES.

Voir filer monsieur Charles
Ça fait toujours plaisir.

Ensemble.

FRANCŒUR.

Allons ! point de tristesse !
De cett’ brillant jeunesse,
La gloir’ s’ra la maîtresse
Que je veux lui donner,
Mais il faut déjeuner.

GERMAINE.

Pour ell’ quelle tristesse !
Voyez c’te pauv’ jeunesse !
Son Charl’s l’occup’ sans cesse,
Mais avant d’l’emmener,
V’nez chez moi déjeuner.

MARIE.

Pour moi quelle tristesse !
D’l’amant qui m’intéresse,
Le cœur plein de tendresse
Sut à moi se donner,
Et l’on va l’emmener.

JACQUES, tirant du pain de sa poche.

Ils sont dans la tristesse !
Moi, je suis dans l’ivresse !
Et dans cett’ même ivresse,
En attendant l’dîner,
J’vas toujours déjeuner.

 

 

Scène VI

 

MARIE, JACQUES

 

JACQUES.

Eh ! bien, mamzelle Marie, est-ce que vous n’allez pas déjeuner aussi ?

MARIE.

Cela ne vous regarde pas, laissez-moi tranquille.

JACQUES.

C’est que j’aurions queuqu’ chose à vous dire.

MARIE.

Je n’ai rien à entendre, et moins de vous que de tout autre.

JACQUES, gaiement.

Diable ! vous êtes fière, à c’matin.

MARIE.

Qu’avez-vous donc tant pour vous réjouir ?

JACQUES.

Dame ! j’ons... que... au moins je ne trouverons plus M. Charles sur mon chemin, quand j’voudrons vous dire un mot ou deux de douceur ; et puis que peut-être le dimanche vous trouverez le temps de danser une contredanse avec moi ; gny en avait que pour lui, ça finissait par être tanant !...

MARIE.

N’y comptez pas, je ne veux seulement pas vous parler.

JACQUES.

Bah ! vous dites ca aujourd’hui.

MARIE.

Et je le répéterai tous les jours.

JACQUES.

Ça vous ennuiera, et puis vous direz : Charles est ben gentil, ben aimable, mais il n’est pas ici, qui sait s’il reviendra ?... au lieur que Jacques n’est pas parti, j’puis l’voir tous les jours ; c’est vrai, qu’il n’est pas beau, mais il y en a d’plus laids, gn’y en a pas beaucoup, mais c’est égal, gn’y en a, et puis c’est un bon enfant ! il m’aime bien !... oh ! vous direz ca, mamzelle !... vous le direz, j’en suis sûr !...

MARIE.

Laissez-moi ! vous n’êtes insupportable ! peut-on se faire un bonheur du malheur des autres ?

JACQUES.

Qu’voulez-vous, quand l’malheur des autres fait notre bonheur, faut ben finir par en prendre son parti : d’ailleurs, vous n’étiez pas si triste, il y a trois ans, quand j’ai tiré au sort.

MARIE, pleurant.

Allez ! je ne vous croyais pas si mauvais cœur.

JACQUES, très étonné.

Comment, vous pleurez sérieusement ! est-ce que je vous aurions fait d’la peine à c’point-là ?

MARIE.

Est-ce ma faute, à moi, si je ne vous aime pas d’amour ? j’avais ben d’l’amitié pour vous, ça devait vous suffire, puisque je ne pouvais pas mieux faire.

JACQUES, vivement.

Vous aviez d’l’amitié pour moi, mamzelle Marie ? vous aviez d’l’amitié pour moi ? et vous ne me l’avez jamais dit ?... et v’là qu’vous me l’dites à présent !...

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Un tel aveu me désespère !
Est-ce bien possibl’ ! jarnigoi !
Avant la faute que j’viens d’faire,
Vous aviez d’l’amitié pour moi ?
L’amitié d’un’ personn chérie,
C’n’est pas d’l’amour, je l’savons bien,
Mais d’la part de fille jolie,
Cela vaut toujours mieux que rien.

MARIE.

Oui, car maint’nant j’vous déteste !...

JACQUES.

Ah ! mamzelle Marie !... pardonnez-moi, j’vous en prie ! je n’suis pas méchant ! et puis, j’vous aime tant ! vous êtes si jolie !...

MARIE.

Comment avez-vous pu vous réjouir du départ d’un de vos camarades, d’un ami avec lequel vous avez été élevé, d’un pauvre garçon qui est forcé d’abandonner tout ce qui lui est cher.

JACQUES, avec sensibilité.

Ah ! mon dieu ! qu’est-ce que vous me dites là !... Ça n’a, pas été mon idée.

MARIE.

Et si le malheur voulait qu’il ne revînt pas !... et qu’à la guerre...

JACQUES.

Ah ! mamzelle ! n’en dites pas davantage ! vrai ! vous m’désolez l’âme !... croyez-vous que j’avais réfléchi à tout ça !... j’disais : il va à l’armée, est-ce que j’pensais à la guerre ! j’di sais seulement : j’allons être seul auprès de mamzelle Marie j’l’aimerons tant, qu’elle m’aimera peut-être un petit peu ! car ça s’rait là tout mon bonheur !... mais je ne veux pas avoir du plaisir, et qu’il y en ait d’autres pour ça qui soyont malheureux !... j’aim’rais mieux soupirer et étouffer du matin au soir... et puis toute la nuit...

MARIE.

Air : Du vaudeville de la robe et les bottes.

Vous avez ri des chanc’s peu favorables
Qui dans l’chagrin nous ont plongés ;
Apprenez donc que des maux d’leurs semblables
Les honnêt’s gens sont toujours affligés.
D’vous réjouir vous avez bonne envie,
Mais quant à moi, retenez bien cela,
J’aimerais mieux pleurer toute ma vie,
Que d’jamais rire á ce pris-là.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, seul

 

Tiens, c’est drôle ! j’ons plus envie de rire à présent ! oh ! mais c’est que je ne peux plus rire du tout ! j’ons dans l’cœur comme un regret, un remords !... au fait, elle a raison !... j’ons eu tort ! je m’réjouissions du malheur des autres, et ce n’est pas une réjouissance honnête !... Elle l’a ben senti, mamzelle Marie ! elle m’a fort ben dit, avec sa p’tite voix douce, qui m’a été là... elle m’a ben dit :

J’aimerais mieux pleurer toute ma vie,
Que d’jamais rire à ce prix-là...

Ça voulait ben dire que je riais de Charles, qui soutient sa mère... ah ! dieu ! il me semble l’entendre, c’te petite Marie ! ça m’fait un effet dans l’cœur !... et puis quand elle m’a regarde avec ses yeux si... il me semble la voir, et ça m’fait encore un effet... ça fait deux effets qu’ça m’fait... dans le cœur, tous les deux !... c’te bonne petite Marie ! elle a du chagrin !...

Pleurant.

et dire que j’en ai ri ! c’est ça que je ne peux pas avaler !... d’puis que j’y ons fait c’te peine-là, j’ons sur l’estomac comme un poids de cent livres... avec ça que j’ons mangé d’la galette toute chaude à c’matin ! gny a rien qui fasse autant d’mal comme d’avoir sur la conscience une mauvaise action, et de la pâte ferme ! aussi j’réparerai ma faute ! je l’jurons ! foi d’ Jacques, que je la réparerai !... et pas plus tard que bientôt !...

 

 

Scène VIII

 

JACQUES, FRANCŒUR

 

FRANCŒUR, sortant de la ferme.

Eh ! bien, grand garçon, nous ne sommes pas encore conscrit cette année ?

JACQUES.

Bah ! laissez-donc ! ce n’est pas tous les jours fête ! il y a trois ans que j’ons tiré, et que j’ons amené l’bon numéro.

FRANCŒUR.

Ah ! oui da ! et tu n’en es pas fâché, n’est-ce pas ?

JACQUES.

C’est-à-dire, j’en étions coutent dans l’moment ; je m’disions : eh ! ben, ma foi ! puisque l’sort n’veut pas que j’soyons soldat, tant mieux ! j’resterons à la charrue, on n’est pas si exposé, et puisqu’on dit qu’la guerre est une belle chose quand on en revient, en n’y allant pas, c’est comme si on en était revenu.

FRANCŒUR.

Parfaitement raisonné !

JACQUES.

Oui, mais à présent j’disons plus ça, j’sommes fâché de n’être pas militaire.

FRANCŒUR.

Toi ! ah ! par exemple ! est-ce que tu serais brave ?

JACQUES.

Tiens ! j’crois ben !... pourquoi donc que vous me dites ça ? pourquoi donc que je n’s’rais pas brave comme un autre ?... croyez-vous parc’qu’on n’a pas un habit d’uniforme sur l’dos, qu’ça empêche d’avoir du cœur au ventre.

Air : Du vaudeville de l’homme vert.

Nous savons ben qu’un militaire
Est toujours un homme d’honneur ;
Mais un simpl’ paysan, j’espère,
Peut bien avoir aussi du cœur.
On l’a vu dans maint’ circonstance,
Tous les homm’s deviennent soldats,
Sachez donc que l’on trouve en France
Des braves dans tous les états.

FRANCŒUR.

Touche-là, mon garçon ! tu es un bon enfant ! il serait à souhaiter que ce pauvre Charles, qui se désole, pensât comme toi.

JACQUES.

Ah ! dame ! ça, c’est différent !... peut-être ben qu’si j’étions à sa place, j’penserions comme lui.

FRANCŒUR.

Pourquoi cela ?

JACQUES.

Parc’que si j’étions à sa place, j’serions aimé de mamzelle Marie, puisqu’elle l’aime !... et vous sentez la peine qu’ça doit leux y faire de s’quitter !

FRANCŒUR.

Quand le devoir commande...

JACQUES.

Vraiment oui, quand le devoir commande !... c’est ce que j’dis, moi !... et ça n’empêche pas que j’les plains d’tout mon cœur !...

FRANCŒUR.

Et ce matin, tu riais !

JACQUES.

C’est possible, mais à c’t’heure, j’les plains, parc’que je savons c’que c’est qu’un amant...

FRANCŒUR.

Aimé ?

JACQUES.

Hum ?... plaît-il, sergent ?...

FRANCŒUR.

Tu sais ce que c’est qu’un amant aimé ?...

JACQUES.

Aimé ?... non : je n’savons pas c’que c’est qu’un amant aimé... mais j’savons c’que c’est qu’un amant qui aime, par exemple !... et quand on aime...

À part.

Et qu’on a fait d’la peine à celle...

FRANCŒUR.

Qu’est-ce que tu dis donc ?

JACQUES.

J’dis que c’pauv’ Charles est ben à plaindre, et sa pauvre mère qui n’a qu’lui, qu’est-ce qu’elle va devenir ? ah ! ça, dites moi donc, sergent, est-c’qu’il n’pourrait pas s faire remplacer ?

FRANCŒUR.

Cela serait difficile ! et ça coûterait beaucoup d’argent... et puis d’un autre côté, vois-tu, Charles est un gentil garçon, on n’accepterait pour son remplaçant, qu’un homme qui le valût à peu-près...

JACQUES.

Et s’il s’en trouvait un qui valût mieux qu’lui ?... vous donneriez du retour ?

FRANCŒUR.

De qui veux-tu parler ?

JACQUES.

Quand j’disons mieux qu’lui, il m’semble que c’est vous en dire assez... mesurez sa taille et la mienne...

FRANCŒUR.

Ah ! c’est de toi que tu parles ?

JACQUES.

Parguenne, vous l’voyez bien !... mesurez nos deux tailles, et vous verrez qu’en me prenant à sa place, vous gagnerez au moins un tiers en longueur...

FRANCŒUR.

C’est juste !

JACQUES.

C’est-à-dire, c’est juste... c’n’est pourtant pas un tiers tout juste... un tiers et queuqu’chose : sans compter qu’il n’a pas les jambes tournées comme les miennes ; il a des petites jambes toutes courtes, toutes rondes, c’est pas avec ça qu’on fait son chemin !... regardez-moi ces jambes-là !... v’là des jambes de fantassin !... et ces cuisses-là, comme ça fait le pain de sucre !...

FRANCŒUR.

Charles n’est pas mal fait non plus.

JACQUES.

C’est-à-dire, il a le caractère bien fait, c’est un bon enfant...

FRANCŒUR.

Ah ! ça, voyons, décidément, tu as donc du goût pour l’état militaire ?

JACQUES.

Beaucoup dans c’moment ti ci... c’est p’t-être une idée que je m’fais, mais j’m’imagine que j’sommes né pour aut’ chose que pour conduire la charrue et les bœufs... c’est-à-dire, les bœufs et la charrue... j’mettais la charrue avant les bœufs... et mener les ânes au moulin... c’est pas amusant un âne... faut toujours être après !... aye... donc ! chien d’âne !... hein ? qu’en dites-vous ?

FRANCŒUR.

C’est selon.

JACQUES.

Et un bœuf !... comme c’est monotone !...

FRANCŒUR.

Cela dépend ! à la guerre, Fois-tu, on n’a pas toutes ses aises.

JACQUES.

Je sais bien qu’on mange d’la vache enragée, mais ça se trouve bien, moi qui n’aime pas le bœuf ! et puis ici, on m’fait toujours dîner tout seul, c’est ennuyant ; au moins, quand je serai soldai, j’mang’rai à la gamelle, on est en société, c’est agréable, c’est comme si l’on dînait en ville tous les jours.

FRANCŒUR.

Il est sûr que rien n’est plus gai qu’une caserne.

JACQUES.

D’ailleurs, j’voulons voyager, j’voulons voir cheux l’étranger les beaux sites, les belles terres...

FRANCŒUR.

Air : Tout ça passe en même temps.

Où verras-tu, mon enfant,
Un plus beau pays qu’la France ?
Toujours fertile et riant,
Tout y vient en abondance :
La vigne qui nous fait boire,
Le blé qui couvre nos champs,
Et les lauriers d’ la victoire,
Tout ça pousse
(bis.) en même temps.

JACQUES.

C’est pour ça que j’voulons aller en cueillir, mais à une condition, ça s’rait qu’vous pussiez me faire donner tout d’suite un habit d’uniforme.

FRANCŒUR.

C’est bien facile.

JACQUES.

J’vous en prie !

FRANCŒUR.

C’est ton dernier mot ?

JACQUES.

Oui, j’vous l’ons déjà dit.

Air : Du vaudeville du secret de madame.

C’en est fait, je suis militaire,
Mon sergent, c’est un parti pris !

FRANCŒUR.

Mon cher, sur ce que tu vas faire,
Consulte au moins quelques amis.
Avant de quitter le village,
Comme à ton sort il faut songer,
À bien réfléchir je t’engage.

JACQUES.

Moi, j’vous engage à m’engager.

Ensemble.

C’en est fait, je suis militaire !
Mon sergent, c’est un parti pris.
Pour l’action que je vais faire,
De mon cœur seul je prends l’avis.

FRANCŒUR.

Avant de te fair’ militaire,
Avant qu’ce n’soit un parti pris,
Mon cher, sur ce que tu vas faire,
Consulte au moins quelques amis.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

MARIE, seule, tient d’une main le havresac de Charles, et de l’autre divers effets

 

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! quelle pénible occupation qu’les préparatifs d’un départ !... nous séparer !... peut-être pour toujours... enfin ! v’là ses affaires ben arrangées !... il se souviendra qu’c’est moi qui ai préparé tout ça !

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

En revoyant tous ces objets,
Je veux que jamais il n’oublie,
Qu’en pleurant, la pauvre Marie,
Du départ qui causa ses r’grets,
Fit ell’-mêm’ les tristes apprêts.
Ces marques de ma prévoyance,
Loin d’moi charmeront ses loisirs :
(bis.)
Il est doux de tromper l’absence,
En l’occupant de souvenirs.

 

 

Scène X

 

MARIE, CHARLES

 

CHARLES.

Ah ! c’est toi, ma bonne amie ?

MARIE.

Tiens, Charles, v’là ton havresac ; j’ai préparé moi-même tous les objets qu’il renferme, j’n’ons pas voulu qu’d’autres que moi y touchent...

CHARLES.

Que d’bontés !

MARIE.

Pourquoi ai-je-été forcée d’les avoir, ces bontés-là !... dire qu’on n’a pas pu réunir la somme nécessaire pour te faire remplacer !

CHARLES.

Ma mère voulait vendre sa chaumière et les quatre arpents d’terre qui en dépendent, mais je n’l’ons pas voulu.

MARIE.

Tu as bien fait, mon ami !... malgré la peine que m’cause ton départ, j’sommes ben aise que tu aies conservé l’modeste héritage de tes pères.

CHARLES.

Tu m’approuves donc ?

MARIE

Oui.

CHARLES.

Tant mieux ! c’est une consolation pour moi d’emporter ton estime !... adieu, ma chère Marie ! mille fois adieu !...

MARIE, pleurant.

Adieu, mon ami ! adieu, mon bon p’tit Charles !... ah ! ça, monsieur, j’espère que vous ne s’rez pas inconstant ?

CHARLES.

Je te le jure !

MARIE.

Air : Comme il m’aimait.

Pensez à moi !
Si par fois vous aviez l’envie
De trahir on instant ma foi,
Pour résister, pensez à moi.
Si vous voyez loin d’vot’ patrie,
Quelque femme jeune et jolie,
Pensez à moi !

CHARLES.

Toujours !... dis-moi, Marie, tu auras bien soin d’ma mère, n’est-ce pas, tu iras la voir tous les jours.

MARIE.

Oui, mon ami !...

Air : À l’âge heureux de quatorze ans.

Ta bonn’ mère ! oh ! comm’ je l’aim’rai,
Mes soins lui prouv’rout ma tendresse ;
En ton absence, je serai
L’heureux appui de sa vieillesse.
J’veux qu’ell’ me dise chaque jour,
M’croyant déjà de la famille :
En attendant que mon fils soit d’retour,
Pour lui viens m’embrasser, ma fille.

On entend battre le rappel.

CHARLES.

C’est le rappel !...

MARIE, très émue.

Ah ! mon dieu !...

Elle met la main sur son cœur.

CHARLES.

Air : Vos maris en Palestine.

Le tambour se fait entendre,
C’est le signal du départ !...
Et je dois sans plus attendre,
Voler sous mon étendard !
Je s’rais, tu dois me comprendre,
Honteux du moindre retard.
(bis.)

On entend de nouveau le rappel.

Le tambour se fait entendre !
C’est le signal du départ.

Il sort, Marie court après lui.

MARIE, voulant le retenir dans le fond du théâtre.

Encore un mot !

CHARLES.

Je n’ai plus que le temps d’aller faire mes adieux à ma mère !

MARIE.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

Va, mon ami, cours embrasser ta mère,
C’est le devoir le plus sacré ;
Dis-lui, que de sa peine amère,
C’est moi qui la consolerai.

CHARLES.

Ma bonne mère et toi, Marie,
Également vous régnez sur mon cœur
Car, j’en conviens, si je lui dois la vie,
Peut-être un jour, je te d’vrai le bonheur.

Ensemble.

MARIE.

Va, mon ami, etc.

CHARLES.

Oui, je m’en vais auprès de ma bonn’ mère !
En l’embrassant, je lui prouv’rai
Combien sa tendresse m’est chère,
D’mon mieux, je la consolerai !

 

 

Scène XI

 

MARIE, seule

 

Si j’avions su qu’ça m’fit tant d’peine de l’voir partir, je ne serions pas restée ici, j’aurions été cheux ma tante qui d’meure au village voisin ; ah !... qu’ ça fait d’mal d’aimer un jeune homme qui s’en va...

 

 

Scène XII

 

MARIE, JACQUES, en habit militaire

 

JACQUES.

Air : Me voilà.

Me voilà ! (bis.)
En habit militaire.

MARIE.

Qu’est cela ! (bis.)

JACQUES.

Parbleu ! c’est moi, ma chère !
Me voilà !
Me voilà !

MARIE.

Est-ce que vous partez aussi ?

JACQUES.

Oui, mamzelle.

MARIE.

Il m’semblait qu’vous n’étiez pas d’la conscription de cette année.

JACQUES.

J’en étions pas, mais j’en sommes... dites-moi donc, mamzelle Marie, trouvez-vous que c’t’habit-là m’aille ?

MARIE.

Comment !

JACQUES.

J’vous d’mande si vous trouvez que cet habit-ci m’aille.

MARIE.

Oui ! vous avez une jolie tournure ! je crois que vous ferez un beau militaire.

JACQUES.

Je l’espérons ben !

MARIE.

Vous ?... vous êtes bien fait pour le métier des armes !

JACQUES.

Qu’est-ce qu’il me manque donc... d’ailleurs, on s’accoutume à tout.

Air : Des Amazones.

J’ons cultivé le sol de la patrie,
Pour elle encor j’f’rai c’que j’pourrai du moins,
Un’ bonne mère est-elle plus chérie,
Que par l’enfant qui la combla de biens.
Aisément vous devez comprendre,
Not’ dévouement pour le Roi, pour l’État,
Plus on les aim’ mieux on sait les défendre,
Un laboureur doit faire un bon soldat !

MARIE.

C’est ce costume qui vous donne du cœur ?

JACQUES.

Non, mamzelle, j’en avais avant, et quoiqu’qu’ vous me plaisantiez sur ma tournure, il y a là

Touchant son cœur.

queuque chose qui me dit que c’t’habit-là m’va mieux qu’l’autre.

MARIE.

Du moment où c’est l’avis de M. Jacques !...

JACQUES.

Ça s’rait ben l’vot’ aussi, si vous saviez d’quoi il’r’tourne.

MARIE.

Expliquez-vous, Jacques ?...

JACQUES.

J’vous aime bien, moi, mamzelle !

MARIE.

Oui, vous m’en avez donné une belle preuve !

JACQUES.

J’vous dis que j’vous aime ! et ben tendrement, encore !... y en a qui vous f’raient des serments, qui tomberaient à vos genoux, et qui vous diraient dans leux désespoir : non, mamzelle... c’est-à-dire, oui, mamzelle, puisque vous en aimez un autre, je me moque de la vie comme de l’an quarante ! j’vas m’périr... ou ben j’vas m’noyer !... c’est des bêtises, c’est pas comme ça qu’on prouve son amour.

MARIE.

Non, c’est en se réjouissant des chagrins d’la personne qui n’a pu accepter votre hommage, n’est--ce pas ?

JACQUES.

Du tout ! c’est pas comme ça non plus ; v’là comme on fait : on s’promène en long et en large d’un air rêveur, on réfléchit, et on dit comme ça en réfléchissant tout seul : elle est pourtant bien aimable, c’te p’tite Marie !... et bonne ! ah ! dam’ ? pour bonne, elle l’est autant qu’elle est jolie ! et je l’ai affligée !... comme je serions heureux d’faire queuqu’chose qui lui fût ben agréable !... alors on cherche, voyez-vous ! on cherche c’qui peut vous faire plaisir... et à force de chercher, queuqu’ fois on trouve...

MARIE.

Et qu’avez-vous trouvé ?

JACQUES.

Vous le saurez bientôt, et vous verrez que ce pauvre Jacques n’est pas si noir, qu’il ne sache réparer une faute.

MARIE.

Du moment où vous êtes repentant, Jacques... tout est réparé.

JACQUES.

Pas encore ! mais ça n’tard’ra pas.

On entend dans le lointain la ritournelle de l’air suivant, à laquelle est mêlé le son des tambours.

MARIE.

Ah ! mon dieu ! v’là qu’ils vont partir !

JACQUES.

Un instant ! faut qu’ils s’arrêtent ici, je v’nons d’m’en informer... ainsi, tranquillisez-vous... moi, j’allons dire adieu à mes chevaux.

Il entre dans l’écurie.

Oh ! là ! hé la grise !...

 

 

Scène XIII

 

GERMAINE, à sa porte, soutenant MARIE, FRANCŒUR, conduisant LES CONSCRITS, DEUX TAMBOURS, HOMMES et FEMMES du village

 

FRANCŒUR, conduisant les conscrits.

Air : De Michel et Christine.

Braves jeun’s gens, séchez vos larmes,
Vous reverrez vos bous parents,
Fiers de la gloire de vos armes,
Vous s’rez plus dign’s d’êtr’ leurs enfants,
Allons, voyons, en rang il faut vous mettre,
Attention ! l’appel va commencer ?...

Il tient sa liste et appelle : à chaque nom on répond présent.

Thomas Bertrand !... Simon Canclou !... Louis Bobinet !... Joseph Ledru !... Charles Dumont !...

On ne répond pas.

GERMAINE et MARIE, étonnées.

Ah ! mon dieu ! où est-il donc ?

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, JACQUES

 

FRANCŒUR, appelant plus fort.

Charles Dumont !

JACQUES.

Présent.

GERMAINE et MARIE.

C’est Charles qu’on appelle.

JACQUES.

Présent.

GERMAINE et MARIE.

Comment... c’est toi ?...

JACQUES, achevant le couplet.

Eh ! oui ! c’est moi qui vais le remplacer,
Si vous voulez bien le permettre.

TOUS, avec étonnement.

Eh ! quoi ! c’est lui qui va le remplacer,
Si l’on veut bien le lui permettre.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : De la Sorbonne.

Quoi ! c’est lui,
Aujourd’hui,
Qui pour Charles
Parle !
Il devient son remplaçant !
C’est vraiment
Bien étonnant !

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, CHARLES

 

CHARLES, accourant.

Pardon, M. Francœur, c’est ma mère qui m’a r’tenu ; elle a tant pleuré, c’te pauv’ femme, mais enfin, j’l’ons ben embrassée, et me v’là !

JACQUES.

Eh ! ben, tu peux retourner d’où tu viens.

CHARLES.

Qu’est-ce qu’il dit donc, celui-là ?

Le reconnaissant.

Tiens ! c’est Jacques !... tu pars donc avec nous ?

JACQUES.

Non ! je pars avec eux.

MARIE.

Il remplace quelqu’un.

CHARLES.

C’est peut-être le fils de M. le Maire ?

JACQUES.

Non, c’est l’enfant de ta mère.

CHARLES, lui prenant la main.

Il se pourrait !... quoi ! mon ami ?... mais non ! je ne le souffrirai pas ! qui ! moi ! te laisser partir à ma place ! allons donc ! on me prendrait pour un lâche, et cette idée seule me fait rougir !...

Air : Mon Galoubet.

Oh ! non, jamais !
Sous le coup d’un’ balle ennemie,
Si par malheur tu succombais !
Je dirais donc, l’âme flétrie,
C’est pour moi qu’il perdit la vie !
Oh ! non, jamais !

JACQUES.

C’est comme si tu chantais ! j’y sommes ben décidé ! je voulons prouver à mamzelle Marie qu’elle s’est trompée sur mon compte !... d’ailleurs, toi, tu as ta mère qui a besoin de toi ! qui t’aime... et... une autre qui t’aime aussi... au lieur que moi, je n’tiens à personne ici... personne ne m’aime... ah ! si, il y a la Grise... adieu, Marie ! adieu, Charles !... chérissez-vous, vous serez heureux : vous, Charles, vivez pour elle ; vous, Marie, vivez pour lui ; et moi j’vas m’faire tuer pour vous deux !... vous verrez après si j’ai un mauvais cœur.

Pendant le chœur suivant, Charles fait à Jacques de nouvelles instances pour qu’il reste, et Jacques persiste à partir : c’est un jeu muet entr’eux deux, qui doit être de la plus touchante expression.

TOUS.

Air : De Jean de Paris.

Ah ! quel beau trait ! ah ! quel noble courage,
De ce bon Jacques, admirons l’dévouement !
Longtemps encor, pour l’honneur du village,
On parlera de cet évènement.

MARIE, lui donnant le havresac de Charles.

Tenez, Jacques, j’avais préparé cela pour Charles...

Elle détache un petit fichu.

J’y joins aussi ce gage d’amitié, portez-le toujours, il vous rappellera notre reconnaissance.

JACQUES, le serrant sur son cœur.

Oh ! mamzelle Marie ! me voilà du courage pour longtemps !...

FRANCŒUR.

Bien ! Jacques ! voilà un trait qui te portera bonheur... je te promets que tu auras de l’avancement.

JACQUES.

Je l’espère, ben aussi !... si j’savions dans cinq ou six ans n’être pas caporal, je n’partirions pas.

Vaudeville.

JACQUES.

Air : D’une nouvelle Barcarolle. (de Carbonel.)

Puisque de mon hommage,
Les femm’s ont ri toujours,
Je change servage,
La gloir s’ra mes amours.

Ensemble (Jacques et les trois autres).

JACQUES.

Puisque de mon hommage, etc.

LES TROIS AUTRES.

À Jacqu’s, rendons hommage,
On l’aimera toujours !
Il change de servage,
La gloir s’ra ses amours.

MARIE, au public.

À not jeun’ militaire,
Laissez prendr’ son essor,
Songez qu’aux bruits de guerre
Il n’est pas fait encor.

TOUS.

À not jeun’ militaire, etc.

Les conscrits défilent, conduits par Francœur, tous les autres acteurs et les hommes et femmes du village leur font par leurs gestes les plus tendres adieux.

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