Le Chandelier (Alfred de MUSSET)

Comédie en trois actes.

 Publiée dans la Revue des Deux Mondes, en 1835, représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 10 août 1848,

 

Personnages

 

MAÎTRE ANDRÉ, notaire

JACQUELINE, sa femme

CLAVAROCHE, officier de dragons

FORTUNIO, clerc

GUILLAUME, clerc

LANDRY, clerc

UNE SERVANTE

UN JARDINIER

 

Une petite ville.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

Une chambre à coucher.

Jacqueline, dans son lit, entre maître André, en robe de chambre

MAÎTRE ANDRÉ.

Holà ! ma femme ! hé ! Jacqueline ! hé ! holà ! Jacqueline ! ma femme ! La peste soit de l’endormie ! Hé ! hé ! ma femme ! éveillez-vous ! Holà ! holà ! levez-vous, Jacqueline ! – Comme elle dort ! Holà, holà, holà ! hé, hé, hé ! ma femme, ma femme, ma femme ! c’est moi, André, votre mari, qui ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé ! pstt, pstt ! hem ! brum, brum ! pstt ! Jacqueline, êtes-vous morte ? Si vous ne vous éveillez tout à l’heure, je vous coiffe du pot à l’eau.

JACQUELINE.

Qu’est-ce que c’est, mon bon ami ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Vertu de ma vie ! ce n’est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer les bras ? c’est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j’ai à vous parler. Hier au soir, Landry, mon clerc...

JACQUELINE.

Eh mais ! bon Dieu ! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître André, de m’éveiller ainsi sans raison ? De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes malade ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J’ai à vous parler maintenant ; songez d’abord à m’écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc ; vous le connaissez bien...

JACQUELINE.

Quelle heure est-il donc, s’il vous plaît ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis ; il ne s’agit de rien de plaisant, et je n’ai pas sujet de rire. Mon honneur, Madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l’explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu, cette nuit...

JACQUELINE.

Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m’avertir tantôt. N’est-ce pas à moi, mon cher cœur, de vous soigner et de vous veiller ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Je me porte bien, vous dis-je. Êtes-vous d’humeur à m’écouter ?

JACQUELINE.

Eh ! mon Dieu ! vous me faites peur ; est-ce qu’on nous aurait volés ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m’éveiller, pour me remettre certain travail qu’il s’était chargé de finir cette nuit. Comme il était dans mon étude...

JACQUELINE.

Ah ! sainte Vierge ! j’en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez.

MAÎTRE ANDRÉ.

Non, non, je n’ai point eu de querelle, et il ne m’est rien arrivé. Ne voulez-vous pas m’écouter ? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se glisser par votre fenêtre.

JACQUELINE.

Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.

MAÎTRE ANDRÉ.

Ah çà ! ma femme, êtes-vous sourde ? Vous avez un amant, Madame ; cela est-il clair ? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu’est-ce que cela signifie ?

JACQUELINE.

Faites-moi le plaisir d’ouvrir le volet.

MAÎTRE ANDRÉ.

Le voilà ouvert ; vous bâillerez après dîner ; Dieu merci, vous n’y manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline ! Je suis un homme d’humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. J’étais l’ami de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme. J’ai résolu, en venant ici, de vous traiter avec douceur ; et vous voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m’en rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne ! bonne quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis longtemps.

JACQUELINE.

Ah ! maître André, vous ne m’aimez plus. C’est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d’amour. Il n’en eût pas été ainsi jadis ; vous ne parliez pas de ce ton ; ce n’est pas alors sur un mot que vous m’eussiez condamnée sans m’entendre. Deux ans de paix, d’amour et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais quoi ! la jalousie vous pousse ; depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l’évidence ? l’innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m’aimez plus, puisque vous m’accusez.

MAÎTRE ANDRÉ.

Voilà qui est bon, Jacqueline ; il ne s’agit pas de cela. Landry, mon clerc, a vu un homme...

JACQUELINE.

Eh ! mon Dieu ! j’ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me rebattre ainsi la tête ? C’est une fatigue qui n’est pas supportable.

MAÎTRE ANDRÉ.

À quoi tient-il que vous ne répondiez ?

JACQUELINE, pleurant.

Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse ! Qu’est-ce que je vais devenir ? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira ; vous êtes homme, et je suis femme ; la force est de votre côté. Je suis résignée ; je m’y attendais ; vous saisissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n’ai plus qu’à partir d’ici ; je m’en irai avec ma fille dans un couvent, dans un désert, s’il est possible ; j’y emporterai avec moi, j’y ensevelirai dans mon cœur le souvenir du temps qui n’est plus.

MAÎTRE ANDRÉ.

Ma femme, ma femme ! pour l’amour de Dieu et des saints, est-ce que vous vous moquez de moi ?

JACQUELINE.

Ah çà ! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Si ce que je dis est sérieux ? Jour de Dieu ! la patience m’échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.

JACQUELINE.

Vous, en justice ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Moi, en justice ; il y a de quoi faire damner un homme, d’avoir affaire à une telle mule ; je n’avais jamais ouï dire qu’on pût être aussi entêté.

JACQUELINE, sautant à bas du lit.

Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre ? l’avez-vous vu, Monsieur, oui ou non ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Je ne l’ai pas vu de mes yeux.

JACQUELINE.

Vous ne l’avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice ?

MAÎTRE ANDRÉ.

Oui, par le Ciel ! si vous ne répondez.

JACQUELINE.

Savez-vous une chose, maître André, que ma grand’mère a apprise de la sienne ? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n’a que faire de la consulter. Quand on a des doutes, on les lève ; quand on manque de preuves, on se tait ; et quand on ne peut pas démontrer qu’on a raison, on a tort. Allons ! venez, sortons d’ici.

MAÎTRE ANDRÉ.

C’est donc ainsi que vous le prenez ?

JACQUELINE.

Oui, c’est ainsi ; marchez, je vous suis.

MAÎTRE ANDRÉ.

Et où veux-tu que j’aille à cette heure ?

JACQUELINE.

En justice.

MAÎTRE ANDRÉ.

Mais, Jacqueline...

JACQUELINE.

Marchez, marchez ; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.

MAÎTRE ANDRÉ.

Allons, voyons ! calme-toi un peu.

JACQUELINE.

Non ; vous voulez me mener en justice, et j’y veux aller de ce pas.

MAÎTRE ANDRÉ.

Que diras-tu pour ta défense ? dis-le-moi aussi bien maintenant.

JACQUELINE.

Non, je ne veux rien dire ici.

MAÎTRE ANDRÉ.

Pourquoi ?

JACQUELINE.

Parce que je veux aller en justice.

MAÎTRE ANDRÉ.

Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde ! je m’en vais faire une maladie. Comment ? quoi ? cela est possible ? J’étais dans mon lit ; je dormais, et je prends les murs à témoin que c’était de toute mon âme. Landry, mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n’a médit de personne, le plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre ; il me le dit, je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous demande pour toute grâce de m’expliquer ce que cela signifie, et vous me dites des injures ! vous me traitez de furieux, jusqu’à vous élancer du lit et à me saisir à la gorge ! Non, cela passe toute idée ; je serai hors d’état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme ! c’est vous qui me traitez ainsi !

JACQUELINE.

Allez, allez ! vous êtes un pauvre homme.

MAÎTRE ANDRÉ.

Mais enfin, ma chère petite, qu’est-ce que cela te fait de me répondre ? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement ? Hélas ! mon Dieu ! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? C’était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre ; ce quartier-ci n’est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d’en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas ; je ne saurais te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans qu’un grand sabre crochu ne s’embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait aller jusqu’à escalader nos fenêtres ? Tu n’en sais rien, je le vois bien ; ce n’est pas toi qui les encourages ; ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons ! donne la main ; est-ce que tu m’en veux, Jacqueline ?

JACQUELINE.

Assurément, je vous en veux. Me menacer d’aller en justice ! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon visage !

MAÎTRE ANDRÉ.

Eh ! mon enfant, ne le lui dis pas. À quoi bon faire part aux autres de nos petites brouilleries ? ce sont quelques légers nuages qui passent un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.

JACQUELINE.

À la bonne heure ! Touchez là.

MAÎTRE ANDRÉ.

Est-ce que je ne sais pas que tu m’aimes ? Est-ce que je n’ai pas en toi la plus aveugle confiance ? Est-ce que depuis deux ans tu ne m’as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline ? Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait dans ta chambre ; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va ! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l’allée ; nous rirons demain tous les deux.

JACQUELINE.

Je tombe de fatigue, et vous m’avez éveillée bien mal à propos.

MAÎTRE ANDRÉ.

Recouche-toi, ma chère petite, je m’en vais, je te laisse ici. Allons ! adieu, n’y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans ton appartement ; je n’ai pas ouvert une armoire ; je t’en crois sur parole. Il me semble que je t’en aime cent fois plus de t’avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je réparerai tout cela ; nous irons à la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai.

Il sort. Jacqueline, seule, ouvre une armoire ; on y aperçoit accroupi le capitaine Clavaroche.

CLAVAROCHE, sortant de l’armoire.

Ouf !

JACQUELINE.

Vite, sortez ! mon mari est jaloux ; on vous a vu, mais non reconnu ; vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans ?

CLAVAROCHE.

À merveille.

JACQUELINE.

Nous n’avons pas de temps à perdre ; qu’allons-nous faire ? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre ? Le jardinier y sera ce soir ; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre ; d’aller ailleurs, impossible ici ; tout est à jour dans une petite ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.

CLAVAROCHE.

J’ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m’est entrée dans les côtes. Pouah ! c’est à croire que je sors d’un moulin.

JACQUELINE.

Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je serais perdue ; ma mère me mettrait au couvent. Landry, un clerc, vous a vu passer ; il me le payera. Que faire ? quel moyen ? répondez ! Vous êtes pâle comme la mort.

CLAVAROCHE.

J’avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité d’histoire naturelle dans un bocal d’esprit-de-vin.

JACQUELINE.

Eh bien ! voyons ! que ferons-nous ?

CLAVAROCHE.

Bon ! il n’y a rien de si facile.

JACQUELINE.

Mais encore ?

CLAVAROCHE.

Je n’en sais rien ; mais rien n’est plus aisé. M’en croyez-vous à ma première affaire ? Je suis rompu ; donnez-moi un verre d’eau.

JACQUELINE.

Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme.

CLAVAROCHE.

Que ces maris, quand ils s’éveillent, sont d’incommodes animaux ! Voilà un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade !

Il boit.

Avez-vous une brosse ici ? Le diable m’emporte ! avec cette poussière, il m’a fallu un courage d’enfer pour m’empêcher d’éternuer.

JACQUELINE.

Voilà ma toilette, prenez ce qu’il vous faut.

CLAVAROCHE, se brossant la tête.

À quoi bon aller à la ferme ? Votre mari est, à tout prendre, d’assez douce composition. Est-ce que c’est une habitude que ces apparitions nocturnes ?

JACQUELINE.

Non, Dieu merci ! J’en suis encore tremblante. Mais songez donc qu’avec les idées qu’il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.

CLAVAROCHE.

Pourquoi sur moi ?

JACQUELINE.

Pourquoi ? Mais... je ne sais... il me semble que cela doit être. Tenez ! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque chose des spectres : on la pressent sans la toucher.

CLAVAROCHE, ajustant son uniforme.

Bah ! ce sont les grands parents et les juges de paix qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c’est que tout ce qui ne se sait pas s’ignore, et par conséquent n’existe pas. J’ai l’air de dire une bêtise ; réfléchissez, vous verrez que c’est vrai.

JACQUELINE.

Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j’ai une peur qui est pire que le mal.

CLAVAROCHE.

Patience, nous arrangerons cela.

JACQUELINE.

Comment ? Partez, voilà le jour.

CLAVAROCHE.

Eh ! bon Dieu ! quelle tête folle ! Vous êtes jolie comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. La cruelle armoire que vous avez là ! il ne fait pas bon être de vos nippes.

JACQUELINE.

Ne riez donc pas, vous me faites frémir.

CLAVAROCHE.

Eh bien ! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand on rencontre sur sa route l’espèce de bête malfaisante qui s’appelle un mari jaloux...

JACQUELINE.

Ah ! Clavaroche, par égard pour moi !

CLAVAROCHE.

Je vous ai choquée ?

Il l’embrasse.

JACQUELINE.

Au moins parlez plus bas.

CLAVAROCHE.

Il y a trois moyens certains d’éviter tout inconvénient. Le premier, c’est de se quitter. Mais celui-là, nous n’en voulons guère.

JACQUELINE.

Vous me ferez mourir de peur.

CLAVAROCHE.

Le second, le meilleur incontestablement, c’est de n’y pas prendre garde, et au besoin...

JACQUELINE.

Eh bien ?

CLAVAROCHE.

Non, celui-là ne vaut rien non plus ; vous avez un mari de plume ; il faut garder l’épée au fourreau. Reste donc alors le troisième ; c’est de trouver un chandelier.

JACQUELINE.

Un chandelier ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

CLAVAROCHE.

Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin ; qui, lorsqu’une femme se lève pour danser, va gravement s’asseoir sur sa chaise et la suit dans la foule d’un œil mélancolique, en jouant avec son éventail ; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire ; l’accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir ; bourdonne sans cesse autour d’elle, assiège son oreille d’une pluie de fadaises. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l’insulte, il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c’est lui qui court, se précipite, et va le chercher là où il est ; car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans lumière. Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il s’est bientôt fait prendre en grippe. Y a-t-il fête quelque part, où la belle ait envie d’aller : il s’est rasé au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s’est fait ombre, il n’en sait rien et n’en peut rien dire. Ce n’est pas que parfois la dame ne l’encourage d’un sourire, et ne lui abandonne en valsant le bout de ses doigts, qu’il serre avec amour ; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de galas ; mais le cabinet leur est clos ; ce ne sont pas leurs affaires. En un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables ; il a tout ce qu’on voit des femmes, et rien de ce qu’on en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le mystère heureux ; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c’est de lui ; tient-on des propos, c’est sur son compte ; c’est lui qu’on mettra à la porte un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l’appartement de Madame ; c’est lui qu’on épie en secret ; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la belle-mère ; il va, il vient, il s’inquiète, on le laisse ramer, c’est son œuvre, moyennant quoi, l’amant discret et la très innocente amie, couverts d’un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.

JACQUELINE.

Je ne puis m’empêcher de rire, malgré le peu d’envie que j’en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chandelier ?

CLAVAROCHE.

Eh mais ! c’est que c’est lui qui porte la...

JACQUELINE.

C’est bon, c’est bon, je vous comprends.

CLAVAROCHE.

Voyez, ma chère : parmi vos amis, n’auriez-vous point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n’est pas sans douceur ? Cherchez, voyez, pensez à cela.

Il regarde à sa montre.

Sept heures ! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine d’aujourd’hui.

JACQUELINE.

Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne ; et puis c’est une tromperie dont je n’aurais pas le courage. Quoi ! encourager un jeune homme, l’attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu’il peut souffrir ? c’est une rouerie que vous me proposez.

CLAVAROCHE.

Aimez-vous mieux que je vous perde ? et dans l’embarras où nous sommes, ne voyez-vous pas qu’à tout prix il faut détourner les soupçons ?

JACQUELINE.

Pourquoi les faire tomber sur un autre ?

CLAVAROCHE.

Eh ! pour qu’ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d’un mari jaloux ne sauraient planer dans l’espace ; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu’ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un nid.

JACQUELINE.

Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me compromettre très réellement ?

CLAVAROCHE.

Plaisantez-vous ? Est-ce que, le jour des preuves, vous n’êtes pas toujours à même de démontrer votre innocence ? Un amoureux n’est pas un amant !

JACQUELINE.

Eh bien !... mais le temps presse. Qui voulez-vous ?... Désignez-moi quelqu’un.

CLAVAROCHE, à la fenêtre.

Tenez ! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d’un arbre ; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre eux ; quand je reviendrai, qu’il y en ait un amoureux fou de vous.

JACQUELINE.

Comment cela serait-il possible ? Je ne leur ai jamais dit un mot.

CLAVAROCHE.

Est-ce que tu n’es pas fille d’Ève ? Allons ! Jacqueline, consentez.

JACQUELINE.

N’y comptez pas ; je n’en ferai rien.

CLAVAROCHE.

Touchez là ; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde ; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse... un peu, n’est-il pas vrai, Madame ? À l’ouvrage ! un coup de filet !

JACQUELINE.

Vous êtes hardi, Clavaroche.

CLAVAROCHE.

Fier et hardi ; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.

Il sort.

 

 

Scène II

 

Un petit jardin.

Fortunio, Landry et Guillaume, assis

FORTUNIO.

Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.

LANDRY.

N’allez pas en jaser, au moins ; vous me feriez mettre dehors.

FORTUNIO.

Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu’il soit, c’est un homme heureux.

LANDRY.

Promettez-moi de n’en rien dire ; maître André me l’a fait jurer.

GUILLAUME.

De son prochain, du roi et des femmes, il n’en faut pas souffler le mot.

FORTUNIO.

Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le cœur. Vraiment, Landry, tu as vu cela ?

LANDRY.

C’est bon ; qu’il n’en soit plus question.

FORTUNIO.

Tu as entendu marcher doucement ?

LANDRY.

À pas de loup derrière le mur.

FORTUNIO.

Craquer doucement la fenêtre ?

LANDRY.

Comme un grain de sable sous le pied.

FORTUNIO.

Puis, sur le mur, l’ombre d’un homme, quand il a franchi la poterne ?

LANDRY.

Comme un spectre, dans son manteau.

FORTUNIO.

Et une main derrière le volet ?

LANDRY.

Tremblante comme la feuille.

FORTUNIO.

Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas lointains ?

LANDRY.

Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît.

FORTUNIO.

Si j’avais été à ta place, je serais resté jusqu’au jour.

GUILLAUME.

Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline ? Tu aurais fait là un joli métier !

FORTUNIO.

Je jure devant Dieu, Guillaume, qu’en présence de Jacqueline je n’ai jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n’oserais l’aimer. Je l’ai rencontrée au bal une fois ; ma main n’a pas touché la sienne, ses lèvres ne m’ont jamais parlé. De ce qu’elle fait ou de ce qu’elle pense, je n’en ai de ma vie rien su, sinon qu’elle se promène ici l’après-midi, et que j’ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher dans l’allée.

GUILLAUME.

Si tu n’es pas amoureux d’elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté ? Il n’y avait rien de mieux à faire que ce qu’a fait justement Landry : aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.

FORTUNIO.

Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette ! je voudrais être l’oiseau matinal qui les avertit du danger.

GUILLAUME.

Te voilà bien, avec tes fredaines ! Quel bien cela peut-il te faire que Jacqueline ait un amant ? C’est quelque officier de la garnison.

FORTUNIO.

J’aurais voulu être dans l’étude ; j’aurais voulu voir tout cela.

GUILLAUME.

Dieu soit béni ! c’est notre libraire qui t’empoisonne avec ses romans. Que te revient-il de ce conte ? D’être Gros-Jean comme devant. N’espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour ? Eh ! oui, sans doute, Monsieur se figure qu’on pensera quelque jour à lui. Pauvre garçon ! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge, et une fois qu’elles y ont mordu, qu’importe que la garnison change ! Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent. Il n’y a que le revers de l’habit qui change, et qui de jaune devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache retroussée de même, la même allure de corps de garde, le même langage et le même plaisir ? Ils sont tous faits sur un modèle ; à la rigueur, elles peuvent s’y tromper.

FORTUNIO.

Il n’y a pas à causer avec toi : tu passes tes fêtes et dimanches à regarder des joueurs de boule.

GUILLAUME.

Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. Voyez la belle différence ! Avec tes idées romanesques, tu deviendras fou à lier. Allons ! rentrons ; à quoi penses-tu ? il est l’heure de travailler.

FORTUNIO.

Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l’étude.

Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.

JACQUELINE.

Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci, et asseyons-nous sur ce banc.

LA SERVANTE.

C’est donc que Madame ne craint pas l’air, car il ne fait pas chaud ce matin.

JACQUELINE.

En vérité, depuis deux ans que j’habite cette maison, je ne crois pas être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les clématites.

LA SERVANTE.

Avec cela que Madame n’est pas couverte ; elle a voulu descendre en cheveux.

JACQUELINE.

Dis-moi, puisque te voilà : qu’est-ce que c’est donc que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse ? Est ce que je me trompe ? je crois qu’ils nous regardent ; ils étaient tout à l’heure ici.

LA SERVANTE.

Madame ne les connaît donc pas ? Ce sont les clercs de maître André.

JACQUELINE.

Ah ! est-ce que tu les connais, toi, Madelon ? Tu as l’air de rougir en disant cela.

LA SERVANTE.

Moi, Madame ! pourquoi donc faire ? Je les connais de les voir tous les jours ; et encore, je dis tous les jours... Je n’en sais rien, si je les connais.

JACQUELINE.

Allons ! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t’en défendre ? Autant que je puis en juger d’ici, ces garçons ne sont pas si mal. Voyons ! lequel préfères-tu ? fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille, Madelon ; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu’y a-t-il de mal à cela ?

LA SERVANTE.

Je ne dis pas qu’il y ait du mal ; ces jeunes gens ne manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond ; les grisettes de la Grand’Rue ne font pas fi de son coup de chapeau.

JACQUELINE, s’approchant de la maison.

Qui ? celui-là avec sa moustache ?

LA SERVANTE.

Oh ! que non. C’est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.

JACQUELINE.

C’est donc cet autre qui écrit ?

LA SERVANTE.

Nenni, nenni ; c’est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé ; mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le dimanche, quand il veut se mettre à danser.

JACQUELINE.

De qui veux-tu donc parler ? Je ne crois pas qu’il y en ait d’autres que ceux-là dans l’étude.

LA SERVANTE.

Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné ? Tenez ! le voilà qui se penche ; c’est le petit Fortunio.

JACQUELINE.

Oui-da, je le vois maintenant. Il n’est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l’oreille et son petit air innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce Monsieur-là, avec ses yeux bleus ? Eh bien ! Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d’un air si renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, celui-là, et il a un maître à danser ?

LA SERVANTE.

Révérence parler, Madame, si je le croyais amoureux, ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête quand vous passiez dans le quinconce, vous l’auriez vu plus d’une fois, les bras croisés, la plume à l’oreille, vous regarder tant qu’il pouvait.

JACQUELINE.

Plaisantez-vous, Mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez ?

LA SERVANTE.

Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l’évêque n’est pas fâché d’être regardé du chien. Il n’est pas si sot, ce garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu’il y ait d’injure à regarder passer les gens.

JACQUELINE.

Qui vous a dit que c’est moi qu’il regarde ? Il ne vous a pas, j’imagine, fait de confidences là-dessus.

LA SERVANTE.

Quand un garçon tourne la tête, allez ! Madame, il ne faut guère être femme pour ne pas deviner où les yeux s’en vont. Je n’ai que faire de ses confidences, et on ne m’apprendra que ce que j’en sais.

JACQUELINE.

J’ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi grâce de vos propos.

La servante sort.

JACQUELINE, seule.

Si je ne me trompe, c’est le jardinier que j’ai aperçu entre ces arbres. Holà ! Pierre, écoutez.

LE JARDINIER, entrant.

Vous m’avez appelé, Madame ?

JACQUELINE.

Oui, entrez là ; demandez un clerc qui s’appelle Fortunio. Qu’il vienne ici ; j’ai à lui parler.

Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio.

FORTUNIO.

Madame, on se trompe sans doute ; on vient de me dire que vous me demandiez.

JACQUELINE.

Asseyez-vous, on ne se trompe pas. – Vous me voyez, Monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j’ai à vous demander, ni pourquoi je m’adresse à vous.

FORTUNIO.

Je ne suis que troisième clerc ; s’il s’agit d’une affaire d’importance, Guillaume, notre premier clerc, est là ; souhaitez-vous que je l’appelle ?

JACQUELINE.

Mais non. Si c’était une affaire, est-ce que je n’ai pas mon mari ?

FORTUNIO.

Puis-je être bon à quelque chose ? Veuillez parler avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service.

JACQUELINE.

C’est galamment et vaillamment parler ; et cependant, si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.

FORTUNIO.

L’étoile qui brille à l’horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau.

JACQUELINE.

C’est un secret que j’ai à vous dire, et j’hésite par deux motifs : d’abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant, prendre de moi mauvaise opinion.

FORTUNIO.

Puis-je me soumettre à quelque épreuve ? Je vous supplie de croire en moi.

JACQUELINE.

Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours en répondre.

FORTUNIO.

Vous êtes plus belle que je ne suis jeune ; de ce que mon cœur sent, j’en réponds.

JACQUELINE.

La nécessité est imprudente. Voyez si personne n’écoute.

FORTUNIO.

Personne ; ce jardin est désert, et j’ai fermé la porte de l’étude.

JACQUELINE.

Non, décidément, je ne puis parler ; pardonnez-moi cette démarche inutile, et qu’il n’en soit jamais question.

FORTUNIO.

Hélas ! Madame, je suis bien malheureux ! il en sera comme il vous plaira.

JACQUELINE.

C’est que la position où je suis n’a vraiment pas le sens commun. J’aurais besoin, vous l’avouerai-je ? non pas tout à fait d’un ami, et cependant d’une action d’ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers ; et je vous dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j’ai eu l’idée de vous faire appeler.

FORTUNIO.

Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, permettez-moi d’en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles : je mourrais de bon cœur pour vous.

JACQUELINE.

Ne me le répétez pas trop ; c’est le moyen de me faire taire.

FORTUNIO.

Pourquoi ? c’est le fond de mon cœur...

JACQUELINE.

Pourquoi ? pourquoi ? vous n’en savez rien, et je n’y veux seulement pas penser. Non ; ce que j’ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu merci ! c’est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, n’est-ce pas ? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m’adressez légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c’est tout simple ; tout homme à votre place en pourrait dire autant.

FORTUNIO.

Madame, je n’ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, et qu’on peut douter de mes paroles ; mais telles qu’elles sont, Dieu peut les juger.

JACQUELINE.

C’est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous dédisez pas. En voilà assez là-dessus ; prenez donc ce siège et mettez-vous là.

FORTUNIO.

Je le ferai pour vous obéir.

JACQUELINE.

Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m’a dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.

FORTUNIO.

Oui, Madame ; je puis dire qu’il n’en est guère d’un peu considérable qui ne connaisse notre maison.

JACQUELINE.

Par conséquent, vous avez occasion d’aller et de venir dans le quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la Grand’Rue ?

FORTUNIO.

Oui, Madame, pour vous servir.

JACQUELINE.

Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice ? tout est réglé et contrôlé. Ce n’est pas qu’au bout de l’année elle ne se trouve en position de faire face à de grosses dépenses ; mais chaque mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu’elle achète. Vous comprenez que la morale, tous les sermons d’économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font pas faute aux échéances ; enfin, avec beaucoup d’aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces dépenses banales que le mari appelle « de première nécessité » ; ces choses-là se paient au grand jour ; mais, à certaines époques convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son tour « de seconde nécessité », qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi, tout s’arrange à merveille ; chacun y peut trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu’il n’a pas payé tout ce qu’il voit sur l’épaule de sa femme.

FORTUNIO.

Je ne vois pas grand mal à cela.

JACQUELINE.

Maintenant donc, voilà ce qui arrive : le mari, un peu soupçonneux, a fini par s’apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l’argent de moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. La pauvre femme abandonnée n’y a pas perdu un louis ; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente ; à tout hasard elle cherche à l’apaiser. Il faudrait qu’un jeune homme adroit, discret surtout, et d’assez haut rang dans la ville pour n’éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu’il eût, tout d’abord, facile accès dans la maison ; qu’il pût entrer et sortir avec assurance ; qu’il eût bon goût, cela est clair, et qu’il sût choisir à propos. Peut-être serait-ce un heureux hasard s’il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille, à qui on sût qu’il fît sa cour. N’êtes-vous pas dans ce cas, je suppose ? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce qu’il faudrait trouver.

FORTUNIO.

Dites à votre amie que je m’offre à elle ; je la servirai de mon mieux.

JACQUELINE.

Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n’est-il pas vrai, que, pour avoir dans la maison le libre accès dont je vous parle, le confident devrait s’y montrer autre part qu’à la salle basse ? Vous comprenez qu’il faudrait que sa place fût à la table et au salon ? Vous comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu’on lui manque de reconnaissance, mais qu’en outre du bon vouloir, le savoir-faire n’y gâterait rien ? Il faudrait qu’un soir, je suppose comme ce soir, s’il faisait beau, il sût trouver la porte entr’ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu’un air de mystère ne trahît jamais son adresse ; qu’il fût prudent, leste et avisé ; qu’il se souvînt d’un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le suivent : « Aux audacieux Dieu prête la main ».

FORTUNIO.

Je vous en supplie, servez-vous de moi.

JACQUELINE.

Toutes ces conditions remplies, pour peu qu’on fût sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l’emploi. Preste ! j’aperçois Madeleine qui vient m’apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L’amie, c’est moi ; le confident, c’est vous ; la bourse est là au pied de la chaise.

Elle sort. Guillaume et Landry sur le pas de la porte.

GUILLAUME.

Holà ! Fortunio ; maître André est là qui t’appelle.

LANDRY.

Il y a de l’ouvrage sur ton bureau, que fais-tu là hors de l’étude ?

FORTUNIO.

Hein ? Plaît-il ? Que me voulez-vous ?

GUILLAUME.

Nous te disons que le patron te demande.

LANDRY.

Arrive ici ; on a besoin de toi. À quoi songe donc ce rêveur ?

FORTUNIO.

En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

Un salon.

CLAVAROCHE, devant une glace.

En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c’est au plus bel endroit qu’un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d’une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c’est lorsqu’on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu’un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu’on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre ! On court, on vole ; il n’est plus temps, le mari est rentré ; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant. Avisez-vous d’être malade ou seulement de mauvaise humeur ! Point ; le soleil, le froid, la tempête, l’incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en possession, depuis qu’il y a des proverbes, du privilège d’augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du cœur. En vérité, on représente l’amour avec des ailes et un carquois ; on ferait mieux de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l’occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches lippées pour courir après quoi, de grâce ? Après l’ombre de leur orgueil ! Mais la garnison dure six mois ; on ne peut pas toujours aller au café ; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c’est ainsi qu’on prend patience, et qu’on s’accommode de tout sans trop faire le difficile.

Entre Jacqueline.

Eh bien ! ma chère, qu’avez-vous fait ? Avez-vous suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Comment vous y êtes-vous prise ? Vous allez me conter cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s’est chargé de notre salut ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Vous êtes une femme incomparable, et on n’a pas plus d’esprit que vous. Vous avez fait venir, n’est-ce pas, le bon jeune homme à votre boudoir ? Je le vois d’ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si peu de temps ?

JACQUELINE.

Le premier venu ; je n’en sais rien.

CLAVAROCHE.

Voyez un peu ce que c’est que de nous, et quels pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de nous endiabler ! Et votre mari, comment voit-il la chose ? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l’aiguille aimantée ? commence-t-elle à se détourner ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Parbleu ! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d’examiner cette comédie, d’en observer les ressorts et les gestes, et d’y jouer moi-même mon rôle. Et l’humble esclave, je vous prie, depuis que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous ? Je parierais que je l’ai rencontré comme je montais : un visage affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans sa charge ? s’acquitte-t-il des soins indispensables avec quelque facilité ? porte-t-il déjà vos couleurs ? met-il l’écran devant le feu ? a-t-il hasardé quelques mots d’amour craintif et de respectueuse tendresse ? êtes-vous contente de lui ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Et, comme acompte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins d’une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu’il est permis de soupirer pour eux ? a-t-il déjà obtenu quelque grâce ? Voyons, franchement, où en êtes-vous ? Avez-vous croisé le regard ? avez-vous engagé le fer ? C’est bien le moins qu’on l’encourage pour le service qu’il nous rend.

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Qu’avez-vous donc ? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi.

JACQUELINE.

J’ai fait ce que vous m’avez dit.

CLAVAROCHE.

En avez-vous quelque regret ?

JACQUELINE.

Non.

CLAVAROCHE.

Mais vous avez l’air soucieux, et quelque chose vous inquiète.

JACQUELINE.

Non.

CLAVAROCHE.

Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie ? Laissez donc, tout cela n’est rien.

JACQUELINE.

Si l’on savait ce qui s’est passé, pourquoi le monde me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison ?

CLAVAROCHE.

Bon ! c’est un jeu, c’est une misère ; ne m’aimez-vous pas, Jacqueline ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Eh bien donc ! qui peut vous fâcher ? N’est-ce donc pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout cela ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Je vous assure que cela m’amuse et que je n’y regarde pas de si près.

JACQUELINE.

Silence ! l’heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.

CLAVAROCHE.

Est-ce notre homme qui est avec lui ?

JACQUELINE.

C’est lui. Mon mari l’a prié, et il reste ce soir ici.

Entrent maître André et Fortunio.

MAÎTRE ANDRÉ.

Non ! je ne veux pas d’aujourd’hui entendre parler d’une affaire. Je veux qu’on s’évertue à danser et qu’il ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n’entends qu’à bien dîner.

CLAVAROCHE.

Peste ! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.

MAÎTRE ANDRÉ.

Il faut que je vous dise à tous ce qui m’est arrivé hier. J’ai soupçonné injustement ma femme ; j’ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j’y ai trouvé mon chat ce matin ; c’est bien fait ; je l’ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu’elle m’a pardonné.

JACQUELINE.

C’est bon, je n’ai pas de rancune ; obligez-moi de n’en plus parler.

MAÎTRE ANDRÉ.

Non, je veux que tout le monde le sache. Je l’ai dit partout dans la ville, et j’ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j’en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l’avenir.

CLAVAROCHE.

Voilà agir en digne mari ; je reconnais là maître André.

MAÎTRE ANDRÉ.

Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous ? Nous avons aujourd’hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bienvenu.

CLAVAROCHE.

C’est trop d’honneur que vous me faites.

MAÎTRE ANDRÉ.

Je vous présente un nouvel hôte ; c’est un de mes clercs, capitaine. Hé ! hé ! cedant arma togæ. Ce n’est pas pour vous faire injure ; le petit drôle a de l’esprit ; il vient faire la cour à ma femme.

CLAVAROCHE.

Monsieur, peut-on vous demander votre nom ? Je suis ravi de faire votre connaissance.

Fortunio salue.

MAÎTRE ANDRÉ.

Fortunio. C’est un nom heureux. À vous dire vrai, voilà tantôt un an qu’il travaillait à mon étude, et je ne m’étais pas aperçu de tout le mérite qu’il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n’y aurais jamais songé. Son écriture n’est pas très nette ; et il me fait des accolades qui ne sont pas exemptes de reproche ; mais ma femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C’est leur secret ; nous autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n’est pas une chose de peu de prix ; aussi Dieu veuille qu’il s’y plaise ! nous le recevrons de notre mieux.

FORTUNIO.

Je ferai tout pour m’en rendre digne.

MAÎTRE ANDRÉ, à Clavaroche.

Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline s’amuse sans moi comme elle l’entend. Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville ; le médecin veut qu’elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix ; il est, d’ailleurs, de bonne famille, et ses parents l’ont bien élevé ; c’est un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.

CLAVAROCHE.

Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service ; c’est une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.

FORTUNIO.

Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le remercier.

CLAVAROCHE.

Touchez là ! L’honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami.

MAÎTRE ANDRÉ.

Allons ! voilà qui est à merveille. Vive la joie ! La nappe nous attend ; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.

CLAVAROCHE, bas à Jacqueline.

Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme je m’y attendais.

JACQUELINE, bas.

Sa confiance et sa jalousie dépendent d’un mot et du vent qui souffle.

CLAVAROCHE, de même.

Mais ce n’est pas cela qu’il nous faut. Si cela prend cette tournure, nous n’avons que faire de votre clerc.

JACQUELINE, de même.

J’ai fait ce que vous m’avez dit.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

À l’étude.

Guillaume et Landry travaillant.

GUILLAUME.

Il me semble que Fortunio n’est pas resté longtemps à l’étude.

LANDRY.

Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l’a invité.

GUILLAUME.

Oui ; de façon que l’ouvrage nous reste. J’ai la main droite paralysée.

LANDRY.

Il n’est pourtant que troisième clerc ; on aurait pu nous inviter aussi.

GUILLAUME.

Après tout, c’est un bon garçon ; il n’y a pas grand mal à cela.

LANDRY.

Non. Il n’y en aurait pas non plus si on nous eût mis de la noce.

GUILLAUME.

Hum, hum ! quelle odeur de cuisine ! On fait un bruit là-haut, c’est à ne pas s’entendre.

LANDRY.

Je crois qu’on danse ; j’ai vu des violons.

GUILLAUME.

Au diable les paperasses ! je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.

LANDRY.

Sais-tu une chose ? J’ai quelque idée qu’il se passe du mystère ici.

GUILLAUME.

Bah ! Comment cela ?

LANDRY.

Oui, oui. Tout n’est pas clair, et si je voulais un peu jaser...

GUILLAUME.

N’aie pas peur, je n’en dirai rien.

LANDRY.

Tu te souviens que j’ai vu l’autre jour un homme escalader la fenêtre : qui c’était, on n’en a rien su. Mais aujourd’hui, pas plus tard que ce soir, j’ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c’était, je le sais bien.

GUILLAUME.

Qu’est-ce que c’était ? Conte-moi cela.

LANDRY.

J’ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un homme était derrière elle, qui s’est glissé contre le mur, et qui lui a baisé la main ; après quoi, il a pris le large, et j’ai entendu qu’il disait : « Ne craignez rien, je reviendrai tantôt. »

GUILLAUME.

Vraiment ! cela n’est pas possible.

LANDRY.

Je l’ai vu comme je te vois.

GUILLAUME.

Ma foi, s’il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J’en avertirais maître André, comme l’autre fois, ni plus ni moins.

LANDRY.

Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il y a des chances à courir. Il change d’avis tous les matins.

GUILLAUME.

Entends-tu le carillon qu’ils font ? Paf, les portes ! Clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles ! Il me semble que j’entends chanter.

LANDRY.

Oui, c’est la voix de maître André lui-même. Pauvre bonhomme ! on se rit bien de lui.

GUILLAUME.

Viens donc un peu sur la promenade ; nous jaserons tout à notre aise. Ma foi ! quand le patron s’amuse, c’est bien le moins que les clercs se reposent.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

La salle à manger.

Maître André, Clavaroche, Fortunio et Jacqueline, à table. On est au dessert.

CLAVAROCHE.

Allons ! Monsieur Fortunio, servez donc à boire à Madame.

FORTUNIO.

De tout mon cœur, Monsieur le capitaine, et je bois à votre santé.

CLAVAROCHE.

Fi donc ! vous n’êtes pas galant. À la santé de votre voisine.

MAÎTRE ANDRÉ.

Eh oui ! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, capitaine, que vous trouviez ce vin de votre goût.

Il chante.

Amis, buvons, buvons sans cesse...

CLAVAROCHE.

Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, Monsieur Fortunio.

FORTUNIO.

Si Madame veut l’ordonner.

MAÎTRE ANDRÉ.

Hé, hé ! le garçon sait son monde.

JACQUELINE.

Eh bien ! chantez, je vous en prie.

CLAVAROCHE.

Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit ; cela vous ouvrira la voix, et vous donnera du montant.

MAÎTRE ANDRÉ.

Le capitaine a le mot pour rire.

FORTUNIO.

Je vous remercie, cela m’étoufferait.

CLAVAROCHE.

Bon, bon ! demandez à Madame de vous en donner un morceau. Je suis sûr que de sa blanche main cela vous paraîtra léger.

Regardant sous la table.

Ô ciel ! que vois-je ? Vos pieds sur le carreau ! Souffrez, Madame, qu’on apporte un coussin.

FORTUNIO, se levant.

En voilà un sous cette chaise.

Il le place sous les pieds de Jacqueline.

CLAVAROCHE.

À la bonne heure ! Monsieur Fortunio. Je pensais que vous m’eussiez laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre qu’on le prévienne.

MAÎTRE ANDRÉ.

Oh ! oh ! le garçon ira loin ; il n’y a qu’à lui dire un mot.

CLAVAROCHE.

Maintenant donc, chantez, s’il vous plaît ; nous écoutons de toutes nos oreilles.

FORTUNIO.

Je n’ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table.

CLAVAROCHE.

Puisque Madame l’a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser.

FORTUNIO.

Je ferai donc comme je pourrai.

CLAVAROCHE.

N’avez-vous pas encore, Monsieur Fortunio, adressé de vers à Madame ? Voyez, l’occasion se présente.

MAÎTRE ANDRÉ.

Silence, silence ! Laissez-le chanter.

CLAVAROCHE.

Une chanson d’amour surtout, n’est-il pas vrai, Monsieur Fortunio ? Pas autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s’il vous plaît, qu’il nous chante une chanson d’amour. On ne saurait vivre sans cela.

JACQUELINE.

Je vous en prie, Fortunio.

FORTUNIO, chante.

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais pour un empire
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore, et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je die
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.

MAÎTRE ANDRÉ.

En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le dit, il en a les larmes aux yeux. Allons ! garçon, bois pour te remettre. C’est quelque grisette de la ville qui t’aura fait ce méchant cadeau-là.

CLAVAROCHE.

Je ne crois pas à M. Fortunio l’ambition si roturière ; sa chanson vaut mieux qu’une grisette. Qu’en dit Madame, et quel est son avis ?

JACQUELINE.

Très bien. Donnez-moi le bras, et allons prendre le café.

CLAVAROCHE.

Vite, Monsieur Fortunio, offrez votre bras à Madame.

JACQUELINE prend le bras de Fortunio ; bas, en sortant.

Avez-vous fait ma commission ?

FORTUNIO.

Oui, Madame ; tout est dans l’étude.

JACQUELINE.

Allez m’attendre dans ma chambre ; je vous y rejoins dans un instant.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

La chambre de Jacqueline.

FORTUNIO entre.

Est-il un homme plus heureux que moi ? J’en suis certain, Jacqueline m’aime, et à tous les signes qu’elle m’en donne, il n’y a pas à s’y tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison. Elle m’a fait mettre à table à côté d’elle ; si elle sort, je l’accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire ? Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps ; j’ai une joie qui me prend à la gorge ; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. Non ; – plus j’y pense, plus je réfléchis, les moindres signes, les plus légères faveurs, tout est certain ; elle m’aime, elle m’aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir. Lorsque j’ai chanté tout à l’heure, comme j’ai vu briller ses yeux ! Allons ! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme quelques bijoux ; c’est une commission secrète, et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.

Entre Jacqueline.

JACQUELINE.

Êtes-vous là, Fortunio ?

FORTUNIO.

Oui. Voilà votre écrin, Madame, et ce que vous avez demandé.

JACQUELINE.

Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.

FORTUNIO.

Comment vous dire ce que j’éprouve ? Un regard de vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous servir.

JACQUELINE.

Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l’heure. Pour qui est-ce donc qu’elle est faite ? Me la voulez-vous donner par écrit ?

FORTUNIO.

Elle est faite pour vous, Madame ; je meurs d’amour, et ma vie est à vous.

Il se jette à genoux.

JACQUELINE.

Vraiment ! Je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.

FORTUNIO.

Ah ! Jacqueline, ayez pitié de moi ; ce n’est pas d’hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n’êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n’a pas paru derrière vos rideaux, vous n’avez pas ouvert votre fenêtre, vous n’avez pas remué dans l’air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue ; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m’appartenait comme le soleil à tous ; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l’ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j’y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu’à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l’aimais ; je m’enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas ! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.

JACQUELINE.

Je ne souris pas de vous entendre dire qu’il y a deux ans que vous m’aimez, mais je souris de ce que je pense qu’il y aura deux jours demain.

FORTUNIO.

Que je vous perde si la vérité ne m’est aussi chère que mon amour ! que je vous perde s’il n’y a deux ans que je n’existe que pour vous !

JACQUELINE.

Levez-vous donc ; si on venait, qu’est-ce qu’on penserait de moi ?

FORTUNIO.

Non ! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n’en douterez-vous pas.

JACQUELINE.

Est-ce une entreprise que vous faites ?

FORTUNIO.

Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d’espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs ; comment j’ai osé vous parler, je n’en sais rien. Ma raison est perdue ; j’aime, je souffre ; il faut que vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez.

JACQUELINE.

Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné ? Allons ! levez-vous, je le veux.

FORTUNIO, se levant.

Vous croyez donc à mon amour ?

JACQUELINE.

Non, je n’y crois pas ; cela m’arrange de n’y pas croire.

FORTUNIO.

C’est impossible ! vous n’en pouvez douter.

JACQUELINE.

Bah ! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.

FORTUNIO.

De grâce ! jetez les yeux sur moi. Qui m’aurait appris à tromper ? Je suis un enfant né d’hier, et je n’ai jamais aimé personne, si ce n’est vous qui l’ignoriez.

JACQUELINE.

Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l’avais vu.

FORTUNIO.

Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire ?

JACQUELINE.

Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.

FORTUNIO.

Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela ?

JACQUELINE.

Je vous l’ai déjà dit hier, cela se conçoit : vous êtes jeune, et à l’âge où le cœur est riche, on n’a pas les lèvres avares.

FORTUNIO.

Que faut-il faire pour vous convaincre ? Je vous en prie, dites-le-moi.

JACQUELINE.

Vous demandez un joli conseil. Eh bien ! il faudrait le prouver.

FORTUNIO.

Seigneur mon Dieu, je n’ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu’on aime ? Quoi ! me voilà à genoux devant vous ; mon cœur à chaque battement voudrait s’élancer sur vos lèvres ; ce qui m’a jeté à vos pieds, c’est une douleur qui m’écrase, que je combats depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule ? Je ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore ? Vous niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous ? Ah ! c’est plus cruel qu’un refus ! c’est plus affreux que le mépris ! L’indifférence elle-même peut croire, et je n’ai pas mérité cela.

JACQUELINE.

Debout ! on vient. Je vous crois, je vous aime ; sortez par le petit escalier, revenez en bas, j’y serai.

Elle sort.

FORTUNIO, seul.

Elle m’aime ! Jacqueline m’aime ! elle s’éloigne, elle me quitte ainsi ! Non ! je ne puis descendre encore. Silence ! on approche ; quelqu’un l’a arrêtée ; on vient ici. Vite, sortons !

Il lève la tapisserie.

Ah ! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir ; comment faire ? Si je descends par l’autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.

CLAVAROCHE, en dehors.

Venez donc, venez donc un peu.

FORTUNIO.

C’est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et attendons ; il ne faut pas qu’on me voie ici.

Il se cache dans le fond de l’alcôve. Entrent Clavaroche et Jacqueline.

CLAVAROCHE, se jetant sur un sofa.

Parbleu ! Madame, je vous cherchais partout ; que faisiez-vous donc toute seule ?

JACQUELINE, à part.

Dieu soit loué, Fortunio est parti !

CLAVAROCHE.

Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n’est vraiment pas supportable. Qu’ai-je à faire avec maître André, je vous prie ? Et justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l’époux doit me rendre plus précieux l’aimable entretien de la femme.

FORTUNIO, caché.

C’est singulier ; que veut dire ceci ?

CLAVAROCHE, ouvrant l’écrin qui est sur la table.

Voyons un peu. Sont-ce des anneaux ? Et dites-moi, qu’en voulez-vous faire ? Est-ce que vous faites un cadeau ?

JACQUELINE.

Vous savez bien que c’est notre fable.

CLAVAROCHE.

Mais, en conscience, c’est de l’or ! Si vous comptez tous les matins user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir... À propos, que ce dîner m’a amusé, et quelle curieuse figure a notre jeune initié !

FORTUNIO, caché.

Initié ! à quel mystère ? est-ce de moi qu’il veut parler ?

CLAVAROCHE.

La chaîne est belle ; c’est un bijou de prix. Vous avez eu là une singulière idée.

FORTUNIO, de même.

Ah ! il paraît qu’il est aussi dans la confidence de Jacqueline.

CLAVAROCHE.

Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu’il a soulevé son verre ! Qu’il m’a réjoui avec ses coussins, et qu’il faisait plaisir à voir !

FORTUNIO, de même.

Assurément, c’est de moi qu’il parle, et il s’agit du dîner de tantôt.

CLAVAROCHE.

Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l’a fourni.

FORTUNIO, de même.

Rendre la chaîne ! et pourquoi donc ?

CLAVAROCHE.

Sa chanson surtout m’a ravi, et maître André l’a bien remarqué ; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à l’œil pour tout de bon.

FORTUNIO, de même.

Je n’ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve ? suis-je éveillé ? Qu’est-ce donc que ce Clavaroche ?

CLAVAROCHE.

Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. À quoi bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus ? Ces maris ne manquent jamais d’adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui est arrivé ! Du moment qu’on se fie à vous, il faut souffler sur le chandelier.

JACQUELINE.

Qui peut savoir ce qui arrivera ? Avec ce caractère-là il n’y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer d’embarras.

FORTUNIO, de même.

Qu’ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.

CLAVAROCHE.

Je suis d’avis de le congédier.

JACQUELINE.

Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n’est pas moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu’il serait de mon choix ? Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une bourrasque ? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.

CLAVAROCHE.

Tu crois ?

FORTUNIO, de même.

Sang du Christ ! il est son amant.

CLAVAROCHE.

Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d’un peu loin, et le mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais en tête, eh bien ! alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d’eau vive ; il est friand de l’hameçon.

JACQUELINE.

Il me semble qu’on a remué.

CLAVAROCHE.

Oui ; j’ai cru entendre un soupir.

JACQUELINE.

C’est probablement Madeleine ; elle range dans le cabinet.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

Le jardin.

Entrent Jacqueline et la servante.

LA SERVANTE.

Madame, un danger vous menace. Comme j’étais tout à l’heure dans la salle, je viens d’entendre maître André qui causait avec un de ses clercs. Autant que j’ai pu deviner, il s’agissait d’une embuscade qui doit avoir lieu cette nuit.

JACQUELINE.

Une embuscade ! en quel lieu ? pourquoi faire ?

LA SERVANTE.

Dans l’étude ; le clerc affirmait que la nuit dernière il vous a vue, vous, Madame, et un homme avec vous, dans le jardin. Maître André jurait ses grands dieux qu’il voulait vous surprendre, et qu’il vous ferait un procès.

JACQUELINE.

Tu ne te trompes pas, Madelon ?

LA SERVANTE.

Madame fera ce qu’elle voudra. Je n’ai pas l’honneur de ses confidences ; cela n’empêche pas qu’on ne rende un service. J’ai mon ouvrage qui m’attend.

JACQUELINE.

C’est bien, et vous pouvez compter que je ne serai pas ingrate. Avez-vous vu Fortunio ce matin ? où est-il ? J’ai à lui parler.

LA SERVANTE.

Il n’est pas venu à l’étude ; le jardinier, à ce que je crois, l’a aperçu ; mais on est en peine de lui, et on le cherchait tout à l’heure de tous les côtés du jardin. Tenez ! voilà M. Guillaume, le premier clerc, qui le cherche encore ; le voyez-vous passer là-bas ?

GUILLAUME, au fond du théâtre.

Holà ! Fortunio ! Fortunio ! holà ! où es-tu ?

JACQUELINE.

Va, Madelon, tâche de le trouver.

Madelon sort. Entre Clavaroche.

CLAVAROCHE.

Que diantre se passe-t-il donc ici ? Comment ! moi qui ai quelques droits, je pense, à l’amitié de maître André, il me rencontre et ne me salue pas ; les clercs me regardent de travers, et je ne sais si le chien lui-même ne voulait me prendre aux talons. Qu’est-il advenu, je vous prie ? et à quel propos maltraite-t-on les gens ?

JACQUELINE.

Nous n’avons pas sujet de rire ; ce que j’avais prévu arrive, et sérieusement cette fois : nous n’en sommes plus aux paroles, mais à l’action.

CLAVAROCHE.

À l’action ? que voulez-vous dire ?

JACQUELINE.

Que ces maudits clercs font le métier d’espions, qu’on nous a vus, que maître André le sait, qu’il veut se cacher dans l’étude, et que nous courons les plus grands dangers.

CLAVAROCHE.

N’est-ce que cela qui vous inquiète ?

JACQUELINE.

Assurément ; que voulez-vous de pire ? Qu’aujourd’hui nous leur échappions, puisque nous sommes avertis, ce n’est pas là le difficile ; mais du moment que maître André agit sans rien dire, nous avons tout à craindre de lui.

CLAVAROCHE.

Vraiment ! c’est là toute l’affaire, et il n’y a pas plus de mal que cela ?

JACQUELINE.

Êtes-vous fou ? comment est-il possible que vous en plaisantiez ?

CLAVAROCHE.

C’est qu’il n’y a rien de si simple que de nous tirer d’embarras. Maître André, dites-vous, est furieux ? eh bien ! qu’il crie. Quel inconvénient ? Il veut se mettre en embuscade ? qu’il s’y mette, il n’y a rien de mieux. Les clercs sont-ils de la partie ? qu’ils en soient avec toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre la belle Jacqueline et son très humble serviteur ? hé ! qu’ils surprennent, je ne m’y oppose pas. Que voyez-vous là qui nous gêne ?

JACQUELINE.

Je ne comprends rien à ce que vous dites.

CLAVAROCHE.

Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce Monsieur ? Comment ! nous sommes en péril, et le drôle nous abandonne ! Allons ! vite, avertissez-le.

JACQUELINE.

J’y ai pensé ; on ne sait où il est, et il n’a pas paru ce matin.

CLAVAROCHE.

Bon ! cela est impossible, il est par là quelque part dans vos jupes ; vous l’avez oublié dans une armoire, et votre servante l’aura par mégarde accroché au porte-manteau.

JACQUELINE.

Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile ? J’ai demandé où il était sans trop savoir pourquoi moi-même ; je ne vois pas, en y réfléchissant, à quoi il peut nous être bon.

CLAVAROCHE.

Hé ! ne voyez-vous pas que je m’apprête à lui faire le plus grand sacrifice ! Il ne s’agit pas d’autre chose que de lui céder pour ce soir tous les privilèges de l’amour.

JACQUELINE.

Pour ce soir ? et dans quel dessein ?

CLAVAROCHE.

Dans le dessein positif et formel que ce digne maître André ne passe pas inutilement une nuit à la belle étoile. Ne voudriez-vous pas que ces pauvres clercs, qui se vont donner bien du mal, ne trouvent personne au logis ? Fi donc ! nous ne pouvons permettre que ces honnêtes gens restent les mains vides ; il faut leur dépêcher quelqu’un.

JACQUELINE.

Cela ne sera pas ; trouvez autre chose ; vous avez là une idée horrible, et je ne puis y consentir.

CLAVAROCHE.

Pourquoi horrible ? Rien n’est plus innocent. Vous écrivez un mot à Fortunio, si vous ne pouvez le trouver vous-même ; car le moindre mot en ce monde vaut mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir ce soir, sous prétexte d’un rendez-vous. Le voilà entré ; les clercs le surprennent, et maître André le prend au collet. Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Vous descendez là-dessus en cornette, et demandez pourquoi on fait du bruit, le plus naturellement du monde. On vous l’explique. Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi son jeune clerc se glisse dans son jardin. Vous rougissez d’abord quelque peu, puis vous avouez sincèrement tout ce qu’il vous plaira d’avouer : que ce garçon visite vos marchands, qu’il vous apporte en secret des bijoux, en un mot la vérité pure. Qu’y a-t-il là de si effrayant ?

JACQUELINE.

On ne me croira pas. La belle apparence que je donne des rendez-vous pour payer des mémoires !

CLAVAROCHE.

On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un accent impossible à méconnaître, et les cœurs bien nés ne s’y trompent jamais. N’est-ce donc pas, en effet, à vos commissions que vous employez ce jeune homme ?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Eh bien donc ! puisque vous le faites, vous le direz, et on le verra bien. Qu’il ait les preuves dans sa poche, un écrin, comme hier, la première chose venue, cela suffira. Songez donc que, si nous n’employons ce moyen, nous en avons pour une année entière. Maître André s’embusque aujourd’hui, il se rembusquera demain, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il nous surprenne. Moins il trouvera, plus il cherchera ; mais qu’il trouve une fois pour toutes, et nous en voilà délivrés.

JACQUELINE.

C’est impossible ! il n’y faut pas songer.

CLAVAROCHE.

Un rendez-vous dans un jardin n’est pas d’ailleurs un si gros péché. À la rigueur, si vous craignez l’air, vous n’avez qu’à ne pas descendre. On ne trouvera que le jeune homme, et il s’en tirera toujours. Il serait plaisant qu’une femme ne puisse prouver qu’elle est innocente quand elle l’est. Allons ! vos tablettes, et prenez-moi le crayon que voici.

JACQUELINE.

Vous n’y pensez pas, Clavaroche ; c’est un guet-apens que vous faites là.

CLAVAROCHE, lui présentant un crayon et du papier.

Écrivez donc, je vous en prie : À minuit, ce soir, au jardin.

JACQUELINE.

C’est envoyer cet enfant dans un piège, c’est le livrer à l’ennemi.

CLAVAROCHE.

Ne signez pas, c’est inutile.

Il prend le papier.

Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous ferez mieux de rester chez vous. Laissez ce jeune homme se promener seul, et profiter du temps qu’il fait. Je pense, comme vous, qu’on aurait peine à croire que c’est pour vos marchands qu’il vient. Vous ferez mieux, si on vous interroge, de dire que vous ignorez tout, et que vous n’êtes pour rien dans l’affaire.

JACQUELINE.

Ce mot d’écrit sera un témoin.

CLAVAROCHE.

Fi donc ! nous autres gens de cœur, pensez-vous que nous allions montrer à un mari de l’écriture de sa femme ? Que pourrions-nous y gagner ? En serions-nous donc moins coupables de ce qu’un crime serait partagé ? D’ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un peu sans doute, et que ces caractères sont presque déguisés. Allons ! je vais donner cette lettre au jardinier, Fortunio l’aura tout de suite. Venez ; les vautours ont leur proie, et l’oiseau de Vénus, la pâle tourterelle, peut dormir en paix sur son nid.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

Une charmille.

FORTUNIO, seul, assis sur l’herbe.

Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement pour détourner sur lui les soupçons tombés sur un autre ; lui laisser croire qu’on l’aime, le lui dire au besoin ; troubler peut-être bien des nuits tranquilles ; remplir de doute et d’espérance un cœur jeune et prêt à souffrir ; jeter une pierre dans un lac qui n’avait jamais eu encore une seule ride à sa surface ; exposer un homme aux soupçons, à tous les dangers de l’amour heureux, et cependant ne lui rien accorder ; rester immobile et inanimée dans une œuvre de vie et de mort ; tromper, mentir, – mentir du fond du cœur ; faire de son corps un appât ; jouer avec tout ce qu’il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés : voilà ce qui fait sourire une femme ! voilà ce qu’elle fait d’un petit air distrait.

Il se lève.

C’est ton premier pas, Fortunio, dans l’apprentissage du monde. Pense, réfléchis, compare, examine, ne te presse pas de juger. Cette femme-là a un amant qu’elle aime ; on la soupçonne, on la tourmente, on la menace ; elle est effrayée, elle va perdre l’homme qui remplit sa vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son mari se lève en sursaut, averti par un espion ; il la réveille, il veut la traîner à la barre d’un tribunal. Sa famille va la renier, une ville entière va la maudire ; elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et ne peut cesser d’aimer. À tout prix il faut qu’elle sauve l’unique objet de ses inquiétudes, de ses angoisses et de ses douleurs ; il faut qu’elle aime pour continuer de vivre, et qu’elle trompe pour aimer. Elle se penche à sa fenêtre, elle voit un jeune homme au bas ; qui est-ce ? Elle ne le connaît point, elle n’a jamais rencontré son visage ; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible ou insouciant ? elle n’en sait rien ; elle a besoin de lui, elle l’appelle, elle lui fait signe, elle ajoute une fleur à sa parure, elle parle, elle a mis sur une carte le bonheur de sa vie, et elle joue à rouge ou noir. Si elle s’était aussi bien adressée à Guillaume qu’à moi, que serait-il arrivé de cela ? Guillaume est un garçon honnête, mais qui ne s’est jamais aperçu que son cœur lui servît à autre chose qu’à respirer. Guillaume aurait été ravi d’aller dîner chez son patron, d’être à côté de Jacqueline à table, tout comme j’en ai été ravi moi-même ; mais il n’en aurait pas vu davantage ; il ne serait devenu amoureux que de la cave de maître André ; il ne se serait point jeté à genoux, il n’aurait point écouté aux portes ; c’eût été pour lui tout profit. Quel mal y eût-il eu alors qu’on se servît de lui à son insu pour détourner les soupçons d’un mari ? Aucun. Il eût paisiblement rempli l’office qu’on lui eût demandé ; il eût vécu heureux, tranquille, dix ans sans s’en apercevoir. Jacqueline aussi eût été heureuse, tranquille, dix ans sans lui en dire un mot. Elle lui aurait fait des coquetteries, et il y aurait répondu ; mais rien n’eût tiré à conséquence. Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait se plaindre le jour où la vérité viendrait.

Il se rassoit.

Pourquoi s’est-elle adressée à moi ? Savait-elle donc que je l’aimais ? Pourquoi à moi plutôt qu’à Guillaume ? Est-ce hasard ? Est-ce calcul ? Peut-être au fond se doutait-elle que je n’étais pas indifférent. M’avait-elle vu à cette fenêtre ? S’était-elle jamais retournée le soir, quand je l’observais dans le jardin ? Mais si elle savait que je l’aimais, pourquoi alors ? Parce que cet amour rendait son projet plus facile, et que j’allais, dès le premier mot, me prendre au piège qu’elle me tendait. Mon amour n’était qu’une chance favorable ; elle n’y a vu qu’une occasion. Est-ce bien sûr ? N’y a-t-il rien autre chose ? Quoi ! elle voit que je vais souffrir, et elle ne pense qu’à en profiter ! Quoi ! elle me trouve sur ses traces, l’amour dans le cœur, le désir dans les yeux, jeune et ardent, prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses pieds, elle me sourit et me dit qu’elle m’aime, c’est un calcul, et rien de plus ! Rien, rien de vrai dans ce sourire, dans cette main qui m’effleure la main, dans ce son de voix qui m’enivre ? Ô Dieu juste ! s’il en est ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel abîme suis-je tombé ?

Il se lève.

Non, tant d’horreur n’est pas possible ! Non, une femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée ! Non, quand je le verrais de mes yeux, quand je l’entendrais de sa bouche, je ne croirais pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait, elle ne m’aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir que je l’aimais. Quand elle me tendait la main, elle ne me donnait pas son cœur, mais elle laissait le mien se donner. Quand elle me disait : « Je vous aime, » elle voulait dire : « Aimez-moi. » Non, Jacqueline n’est pas méchante ; il n’y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment, elle trompe, elle est femme ; elle est coquette, railleuse, joyeuse, audacieuse, mais non infâme, non insensible. Ah ! insensé, tu l’aimes ! tu l’aimes ! tu pries, tu pleures, et elle se rit de toi !

Entre Madelon.

MADELON.

Ah ! Dieu merci ! je vous trouve enfin ; Madame vous demande ; elle est dans sa chambre. Venez vite, elle vous attend.

FORTUNIO.

Sais-tu ce qu’elle a à me dire ? Je ne saurais y aller maintenant.

MADELON.

Vous avez donc affaire aux arbres ? Elle est bien inquiète, allez ! toute la maison est en colère.

LE JARDINIER, entrant.

Vous voilà donc, Monsieur ? on vous cherche partout ; voilà un mot d’écrit pour vous, que notre maîtresse m’a donné tantôt.

FORTUNIO, lisant.

À minuit, ce soir, au jardin.

Haut.

C’est de la part de Jacqueline ?

LE JARDINIER.

Oui, Monsieur ; y a-t-il réponse ?

GUILLAUME, entrant.

Que fais-tu donc, Fortunio ? on te demande dans l’étude.

FORTUNIO.

J’y vais, j’y vais.

Bas à Madelon.

Qu’est-ce que tu disais tout à l’heure ? Quelle inquiétude a ta maîtresse ?

MADELON, bas.

C’est un secret. Maître André s’est fâché.

FORTUNIO, de même.

Il s’est fâché ? Pour quelle raison ?

MADELON, de même.

Il s’est mis en tête que Madame recevait quelqu’un en secret. Vous n’en direz rien, n’est-ce pas ? Il veut se cacher cette nuit dans l’étude ; c’est moi qui ai découvert cela, et si je vous le dis, dame ! c’est que je pense que vous n’y êtes pas indifférent.

FORTUNIO.

Pourquoi se cacher dans l’étude ?

MADELON.

Pour tout surprendre et faire son procès.

FORTUNIO.

En vérité ! est-ce possible ?

LE JARDINIER.

Y a-t-il réponse, Monsieur ?

FORTUNIO.

J’y vais moi-même ; allons, partons.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

Une chambre.

JACQUELINE, seule.

Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu’un homme comme maître André, une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger ? Je n’enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il n’a d’entrailles pour rien. À quoi bon exposer Fortunio, lorsqu’il n’y a rien de si simple que de n’exposer ni soi ni personne ? Je veux croire que tout soupçon s’évanouirait par ce moyen ; mais le moyen lui-même est un mal, et je ne veux pas l’employer. Non, cela me coûte et me déplaît ; je ne veux pas que ce garçon soit maltraité ; puisqu’il dit qu’il m’aime, eh bien ! soit ; je ne rends pas le mal pour le bien.

Entre Fortunio.

On a dû vous remettre un billet de ma part ; l’avez vous lu ?

FORTUNIO.

On me l’a remis, et je l’ai lu ; vous pouvez disposer de moi.

JACQUELINE.

C’est inutile, j’ai changé d’avis ; déchirez-le, et n’en parlons jamais.

FORTUNIO.

Puis-je vous servir en quelque autre chose ?

JACQUELINE, à part.

C’est singulier, il n’insiste pas.

Haut.

Mais non ; je n’ai pas besoin de vous. Je vous avais demandé votre chanson.

FORTUNIO.

La voilà. Sont-ce tous vos ordres ?

JACQUELINE.

Oui, – je crois que oui. Qu’avez-vous donc ? Vous êtes pâle, ce me semble.

FORTUNIO.

Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de me retirer.

JACQUELINE.

Je l’aime beaucoup, cette chanson ; elle a un petit air naïf qui va avec votre coiffure, et elle est bien faite par vous.

FORTUNIO.

Vous avez beaucoup d’indulgence.

JACQUELINE.

Oui, voyez-vous ! j’avais eu d’abord l’idée de vous faire venir ; mais j’ai réfléchi, c’est une folie ; je vous ai trop vite écouté. – Mettez-vous donc au piano, et chantez-moi votre romance.

FORTUNIO.

Excusez-moi, je ne saurais maintenant.

JACQUELINE.

Et pourquoi donc ? Êtes-vous souffrant, ou si c’est un méchant caprice ? J’ai presque envie de vouloir que vous chantiez bon gré, mal gré. Est-ce que je n’ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de papier-là ?

Elle place la chanson sur le piano.

FORTUNIO.

Ce n’est pas mauvaise volonté ; je ne puis rester plus longtemps, et maître André a besoin de moi.

JACQUELINE.

Il me plaît assez que vous soyez grondé ; asseyez-vous là et chantez.

FORTUNIO.

Si vous l’exigez, j’obéis.

Il s’assoit.

JACQUELINE.

Eh bien ! à quoi pensez-vous donc ? Est-ce que vous attendez qu’on vienne ?

FORTUNIO.

Je souffre ; ne me retenez pas.

JACQUELINE.

Chantez d’abord, nous verrons ensuite si vous souffrez et si je vous retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas ? Eh bien ! que fait-il donc ? Allons, voyons ! si vous chantez, je vous donnerai le bout de ma mitaine.

FORTUNIO.

Tenez ! Jacqueline, écoutez-moi : vous auriez mieux fait de me le dire, et j’aurais consenti à tout.

JACQUELINE.

Qu’est-ce que vous dites ? de quoi parlez-vous ?

FORTUNIO.

Oui, vous auriez mieux fait de me le dire ; oui, devant Dieu, j’aurais tout fait pour vous.

JACQUELINE.

Tout fait pour moi ? qu’entendez-vous par là ?

FORTUNIO.

Ah ! Jacqueline, Jacqueline ! il faut que vous l’aimiez beaucoup ; il doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié.

JACQUELINE.

Moi, je vous raille ? Qui vous l’a dit ?

FORTUNIO.

Je vous en supplie, ne mentez pas davantage ; en voilà assez ; je sais tout.

JACQUELINE.

Mais enfin, qu’est-ce que vous savez ?

FORTUNIO.

J’étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là.

JACQUELINE.

Est-ce possible ? Vous étiez dans l’alcôve ?

FORTUNIO.

Oui, j’y étais ; au nom du Ciel ! ne dites pas un mot là-dessus.

Un silence.

JACQUELINE.

Puisque vous savez tout, Monsieur, il ne me reste maintenant qu’à vous prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous pour ne pas même vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que vous le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins excuser ma conduite ; mais vous êtes malheureusement une partie trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et j’attends.

FORTUNIO.

N’ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui puisse vous nuire, je me coupe cette main-là.

JACQUELINE.

Il me suffit de votre parole, et je n’ai pas droit d’en douter. Je dois même dire que, si vous l’oubliiez, j’aurais encore moins de droit de m’en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C’est sans vous connaître, Monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus grand. Puisque je m’y suis exposée, traitez-moi donc comme vous l’entendrez. Quelques paroles échangées hier voudraient peut-être une explication. Ne pouvant tout justifier, j’aime mieux me taire sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la seule personne offensée. Si cela est, que ces deux jours s’oublient ; plus tard, nous en reparlerons.

FORTUNIO.

Jamais ; c’est le souhait de mon cœur.

JACQUELINE.

Comme vous voudrez ; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus vous voir, j’aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte, puisque vous me promettez le silence ; mais il existe une autre personne dont la présence dans cette maison peut avoir des suites fâcheuses.

FORTUNIO.

Je n’ai rien à dire à ce sujet.

JACQUELINE.

Je vous demande de m’écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir. Quoi que vous puissiez exiger, je m’y soumettrai sans murmure. Ne me quittez pas sans y réfléchir ; dictez vous-même les conditions. Faut-il que la personne dont je parle s’éloigne d’ici pendant quelque temps ? Faut-il qu’elle s’excuse près de vous ? Ce que vous jugerez convenable sera reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le souvenir de quelques plaisanteries m’oblige à vous interroger sur ce point. Que décidez-vous ? répondez.

FORTUNIO.

Je n’exige rien. Vous l’aimez ; soyez en paix tant qu’il vous aimera.

JACQUELINE.

Je vous remercie de ces deux promesses. Si vous veniez à vous en repentir, je vous répète que toute condition sera reçue, imposée par vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer autrement mes torts ? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous obliger ? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que je ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins désavantageux. Que puis-je faire ? je suis à vos ordres.

FORTUNIO.

Rien. Adieu, Madame. Soyez sans crainte ; vous n’aurez jamais à vous plaindre de moi.

Il va pour sortir et prend sa romance.

JACQUELINE.

Ah ! Fortunio, laissez-moi cela.

FORTUNIO.

Et qu’en ferez-vous, cruelle que vous êtes ? Vous me parlez depuis un quart d’heure, et rien du cœur ne vous sort des lèvres. Il s’agit bien de vos excuses, de sacrifices et de réparations ! Il s’agit bien de votre Clavaroche et de sa sotte vanité ! il s’agit bien de mon orgueil ! Vous croyez donc l’avoir blessé ? Vous croyez donc que ce qui m’afflige, c’est d’avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner ? Je ne m’en souviens seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous croyez donc que je n’en sens rien ? Quand je vous parle de deux ans de souffrances, vous croyez donc que je fais comme vous ? Eh quoi ! vous me brisez le cœur, vous prétendez vous en repentir, et c’est ainsi que vous me quittez ! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre une faute, et vous en avez du regret ; vous rougissez, vous détournez la tête ; ce que je souffre vous fait pitié ; vous me voyez, vous comprenez votre œuvre ; et la blessure que vous m’avez faite, voilà comme vous la guérissez ! Ah ! elle est au cœur, Jacqueline, et vous n’aviez qu’à tendre la main. Je vous le jure, si vous l’aviez voulu, quelque honteux qu’il soit de le dire, quand vous en souririez vous-même, j’étais capable de consentir à tout. Ô Dieu ! la force m’abandonne ; je ne peux pas sortir d’ici.

Il s’appuie sur un meuble.

JACQUELINE.

Pauvre enfant ! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon.

FORTUNIO.

Ah ! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont je ne suis pas digne ; ce n’est pas pour moi qu’ils sont faits. Je n’ai pas l’esprit inventif, je ne suis ni heureux ni habile ; je ne saurais à l’occasion forger un profond stratagème. Insensé ! j’ai cru être aimé ! oui, parce que vous m’aviez souri, parce que votre main tremblait dans la mienne, parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux, et m’inviter comme deux anges à un festin de joie et de vie ; parce que vos lèvres s’étaient ouvertes, et qu’un vain son en était sorti ; oui, je l’avoue, j’avais fait un rêve, j’avais cru qu’on aimait ainsi ! Quelle misère ! Est-ce à une parade que votre sourire m’avait félicité de la beauté de mon cheval ? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait ébloui les yeux ? Je sortais d’une salle obscure, d’où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée ; j’étais un pauvre dernier clerc qui s’ingérait de pleurer en silence. C’était bien là ce qu’on pouvait aimer !

JACQUELINE.

Pauvre enfant !

FORTUNIO.

Oui, pauvre enfant ! dites-le encore, car je ne sais si je rêve ou si je veille, et, malgré tout, si vous ne m’aimez pas. Depuis hier je suis assis à terre, je me frappe le cœur et le front ; je me rappelle ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, et je me demande si c’est possible. À l’heure qu’il est, vous me le dites, je le sens, j’en souffre, j’en meurs, et je n’y crois ni ne le comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline ? Comment se peut-il que, sans aucun motif, sans avoir pour moi ni amour ni haine, sans me connaître, sans m’avoir jamais vu ; comment se peut-il que vous que tout le monde aime, que j’ai vue faire la charité et arroser ces fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez en Dieu, à qui jamais... Ah ! je vous accuse, vous que j’aime plus que ma vie ! ô ciel ! vous ai-je fait un reproche ? Jacqueline, pardonnez-moi.

JACQUELINE.

Calmez-vous, venez, calmez-vous.

FORTUNIO.

Et à quoi suis-je bon, grand Dieu ! sinon à vous donner ma vie ? sinon au plus chétif usage que vous voudrez faire de moi ? sinon à vous suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine ? J’ose me plaindre, et vous m’aviez choisi ! ma place était à votre table, j’allais compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies, de me sourire comme vous ; votre belle et radieuse image commençait à marcher devant moi, et je la suivais ; j’allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline ? est-ce que j’ai fait quelque chose pour que vous me chassiez ? pourquoi donc ne voulez-vous pas faire encore semblant de m’aimer ?

Il tombe sans connaissance.

JACQUELINE, courant à lui.

Seigneur, mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ? Fortunio, revenez à vous.

FORTUNIO.

Qui êtes-vous ? laissez-moi partir.

JACQUELINE.

Appuyez-vous, venez à la fenêtre ; de grâce, appuyez-vous sur moi ; posez ce bras sur mon épaule, je vous en supplie, Fortunio.

FORTUNIO.

Ce n’est rien ; me voilà remis.

JACQUELINE.

Comme il est pâle, et comme son cœur bat ! Voulez-vous vous mouiller les tempes ? Prenez ce coussin, prenez ce mouchoir ; vous suis-je tellement odieuse que vous me refusiez cela ?

FORTUNIO.

Je me sens mieux, je vous remercie.

JACQUELINE.

Comme ces mains-là sont glacées ! Où allez-vous ? vous ne pouvez sortir. Attendez du moins un instant. Puisque je vous fais tant souffrir, laissez-moi du moins vous soigner.

FORTUNIO.

C’est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j’ai pu vous dire ; je n’étais pas maître de mes paroles.

JACQUELINE.

Que voulez-vous que je vous pardonne ? Hélas ! c’est vous qui ne pardonnez pas. Mais qui vous presse ? pourquoi me quitter ? Vos regards cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas ? Restez en repos, je vous conjure. Pour l’amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez sortir encore.

FORTUNIO.

Non ! adieu ; je ne puis rester.

JACQUELINE.

Ah ! je vous ai fait bien du mal !

FORTUNIO.

On me demandait quand je suis monté ; adieu, Madame, comptez sur moi.

JACQUELINE.

Vous reverrai-je ?

FORTUNIO.

Si vous voulez.

JACQUELINE.

Monterez-vous ce soir au salon ?

FORTUNIO.

Si cela vous plaît.

JACQUELINE.

Vous partez donc ? – encore un instant !

FORTUNIO.

Adieu, adieu ! je ne puis rester.

Il sort.

JACQUELINE appelle.

Fortunio ! écoutez-moi !

FORTUNIO, rentrant.

Que me voulez-vous, Jacqueline ?

JACQUELINE.

Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander pardon ; je ne veux revenir sur rien ; je ne veux pas me justifier. Vous êtes bon, brave et sincère ; j’ai été fausse et déloyale : je ne peux pas vous quitter ainsi.

FORTUNIO.

Je vous pardonne de tout mon cœur.

JACQUELINE.

Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous ? que voulez-vous faire ? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici ?

FORTUNIO.

Vous m’aviez fait demander.

JACQUELINE.

Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous. Est-ce que vous y seriez venu ?

FORTUNIO.

Oui, si c’était pour vous rendre service, et je vous avoue que je le croyais.

JACQUELINE.

Pourquoi pour me rendre service ?

FORTUNIO.

Madelon m’a dit quelques mots...

JACQUELINE.

Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin !

FORTUNIO.

Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c’est que je mourrais de bon cœur pour vous, et le second, c’est que je ne mentais jamais.

JACQUELINE.

Vous le saviez et vous veniez ! Songez-vous à ce que vous dites ? Il s’agissait d’un guet-apens.

FORTUNIO.

Je savais tout.

JACQUELINE.

Il s’agissait d’être surpris, d’être tué peut-être, traîné en prison ; que sais-je ? C’est horrible à dire.

FORTUNIO.

Je savais tout.

JACQUELINE.

Vous saviez tout ? vous saviez tout ? Vous étiez caché là, hier, dans cette alcôve, derrière ce rideau. Vous écoutiez, n’est-il pas vrai ? vous saviez encore tout, n’est-ce pas ?

FORTUNIO.

Oui.

JACQUELINE.

Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous raille, et que je vous tue ? vous saviez que j’aime Clavaroche et qu’il me fait faire tout ce qu’il veut ? que je joue une comédie ? que là, hier, je vous ai pris pour dupe ? que je suis lâche et méprisable ? que je vous expose à la mort par plaisir ? Vous saviez tout, vous en étiez sûr ? Eh bien ! eh bien !... qu’est-ce que vous savez maintenant ?

FORTUNIO.

Mais, Jacqueline, je crois... je sais...

JACQUELINE.

Sais-tu que je t’aime, enfant que tu es ? qu’il faut que tu me pardonnes ou que je meure ; et que je te le demande à genoux ?

 

 

Scène IV

 

La salle à manger.

Maître André, Clavaroche, Fortunio et Jacqueline, à table.

MAÎTRE ANDRÉ.

Grâce au Ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et tous amis. Si je doute jamais de ma femme, puisse mon vin m’empoisonner !

JACQUELINE.

Donnez-moi donc à boire, Monsieur Fortunio.

CLAVAROCHE, bas.

Je vous répète que votre clerc m’ennuie ; faites-moi la grâce de le renvoyer.

JACQUELINE, bas.

Je fais ce que vous m’avez dit.

MAÎTRE ANDRÉ.

Quand je pense qu’hier j’ai passé la nuit dans l’étude à me morfondre sur un maudit soupçon, je ne sais de quel nom m’appeler.

JACQUELINE.

Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin.

CLAVAROCHE, bas.

Me croyez-vous un autre maître André ? Si votre clerc ne sort de la maison, j’en sortirai tantôt moi-même.

JACQUELINE.

Je fais ce que vous m’avez dit.

MAÎTRE ANDRÉ.

Mais je l’ai conté à tout le monde ; il faut que justice se fasse ici-bas. Toute la ville saura qui je suis ; et désormais, pour pénitence, je ne douterai de quoi que ce soit.

JACQUELINE.

Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.

CLAVAROCHE, bas.

En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que cela signifie. Ce n’est pas là ce que je vous ai dit.

MAÎTRE ANDRÉ.

Oui ! aux amours de Fortunio !

Il chante.

Amis, buvons, buvons sans cesse.

FORTUNIO.

Cette chanson-là est bien vieille ; chantez donc, Monsieur Clavaroche !

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