Le Brigand Napolitain (Adolphe DE LEUVEN - Armand D'ARTOIS - Philippe-Auguste-Alfred PITTAUD DE FORGES)

Vaudeville en deux actes

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 25 septembre 1829.

 

Personnages

 

AMBROSIO, dit DIAVOLO, fameux chef de brigands

GUSTAVE DE MÉRIGNY, jeune peintre français

LOUISA D’AMALFI, veuve d’un seigneur romain

CARLO, jeune lazzarone

CAPLAIN, vieux Français, lieutenant de Diavolo

SACRIPANTI, faisant partie de la bande de Diavolo

FORIOSO, faisant partie de la bande de Diavolo

LAZARO, apprenti voleur

BOULE DE NEIGE, nègre, voleur

BRIGANDS de la bande de Diavolo

DOMESTIQUES de Louisa

LAZZARONI

PEUPLE

BALADINS

 

Le premier acte se passe à Naples, et le second dans les environs.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une place dans un des faubourgs de Naples. À gauche, une maison de belle apparence. À droite, en face de la maison, des baraques de fantoccini, devant lesquelles sont des tréteaux pour faire la parade. Dans le fond, on aperçoit des maisons et des édifices.

 

 

Scène première

 

BALADINS, LAZZARONI, PEUPLE

 

Au lever du rideau, un paillasse et d’autres baladins paraissent sur les tréteaux, qui sont éclairés par une rangée de lampions : au son d’une fanfare bruyante, ils attirent devant leurs baraques les gens du peuple répandus sur la place. Les lazzaroni quittent un marchand de macaroni, qu’ils entouraient, pour venir grossir la foule des curieux. Ce lever de rideau doit présenter un tableau animé.

CHŒUR DES BALADINS.

Air de la Cenerentola.

Entrez, entrez, messieurs, le plaisir vous appelle.
Il faut toujours obéir à sa voix !
De monseigneur Polichinelle
Venez admirer les exploits.

CHŒUR DE PEUPLE.

Nous accourons ; ici, le plaisir nous appelle,
Il faut toujours obéir à sa voix.
De monseigneur Polichinelle
Allons admirer les exploits !

Tout le monde entre dans les baraques, les baladins disparaissent aussi.

 

 

Scène II

 

GUSTAVE, LOUISA

 

LOUISA, en costume simple, mais élégant.

Mon cher Gustave, nous avons prolongé notre promenade plus tard qu’à l’ordinaire...

GUSTAVE.

Le temps passe vite, en parcourant ces riantes campagnes de Naples, surtout avec un guide tel que vous...

LOUISA.

Notre sécurité augmente encore notre bonheur, et je me félicite tous les jours d’être venue habiter ce faubourg... Ici, je puis vous voir à chaque instant, et j’échappe enfin aux persécutions du comte d’Amalfi, mon beau-frère ! Que de chagrins ne m’a-t-il pas causés pendant mon veuvage !... combien n’ai-je pas eu à souffrir de ses assiduités !... Enfin, depuis quelque temps, je n’entends plus parler de lui, et j’espère que, découragé par mes refus, il aura porté ailleurs ses vues intéressées.

GUSTAVE.

Je suis loin de partager votre sécurité, ma chère Louisa... Quoiqu’étranger, je connais peut-être mieux que vous le caractère de vos compatriotes... jamais leur vengeance n’est plus à craindre que lorsqu’elle paraît sommeiller.

LOUISA.

Auriez-vous reçu quelque avis ?...

GUSTAVE.

Écoutez, Louisa... Jusqu’à ce jour, j’ai craint de vous faire partager mes inquiétudes, mais, depuis que vous m’avez donné le droit de veiller à votre sûreté, moins confiant que vous, j’ai dû faire épier les démarches de notre ennemi commun, et j’ai enfin acquis la certitude qu’il n’a pas renoncé à ses projets...

LOUISA, vivement.

Vous m’effrayez !...

GUSTAVE,

J’ai mis sur ses traces un homme intelligent, qui chaque jour me rend compte de ses démarches...

LOUISA.

Qui donc ?...

GUSTAVE.

Un jeune pêcheur lazzarone que vous avez pu voir quelquefois ici... il se nomme Carlo... Il y a deux mois, dans une de mes courses sur les bords du Garigliano, j’aperçus un malheureux emporté par le courant... je lui sauvai la vie, et depuis cet instant, il a conservé pour moi une reconnaissance qui me répond de son dévouement... Son air simple et naïf cache un esprit souple et adroit, et il a su se ménager des intelligences dans le palais du comte ; les avis qu’il me donne journellement m’ont enfin fixé sur le parti qui me reste à prendre.

LOUISA.

Et qu’avez-vous décidé, mon ami ?

GUSTAVE.

De quitter l’Italie, et de vous conduire en France !

LOUISA.

Quoi ! abandonner ma patrie !

GUSTAVE.

Il le faut, chère Louisa... Le moindre retard pourrait devenir fatal... Votre beau-frère est puissant en ce pays, où les lois n’offrent souvent à l’opprimé qu’un bien faible appui... il soupçonne déjà notre intelligence... s’il apprenait qu’un mariage secret nous unit depuis un mois, sa fureur ne connaîtrait plus de bornes, et je frémis de vous exposer à sa vengeance... En France, au moins, dans ma belle patrie, qui va bientôt devenir la vôtre, nous serons à l’abri de ses coups...

LOUISA.

Mon ami, vous êtes mon seul protecteur... je m’abandonne à vous... je vous suivrai partout.

GUSTAVE.

Eh ! bien... ne perdons pas de temps... dès demain, nous pouvons être sur la route de France.

Air de la Vieille.

Au beau pays de France
Plus de chagrins, plus d’alarmes pour nous ;
Ces bords chéris, ton aimable présence,
À mes regards va les rendre plus doux ;
Mais mon bonheur fera bien des jaloux
Au beau pays de France.

LOUISA.

Au beau pays de France,
On me l’a dit, il est plus d’un trompeur.
Ô mon ami ! si toujours la constance
Pour ta Louisa fait palpiter ton cœur,
Enfin j’aurai trouvé le vrai bonheur
Au beau pays de France.

On entend une bruyante musique.

Quel est ce bruit ?

GUSTAVE.

Sans doute encore un de ces spectacles ambulants qui viennent chaque soir s’établir sur cette place... Rentrons, chère Louisa, et allons tout disposer pour notre départ.

Ils entrent dans la maison à gauche.

 

 

Scène III

 

BALADINS, LAZZARONI, PEUPLE

 

Toutes les personnes que l’on a vu entrer dans les baraques à la première scène, en sortent ; les baladins reparaissent sur leurs tréteaux.

CHŒUR DU PEUPLE.

Air : Répondons à ce cri de victoire ! (Siège de Corinthe.)

C’est charmant ! Quel spectacle agréable !
Quel talent
Amusant,
Séduisant !
Leur souplesse est vraiment
Admirable.
Leur habit,
Leur esprit,
Tout séduit !

La musique que l’on a entendu à la fin de la scène précédente se fait entendre de nouveau, mais plus rapprochée. Tout le monde remonte la scène. Fanfare bruyante et marche.

 

 

Scène IV

 

BALADINS, LAZZARONI, PEUPLE, DIAVOLO, FORIOSO, BRIGANDS de sa bande, grotesquement déguisés

 

Diavolo, vêtu en charlatan, et jouant de la mandoline, entre assis dans une voiture découverte, traînée par un homme qui l’amène au milieu du théâtre ; Forioso, en Scaramouche, est placé sur le devant de la voiture, où il fait des lazzis. Les autres exécutent une marche brillante, avec une grosse caisse, des cymbales et une clarinette. Tout le monde vient se ranger autour de la voiture.

DIAVOLO, aux musiciens.

Suspendez ce concert mélodieux !...

La musique cesse.

Je demande pardon à l’honorable société de me présenter devant elle dans ce simple appareil : ordinairement mon équipage est conduit par deux superbes coursiers ; mais ce brave homme, que j’ai guéri d’une fièvre de cheval, a voulu les dételer pour me conduire lui-même sur cette place. Je dois vous déclarer, messieurs, mesdames et mesdemoiselles, s’il y en a, que j’arrive ici paré, non des vaines décorations de l’orgueil, mais tout bonnement de ma science médicale, et environné de tous les trésors de la pharmacochimie ; je suis un pharmacopole, ou si vous aimez mieux, un apothicaire ; c’est vous dire que j’ai étudié, et que je connais le monde sur toutes ses faces ; et, pour commencer par les mâchoires, messieurs, outre l’art de la dentissure que j’exerce depuis deux cents ans de père en fils, sans faire crier, je possède encore le secret des pilules merveilleuses qui guérissent radicalement en une minute... ou quinze jours tout au plus ; leur effet est miraculeux et spontané pour les rhumatismes, les coqueluches, les migraines, les coliques, et toutes les toux. Qu’est ce qui a la colique ? qu’est-ce qui tousse ? qu’est-ce qui veut avaler des pilules ?

Prenant des petits paquets et les montrant.

Ceci, messieurs, est une poudre d’une espèce toute particulière ; elle se vend en paquets et se prend en boulettes... C’est par cette poudre qu’on obtient des faveurs et des places... c’est par elle qu’on se pousse dans les palais des grands, dans les hôtels des ambassadeurs, et dans les cabinets des ministres... Mais, me dira-t-on, pour exposer ainsi les produits de ton industrie, tu es donc marchand ?... Non, messieurs... Négociant ?... Non, messieurs... Banquier... agent de change... escamoteur... ou toute autre denrée ?... Non, non, messieurs... je suis tout simplement un savant modeste qui s’occupe du délassement de la société et de la satisfaction de ses semblables... en un mot... un physicien... et, comme il faut que chacun vive de son métier, je distribue mes paquets sans distinction d’âge, de sexe ni de rang, à ceux qui en désirent... les laissant au prix le plus modéré, aux veuves, aux orphelins, aux gens peu favorisés de la fortune sous le rapport de la monnaie, ainsi qu’aux enfants en bas âge et aux militaires non gradés... Musique !...

On exécute une symphonie brillante, pendant laquelle tous les assistants se pressent autour de la voiture pour acheter les drogues de Diavolo.

Seigneurs !... faites-vous servir... achetez... achetez et payez... Et si ces pilules... si ces paquets ne suffisent pas, je reviendrai demain à pareille heure sur cette même place... où j’espère, avec le consentement de l’honorable société, avoir l’honneur de vous en faire avaler bien d’autres !

CHŒUR DU PEUPLE.

C’est charmant !
Quel spectacle agréable, etc.

Le peuple se disperse. Les baladins éteignent leurs lampions et quittent leurs tréteaux. Le théâtre se trouve dans l’obscurité.

 

 

Scène V

 

DIAVOLO, FORIOSO, BRIGANDS

 

Diavolo descend de la voiture, et vient en scène avec ses compagnons.

DIAVOLO.

La séance publique est levée... Je crois que je leur ai donné de la médecine pour leur argent... Ah ! ça, enfants, nous voilà en famille, redevenons nous-mêmes ; allons droit au fait...

FORIOSO.

C’est ça... au fait...

DIAVOLO.

Silence ! Forioso, je n’ai pas besoin de votre approbation... Qu’on m’écoute.

TOUS, se rapprochant.

Nous écoutons.

DIAVOLO.

Vous devez bien penser que je ne vous ai pas amenés ici, purement et simplement pour vous amuser aux bagatelles de la poche !

FORIOSO.

Nous ignorions...

DIAVOLO.

Silence ! donc, encore une fois... Du côté de l’imagination, vous êtes en retard, c’est connu ; mais le cœur est bon, dès qu’il y a de l’argent à gagner, et l’expédition actuelle est gentille quant au métal, et facile quant à l’exécution.

FORIOSO.

Tu n’as qu’à parler, capitaine, nous sommes toujours là.

DIAVOLO.

Il s’agirait tout bonnement de faire faire une petite quarantaine, dans nos montagnes, à un jeune peintre français.

FORIOSO.

Un peintre !... ça fait de bien mauvaises pratiques, les peintres...

DIAVOLO.

Il y a double danger pour nous, j’en conviens...

Air du Carnaval de Béranger.

Il est cruel de se mettre à la piste
De gens qui n’ont ni ducats ni bijoux ;
Le plus souvent un Français, un artiste,
Ça se défend et ça n’a pas le sou.
À son retour de course fructueuse,
J’aimerais mieux attaquer, en tous cas,
De l’Opéra quelque jeune danseuse,
Ça roul’ sur l’or et ça n’ se défend pas !

Mais, soyez tranquilles, il ne s’agit pas ici de faire payer une rançon au jeune artiste en question... C’est un vieux et riche seigneur de mes amis qui m’a prié de lui faire respirer pendant quelque temps l’air pur de nos montagnes... il a pour cela des raisons particulières... des raisons de famille...

FORIOSO.

Je comprends... le jeune peintre français aura soufflé la maîtresse du vieux seigneur de tes amis...

DIAVOLO.

C’est cela même...

FORIOSO.

Ils n’en font jamais d’autres, ces Français...

DIAVOLO.

Vous voilà au fait... mais il n’est pas encore temps d’agir... Avant tout, placez mon équipage à l’entrée de cette petite rue qui donne sur la campagne.

Deux brigands roulent la voiture dans la coulisse à gauche, et la placent de manière à ce que la caisse reste en vue.

Toi, Forioso, va chercher les chevaux... tu les attelleras à la voiture et tu prépareras nos montures... il faudra brûler le pavé... Vous, comme il est peu nécessaire qu’on vous voie en troupe à cette heure, quoique vous soyez très proprement costumés, vous allez me faire l’amitié de vous promener autour de cette place... chacun de votre côté comme de bons bourgeois... et qu’on soit prêt à paraître au premier signal.

Fausse sortie des brigands.

Ah ! un dernier mot de morale... Songez que vous avez besoin de toute votre tête... ainsi pas de stations dans les cabarets, et souvenez-vous toujours que les liqueurs fortes ravalent l’homme au niveau de la brute...

Air : Pour obtenir celle qu’il aime.

Amis, que rien ne vous divise !
Et que chacun soit diligent !
Suivons toujours cette devise :
Rien pour rien, et tout pour l’argent.
Chassons toute honte frivole,
Vous savez tous que le Temps vole ;
Sans égard pour les honnêt’s gens,
Amis, faisons comme le Temps.

TOUS.

Sans égard pour les honnêt’s gens,
Amis, faisons comme le Temps.

Ils se dispersent.

 

 

Scène VI

 

DIAVOLO, seul

 

Il y a de la témérité à me hasarder ainsi dans Naples, où mon signalement est donné partout... Si l’on pouvait soupçonner que le docteur en habit galonné n’est autre que le fameux Ambrosio Barbone, surnommé Diavolo, qui occupe aujourd’hui les cent bouches de la renommée et les gorges du Pausilippe... autrefois pauvre lazzarone... et aujourd’hui chef de... Allons, ne songeons qu’à l’expédition délicate dont je suis chargé... Ce n’est pas l’enlèvement qui m’embarrasse... Récapitulons : ce Français se nomme Gustave de Mérigny... c’est bien... il vient tous les soirs dans cette maison... c’est encore bien... oui... mais cela ne suffit pas... Si j’allais faire une méprise ?... j’aurais grand besoin de renseignements plus positifs...

On entend chanter dans la coulisse.

J’entends du bruit... on vient de ce côté... observons...

Il se retire à l’écart près de la maison à gauche.

 

 

Scène VII

 

DIAVOLO, caché, CARLO

 

CARLO.

Air : Eh ! vogue la nacelle. (de Panseron.)

Aussitôt qu’on s’éveille,
Chanter un gai refrain ;
Sans penser à la veille,
Sans croire au lendemain ;
Ne voir par la tristesse
Aucun beau jour terni,
Adorer la paresse
Et le macaroni :
Voilà, voilà la vie,
Exempte de soins et d’envie,
Voilà, voilà la vie
Des vrais lazzaroni.

DIAVOLO.

Voilà un gaillard qui n’engendre pas la mélancolie.

CARLO, bâillant.

Ah ! il paraît qu’il est tard... tantôt je m’étais étendu là bas sous ces portiques, et ma foi, il faisait si chaud que je m’y étais endormi... Le joli rêve que je faisais... j’étais riche comme un roi ; j’avais quatre sous à dépenser par jour... aussi comme je m’en donnais !... quelle bombance !... je m’arrêtais à tous les marchands de macaroni, et je mangeais.

DIAVOLO, à part.

Il me semble reconnaître...

CARLO.

Je mangerais encore si je n’avais pas été réveillé par ces hommes... Ils ont passé tout près de moi sans me voir... si près, qu’ils m’ont effleuré le visage avec leurs manteaux. Ah ! ça, maintenant que j’y pense, que signifient ces mots que l’un d’eux a prononcés ? « Le capitaine a beau dire, je ne me sens pas si à mon aise ici que dans nos gorges du Mont-Pausilippe... » Le Mont-Pausilippe n’est-ce pas là que ce scélérat de Diavolo... Ah ! bah ! qu’est-ce que ça me fait ?... L’essentiel à cette heure, est d’aller prendre les ordres du seigneur Gustave.

DIAVOLO, qui s’est rapproché.

Gustave !...

CARLO.

Brave jeune homme ! Il m’a fait dire de venir le trouver dans la maison de la signora Louisa... et je n’aurais garde d’y manquer... il a sans doute besoin de moi...

DIAVOLO, examinant Carlo de plus près.

Plus j’examine ce garçon, et plus il me semble...

CARLO.

Entrons...

Il va pour entrer et se trouve nez à nez avec Diavolo.

DIAVOLO.

Eh ! c’est Carlo !...

CARLO, reculant.

Hein !... qui va là ?...

DIAVOLO.

Ami... imbécile !

CARLO.

Qu’est-ce qui me reconnait comme ça dans 1’ombre !

DIAVOLO.

C’est moi... Comment, Carlo, tu as oublié un ancien camarade ?... nous avons souvent couché sous le même toit... à la belle étoile !

CARLO.

Santa Madona ! c’est Ambrosio !... Comme te voilà galonné des pieds à la tête !...

DIAVOLO.

Et je n’en suis pas plus fier !...

CARLO.

Tu as toujours été ambitieux, toi... serais-tu tambour-major ?...

DIAVOLO.

Non, je suis médecin.

Avec emphase.

J’ai voyagé, j’ai parcouru les quatre parties du monde... l’Europe... l’Asie... l’Afrique et la Lorraine... J’ai étudié les hommes, les climats, les mœurs et les fluxions de poitrine.

CARLO.

Et tu t’es enrichi en guérissant ?...

DIAVOLO, lui frappant sur l’épaule.

Oui, grâce aux simples que j’employais.

CARLO.

Eh ! bien ! moi... je suis toujours comme avant ton départ... Mon humeur, ma figure... ma bourse, mon costume... rien n’a changé... Je suis lazzarone, ni plus, ni moins... mon pli est pris...

DIAVOLO.

Et tu te crois heureux ?...

CARLO.

Mais, oui... les temps ne sont pas trop durs... le macaroni n’est pas cher !...

DIAVOLO.

Toujours insouciant.

CARLO.

Toujours !...

Air : Des coups d’ poings. (Amédée de Beauplan.)

Je n’ai rien, (bis.)
J’ m’ trouv’ bien
Dans mon étoffe !
Citoyen
Philosophe,
Je n’ fais rien,
Et je fais bien.
Qu’on m’ pouss’ par-là !
À droite, à gauche, tout m’ va !
Plus gai qu’un roi,
Partout je suis comm’ chez moi.
Sans ambition, sans effroi,
Sans argent et sans emploi,
On n’est pas, tu le vois,
Plus heureux que moi.

De la foule je m’approche,
Et je m’y trouve engagé,
Sans avoir l’œil sur ma poche,
On n’me prendra pas c’ que j’ai.
Je n’ai rien, etc.

À la fin d’ mon temps sur la terre,
Mes héritiers, c’est conv’nu,
À mon départ n’ riront guère.
J’ m’en irai comm’ je suis venu...
Je n’ai rien, etc.

DIAVOLO.

Chacun son système... Mais, dis-moi donc... tout à l’heure, quand je t’ai rencontré, avec qui causais-tu ?

CARLO.

Avec personne...

DIAVOLO.

C’est singulier... il m’avait semblé t’entendre prononcer un nom... Gustave, je crois... Connaîtrais-tu quelqu’un qui s’appelât ainsi ?

CARLO.

Pourquoi ?

DIAVOLO, d’un air mystérieux.

Ah ! je puis te dire cela à toi... J’ai un secret important à communiquer à un jeune peintre français qui porte ce nom... mais, sans doute, ce n’est pas le même individu...

CARLO, vivement.

Un peintre français... M. Gustave de Mérigny !...

DIAVOLO.

Précisément !

CARLO.

Un brave jeune homme !

DIAVOLO.

Tu t’intéresses à lui ?

CARLO.

Entre nous deux, c’est à la vie, à la mort... tu me connais, tu sais si je suis paresseux ?...

DIAVOLO.

Paresseux comme un lazzarone... c’est tout dire...

CARLO, avec feu.

Eh bien ! vois-tu... pour M. Gustave, je ne dormirais ni jour, ni nuit, et celui qui voudrait lui faire de la peine aurait affaire à moi et à une vingtaine de gaillards, mes amis, qui sont là à dormir dans les environs, et sur lesquels je puis compter.

DIAVOLO, à part.

C’est bon à savoir.

Haut.

Ah ! mon cher Carlo, que je suis aise alors de t’avoir rencontré... Par état, je suis en rapport avec beaucoup de monde...

CARLO.

Eh bien !...

DIAVOLO, à voix basse.

Eh bien ! apprends que j’ai découvert un complot infâme contre le seigneur Gustave...

CARLO.

Il serait vrai ?... les scélérats !... C’est sans doute encore le beau-frère... ce damné comte d’Amalfi...

DIAVOLO.

Comme tu dis... c’est ce damné comte d’Amalfi... Mais je suis là... je puis mettre le seigneur Gustave à l’abri de toute persécution, et pour cela, il ne me faudrait avec lui qu’un entretien de quelques minutes...

CARLO.

Cher Ambrosio !... va, je n’oublierai jamais ce service-là... justement il m’attend ce soir... Viens, je vais te présenter !

DIAVOLO.

Non... je ne voudrais pas entrer dans cette maison... je craindrais d’être vu par les domestiques... et j’ai des raisons particulières...

CARLO.

C’est juste !... mais alors comment faire ?...

DIAVOLO.

Ne pourrais-tu pas lui dire qu’un ami lui demande un entretien secret... ici, sur cette place ?...

CARLO, avec quelque défiance.

Un entretien secret !...

DIAVOLO.

Oh ! tu seras là... avec lui... je n’ai rien de caché pour un ami come toi...

CARLO.

À la bonne heure... Je vais entrer seul, et dans un instant, je t’amène le seigneur Gustave !...

DIAVOLO.

À merveille !...

À part.

Ensemble.

Air : Valse d’Amédée de Beauplan.

Ça va bien. (bis.)
Qu’il sorte de sa demeure,
Ça va bien. (bis.)
Tout à l’heure
Je le tiens.

CARLO.

Ça va bien. (bis.)
J’entre dans cette demeure.
Ça va bien. (bis.)
Tout à l’heure
Je reviens.

CARLO, serrant la main de Diavolo.

Ah ! je rends grâce à nos destins bizarres
Qui d’un ami t’ont fait r’connaîtr’ la voix.
Les honnêt’s gens comme toi sont si rares...

DIAVOLO.

Ils ne sont pas si rares que tu crois.

Ensemble.

Ça va bien, etc.

CARLO.

Ça va bien, etc.

Carlo entre dans la maison à gauche.

 

 

Scène VIII

 

DIAVOLO, seul

 

Ça marche !... le moment décisif approche... En avant le signal en forme de sérénade pour faire paraître nos gens...

Il chante en s’accompagnant sur la mandoline.

Air nouveau de M. Doche fils.

Voici le soir,
Bientôt il fera noir !...
Plus de travaux,
C’est l’heure du repos.
Bons paysans,
Il faut quitter les champs.
Tendron léger,
C’est l’heure du berger.
Heureux amants,
À mes accents
Accourez, il est temps !
Il est temps !
Ah ! ah ! ah ! etc.

Regardant autour de lui.

Eh bien !... personne encore...

Deuxième couplet.

Voici le soir,
Tout est calme, il fait noir.
Plus de jaloux,
Pourquoi donc tardez-vous ?
À pas de loups,
Amants, accourez tous...
L’instant peut fuir,
Sachez bien le saisir.
Heureux amants,
À mes accents
Accourez il est temps.

BRIGANDS, paraissant de différents côtés.

Il est temps !
Il est temps !

Ensemble.

À ses accents
Accourons, il est temps.

DIAVOLO.

Ah ! ah ! ah ! ah ! etc.

 

 

Scène IX

 

DIAVOLO, FORIOSO, BRIGANDS

 

DIAVOLO.

Enfin les voilà à leur poste.

Bas et rapidement.

Ici, Forioso.

FORIOSO.

Présent !...

DIAVOLO.

La voiture ?...

FORIOSO.

Au détour de l’hôtel, prête à rouler...

DIAVOLO.

Mon cheval ?

FORIOSO.

N’attend plus que vous !

DIAVOLO.

Bon !... vos manteaux ?...

FORIOSO, lui montrant le sien.

Nous les avons.

DIAVOLO.

Maintenant, toi et les autres... attention à la conversation et à mes moindres mouvements, le mot d’ordre est toujours : Il est temps !!! Les yeux fixés sur moi et mon interlocuteur, le reste comme à l’ordinaire ; on vient... disparais...

Forioso sort par la gauche, les autres brigands disparaissent.

 

 

Scène X

 

DIAVOLO, GUSTAVE, CARLO, FORIOSO et BRIGANDS cachés

 

Pendant cette scène, on voit les brigands avancer leurs têtes de temps en temps et prêter la plus grande attention à tout ce qui se passe.

CARLO, sortant de la maison avec Gustave.

Oui, seigneur... c’est une ancienne connaissance... un bon garçon... Vous pouvez vous fier à lui comme à moi-même.

DIAVOLO, s’approchant.

Seigneur, je suis heureux de pouvoir vous être utile. Vous êtes artiste... moi aussi... je le suis dans mon genre, et j’espère que nous ferons plus ample connaissance.

GUSTAVE.

Monsieur... vous avez, m’a-t-on dit ?...

DIAVOLO.

Un secret important à vous communiquer. Ah ! jeune homme ! vous avez de puissants ennemis...

GUSTAVE.

Je le sais...

DIAVOLO.

Ils sont à craindre.

L’entrainant peu à peu vers la gauche.

Apprenez que la plus noire trahison se prépare contre vous.

GUSTAVE.

Que prétendent-ils ?

DIAVOLO.

Vous faire enlever une de ces soirs, au moment où vous y penserez le moins... Vous savez comment cela se pratique en ce pays...

GUSTAVE, souriant.

M’enlever !... L’exécution de ce projet me semble assez difficile...

CARLO.

Oui, nous sommes-là.

DIAVOLO.

Difficile ! c’est ce qui vous trompe... rien de plus aisé !

L’entrainant toujours à gauche.

Et pour cela ils n’ont qu’un mot à dire ?...

Il passe entre Gustave et Carlo, de façon que Gustave se trouve à sa gauche.

CARLO.

Et ce mot... c’est ?...

DIAVOLO, élevant la voix.

Il est temps !

Au même instant, les brigands qui ont paru derrière Gustave se précipitent sur lui, et le roulent dans un manteau.

GUSTAVE, d’une voix étouffée.

Lâches !

CARLO, voulant le défendre.

Misérables !

DIAVOLO.

Silence !

Il se retourne vivement vers Carlo, lui jette son manteau sur la tête et l’enveloppe. Celui-ci, en se débattant, tombe à terre. Pendant ce temps, les brigands ont entraîné Gustave. Diavolo s’élance vers la voiture, qu’on voit aussitôt disparaître, et l’on entend le roulement des roues.

CARLO, faisant de vains efforts pour se débarrasser.

Au feu ! à l’assassin ! au secours !...

 

 

Scène XI

 

CARLO, toujours par terre, LOUISA, DEUX DOMESTIQUES avec des flambeaux, sortant de la maison

 

Ils relèvent Carlo.

LOUISA.

Quel est ce bruit ?... c’est Carlo !

CARLO.

Ouf ! j’étouffais !

LOUISA.

Carlo !... de grâce !... où est Gustave ?

CARLO.

Ah ! madame ! les scélérats de brigands ! ils l’ont enlevé !

LOUISA.

Enlevé !...

CARLO.

Ils sont déjà bien loin !... Mais j’y pense... Ces paroles que j’ai entendues... Plus de doute, c’est un tour de cet infernal Diavolo !...

TOUS.

Diavolo !

CARLO.

Mais, je me vengerai !... je vous vengerai !... je vengerai tout le monde !...

Appelant.

À moi, lazzaroni !...

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LAZZARONI, FEMMES DU PEUPLE

 

Ensemble sur les quatre premiers vers.

Air : Sonnez, cornemuse et musette. (Dame blanche.)

CARLO.

Holà ! debout ! compagnons plein de zèle ;
Debout ! debout ! un ami vous appelle.
À ses accents, accourez tous ;
Venez, il a besoin de vous.

CHŒUR.

Courons, courons, compagnons plein de zèle ;
Courons, courons, un ami nous appelle ;
À ses accents accourons tous ;
Venez, il a besoin de nous.

Pourquoi ces cris et ce tapage ;
Quelqu’un te ferait-il outrage ?
À te venger nous voilà prêts.
Mon cher Carlo, tu nous connais...
À ta voix les lazzaroni,
Près de toi se rendent ici.
Faut-il se battre, mon ami,
Nous sommes bons là, Dieu merci.
Oui, nous voici. (bis.)

CARLO.

Camarades, le corps respectable des lazzaroni a été outragé, bafoué dans mon individu. Vengeance !

TOUS.

Vengeance !

CARLO.

Bravi !... Il y aura des risques à courir, mais il y aura des ducats à gagner !... et je vous connais, vous ne reculerez pas !... Allons, mes amis, du courage, de l’adresse, et le reste à la grâce de Dieu et du grand Saint-Janvier, notre patron.

Final.

Air de Blangini.

Il faut, il faut partir,
Il faut se mettre à leur poursuite,
Et qu’ils nous rendent, dans leur fuite,
Le bien qu’ils viennent de ravir.
Il faut, il faut partir.

LOUISA.

À quel destin doit-il s’attendre.
Cher Gustave, l’ai-je perdu ?

CARLO.

C’est par ma faut’ qu’on l’a su prendre,
Et c’est par moi qu’il vous sera rendu.

CHŒUR, en montrant Louisa.

Douce espérance,
Par ta puissance,
Calme d’avance
Tant de douleur.
Douce espérance,
Viens dans son cœur !

REPRISE GÉNÉRALE.

Il faut, il faut partir, etc.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une des gorges du Mont-Pausilippe. Au fond, un sentier qui descend au milieu de rochers escarpés. À gauche, une caverne, dont l’entrée est masquée par des broussailles. Ça et là des fragments de rochers servant de sièges.

 

 

Scène première

 

SACRIPANTI, LAZARO, BRIGANDS

 

Au lever du rideau, Lazaro et des brigands sont occupés à regarder Sacripanti qui leur montre, avec un jeu de cartes, comment on fait sauter la coupe. D’autres jouent aux dés. Un brigand est en faction dans le fond, sur le rocher.

CHŒUR.

Air : Le vin, par sa douce chaleur. (Le Solitaire.)

Mes amis, exerçons-nous bien !
Il faut conquérir la richesse !
Avec la force, avec l’adresse,
On ne manque jamais de rien,
Non, jamais de rien.

SACRIPANTI.

Le monde est un champ de pillage
Où chacun peut, sans aucuns droits,
Saisir le bonheur au passage...
Les malheureux sont les maladroits !

CHŒUR.

Mes amis, exerçons-nous bien, etc.

 

 

Scène II

 

SACRIPANTI, LAZARO, BRIGANDS, CAPLAIN, sortant de la caverne

 

CAPLAIN.

Bravo !... mes enfants !... je vous trouve tous à l’étude...

SACRIPANTI.

Eh ! c’est le père Caplain.

CAPLAIN.

Oui, c’est votre ancien qui vient vous encourager dans vos essais, et vous aider de ses conseils...

Même air.

Que les succès vous récompensent ;
Et puisqu’on dit que tous les arts
Vers la perfection s’avancent,
Ne soyons pas dans les traînards !...

CHŒUR.

Mes amis, exerçons-nous bien, etc.

CAPLAIN, allant à ceux qui ont les cartes.

Voyons, par ici, commence-t-on à faire sauter la coupe avec adresse ?

LAZARO, présentant des cartes et faisant sauter la coupe.

Tenez...

CAPLAIN.

Bien !... Voilà un petit gaillard qui promet ; il ira loin, s’il continue.

Allant d’un autre côté.

Et de ce côté... la deuxième classe... Fait-on gentiment la montre et le mouchoir ?... en lève-t-on la bourse avec agrément ?...

Pendant qu’il fait ces questions, Lazaro le suit et lui enlève sa montre et son mouchoir.

LAZARO.

Dame !... tâtez-vous plutôt...

CAPLAIN, se tâtant.

Comment, ma montre ?...

LAZARO, la lui montrant.

La voilà !

CAPLAIN.

Mon mouchoir ?...

LAZARO, le montrant.

Le voici !

CAPLAIN, pleurant de joie.

Ah ! mes amis...

Embrassant Lazaro.

mes jeunes amis !... vous ferez un jour de grands hommes... Qu’un père doit être fier de pouvoir donner à ses enfants une éducation comme celle-là !... C’est dommage que je commence à me rouiller... Oh ! dame, on n’a pas quatre-vingts ans pour rien...

SACRIPANTI.

Parbleu ! père Caplain... vous devez avoir eu de fameuses aventures, pendant une vie aussi longue ?...

CAPLAIN.

Je vous en réponds...

Air : La Sentinelle.

Chez l’étranger, comme dans mon pays,
J’ai travaillé toujours en conscience,
À Londres, à Vienne, à Berlin, à Paris,
Quels pas mon art fit faire à la science !
Pour vous guider dans vos essais,
Vous apprendrez mes revers, mes victoires,
Car, à l’exemple d’un Français,
Mon rival en gloire, en succès,
Je vais publier mes mémoires !

Onze volumes in-octavo, avec une préface, des notes, des pièces justificatives... et un fac-similé de mon écriture... J’ai commencé bien jeune ;

Ôtant son chapeau.

sous M. Mandrin, j’étais apprenti dans sa troupe.

LAZARO.

Comment, père Caplain, vous avez connu le grand Mandrin ?... c’est pas possible...

CAPLAIN.

Cet imbécile !... Apprends donc ta chronologie, avant de faire des questions... Récapitule... Mandrin florissait en 1753... je suis de 1740, tu vois donc bien... Et je peux dire que c’était un homme respectable. Son siècle l’a méconnu, mais la postérité lui rendra justice... Quant à moi, je compte finir mes jours sous le beau ciel de Naples, pays hospitalier où l’on fabrique d’excellents savons et où il n’y a pas de gendarmes !...

LE BRIGAND, en faction.

Voilà le capitaine !

CAPLAIN, tirant son sabre.

Notre brave capitaine !... Allons, enfants, sous les armes pour le recevoir.

Tous se mettent sous les armes.

Air : des Jolis Soldats.

Notre chef revient plein de gloire,
Après une expédition.
Pour rendre hommage à sa victoire,
Amis, un peu d’attention.
Ne méritons pas de reproches.
Il connaît les hommes comm’ leurs poches,
Aussi de toutes parts il prend !
Ah ! c’est un fameux conquérant. (bis.)
Ran, ran, ran, ran !
Halte !... front !... alignement.
Garde à vous !... alignement.

Diavolo a paru sur les rochers ; il arrive en scène à la fin du couplet.

 

 

Scène III

 

SACRIPANTI, LAZARO, BRIGANDS, CAPLAIN, DIAVOLO en costume de chef de brigands s’avance au milieu du théâtre

 

DIAVOLO.

Bien, mes amis !... À vous tous présents, salut, argent et bon appétit !...

Ôtant son manteau.

Bonjour, Caplain, tout a-t-il bien été pendant mon absence ?...

CAPLAIN.

Mais, oui, capitaine... je suis assez content de ces gaillards-là...

DIAVOLO.

Quelles sont les prises ?...

CAPLAIN, lui présentant un papier.

En voici la facture.

DIAVOLO, s’asseyant.

Voyons ça...

Lisant sur la note.

Boule-de-Neige ?...

UN NÈGRE, s’avançant.

Présent !

DIAVOLO, le regardant et lisant.

« Avoir enlevé sur la route de Rome, un fourgon chargé de meubles et d’instruments de musique pour un ambassadeur !... »

S’interrompant.

Ça va peut-être faire manquer un traité de paix !...

Lisant.

« Sacripanti !... »

SACRIPANTI, s’avançant, des écrins à la main.

Présent !

DIAVOLO, lisant.

« Arrêté la voiture de la Prima Donna du théâtre de San-Carlo... qui s’en allait en représentations !... »

S’interrompant.

Diable ! ce n’est pas mauvais ça... Qu’as-tu trouvé dans cette voiture ?...

SACRIPANTI.

Deux écrins... et une malle remplie d’effets !

DIAVOLO.

Bon !... ah ! ça j’espère que tu as eu des égards pour elle, c’est que je tiens à cela, voyez-vous ! Dieu !... les femmes !... sexe enchanteur !... qui nous donne l’exemple des vertus... et qui voyage avec des bijoux... Voyons les écrins...

Sacripanti lui présente un écrin qu’il ouvre et examine.

Ah ! mon Dieu !... nous sommes volés !...

TOUS.

Volés !!!

DIAVOLO.

C’est du faux !

À Sacripanti, en lui montrant l’écrin.

Et toi, tu as pris cela pour du fin... tu mériterais que je te les envoyasse reporter...

DIAVOLO.

Ah ! ça, maintenant, écoutez-moi... J’amène de Naples un prisonnier... Dans un instant, il sera ici...

CAPLAIN.

C’est sans doute quelque riche banquier ?

DIAVOLO.

Mieux que cela !... c’est un artiste... un artiste français...

CAPLAIN.

Un compatriote !... ça me fera plaisir de le voir...

DIAVOLO.

J’estime et j’aime les artistes !... les peintres surtout !... des circonstances diplomatiques me forcent à retenir celui-ci pendant quelque temps au milieu de nous, et je veux que son séjour dans nos montagnes soit pour lui une suite de plaisirs... Pour commencer, allez prendre vos costumes de fashionables... je ne me soucie pas que cet étranger puisse dire à ses amis et connaissances que les gens du célèbre Diavolo sont faits comme des voleurs... mettez-y de l’esprit national... allez...

Air : de Figaro.

Que votre air, votre habit, rien n’attriste ;
De bon ton chacun doit faire assaut.
Qu’en ces lieux ce Français, cet artiste,
Trouve en nous des voleurs comme il faut.

CAPLAIN.

Nous le recevrons avec joie,
Par chacun il sera fêté.

DIAVOLO.

Qu’au milieu de nous il se croie
Dans un salon... à l’écarté...

CHŒUR.

Que notre air, notre habit, etc.

Ils sortent par la gauche.

 

 

Scène IV

 

DIAVOLO, seul

 

Mon prisonnier peut arriver maintenant, tout est prêt pour le recevoir...

 

 

Scène V

 

DIAVOLO, FORIOSO, puis GUSTAVE, DEUX BRIGANDS

 

FORIOSO.

Capitaine, après avoir fait, suivant tes ordres, plusieurs détours dans la forêt, nous venons d’arriver avec le prisonnier... il est là...

DIAVOLO.

Qu’on le conduise ici !...

L’orchestre joue en sourdine l’air du Muletier. Forioso fait un signe dans la coulisse, Gustave paraît les yeux bandés et conduit par deux brigands. Diavolo lui ôte le mouchoir qui lui couvrait les yeux.

GUSTAVE, regardant autour de lui.

Où suis-je ?...

DIAVOLO.

Seigneur, vous êtes chez moi.

Sur un signe de Diavolo, Forioso sort avec les deux autres brigands.

 

 

Scène VI

 

DIAVOLO, GUSTAVE

 

GUSTAVE.

Vous allez apprendre enfin ce que signifie la violence exercée contre moi ?...

DIAVOLO.

Seigneur artiste, mes gens auraient-ils manqué d’égards envers vous ?...

GUSTAVE.

Non ; ils m’ont enlevé avec une politesse toute particulière, c’est une justice à leur rendre...

DIAVOLO.

Ne parlons pas de justice ici... je veux que vous trouviez les attentions les plus délicates auprès du célèbre Diavolo.

GUSTAVE, l’examinant.

Diavolo !... je sais que votre coutume est de faire des prisonniers pour en tirer de riches rançons... Si tel est votre but... fixez la mienne... dès demain elle vous sera payée !

DIAVOLO.

Pour qui me prenez-vous ? Comment, jeune homme, vous êtes musicien, vous êtes peintre, vous avez de grands talents ; je n’ai pas vu vos ouvrages, mais je parle d’après votre réputation, et vous avez pu croire que, moi, Diavolo, l’ami, je dirai même le protecteur des artistes, j’ai songé un moment à vous faire payer une rançon... ah ! vous m’avez mal jugé !...

GUSTAVE, à part.

Parbleu ! voilà un plaisant original !

Haut.

Alors quel motif ?...

DIAVOLO.

Quel motif ? vous le demandez... vous êtes jeune, joli garçon... vous venez en Italie par amour pour les beaux-arts... c’est bien... mais vous vous avisez de plaire à une jolie veuve dont le comte d’Amalfi, seigneur puissant, convoite la fortune et les appas...

GUSTAVE.

C’est le comte d’Amalfi !...

DIAVOLO.

Certainement, c’est lui... « Diavolo, m’a-t-il dit... j’ai un rival... il s’agit de l’éloigner pendant quelque temps ; veux-tu t’en charger ? – Seigneurie, enchanté de faire quelque chose pour votre honneur !... quelles sont vos conditions ?... – Mille ducats et mon amitié. – J’accepte les mille ducats ; demain votre rival ne sera plus dans Naples... » Vous voyez que j’ai tenu parole...

GUSTAVE.

Que trop bien !

DIAVOLO.

Mais vous n’aurez pas à vous plaindre, à moins pourtant que vous ne cherchiez à vous évader, car, dans ce cas, mes gens ont ordre de tirer sur vous... du reste, vous serez ici comme l’enfant de la maison... d’abord, l’air de ces montagnes est excellent ; ensuite, toutes les jouissances de la vie... une société choisie... jeux, musique et table d’excellence ! À propos de table... vous devez avoir besoin de prendre quelque chose ?

GUSTAVE.

Ce n’est pas la peine... je ne prendrai rien...

DIAVOLO.

Si fait, parbleu, vous prendrez... on prend toujours avec nous...

Il tire un coup de pistolet en l’air.

C’est ma sonnette pour appeler mes gens !

 

 

Scène VII

 

DIAVOLO, GUSTAVE, CAPLAIN, SACRIPANTI, FORIOSO, BRIGANDS

 

Ils ont tous mis des habits élégants, qui font des contrastes comiques avec leurs figures et le reste de leurs costumes.

CHŒUR, en arrivant.

Air : Voulez-vous des bijoux.

Nous voilà ! (bis.)
On nous appelle !
Et chacun, avec zèle :
Obéira.
Un mot, un geste pour cela,
Nous sommes là !

GUSTAVE, les examinant.

Que vois-je !

DIAVOLO, à Gustave.

Ce sont de vrais fashionables, n’est-ce pas ?

Aux brigands.

Messieurs, je vous présente un jeune Français.

Suite de l’air.

Pour le fêter qu’un banquet nous signale !
Il a des droits à l’estim’ générale.

CHŒUR.

Rire et chanter ! ah ! pour cela
Nous sommes là !

DIAVOLO, à Gustave.

Vous ne voyez ici qu’une faible partie de ma troupe... le reste est en campagne pour une expédition lointaine...

Montrant Caplain qui s’avance avec aisance.

Voici le père Caplain, mon lieutenant, un Français, notre doyen d’âge, et le plus rusé coquin...

CAPLAIN.

Ah ! capitaine, vous vous oubliez...

DIAVOLO, se retournant.

Allons, mes amis, que l’on dispose les tables de jeux, les instruments de musique de l’ambassadeur... je donne ce soir une grande soirée, un raout...

GUSTAVE, à part, les regardant.

C’est qu’ils ont d’excellentes figures !... en vérité, dans toute autre circonstance...

Haut.

Écoutez, M. le capitaine, on vous a donné mille ducats pour me retenir prisonnier ; moi, je vous en offre deux mille pour me rendre la liberté.

CAPLAIN.

Deux mille ducats !...

GUSTAVE, à Diavolo.

Vous acceptez ?...

DIAVOLO.

Je refuse !

GUSTAVE.

Comment ?

DIAVOLO.

J’ai fait un marché et je tiens à remplir mes engagements. J’ai donné ma parole !

GUSTAVE.

La parole d’un brigand !

DIAVOLO,

Est plus sûre que celle de certains honnêtes gens : ils font leurs serments au ciel et les violent ; moi, je les fais au diable, et je les tiens !

GUSTAVE.

Où la probité va-t-elle se nicher ?

CAPLAIN.

Mais vous ne sentez pas votre bonheur, mon jeune compatriote !... Il y a des artistes qui paieraient pour être à votre place... où vos pinceaux trouveront-ils des sites aussi pittoresques, aussi romantiques que ceux-ci ?...

DIAVOLO.

Et si vous voulez faire la figure, vous avez des modèles à revendre... Forioso !

Forioso s’approche.

Tenez, regardez-moi ce gaillard-là !... quelle tête d’étude !... comme c’est taillé !... on l’a surnommé le seigneur Alonzo... Et puis comptez-vous pour rien l’avantage de pouvoir dire à votre retour en France, quand vous raconterez vos voyages à vos jolies concitoyennes... Oui, mesdames, ce fameux Napolitain, ce Diavolo, dont on parle tant... eh bien ! non-seulement je l’ai vu... mais encore j’ai été son hôte pendant deux mois... « Ah ! mon Dieu ! diront-elles... vous l’avez-vu cet infâme scélérat !... ce tigre altéré de sang... sans doute, il a une figure bien atroce... » Du tout, répondrez-vous... « Ce n’est pas un infâme scélérat, ni un tigre altéré de sang... c’est un franc gaillard, de bonne mine !... un bon enfant ; » et si vous ajoutez : l’ami sincère des artistes, vous aurez fait un portrait ressemblant.

GUSTAVE.

Vous allez voir qu’il faut que je me félicite d’être prisonnier au milieu d’une bande de...

DIAVOLO.

De voleurs... allez... allez... dites le mot... nous ne nous fâcherons pas !... c’est vrai !... je suis un voleur... tous ces messieurs que voilà, sont des voleurs... un voleur, deux voleurs, trois voleurs... tous bons voleurs... C’est un état qu’on a si bien perfectionné et qui offre tant de nuances à l’observateur.

Air de la Mazourka.

Que de voleurs,
De trompeurs,
D’imposteurs !
Tout le monde s’en mêle,
On se démêle,
On s’attrape en tout temps,
C’est un vrai guet-apens.

Ce bon citoyen
Qui, pour le bien
De la patrie,
Enfante un projet
Qu’on retrouve sur le budget ;
Cet auteur
Vainqueur,
Qui s’en vient à l’Académie
Prendre avec fierté
Un brevet d’immortalité.

Que de voleurs,
De trompeurs, etc.

Ces tapis brûlants
Qui nous promettent l’opulence ;
Ces minois charmants,
Qui nous font des serments
Touchants ;
Ces yeux séduisants
Qui nous annoncent l’innocence,
Ce souris si bon,
Ce teint si frais, ce pied mignon.

Que de voleurs,
De trompeurs, etc.

Cet adroit marchand,
Toujours parlant
De conscience ;
Cet homme d’état,
Avec éclat,
Ruinant l’état ;
Ce vil intrigant
Portant
Le prix de la vaillance ;
Ces homm’s, vrai fléau,
Qu’on voit toujours r’venir sur l’eau.

Que de voleurs,
De trompeurs, etc.

À la fin de ce couplet, et sur la ritournelle du refrain, on apporte plusieurs tables de jeux, que l’on place à droite sur le devant, et à gauche on pose une harpe et un piano, sur lequel est un violon, de la musique, etc.

FORIOSO.

Capitaine, tes ordres sont exécutés.

DIAVOLO.

À merveille !

GUSTAVE, regardant autour de lui.

Comment ! un piano !

DIAVOLO.

Mon Dieu oui, qui allait à Rome... un vrai piano de Pape, à grand échappement, rien que cela !... et si, avant de vous mettre à table, vous vouliez nous régaler d’un petit morceau ?...

Il lui montre le piano.

GUSTAVE.

Quoi ! vous voulez ?

DIAVOLO.

Ah ! nous vous accompagnerons ! je suis d’une jolie force d’amateur sur le violon, et Caplain a été professeur au conservatoire. Nous avons ici violon, harpe, flûte... Avance ici, Forioso... avec tes flûtes...

GUSTAVE, à part.

Ma foi, la proposition est originale. Faisons contre fortune bon cœur.

Il se met au piano, Caplain à la harpe, Diavolo prend le violon, Forioso une flute ; tous les brigands se groupent pour écouter. Gustave examine une feuille de musique qui est sur le piano.

Le Gondolier fidèle !... Je connais cette barcarolle.

DIAVOLO.

Tout ce qui paraît de nouveau, nous le prenons... oh ! nous sommes au courant... tenez.

Déployant une feuille qu’il a prise sur le piano.

Je reçois mon journal... le Voleur...

Accordant son violon, à Gustave. 

Donnez-moi le la...

GUSTAVE, s’assied au piano, prélude et chante.

Air nouveau de M. Thénard.

Assis sur sa nacelle,
Ramant dès le matin,
Un gondolier fidèle
Répétait ce refrain :
Sans crainte je m’embarque,
Car j’aimerai toujours ;
Je fais voguer ma barque,
Et vivent les amours !
Ah ! ah ! etc.

CHŒUR des brigands, à mi-voix.

Quel chant
Touchant.
Ah ! vraiment
C’est charmant !

GUSTAVE.

Deuxième couplet.

Son amante infidèle
L’abandonne un matin ;
Il prend une autre belle,
Et chante son refrain :
Sans crainte, etc.

Troisième couplet.

Trahi par la deuxième,
Il change, change... enfin,
Il est à la douzième,
Et redit son refrain :
Sans crainte, etc.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LAZARO

 

LAZARO, accourant.

Capitaine ! capitaine !

DIAVOLO.

Qu’est-ce encore ? je n’y suis pour personne.

LAZARO.

Plusieurs de nos gens embusqués le long des rochers, viennent d’arrêter deux paysans.

DIAVOLO.

Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse de tes paysans ?... je me peux pas les recevoir ; dis-leur que je fais de la musique.

LAZARO.

C’est qu’ils conduisaient un fourgon...

DIAVOLO.

Un fourgon vide ?

LAZARO.

Non, chargé, et bien chargé encore...

DIAVOI.O.

Explique-toi donc ?...

LAZARO.

C’est des provisions, des tonneaux de vin, des comestibles que l’on transportait au château du comte d’Amalfi.

GUSTAVE.

Du comte d’Amalfi !

LAZARO.

Il paraît qu’il donne une fête superbe en l’honneur de la signora Louisa, sa belle-sœur.

GUSTAVE, à part.

Louisa !...

DIAVOLO, à Gustave.

Ah ! ah ! ceci vous intéresse, seigneur Gustave.

Se retournant vers les brigands.

Attention au commandement : que le vin, les pâtés et autres comestibles soient sur-le-champ transportés ici pour être servis sur cette table.

Lazaro sort ; à Gustave.

Ne faites pas attention, mon cher artiste, ce sont des petits détails de ménage... mais vous voyez qu’il n’y a pas de faveur... tandis que le seigneur d’Amalfi vous enlève votre maîtresse, nous lui enlevons son dîner... Voilà qui sera encore très curieux à mettre dans votre relation... Vous pourrez dire que vous m’avez vu dans l’exercice de mes fonctions.

GUSTAVE, à part.

Elles sont jolies les fonctions !

Pendant la fin de cette scène, on a emporté les instruments de musique, et l’on a mis à la place du piano une table toute servie. Louisa et Carlo, déguisés en paysans, sont amenés ; Lazaro tient Carlo au collet. Gustave est placé de manière à ne pouvoir pas reconnaître Louisa et Carlo. Pendant le morceau suivant, on voit les brigands transporter des caisses, des ballots et rouler des tonneaux, dont ils garnissent le fond et un des côtés du théâtre. Quelques-uns de ces tonneaux portent des étiquettes en grosses lettres : BORDEAUX, MADÉRE, etc.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LOUISA, CARLO, LAZARO, BRIGANDS

 

CARLO et LOUISA, accourant se jeter aux pieds de Diavolo.

Air à deux voix de M. Doche fils.

Ah ! seigneur
Voleur,
Je vous en prie,
Prenez c’que j’avons,
Je vous l’ donnons,
Mais laissez-nous la vie ;
Ce n’est qu’à ça qu’nous t’uons.

LOUISA.

J’ somm’s en votr’ puissance,
Mais, de la clémence ;
Sur nous point d’ vengeance.
Ah ! seigneur
Voleur, etc.
Qu’votre âm’ soit émue ;
Vous avez not’ bien,
Et jamais on n’ tue
Les gens qui n’ont rien.

ENSEMBLE.

Ah ! seigneur
Voleur, etc.

DIAVOLO.

Relevez-vous, paysans... on ne vous tuera pas...

À Gustave.

Voyez-vous l’humanité...

LOUISA, bas à Carlo.

Le voici !... comment le prévenir ?...

CARLO, de même.

Pas d’imprudence, ou tout serait perdu...

DIAVOLO.

Allons... paysans... approchez... sans trembler... si vous pouvez... je ne suis pas si noir qu’on veut bien le dire...

LOUISA, niaisement.

Oh ! je le croyons ben... vous avez même l’air très aimable...

DIAVOLO.

Tiens ! elle est gentille, la petite...

GUSTAVE, à part.

C’est singulier, cette voix...

DIAVOLO.

Vous êtes au service du comte d’Amalfi ?...

CARLO.

Qui, seigneur, ma sœur et moi nous conduisions toutes ces provisions, tous ces tonneaux à sa belle campagne, près de Pouzzoles, mais nous ne répondons pas des accidents par force majeure.

DIAVOLO, à ses camarades, en montrant les tonneaux.

Allons, adjugé... Enfants, commençons par goûter le vin !...

CAPLAIN.

Adopté, à l’unanimité... En avant les forets et les gobelets !

Lisant l’étiquette du premier tonneau.

Oh ! Dieu ! du vin de France, du Bordeaux !... Mon pays avant tout !

On voit les brigands percer des tonneaux et remplir des tasses et des bouteilles ; un d’eux s’approche de Diavolo, et lui donne une tasse pleine.

LOUISA, bas à Carlo.

L’instant est favorable !... Un mot pour le prévenir...

CARLO, de même.

Chut !

S’approchant lourdement de Gustave.

Eh ben !... et vous, signor... est-ce que vous ne goûtez pas mon vin ?... c’est-à-dire le vin de ces messieurs ?...

Bas et très rapidement.

Je suis Carlo, votre femme est avec moi... Nous venons vous délivrer...

GUSTAVE.

Qu’entends-je !...

DIAVOLO, se retournant vivement.

Hein !...

Carlo reprend son air niais, et tourne le dos à Gustave.

CAPLAIN.

Allons... allons... Il n’y a pas de fraude... Le vin est bon...

DIAVOLO.

Oui, il n’est pas mauvais... À table !

CAPLAIN.

À table ! à table !

Les voleurs mettent leurs armes auprès des tonneaux.

DIAVOLO.

Maintenant, seigneur Gustave, veuillez prendre place.

Les brigands se mettent à table ; Gustave hésite un instant, Carlo et Louisa lui font signe d’obéir ; il se place à l’un des bouts de la table, en face de Diavolo. Caplain est au milieu.

Le paysan nous servira, et sa sœur va se mettre à côté de moi.

LOUISA.

Oh ! moi, seigneur, je n’ai besoin de rien.

DIAVOLO.

Mais nous avons besoin de vous, nous !... N’est-ce pas, seigneur Gustave ?... Elle est charmante ! Je veux la griser...

GUSTAVE, à part.

Il a de jolies intentions.

LOUISA, à part.

Il me fait trembler !

DIAVOLO.

Elle a fait ma conquête ! Décidément, ce soir je renvoie son frère, et je la garde avec nous.

LOUISA, à part.

Ô ciel !

DIAVOLO.

Elle sera ma petite femme, et vous me ferez son portrait.

GUSTAVE.

Merci !

LOUISA.

Ah ! monsieur le brigand, je jure bien que jamais...

CARLO, bas.

Que faites-vous donc ?

Haut.

Allons, monsieur le capitaine, ma sœur va vous verser à boire.

Il donne une bouteille à Louisa.

DIAVOLO.

C’est ça... À la santé de la jolie paysanne !

TOUS.

À la santé de la maîtresse du capitaine !

LOUISA, bas à Carlo.

Tu les entends ?

CARLO.

Monsieur le brigand, sans vous commander, je peux t’y boire à cette santé-là ?

DIAVOLO.

Allons, bois... à condition que tu nous chanteras quelque chose avec ta gentille petite sœur ; ça nous mettra en train.

CARLO.

Je ne demande pas mieux, monsieur le brigand ; je commence.

Air de M. Doche fils.

Enfant de nos montagnes,
Le travail est mon bien ;
Dans nos riches campagnes,
Seul je n’possède rien.
Qu’ les malheurs arrivent,
Je me dis tout bas :
Tous les jours se suivent,
Et n’se r’semblent pas.
Du courage !
Avec le temps
Nous s’rons contents.
Du courage ;
Après l’orage
Vient le beau temps.

CHŒUR DE BUVEURS, buvant et trinquant.

Du courage, etc.

LOUISA.

Elle chante en regardant Gustave, et lui faisant des signes.

De l’amour le plus rare
J’aimais mon amoureux ;
Un jour on nous sépare,
Mais j’ nous r’trouvons tous deux.
Je r’vois à mon aise
Ce fidèle amant ;
Mais il faut qu’je m’ taise,
Jugez quel tourment !...
Du courage, etc.

CHŒUR.

Du courage, etc.

GUSTAVE, vivement.

Chère Louisa !

DIAVOLO.

Allons, allons, mon jeune artiste, oubliez votre Louisa, et de la philosophie...

Même air.

Dans l’ mond’ tout chang’ de face ;
C’est en vain qu’on s’ débat !
Rien n’ peut rester en place,
Témoins nos homm’s d’état.

GUSTAVE.

Ah ! puisque tout change,
Après tant de tourment,
Que le ciel nous venge
Par un bon changement.
Du courage, etc.

CHŒUR.

Du courage, etc.

DIAVOLO, se levant, aux brigands.

Assez, messieurs, assez de vin comme ça... Usons, et n’abusons jamais.

À Gustave.

Hein, la tempérance...

Tout le monde se lève.

GUSTAVE, à part.

Il pense à tout !...

CARLO, bas à Louisa.

Diable ! je ne comptais pas là-dessus. C’est égal...

Des brigands emportent la table, en chancelant.

DIAVOLO, les regardant.

Là... ils ne se soutiennent déjà plus. Paysan, ton vin porte diablement à la tête... Mais tu n’as plus que faire ici... Pars, et je garde ta sœur.

Il la prend par le bras.

LOUISA, à part.

Ah ! mon Dieu !

GUSTAVE, à part.

Comment la sauver !

CARLO, se plaçant entre Diavolo et Louisa.

Ah ! vous voulez garder ma sœur... C’est une bonne capture, tout de même, mais elle ne vaut pas encore celle qu’on a faite hier au soir à Naples.

DIAVOLO.

Hier au soir !...

CARLO.

Oh ! c’est une fameuse aventure... Un jeune peintre français enlevé...

DIAVOLO.

Par qui ?

CARLO.

Dame ! on ne sait pas... Ce qu’il y a de plus drôle... c’est un imbécile de lazzarone... un nommé Carlo... Figurez-vous que ce bêta-là a livré le jeune peintre français sans savoir...

DIAVOLO, riant et se frottant les mains.

Écoutez-ça, seigneur Gustave, ça vous intéresse... et vous aussi, camarades...

GUSTAVE, à part.

L’imprudent !...

DIAVOLO, riant.

Tu dis donc que ce Carlo ?...

CARLO.

Dieu ! a-t-il été mis dedans !... Tout Naples le montre au doigt...

Il rit bêtement.

DIAVOLO.

En vérité !

CARLO.

Oh ! si ça m’était arrivé, à moi, je serais joliment vexé... mais je me vengerais... Je suis fièrement rancuneux, allez...

GUSTAVE, à part.

Il va nous perdre.

DIAVOLO, d’un ton goguenard.

Ah ! tu te vengerais... Je suis curieux de savoir comment tu ferais.

CARLO, à part.

Voilà le moment.

Haut.

Oh ! mon Dieu, je peux bien vous dire ça à vous... Je prononcerais deux fameuses paroles qu’un malin m’a apprises...

DIAVOLO.

Voyez-vous le sorcier... Et ces deux fameuses paroles, c’est...

CARLO, élevant la voix.

Il est temps !!!

Au même instant, les couvercles des tonneaux qui sont rangés sur le théâtre sautent en l’air, et l’on voit sortir des futailles des lazzaroni armés chacun d’une escopette.

DIAVOLO.

Nous sommes trahis... Aux armes, camarades !

Les brigands font un pas vers les tonneaux pour prendre leurs armes ; les lazzaroni les couchent en joue.

CARLO.

Venez donc les chercher, vos armes...

CAPLAIN.

Ils ne respecteraient pas même mes cheveux blancs !

CARLO, ôtant son chapeau et sa perruque.

Diavolo, me reconnais-tu ?... Mon vin est bon, n’est-ce pas ?... C’est une revanche.

Air précédent.

Carlo vient te surprendre ;
Tu n’ m’as pas oublié.
Ailleurs, vas te faire pendre.

DIAVOLO.

Que j’ suis humilié.

GUSTAVE.

J’échappe à ta puissance ;
Mais je raconterai
Cette aventure en France.

DIAVOLO.

Je suis déshonoré !

GUSTAVE, LOUISA, CARLO.

Du courage ! (bis.)
Avec le temps
Nous s’rons contents.
Du courage.
Après l’orage
Vient le beau temps.

Ensemble.

LES LAZZARONI.

Du courage, etc.

LES BRIGANDS.

Quelle rage !
Quel outrage
Pour des enfants
Aussi vaillants !
Quel outrage !
Mais, courage,
Après l’orage
Vient le beau temps.

Pendant que les lazzaroni maintiennent les brigands qu’ils couchent en joue, Gustave, Louisa et Carlo sont partis par la droite ; bientôt après on les voit traverser la montagne, qu’ils redescendent. Ils font des signes d’adieu à Diavolo, en reprenant le refrain.

Du courage, etc.

DIAVOLO, aux brigands.

Air de la Vieille.

La résistance est inutile.
Éloignez-vous pour un moment...

Les brigands se dispersent par la gauche.

Les réunir sera facile :

Montrant un sifflet.

Un seul coup de cet instrument,
Et chacun d’eux leste et docile,
À mes côtés sera présent,
Oui, chacun d’eux sera présent !
C’est au bruit d’ cett’ arm’ peu lyrique
Que s’élanc’ ma troupe énergique ;
Les coups d’ sifflets voilà notre tactique.

Au public.

À nos auteurs sauvez cette musique...
Voudriez-vous, honnêtes spectateurs,
Vous comporter comm’ des...
Ah ! n’allez pas, honnêtes spectateurs,
Vous comporter comm’ des... voleurs[1].


[1] Au théâtre du Vaudeville, après le chœur : Quelle rage, etc., le rideau baisse et l’on entend aussitôt, derrière la toile, une forte décharge de mousqueterie ; immédiatement après, Diavolo reparaît au trou du souffleur, et chante le couplet au public :

Air de la Vieille.

Point de frayeur, je vous en prie ;
Ne tremblez pas sur mes brigands ;
Car ils sont tous encore en vie,
Et fidèles à leurs serments.

Montrant un sifflet.

Avec cela je les rallie ;
Un seul coup de cet instrument,
Et chacun d’eux sera présent.
C’est au bruit, etc.

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