Le Bouquet (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 23 octobre 1868.

 

Personnages

 

GAILLARDIN

BICOQUET

JEANNE GAILLARDIN

PAULINE

 

La scène se passe à Paris.

 

Un salon très élégant, chez Gaillardin. Portes au fond et à droite, premier plan. Porte à gauche, troisième plan. Fenêtre à droite. Pan coupé. Cheminée au fond, gauche. Glaces sur la cheminée et au-dessus. Un piano à gauche, premier plan. Un guéridon ovale au milieu du théâtre. Deux chaises ; droite, une table à ouvrage, un fauteuil au près. Un secrétaire, deuxième plan à droite.

 

 

Scène première

 

JEANNE, GAILLARDIN

 

Jeanne est assise au piano. Gaillardin se prépare à sortir.

GAILLARDIN, à lui-même, en cherchant ce qu’il lui faut pour sortir.

Mes gants, mon chapeau, mon mouchoir, et cætera.

JEANNE, soupirant.

Va-t’en donc puisqu’il le faut !

GAILLARDIN, près de Jeanne au piano.

Tu es bien sûre que si ce n’était pas absolument nécessaire...

JEANNE.

J’en suis tout à fait sûre... mais cela ne fait rien... Sais-tu bien que tu n’as pas, depuis huit jours, passé une seule soirée ici ?...

GAILLARDIN.

Pas une ?

JEANNE.

Pas une... Et tu ne me conduis plus nulle part... moi qui meurs d’envie d’aller voir cette pièce à l’Athénée...

GAILLARDIN.

Nous irons la semaine prochaine.

JEANNE, ennuyée.

Ah !

GAILLARDIN.

Que veux-tu ?... la Bourse... l’emprunt, la situation financière... Je suis obligé d’être perpétuellement sur la brèche, sans cela...

JEANNE.

C’est au passage de l’Opéra que tu vas ?...

GAILLARDIN.

Oui, devant le passage écouter un peu ce qu’on dit... afin d’en profiter et de gagner beaucoup d’argent, beaucoup d’argent pour en donner à ma petite femme...

JEANNE.

Ce que je vais te demander ne te coûtera pas beaucoup d’argent... Tu entreras chez le marchand de fleurs et tu me rapporteras un bouquet, un gros bouquet de lilas blancs... Tu y penseras ?...

GAILLARDIN.

Je crois bien que j’y penserai ! À tout à l’heure, petite Jeanne.

JEANNE.

Est-ce que tu rentreras tard ?...

GAILLARDIN.

Mais non, à dix heures et demie... onze heures, comme les autres fois. À tout à l’heure, petite Jeanne...

Il se dirige vers le fond.

JEANNE.

À tout à l’heure, gros chéri. N’oublie pas mon bouquet.

GAILLARDIN, en sortant par le fond.

Un bouquet, un gros bouquet de lilas blanc !

Il sort.

 

 

Scène II

 

JEANNE, se levant et prenant la droite

 

C’est bien la peine d’avoir une petite femme... comme moi... pour la laisser là pendant huit grands jours... toute seule... Je sais bien que c’est pour aller gagner de l’argent, afin de m’en donner beaucoup, comme il dit, beaucoup, beaucoup !... La vérité est qu’il ne m’en donne pas mal, mais j’aimerais mieux qu’il m’en donnât... autant, et qu’il...

Elle s’assoit près la table à ouvrage et prend de la tapisserie.

Il s’agit de passer la soirée... jusqu’à onze heures. Ce sera long. Ô Pénélope ! Pénélope !...

Laissant là son ouvrage et prenant divers feuilletons détachés du Petit Journal et cousus ensemble.

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien lire Pénélope, quand elle avait assez travaillé ?...

Parcourant le feuilleton.

Où en étais-je, moi ?...

Lisant.

« Monsieur Lecocq était désespéré, le jeune policier s’arrachait les cheveux. »

On sonne très vivement.

Tiens... je n’attends personne cependant. C’est Paul sans doute, il aura oublié quelque chose.

Entre Pauline.

 

 

Scène III

 

JEANNE, PAULINE, puis BICOQUET

 

PAULINE.

Madame !...

JEANNE.

Eh bien ?...

PAULINE.

C’est un jeune homme, madame...

JEANNE.

Un jeune homme !

BICOQUET, passant sa tête par la porte du fond.

Psitt... psitt... la bonne ?

PAULINE.

Monsieur...

BICOQUET, à mi-voix.

Ne dites pas un jeune homme... dites un homme jeune encore... ce sera plus exact...

JEANNE.

Mais, monsieur...

BICOQUET.

Mille pardons, madame, je ne me suis montré que pour rectifier... Je sais très bien que jusqu’à ce que madame ait dit : Faites entrer monsieur... je dois rester là... dans l’antichambre. J’y retourne, madame, j’y retourne.

Il disparaît.

JEANNE, se levant.

Le nom de ce monsieur ? il n’a pas dit son nom...

PAULINE.

Son nom !...

BICOQUET, reparaissant.

Psitt... psitt... la carte...

JEANNE.

Encore ?...

BICOQUET.

Mille pardons, madame, elle oublie que je lui ai donné ma carte ; je ne me suis montré que pour le lui rappeler... J’y retourne, madame, j’y retourne...

Il disparaît.

PAULINE.

C’est vrai, madame, voici la carte...

Elle lui remet une carte.

JEANNE, lisant la carte.

Jules Bicoquet ; je ne connais pas du tout...

BICOQUET, reparaissant, avec impatience.

Psitt !... Dites ce que je vous ai dit...

Il disparaît.

PAULINE.

Une minute donc, j’allais le dire.

À Jeanne.

Ce monsieur dit qu’il s’agit d’une affaire grave, urgente, qui intéresse tout particulièrement madame...

BICOQUET, entr’ouvrant un peu la porte, sans se montrer.

Et qui ne souffre pas une minute de retard...

Il referme la porte.

JEANNE.

Qu’est-ce que cela signifie ? Il faut en finir, voyons... faites entrer ce monsieur...

Pauline va ouvrir la porte et fait signe à Bicoquet qu’il peut entrer.

BICOQUET, faisant une entrée majestueuse.

Ah ! maintenant...

S’avançant et saluant.

Madame...

JEANNE.

Monsieur...

À Pauline qui fait un pas pour sortir.

Restez, Pauline...

BICOQUET.

Ah ! madame, je vous en supplie... cinq minutes seulement,

Avec autorité.

mais cinq minutes...

JEANNE.

Cependant, monsieur...

BICOQUET.

Vous ne vous en repentirez pas...

JEANNE, à part.

De quoi ai-je peur, après tout ?... Il est drôle et n’a pas l’air dangereux...

À la bonne.

Allez, Pauline... allez.

Pauline sort.

 

 

Scène IV

 

JEANNE, BICOQUET

 

BICOQUET.

Tel que vous me voyez, madame, j’ai au moins une des qualités qui distinguent les hommes supérieurs ; je n’en ai qu’une peut-être, mais j’en ai une...

JEANNE.

Et laquelle ?...

BICOQUET.

Je suis stupide avec les femmes...

JEANNE.

Monsieur...

BICOQUET.

Vous ne voulez pas me croire, merci... mais tout à l’heure, quand je vous aurai tout dit, vous serez bien forcée... Mon nom est doux à prononcer... Jules Bicoquet... mon âge... trente-quatre ans... Quant à ma fortune, elle est suffisante ; il y a quinze ans, elle eût passé pour rondelette ; mais aujourd’hui, dans le Paris moderne...

JEANNE.

Je vous demande pardon, monsieur...

BICOQUET.

Madame ?...

JEANNE.

Il s’agit, m’avez-vous dit, d’une affaire qui m’intéresse particulièrement.

BICOQUET.

Oui, madame.

JEANNE.

Je ne serais pas fâchée de savoir...

BICOQUET.

Comme ça, tout de suite ?

JEANNE.

Oui, tout de suite...

BICOQUET.

Mon Dieu, madame, je ne vous cacherai pas que mon intention était de réserver ça pour le mot de la fin... Cependant, puisque vous semblez désirer... Votre mari vous trompe, madame !

JEANNE.

Monsieur...

BICOQUET.

Vous êtes la plus intéressante et la plus malheureuse des petites femmes bien gentilles... Votre mari vous trompe...

JEANNE.

Monsieur, monsieur !...

BICOQUET.

En ce moment même, il est là-haut...

Indiquant le plafond.

JEANNE, regardant le plafond.

Là-haut ?...

BICOQUET.

Oui... là-haut... chez la petite actrice du second, chez Antonia Brunet... Il est en train de jouer au bésigue... au bésigue chinois !... et il perd... Ah ! je ne vois pas les cartes, mais ça ne fait rien, je parierais qu’il perd...

JEANNE, vivement.

Des preuves, monsieur ?...

BICOQUET.

Vous demandez des preuves ?...

JEANNE.

Oui !...

BICOQUET.

C’est très bien.

Il montre le chapeau qu’il tient à la main.

Regardez, madame, ayez la bonté de regarder...

Il met le chapeau sur sa tête. Sa tête disparaît complètement.

JEANNE.

Eh bien ?...

BICOQUET.

Eh bien, vous ne voyez pas ?...

Il ôte le chapeau et le tient à la main.

JEANNE.

Qu’est-ce que cela prouve ?...

BICOQUET.

Eh ! pardieu ! cela prouve que ce n’est pas mon chapeau... c’est celui de monsieur Paul Gaillardin...

Montrant le fond du chapeau.

P. G... madame, P. G...

JEANNE.

C’est vrai.

BICOQUET.

Il y a dix minutes, madame, c’est moi qui étais là-haut... quels souvenirs !... Quand j’ai été obligé de déguerpir pour faire place à votre mari... au lieu de prendre mon chapeau, j’ai pris le sien que j’ai trouvé dans l’antichambre, et je vous l’apporte... Êtes-vous convaincue, maintenant... et cette preuve vous suffit-elle ?...

Il dépose le chapeau sur le guéridon.

JEANNE, tombant accablée sur le fauteuil, près de la table à ouvrage.

Ah ! mon Dieu !... ah ! mon Dieu !...

BICOQUET, mélancolique et prenant la chaise qui est à droite du guéridon.

Chaque soir, vers les neuf heures, je venais m’asseoir près d’elle...

Il s’assied.

JEANNE.

Mais, monsieur.

BICOQUET, avec fermeté, se levant.

Ah ! maintenant que je vous ai prouvé qu’en effet j’avais à vous dire quelque chose d’intéressant, j’espère que vous allez avoir la bonté de ne pas m’interrompre et que vous me laisserez raconter ma petite histoire !...

Mélancolique et se rasseyant.

Chaque soir, à neuf heures, je venais m’asseoir près d’elle... « Bonsoir, Toto, » lui disais-je : Toto, diminutif d’Antonia. « Bonsoir, Coco, » me répondait-elle ; Coco, diminutif de Bicoquet... « Comment ça va, Toto ? » « Ça va pas mal, Coco... aveins les cartes... » Et j’aveignais les cartes, et la partie commençait !... Quarante d’atout, cent d’as, deux cent cinquante... cinq cents... et allez donc... Un bonheur si complet, si intense, ne pouvait pas durer... Il y a huit jours, j’arrive, je sonne, le premier valet de chambre m’arrête et me dit : « Y a pas mèche, on n’entre pas, madame est avec sa marraine d’Argenteuil... » Je m’en allai sans répondre, mais j’étais frappé ; le lendemain, je reviens ; la marraine y était encore ; le surlendemain, la marraine y était toujours ! Un soupçon me vint. Je pris des informations, j’épiai et je finis par découvrir que cette marraine...

Chantant.

Que mon cœur, que mon cœur a de peine !...

Parlé.

Que cette marraine qui depuis huit jours avait pris ma place et m’avait dépossédé de toutes mes chères habitudes, c’était...

JEANNE, avec colère.

Mon mari !... mon mari chez cette femme !...

BICOQUET, rapprochant sa chaise.

Si nous l’y laissions, hé...

JEANNE, se levant et passant vivement.

Vous dites ?

BICOQUET, se levant.

Je ne vois que deux solutions, quant à moi... Que monsieur votre mari garde ma place qu’il a prise, et qu’alors moi je prenne...

Mélancolique.

Chaque soir... vers les neuf heures, je viendrais m’asseoir...

JEANNE, indignée.

Monsieur...

BICOQUET.

Je sais bien... c’est un peu vif, mais si vous étiez une vraie Parisienne, une Parisienne de mil huit cent soixante-dix, nous pourrions très bien... je ne m’en plaindrais pas, au contraire ! D’abord je gagnerais un étage, et puis vous êtes vraiment plus jolie que... Avez-vous des cartes ?...

JEANNE, avec impatience et passant à droite.

Encore une fois, monsieur...

BICOQUET.

Non ?... ça ne vous va pas, décidément ?... La seconde solution, alors... Faisons descendre votre mari.

JEANNE.

Ah ! je préfère cela...

BICOQUET.

Quand il sera descendu je remonterai... c’est très simple... et les choses ainsi se retrouveront dans l’ordre... Ici, Gaillardin ; là-haut, Bicoquet. Faisons descendre votre mari...

JEANNE.

Je ne demande pas mieux, mais comment ?...

BICOQUET.

Comme vous voudrez.

JEANNE.

Donnez-moi une idée...

BICOQUET, violent.

Et pourquoi est-ce moi qui fournirais l’idée ?... il me semble que vous êtes intéressée au moins autant que moi...

JEANNE, également violente.

Et comment voulez-vous, dans l’état de surexcitation où je suis ?...

BICOQUET, plus violent encore.

Eh bien et moi, madame, et moi ! Est-ce que vous vous imaginez que je ne le suis pas, surexcité ?... Je le suis à ce point que je hurlerais... n’était que cela me paraîtrait un peu trop familier pour une première visite.

On entend au-dessus le son affaibli d’un piano et d’une voix qui chante... La belle Vénus, la belle Vénus, la Vénus aux carottes ! la voix s’éteint et l’air continue.

Ah ! la la... ah ! la la...

JEANNE.

Qu’est-ce qui vous arrive ?...

BICOQUET.

Cet air... je le reconnais... c’est celui qu’elle ne manque jamais d’entonner, quand, dans son jeu, les deux dames de pique sont venues rejoindre les deux valets de carreau... cinq cents !... Ah !... la la... ah ! la la... je vous assure madame, que si cette musique continue, je vais hurler.

Il est remonté derrière le guéridon et hurle.

JEANNE, passant vivement et allant à la cheminée.

Je vous supplie de n’en rien faire, monsieur.

Elle sonne.

BICOQUET.

Vous me chassez ?

JEANNE.

Non, c’est l’idée qui vient de me venir...

BICOQUET.

Pour le faire descendre ?...

JEANNE.

Oui !...

Entre Pauline.

 

 

Scène V

 

JEANNE, BICOQUET, PAULINE

 

PAULINE, à la porte du fond.

Madame ?...

JEANNE.

Montez à l’étage au-dessus chez mademoiselle...

À Bicoquet.

Quel nom m’avez-vous dit ?...

BICOQUET, avec effort.

Antonia Brunet...

JEANNE.

Chez mademoiselle Antonia Brunet... Vous direz que je suis souffrante... que madame Gaillardin est souffrante... le nom... dites bien le nom... et que cette musique me fait mal...

PAULINE.

Madame est souffrante ?

JEANNE.

Oui... non... que vous importe ?... Allez... le nom... n’oubliez pas... madame Gaillardin... dites le nom bien haut... criez afin que l’on vous entende.

Pauline sort.

 

 

Scène VI

 

JEANNE, BICOQUET

 

BICOQUET.

Je vous comprends, vous comptez sur son cœur.

JEANNE.

Et je n’ai pas tort, car il est bon, et dès qu’il me saura... dès qu’il me croira souffrante...

BICOQUET.

Il redescendra... c’est possible après tout.

La musique s’arrête.

Le piano se tait, la commission est faite...

JEANNE.

Vite alors, monsieur, vite, partez...

BICOQUET.

Oh ! nous avons encore cinq bonnes minutes...

JEANNE.

Mais non, il n’a qu’un étage à descendre...

BICOQUET.

Ah ! vous ne connaissez pas votre mari, madame, vous ne le connaissez pas, c’est un maître...

JEANNE.

Comment !

BICOQUET.

Vous imaginez-vous qu’il ait l’imprudence d’aller directement de là haut ici ou d’ici là-haut... au risque de se faire pincer ?... Oh ! que nenni ! cette maison a deux portes, l’une rue Lepelletier, l’autre rue Lafayette ; vous voyez d’ici la manœuvre... Elle est très simple monsieur Gaillardin descend gravement l’escalier du devoir, il sort par la porte de la rue Lepelletier, fait le tour de la maison, rentre par la porte de la rue Lafayette et monte allègrement l’escalier du plaisir... Tout cela demande à peu près cinq minutes ; mettons qu’aujourd’hui l’inquiétude le fasse marcher un peu plus vite, il doit être maintenant...

Il regarde par la fenêtre.

Qu’est-ce que je vous disais, madame ? le voilà, le voilà...

JEANNE.

Prenez garde ! s’il vous voyait !

BICOQUET.

N’ayez pas peur...

Il s’efface, tout en continuant de regarder.

Il a mon chapeau, il le tient à la main... de l’autre main il tient un bouquet.

JEANNE.

Un bouquet de lilas blancs ?...

BICOQUET.

Oui...

JEANNE.

Je lui avais dit de m’en acheter un...

BICOQUET, riant et redescendant en scène.

Vous lui avez dit de... ah ! c’est un maître, décidément c’est un maître !... Ce bouquet, je l’ai reconnu.

JEANNE.

Vous l’avez reconnu ?

BICOQUET.

Parfaitement... au moment même où je sortais... de là haut, un grand diable de domestique l’apportait de la part du jeune Hector de la Roche-Trompette ; votre mari se le sera fait céder à prix d’or par le deuxième valet de chambre, préposé aux bouquets...

JEANNE, indignée.

Oh !

BICOQUET.

Ah !... c’en est un, et je m’inclinerais volontiers devant lui... mais le temps me manque... adieu, madame...

Il remonte et passe derrière le guéridon.

JEANNE.

Adieu, monsieur.

BICOQUET.

Je vous laisse le chapeau de votre mari... Il va vous apporter le mien, vous aurez la bonté de me le renvoyer, n’est-ce pas ?

JEANNE.

Où çà, monsieur ?...

BICOQUET.

Comment où çà... mais là-haut... Où croyez-vous donc que je vais aller ?... Je remonte là-haut...

JEANNE.

C’est bien, monsieur, on ira vous porter...

BICOQUET.

Ah ! je vous en prie... recommandez bien qu’on remette tout uniment le chapeau à la personne qui ouvrira la porte... cela suffira... Il sera inutile de me faire appeler !

Il va pour sortir par le fond.

JEANNE, l’arrêtant.

Adieu, monsieur... passez par là, Pauline vous fera sortir.

BICOQUET, passant en saluant.

Adieu, madame, peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais...

JEANNE, bas.

Je l’espère bien.

BICOQUET.

Adieu, soyez heureuse !... quant à moi, je vais essayer... Adieu, madame.

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène VII

 

JEANNE, puis GAILLARDIN

 

JEANNE.

Avant tout, cachons le chapeau.

Elle ouvre la porte de droite et met le chapeau dans la chambre à côté.

Et maintenant, voyons-le venir ; soyons d’abord douce, patiente, hypocrite... Cela n’en gage à rien et nous verrons après.

Tout en parlant, elle s’est remise sur sa chaise longue, comme elle était avant l’entrée de Bicoquet : entre Gaillardin.

GAILLARDIN.

Souffrante ! qu’est-ce qu’elle peut avoir ?...

Il pose son chapeau sur la table, ainsi que le bouquet de lilas qu’il tient à la main en entrant.

JEANNE.

Ah !

GAILLARDIN.

Jeanne... petite Jeanne !

JEANNE, avec douceur.

C’est toi, mon ami. Je croyais que tu ne devais revenir qu’à dix heures et demie, onze heures... comme les autres fois...

GAILLARDIN.

Oui, mais quand je suis loin de toi, tu sais...

JEANNE.

Ah ! c’est gentil, ça... Cependant la Bourse, l’emprunt, la situation financière... tu aurais tort de négliger...

GAILLARDIN.

Oh ! je vais te dire... j’ai eu le bonheur... il y a des jours où l’on a de la chance, j’ai eu le bonheur de rencontrer Magimel...

JEANNE, d’une voix dolente.

Il va bien ?

GAILLARDIN.

Il ne va pas mal, et il m’a donné tous les renseignements que je désirais avoir ; alors je suis revenu vite, vite...

JEANNE.

Vite, vite ?...

GAILLARDIN.

Aussi vite que j’ai pu, et voilà pourquoi...

JEANNE.

Tu as pris le temps d’acheter mon bouquet, cependant.

GAILLARDIN.

Ah ! sans doute, puisque tu me l’as demandé...

JEANNE.

Donne un peu, donne...

GAILLARDIN, prenant le bouquet sur le guéridon.

Il est joli, n’est-ce pas ?...

JEANNE, prenant le bouquet et passant.

Il est superbe, il a dû te coûter cher ?...

GAILLARDIN, étourdiment.

Il m’a coûté dix louis...

JEANNE.

Dix louis !...

GAILLARDIN, se reprenant.

Deux louis, je veux dire deux louis...

JEANNE, examinant le bouquet et le posant sur le piano.

Ah ! tiens... mais... ce bouquet, tu ne l’as pas acheté passage de l’Opéra...

GAILLARDIN, embarrassé.

Non, je l’ai acheté rue Laffitte... Magimel, tout en causant, m’a mené jusqu’à la rue Laffitte... alors, comme je me trouvais là...

À part.

Ouf !... comme j’ai bien fait de regarder l’adresse du fleuriste !

JEANNE, à part, en regardant son mari.

Ah ! il avait raison, Coco... c’est un maître...

GAILLARDIN.

Et puis, si je suis revenu si vite, je vais te dire franchement...

JEANNE, avec intention.

Franchement ?...

GAILLARDIN.

Oui... si je suis revenu si vite, c’est que tout à l’heure... quand je t’ai quittée, il m’a semblé... j’ai cru voir... que tu n’avais pas ta mine ordinaire...

JEANNE.

J’étais vilaine ?...

GAILLARDIN.

Oh ! peux-tu dire ?... tu étais jolie, au contraire... jolie comme tout... mais enfin, tu avais le visage un peu... Tu n’as pas été souffrante, dis ? tu ne l’as pas été depuis que je l’ai quittée ?...

JEANNE.

Si...

GAILLARDIN.

Ah ! tu vois bien, Jeanne, tu vois bien... Qu’est-ce que tu as ?...

JEANNE.

Je ne pourrais pas te le dire...

GAILLARDIN.

Où souffres-tu ?...

JEANNE.

Tu sais, un peu nulle part, un peu partout.

GAILLARDIN, voulant l’embrasser.

Pauvre petite femme !...

JEANNE, écartant les mains de son mari.

Ce n’est pas là, mon ami...

GAILLARDIN.

Ah !

JEANNE.

Je crois bien que c’est nerveux...

GAILLARDIN.

Oui, ça doit être...

JEANNE.

Oh ! il y a quart d’heure, vois-tu, j’étais dans un état... dans un état... J’ai même fait quelque chose d’un peu risqué peut-être, et, si je te le dis, tu vas me gronder...

GAILLARDIN.

Non... non... je ne te gronderai pas...

JEANNE, saccadant ses phrases.

Cette personne qui demeure au-dessus de nous... Est-ce que tu sais, toi, quelle est cette personne ?...

GAILLARDIN, naïvement.

Qui demeure au-dessus de nous ?

JEANNE.

Oui !

GAILLARDIN, même jeu.

Un courtier d’assurances, je crois, un courtier d’assurances maritimes...

JEANNE, l’observant.

Non, c’est une dame...

GAILLARDIN, naïvement.

Une dame âgée ?...

JEANNE.

Non... une dame jeune encore... Elle s’est mise à son piano tout à l’heure, et elle chantait... je ne sais pas trop ce qu’elle chantait... mais j’étais si nerveuse, si agacée, si exaspérée, que je n’ai pas pu y tenir... J’ai envoyé Pauline, et j’ai fait de ma part prier cette dame de vouloir bien interrompre sa chanson... J’ai eu tort, dis ?

GAILLARDIN.

Non, tu as bien fait.

JEANNE.

Merci, tu es bon...

Elle prend le bouquet et va au guéridon.

GAILLARDIN.

Où vas-tu ?

JEANNE.

Dans ma chambre porter ce bouquet.

S’arrêtant près de la table sur laquelle Gaillardin a placé le chapeau de Bicoquet.

Tiens, quel drôle de chapeau tu as là !...

Elle l’examine.

Mais il n’est pas à toi, ce chapeau.

GAILLARDIN.

Comment, il n’est pas...

Il l’essaie, le chapeau n’entre pas.

Tiens, non, il n’est pas à moi...

JEANNE.

Donne donc un peu...

Elle le reprend.

Et il n’est pas non plus à Magimel.

GAILLARDIN.

Tu crois ?

JEANNE, lui montrant l’intérieur du chapeau.

J. B. mon ami, J. B. ! il ne peut pas être à Magimel.

GAILLARDIN, après avoir regardé le chapeau.

Mais non, il n’est pas à Magimel... Qu’est-ce qui se permet de dire que ce chapeau est à... ? Est-ce que je t’ai jamais dit que ce chapeau fût à Magimel ?

JEANNE.

Non. Tu ne m’as pas dit... mais ce que je te prierai de me dire, c’est comment ce chapeau se trouve ici ?

GAILLARDIN, après avoir cherché un moment. Ils viennent à l’avant-scène dans le même ordre.

Ah ! j’y suis... l’explication est simple... tu vas voir. Elle est on ne peut pas plus simple... et, en même temps, elle est comique...

JEANNE.

Nous allons rire, alors.

GAILLARDIN.

Je ne te dis pas que nous allons nous tordre... c’est du comique, mais enfin c’est du comique distingué, et alors c’est moins drôle ; tu vas voir. Je revenais ici et j’étais pressé, je t’ai dit... l’inquiétude, je courais... En courant je rencontre un monsieur qui courait aussi... dans le sens opposé... Tu me suis bien, n’est-ce pas ?

JEANNE.

Oui.

GAILLARDIN, prenant le chapeau sur le guéridon.

Je vais te mettre un peu cela en scène pour que tu te rendes mieux compte... nous nous heurtons et v’lan ... les deux chapeaux par terre, l’un par-ci, l’autre par-là...

Dans le mouvement des deux hommes qui se rencontrent il passe à gauche.

J’en ramasse un au hasard... sans regarder... j’étais pressé, je continue ma course et j’arrive ici avec un chapeau qui n’est pas à moi...

Avec bonhomie.

Tu vois que rien n’est plus simple...

JEANNE.

Oui... oui... je vois.

À part.

Décidément c’est un maître... Mais cela ne fait rien, je le forcerai bien à avouer...

GAILLARDIN, examinant le chapeau.

C’est fâcheux qu’il ne m’aille pas... il est plus neuf que le mien.

JEANNE, prenant le bouquet qu’elle a laissé sur le guéridon.

Je reviens tout de suite, mon ami... Je vais porter ce bouquet... Tu ne vas pas profiter de ça pour repartir, au moins ?

GAILLARDIN.

Moi ! comment peux-tu croire ?...

JEANNE.

Je reviens tout de suite...

Elle entre dans sa chambre à droite avec le bouquet.

 

 

Scène VIII

 

GAILLARDIN

 

Non, je ne repartirai pas... Et cependant, si jamais quelqu’un a regretté d’être obligé de faire Charlemagne, c’est bien moi tout à l’heure... J’avais un jeu dans la main ! ... Ah ! non pas que j’aime cette petite plus que ma femme... Oh ! non... ce n’est pas la même chose. Et même si on me demandait comment cette bête de fantaisie m’est venue, je serais très embarrassé... Ça m’a pris en entendant piaffer ses chevaux, en regardant son cocher, en la voyant s’étaler dans son huit-ressorts avec ses toilettes étourdissantes... Ah ! l’on aura beau dire, les grandes jupes, le fracas, le luxe... Jean Jacques Rousseau était comme ça ; lui aussi, il adorait les accessoires, Jean-Jacques Rousseau, et puis ce qui me plaît chez Antonia Brunet, c’est qu’elle est distinguée.

Entre Pauline.

 

 

Scène IX

 

GAILLARDIN, PAULINE

 

PAULINE.

Une lettre, monsieur.

GAILLARDIN.

Une lettre...

PAULINE.

C’est la dame d’au-dessus.

GAILLARDIN, dissimulant.

Comment ! la dame d’au-dessus ? mais je ne connais pas...

PAULINE.

Possible, mais c’est elle qui vous envoie cette lettre.

GAILLARDIN, prenant la lettre.

Ah ! elle a tort de m’écrire comme cela, elle a tort.

PAULINE.

Même qu’elle avait dit qu’il fallait vous la remettre, lors même que vous seriez avec madame.

GAILLARDIN.

Elle avait dit cela !

PAULINE.

Il paraît, monsieur.

GAILLARDIN, flatté.

La jalousie ! Mais ça ne fait rien. Elle a tort et ce procédé m’étonne de la part d’une personne aussi distinguée ...

Ouvrant la lettre et lisant.

« Vieux filou !...» Comment !...

Il se remet à lire.

« Vieux filou, je sais que mes domestiques lisent toutes mes lettres, aussi ne mettrai-je rien dans celle-ci qui puisse les empêcher de l’estimer encore. »

Parlé.

Vieux filou !... il me semble...

Lisant.

« Je suppose que tu me comprends. Si dans cinq minutes tu n’es pas chez moi, je saurai ce que j’ai à faire. Je t’embrasse comme je t’aime, Antonia. » –

Répétant.

« Je suppose que tu me comprends. Si dans cinq minutes tu n’es pas chez moi, je saurai ce que j’ai à faire... »

Parlé.

C’est une farce, mais elle est bête comme tout.

PAULINE.

Eh bien !... monsieur ?

GAILLARDIN.

Quoi ?...

PAULINE.

La réponse... on attend...

GAILLARDIN.

Il n’y pas de réponse.

PAULINE.

Bien, monsieur...

Elle sort par le fond.

GAILLARDIN, en remontant vers Pauline qui sort.

Dites-le poliment... ajoutez même que j’ai beaucoup ri.

Revenant en scène.

Ça lui fera plaisir et je ne veux pas la désobliger, mais c’est une bête de farce... Je ne comprends vraiment pas que lorsqu’on n’a pas plus de dispositions... Il faut de l’esprit dans une farce ! Ainsi, vous vous approchez d’un monsieur que vous ne connaissez pas et vous le priez de tenir l’un des bouts d’une longue ficelle... Vous vous approchez d’un autre monsieur que vous ne connaissez pas davantage et vous le priez de tenir l’autre bout... Après cela vous vous en allez bien tranquillement... Il est évident que c’est une bonne farce... surtout si vous avez eu soin de choisir des personnes occupant dans l’État des positions considérables ! Mais pourquoi est-ce une bonne farce ? C’est parce qu’il y a de l’esprit.

Regardant sa lettre

Tandis que là-dedans...

Il finit son monologue à droite.

PAULINE.

Monsieur, monsieur !

GAILLARDIN.

Qu’est-ce qu’il y a ?

PAULINE.

Cette dame...

GAILLARDIN.

Encore...

PAULINE.

Elle dit que vous n’avez plus que trois minutes et que, si vous ne montez pas, elle va descendre...

GAILLARDIN, ironique.

Comme dans Barbe-Bleue.

PAULINE.

Non monsieur, c’est tout le contraire.

GAILLARDIN.

Eh ! bien, faites-lui dire que je ne monterai pas et que je l’engage sérieusement... oh ! mais là, très sérieusement, à se tenir tranquille... Elle me prend pour un imbécile, mais elle se trompe.

PAULINE.

Bien, monsieur.

Elle sort.

GAILLARDIN, même jeu pour la sortie.

Faites-lui dire cela poliment.

Pauline sort.

Je parle comme ça et je fais le brave... mais dans le fond j’ai une venette de tous les diables. Est-ce que vraiment elle serait capable de ?... Ah çà ! mais... où allons-nous alors, et qu’est-ce que la société va devenir, si un´mari n’a plus le droit de se tromper d’étage sans être exposé à ?...

Rentre Pauline, près le guéridon, au fond.

PAULINE.

Monsieur, monsieur !

GAILLARDIN.

Eh bien ?...

PAULINE.

Elle dit que vous n’avez plus que deux minutes, monsieur ; elle est en train de mettre ses gants.

GAILLARDIN.

Ah ! mais... ah ! mais...

PAULINE, effrayée.

Je ne sais ce qui se passe, monsieur, ni de quoi elle vous accuse... mais elle parie aussi d’envoyer chercher la garde.

GAILLARDIN.

La garde !

PAULINE.

Oui, monsieur.

GAILLARDIN, furieux.

Mais qu’est-ce que cela veut dire à la fin, qu’est-ce que cela veut dire ?

PAULINE.

Je ne suis qu’une pauvre fille, mais si j’ai un conseil à donner à monsieur, c’est d’aller parler à cette dame. Il n’est que temps, monsieur, il n’est que temps !

GAILLARDIN.

Oui... oui... j’y vais. Dites-lui ça poliment.

PAULINE.

Bien, monsieur.

Elle sort.

GAILLARDIN, met le chapeau de Bicoquet sur sa tête, s’aperçoit qu’il ne lui va pas et le jette avec colère sur la table.

Qu’est-ce que ça encore ? Est-ce que je vais me promener toute la vie avec ce chapeau ?

Entre Jeanne tenant le chapeau de Gaillardin qu’elle cache derrière elle.

 

 

Scène X

 

GAILLARDIN, JEANNE

 

JEANNE, très digne.

Et maintenant, mon ami, j’espère que tu voudras bien m’expliquer comment ce chapeau qui est à toi...

Elle lui présente son chapeau.

GAILLARDIN, prenant le chapeau et remettant celui de Bicoquet sur la table.

Ah ! merci.

Il le met.

À la bonne heure !

Il ouvre la porte du fond.

JEANNE.

Comment ! tu t’en vas ?...

GAILLARDIN.

Oui...

JEANNE.

Par exemple !...

GAILLARDIN.

Tout à l’heure je t’expliquerai...

Il se sauve.

 

 

Scène XI

 

JEANNE, descendant en scène

 

Et moi qui arrivais avec son chapeau... pour le confondre ! Et moi qui avais préparé un joli discours... au bout de mon discours... un pardon plus joli encore...

Furieuse.

Ah ! mais maintenant...

Entre Bicoquet désespéré.

 

 

Scène XII

 

JEANNE, BICOQUET

 

BICOQUET.

On m’a chassé, madame.

JEANNE.

Vous ?

BICOQUET.

Cette fois-ci on m’a chassé.

JEANNE.

Encore vous, monsieur ?

BICOQUET.

Ne deviez-vous pas vous y attendre, puisque vous l’avez laissé remonter ? C’est de votre faute... aussi... pourquoi l’avez vous laissé ?...

JEANNE.

Mon mari... il est ?...

BICOQUET.

Il est là-haut, madame... alors, moi, naturellement...

JEANNE.

Des preuves, monsieur, des preuves !

BICOQUET.

Je m’y attendais.

Montrant le chapeau de Gaillardin.

Voilà le chapeau...

JEANNE.

Le sien ?

BICOQUET.

Toujours.

JEANNE.

Ah ! c’est trop fort.

BICOQUET, posant le chapeau sur le guéridon.

Et comme le mien n’est plus là-haut, votre mari sera obligé de redescendre nu-tête, quand il redescendra...

JEANNE, exaspérée.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était revenu... Il n’y avait pas cinq minutes !

BICOQUET, avec force.

Que voulez-vous, madame, c’est un homme qui est pris !

JEANNE tombe assise sur la chaise à gauche du guéridon et n’écoute pas le récit de Bicoquet.

Ah !

BICOQUET, s’asseyant à droite du guéridon.

Et nous savons tous qu’une fois que la passion s’en mêle, il n’y a pas moyen de résister... Ainsi, tenez, moi, madame, j’ai eu un de mes amis qui était pris ! Un jour, voulant à toute force échapper aux griffes qui le tenaient, il jura qu’il n’irait point chez sa maîtresse... et, pour être sûr de tenir son serment, il se fit solidement attacher à son fauteuil. Insensé qui croyait que l’on peut lutter contre l’amour !!! À minuit moins cinq, ça commença à le prendre... N’y pouvant plus tenir, il se traina tant bien que mal, toujours attaché à son fauteuil... Il sortit de son appartement,

Descendant en scène avec sa chaise, qu’il tient des deux mains, et faisant le simulacre de descendre avec elle, lui étant dessus.

descendit l’escalier... arriva jusqu’à la porte de la maison... Eh bien ! madame, jamais,

Mouvement de Jeanne.

non, jamais le portier n’a voulu laisser sortir le fauteuil... parce que mon ami devait trois termes !

JEANNE, à elle-même avec colère.

Là-haut, il est là-haut !

Elle se lève.

BICOQUET, se lève et va remettre sa chaise à sa place près du guéridon.

Oui, madame, il est là-haut... au-dessus même de nos têtes... ils sont là tous les deux !

Avec indignation.

Et le plan cher qui les supporte ne s’effondrera pas !...

Avec satisfaction.

Nous verrions passer les jambes !...

JEANNE, avec modestie.

Monsieur ?

BICOQUET, faisant entendre que cela ne lui serait pas désagréable.

Eh ! bien, mais...

JEANNE, avec préoccupation.

Il faut le faire redescendre, monsieur.

BICOQUET.

Je ne vous dis pas autre chose depuis que j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance !... Mais comment ?

JEANNE, même jeu.

Quand on chantait là-haut, tout à l’heure, nous entendions... Il est donc probable que, si l’on chantait ici, l’on eu tendrait là-haut !...

BICOQUET.

C’est probable, madame, la voix ayant cela de commun avec monsieur votre mari que, comme lui, elle monte.

JEANNE.

Alors chantez, monsieur.

BICOQUET.

Moi ?

JEANNE.

Sans doute ! il faut une voix d’homme... Il faut que mon mari entende une voix d’homme... alors... la jalousie...

BICOQUET, modeste.

Mais c’est qu’en vérité, je ne sais si je dois...

JEANNE.

Vous allez vous faire prier maintenant ?

BICOQUET.

Je ne me fais pas précisément prier, madame, mais je vous dirai... les jours où je dois chanter, j’ai l’habitude de rester enveloppé dans des couvertures pendant les douze heures qui précèdent... et aujourd’hui, comme je ne m’attendais pas...

JEANNE.

Et qu’importe ?... pourvu que vous chantiez fort... et que vous fassiez du bruit...

BICOQUET.

Si madame voulait avoir la bonté de me faire apporter des couvertures, je m’envelopperais, et dans douze heures je pourrais sans doute...

JEANNE.

Non pas... c’est tout de suite. Allons ! venez, venez.

Elle se met au piano.

BICOQUET.

Je dois vous prévenir, madame, que c’est une chanson militaire...

JEANNE.

Bien... bien...

Elle frappe un accord.

BICOQUET.

C’est une façon de dialogue entre un vieux sergent retraité de la garde nationale mobile et un jeune soldat.

JEANNE, avec impatience.

Vite, monsieur, vite !... vous oubliez donc que, pendant que nous perdons du temps...

BICOQUET, vivement.

Ah ! sapristi, c’est vrai... Je commence.

Il chante.

Air de Victor Boullard.

Soldat, si ta consigne,
Le souffre et le permet,
Le vingt-unièm’ de ligne,
Peux-tu m’dire oùsqu’il est ?

Parlé.

Observez, maintenant, madame, observez les jeux de physionomie du jeune soldat.

Il chante avec l’air naïf d’un jeune soldat.

Le vingt-unièm’ de ligne ?...
Tambours, battez,
Clairons, sonnez.
Le vingt-unièm’ de ligne ?
Ta, ra, ta, ta, ra, ran, plan, plan.
Le vingt-unièm’ de ligne ?...
(ter.)

Parlé.

Pour lors, sergent, que vous me demandez pour le 21e de ligne, pour lors, mon supérieur, que nous sont tous sortis de la caserne, une fois que nous sont sortis de la caserne, nous sont été là-bas. Une fois là-bas, nous sont tous ressortis pour rentrer dans la caserne ! Pour lors que vous me demandez pour le 21e de ligne.

Achevant l’air.

Je ne sais pas oùsqu’il est !

Parlé.

Il ne redescend pas !...

JEANNE.

Mais elle doit avoir plus d’un couplet, votre chanson ?

BICOQUET, avec orgueil.

Ma chanson, elle est bien agréable pour ça, elle a autant de couplets qu’il y a de régiments dans notre héroïque infanterie.

Il chante.

Soldat, si ta consigne
Le souffre et le permet,
Le vingt-deuxièm’ de ligne,
Peux-tu m’dire oùsqu’il est ?

JEANNE.

Chantez plus fort ! le refrain aussi fort qu’il vous sera possible !...

BICOQUET, avec désespoir.

Mais, madame, c’est un martyre... je ne puis pas chanter plus fort.

Reprenant.

Le vingt-deuxièm’ de ligne ?...
Tambours battez,
Clairons, sonnez.
Le vingt-deuxièm’ de ligne ?
Ta, ra, ta, ta, ra, ran, plan, plan.
Le vingt-deuxièm’ de ligne ?...
(ter.)

Parlé.

Division sur le troisième peloton du 6e bataillon, déployez la colonne ! En masse par le flanc droit et par file à gauche !... Colonne en avant ! marche !

Achevant l’air.

Je ne sais pas oùsqu’il est.

Entre Gaillardin effaré. Il a un chapeau gris sur la tête. À son entrée, Jeanne se lève avec dignité. Bicoquet se pose. Gaillardin n’y fait pas la moindre attention.

 

 

Scène XIII

 

BICOQUET, JEANNE, GAILLARDIN

 

GAILLARDIN, effaré.

Ce n’était pas une farce... elle était sur le point d’envoyer chercher la garde... Dix mille francs, il y avait dix mille francs dans le bouquet... dix mille francs envoyés par le jeune Hector de la Roche-Trompette... Et on m’accuse de les avoir... ah !...

JEANNE, à Gaillardin.

Mon ami, je te présente M. Bicoquet...

GAILLARDIN.

Bien... bien... tout à l’heure, le bouquet d’abord... Qu’est-ce que tu as fait de ce bouquet que je t’ai donné ?...

JEANNE.

Le bouquet ?... vous osez parler...

GAILLARDIN.

Il est dans ta chambre, n’est-ce pas ?

JEANNE.

Non, monsieur, il n’est pas dans ma chambre ; je l’ai jeté par la fenêtre...

GAILLARDIN.

Tu l’as ?...

JEANNE.

Je l’ai jeté avec indignation... parce que je savais de chez qui il venait !... Vous entendez, monsieur, je sais tout, et j’éclate à la fin !...

GAILLARDIN.

Tu l’as jeté ?...

Il entre précipitamment dans la chambre de Jeanne.

JEANNE, désappointée.

Comment, c’est ainsi !...

BICOQUET, vivement.

Vous avez remarqué, madame, il est impossible que vous n’ayez pas remarqué... il avait un chapeau !...

JEANNE, avec impatience.

Eh ! je m’occupe bien...

BICOQUET.

Mais moi, madame, je m’occupe... S’il y a un chapeau... c’est qu’il y a...

Avec éclat et regardant le plafond.

Ah çà ! mais combien donc étions-nous là-haut ?...

GAILLARDIN, revenant et allant à la porte du fond.

Rien !

Il appelle en même temps.

Pauline ! Est-ce qu’elle n’entend pas ?... Pauline ! Pauline !...

JEANNE, exaspérée.

Oh ! c’est trop fort !

Entre Pauline, qui se tient à la porte du fond.

GAILLARDIN.

Vite, descendez et demandez au concierge s’il n’aurait pas ramassé un bouquet que madame a jeté par la fenêtre.

PAULINE.

Oui, monsieur.

Elle sort. Gaillardin revient en scène.

BICOQUET.

Si je remontais, moi !

Il va pour sortir.

GAILLARDIN, le retenant.

Restez, monsieur, je vous en prie.

JEANNE, à Gaillardin, qui ne l’écoute pas.

Dans un quart d’heure, faites attention à ce que je vous dis, monsieur, dans un quart d’heure je partirai d’ici pour me réfugier chez ma tante !... Jamais vous ne me reverrez. N’essayez pas de vous défendre, cela serait inutile... et en voyez-moi Pauline dès qu’elle sera revenue !...

Elle entre chez elle à droite.

BICOQUET, à Gaillardin.

Eh bien, oui, monsieur !...

GAILLARDIN, à Pauline, qui entre.

Eh bien ?...

PAULINE.

Le concierge n’a pas vu de bouquet, monsieur.

GAILLARDIN.

Très bien !... Du reste, je m’y attendais. Entrez chez madame, elle a besoin de vous !

Pauline entre à droite.

 

 

Scène XIV

 

BICOQUET, GAILLARDIN

 

BICOQUET, héroïque.

Eh bien, oui, monsieur, cela est vrai... Vous m’avez volé mon bonheur en prenant ma place chez la femme que j’ai mais ; alors, moi, j’ai voulu...

GAILLARDIN.

Bien... bien... tout à l’heure... Bicoquet, je crois ?...

BICOQUET.

Jules Bicoquet.

GAILLARDIN.

Bicoquet de là-haut ?...

BICOQUET, froissé.

Oui, monsieur, mais je vous serai obligé de dire Jules Bicoquet. C’est un enfantillage peut-être, mais je tiens au prénom.

GAILLARDIN, allant au secrétaire à droite.

Ça m’est égal...

À part.

Avant tout, il faut me dépêcher de rendre...

Prenant l’argent avec le tiroir du secrétaire qu’il pose sur le guéridon, il fait tomber les chapeaux en les repoussant avec le tiroir.

Dans mon tiroir, quatre mille neuf cent cinquante francs ; dans mon porte-monnaie et dans mes poches

Comptant l’argent.

six cent vingt-sept... Qu’est-ce que c’est que ça encore ? des sous... six cent vingt-sept francs trente... cela nous fait

Il additionne sur son calepin.

cinq mille cinq cent soixante-dix-sept francs trente... Qui de dix mille paye cinq mille cinq cent soixante dix-sept francs trente

Calculant.

reste... Avez-vous quatre mille quatre cent vingt-deux francs soixante-dix sur vous ?...

BICOQUET.

Quatre mille quatre cent vingt-deux francs ?...

GAILLARDIN.

Soixante-dix : si vous les avez, donnez-les moi.

BICOQUET, avec explosion.

Ah bien ! par exemple ! Et pourquoi voulez-vous que je vous donne ?...

GAILLARDIN.

Pourquoi ?

BICOQUET.

Oui.

GAILLARDIN.

Parce qu’il y a des situations dans lesquelles un homme de plaisir, s’adressant à un autre homme de plaisir, doit toujours compter qu’il trouvera quatre mille francs, je me trouve, moi, dans une de ces situations. Il y avait dix mille francs dans le bouquet !

BICOQUET.

Ah !

GAILLARDIN.

Et l’on me les redemande et l’on m’accuse !... Vous comprenez que je ne peux pas aller raconter que ce bouquet a été jeté !... Vous comprenez que je dois rendre, non pas de main, non pas dans une heure, mais tout de suite...

BICOQUET, avec beaucoup d’intérêt.

Je crois bien que je comprends.

GAILLARDIN, lui serrant la main.

Alors, donnez...

BICOQUET.

Qu’est-ce que vous avez dit ?... quatre mille francs ?...

GAILLABDIN.

Quatre mille quatre cent vingt-deux francs soixante-dix centimes.

BICOQUET, après un temps.

Quatre mille quatre cent vingt-deux francs soixante-dix centimes, c’est que je ne les ai pas !

GAILLARDIN, avec contrariété.

Il fallait dire ça tout de suite... Qu’est-ce que vous avez ?... avez-vous quelque chose au moins ?

BICOQUET, tirant quelques pièces de sa poche.

J’ai quarante-trois francs vingt-cinq centimes.

GAILLARDIN.

Donnez-les ! ça nous fait cinq mille six cent vingt francs onze sous... Vous n’avez plus rien ?... cherchez.

BICOQUET, bas, en cherchant à dissimuler les billets qu’il tire de sa poche et qu’il montre au public.

J’ai bien encore un billet de mille francs et un autre de cinq cents, mais...

GAILLARDIN, qui a entendu.

Donnez-les...

Les lui prenant.

Mais donnez-les donc... Est-ce que vous avez peur ?... Je suis connu, monsieur !

Avec orgueil.

j’ai un nom à la Bourse, je suis un de ceux qui ont payé, qui ont toujours payé !!... jusqu’à présent !

BICOQUET.

Écoutez-moi, je vous hais...

GAILLARDIN.

Eh bien !... et moi ? Est-ce que vous vous figurez qu’après vous avoir trouvé roucoulant des duos d’amour avec ma femme à une pareille heure, je ne compte pas vous demander des explications ?... mais plus tard, ça, c’est réservé... Où en sommes-nous comme chiffre ?

BICOQUET, furieux.

Je n’en sais rien.

GAILLARDIN, également furieux.

Sept mille cent vingt francs cinquante-cinq centimes.

Plus calme.

À qui m’adresser maintenant ? ma femme ! elle profiterait de l’occasion pour m’avouer qu’elle a des dettes. Ah ! la femme de chambre.

Il sonne.

Pauline... Pauline...

Entre Pauline.

Comment n’arrivez-vous pas plus vite quand on vous appelle ?

PAULINE.

Mais, monsieur, j’étais avec madame ; madame ne savait quelle robe mettre pour se réfugier chez sa tante...

GAILLARDIN.

Chez sa tante !...

PAULINE.

Oui, monsieur. Est-ce que monsieur ne sait pas ?

GAILLARDIN.

Bien... bien... nous verrons ça tout à l’heure ! Dites-moi, Pauline, vous devez avoir des économies ?

PAULINE.

J’ai cinq cents francs, monsieur.

GAILLARDIN.

Allez me les chercher... En même temps entrez donc dans la chambre de la cuisinière... Elle doit en avoir, elle aussi, des économies... demandez-les lui de ma part. Demandez-lui en même temps ce qui lui reste sur l’argent du mois... Dites-lui de vous donner tout l’argent qu’elle a, enfin, tout l’argent qu’elle a !...

PAULINE.

Bien, monsieur...

Elle sort.

GAILLARDIN, fouillant dans sa poche.

Vous n’avez plus rien, vous ?

BICOQUET, impatienté.

Je n’ai plus rien du tout, moi.

GAILLARDIN.

Et dire que cela ne me serait pas arrivé, s’il n’y avait pas, de par la ville, des gens assez cornichons pour envoyer comme ça dix mille francs à une femme !

BICOQUET.

Le petit La Roche-Trompette !

GAILLARDIN.

Et c’est ça qu’on appelle un gentilhomme !... Au lieu d’employer noblement sa fortune à... ou bien à... ou bien encore à... au lieu de garder ses dix mille francs enfin !...

En fouillant dans sa poche.

Vous n’avez plus rien, vous ?...

BICOQUET.

Mais quand je vous dis...

Entre Pauline, elle tient d’une main un petit coffret et de l’autre son tablier, dans lequel sont, en argent, les économies de la cuisinière.

PAULINE.

Voici mes cinq cents francs, monsieur.

Elle donne le coffret à Gaillardin qui le passe à Bicoquet.

Voilà l’argent pour la maison, deux cent cinquante-neuf francs quatre-vingt-dix centimes, et voici les économies de la cuisinière, dix-neuf-cent-cinquante francs.

GAILLARDIN, toujours son calepin à la main.

Dix neuf cent cinquante francs d’économie, et elle est ici depuis quatre mois... et quand elle est entrée chez moi, elle n’avait pas un sou ! Enfin !... c’est réservé, ça aussi, c’est réservé ! C’est bien, Pauline, mettez tout ça là !

Il indique le guéridon.

PAULINE, allant derrière le guéridon.

Les sous aussi, monsieur ?

GAILLARDIN.

Tout, tout, mettez tout !...

PAULINE.

Voilà, monsieur.

Elle verse bruyamment l’argent dans le tiroir qui est sur le guéridon, et sort. Pendant la sortie de Pauline, Bicoquet arrange l’argent qui a pu tomber du tablier ; Gaillardin, en calculant, passe à gauche ; ils sont chacun d’un côté du guéridon.

GAILLARDIN, calculant.

Qu’est-ce que ça nous fait ?... ça nous fait neuf mille huit cent vingt-trois francs quarante-cinq centimes... Qu’est-ce que vous voulez, je vais lui porter ça... Voilà une pièce romaine, elle n’en voudra pas.

BICOQUET, assis à droite du guéridon.

Vous pouvez la forcer jusqu’au premier janvier, elle est obligée de la prendre !

GAILLARDIN.

Vous n’avez plus rien, vous ?

BICOQUET.

Écoutez, moi, je vous hais...

GAILLARDIN, calculant toujours.

Vous me l’avez dit, c’est réservé !... c’est réservé avec les économies de la cuisinière...

BICOQUET.

Je vous hais... mais je n’aurai pas vu un galant homme dans un pareil embarras sans faire tout mon possible pour l’en tirer...

Il se lève et prend une pièce dans la poche de son gilet.

GAILLARDIN, à part.

Je savais bien qu’il avait encore quelque chose.

BICOQUET, lui tendant une pièce.

Tenez !

GAILLARDIN.

J’en étais sûr...

Examinant la pièce.

Qu’est-ce que c’est que ça, vingt sous ?...

BICOQUET, avec noblesse.

Une pièce trouée... monsieur, un fétiche, et je vous l’abandonne...

GAILLARDIN.

Enfin, ça nous fait neuf mille huit cent vingt-quatre francs quarante-cinq centimes...

Il met dans son mouchoir la somme qui doit être composée des monnaies les plus folles.

Je m’en vas toujours lui porter ça, et... qu’est-ce que vous voulez ?... pour le reste, si elle n’est pas contente... je lui offrirai votre montre.

Il sort par le fond avec l’argent. À peine est-il sorti, que Jeanne paraît sur le seuil de sa chambre.

 

 

Scène XV

 

BICOQUET, JEANNE, toilette pour aller chez sa tante

 

JEANNE.

Il n’est plus là ?...

BICOQUET, qui a ramassé les chapeaux qu’il dépose sur le guéridon.

Venez, madame, venez, n’ayez pas peur... Nous n’avons plus besoin de nous gêner, je lui ai prêté de l’argent.

JEANNE.

Où donc est-il ?

BICOQUET.

Vous le demandez ?...

JEANNE.

Encore !!!

BICOQUET.

Il a pris une grosse somme d’argent... des billets, de l’or... des pièces de quarante sous... il a enveloppé le tout dans un mouchoir et il est parti.

JEANNE, mettant ses gants avec fureur.

Chez ma tante, tout de suite... vous m’y conduirez, monsieur.

BICOQUET.

Si je vous y conduirai !... Où demeure-t-elle, madame ?...

JEANNE.

À Rambouillet...

BICOQUET.

À Rambouillet !...

Se rappelant qu’il n’a plus d’argent.

Ah ! mon Dieu... ah ! mon Dieu !...

JEANNE.

Qu’est-ce que vous avez ?

BICOQUET, désespéré.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! voilà bien ma chance !... Pour une fois dans ma vie que j’ai l’occasion d’enlever une femme mariée... il faut que j’aie prêté tout mon argent au mari !...

JEANNE.

Vous dites ?...

BICOQUET.

Mais cela ne fait rien, madame... Nous irons à pied... quand nous serons fatigués nous nous porterons... chacun à notre tour... Comme cela il y en aura toujours un des deux qui se reposera...

Entre Gaillardin. Il a un claque sous le bras.

 

 

Scène XVI

 

BICOQUET, JEANNE, GAILLARDIN

 

GAILLARDIN, au public.

Elle a refusé la montre !... Elle est distinguée, au fond.

BICOQUET, lui prenant le claque.

Donnez, que je le mette avec les autres.

GAILLARDIN, étonné.

Qu’est-ce que c’est ?

BICOQUET.

Quand vous êtes sorti, le préposé aux chapeaux vous aura donné ça.

Il fait jouer le ressort et met le chapeau près des autres, sur la table.

JEANNE.

Encore un !...

BICOQUET.

Ah ! maintenant, ça m’est égal !... j’ai juré de ne plus aimer.

GAILLARDIN, à Jeanne.

Et où nous en allions-nous, petite Jeanne ?... Où nous en allions-nous comme ça ?

JEANNE, avec dignité.

J’allais chez ma tante ; monsieur m’accompagnait.

GAILLARDIN.

Monsieur ?

JEANNE.

Oui, monsieur !

GAILLARDIN, aimable.

Mais monsieur ne peut pas t’accompagner, puisqu’on l’at tend là-haut...

BICOQUET.

On m’attend !...

GAILLARDIN, bas.

Et cette fois je jure que je n’irai pas vous déranger.

BICOQUET.

Ah ! ... on m’attend !... Ce que c’est que les hommes !... depuis que je sais qu’on m’attend, je n’ai plus envie du tout...

Regardant sa montre.

Il est minuit vingt... Je pense que ce que j’ai de mieux à faire maintenant, c’est de prendre une voiture et de m’en aller me coucher... Oui, n’est-ce pas ?

Saluant avec le chapeau de Gaillardin. À Gaillardin.

J’allais encore prendre votre chapeau... l’habitude !...

Il prend son chapeau à lui.

Encore une fois, adieu ; pensez à moi, je penserai à vous.

GAILLARDIN.

Bonsoir, monsieur.

Bicoquet sort, Gaillardin le reconduit. Jeanne passe à gauche.

GAILLARDIN, près de Jeanne.

Eh bien ! ma petite Jeanne...

JEANNE.

Eh bien ! quoi ?...

GAILLARDIN, caressant.

Tu as entendu ce que disait ce monsieur ?... il est minuit vingt, et...

JEANNE.

Par exemple ! vous ne l’espérez pas !

GAILLARDIN.

Comment ?

JEANNE.

Je veux bien ne pas faire de scène, parce que cela m’ennuie de crier... mais quant à pardonner, jamais !

GAILLARDIN.

Jamais ?

JEANNE.

Jamais... jamais !

GAILLARDIN, câlin.

C’est bien long !

JEANNE.

Eh bien ! la, je veux être bonne... et je pardonnerai...

GAILLARDIN.

Quand cela ?

JEANNE, en riant.

Quand vous m’aurez rapporté ce bouquet... ce fameux bouquet qui vous coûte...

GAILLARDIN.

Dix mille francs.

JEANNE.

Dix mille deux cents francs, mon ami.

GAILLARDIN.

Tiens, c’est vrai ... j’avais oublié les dix louis.

On sonne avec violence à la porte.

JEANNE.

Qu’est-ce que cela encore ?

Bicoquet paraît à la porte du fond, le bouquet à la main.

BICOQUET, criant.

Voilà le bouquet ! voilà le bouquet !...

GAILLARDIN.

Le bouquet ?... Mais oui... Entrez donc... entrez...

BICOQUET, entrant.

Mon Dieu ! on raconterait cette histoire-là n’importe dans quel journal, personne ne voudrait y croire, et cependant c’est la vérité !... Un cocher passait devant la porte...

GAILLARDIN, regardant le bouquet.

Permettez seulement que je voie... la lettre ?... elle y est... Bien ! vous pouvez aller maintenant.

BICOQUET.

Un cocher passait devant la porte, je l’arrête et lui dis de me conduire chez moi. « Ça ne vous serait-il pas égal, me répond-il... ça ne vous serait-il pas égal, au lieu de vous mener chez vous, que nous nous promenions de long en large devant cette maison ?... » Cette phrase m’inspira des soupçons... d’autant plus qu’en la disant, ce cocher serrait contre son cœur et couvrait de baisers un bouquet de lilas blanc qu’il me semblait reconnaître... « D’où viennent ces fleurs ? lui dis-je avec autorité. – Tout à l’heure, une dame me les a jetées par la fenêtre. » Il n’avait pas achevé, que déjà je m’étais emparé du bouquet et je sonnais à votre porte.

À Gaillardin.

Maintenant ; prenez.

GAILLARDIN, prenant le bouquet.

La lettre... elle est là... attachée avec une épingle !... Ah ! le jeune La Roche-Trompette a de l’ordre... il donne beaucoup d’argent aux femmes, mais il a de l’ordre.

JEANNE.

Vite, mon ami, vite 

GAILLARDIN, prenant la lettre et donnant le bouquet à Bicoquet.

Mademoiselle Antonia Brunet... c’est bien cela...

Il ouvre la lettre.

Ah ! qu’ai-je fait ?... le premier mouvement...

BICOQUET.

C’est le bon, car il est probable que si ces dix mille francs avaient d’abord passé par les mains de...

JEANNE.

Vite, mon ami, vite !...

GAILLARDIN, lisant.

« Mon bon bébé, comme tu es gentille d’avoir pensé à moi pour ces dix mille francs !... Malheureusement, je ne peux pas te les envoyer pour le moment... Je le regrette...

JEANNE.

Il y a ça ?...

GAILLARDIN, furieux.

Et c’est ça qu’on appelle un gentilhomme !... Une femme lui demande dix mille francs, et il ne les envoie pas !...

BICOQUET, même jeu.

Ah !...

GAILLARDIN, avec mépris.

Qu’est-ce que c’est que ce La Roche-Trompette-là ? Est-ce que c’est un vrai ?... Ça ne doit pas être un vrai...

JEANNE.

Finis la lettre, voyons...

GAILLARDIN, lisant.

« Je le regrette !... Je le regrette !... Et moi donc ! « Mais comme je tiens à ce que tu ne m’en veuilles pas, je t’en voie... »

JEANNE.

Tu vois, il envoie quelque chose...

BICOQUET.

C’est un demi-La Roche-Trompette !...

GAILLARDIN, finissant la lettre.

« Je t’envoie une avant-scène pour ce soir à l’Athénée... »

JEANNE.

Tiens, moi qui voulais y aller, justement !

GAILLARDIN, tournant la lettre.

Eh bien ! où est-elle, cette avant-scène ?...

BICOQUET, prenant le billet qui est dans le bouquet.

La voici, attachée avec une épingle...

GAILLARDIN, prenant le coupon d’avant-scène.

Il n’envoie pas d’argent aux femmes, il a de l’ordre.

BICOQUET, examinant le coupon.

Malheureusement c’est pour aujourd’hui, et il est minuit et demi.

JEANNE.

Ah !

GAILLARDIN, regardant le coupon de loge.

Dix mille francs !...

BICOQUET, à Gaillardin, tout en lorgnant Jeanne.

Je ne profiterai pas de la circonstance pour vous accabler, monsieur ; Vous me devez quinze cent quarante-trois francs vingt-cinq centimes ; si vous le voulez, vous me rendrez ça à vingt sous par jour !... Tous les jours, pendant quinze cent quarante-trois jours et un quart, je ferai une visite à madame et, après chaque visite, madame me remettra un franc.

GAILLARDIN, gaiement.

Vous moquez-vous de moi ?... Vous aurez votre argent demain. Si vous étiez gentil, vous viendriez chercher ça à l’Athénée... dans notre loge !...

À Jeanne.

Demain soir, je te mène à l’Athénée.

JEANNE.

Encore des dépenses !

GAILLARDIN.

Eh ! mon Dieu ! dix mille francs... ce n’est que dix mille francs, après tout... ça peut se rattraper.

Avec enthousiasme.

Ah ! si seulement les nouvelles pouvaient être mauvaises pendant quinze jours !

BICOQUET.

À demain, mon ami !

GAILLARDIN.

À demain. Mais, pendant que je vous tiens là, promettez moi une chose.

BICOQUET.

Et quoi donc ?

GAILLARDIN.

Promettez-moi de ne pas revenir ce soir ?

BICOQUET.

Je vous le promets, mais il y a quelque chose encore... Il y a là, à votre porte, deux messieurs...

GAILLARDIN.

Deux messieurs ?...

BICOQUET.

Oui, deux messieurs que l’on a renvoyés de là-haut, à cause de l’heure avancée, qui ne peuvent pas s’en aller, attendu que leurs chapeaux sont ici ; je suis entré seul, mais si vous désirez que je leur dise d’entrer aussi...

GAILLARDIN.

Mais non ! mais non !

Jeanne remonte et va prendre le claque et le chapeau gris. Elle les apporte à Bicoquet.

BICOQUET.

Dans le cas où cela vous amuserait de donner une soirée !...

GAILLARDIN.

Mais non ! mais non ! prenez les chapeaux, prenez-les tous, Si vous voulez.

Bicoquet a pris les chapeaux.

CHŒUR FINAL.

Air.

Ce qui serait coquet,
C’est que chacun pût dire
Qu’on ne peut voir sans rire
Un tel bouquet.

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