L'Amant de sa femme (Louis DE BOISSY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 19 septembre 1721.

 

Personnages

 

PHILINTE

DORANTE

LÉANDRE, Amant d’Angélique

ALIDOR, vieux Financier

DORIMÈNE, femme de Philinte

ANGÉLIQUE, sœur de Philinte

LISETTE, suivante

LA FLEUR, Valet de Philinte

UN MAÎTRE DE MUSIQUE

UN NOTAIRE

 

La Scène est à Paris, chez Philinte.

 

 

Scène première

 

PHILINTE, LA FLEUR

 

PHILINTE.

La Fleur !

LA FLEUR.

Monsieur.

PHILINTE.

Voilà qui est fait. Je suis revenu de la Bagatelle, et je suis las de mener une vie, coquette et libertine. Je prétends me ranger.

LA FLEUR.

Qui vous inspire un si bon dessein ?

PHILINTE.

L’Amour

LA FLEUR.

Voilà un amour bien sage.

PHILINTE.

Oui, l’amour me rend raisonnable, et un seul objet me fixe pour toujours.

LA FLEUR.

Je vous entends, Monsieur, votre cœur se réchauffe pour Madame votre épouse.

PHILINTE.

Le sot ! J’estime ma femme comme je le dois ; mais je garde mon amour pour une autre.

LA FLEUR.

Je vous demande pardon, j’avais oublié qu’un homme de qualité ne doit pas aimer sa femme.

Bas.

Le voilà furieusement revenu de la bagatelle.

PHILINTE.

Je ne suis plus occupé que de la charmante Vénitienne que je vis hier au bal, tout le reste m’est indifférent. Avoué qu’elle en faisait le plus grand ornement, et qu’elle effaçait toutes les autres.

LA FLEUR.

Il est vrai, Monsieur : mais que dites-vous de la chauve-Souris qui la suivait ?

PHILINTE.

À quel propos ta chauve-Souris ? Serais-tu aussi devenu amoureux ?

LA FLEUR.

Puisqu’il faut vous en faire l’aveu, je vous dirai, Monsieur, que je n’ai pas moins de goût pour la Suivante, que vous en avez pour la Maîtresse.

PHILINTE.

Ce maraud affecte toujours d’être mon Singe. Que dis-je ? Il enchérit ; si je bois, il s’enivre ; si je coquette, il devient le papillon du quartier, et si j’aime il soupire plus haut que moi.

LA FLEUR.

Les grands hommes se rencontrent.

PHILINTE.

Quelle était belle dans son déguisement !

LA FLEUR.

Qu’elle était appétissante sous le masque !

PHILINTE.

Quand je me retrace son aimable idée, je me sens pénétrer d’une douce langueur, ou transporter d’une tendre joie.

LA FLEUR.

Quand je songe que ma chauve-Souris me faisait les doux yeux, je sens en moi-même je ne sais quoi, dont je suis tout ragaillardi.

PHILINTE.

Mais lorsque je fais réflexion que je n’ai pu la connaître, et que je ne sais plus où la retrouver, la tristesse s’empare de mon âme, je suis au désespoir.

LA FLEUR.

Mais lorsqu’il me revient dans l’esprit qu’elle n’a jamais voulu me dire son nom, ni me montrer son minois fripon, et que je ne puis savoir ce qu’elle est devenue, je tombe dans l’abattement, toute ma joie s’évanouit.

PHILINTE.

Je dois ce soir courir le bal pour elle. Peut-être que l’amour sensible à ma peine y conduira ses pas à l’obliger à se découvrir.

LA FLEUR.

Que sait-on si je n’aurai par le même bonheur ?

PHILINTE.

Va voir si mon habit de bal sera fait pour ce soir, et reviens me le dire au plutôt.

LA FLEUR, en s’en allant.

Je m’en donne aussi un des plus galants, et je prétends me mettre en Cupidon.

 

 

Scène II

 

PHILINTE, DORANTE

 

DORANTE.

Bonjour, mon cher. Qu’avez-vous ? vous me paraissez rêveur. Étiez-vous hier au bal ?

PHILINTE.

Oui, j’y étais.

DORANTE.

Comment avez-vous trouvé la, Vénitienne qui dansait avec tant de grâce ?

PHILINTE, en soupirant.

Adorable.

DORANTE.

Vous soupirez, et vous rougissez, l’aimeriez-vous ?

PHILINTE.

Il est inutile de feindre, vous êtes connaisseur, je l’adore, et ce qu’il y a d’affligeant pour moi, j’ignore qui elle est, et je n’espère plus de la revoir.

DORANTE.

Je vous surprendrais bien agréablement, si je vous disais qu’elle est de ma connaissance.

PHILINTE.

De votre connaissance !

DORANTE.

Oui, de ma connaissance.

PHILINTE.

Ma joie et ma surprise sont si grandes que je ne saurais parler.

DORANTE.

Je connais même les sentiments où elle est pour vous, et je puis vous assurer que vous n’en êtes point haï.

PHILINTE.

Ah ! mon cher Dorante, apprenez-moi au plutôt son nom et sa demeure, je vous devrai la vie.

DORANTE.

Je ne saurais, elle m’a défendu de parler.

PHILINTE.

Et pourquoi me dire que vous la connaissez, et m’assurer que je n’en suis point haï ? Êtes-vous de concert avec la cruelle, pour me désespérer ?

DORANTE.

Il est inutile de s’emporter. Tout ce que je puis faire pour le présent, c’est de m’engager à rendre à la personne-même une lettre de votre part, si vous voulez lui écrire, et à vous en apporter une réponse dont vous serez content.

PHILINTE.

Que je vous embrasse, mon cher ami : à la pareille.

DORANTE.

Mais si votre femme vous soupçonnait et qu’elle allât vous surprendre, prenez-y garde.

PHILINTE.

Je ne crains rien de ce côté-là, il ya plus d’un mois que je la trompe, sans qu’elle s’en aperçoive.

DORANTE.

Croyez-moi, les femmes sont dissimulées et cachent souvent leur défiance sous un air d’ingénuité.

PHILINTE.

Ma foi, mon cher, voulez-vous que je vous parle franchement, elle en croira tout ce qui lui plaira, six mois de mariage ont épuisé tout le goût que j’avais pour elle. Je me suis contraint jusqu’ici, et j’ai vécu plutôt en amant qu’en mari ; mais je ne saurais finir l’année, aussi bien ce n’est plus la mode d’aimer sa femme, et je serais berné des honnêtes gens s’ils envoient la manière bourgeoise dont je vis avec la mienne.

DORANTE.

On voit bien que vous fréquentez le Chevalier, et qu’il vous inspire les sentiments du beau monde.

PHILINTE.

Il est vrai que je lui ai cette obligation, et qu’il m’a fait rougir de l’attachement gaulois que j’avais pour Dorimène.

DORANTE.

Vous prenez le bon parti ; on doit être esclave de la mode, quelque déraisonnable quelle soit. Aimer sa femme, quoique belle, c’est du dernier Bourgeois. Mais ne craignez-vous pas de pousser à bout sa vertu ; elle pourrait bien vous imiter par vengeance.

PHILINTE.

Je tiens encore cette maxime du Chevalier, que l’homme du monde comme le sage, se met au-dessus des accidents qui ne dépendent pas de lui.

DORANTE.

Fort bien, cependant je ne vous conseille pas de vous dire son ami, si vous voulez l’être de la Dame en question. Comme il fait procession de médire du beau sexe, ce serait lui faire mal votre cour ; et le plus sûr moyen de vous mettre bien avec elle, c’est de vous brouiller avec lui.

PHILINTE.

Vous faites bien de m’avertir ; nous avions fait la partie de courir cette, nuit le bal ensemble. Je vais écrire à cette aimable inconnue, puis j’irai dégager la parole que j’ai donnée au Chevalier. Venez prendre ma lettre.

DORANTE.

Je vous suis. J’aperçois Lisette, disons lui un mot en passant.

 

 

Scène III

 

DORANTE, LISETTE

 

DORANTE.

Lisette, notre affaire va le mieux du monde, Philinte a donné dans le panneau, et sans le savoir, il est plus épris de sa femme qu’il ne l’a jamais été. À l’heure même où je te parle il lui écrit une lettre, que je me suis chargé de lui rendre. Je n’ai pas le temps de t’en dire davantage. Adieu, je te recommande toujours mes intérêts auprès de Dorimène.

LISETTE.

Comptez sur moi. J’y ferai mon possible.

Seule.

À présent je voudrais savoir de la Fleur s’il est dans l’erreur comme son Maître, et s’il m’a reconnue sous l’habit de chauve-Souris. Le voici, il s’entretient tout seul ; écoutons un peu les sottises qu’il se dit à lui-même.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, LA FLEUR

 

LA FLEUR, sans apercevoir Lisette.

Monsieur Philinte et moi, nous allons avoir nos Habits de Bal dans une heure au plus tard. Ils feront du bruit l’un et l’autre. Ah ! Chauve-Souris de mon âme, si je puis vous raccrocher aujourd’hui, vous ne résisterez point aux charmes de mon habillement. Par modestie je ne dis rien de ceux de ma personne.

LISETTE, sans se montrer.

Il en tient, je n’en puis plus douter.

LA FLEUR.

Autrefois Lisette m’était chère ; mais ce n’est rien auprès de ce que je sens pour ma chauve-Souris. Le feu, l’ardeur, la flamme qui me brûle... tout cela fait que j’extravague, et que je ne sais ce que je dis.

LISETTE.

Le voilà qui joue d’après son Maître, et qui perd la tramontane. Comme il a bonne opinion de lui, feignons d’être sensible à l’infidélité qu’il croit me faire, pour me donner la Comédie entière.

À la Fleur.

Tu en aimes donc une autre, perfide que tu es ? Tu ne saurais le nier, j’ai tout entendu, et je sais la trahison que tu m’as faite au Bal. Autrefois Lisette t’était chère ; mais ce n’est rien auprès de ce que tu sens pour ta chauve-Souris. Réponds, traître réponds ?

LA FLEUR.

Que diable veux-tu que je te réponde, je ne te croyais pas si près ; mais il me paraît que tu t’avises un peu tard d’être jalouse. Il ya longtemps que tu me vois coquette : d’un œil assez indifférent.

LISETTE.

Tandis qu’il n’y a eu que de la galanterie dans ton procédé, je me suis tue, persuadée que j’avais seule ton cœur. Mais à présent que tu en aimes sérieusement une autre, et que je l’apprends de toi-même, la rage et la douleur m’emportent, je ne suis plus la maîtresse de mes sentiments.

LA FLEUR.

La pauvre fille est si passionnée pour moi, que j’en ai pitié. Tâchons de la consoler par quelque mot de douceur ; ne t’afflige point ma chère Lisette, j’ai encore par-ci par -là, des idées de tendresse pour toi, et je voudrais de tous mon cœur t’aimer autant que tu le mérites.

LISETTE.

Ah ! c’est trop me contraindre, il est temps que j’éclate... oui, que j’éclate de rire. Ah ! ah ! ah !

LA FLEUR.

Je crois que tu te moques de moi.

LISETTE.

Tu n’en dois pas douter. Ah ! ah ! Le grand fat de me croire amoureuse d’une figure comme la sienne.

LA FLEUR.

Qui ne s’y serait trompé comme moi. Ah ! que vous bien, Mesdames les friponnes ; et que nous sommes de mauvais Comédiens auprès de vous.

LISETTE.

Pour te prouver que je ne suis plus ta Maîtresse, je veux bien être ta confidente, et te servir dans tes nouvelles amours. Croi-moi, ne refuse pas l’offre que je te fais, je le puis mieux que tout autre.

LA FLEUR.

Fort bien, continue ton badinage.

LISETTE.

Non, je ne badine plus. Si tu souhaites, je préviendrai la chauve-Souris en ta faveur.

LA FLEUR.

La connais-tu ?

LISETTE.

C’est la meilleure de mes amies, et je puis compter sur elle comme sur moi-même.

LA FLEUR.

S’il était vrai, je te prierais, ma chère Lisette, de me dire son nom, ou de me procurer le plaisir de l’entretenir un moment ce soir.

LISETTE.

Je t’accorde ce dernier point, et je te promets qu’avant que le jour finisse, tu la reverras. Peut-être se découvrira-t-elle, pourvu que tu me fasses un aveu sincère de ce que je veux savoir de toi ?

LA FLEUR.

Parle et sois sûre de ma sincérité.

LISETTE.

Crois-tu que Monsieur Philinte aime toujours sa femme ?

LA FLEUR.

Puisque tu m’as prié d’être sincère, je t’avouerai ingénument que Monsieur Philinte aime sa femme d’un amour si pur et si respectueux, qu’il est résolu de faire lit à part au premier jour.

LISETTE.

Et la raison ?

LA FLEUR.

La raison qu’on lui a représenté, qu’il ne convenait pas à un homme comme lui de vivre de la sorte, et qu’il serait déshonoré à la Cour, si l’on apprenait qu’il couche toutes les nuits avec sa femme.

LISETTE.

À la vérité cela est scandaleux ; mais quel est l’honnête homme qui le conseille si bien ?

LA FLEUR.

Ne vois-tu pas ici tous les jours un certain Chevalier qui ne salue personne, qui brusque dédaigneusement tout le monde, et qui ne dit jamais du bien que de lui-même.

LISETTE.

Qui ? Ce petit Maître outré qui fait vanité d’étaler des sentiments libertins et des opinions dangereuses, qui passe pour le fléau de notre sexe, qui décrie sur tout l’amitié conjugale, et qui tourne en ridicules les maris qui sont attachés à leurs femmes, et les femmes qui sont fidèles à leurs maris ?

LA FLEUR.

C’est lui-même.

LISETTE.

Je lui prépare une pièce digne de Lisette, il ne s’en rira point. Mais revenons à ton Maître, son cœur est-il vacant, où n’est-il indifféremment occupé que du premier objet qu’il rencontre ?

LA FLEUR.

Je te dirai à l’oreille qu’il a perdu comme moi sa liberté au Bal, et qu’il est éperdument amoureux de la Maîtresse de ma chauve-Souris ; il brûle aussi pour elle, sans la connaître, et ne l’a jamais vue qu’en habit de Vénitienne.

LISETTE.

Cela suffit, je suis contente de toi, tu m’as tenu ta parole et je te tiendrai la mienne. À ce soir.

LA FLEUR.

Dois-je bien me fier à toi ? Tu as je ne sais quel charme qui séduit les gens à qui tu parles, on n’y peut résister. Tu auras beau me tromper encore une fois, je serai pris une troisième. Je vois venir Madame Dorimène. Adieu, il est temps que j’aille rendre réponse à mon Maître.

LISETTE.

Il est dans mes filets.

 

 

Scène V

 

DORIMÈNE, LISETTE

 

LISETTE.

Je vous l’avais bien dit, Madame, que votre mari vous trompait ; mais il s’est pris lui-même, et notre partie de Bal a eu tout le succès que nous en pouvions attendre. Il soupire pour sa femme, lorsqu’il croit soupirer pour une autre, et ce qu’il y a de plus réjouissant, j’ai fait la conquête de la Fleur sous l’habit de chauve-Souris, dans le temps que vous avez fait celle de Monsieur Philinte sous l’habit de Vénitienne.

DORIMÈNE.

Peut-être qu’il m’a reconnue, et que l’amour qu’il a fait paroître n’était qu’une feinte. Dorante que nous avons mis de la partie, doit m’en éclaircir au plutôt, je l’attends.

LISETTE

Je viens de lui parler, il m’a dit que votre époux avait mordu à l’hameçon, et qu’il brûlait du désir d’apprendre qui vous êtes ; jusques-là même, que vous en devez recevoir une tendre déclaration par écrit. La Fleur à qui j’ai tiré les vers du nez, m’a assuré à peu-près la même chose.

DORIMÈNE

Après tout, Lisette, c’est moi qu’il aime.

LISETTE.

Mais, vertu de ma vie, s’il vous aime, c’est parce qu’il ne vous connaît pas, et vous aimer ainsi, n’est-ce pas vous être infidèle ?

DORIMÈNE.

Il est vrai, je voudrais le haïr, mais je ne puis.

LISETTE.

Vous ne sauriez haïr votre mari ? vous vous moquez, il n’y a rien de si naturel à une femme.

DORIMÈNE.

Oui, à une femme du bel air, à une coquette de procession, qui pense qu’il est aujourd’hui aussi honteux de dire qu’on aime son mari, qu’il l’était autrefois d’avouer qu’on avait un galant ; mais il n’en est pas ainsi d’une femme raisonnable, que le devoir règle, et que l’honneur conduit.

LISETTE.

Quelque vertu que vous ayez, êtes vous obligée d’aimer si scrupuleusement un mari qui méprise vos charmes au bout de six mois, et qui loin de tenir le serment que vous aviez fait l’un et l’autre de vivre comme deux tourterelles, est dans le dessein d’avoir au plutôt un appartement séparé du vôtre, et de ne vous voir que le plus rarement qu’il pourra ?

DORIMÈNE.

Ah ! Ce n’est point lui qui a formé ce dessein, je le connais, il a le cœur trop bien fait. C’est ce fripon de Chevalier qui l’empoisonne de ses conseils, et qui malheureusement est autorisé par l’usage du monde, cet usage dangereux qui séduit les plus honnêtes gens.

LISETTE.

Mais, Madame, cet usage fait aussi pour vous.

DORIMÈNE.

Tout mon ressentiment se tourne contre le Chevalier.

LISETTE.

Consolez-vous, vous allez être vengée. J’ai tout disposé pour cela.

DORIMÈNE.

Et quelle est cette vengeance ?

LISETTE.

J’ai soulevé secrètement toutes les femmes du quartier contre lui, je leur ai fait entendre qu’il était notre ennemi déclaré, qu’il nous déchirait continuellement par des médisances outrées, et qu’il témoignait publiquement le mépris qu’il avait pour nous. En un mot je l’ai peint à leurs yeux avec des couleurs si noires, et elles sont toutes si irritées, qu’il verra beau jeu, la première fois qu’il viendra ici. Mais que veut Angélique, les larmes aux yeux ?

 

 

Scène VI

 

DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Ah ! Ma bonne sœur, j’ai recours à vous.

DORIMÈNE.

Qu’est-ce, qu’avez-vous, Angélique ?

ANGÉLIQUE.

On vient de me dire que mon petit frère voulait me donner à ce vieux Financier qui vint hier ici. J’ai bien de l’aversion pour le Couvent ; mais je l’aimerais encore mieux que ce barbon-là. Je mourrais s’il m’épousait.

DORIMÈNE.

Remettez-vous belle Angélique, je sais le moyen de l’empêcher.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Vous me rendez contente. Je vous dirais bien autre chose, aussi bien cela me pèse sur le cœur, mais Lisette l’irait redire.

LISETTE.

Ne craignez rien, je suis discrète.

ANGÉLIQUE.

Jurez-moi que vous n’en parlerez pas.

LISETTE.

Foi d’honnête fille, je vous le promets.

ANGÉLIQUE.

Je ne me fie pas trop à tous ces serments-là, mais je meurs d’envie de parler, je ne puis plus garder le secret.

DORIMÈNE.

Et quel est ce grand secret ?

ANGÉLIQUE.

J’ai fait une conquête.

DORIMÈNE.

Déjà.

ANGÉLIQUE.

Oui.

DORIMÈNE.

Et de qui ?

ANGÉLIQUE.

De Léandre.

DORIMÈNE.

Et comment le savez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Il me l’a dit lui-même, et il m’a juré qu’il m’aimait de tout son cœur, et qu’il serait charmé d’être mon mari.

DORIMÈNE.

Et vous lui avez répondu ?

ANGÉLIQUE.

Je lui ai répondu que je l’aimais bien aussi, et que je ne serais pas fâchée d’être sa femme.

DORIMÈNE.

Cela n’est pas bien, une jeune fille doit cacher de pareils sentiments.

ANGÉLIQUE.

Voyez-vous, ma petite sœur, cela échappe malgré qu’on en ait.

LISETTE.

Mademoiselle Angélique, vous êtes bien avancée pour votre âge, et je crois que votre poupée n’est pas ce qui vous occupe le plus.

ANGÉLIQUE.

Parler de poupée à une grande fille comme moi qui aura bientôt treize ans, cela est impertinent. Me croyez-vous une Agnès ?

DORIMÈNE.

Allez, Lisette est une folle qui veut rire. Puisque Léandre vous plaît et qu’il vous aime, je porterai votre frère à faire ce mariage.

ANGÉLIQUE, en s’en allant.

Que j’aurai d’obligation à ma bonne sœur !

 

 

Scène VII

 

DORIMÈNE, LISETTE

 

LISETTE.

Voilà une petite fille qui promet beaucoup ;

DORIMÈNE.

Il ne tiendra pas à moi qu’elle ne soit mariée au plutôt.

LISETTE.

Je ne m’y connais pas, où dans quelques années d’ici elle ne sera pas d’humeur à souffrir que son mari la trompe impunément.

DORIMÈNE.

Tant pis, Lisette, tant pis. De mon côté je formerai sa jeunesse au bien, autant qu’il me sera possible, et je saurai la détourner du mauvais air du monde.

LISETTE.

Quand vous devriez-vous fâcher, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’avec les sentiments que vous avez, vous méritiez d’épouser un Provincial. Telle que vous me voyez, j’ai là-dessus le cœur noble et bien placé, et si Monsieur Philinte avait affaire à moi, ce serait en suivant son exemple que j’en aurais raison, et j’aurais un amant.

DORIMÈNE.

Ce n’est point à une femme comme moi qu’il faut tenir de pareils discours, et tant de liberté commence à me déplaire.

LISETTE.

Il n’y a que votre seul intérêt, Madame, qui m’oblige à parler ainsi ; et quand j’ai dit que j’aurais un amant, j’entends par-là un ami de préférence, à qui je donnerais simplement quelques marques d’estime, pour jeter une pointe de jalousie dans le cœur de mon mari. Ce serait-là peut-être le plus sûr moyen de réveiller sa tendresse endormie, par la confiance où le met le trop d’amour que vous avez pour lui.

DORIMÈNE.

Il n’est rien que je ne fisse pour rendre Philinte à mon ardeur ; mais ce moyen est trop dangereux. Où trouver un homme assez discret pour ne point abuser de cette préférence, et pour ne point se donner un air d’amant favorisé ?

LISETTE.

Entre tous les honnêtes gens que votre mérite attire ici tous les jours malgré-vous, et dont vous êtes obligée d’entendre les déclarations amoureuses, en dépit de votre vertu, il peut s’en trouver quelqu’un qui ait la discrétion que vous souhaitez. Feriez-vous choix de Clitandre ?

DORIMÈNE.

Non, je ne m’y exposerai jamais.

LISETTE.

Valère vous conviendrait-il ?

DORIMÈNE.

Non, te dis-je, je ne saurais m’y résoudre.

LISETTE.

Damon ?

DORIMÈNE.

Tes efforts sont inutiles.

LISETTE.

Acaste ?

DORIMÈNE.

Je te l’ai déjà dit, je crains trop les suites, et mon devoir m’est trop cher.

LISETTE.

Et Dorante qui a l’air si sage. Là, le cœur ne vous dit-il rien pour lui ?

DORIMÈNE.

Oh ! Pour cela non. Mais le voici.

 

 

Scène VIII

 

DORANTE, DORIMÈNE, LISETTE

 

DORIMÈNE.

Eh bien ! Dorante, que vous a dit mon mari ? Je suis impatiente d’apprendre s’il m’a reconnue au Bal, dans quels sentiments il est pour sa femme, et ce qu’il pense de la Vénitienne.

DORANTE.

Philinte ne vous a point reconnue, Madame, il n’eut jamais pour vous des sentiments plus tendres ni plus indifférents en même temps. Il est aussi enchanté des charmes de la belle Vénitienne, qu’il est peu touché du mérite de sa femme, et vous n’eûtes jamais de plus cruelle rivale que vous même ?

DORIMÈNE.

Comment avez-vous pu si bien découvrir ce qu’il avait dans l’âme ?

DORANTE.

J’ai mis d’abord la conversation sur le Bal, et je lui ai demandé s’il y avait vu la belle Vénitienne qui avait si bien dansé. Alors il m’a avoué que son cœur était pris pour elle, et qu’il mourait d’envie de savoir qui elle était ; je lui ai répondu qu’elle était de ma connaissance ; mais que j’avais promis le secret, et que tout ce que je pouvais faire, était de m’en gager à lui donner une lettre a elle-même de sa part, et à lui en apporter une réponse favorable. À ces mots il a été si transporté, qu’il m’a embrassé de joie, et qu’il a écrit cette lettre qu’il m’a donnée, en me conjurant de hâter la réponse dont je l’avais flatté.

DORIMÈNE.

Une lettre de mon mari ?

DORANTE.

Oui, de lui-même. Quel emploi pour un homme qui vous aime tendrement ; mais qui craint de vous le dire. Encore si vous deviez m’en tenir quelque compte, je m’en consolerais.

DORIMÈNE.

Je suis très-sensible a votre manière obligeante ; mais pour répondre à votre amour, je ne le dois ni ne le puis ; c’est même trop que de l’écouter sans colère. De quoi rit cette folle ?

LISETTE.

Je ris de ce qui se passe entre vous, et je ne pense pas qu’avant Monsieur, on se soit avisé de ménager une intrigue galante entre le mari et la femme dont on est amoureux, et d’être le porteur des billets-doux que l’un écrit à l’autre. Cela est nouveau et tout-à-fait réjouissant, je ne saurais y songer sans rire.

DORIMÈNE.

Voyons la Lettre.

Elle lit.

Dorante ne me trompa-t-il pas, belle inconnue que j’adore ? Puis-je me flatter que vous recevrez ma Lettre, que vous la lirez, et que vous daignerez y répondre ? Je ne saurais plus vivre sans vous connaître. Montrez-vous avec tous vos appas, le nous en conjure.

LISETTE.

Avais-je menti, Madame ?

DORIMÈNE continue.

Vous ne sauriez me donner de bonnes raisons qui vous obligent à vous cacher ainsi. On m’a dit que ma femme vous faisait peur, et que vous appréhendiez qu’elle ne fût plus belle que nous. En vérité, est-il question de rivalité entre vous deux, et me croyez-vous sot jusqu’au point d’aimer ma propre femme. Depuis que je vous ai vue au Bal, je ne saurais la regarder, je la trouve insupportable. Si vous souhaitez, je la verrai si rarement, et de façon que vous n’en serez point jalouse. Mais afin de vous donner une marque plus éclatante de ma passion, je quitte mon humeur coquette pour m’attacher à vous, et je vous sacrifie une demi-douzaine de maîtresses que j’avais faites pour remplir le vide du temps.

PHILINTE.

DORIMÈNE.

Une demi-douzaine de maîtresses ! Le perfide !

LISETTE, bas.

Et vous n’oseriez avoir un galant.

DORANTE.

Vous voyez, Madame, que je suis sincère, il vous en écrit plus lui-même, que je ne vous en ai dit. Vous connaissez l’écriture.

DORIMÈNE.

Hélas ! je ne la connais que trop.

LISETTE.

Le crime est avéré, vous tenez sa condamnation écrite et signée de sa main. Vous voyez dans sa personne un petit maître qui pense qu’il est du bel air de mépriser sa femme, et qui se tiendrait dégradé, si l’on croyait qu’il eût de l’amour pour elle ; qui fait gloire de son vice, et qui rit de votre vertu.

Bas.

Il est temps, Madame, de faire choix d’un ami, vous n’avez plus d’autre ressource.

DORIMÈNE, d’un air sévère.

Taisez-vous, Lisette.

DORANTE.

Que Philinte est heureux, Madame ! Quoiqu’il fasse, il ne saurait vous déplaire, et vous n’osez vous venger.

DORIMÈNE.

Quoique je sois femme, je ne suis pas vindicative. Quand je me découvrirai, peut-être qu’il rougira de sa conduire, qu’il reviendra vers moi, et qu’un juste repentir rappellera sa tendresse.

LISETTE.

Il vous adore à présent sous l’idée d’un autre ; mais la reconnaissance faire, il vous voudra du mal du piège que vous lui avez tendu ; et honteux d’y avoir donné, il vous haïra comme la peste.

DORIMÈNE.

Quoiqu’il en soit, j’en veux voir la fin : ainsi n’en parlons plus.

LISETTE, à part.

Quelle femme ! Dans tout Paris on ne trouverait pas sa pareille.

DORANTE.

Cela étant, Madame, je me charge du dénouement ; vous n’avez qu’à faire semblant d’aller souper chez la Comtesse votre amie, j’aurai soin du reste. Je suis fâché d’enlever cet honneur à Lisette, mais l’intérêt de Léandre m’y oblige ; comme il aime la jeune Angélique, et qu’elle dépend de son frère, je suis bien aise de conduire l’intrigue à son avantage, et de mettre Philinte dans la nécessité de donner sa sœur à mon ami, préférablement à je ne sais quel homme d’affaire qui la lui a demandée.

LISETTE.

J’imagine un moyen qui l’obligera à quitter prise. Vous connaissez le maître de musique et Angélique ; c’est une nouvelle espèce de fou qu’a produit l’Opéra. Il croit être dans le monde tout ce qu’il vient de jouer sur le Théâtre ; Il ne parle jamais que Roland et qu’Amadis ; enfin il est si fort accoutumé à ne rien dire qu’en chantant, qu’il ne saurait donner le bonjour autrement. Tel que je viens de le dépeindre, je vais le mettre aux prises avec notre vieux Financier : Dieu sait, si ce dernier sera chansonné ; il faudra qu’il déserte la maison, ou il aura la tête bonne.

DORIMÈNE.

Dorante, je vous laisse, et je vais me disposer à sortir. Vous me trouverez chez la Comtesse.

DORANTE.

Je ne manquerai pas de m’y rendre.

 

 

Scène IX

 

DORANTE, LISETTE

 

DORANTE.

Ma foi, Lisette, je quitte la partie. Je vois que la vertu de ta maîtresse est à l’épreuve de tous les mépris de son mari, et que son cœur est monté à l’aimer toute l’a vie. Il n’y a plus que l’intérêt de mon ami qui me fasse agir.

LISETTE.

Il n’a pas dépendu de moi que vous n’ayez eu un plus heureux succès ; j’y ai employé toute mon adresse.

DORANTE.

Adieu, ma charmante Lisette. Voici Philinte qui vient, laisse-nous.

LISETTE.

Monsieur, je suis votre servante.

 

 

Scène X

 

PHILINTE, DORANTE

 

PHILINTE.

Quelles nouvelles, mon cher ? Avez-vous rendu ma lettre ? L’a-t-on lue ? M’apportez-vous une réponse ?

DORANTE.

Rassurez-vous. J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre, votre lettre a été fidèlement rendue, elle a été lue, et si l’on n’y a pas répondu...

PHILINTE.

On n’y a pas répondu ? Ah ! Dorante, vous m’abusez ! Vous ne connaissez point la beauté qui me charme, vous ne lui avez point parlé je suis le plus malheureux des hommes ; je ne dois plus espérer de la revoir, encore moins d’en être aimé.

DORANTE.

Je ne vous abuse point. Je la connais, je lui ai parlé, vous la reverrez, de vous en serez aimé plus que vous ne croyez, et peut-être plus que vous ne voudrez.

PHILINTE.

Cela ne se peut pas, vous me trompez, vous dis-je, je suis au désespoir. Ah ! Quel tourment d’adorer ce qu’on ne connaît point et qu’on ne saurait plus retrouver.

DORANTE.

Je vous trompe si peu que je vous la nommerais, sans de bonnes raisons qui m’en empêchent, et que vous en demeureriez surpris vous-même.

PHILINTE.

Encore une fois vous me jouez.

DORANTE.

Soit. Mais qu’aurez-vous à me répondre, si je vous donne ma parole d’honneur qu’elle viendra ce soir souper chez vous, et qu’elle se fera connaître ?

PHILINTE.

Ah ! Ce bonheur passe mon attente.

DORANTE.

À une condition toutefois... Je ne sais si vous voudrez y souscrire.

PHILINTE.

Parlez, il n’est rien que je ne fasse...

DORANTE.

La personne que vous aimez, entre comme moi, dans les intérêts de Léandre, ainsi elle ne veut se découvrir à vous qu’à condition que vous donnerez à notre ami la jeune Angélique dont il est amoureux.

PHILINTE.

Ah ! Je donnerais ma femme s’il le fallait.

DORANTE.

Oubliez-vous que vous avez la plus belle femme de Paris ?

PHILINTE.

Est-elle comparable à mon inconnue ?

DORANTE.

Elle a beaucoup de son air et de sa taille.

PHILINTE.

Vous vous moquez, c’est une naine en comparaison. Quand je me représente ma Vénitienne, que je me rappelle sa grâce à danser, ses yeux qui brillaient au travers du masque, et ses belles mains que j’ai eu le bonheur de baiser, je suis hors de moi-même, j’extravague de plaisir. Que sera-ce, bon Dieu ! quand je verrai tous ses appas à découvert, et que le masque ne me cachera plus son visage, qui est sans doute le plus beau du monde. Allez, mon cher, hâtez-vous de me faire voir tant de charmes

DORANTE.

Si vous l’alliez trouver moins belle ?

PHILINTE.

Cela est impossible. Allez, vous dis-je.

DORANTE.

Surtout que le Chevalier ne se trouve par ici.

PHILINTE.

Ne craignez rien, j’ai laissé un billet chez lui, il n’aura garde de venir ; mais partez, je vous en conjure.

DORANTE.

Je vais la trouver de ce pas et la conduire ici dès qu’il sera nuit. Mais souvenez-vous de la condition.

PHILINTE.

Allez : dites-lui qu’elle peut faire dresser le contrat comme elle jugera à propos ; elle est maîtresse absolue de mes volontés, et je donnerai les mains à tout ce qu’elle aura fait.

DORANTE.

Vous ne risquez rien, elle ménagera vos intérêts comme les siens propres. Adieu. Je pars.

PHILINTE.

Songeons maintenant à nous débarrasser de ma femme. Mais la voici. Qu’elle me paraît enlaidie !

 

 

Scène XI

 

PHILINTE, DORIMÈNE, LISETTE

 

PHILINTE.

Ah, ah, Madame, vous voilà disposée à sortir ! Cela me fait plaisir.

DORIMÈNE.

Oui, Monsieur, je vais souper chez la Comtesse.

PHILINTE.

Vous m’avez prévenu, et je voulais vous le dire. Vous êtes trop sédentaire, il faut vous mettre à la mode, et ne plus vivre si bourgeoisement.

LISETTE.

C’est ce que je lui représente à tout moment. Il ne convient pas à une femme de sa qualité de se lever le jour et de se coucher la nuit, comme une simple Marchande de la rue Saint Denis.

PHILINTE.

Allez, Madame, je vous ordonne de vous bien réjouir.

LISETTE.

Voilà ce qui s’appelle un bon mari, et vous devez le croire, Madame.

DORIMÈNE.

Adieu, Monsieur. Vous méritez d’être obéi.

PHILINTE.

Heureusement la voilà partie. Mais j’aperçois Lafleur tout essoufflé.

 

 

Scène XII

 

PHILINTE, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Ah ! Monsieur, je viens d’être témoin d’un spectacle tragicomique. Les femmes du quartier ont voulu assassiner monsieur le Chevalier à votre porte.

PHILINTE.

Voilà une terrible aventure.

LA FLEUR.

Comme il allait entrer chez vous, il s’est vu tout-à-coup investi d’une troupe de femmes qui ont crié haro sur lui. On le saisit, on le désarme ; déjà plus d’une quenouille tirée avait meurtri sa tête, et déjà plus d’une main furieuse montrait les dépouilles sanglantes de ses cheveux attachés...

PHILINTE.

Halte-là, point de description, je te prie.

LA FLEUR.

C’est pourtant là mon sort, Monsieur, et j’ai l’imagination fleurie ; mais puisque vous le voulez, je baisse d’un ton, et je vous dirai sans figure, que Monsieur le Chevalier eût été mis en pièces, si le carcasse d’un de ses amis, qui est arrivé là fort à propos, et qui a écarté la foule, ne l’eût tiré d’embarras.

PHILINTE.

Rien n’est plus à craindre qu’une populace irritée.

LA FLEUR.

Et surtout une populace de femmes. Je vais être à l’avenir diablement circonspect sur leur compte. Quand j’aurai du mal à dire de ces friponnes, je le dirai si bas qu’on ne m’entendra pas. Mais, Monsieur, parlons d’autre chose, votre habit est tout prêt, et...

PHILINTE.

Je n’en ai plus que faire, ma charmante inconnue doit se rendre ici ce soir.

LA FLEUR.

Et la chauve-souris, Monsieur ?

PHILINTE.

Fais venir Angélique.

 

 

Scène XIII

 

PHILINTE, seul

 

Alidor, ce vieux Financier, me la demande : on dit qu’il a de gros biens ; mais mon amour veut que je l’accorde à Léandre. En lui donnant ma sœur, je vais revoir et connaître ma maîtresse : dois-je balancer un instant ? J’aperçois Angélique, proposons-lui la chose : toute jeune qu’elle est, elle n’aura garde de reculer ; ses yeux disent assez qu’elle n’est point appelée au Couvent ; d’ailleurs elle est dans un âge où l’on ne déguise rien.

 

 

Scène XIV

 

PHILINTE, ANGÉLIQUE

 

PHILINTE.

Approchez-vous, Angélique.

ANGÉLIQUE.

Que vous plaît-il, mon frère ?

PHILINTE.

Vous m’avez l’air de vous ennuyer hors du Couvent.

ANGÉLIQUE.

Pardonnez-moi, mon petit frère, je ne saurais mieux être qu’auprès de vous.

PHILINTE.

Mais ne quitteriez-vous pas ce petit frère, pour avoir un mari ? Vous riez. Qu’est-ce que cela signifie ; Auriez-vous déjà du goût pour le mariage ?

ANGÉLIQUE.

Ma cousine Henriette s’est bien mariée, j’ai pourtant trois mois plus qu’elle.

PHILINTE.

Je croyais qu’un homme vous faisait peur.

ANGÉLIQUE.

Oh ! je ne crains que les esprits.

PHILINTE.

La friponne ! Cela étant, je veux vous donner à Monsieur Alidor.

ANGÉLIQUE.

Non, non, celui-là me fait peur. Que ne me parlez-vous de Léandre ?

PHILINTE.

Vous l’aimez donc ?

ANGÉLIQUE.

Eh...

PHILINTE.

Que veut dire ce eh ?

ANGÉLIQUE.

Mon Dieu ! ne l’entendez-vous pas ? Ce eh, veut dire oui.

PHILINTE.

Comment, Mademoiselle, vous aimez un homme à votre âge, et vous osez le dire ?

ANGÉLIQUE.

Est-ce qu’il y a du mal à aimer ce qui paraît aimable ?

PHILINTE.

Sans doute, et cela est défendu aux jeunes filles, comme vous.

ANGÉLIQUE.

Je ne l’aurais jamais crû, cela est si doux, et l’on a tant de plaisir. Ah ! Voici Léandre. Quand vous devriez me gronder, je ne puis m’empêcher d’être bien aise.

 

 

Scène XV

 

PHILINTE, LÉANDRE, ANGÉLIQUE

 

LÉANDRE.

Je viens savoir, Monsieur, s’il est vrai que vous consentiez à mon bonheur, et que vous accordiez Angélique à mon amour ?

PHILINTE.

Oui, Monsieur, je ferai honneur à ma parole, pourvu que votre ami tienne la sienne ; vous pouvez compter là-dessus.

LÉANDRE.

S’il ne tient qu’a cela, je suis sûr d’être heureux. Et vous, belle Angélique, y donnez-vous les mains ?

ANGÉLIQUE.

J’aime tant mon cher frère, que je suis prête à faire sa volonté.

LÉANDRE.

Après un tel aveu, je vais tout disposer pour un nœud si charmant.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Mon petit frère, que je vous baise.

 

 

Scène XVI

 

PHILINTE, ALIDOR, ANGÉLIQUE, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Voilà Monsieur Alidor que je vous présente.

PHILINTE, à part.

Peste soit de l’importun.

ANGÉLIQUE.

Qu’il est vilain !

ALIDOR.

Dépêchez-vous, Monsieur, de me donner cette belle enfant ; car la brigue est forte, c’est à qui m’épousera.

LA FLEUR.

Le beau brun ! pour être couru des femmes.

ALIDOR.

Angélique a eu le bonheur de me plaire, et je lui jette le mouchoir.

PHILINTE.

La faveur est grande ; mais je crains qu’elle n’ait de la répugnance à se marier.

ALIDOR.

Je n’en crois rien. N’est-il pas vrai, mon cœur, que vous seriez charmée d’être la femme d’un homme riche comme moi ?

ANGÉLIQUE lui fait la révérence.

Je suis votre servante, Monsieur, je ne suis pas intéressée.

LA FLEUR.

Voulez-vous que je vous parle franchement, Mademoiselle Angélique est trop jeune pour vous. Tout le monde rirait d’un mariage si mal assorti. Un garçon sexagénaire n’est pas le fait d’une fille de douze ans.

ANGÉLIQUE.

Oh ! J’en ai bien treize, s’il vous plaît.

ALIDOR.

Moi, garçon sexagénaire ! Tu en as menti, c’est tout si j’ai cinquante huit ans.

LA FLEUR.

Ce n’était pas la peine de me donner un démenti.

ALIDOR.

Apprend, mon ami, qu’on ne compte point les années à qui est en état de compter des millions.

LA FLEUR.

Il est vrai qu’il n’y a point de barbon que la Fortune n’ait la vertu de rajeunir ; de magot qu’elle n’embellisse, ni de vilain qu’elle ne puisse anoblir.

ALIDOR.

Voilà un valet des plus impertinents, et vous devriez, Monsieur, l’obliger à se taire.

PHILINTE.

Tai-toi, Lafleur.

LA FLEUR.

Pardon, Monsieur, mais je ne puis m’empêcher de dire la vérité.

PHILINTE, à part.

Que le jour est long, et que ce maudit homme me fatigue ; quelqu’un ne pourra-t-il pas m’en défaire ?

Haut.

N’entends-je pas chanter ?

ANGÉLIQUE.

C’est, sans doute, mon maître de musique.

LA FLEUR.

C’est lui-même. Il est dans l’enthousiasme, écoutons, il va nous réjouir.

 

 

Scène XVII

 

PHILINTE, ALIDOR, ANGÉLIQUE, LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LA FLEUR

 

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Dépit mortel, transport jaloux,

Je m’abandonne à vous.

Seuls confidents de mes peines secrètes...

Vous rassemblez en vous, belle Déesse,

Tout ce qui fait briller les autres Dieux.

Ah ! j’attendrai longtemps, la nuit est loin encore.

PHILINTE.

Cela n’est que trop vrai, et je suis dans le cas.

ALIDOR.

Quels diables de pots pourris ! Il est fou.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Que de feux ! Que d’éclairs ! Quels éclats de tonnerre !

Sous mes pas chancelants je sens trembler la terre.

Ses gouffres sont ouverts.

ALIDOR.

Il faudrait le lier, sa folie dégénère en rage.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

C’est Clitemnestre, fui dans la nuit éternelle,

Spectre horrible, ombre criminelle,

Crains encor ma juste fureur.

Il prend Alidor au collet.

ANGÉLIQUE, en riant.

Serrez fort.

ALIDOR.

Je ne suis point Clitemnestre, de par tous les diables, et vous m’étouffez.

PHILINTE.

Ne craignez rien, ne voyez-vous pas qu’il joue.

ALIDOR.

Quel diantre de jeu d’étrangler les gens !

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Où suis-je ? Pardonnez à l’erreur qui m’enchante,

Ma Musique, Messieurs, est bien votre servante.

ALIDOR, au Maître de Musique.

Et je suis à présent votre valet.

À Philinte.

Quelle manie de parler toujours en chantant.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

S’exprimer en chantant n’est pas une manie ;

C’est ainsi que chez nous parlent tous les héros,

Les Cadmus, les Atys, les Rolands, les Renauds,

Dont j’ai souvent l’honneur de me voir la copie.

ALIDOR.

Il continue à extravaguer.

PHILINTE.

C’est un privilège de sa musique ; dès qu’on chante, on peut tout dire impunément, l’air fait toujours passer les paroles.

LA FLEUR.

Sur ce pied-là il y a bien des gens qui ne devraient jamais parler autrement...

ALIDOR.

Me conseillez-vous d’apprendre la musique ?

PHILINTE.

Oh, oui ! je vous le conseille très fort, et vous ne pourriez mieux vous adresser qu’a Monsieur.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Gardez-vous de me croire un vil musicien,

Petit chantre ordinaire,

De l’Opéra je suis pensionnaire,

Et me dis à bon droit académicien.

ALIDOR.

La chose étant ainsi, touchez-là, vous aurez l’honneur de m’avoir pour écolier.

LA FLEUR.

Il est bientôt d’âge à l’être.

ALIDOR.

Dès demain nous commencerons. Dites-nous maintenant quelque chose, là... qui soit drôle et qui soit nouveau.

PHILINTE.

Sur tout quelque chose qui soit court.

ANGÉLIQUE.

Mon cher Maître, je vous recommande les vieux amoureux.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Qu’un barbon excite à rire

Dans son amoureux d’élire,

Qu’il est sot, et qu’il est laid,

Quand il s’attendrit et soupire,

Près d’un jeune et charmant objet !

Les Grâces lui font la moue,

Les ris badins sur sa joue

Appliquent plus d’un soufflet,

Et l’amour qui de lui se joue

Le régale d’un camoufler.

LA FLEUR, à Alidor.

Que dites-vous de ce couplet ?

En chantant.

Qu’un barbon...

ALIDOR.

Je dis que tu es un sot, et le couplet aussi.

PHILINTE.

Vous demandiez de la nouveauté, vous devez être satisfait.

ALIDOR.

L’air et les paroles, tout est impertinent, et je me range du côté des anciens : on ne fait plus rien qui vaille.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Quoique d’âge assez mûr, vous parlez en jeune homme,

Mais nous vous formerons, ou le diable m’assomme.

LA FLEUR.

Il court risque de mourir sous le bâton.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.

Peut-être ce couplet vous plaira beaucoup mieux.

Qu’un homme de Finance

Déplaît à tous les yeux,

Lorsque son injuste opulence

Lui fait oublier ses aïeux.

ALIDOR.

C’en est trop, ne souffrons pas qu’on nous joue plus longtemps. Sortons.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE, en s’en allant.

Doris était ma dernière amourette,

Vous êtes mon premier amour ;

Que tout se ressente

De la fureur que je sens.

PHILINTE.

Grace au Ciel, je suis débarrassé de l’un et de l’autre. À la fin le Musicien m’était à charge autant que le Financier. Dorante ne vient pas, je brûle d’impatience.

LA FLEUR.

Monsieur, le voici.

 

 

Scène XVIII

 

PHILINTE, DORANTE, LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LA FLEUR, UN NOTAIRE

 

PHILINTE.

Eh bien, Dorante, me tenez-vous parole ?

DORANTE.

Oui, vous allez être content. J’ai amené le Notaire, et le Contrat est tout dressé.

ANGÉLIQUE.

Le contrat est dressé ? que je suis aisé ! Je serai mariée ?

PHILINTE.

Angélique, conduisez le Notaire dans l’autre appartement.

ANGÉLIQUE, à Léandre.

Vous ne me suivez pas ?

LÉANDRE.

Je ne vous quitte pas, ma belle Angélique.

 

 

Scène XIX

 

PHILINTE, DORANTE, LA FLEUR

 

PHILINTE.

Parlez, nous voilà libres. M’amenez-vous la beauté que j’aime ?

DORANTE.

Elle vous attend dans son carrosse, allez lui donner la main.

PHILINTE.

J’y cours.

LA FLEUR.

Allons voir si ma chauve-souris n’est point avec elle.

 

 

Scène XX

 

DORANTE, seul

 

J’ai fait tout ce que je devais faire pour mon ami, et’ j’ai conduit la chose au point qu’il souhaitait. Retirons-nous maintenant, je suis ici de trop ; de quelque façon que la pièce se dénoue, n’en soyons point le spectateur, et ne risquons pas d’y jouer un fort sot personnage. Voici Philinte et Dorimène ; sortons.

Il s’en va.

 

 

Scène XXI

 

PHILINTE, DORIMÈNE, déguisée en Vénitienne, LA FLEUR, LISETTE, déguisée en chauve-souris

 

PHILINTE, à Dorimène.

Madame, puisque nous sommes seuls, souffrez que je me livre à toute la vivacité de mes transports. Mon bonheur est si grand que j’ai de la peine à le croire. Est-il bien vrai, ma charmante inconnue, que je vous revois, que vous avez pitié de mes maux, et que vous êtes venue ici dans le dessein de vous faire connaître ?

DORIMÈNE.

Vous n’en devez pas douter.

LA FLEUR, à Lisette.

Mon adorable Chauve-souris, puis-je me flatter que vous ayez suivi dans ce lieu votre Maîtresse, avec la même bonne volonté pour votre esclave Lafleur ?

LISETTE.

Il n’y a rien de plus sûr.

PHILINTE.

Ôtez donc ce masque jaloux, qui cache à mes yeux plus de la moitié de vos charmes.

DORIMÈNE.

Que savez-vous s’il ne cache point de vrais défauts ? mes traits pourront bien vous déplaire,

LA FLEUR, à Lisette.

Vous voulez bien que je vous fasse la même prière ; ne vous laisserez-vous point attendrir par ce regard languissant ? Ce soupir enflammé, ne vous touchera-t-il pas ?

LISETTE.

J’attends que ma Maîtresse se découvre la première ; il ne serait pas honnête de la prévenir.

PHILINTE, à Dorimène.

Vous appréhendez de me déplaire ? Quelle injuste idée !

DORIMÈNE.

Croyez-moi, je suis du nombre de celles à qui le masque est favorable : en ôtant le mien, je perdrai toute ma beauté, et vous allez me haïr.

LA FLEUR.

Montrez-moi votre friand minois, que mes yeux se rassasient du plaisir de le voir.

LISETTE, à Lafleur.

Je vous avouerai franchement que je suis effroyable.

PHILINTE, à Dorimène.

Ah ! vous ne pouvez être que charmante ; vos yeux m’en sont de bons garants, découvrez-vous au plutôt : faut-il vous en prier à genoux ?

LA FLEUR, à Lisette, en lui prenant le bras.

Vous ne le diriez pas, mon cœur, s’il était vrai, et voilà un échantillon qui fait juger trop favorablement de toute la pièce : laissez-moi voir seulement le bout de votre joli petit nez, par ces tendres genoux que je tiens embrassés.

DORIMÈNE, à Philinte.

Puisque vous le voulez, je vais vous satisfaire : mais auparavant il faut vous acquitter de ce que vous avez promis à Léandre, et signer le Contrat que vous apporte le Notaire.

PHILINTE.

Je signe tout aveuglément.

LE NOTAIRE.

Le Contrat est en bonne forme, et voilà qui est fait.

PHILINTE.

Donnez, donnez, Monsieur.

Le Notaire sort.

 

 

Scène XXII

 

PHILINTE, DORIMÈNE, LA FLEUR, LISETTE

 

PHILINTE.

Que tardez-vous, Madame, à me rendre le plus heureux des hommes ?

LA FLEUR, à Lisette.

Allons, ma Reine.

DORIMÈNE, en se découvrant.

Je le vois bien, je ne puis plus m’en défendre, il faut me découvrir malgré que j’en aie ; me reconnaissez-vous ?

LISETTE, ôtant aussi son masque.

Que dis-tu de ce visage ?

PHILINTE.

Que vois-je ? c’est ma femme !

LA FLEUR.

Ah ! c’est Lisette. Je suis pris pour dupe.

LISETTE.

Tu vois que je suis fille de parole.

DORIMÈNE.

Je vous l’avais bien dit que le masque m’était avantageux, et que je n’avais qu’a l’ôter pour me faire haïr.

PHILINTE.

J’avoue que jamais étonnement ne fut égal au mien ; mais mon trouble se dissipe, je sors d’erreur, et votre vertu triomphe : oui, Madame, je vous pardonne le piège où j’ai donné, puisque c’est l’amour qui l’a tendu, et quoique vous soyez ma femme, vous n’êtes pas moins digne de toute ma tendresse. Je reviens du préjugé où j’étais, j’abhorre tous les mauvais conseils dont on m’avait empoisonné, je vais enfin réparer une infidélité de deux mois, par un redoublement d’amour qui ne finira qu’avec ma vie ; et pour vous prouver que mon retour est sincère, je confirme ce que je viens de signer, et je donne mon consentement au mariage de Léandre et d’Angélique, puisque vous l’approuvez.

LA FLEUR.

Voilà qui est édifiant pour le temps où nous sommes.

LISETTE, à part.

Il n’y a que six mois qu’ils sont mariés, je les attends au bout de l’année.

LA FLEUR.

L’exemple est contagieux, et me donne presque envie de t’épouser.

LISETTE.

Si tu me pressais bien fort, je pourrais bien en faire la folie.

LA FLEUR.

Peut-être serions-nous mieux de garder le célibat.

LISETTE.

Tu as raison, prenons quelques jours pour y songer, c’est le parti le plus sage.

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