La Dame au petit chien (Eugène LABICHE - Léon DUMOUSTIER)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 février 1863.

 

Personnages

 

ROQUEFAVOUR

DEFONTENAGE

JOSEPH, domestique

ERNESTINE, femme de Defontenage

JULIE, femme de chambre

UN COMMISSIONNAIRE

 

La scène est à Paris chez Defontenage.

 

Un salon. Porte au fond, portes latérales. Canapé, chaises, un petit meuble à gauche. Au lever du rideau, sur le guéridon, placé au milieu du théâtre, deux couverts sont mis avec œufs, beurre, sardines, etc.

 

 

Scène première

 

JOSEPH, ERNESTINE, puis DEFONTENAGE

 

JOSEPH, achevant de servir une petite table.

Madame, le déjeuner est servi.

ERNESTINE, entrant de droite.

C’est bien... je n’ai pas faim... prévenez M. Defontenage, mon mari.

JOSEPH.

Monsieur est sorti de bonne heure et n’est pas encore rentré.

DEFONTENAGE, entrant par le fond.

Me voici !...

Il ôte son habit, passe une robe de chambre, et embrasse Ernestine.

Je suis un peu en retard ?... Allons, à table !...

Il s’assied à gauche, Ernestine à droite, Joseph se tient au fond.

ERNESTINE, assise.

Je ne suis pas en goût... je suis nerveuse aujourd’hui... apportez-moi des œufs frais !

JOSEPH.

Et pour Monsieur ?

DEFONTENAGE.

Ne faites rien... je mangerai des sardines...

Joseph sort à droite. Pendant toute la scène de table, Defontenage boit et mange en parlant.

ERNESTINE, à son mari.

Vous êtes sorti ce matin ?

DEFONTENAGE.

Oui... je viens de chez mon huissier... je lui ai donné l’ordre de saisir un nommé Roquefavour... un misérable petit peintre.

ERNESTINE.

Quelle affaire pouvez-vous avoir avec un peintre, vous, un ancien marchand de bouteilles ?

DEFONTENAGE.

Voici la chose.

JOSEPH, entrant avec une assiette couverte d’une serviette.

Les œufs de Madame...

ERNESTINE.

Non... emportez ça... ce matin les œufs ne me disent rien.

DEFONTENAGE, à Joseph.

Laissez... Moi, les œufs me disent.

ERNESTINE, à Joseph.

Priez qu’on me fasse une côtelette... bien cuite.

JOSEPH.

Tout de suite, Madame... Et pour Monsieur ?

DEFONTENAGE.

Oh ! rien ! je mangerai des sardines.

Joseph sort. À sa femme.

Voici la chose... c’est la faute à Bonivaux, le marchand de couleurs de la rue du Bac... j’oblige quelquefois Bonivaux aux fins de mois... il m’apporte son papier... je lui escompte à sept, huit, ou neuf pour cent.

ERNESTINE.

Comment !

DEFONTENAGE.

Selon qu’il a plus ou moins besoin d’argent.

ERNESTINE.

Mais c’est de l’usure que vous faites là !

DEFONTENAGE.

Du tout !... je fais du papier ! Qu’est-ce que l’argent ? une marchandise comme le beurre... Eh bien ! quand le beurre est rare, tu le paies quarante-six sous... quand il est abondant, tu le paies trente-six... il n’y a pas d’usure là-dedans, il n’y a que l’usure du beurre... En me retirant des bouteilles j’ai consacré vingt mille francs à ce petit négoce.

ERNESTINE.

Joli métier !

DEFONTENAGE.

Il y a trois mois, Bonivaux me recommande un de ses amis, un nommé Roquefavour, qui avait besoin de quinze cents francs ; il était très gêné, le beurre était rare, je les lui prête à treize pour cent.

ERNESTINE, révoltée.

C’est affreux !

DEFONTENAGE.

Non... c’est bête ! je n’ai pas pris de renseignements, j’ai cru que Roquefavour était commerçant, qu’il fabriquait des cadres et l’animal ne fabrique que des tableaux.

ERNESTINE.

Mais, il me semble que des tableaux...

DEFONTENAGE, avec mépris.

De la toile avec un peu de couleurs par-dessus... tandis qu’un bon cadre, bien doré, ça a de la valeur.

ERNESTINE, riant.

En le grattant.

DEFONTENAGE.

Toujours est-il qu’à l’échéance, le Roquefavour ne m’a pas payé... Dame !... moi ! je n’aime pas ça... et je suis allé ce matin chez lui supputer son mobilier.

ERNESTINE.

Eh bien !

DEFONTENAGE.

Des bêtises !... des statuettes... des bronzes et, sauf une commode en acajou... il y en a tout au plus pour douze cents francs, et quand l’huissier aura prélevé ses frais.

ERNESTINE.

Je voudrais que vous perdissiez tout pour vous apprendre à faire un pareil métier.

JOSEPH, entrant avec une assiette.

La côtelette de Madame.

ERNESTINE.

Non... merci... ce matin les côtelettes ne me disent rien.

JOSEPH.

Alors on peut emporter ?

DEFONTENAGE.

Laissez... Moi, les côtelettes me disent.

ERNESTINE, à Joseph.

Qu’on me fasse du chocolat.

JOSEPH.

Deux tasses ?

DEFONTENAGE.

Une seule, je mangerai des sardines.

JOSEPH, à part, sortant.

C’est tous les matins la même chose.

DEFONTENAGE, mangeant la côtelette.

Tu n’as pas faim aujourd’hui ?

ERNESTINE.

Aujourd’hui comme hier... rien ne me plaît... tout m’ennuie, tout m’agace.

DEFONTENAGE.

Je connais ça, ce sont des vapeurs... c’est la révolution que tu as éprouvée il y a six mois, à l’époque de notre voyage à Paimbœuf... nous étions sur le bateau... nous arrivions, il faisait nuit... je te dis : « Ernestine, prends garde, laisse passer la foule... », tu ne m’écoutes pas, tu t’élances sur la planche du débarquement, ton pied glisse et paf ! te voilà dans la Loire...

ERNESTINE.

Et vous me regardez... au lieu de vous précipiter...

DEFONTENAGE.

Impossible ! je tenais les parapluies !

ERNESTINE.

Il fallait les lâcher.

DEFONTENAGE.

J’allais le faire lorsqu’un inconnu... un noble cœur... et un fort nageur, s’élance à l’eau, te rattrape par ta crinoline, et te rapporte mouillée dans mes bras attendris.

ERNESTINE.

Et vous vous mettez à compter vos malles au lieu de courir après ce brave jeune homme.

DEFONTENAGE.

Il était trempé... ça l’aurait retardé pour changer.

ERNESTINE, pensive.

Nous ne l’avons plus revu !

DEFONTENAGE.

C’est vrai... et comme il faisait nuit, je ne pourrais même pas le reconnaître... J’aimerais pourtant à le serrer dans mes bras.

Poussant un cri.

Aïe !

ERNESTINE.

Quoi ?

DEFONTENAGE.

Rien... c’est ma névrose dans le coude... le temps va changer.

JOSEPH, entrant.

Le chocolat de Madame.

ERNESTINE.

Ah ! merci... le chocolat ne me dit rien.

DEFONTENAGE, à Joseph.

Donnez... je ne mangerai pas de sardines... Ma chère amie, tu devrais consulter un médecin...

ERNESTINE.

Ah ! laissez-moi donc !

DEFONTENAGE.

Perdre l’appétit, c’est très grave... Au moins, marche, prends de l’exercice.

ERNESTINE.

Oh ! non, je ne veux plus sortir seule... Hier j’ai été insultée dans le jardin des Tuileries... par un polisson.

DEFONTENAGE, soufflant son chocolat.

Il est brûlant !... Conte-moi donc ça...

ERNESTINE.

J’étais sortie un moment pour promener Edmond.

DEFONTENAGE.

Ton King’s Charles !

ERNESTINE.

Tout à coup j’entends un cri perçant... je me retourne, un malotru venait de lui marcher sur la patte !

DEFONTENAGE.

Ah ! quel événement !

À part.

Bien fait !

ERNESTINE.

J’étais furieuse !... je dis à ce monsieur : Prenez donc garde, imbécile !... Il se fâche, il m’appelle, vous ne devineriez jamais...

DEFONTENAGE.

Un gros mot ?

ERNESTINE.

Pis que cela ! il m’appelle portière !

DEFONTENAGE et JOSEPH.

Oh !

ERNESTINE.

Portière ! moi !

JOSEPH, debout, près d’Ernestine.

Et Madame avait son cachemire !

ERNESTINE.

La foule s’amasse, on nous entoure... je n’ai que le temps de prendre Edmond sous mon bras et de rentrer ici pour m’abandonner à une attaque de nerfs...

DEFONTENAGE.

Pauvre chien !

ERNESTINE, à Joseph.

Comment va-t-il ce matin ?

JOSEPH.

Il ne se plaint pas, Madame ; c’est un chien qui a de ça !

ERNESTINE.

Je vais le voir... le consoler...

Elle se lève.

JOSEPH, parlant à Defontenage.

Ah ! Monsieur !... j’oubliais... il y a là un jeune homme qui demande à vous parler.

DEFONTENAGE, qui s’est levé en même temps qu’Ernestine.

Un jeune homme ?

JOSEPH.

Voici sa carte.

DEFONTENAGE, lisant.

« Roquefavour, peintre des îles Ioniennes. »

Parlé.

Mon débiteur !

ERNESTINE, étonnée.

Peintre des îles Ioniennes !

DEFONTENAGE.

C’est une position, ça... Il vient peut-être pour me payer... Faites entrer.

Joseph sort par le fond.

ERNESTINE.

Je te laisse avec ce monsieur, je vais voir Edmond...

Elle sort à droite.

 

 

Scène II

 

ROQUEFAVOUR, DEFONTENAGE

 

Roquefavour paraît à la porte. Il est embarrassé et salue plusieurs fois.

DEFONTENAGE, prenant une chaise et la lui offrant.

Entrez donc, cher monsieur...

ROQUEFAVOUR, saluant de nouveau.

Mille fois trop bon... Je crains de vous déranger.

DEFONTENAGE, à part.

Il salue beaucoup... mauvais signe !...

Haut.

Vous avez reçu ce matin la visite de...

ROQUEFAVOUR.

M. votre huissier... oui, il a eu la bonté de venir me voir...

DEFONTENAGE.

Et vous venez, sans doute, pour régler notre petit compte ?

ROQUEFAVOUR.

Pour nous entendre.

DEFONTENAGE.

Apportez-vous de l’argent ?

ROQUEFAVOUR.

C’est-à-dire... j’apporte de la bonne volonté.

DEFONTENAGE.

Comment !

ROQUEFAVOUR.

C’est tout ce que j’ai... pour le moment.

DEFONTENAGE.

C’est impossible !... un homme dans votre position... peintre des îles... Ioniennes !

ROQUEFAVOUR.

Oh ! les îles Ioniennes... c’est un magasin de figues et de raisin de Corinthe.

DEFONTENAGE, d’un air dédaigneux.

Un épicier !

ROQUEFAVOUR.

Il m’a prié de peindre le dessus de sa boutique.

DEFONTENAGE.

Son enseigne !

ROQUEFAVOUR.

C’est une affaire de vingt-huit francs en trois paiements.

DEFONTENAGE, retirant brusquement la chaise qu’il offrait.

Alors, monsieur, que demandez-vous ?

ROQUEFAVOUR.

Monsieur, vous avez eu, ce matin, l’obligeance de faire saisir mes meubles.

DEFONTENAGE.

Oui, monsieur.

ROQUEFAVOUR.

Eh bien !... c’est une fausse manœuvre... un pas de clerc... passez-moi le mot.

DEFONTENAGE.

Mais, monsieur...

ROQUEFAVOUR.

À votre petite saisie, j’ai le droit de répondre par une petite opposition.

DEFONTENAGE.

Permettez...

ROQUEFAVOUR.

C’est la loi... Il vous faudra obtenir un jugement... alors je ferai intervenir des tiers... d’autres créanciers... J’en ai beaucoup, qui formeront une seconde opposition... Il vous faudra obtenir un second jugement.

DEFONTENAGE, à part.

Il est très fort !

ROQUEFAVOUR, saluant.

Avant d’être peintre, j’étais clerc d’avoué.

DEFONTENAGE, à part.

C’est un légiste !

ROQUEFAVOUR.

Je ne vous parle pas du gardien de la saisie, qui sera nommé par le tribunal aux appointements de cinq francs par jour.

DEFONTENAGE.

C’est exorbitant !

ROQUEFAVOUR.

Ne les regrettez pas... On choisit ordinairement un invalide... un de ces glorieux trophées...

DEFONTENAGE, avec impatience.

Eh ! monsieur !...

ROQUEFAVOUR.

J’étais certain que cela vous toucherait... Donc, vous n’aurez pas un sou...

DEFONTENAGE.

Voyons, monsieur, que me proposez-vous ?

ROQUEFAVOUR.

Une chose bien simple, car je ne suis pas un méchant garçon, moi, je tiens à payer mes dettes.

DEFONTENAGE.

À la bonne heure !...

ROQUEFAVOUR.

D’un autre côté, je serais désolé de voir mes meubles balayer les planches des commissaires-priseurs : c’est le mobilier de mes pères, monsieur.

DEFONTENAGE.

Ah !... je ne leur en fais pas mon compliment.

ROQUEFAVOUR.

Je vous offre donc de les déposer chez vous, en gage.

DEFONTENAGE.

Tiens ! c’est une idée !...

ROQUEFAVOUR.

De cette façon, pas d’huissier, pas de frais... vous avez votre gage, et, à la première rentrée, je vous rembourserai capital et intérêts.

DEFONTENAGE.

Ça me va, ça me va complètement... J’ai justement là une chambre qui ne me sert pas.

Il ouvre la porte de gauche.

ROQUEFAVOUR.

Peut-on l’examiner ?

DEFONTENAGE.

Pourquoi ?

ROQUEFAVOUR.

C’est pour voir si mon mobilier sera sainement logé.

DEFONTENAGE.

Oh ! très sainement ! deux fenêtres au midi...

Ouvrant la porte.

Voyez !

ROQUEFAVOUR, examinant sans entrer.

C’est gentil !... très gentil !... Une cheminée... Elle ne fume pas ?

DEFONTENAGE.

Jamais.

ROQUEFAVOUR, il redescend en scène.

Tenez ! vous m’avez l’air d’un galant homme ; je veux faire noblement les choses... Je vous abandonne mon lit... qui est insaisissable... ainsi que mes hardes, mes bottes, mon linge, mes rasoirs...

DEFONTENAGE, remerciant.

Ah ! monsieur !...

À part.

Il est très honnête, ce garçon !

ROQUEFAVOUR.

Seulement, je vous demanderai la permission de venir me faire la barbe de temps en temps.

DEFONTENAGE.

Oh ! ça !...

ROQUEFAVOUR.

Et de venir changer de linge...

DEFONTENAGE.

Ah ! diable !

ROQUEFAVOUR.

Puisque mes chemises seront chez vous... j’augmente votre gage.

DEFONTENAGE.

C’est juste ! Une question... changez-vous souvent ?

ROQUEFAVOUR.

Trois fois par semaine.

DEFONTENAGE.

Ah ! c’est trop ! il me semble que deux fois... le jeudi et le dimanche.

ROQUEFAVOUR.

Oh ! soyez tranquille, je paierai le blanchissage !

DEFONTENAGE.

Tiens ! j’y compte bien ! Allons ! c’est convenu, allez chercher vos meubles !...

ROQUEFAVOUR.

Non, vous !

DEFONTENAGE.

Comment !

ROQUEFAVOUR.

Puisque vous les avez saisis... on ne peut pas les enlever sans votre autorisation.

DEFONTENAGE.

C’est juste.

ROQUEFAVOUR, lui donnant sa clé.

Voici ma clé... Ah ! un détail... je vous serai obligé de payer mon terme !

DEFONTENAGE.

Votre terme ?

ROQUEFAVOUR.

Sans cela le propriétaire ne laisserait pas sortir les meubles.

DEFONTENAGE.

C’est juste... il est très légiste ; combien devez-vous ?...

ROQUEFAVOUR.

Trois cents francs.

DEFONTENAGE.

Diable ! c’est que quinze et trois font dix-huit.

ROQUEFAVOUR.

Puisque vous avez votre gage...

DEFONTENAGE.

C’est vrai, j’ai mon gage !... Je vais faire apporter vos meubles.

ENSEMBLE.

Air de La Corde sensible.

Que cette leçon vous profite,
Comme un père envers vous j’agis,
De ses dett’s il faut qu’on s’acquitte,
Estime, honneur, sont à ce prix.

ROQUEFAVOUR.

  De cette leçon je profite,
  Merci de vos sages avis ;
  Bientôt envers vous je m’acquitte,
  Si votre estime est à ce prix.

Defontenage sort par le fond.

 

 

Scène III

 

ROQUEFAVOUR, puis ERNESTINE

 

ROQUEFAVOUR, seul.

J’aime mieux n’avoir qu’un créancier... cela simplifie... je lui devrai dix-huit cents francs à cet homme. Elle est très gentille, sa petite chambre.

Il ouvre la porte, examine.

Deux fenêtres au midi... du parquet... des glaces... en y faisant poser des rideaux... mes meubles y seront très bien...

ERNESTINE, appelant dans la coulisse.

Joseph !... Joseph !...

ROQUEFAVOUR.

Cette voix ?

Il ferme vivement la porte, Ernestine paraît à droite. L’apercevant, à part.

La dame au petit chien !

ERNESTINE, le reconnaissant.

Vous ici, monsieur ! après votre conduite ! Que voulez-vous ? que demandez-vous ?

ROQUEFAVOUR.

Du calme, madame, je vous en supplie, du calme !

À part.

Ménageons-la, elle me ferait fourrer à Clichy.

ERNESTINE.

Je ne m’explique pas votre présence chez moi.

ROQUEFAVOUR.

Madame, hier j’ai été bien maladroit, bien coupable... en ne regardant pas où je posais le pied.

ERNESTINE.

Oh ! oui, pauvre Edmond !

ROQUEFAVOUR.

Ah ! il s’appelle Edmond ?... Quel joli nom !... mon excuse est dans votre beauté... je vous regardais, madame.

ERNESTINE.

Monsieur !

ROQUEFAVOUR, à part.

Elle est gentille, ma créancière.

ERNESTINE.

Je vous trouve bien audacieux, monsieur... oser venir me faire des compliments, après votre maladresse... après surtout les expressions dont vous vous êtes servi.

ROQUEFAVOUR.

Quelles expressions ?

ERNESTINE, hésitant.

Mais... vous m’avez appelée...

ROQUEFAVOUR.

Parlez !

ERNESTINE.

Vous m’avez appelée... portière !...

ROQUEFAVOUR.

Aïe !... C’est faux ! je proteste, madame !

ERNESTINE.

J’ai parfaitement bien entendu !

ROQUEFAVOUR.

Je suis un homme bien élevé, madame... je sais ce qu’on doit aux femmes... et surtout aux jolies femmes... en voyant ce pauvre petit animal... étendu à vos pieds... et poussant des cris qui me déchiraient l’âme... je vous ai demandé la permission de le portère, pas portière !... portère !

ERNESTINE.

Ah ! dans le trouble... c’est possible ! j’aurai mal entendu.

ROQUEFAVOUR, à part.

Ça passe.

Haut.

Portière ! vous ! avec cette grâce, cette taille, ces mains, ces pieds... Ah ! que n’avais-je vos pieds, madame !

ERNESTINE.

Pourquoi ?

ROQUEFAVOUR.

Je dis ça à cause d’Edmond... car si par hasard vous marchiez sur lui... on croirait voir une abeille se poser sur une fleur !

ERNESTINE, à part.

Il est aimable !

ROQUEFAVOUR, à part.

Ça passe.

Haut.

J’ai pensé, madame, qu’il était de mon devoir de venir vous présenter mes excuses, et de vous demander des nouvelles de notre pauvre malade.

ERNESTINE.

Comment, monsieur, c’est pour cela que vous êtes venu ?

ROQUEFAVOUR.

Absolument.

ERNESTINE, salue et lui offre un siège, ils s’asseyent, Roquefavour un peu éloigné d’Ernestine.

Il est toujours souffrant.

ROQUEFAVOUR, inquiet.

Ah ! il est souffrant ? Pardon, boit-il ?

ERNESTINE.

Pourquoi ?

ROQUEFAVOUR.

L’intérêt que je lui porte, d’abord... et puis, comme il m’a mordu.

ERNESTINE.

Rassurez-vous... il boit.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! tant mieux !... Y aurait-il de l’indiscrétion à vous prier de lui offrir ce morceau de sucre ?

ERNESTINE.

Oh ! ne craignez rien... il mange aussi... mais pas de sucre... cela abîme les dents.

ROQUEFAVOUR, croquant le morceau de sucre.

Que vous avez raison !... soignez-le, conservez-le, aimez-le !... c’est une si jolie bête !

ERNESTINE, tristement.

Je n’ai pas d’enfants, monsieur.

ROQUEFAVOUR, rapprochant sa chaise d’Ernestine.

Ah ! quel dommage !

ERNESTINE.

Mon mari est un homme de chiffres... J’avais un perroquet, il est mort, et j’ai dû reporter toute mon affection...

ROQUEFAVOUR, d’un ton pénétré.

Je vous comprends, madame.

ERNESTINE.

Si j’avais eu un fils, je l’aurais appelé Edmond.

ROQUEFAVOUR.

Moi aussi !... Le premier qui m’arrivera...

ERNESTINE, elle se lève et passe devant Roquefavour, qui se lève également.

Je vous remercie, monsieur, de votre démarche... cela prouve votre repentir... et votre bon cœur.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! madame ! le cœur !... Si vous saviez...

ERNESTINE, saluant.

Je ne veux pas abuser de vos instants.

ROQUEFAVOUR, à part.

Elle me renvoie, et mes meubles qui vont venir !

Haut.

Quel âge a-t-il ?

ERNESTINE, surprise.

Qui ça ?

ROQUEFAVOUR.

Edmond... notre Edmond !

ERNESTINE.

Sept mois.

ROQUEFAVOUR.

Heureux âge, où l’on ignore encore les tourments de la vie !

ERNESTINE.

Mais, monsieur...

 

 

Scène IV

 

ROQUEFAVOUR, ERNESTINE, DEFONTENAGE, JOSEPH, JULIE, COMMISSIONNAIRES

 

DEFONTENAGE, en dehors.

Par ici ! par ici !

Joseph, Julie et les commissionnaires entrent chargés de meubles, qu’ils portent dans la chambre à gauche.

CHŒUR.

Air de Castilbeza.

Veillons bien
À son bien,
Le bourgeois s’ra généreux ;
Que l’on place
À sa place,
Tous les objets en ces lieux.

ROQUEFAVOUR, aux commissionnaires qui entrent.

Prenez garde !... ne cassez rien !

ERNESTINE, bas à son mari.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DEFONTENAGE, bas à sa femme.

Une magnifique opération. Je t’expliquerai plus tard !

À Roquefavour.

J’ai payé votre terme, mais vous deviez soixante francs à votre concierge, farceur !

ROQUEFAVOUR.

Tiens ! c’est vrai !

DEFONTENAGE.

Ça fait dix-huit cent soixante francs !

ROQUEFAVOUR.

Puisque vous avez votre gage !... Vous permettez que je donne un coup d’œil.

Il entre à gauche.

 

 

Scène V

 

DEFONTENAGE, ERNESTINE

 

ERNESTINE.

Qu’est-ce que cela signifie ?... Vous avez acheté des meubles ?...

DEFONTENAGE.

Mais non !... ce sont ceux de Roquefavour, mon débiteur.

ERNESTINE.

Comment ! ce monsieur ?...

DEFONTENAGE.

C’est lui !... Un bon jeune homme !... Il me donne tous ses meubles en gage. De façon que sans dépenser un sou... C’est très fort, ce que j’ai fait là !

ERNESTINE.

Eh bien ! et lui ? ce pauvre jeune homme... où va-t-il se loger ?...

DEFONTENAGE.

Ah ! ça ne me regarde pas !... il viendra seulement se faire la barbe et changer trois fois par semaine !

ERNESTINE.

Comment !... ici ?

DEFONTENAGE.

Je voulais deux... Mais les artistes !... ça n’a pas d’ordre...

ERNESTINE.

Introduire un étranger chez moi... un jeune homme surtout... En vérité, je ne vous comprends pas...

DEFONTENAGE.

Puisque j’ai mon gage !...

ERNESTINE, remontant un peu à droite.

Tenez ! vous êtes fou ! et vous mériteriez...

DEFONTENAGE.

Quoi ?

ERNESTINE.

Rien !... laissez-moi tranquille !...

Elle entre vivement à droite.

 

 

Scène VI

 

DEFONTENAGE, puis ROQUEFAVOUR

 

DEFONTENAGE.

Elle est fâchée... Les femmes n’entendent rien aux affaires... Son mobilier est meilleur que je ne croyais... il a un fauteuil... j’ai fourré la main dedans... c’est tout crin !

Roquefavour paraissant à la porte du cabinet de gauche et parlant à Joseph et à Julie, qui sont dans la coulisse.

ROQUEFAVOUR.

La tête bien haute !... vous mettrez deux oreillers.

DEFONTENAGE.

Deux oreillers ?

Timidement.

Est-ce que vous comptez coucher ici ?

ROQUEFAVOUR.

Oh ! non !

DEFONTENAGE.

Je disais aussi...

ROQUEFAVOUR.

Ah ! vous me donnez une idée ! Du moment que mon lit est là... qu’est-ce que ça vous fait qu’il y ait quelqu’un dedans ?

DEFONTENAGE.

Cependant... permettez...

ROQUEFAVOUR.

Je fournirai ma bougie.

DEFONTENAGE.

Mais je ne prends pas de pensionnaires !

ROQUEFAVOUR.

On appelle pensionnaire celui qui paie pension... moi je ne paierai rien du tout.

DEFONTENAGE.

C’est juste !... Mais pourtant...

Les commissionnaires rentrent et apportent un paravent.

UN COMMISSIONNAIRE.

Bourgeois, c’est plein par là ! le paravent ne peut pas tenir.

DEFONTENAGE.

Ah ! diable !

ROQUEFAVOUR, aux commissionnaires.

Eh bien !... posez-le là !... ça meuble.

Le commissionnaire pose le paravent près du canapé, à gauche.

DEFONTENAGE.

Ce n’est pas joli... mais ça meuble.

ROQUEFAVOUR.

Maintenant, payez ces braves gens.

DEFONTENAGE.

Comment !... moi !...

ROQUEFAVOUR.

Puisque nous sommes en compte... donnez-leur dix francs.

DEFONTENAGE.

Par exemple.

Payant.

Tenez, voilà trois francs... Ça fait mille huit cent soixante-trois.

LE COMMISSIONNAIRE.

Ah ! bourgeois ! c’est sec.

DEFONTENAGE.

Laissez-moi tranquille, et filez !

Les commissionnaires sortent.

ROQUEFAVOUR, à Defontenage.

Diable, vous êtes dur avec l’Auvergnat.

DEFONTENAGE.

Mon ami, c’est comme ça qu’on fait les bonnes maisons.

Regardant le paravent.

C’est égal, notre paravent me chiffonne.

ROQUEFAVOUR.

Mais j’y pense, en l’ouvrant... comme ça.

Il l’ouvre de manière à ce que le canapé soit complètement abrité.

DEFONTENAGE.

Ah ! je l’aime mieux quand il est fermé.

ROQUEFAVOUR.

Ça me fera un petit salon.

DEFONTENAGE.

Comment, un petit salon ?

ROQUEFAVOUR.

S’il me vient des visites... des dames... je ne peux pas les recevoir dans ma chambre.

DEFONTENAGE.

Mais vous me prenez mon salon.

ROQUEFAVOUR.

Oh ! il vous en reste un fort morceau.

DEFONTENAGE, à part.

Ah ! mais ! il commence à m’agacer... si je le flanquais à la porte... mais je n’ose pas... je n’aime pas les scènes... je vais trouver ma femme... Justement elle a ses nerfs, ça se trouve à merveille.

Il entre vivement à droite.

 

 

Scène VII

 

ROQUEFAVOUR, seul

 

Je recommande ce procédé aux jeunes gens de famille sans domicile. Il y a une heure, j’étais dans une position déplorable... mon propriétaire m’avait signifié mon congé pour midi ; mes meubles étaient saisis... je frisais le vagabondage, lorsqu’un éclair vint illuminer ma situation... j’eus la pensée de venir me mettre en gage, mes meubles et moi, dans la tanière de mon usurier. C’est admirable ! pas de loyer à payer ! pas de portes et fenêtres ! pas de garde nationale ! rien. J’ai un logement et pas de domicile !... Tout me porte à croire que je resterai longtemps dans cette maison... Defontenage est un vilain caractère... mais sa femme me paraît parfaitement élevée... ça ferait une jolie petite connaissance... pas dispendieuse. Dame ! dans ma position.

 

 

Scène VIII

 

JOSEPH, ROQUEFAVOUR, JULIE

 

JULIE, entrant.

Monsieur, c’est arrangé par là.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! très bien, mes enfants !

JOSEPH.

Nous avons mis deux oreillers, j’en ai pris un à Monsieur.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! cependant je ne voudrais pas...

JULIE.

Il lui en reste un, c’est bien assez pour lui.

ROQUEFAVOUR.

Allons, je vois que vous êtes de bons serviteurs ; comment vous appelez-vous ?

JOSEPH.

Joseph.

JULIE.

Et moi, Julie.

ROQUEFAVOUR.

Deux noms charmants !

JOSEPH.

Ah ! monsieur !

JULIE.

Ah ! monsieur !

ROQUEFAVOUR, leur donnant de l’argent.

Tenez, voici vingt francs pour chacun.

JULIE et JOSEPH, remerciant.

Ah ! monsieur.

ROQUEFAVOUR.

Il se peut que je reste quelque temps avec vous...

JOSEPH.

Oh ! monsieur ! tant que vous voudrez.

ROQUEFAVOUR.

Je vais donc vous mettre au courant de mes petites habitudes. Pour le lit, c’est convenu la tête haute.

JULIE.

Monsieur veut-il un oreiller de plus ?

ROQUEFAVOUR.

Nous verrons demain... Mais j’ai une manie, je ne peux pas dormir sans lumière ; je vous demanderai une petite veilleuse.

JOSEPH.

Si monsieur désire une lampe ?...

ROQUEFAVOUR.

Oh ! non ! ce serait trop.

JOSEPH.

Qu’est-ce que monsieur prend le matin ?

ROQUEFAVOUR, à part.

Tiens ! je serai nourri !

Haut.

Oh ! le matin, je ne prends rien... qu’une tasse de lait... avec beaucoup de café... pas mal de sucre... et deux ronds de beurre.

JULIE.

Très bien.

ROQUEFAVOUR.

Par exemple, je désire que mes bottes soient faites à huit heures.

JOSEPH.

Ça me regarde.

ROQUEFAVOUR, à Julie.

Je vous prierai aussi, dans vos moments perdus, de faire une petite visite à mes habits... ils n’ont pas été raccommodés depuis longtemps...

JULIE.

J’y vais tout de suite, monsieur.

ROQUEFAVOUR.

Enfin, ayez bien soin de moi, dorlotez-moi comme une petite caille, et je ne vous oublierai pas.

JOSEPH.

Oh ! soyez tranquille, monsieur.

ROQUEFAVOUR, à Joseph.

Tenez, voilà dix francs...

Mouvement de satisfaction de Joseph.

Faites-moi le plaisir d’aller me chercher tout de suite un bouquet de violettes de Parme... à moins que M. Defontenage n’ait besoin de vous.

JOSEPH.

Lui ! ah ben ! il peut attendre !

JULIE.

Je crois bien, qu’il peut attendre.

ROQUEFAVOUR.

C’est juste !... votre maître !... vous avez bien le temps de le servir !

À part.

Ils sont légèrement canailles !

Ensemble.

JOSEPH et JULIE.

Air des Douze Travaux d’Hercule.

Une ardeur nouvelle
M’enflamme, et bientôt
De soins et de zèle
Je veux faire assaut.

ROQUEFAVOUR.

D’une ardeur nouvelle
Ils brillent, bientôt
De soins et de zèle
Ils vont faire assaut.

Joseph sort par le fond, et Julie entre dans la chambre de Roquefavour.

 

 

Scène IX

 

ROQUEFAVOUR, ERNESTINE

 

ROQUEFAVOUR, gagnant la droite.

Allons ! je commence à me caser. Je vais ranger mes petites affaires dans mes tiroirs.

ERNESTINE, rentrant par la droite. À la cantonade.

Soyez tranquille ! je vais lui parler... et ça ne sera pas long.

ROQUEFAVOUR, à part.

Ma jolie propriétaire !

Haut.

Ah ! madame, que vous êtes bonne de venir me visiter dans ma solitude.

ERNESTINE, sévèrement.

Mais, monsieur, je ne viens pas vous visiter, je vous prie de le croire.

ROQUEFAVOUR, à part.

Tiens ! on dirait qu’elle est armée en guerre !

ERNESTINE.

C’est mon mari qui m’envoie pour vous demander...

ROQUEFAVOUR, vivement.

Si j’ai besoin de quelque chose ?... non, madame... vous êtes là... et je serais bien impertinent si je lui en demandais davantage !

ERNESTINE, à part.

Il est aimable... on ne peut pas dire le contraire.

Haut.

Monsieur, j’ai à remplir près de vous une mission...

ROQUEFAVOUR.

Un si charmant ambassadeur... ne peut apporter que de bonnes nouvelles.

ERNESTINE, remerciant.

Monsieur...

À part.

Il m’embarrasse avec ses compliments.

ROQUEFAVOUR.

Parlez, madame, je vous écoute... mieux que cela ! je bois vos paroles.

À part.

Elle est ravissante !

ERNESTINE, à part.

Pauvre garçon !

Haut.

Mon Dieu ! monsieur, mon mari a pensé... ce n’est pas moi... c’est M. Defontenage... que votre présence dans cette maison... pouvait offrir quelques inconvénients...

ROQUEFAVOUR.

Lesquels, madame ?

ERNESTINE.

Je ne sais... mais un jeune homme...

ROQUEFAVOUR, vivement.

Je ne fume pas, madame.

ERNESTINE.

Enfin, il m’a priée de vous faire comprendre que votre visite ici ne pouvait pas se prolonger plus longtemps.

ROQUEFAVOUR, à part.

Ah ! mais non ! déménager ! la quitter !... jamais !

Haut.

Ainsi, madame, c’est vous, vous ! qui vous êtes chargée d’un pareil message ?

ERNESTINE.

Croyez que c’est bien malgré moi...

ROQUEFAVOUR.

Ah ! vous ne saurez jamais le mal que vous me faites !

ERNESTINE.

Monsieur Roquefavour...

ROQUEFAVOUR, éclatant.

Aimez donc une femme ! écrasez la patte de son chien pour vous rapprocher d’elle.

ERNESTINE, étonnée.

Comment !

ROQUEFAVOUR, à part.

Je mens... mais c’est pour mes lares...

Haut.

Vous saurez tout... Oui, madame, si j’ai marché sur Edmond, c’est pour arriver jusqu’à vous.

ERNESTINE.

Est-il possible !

ROQUEFAVOUR.

Si j’ai emprunté de l’argent à M. votre mari... je n’en avais pas besoin... c’était pour établir un lien... Si je me suis fait saisir par lui, si j’ai consenti à laisser transporter mon mobilier ici, c’est pour vous voir... pour vous entendre... pour vous respirer...

ERNESTINE, passant vivement devant lui.

Mais, monsieur, C’est une déclaration.

ROQUEFAVOUR.

Bien petite, si je la compare au violent incendie...

ERNESTINE.

Mais vous ne me connaissez que depuis hier...

ROQUEFAVOUR.

Depuis hier ! Aimez donc une femme ! épiez ses démarches, suivez-la pas à pas depuis six mois...

ERNESTINE.

Depuis six mois ? Ah ! mon Dieu ! cette lettre que j’ai reçue il y a quinze jours...

ROQUEFAVOUR.

Ah ! vous avez reçu...

Tout à coup.

Elle est de moi !

ERNESTINE.

Comment ?

ROQUEFAVOUR.

Et de qui voulez-vous donc qu’elle soit ! Aurais-je un rival par hasard ?

ERNESTINE, vivement.

Mais... non, monsieur, vous n’en avez pas !

ROQUEFAVOUR.

À la bonne heure !

ERNESTINE.

Dans cette lettre, vous osiez me parler de votre amour dans des termes...

ROQUEFAVOUR.

C’est bien cela !

ERNESTINE.

Et si je ne vous répondais pas... vous menaciez de vous faire sauter la cervelle avec vos pistolets.

ROQUEFAVOUR, à part.

Ah ! diable !

ERNESTINE.

Je ne vous ai pas répondu, et vous vivez cependant.

ROQUEFAVOUR.

Est-ce un reproche ? Parlez !...

ERNESTINE.

Non, mais...

ROQUEFAVOUR.

Un doute ! cela suffit, et je vais de ce pas...

Il remonte.

ERNESTINE, effrayée, et se mettant devant lui.

Arrêtez, monsieur !... Ah ! mon Dieu !... ces pistolets... où sont-ils ? je les veux !

ROQUEFAVOUR.

Impossible, madame !

ERNESTINE.

Pourquoi ?

ROQUEFAVOUR.

Je les ai mis au mont-de-piété pour acheter des capsules... je n’avais pas de capsules.

ERNESTINE.

Ah ! je respire !

ROQUEFAVOUR.

C’est ce qui m’a retardé.

ERNESTINE, avec douceur.

Monsieur Roquefavour...

ROQUEFAVOUR.

Stéphen... je m’appelle Stéphen...

ERNESTINE.

Monsieur Stéphen... j’ai une grâce à vous demander... promettez-moi de vivre.

ROQUEFAVOUR.

Non, madame... Demandez-moi autre chose... ma fortune...

ERNESTINE.

Si je vous en priais bien ?

ROQUEFAVOUR.

Vous me chassez et vous m’ordonnez de vivre !

ERNESTINE.

Je ne puis pourtant pas vous garder malgré mon mari.

ROQUEFAVOUR.

Je ne suis pas exigeant ; je ne demande qu’à vivre heureux entre vous et lui.

ERNESTINE.

Si vous croyez que M. Defontenage s’arrange de cela.

ROQUEFAVOUR.

Nous ne lui dirons pas.

ERNESTINE.

Il ne manquerait plus que cela !

ROQUEFAVOUR.

Je suis discret... je ne sortirai pas de cette chambre... j’y resterai blotti et palpitant comme une souris craintive.

ERNESTINE, à part.

Pauvre jeune homme !

ROQUEFAVOUR.

Je vous demanderai seulement la permission de pratiquer un petit trou dans la porte...

ERNESTINE, étonnée.

Pour quoi faire ?

ROQUEFAVOUR.

Vous le demandez ?... Pour vous voir !

ERNESTINE.

Mais mon mari n’entend pas qu’on dégrade ses portes.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! je comprends... la maison est à lui... Eh bien ! je vous regarderai par le trou de la serrure... Comme cela nous n’abîmerons rien, et M. votre mari n’aura pas le plus petit mot à dire... Voilà qui est convenu.

ERNESTINE, vivement.

Mais non, monsieur, ce n’est pas convenu.

ROQUEFAVOUR.

Pourquoi ?

ERNESTINE.

Maintenant surtout que je connais vos sentiments.

ROQUEFAVOUR.

Eh bien ! puisque vous l’exigez, je vais partir, madame.

ERNESTINE.

Mon Dieu ! rien ne presse.

ROQUEFAVOUR.

Mais je vous rends responsable vis-à-vis de ma famille de tout le mal que vous aurez fait.

ERNESTINE.

Quel mal ?

ROQUEFAVOUR.

Sans domicile, sans meubles, jeté sur le pavé de Paris... où voulez-vous que j’aille ?

ERNESTINE.

Ah ! mon Dieu, c’est vrai !

ROQUEFAVOUR.

Je ferai de mauvaises connaissances !... le désespoir ! je vivrai dans les estaminets, je boirai de l’absinthe.

ERNESTINE, lui prenant la main.

Stéphen !...

ROQUEFAVOUR, s’attendrissant.

J’aurais fait votre portrait et celui d’Edmond ! Pauvre Edmond ! ce n’est pas lui qui me chasserait... c’est un chien qui a de ça... Adieu, madame.

Il remonte.

ERNESTINE, le retenant.

Monsieur Stéphen !... restez !... calmez-vous ! je verrai mon mari, je lui parlerai... et si vous me promettez d’être raisonnable...

 

 

Scène X

 

ROQUEFAVOUR, ERNESTINE, JOSEPH, puis JULIE

 

JOSEPH, entrant avec un bouquet de violettes de Parme. À Roquefavour.

Monsieur, voilà votre bouquet.

ERNESTINE.

Des fleurs !

ROQUEFAVOUR, offrant le bouquet à Ernestine.

Je vous demanderai la permission de renouveler de temps en temps votre jardinière, c’est un soin que M. Defontenage doit négliger un peu.

ERNESTINE, elle prend le bouquet et le dépose sur le meuble à gauche près de la porte.

Il est vrai que mon mari...

JOSEPH.

En fait de jardinière, Monsieur ne comprend que les côtelettes.

JULIE, entrant de gauche avec un habit, un gilet et un pantalon.

Ah çà ! ils n’ont pas été raccommodés depuis leur naissance.

ERNESTINE.

Qu’est-ce donc ?

JULIE.

C’est Monsieur qui m’a prié de donner un coup d’œil à ses effets.

ROQUEFAVOUR, à Ernestine.

Vraiment, je suis confus.

À Julie.

Plus tard ! plus tard !

À part.

Elle va me dépoétiser.

JOSEPH, prenant le pantalon des mains de Julie.

Voilà un sous-de-pied décousu, je m’en charge.

JULIE, montrant l’habit.

Et ça... pas un bouton !

ROQUEFAVOUR, bas à Julie.

Tais-toi donc !

Haut.

Garde-robe de célibataire... c’est ma portière qui était chargée de l’entretenir.

ERNESTINE, riant.

Pauvre garçon.

Prenant le gilet.

Voyez donc ce gilet... il est tout déchiré à la poche.

ROQUEFAVOUR.

À la poche ? c’est par là que mon argent s’en allait !... tout s’explique.

ERNESTINE.

Julie... du fil... une aiguille.

ROQUEFAVOUR.

Quoi, madame, vous voulez vous-même... je n’oserai plus le porter... j’en ferai une relique.

JULIE, qui est remontée au fond près du petit meuble, cherche dans une boîte.

Je n’ai pas de boutons, je vais en prendre à l’habit de Monsieur.

Elle prend un habit sur le meuble et en découd les boutons.

ROQUEFAVOUR.

Vraiment, je ne sais comment vous remercier.

Joseph s’assied à terre en tailleur et recoud le sous-de-pied du pantalon. Ernestine travaille au gilet et Julie à l’habit.

ENSEMBLE.

Air de La Favorite (Doux Zéphir).

Montrons tous un peu de zèle,
Un seul instant suffira.
Ce n’est qu’une bagatelle
À trois que ce travail-là.

ROQUEFAVOUR, regardant Ernestine.

  Est-elle jolie quand elle raccommode les gilets !

Montrant Julie.

  La petite aussi est gentille.

Montrant Joseph.

  Mais celui-là est affreux...
  Les anges du raccommodage !

À Julie.

Je vous recommande aussi les boutonnières... Ça y est !... me voilà amoureux.

On entend un coup de sonnette.

ERNESTINE.

Joseph, on sonne !

JOSEPH, sans se déranger.

C’est Monsieur.

JULIE, de même.

C’est Monsieur.

JOSEPH.

Allons ! bien ! j’ai cassé mon fil.

On entend sonner plus fort.

ROQUEFAVOUR.

Je crois qu’on sonne encore.

JOSEPH.

C’est Monsieur.

JULIE.

C’est Monsieur.

 

 

Scène XI

 

ROQUEFAVOUR, ERNESTINE, JOSEPH, JULIE, DEFONTENAGE

 

DEFONTENAGE, entrant furieux par la droite.

Julie !... Joseph !... Où sont donc ces animaux-là ?

Les apercevant.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ?

JOSEPH.

Monsieur, nous raccommodons.

DEFONTENAGE, à part, voyant sa femme cousant sur le canapé.

Ma femme aussi.

Regardant le pantalon que tient Joseph.

Mais ce n’est pas à moi, ce pantalon-là !

JOSEPH.

Parbleu ! sans ça !

JULIE, montrant Roquefavour.

C’est à ce pauvre jeune homme.

DEFONTENAGE, apercevant Roquefavour, qui s’est tenu caché dans les plis du paravent. À part.

Comment, encore ici, il transforme mon salon en atelier de tailleur.

À Joseph et à Julie.

Allons, laissez-nous ! sortez !

JOSEPH, se levant.

Mais, Monsieur, je n’ai pas fini.

JULIE, se levant.

Ni moi non plus.

DEFONTENAGE.

Je ne vous paie pas pour raccommoder les passants. Jetez-moi tout ça au feu.

ROQUEFAVOUR.

Au feu ! puisque c’est votre gage !...

DEFONTENAGE.

C’est juste, allez recoudre ça dans la cuisine... et prenez garde d’y mettre des taches.

Joseph et Julie sortent avec Roquefavour. À sa femme.

Tu ne lui as donc pas dit de s’en aller.

ERNESTINE.

Non !... il faut que nous causions.

DEFONTENAGE, remontant un peu.

Je n’ai pas besoin de causer, je vais le flanquer à la porte.

ERNESTINE, à part.

Ah ! mon Dieu ! que faire !

Trouvant une idée.

Ah !

À son mari.

Mon ami ?

DEFONTENAGE.

Quoi ?

ERNESTINE.

J’ai fait une découverte qui te rendra bien heureux.

DEFONTENAGE, vivement.

Il est solvable.

ERNESTINE, bas.

Non. Tu sais bien ! cet inconnu qui m’a sauvée à Paimbœuf...

DEFONTENAGE.

Oui.

ERNESTINE.

Eh bien ! c’est lui.

DEFONTENAGE.

Ah ! bah !

ERNESTINE, à part, en sortant par la gauche.

Je n’avais pas d’autre moyen.

 

 

Scène XII

 

DEFONTENAGE, ROQUEFAVOUR

 

DEFONTENAGE, à part.

Je ne peux pas faire autrement que de l’inviter à dîner.

Haut, serrant les mains à Roquefavour qui entre.

Cher ami... je vous la dois !

ROQUEFAVOUR.

Quoi ?

DEFONTENAGE.

C’est là-bas que j’aurais dû vous remercier.

ROQUEFAVOUR.

Là-bas ?

DEFONTENAGE.

Mais vous étiez mouillé... et puis d’un côté mes malles, de l’autre l’omnibus qui nous attendait.

ROQUEFAVOUR, sans comprendre.

Oui...

DEFONTENAGE.

Ah ! vous êtes un rude nageur... quelle coupe !

ROQUEFAVOUR, sans comprendre.

Je découpe assez bien.      

DEFONTENAGE.

Enfin, je vous la dois... je ne l’oublierai jamais...

ROQUEFAVOUR, à part.

Ah çà ! de quoi me parle-t-il ?

DEFONTENAGE.

Vous savez que nous dînons à six heures.

ROQUEFAVOUR.

Ah !

À part.

Il veut me faire découper.

DEFONTENAGE.

Et je compte sur vous. Au dessert, je ferai venir une vieille bouteille de bordeaux, et nous parlerons de Paimbœuf.

ROQUEFAVOUR.

Ah ! vous tenez à parler de Paimbœuf ?

DEFONTENAGE.

Toujours ! je vous la dois, ainsi.

Poussant un cri et se frottant le coude.

Aïe !

ROQUEFAVOUR.

Qu’est-ce que vous avez ?

DEFONTENAGE.

Rien... c’est ma névrose dans le coude... Le temps va changer...

ROQUEFAVOUR.

Ah ! vous avez une névrose ?

DEFONTENAGE.

Oui. Ça fait souffrir, mais, d’un autre côté, ça vous avertit quand il faut prendre un parapluie.

ROQUEFAVOUR, à part.

Tiens ! si je l’envoyais aux eaux ? je resterais seul avec sa femme.

Haut.

Mon cher, vous avez grand tort de garder ça !

DEFONTENAGE.

Si vous croyez que c’est pour mon plaisir.

ROQUEFAVOUR.

Moi, je connais un médecin qui vous enlève les névroses... à la cuillère !

DEFONTENAGE.

Ah bah ! vraiment ? et prend-il cher ?

ROQUEFAVOUR.

Non... C’est un de mes amis, allez-y de ma part.

DEFONTENAGE.

Comment s’appelle-t-il ?

ROQUEFAVOUR.

Le docteur Dardonneau, rue de Trévise, 14.

DEFONTENAGE.

C’est tout près d’ici... J’ai bien envie d’y aller. Voyons, qu’est-ce qu’il prend pour une consultation ?

ROQUEFAVOUR.

Depuis cent sous jusqu’à vingt francs.

DEFONTENAGE.

C’est bien... Je lui donnerai trois francs.

ROQUEFAVOUR.

C’est trop !...

DEFONTENAGE.

J’y cours !... Où est mon habit ?

Il le prend sur une chaise.

Vous permettez ?

ROQUEFAVOUR.

Faites donc.

DEFONTENAGE, essayant de boutonner son habit.

Eh bien ! mes boutons ! où sont mes boutons ?

ROQUEFAVOUR.

Tiens ! c’est vrai... Après ça, il ne faut pas que ça vous étonne, il a fait beaucoup de vent ces jours derniers.

DEFONTENAGE.

Ah ! laissez-moi donc, farceur. Au fait, ça déracine bien les arbres.

Ensemble.

Air du Chapeau de paille.

DEFONTENAGE.

Chez l’méd’cin on court subito,
Tout en raillant la médecine.
Aussi moi je suis la routine,
Et je m’en vais chez Dardonneau.

ROQUEFAVOUR.

  Chez l’méd’cin on court subito,
  Tout en raillant la médecine.
  Vous devez suivre la routine,
  Et rendez-vous chez Dardonneau.

Defontenage sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

ROQUEFAVOUR, puis ERNESTINE, puis DEFONTENAGE

 

ROQUEFAVOUR.

Ça s’arrange très bien... le mari part, la femme reste.

ERNESTINE, entrant de gauche, elle travaille à une tapisserie.

Vous êtes seul, je vous croyais avec mon mari.

ROQUEFAVOUR.

Il me quitte à l’instant. Je crois qu’il va partir pour les eaux d’Aix.

ERNESTINE.

Comment ! M. Defontenage...

ROQUEFAVOUR.

Il a au coude une mauvaise douleur... Je l’ai adressé à un de mes amis, le docteur Dardonneau.

ERNESTINE.

Mais je ne vois pas...

ROQUEFAVOUR.

Comme Dardonneau est un médecin des eaux d’Aix... naturellement il envoie là-bas tous ceux qui viennent le consulter.

ERNESTINE, riant.

Quelle folie !

ROQUEFAVOUR.

Nous allons rester seuls... tous les deux !

ERNESTINE.

Tous les trois.

ROQUEFAVOUR.

Comment ! tous les trois ?

ERNESTINE.

Eh bien ! Edmond ?

ROQUEFAVOUR.

C’est juste ! pauvre ami !

Reprenant.

Je serai toujours là... près de vous... soumis à vos moindres désirs.

ERNESTINE.

Je viens de le voir... il va mieux.

ROQUEFAVOUR.

Qui ça ?

ERNESTINE.

Eh bien ! Edmond !

ROQUEFAVOUR.

Ah ! tant mieux ! pauvre ami !

Reprenant.

Soumis à vos moindres désirs... Je n’existerai plus que pour vous et par vous.

ERNESTINE.

Sa patte est beaucoup moins enflée, je l’ai fait bassiner avec de la guimauve.

ROQUEFAVOUR, à part.

On dirait qu’elle le fait exprès... Attends... je vais t’en guérir de ton Edmond.

Haut.

Si vous le voulez, nous passerons toutes nos journées à son chevet.

ERNESTINE.

Au chevet de qui ?

ROQUEFAVOUR.

Au chevet d’Edmond !... Ah !... quel ami vous avez là, madame, et quel cœur ! quelle âme !

ERNESTINE.

Certainement.

ROQUEFAVOUR.

Et ses yeux ! avez-vous remarqué ses yeux ?

ERNESTINE.

Les yeux de mon chien... Cette question !

ROQUEFAVOUR.

Que de douceur ! que de malice ! que de tendresse dans ce regard ! Quant à moi, je n’en connais pas de plus jolis sous le ciel !

ERNESTINE.

Vous êtes poli !

ROQUEFAVOUR.

Je dis ce que je pense, madame.

ERNESTINE, piquée.

Parlons d’autre chose... Vous êtes peintre, monsieur ?

ROQUEFAVOUR.

Oui, madame... et je remercie le ciel de m’avoir accordé un peu de talent... je ferai son portrait, d’abord.

ERNESTINE.

Comment !

ROQUEFAVOUR.

Oh ! je ferai le vôtre après.

ERNESTINE, avec dépit, cassant le fil de sa tapisserie.

Je vous remercie... c’est vraiment fort galant.

ROQUEFAVOUR.

Toute ma crainte, c’est de ne pouvoir rendre cette expression fine et distinguée, ces formes aristocratiques, ce je ne sais quoi qui charme et qui transporte.

ERNESTINE, remerciant.

Ah ! monsieur !

ROQUEFAVOUR.

Je parle d’Edmond, madame.

ERNESTINE, éclatant.

Et moi, monsieur, je vous dis qu’Edmond est une bête affreuse qui a des petits yeux, un gros ventre et des oreilles bêtes.

ROQUEFAVOUR.

Madame.

ERNESTINE.

Assez ! si vous m’en parlez encore, je le donne à mon concierge.

Elle s’assoit sur le canapé.

ROQUEFAVOUR, à part.

C’est fait... j’ai coulé mon rival !... Tiens, elle entre dans mon salon.

DEFONTENAGE, passant sa tête par la porte du fond à Roquefavour.

C’est moi, j’ai cru entendre parler.

ROQUEFAVOUR, courant à lui et masquant le canapé en développant la dernière feuille du paravent.

Oui... je suis avec quelqu’un.

DEFONTENAGE.

Avec une femme.

ROQUEFAVOUR.

C’est ma tante... une bonne vieille, qui est venue de Vaugirard à pied.

DEFONTENAGE.

Je vous dérange... pardon... pardon...

Il disparaît.

ROQUEFAVOUR, à part.

Il est parti !

S’approchant d’Ernestine.

Est-ce que je vous ai déplu ?... on dirait que vous êtes fâchée.

ERNESTINE.

Non... mais vous avez des enthousiasmes si ridicules.

Lui faisant une place.

Asseyez-vous donc...

ROQUEFAVOUR, s’asseyant et remerciant.

Ah ! madame...

À part.

C’est la place d’Edmond...

Haut.

Madame, voulez-vous me permettre une question ?

ERNESTINE.

Laquelle ?...

ROQUEFAVOUR.

Aimez-vous beaucoup M. votre mari...

ERNESTINE.

Par exemple ? vous êtes curieux...

ROQUEFAVOUR.

Si je vous le demande, c’est que cela m’intéresse.

ERNESTINE, changeant la conversation.

J’ai cassé ma laine... ayez l’obligeance de me donner un écheveau... là, sur ma table à ouvrage...

ROQUEFAVOUR, se levant et allant prendre la laine sur le meuble du fond, à gauche.

Tout de suite, madame...

DEFONTENAGE, entrouvrant la porte et passant la tête, bas.

C’est encore moi, j’ai besoin d’un papier.

ROQUEFAVOUR, allant vivement à lui.

Tout à l’heure... ma tante est encore là !...

DEFONTENAGE.

Pardon... pardon...

À part.

Je voudrais bien la voir, sa tante...

Il disparaît.

ROQUEFAVOUR, à part.

Il est indiscret !

ERNESTINE.

Eh bien ! trouvez-vous ?

ROQUEFAVOUR, s’approchant d’Ernestine avec l’écheveau de laine.

Madame, voici votre laine...

La passant dans ses mains.

Et voilà le dévidoir.

ERNESTINE.

Comment ! vous !...

ROQUEFAVOUR.

Dévidoir perfectionné... se pliant, s’agenouillant.

Il se met à genoux.

Et faisant au besoin la conversation des dames...

DEFONTENAGE, paraissant par la porte de gauche.

J’ai fait le tour par ce cabinet... Je suis curieux de voir sa tante... Si elle voulait payer pour lui...

Frappant.

Peut-on entrer ?

 

 

Scène XIV

 

ERNESTINE, ROQUEFAVOUR, DEFONTENAGE

 

DEFONTENAGE, apercevant Ernestine.

Mais il est avec ma femme.

ERNESTINE, se levant.

Mon mari...

ROQUEFAVOUR.

Lui !...

Il reste à genoux, son écheveau dans la main.

DEFONTENAGE, à Roquefavour.

Que faites-vous là ?...

ROQUEFAVOUR.

Nous dévidons !...

ERNESTINE.

Nous dévidons !...

ROQUEFAVOUR.

Madame n’avait plus de laine...

ERNESTINE.

Et Monsieur avait la complaisance de me tenir mon écheveau... quand vous êtes entré brusquement...

ROQUEFAVOUR, se levant et passant.

C’est vrai... on sonne... Avez-vous vu Dardonneau ?

DEFONTENAGE.

Oui... il m’a examiné... et il m’a dit : Grave... très grave !...

ROQUEFAVOUR.

Et il vous a ordonné les eaux...

DEFONTENAGE.

Non ; il doit m’envoyer sa consultation écrite...

Soupçonneux.

Mais je vous croyais avec madame votre tante...

ROQUEFAVOUR.

Elle vient de partir... Demandez à Madame...

Il remonte au fond et pose sa laine sur le meuble.

ERNESTINE.

À l’instant... elle nous quitte...

DEFONTENAGE, bas à sa femme.

Tu l’as vue !... est-ce une femme qui a l’air à son aise ?...

ERNESTINE, de même.

Je ne sais pas... c’est une grande maigre, avec un châle français...

ROQUEFAVOUR, remontant en scène, même position.

Je lui ai conseillé de ne pas courir après son omnibus... mais de prendre une voiture... parce qu’elle est un peu corpulente, ma tante.

DEFONTENAGE, étonné.

Ah !...

ERNESTINE, à part.

Oh !...

ROQUEFAVOUR, gaiement.

Oui, c’est une petite boulotte.

DEFONTENAGE, à part.

Maigre... et boulotte !... Louche... très louche !...

ROQUEFAVOUR.

Elle habite la province...

DEFONTENAGE.

Vous alliez sans doute chez elle lorsque je vous ai rencontré à Paimbœuf...

ROQUEFAVOUR.

À Paimbœuf ! je n’y suis jamais allé...

DEFONTENAGE.

Hein ?...

ERNESTINE, à part.

Le maladroit !

DEFONTENAGE.

Mais alors... vous n’avez pas repêché ma femme !

ERNESTINE, toussant.

Hum ! hum !...

ROQUEFAVOUR.

Comment...

Comprenant.

Si... si... je me rappelle parfaitement, à Paimbœuf...

DEFONTENAGE.

Vous venez de dire que vous n’y étiez jamais allé...

ROQUEFAVOUR.

Je n’y suis jamais allé... sans penser à cet événement !... Quel événement !... Vous me la devez...

DEFONTENAGE.

Oui...

À part. Soupçonneux.

Louche... très louche !...

 

 

Scène XV

 

ERNESTINE, ROQUEFAVOUR, DEFONTENAGE, JOSEPH, puis JULIE

 

JOSEPH, entrant avec une lettre.

De la part du docteur Dardonneau...

DEFONTENAGE.

Ah ! ma consultation...

Lisant.

« Névrose héréditaire et persistante. Six semaines de séjour aux eaux d’Aix. »

ROQUEFAVOUR, à part.

À la bonne heure, je reconnais mon Dardonneau.

DEFONTENAGE.

Comment !... il faut que j’aille aux eaux d’Aix... Allons donc !...

ERNESTINE.

Dame !... mon ami, s’il s’agit de ta santé...

DEFONTENAGE.

Je me porte comme le dôme des Invalides !...

ROQUEFAVOUR.

Ne plaisantez pas... J’ai connu un homme de votre âge, affecté comme vous d’une névrose héréditaire au coude...

DEFONTENAGE.

Eh bien ?...

ROQUEFAVOUR.

Eh bien !... il en est devenu hydropique.

DEFONTENAGE.

Ah ! mon Dieu !...

ROQUEFAVOUR, appelant.

Joseph ! Julie !... il n’y a pas de temps à perdre !...

Julie paraît.

Les malles de Monsieur... Monsieur part...

DEFONTENAGE.

Mais... cependant...

ROQUEFAVOUR.

Hydropique !... Mais soyez tranquille, nous aurons soin de la maison... nous vous écrirons tous les jours.

ERNESTINE.

Tous les jours !

DEFONTENAGE.

Comment, nous !... Mais j’emmène ma femme !

ROQUEFAVOUR.

Ah ! diable !...

DEFONTENAGE, passant à Ernestine.

N’est-ce pas, ma bonne amie ?...

ERNESTINE.

Dame ! si ça vous fait plaisir...

DEFONTENAGE, à part.

C’est très fort, ce que je fais là !...

Haut à Roquefavour.

Vous resterez avec Joseph... Vous surveillerez la domesticité... Je vous recommande les meubles... Vous battrez les fauteuils et vous tuerez les papillons...

Pendant ce monologue, Ernestine est remontée.

ROQUEFAVOUR, à part.

Sapristi !... ça ne fait plus mon compte.

Se frottant le coude tout à coup et poussant un cri.

Aïe !...

DEFONTENAGE et ERNESTINE.

Qu’avez-vous donc ?...

ROQUEFAVOUR.

C’est votre douleur... névrose héréditaire... Ça se gagne !

DEFONTENAGE.

Comment ?

ROQUEFAVOUR.

Allons ! il faut que j’aille aussi aux eaux d’Aix... Nous partirons ensemble...

DEFONTENAGE.

Comment !... Ah ! çà, vous avez donc de l’argent ?...

ROQUEFAVOUR.

Non... mais puisque nous sommes en compte...

DEFONTENAGE.

Ah ! permettez !...

ROQUEFAVOUR.

Vous avez votre gage...

DEFONTENAGE, gagnant la gauche.

C’est juste...

À part.

Si je le laisse à Paris, il est capable de vendre les meubles ; je lui prends un billet jusqu’à Maçon... et une fois là, je le lâche !...

ROQUEFAVOUR, à part.

Il me reste quatre cents francs... et ma montre...

JOSEPH, à Ernestine.

Madame, emmène-t-elle... Edmond ?...

ERNESTINE, regardant Roquefavour.

Oh ! non ! il est trop mal élevé...

Joseph et Julie sont entrés avec divers effets, paletot, manteaux, malle, sac de nuit, etc.

CHŒUR.

Air : finale de La Corneille.

Ne balançons pas,
Nous devons, c’est sage,
Nous mettre en voyage ;
La santé nous attend là-bas.

LES DEUX DOMESTIQUES.

Ne retardons pas,
Vous devez, c’est sage,
Vous mettre en voyage,
La santé vous attend là-bas.

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