Un pied dans le crime (Eugène LABICHE - Adolphe CHOLER)

Comédie-Vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 21 août 1866.

 

Personnages

 

GATINAIS

GAUDIBAND

EDGARD VERMILLON

POTEU

GEINDARD

MAÎTRE BAVAY, avocat

MADAME GATINAIS

LUCETTE

JULIE

MARGUERITE

UNE DAME DE COMPTOIR

UN GARÇON DE CAFÉ

 

La scène se passe, au premier acte, à Antony, près Paris, chez Gaudiband. Deuxième et troisième actes, à Paris.

 

 

ACTE I

 

Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales. Porte au fond.

 

 

Scène première

 

POTEU, seul, sortant de la chambre de droite avec un saloir de cuisine à la main

 

M. Gaudiband prend son bain de pieds. Je lui ai mis quatre poignées de sel.

Il pose son saloir sur le buffet à gauche.

Il a toujours le sang à la tête... mais aussi il n’est pas raisonnable pour un vieux : toute la journée il pense au beau sexe !... Dès qu’il voit une femme, crac !... il lui pince le coude... histoire de badiner... ça ne va jamais plus loin, à ce que disent les dames d’Antony. C’est égal, il a dû être très gaillard dans son temps... témoin ce petit M. Edgard Vermillon qu’il appelle son filleul. À mon avis, il doit lui être plus que ça... Quand un homme riche a un filleul, il en fait un ébéniste ou un emballeur... mais pas un avocat !

Apercevant Edgard au fond.

Justement le voici.

 

 

Scène II

 

POTEU, EDGARD, habit noir, cravate blanche, une serviette d’avocat sous le bras

 

EDGARD, vivement, venant du fond.

Bonjour, Poteu. Où est mon parrain ?

POTEU.

Monsieur ?... Il trempe.

EDGARD.

J’apporte du nouveau. Tu ne sais pas ce qu’on vient de me remettre chez le concierge ?

POTEU.

Non.

EDGARD.

Un papier timbré, un acte extra-judiciaire pour parrain.

POTEU.

Ah ! je sais de qui... c’est du voisin, M. de Blancafort !

EDGARD.

Ah ! il croit nous faire peur ; nous allons voir.

POTEU.

Qu’est-ce qu’il nous veut encore, ce vieux noble ?

EDGARD.

Enfin ! voilà la guerre déclarée ; il va pleuvoir des sommations, des significations, des assignations...

POTEU.

Mais, pourquoi ?

EDGARD.

Mon ami, entre voisins, à la campagne, ça finit toujours par là.

POTEU.

Ils étaient si amis autrefois ! ils avaient fait ouvrir une porte de communication dans le mur qui sépare les deux jardins... les domestiques en profitaient...

EDGARD.

Maintenant elle est murée.

POTEU.

Ils échangeaient des primeurs... des melons... et les domestiques en profitaient.

EDGARD.

Maintenant ils échangent par-dessus le mur des trognons de chou et des assiettes cassées. Il paraît qu’ils ont des griefs.

POTEU.

Des bêtises ! M. de Blancafort se plaint du chat de M. Gaudiband, qui vagabonde la nuit et se livre à une musique surexcitante... Il nous a priés de le tenir à l’attache.

EDGARD.

À quoi parrain a répondu une lettre très sèche... « Monsieur, commencez par museler vos pigeons, qui viennent s’ébattre dans mon potager et picorer mes petits pois... »

POTEU.

Les Blancafort se plaignent encore des statues de Monsieur.

EDGARD.

Ce sont des reproductions de l’antique.

POTEU.

Le jardin en est plein... Madame de Blancafort dit que ça lui fait l’effet comme si qu’elle aurait sous ses fenêtres une école de natation.

EDGARD.

Chacun cultive son jardin comme il l’entend ! Il convient bien à M. de Blancafort de se plaindre, lui qui a un noisetier qui déborde sur le mur mitoyen d’une façon scandaleuse !

POTEU.

C’est le mot.

EDGARD.

Nous lui dirons deux mots, à son noisetier...

POTEU.

Et à ses noisettes.

 

 

Scène III

 

POTEU, EDGARD, GAUDIBAND

 

GAUDIBAND, sortant de la porte de droite, deuxième plan ; à lui-même.

Ces bains de pieds me font un bien incroyable... Ah ! bonjour, Edgard !

EDGARD, l’embrassant.

Parrain...

POTEU, à part.

Ça un filleul ? allons donc !...

GAUDIBAND.

Quoi de nouveau, Poteu ?

POTEU.

On a encore volé votre chasselas cette nuit.

GAUDIBAND, à Edgard.

Il y a un gredin qui, toutes les nuits, passe par-dessus le mur et cueille mon raisin à mesure qu’il mûrit !

EDGARD.

Il faut le guetter.

GAUDIBAND.

Quand on le guette, il ne vient pas... et, dès qu’on ne le guette pas, il vient.

EDGARD.

Alors il faut procéder à une enquête.

GAUDIBAND.

Comment ça ?

EDGARD.

Je m’en charge !

À Poteu.

Tu vas prendre deux arrosoirs, tu mouilleras fortement le pied des vignes, afin que la terre soit bien détrempée... et, quand le voleur viendra, nous aurons l’empreinte exacte de ses pas... nous compterons jusqu’aux clous de ses souliers.

GAUDIBAND.

Tiens ! c’est très malin.

EDGARD.

C’est un garde champêtre qui m’a appris ça.

GAUDIBAND, à Poteu.

Tu entends ?... Va mouiller le pied des vignes.

POTEU.

Oui, monsieur.

À part.

Il est éreintant, son moyen !

Il sort par le fond.

EDGARD.

Soyez tranquille ; nous pincerons votre voleur.

GAUDIBAND.

Si ça pouvait être Blancafort ! je le ferais asseoir au banc de l’infamie.

EDGARD.

Oh ! ce n’est pas probable !... Ce matin, il vous a envoyé quelque chose.

GAUDIBAND.

Un trognon de chou. Je disais aussi : « Voilà bientôt douze heures que je n’ai rien reçu de lui... »

EDGARD.

Un papier timbré.

GAUDIBAND.

Un papier timbré, à moi !... le misérable !... le...

Se calmant.

Non, je ne veux pas me mettre en colère, ça me fait monter le sang à la tête... et je passe ma vie à tremper mes pieds dans l’eau... Qu’est-ce qu’il chante, son papier timbré ?

EDGARD.

Le voici :

Lisant.

« Ce 13 septembre 1865, M. Ajax-Rutile de Blancafort fait sommation au sieur Gaudiband... »

GAUDIBAND.

Il m’appelle le sieur Gaudiband !

Se calmant.

Non, je ne veux pas me mettre en colère.

EDGARD, lisant.

« Primo... D’avoir à contenir son chat, qui se livre la nuit à des courses folles et malséantes... »

GAUDIBAND.

Mon chat est libre... depuis la prise de la Bastille ! Vieux noble !

EDGARD, lisant.

« Secundo... D’avoir à draper ses statues, qui peuvent offenser les regards des dames qui se reposent dans le kiosque dudit M. Ajax-Rutile de Blancafort. »

GAUDIBAND.

Qu’elles ne regardent pas !

EDGARD, lisant.

« Faute de quoi, il poursuivra le sieur Gaudiband par tous les moyens de droit... »

GAUDIBAND.

Toujours le sieur Gaudiband !

EDGARD.

« Coût : six francs soixante-quinze centimes. »

GAUDIBAND.

Eh bien, veux-tu que je te dise ce que je pense de Blancafort ?... C’est un polisson de la vieille roche !

EDGARD, allant à la table de gauche.

Il faut lui répondre de la même encre et sur papier timbré... Coût : six francs soixante-quinze centimes.

GAUDIBAND.

Oui !... Il n’y en a pas de plus cher ?

EDGARD.

Non... Attendez, nous allons rédiger un modèle de sommation.

GAUDIBAND.

Salée !...

EDGARD.

Que nous lui ferons porter par le même huissier...

GAUDIBAND.

C’est ça ! Écris.

Dictant.

« Moi, Jean-Paul-Émile-Ernest-Stanislas-Edgard Gaudiband. »

EDGARD.

« Band ! »

GAUDIBAND.

« Propriétaire, à Antony..., d’une maison qui ne doit rien à personne... »

EDGARD.

« Sonne ! »

GAUDIBAND.

« Fais sommation au sieur Blancafort... » souligne sieur... « d’avoir... d’avoir... »

S’interrompant.

Qu’est-ce que nous allons lui demander ?

EDGARD.

Laissez-moi faire, ça me connaît !

Écrivant.

« Primo... D’avoir à contenir ses pigeons, qui viennent, sans mon autorisation, s’ébattre sur ma pelouse... »

GAUDIBAND, dictant.

« Et s’y livrent à des voltiges folles et malséantes... »

EDGARD, écrivant.

« Faute de quoi, M. Gaudiband... »

GAUDIBAND.

« Jean-Paul-Émile... »

EDGARD, écrivant.

« Se fera justice par tous les moyens de droit que lui donne la loi du 3 prairial an V... »

GAUDIBAND.

« 3 prairial an V... » ! Ah ! Edgard, je ne regrette pas l’argent que m’ont coûté tes examens !

EDGARD.

Ce n’est pas fini.

Écrivant.

« Secundo. Fais, en outre, sommation audit sieur Blancafort... »

GAUDIBAND.

Souligne sieur !

EDGARD, écrivant.

« D’avoir à élaguer son noisetier, qui déborde... »

GAUDIBAND, dictant.

« D’une façon cavalière et impertinente... »

EDGARD, écrivant.

« Sur le mur mitoyen... Faute de quoi, il procédera lui-même, hic et nunc... »

GAUDIBAND.

Du latin !... il n’en a pas mis, lui ! C’est un âne !

EDGARD, écrivant.

« Hic et nunc, à l’élagage dudit... »

GAUDIBAND.

« Sieur de Blancafort... »

EDGARD.

Non... « Dudit noisetier ! conformément aux dispositions de la loi du 9 ventôse an VII... »

GAUDIBAND.

Bravo ! j’ose dire que c’est tapé !

EDGARD, se levant.

Je cours porter cela chez l’huissier.

GAUDIBAND.

Et reviens vite. J’attends aujourd’hui la famille Gatinais, père, mère et fille.

EDGARD, descendant la scène.

Mademoiselle Julie, dont vous m’avez parlé !

GAUDIBAND, au milieu de la scène.

Voyons, franchement, l’aimes-tu ?

EDGARD.

Mais je ne l’ai jamais vue.

GAUDIBAND.

Je vais te la dépeindre. Son père est un ancien marchand de fil de fer galvanisé... la mère est une femme ravissante, qu’on ne peut regarder sans être profondément troublé... elle n’a que six ans de plus que sa fille.

EDGARD.

Comment, six ans ?... C’est une créole ?

GAUDIBAND.

Non, elle est de Bougival... Gatinais a eu sa fille d’un premier mariage...

EDGARD.

Et comment est-elle ?

GAUDIBAND.

Mais c’est une demoiselle... très bien... qui joue du piano... Le père racle du violon... L’autre jour, il m’a un peu embarrassé... il m’a demandé ce que tu faisais.

EDGARD.

Je suis avocat.

GAUDIBAND.

Oui, mais tu ne plaides jamais.

EDGARD.

J’ai d’autres visées... plus hautes... J’ai l’espoir d’être nommé un jour secrétaire du secrétaire du parquet.

GAUDIBAND.

Tu le connais ?

EDGARD.

Non... c’est-à-dire... je l’ai rencontré dans le monde... J’ai même eu dernièrement l’honneur de faire son whist... Alors, quand il se commet un petit crime, un petit délit... je me permets de lui envoyer des notes, dont il ne se sert pas toujours... mais cela me pose... cela m’affirme...

GAUDIBAND.

Quel drôle d’état ! Je n’ai jamais songé à m’affirmer.

EDGARD.

Que voulez-vous !... c’est ma vocation... j’aime à conclure ; j’adore faire une enquête, traquer le vice et défendre la société.

GAUDIBAND.

Cher enfant !

Il l’embrasse avec émotion.

Va... va vite chez l’huissier.

EDGARD.

J’y cours !

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

GAUDIBAND, puis POTEU

 

GAUDIBAND, seul.

C’est plus fort que moi... Chaque fois que je l’embrasse, je sens une larme.

POTEU, entrant.

Voilà encore les pigeons dans le jardin !

GAUDIBAND.

C’est trop fort !... malgré ma sommation ! Il est vrai qu’il ne l’a pas encore reçue... N’importe ! Charge le fusil et tire dessus... Je suis dans mon droit... 3 prairial an V !

POTEU, chargeant le fusil.

Je leur mets du plomb à lièvre.

GAUDIBAND.

Et, dès que tu les auras massacrés... tu prendras une serpe et tu iras couper le noisetier... 9 ventôse an VII.

POTEU.

Je viens de le gauler, son noisetier... J’attendais que les noisettes soient mûres... Les voilà !... En voulez-vous ?

Il en donne une à Gaudiband et pose les autres sur le buffet, à côté du saloir.

GAUDIBAND, examinant la noisette.

Les voilà donc, ces fameuses noisettes dont il était si fier... Il n’y a que lui qui en possède l’espèce à Antony... Il appelle ça la grosse aveline de Bourgogne à pellicule rouge... Il m’avait toujours promis de m’en donner... Eh bien, j’en ai maintenant ! et je les planterai chez moi... à sa barbe !

Il va la poser sur le buffet et trouve un journal avec sa bande.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

Lisant la bande.

« M. de Blancafort, propriétaire à Antony. »

POTEU.

Son journal ! le facteur s’est encore trompé !...

GAUDIBAND.

Je ne veux rien à lui. Tu le lui reporteras... avec des pincettes.

POTEU.

Oui, monsieur.

Regardant dans le jardin.

Les pigeons roucoulent sur la pelouse. Je vais leur envoyer des petits pois... Prrr !... Les voilà qui s’envolent !... Faut que quelqu’un leur ait fait peur.

 

 

Scène V

 

GAUDIBAND, POTEU, LUCETTE

 

GAUDIBAND.

C’est Lucette, qui apporte le lait.

LUCETTE, entrant par la porte de droite, troisième plan, avec deux boîtes au lait.

Bonjour, la compagnie... Vous en faut-il aujourd’hui ?

POTEU, posant son fusil au râtelier, à gauche, et redescendant la scène à droite.

Que le diable l’emporte !

GAUDIBAND.

Non, il ne nous faut rien.

À part.

Elle est gentille, cette petite paysanne !

Lucette va pour s’en aller, Gaudiband la rappelle. Haut.

C’est donc toi qui portes le lait ce matin ?

LUCETTE.

Oui ; ma sœur est dans le chagrin.

POTEU.

Est-ce qu’elle aurait perdu quelque chose ?

LUCETTE.

Je ne sais pas... Il y a eu du grabuge à la maison.

GAUDIBAND.

Vraiment ? Conte-nous donc ça !

À part.

Elle a un coude adorable !

LUCETTE.

Faut dire que ma sœur est montée dans le grenier... par l’échelle.

GAUDIBAND.

Ah ! je n’aurais pas craint d’être le premier échelon... celui du bas.

POTEU.

Moi non plus.

Ils se mettent à rire.

LUCETTE.

Quoi que vous avez ?

GAUDIBAND.

Rien.

LUCETTE.

Elle voulait dénicher des œufs dans le foin... Alors Budor... qui la fait toujours danser, est monté aussi par l’échelle pour l’aider à chercher...

POTEU.

Il n’est pas bête, Budor...

GAUDIBAND.

Il est surtout très obligeant...

Ils se mettent à rire.

LUCETTE.

Eh ben, quoi que vous avez ?

GAUDIBAND.

Rien.

LUCETTE, à part.

Sont-y serins !

Haut.

Alors, voilà papa qui entend du bruit ; il monte aussi à l’échelle...

POTEU.

Aïe ! mauvaise affaire !

LUCETTE.

Il trouve Budor, y prend une gaule et y tape dessus !

GAUDIBAND, à part.

Elle raconte bien...

LUCETTE.

Alors, voilà maman qui entend du bruit ; elle monte aussi à l’échelle...

GAUDIBAND, à part.

Toute la famille y passera.

LUCETTE.

Elle trouve papa qui rinçait Budor, et Budor qui criait : « Puisque je vous demande sa main !... puisque je vous demande sa main ! »

GAUDIBAND.

Eh bien ?

LUCETTE.

Eh bien, papa lui a donné son pied... C’est pas aimable, car enfin c’était poli de la part de Budor d’aller aider Catherine...

GAUDIBAND.

Ah ! oui, c’était poli !... Moi aussi, je suis très poli.

Il lui pince le coude.

LUCETTE.

Prenez donc garde !

POTEU, à part.

De voir le bourgeois, ça m’excite !

Haut.

Moi aussi, je suis très poli, et, si vous me disiez : « Poteu, il y a des œufs dans le grenier », je monterais à l’échelle.

Il lui pince le coude.

LUCETTE.

Finissez donc ! vous allez me faire renverser mon lait !

GAUDIBAND.

On te le payera, ton lait !

POTEU.

Parbleu ! le patron te le payera, ton lait !

LUCETTE.

À quoi que ça vous sert de pincer le monde comme ça ?

GAUDIBAND.

Tiens ! ça fait plaisir.

POTEU, langoureux.

Ça rend mélancolique !...

LUCETTE, à Poteu.

Pourquoi que vous roulez des yeux de grenouille ?

POTEU, à part.

Oh ! elle est bête !

GAUDIBAND, à part.

C’est une grue... la grue de l’innocence.

LUCETTE.

Ah çà ! je perds mon temps... Vous ne voulez pas de lait ?... je vais le porter chez M. de Blancafort, votre voisin...

Elle remonte au fond.

GAUDIBAND.

Tu crois qu’il en a besoin !

LUCETTE, se retournant.

Sûrement... Il a du monde à dîner, des officiers du fort de Montrouge...

GAUDIBAND.

Très bien !... Je prends les deux boîtes.

LUCETTE.

Comment ?

GAUDIBAND, prenant les boîtes.

C’est convenu avec lui... Tu lui diras : « Il n’y a plus de lait, M. Gaudiband a pris le vôtre... » Ça lui fera plaisir.

LUCETTE.

Je vais lui dire tout de suite !... Bonsoir, la compagnie.

Elle sort par la droite, troisième plan.

 

 

Scène VI

 

GAUDIBAND, POTEU, puis MADAME GATINAIS et JULIE

 

GAUDIBAND.

Elle est bête, mais elle a un coude charmant !

Entrée de madame Gatinais et de Julie. Elles portent de grands cartons à la main.

MADAME GATINAIS.

Mais viens donc, Julie !

JULIE, entrant.

Me voici, maman !

GAUDIBAND, à part.

Madame Gatinais et sa fille.

Saluant.

Mesdames, voulez-vous me permettre ?... À la campagne, on s’embrasse !

MADAME GATINAIS.

Volontiers !

GAUDIBAND, l’embrassant et à part.

C’est du velours !

À Julie.

Mademoiselle...

Il l’embrasse. À part.

C’est du satin !

POTEU, à part.

Est-il maraudeur, le bourgeois !

GAUDIBAND.

Mais où est donc Gatinais ?

MADAME GATINAIS.

Mon mari est resté à la gare, il attend nos bagages, qu’on ne trouve pas.

JULIE.

Papa est très en colère.

GAUDIBAND.

On les retrouvera... rien ne se perd dans les chemins de fer.

MADAME GATINAIS.

Il fait un vent dehors !... Nous vous demanderons la permission de réparer un peu le désordre de nos coiffures.

GAUDIBAND.

Comment donc ?... mais toute ma maison est à vous... Poteu, conduis ces dames dans la chambre orange.

Ils sortent par la gauche, deuxième plan.

 

 

Scène VII

 

GAUDIBAND, puis GATINAIS

 

GAUDIBAND, seul.

Quand je songe que cette femme aurait pu être ma compagne... Je l’ai demandée en mariage, il y a cinq ans, en même temps que Gatinais ; mais le papa a su que j’avais des maîtresses, et j’ai été refusé... C’est étonnant, l’influence magnétique que ses yeux exercent sur moi !... ils me feraient passer par un trou d’aiguille... C’est une manière de parler... parce que... enfin, elle me dirait : « Montez en haut de la colonne », j’y monterais... « Jetez-vous en bas... » je m’y... Non !... je ne m’y jetterais pas... mais je réfléchirais.

GATINAIS, entre courroucé ; il pose son chapeau sur la table de droite.

Eh bien, il est gentil, ton chemin de fer !

GAUDIBAND.

Quoi donc ?

GATINAIS.

On a perdu mes bagages ! Oh ! les chemins de fer ! le monopole ! le hideux monopole ! Veux-tu que je te dise ? j’en ai assez de tes chemins de fer ! Je regrette les diligences ! oui, les diligences !

GAUDIBAND.

Voyons ! calme-toi.

GATINAIS.

J’arrive à la gare de Paris avec ma femme, ma fille, une bombe glacée et une timbale milanaise... de chez madame Bontoux... sur un réchaud... dans une caisse... quelque chose d’exquis... une surprise que je voulais te faire.

GAUDIBAND, le remerciant.

Ah ! mon ami !

GATINAIS.

Ne me remercie pas ! Quand je dîne à la campagne, j’apporte toujours quelque chose ; comme ça, on n’a d’obligations à personne.

GAUDIBAND.

Mais...

GATINAIS.

Tout à coup un petit homme à moustaches, avec une cigarette, me crie : « Eh ! vous, là-bas ! faites donc enregistrer vos bagages ! – J’y vais, monsieur ; mais vous pourriez me le dire plus poliment. » Deux hommes en casquette... avec des moustaches, s’emparent de mes colis... jettent ma malle à l’envers et campent la bombe glacée sur le réchaud de la timbale milanaise... « Pas sur le réchaud, leur dis-je, ça va fondre ! – Est-ce que ça nous regarde ? » me répondent ces gens. « Très bien ! mais vous pourriez me le dire plus poliment. »

GAUDIBAND.

Tu les as remis à leur place.

GATINAIS.

Net ! Je m’approche d’une espèce de petite cage grillée dans laquelle il y avait un homme en casquette... avec des moustaches... Ils ont tous des moustaches dans ces boutiques-là !... Il me donne un bulletin numéro 4, et il me demande deux sous !... Comprends-tu ? Trois places... j’avais droit à quatre-vingt-dix kilos de bagages, je n’en avais que trente-trois, et il me demande deux sous... Des carottes... toujours des carottes !... Enfin, nous partons ! Arrivé à Antony, je présente mon bulletin numéro 4, et je réclame mes bagages... Sais-tu ce qu’on me descend ?...

GAUDIBAND.

Non.

GATINAIS.

Un veau !... vivant... qui faisait : « Beuh !... » et me léchait les doigts !... « Qu’est-ce que c’est que ça ?... ce n’est pas à moi ! – C’est vous qui avez le numéro 4 ?... – Oui. – Eh bien, v’là votre affaire !... » Ils s’étaient trompés, ils avaient collé le 4 sur le veau !... Fust ! fust !... le train repart !... « Arrêtez !... arrêtez ! » Je crie, je tempête... Alors un employé... toujours en moustaches... s’approche et me dit : « Monsieur désire quelque chose ? – Je désire ma bombe et ma timbale milanaise, sacrebleu ! – Oh ! pas de bruit, monsieur... Si vous croyez intimider la compagnie... – Moi ? je n’y songe pas... je demande mes bagages... – C’est bien, on va faire jouer le télégraphe ; c’est une complaisance, car aucun règlement ne nous y oblige... et le prochain train vous rapportera vos effets... ça ne vous coûtera rien de plus. »

GAUDIBAND.

Il ne manquerait plus que ça !

GATINAIS.

Et il me tourne le dos en disant : « Pierre, rentrez le veau au magasin, puisque Monsieur n’en veut pas... » Et les voilà, tes chemins de fer !... Mais patience !... on en reviendra !

GAUDIBAND.

Les tribunaux ne sont pas assez sévères.

GATINAIS.

On devrait déférer ces affaires-là devant la cour d’assises, au jury !

GAUDIBAND.

Oh ! le jury !... il est bien indulgent... j’en ai été le mois dernier.

GATINAIS, aigrement.

Ah ! tu as fait partie du jury, toi ? mon compliment. Quant à moi, on ne m’a jamais fait l’honneur de me choisir... Il paraît que je n’inspire pas assez de confiance.

GAUDIBAND.

Oh ! c’est le hasard qui décide.

GATINAIS.

Après ça, je ne le regrette pas... c’est une charge, une corvée...

GAUDIBAND.

Ça dérange les heures des repas.

GATINAIS.

Néanmoins, j’ai réclamé.

GAUDIBAND.

Comment ?

GATINAIS.

C’était un devoir !... et je suis de ceux qui ne reculent jamais devant un devoir... Ah çà ! ma femme et ma fille sont arrivées ?

Il remonte.

GAUDIBAND.

Oui.

GATINAIS.

Et ont-elles vu le jeune homme ?

GAUDIBAND.

Pas encore... Il est chez l’huissier... Figure-toi que j’ai pour voisin un animal...

 

 

Scène VIII

 

GAUDIBAND, GATINAIS, POTEU, entrant effaré par le fond

 

POTEU.

Monsieur... vous ne savez pas ce que vient de faire le Blancafort ?

GAUDIBAND.

Non.

À Gatinais.

Mon voisin...

GATINAIS.

L’animal ?

POTEU.

Il vient de planter dans son jardin, tout près de votre mur, une grande perche avec cet écriteau : « Haine aux débauchés et aux voleurs de lait ! »

GAUDIBAND, furieux.

Comment, il a osé... ce polisson !... ce vieil émigré !... ce...

À Poteu.

Prépare-moi un bain de pieds !

GATINAIS.

Que veut dire cet écriteau ?

GAUDIBAND.

Plus tard... je te conterai ça !

GATINAIS.

Le train ne peut tarder...

À Poteu.

Mon ami, tu vas courir à la gare... Voici mon bulletin, numéro 4, et tu réclameras les bagages de madame Gatinais...

POTEU.

Y en a-t-il lourd ?

GATINAIS.

Trois colis... une malle... une bombe glacée et une timbale...

POTEU.

Je prendrai la brouette.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

GAUDIBAND, GATINAIS

 

GAUDIBAND, qui s’est assis.

Oui, je sens que j’ai besoin d’un bain de pieds.

GATINAIS.

Tu es tout rouge.

GAUDIBAND.

Mon ami, il faut que je tue cet homme-là.

GATINAIS.

Qui ça ?

GAUDIBAND.

Mon voisin... le sieur Blancafort...

GATINAIS.

Mais il me semble que vous étiez très amis autrefois...

GAUDIBAND.

Amis ?... ça en avait l’air, mais nous nous trompions... Maintenant nous sommes dans le vrai... Quand nous nous apercevons, nous poussons des rugissements comme deux lions altérés de carnage.

GATINAIS.

Mais pourquoi ? Il doit y avoir une cause.

GAUDIBAND.

Ça a commencé chez lui... Je venais d’y dîner, très bien... car il n’y a rien à dire contre sa cuisine.

GATINAIS.

Alors ça peut s’arranger ?

GAUDIBAND.

Oh ! non ! Nous étions au salon, nous faisions le whist à dix centimes. Il y avait du monde... Sa femme me conseillait... une femme charmante... Il n’y a rien à dire non plus contre sa femme... un coude délicieux !... Elle est un peu mûre, mais elle rachète ça par de si puissants attraits...

GATINAIS, riant.

Tais-toi !

GAUDIBAND.

Pour me conseiller, elle se penchait sur mon fauteuil... en souriant, et dame !... moi, quand une femme sourit, je ne sais pas résister... Je me hasardai à lui prendre le coude...

GATINAIS.

Ah ! voilà !... ta manie !...

GAUDIBAND.

Son mari nous regardait probablement... car, au lieu de continuer son sourire, elle me lance un soufflet...

GATINAIS.

Au milieu du salon ?

GAUDIBAND.

Non, au milieu de la joue... Scandale, tumulte, rupture !... et, depuis ce temps, nous ne nous saluons plus !

GATINAIS.

C’est ta faute... Avec ta rage de prendre le coude... À quoi cela te sert-il, à ton âge ?

GAUDIBAND.

Dame !... Mais...

GATINAIS.

Allons donc ! c’est bon à dire à ceux qui ne te connaissent pas !

 

 

Scène X

 

GAUDIBAND, GATINAIS, MADAME GATINAIS, puis JULIE

 

MADAME GATINAIS, entrant scandalisée.

On n’a jamais rien vu de pareil !

GATINAIS et GAUDIBAND.

Quoi donc ?

MADAME GATINAIS.

J’ai voulu faire un tour de jardin avec Julie... C’est plein de statues...

Baissant les yeux.

embarrassantes pour les yeux.

GAUDIBAND.

L’art antique.

MADAME GATINAIS.

Julie m’a priée de lui expliquer ce grand cygne...

GAUDIBAND.

C’est Jupiter et Léda.

GATINAIS, à part.

Bigre !

MADAME GATINAIS.

Et j’ai été obligé de la faire rentrer.

GATINAIS.

Tu as bien fait.

MADAME GATINAIS.

Oui, mais c’est ennuyeux de venir à la campagne pour se promener en chambre.

JULIE, entrant vivement.

Maman, maman ! on vient de jeter une grosse pierre par-dessus le mur du jardin.

GATINAIS, la prenant.

Une pierre... avec un papier...

MADAME GATINAIS, à Julie.

Comment, mademoiselle, vous êtes donc retournée dans le jardin ?

JULIE, confuse.

Oui, maman... parce que... j’avais oublié mon ombrelle.

GATINAIS, lisant le papier.

« Monsieur, j’ai reçu votre sommation... »

GAUDIBAND.

C’est de Blancafort.

GATINAIS, lisant.

« Épargnez-moi la peine de vous dire ce que j’en ai fait... mais, si vous n’êtes point un lâche, envoyez-moi vos témoins... »

MADAME GATINAIS.

Une provocation ?

GATINAIS.

Un duel ?

JULIE.

Oh ! mon Dieu !

GAUDIBAND.

Eh bien, ça me va, nom d’un petit bonhomme !

GATINAIS, aux dames.

Laissez-nous ! ceci est une affaire qui regarde les hommes... Allez faire un tour dans le jardin...

Se reprenant.

non, dans votre chambre.

Madame Gatinais et Julie entrent à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène XI

 

GATINAIS, GAUDIBAND

 

GATINAIS.

À nous deux maintenant... Je n’ai pas besoin de te dire que tu peux compter sur moi, comme témoin.

GAUDIBAND.

Toi ?... Je te remercie... c’est que...

GATINAIS.

Quoi ?

GAUDIBAND.

Je ne sais comment te dire ça... J’ai peur que tu ne sois pas assez... ferme... que tu manques d’énergie...

GATINAIS.

Moi ?

GAUDIBAND.

Tu sais... un papa... marié...

GATINAIS.

On voit bien que tu ne me connais pas ; j’ai essuyé d’autres tempêtes. Tel que tu me vois, il y a une page dans ma vie... une page énorme !

GAUDIBAND.

Quelle page ?

GATINAIS.

Gaudiband, l’homme qui est devant toi a tenu tête aux orages populaires et a su braver les clameurs d’une populace en délire.

GAUDIBAND.

Toi ?... quand ça ?

GATINAIS.

Tu me connais... je n’ai pas d’opinion... je suis pour le bonheur de la France !... Néanmoins, je fréquentais à cette époque les réunions populaires... On a beau dire... ça instruit toujours... Un soir, je me trouvais à Belleville, chez le père Tampon, qui louait sa salle de danse au club des Alouettes toutes rôties. Tout à coup, l’orateur qui était à la tribune propose carrément de supprimer le numéraire. Alors, je me penche vers mon voisin, et je lui dis... malicieusement, mais sans méchanceté : « Voilà un particulier qui me semble brouillé avec l’hôtel de la Monnaie !... » Aussitôt un grognement formidable sort des entrailles de la terre... vingt mille bras se lèvent, m’empoignent, me poussent, me bousculent... J’allais être écharpé, lorsque le père Tampon me fait disparaître par une petite porte et me cache dans son four pendant vingt-quatre heures ! Vingt-quatre heures dans un four... Voilà ce que j’ai fait.

GAUDIBAND.

Saprelotte !

GATINAIS.

Voilà ce que j’ai fait, Gaudiband ! Et maintenant, douteras-tu encore de mon énergie ?

GAUDIBAND.

Non ! oh ! non ! et je te prie de me faire l’honneur d’être mon témoin.

GATINAIS.

J’accepte.

GAUDIBAND.

Va trouver le sieur Blancafort, et pas de concessions... inacceptables.

GATINAIS.

Sois tranquille.

GAUDIBAND.

Ah !... tâche d’obtenir le pistolet...

GATINAIS.

Pourquoi ?

GAUDIBAND.

L’armurier d’Antony en a une paire qui rate toujours.

GATINAIS.

Très bien... c’est dans l’intérêt des deux parties... À bientôt ! et du calme ! du moral !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

GAUDIBAND, puis EDGARD, puis MADAME GATINAIS et JULIE

 

GAUDIBAND, seul.

Du moral ! Eh bien, ça me fait un drôle d’effet... penser que... car enfin ces pistolets peuvent partir... il peut les avoir nettoyés, et alors...

EDGARD, entrant.

Je viens de chez l’huissier...

GAUDIBAND, à part.

Edgard ! lui ! dans un pareil moment...

EDGARD.

Blancafort doit avoir reçu sa sommation.

GAUDIBAND.

Edgard !

EDGARD.

Parrain ?

GAUDIBAND.

Embrasse-moi, veux-tu ?

EDGARD.

Avec plaisir.

À part.

Qu’est-ce qu’il a ?

Ils s’embrassent.

GAUDIBAND.

Mon ami, j’ai beaucoup connu ton père.

EDGARD.

Ah !

GAUDIBAND.

Un brave !... il ne désirait pas la mort, mais il savait la regarder en face. Je lui ai promis de veiller sur toi, de subvenir à tes besoins.

EDGARD.

Vous m’avez placé chez un avoué pour apprendre la procédure... ce pain de l’esprit.

GAUDIBAND.

Oui... et, comme on ne sait pas ce qui peut arriver, je désire assurer ton avenir.

EDGARD.

Comment ?

GAUDIBAND.

En te constituant une rente viagère de cinq mille francs.

EDGARD.

Ah ! mon parrain !

GAUDIBAND.

Si !... je le veux... je l’ai promis à ton père...

EDGARD.

Alors c’est une donation entre vifs.

GAUDIBAND.

Oui... entre vifs...

À part.

Jusqu’à présent !

EDGARD.

Vous savez qu’elle est irrévocable ?

GAUDIBAND.

Tant mieux !... ça m’arrange... Je vais de ce pas chez le notaire, faire rédiger l’acte, et tu viendras le signer tout à l’heure... c’est très pressé !

MADAME GATINAIS, entrant avec Julie par la porte de gauche, deuxième plan.

Comment, vous partez, monsieur Gaudiband ?

GAUDIBAND.

Il le faut... une affaire...

MADAME GATINAIS.

Ah ! mon Dieu ! déjà ?

GAUDIBAND.

Non. Ce n’est pas celle-là. Je vais chez mon notaire ; mais d’abord laissez-moi vous présenter Edgard, mon filleul.

EDGARD, saluant.

Mesdames...

À part.

Laquelle des deux est la fille ?

GAUDIBAND, aux dames, montrant Edgard.

C’est une bonne nature...

EDGARD.

Ah ! parrain !

GAUDIBAND.

Aimante, douce...

EDGARD.

Ah ! parrain !

GAUDIBAND.

Il a dès aujourd’hui cinq mille livres de rente... et, le jour du contrat, je m’engage à mettre cent mille francs dans la corbeille.

EDGARD.

Ah ! parrain !

Gaudiband l’embrasse avec effusion et sort vivement par le fond.

 

 

Scène XIII

 

MADAME GATINAIS, JULIE, EDGARD, puis GATINAIS, puis POTEU

 

MADAME GATINAIS.

M. Gaudiband paraît avoir pour vous une affection bien vive.

EDGARD.

Oh ! certainement !... et de mon côté...

À part.

Laquelle est la demoiselle ? C’est très embarrassant !

JULIE.

Il faut veiller sur lui, ne pas le quitter ; il est un peu vif de caractère.

EDGARD, à part.

Elle me donne des conseils... Ce doit être la maman.

Haut.

Oui, madame... oui, madame.

JULIE, à part.

Madame !

GATINAIS, entrant l’habit boutonné.

Me voilà !

MADAME GATINAIS.

Tu as vu M. de Blancafort ?

GATINAIS.

Oui... tout est arrangé... On ne se battra pas.

MADAME GATINAIS et JULIE.

Ah ! tant mieux !

EDGARD.

Se battre ? Qui donc devait se battre ?

GATINAIS.

Personne !... C’est fini...

MADAME GATINAIS.

Mon ami, je te présente M. Edgard Vermillon.

GATINAIS.

Ah ! jeune homme...

Montrant Julie.

Voici ma fille !

EDGARD, à part.

Ah ! diable ! je m’étais trompé !

Haut à Julie.

Mademoiselle, mon cœur vous avait devinée.

JULIE, à part, allant près de sa mère.

Oui, joliment.

POTEU, entrant.

Je viens du chemin de fer.

GATINAIS.

Eh bien, mes bagages ?

POTEU.

Le train d’Orsay arrivait à la gare en même temps que moi...

GATINAIS.

Enfin !

POTEU.

Mais, comme c’était un train direct, il ne s’est pas arrêté.

GATINAIS.

Comment !... Eh bien, et ma bombe ? ma timbale milanaise ?

POTEU.

Ils étaient dedans... ils sont retournés à Paris.

GATINAIS.

Ah ! c’est trop fort !

POTEU.

Ils ont voulu me donner un veau.

Il remonte au buffet, à gauche.

GATINAIS.

C’est décidé ! j’attaque la compagnie...

EDGARD, vivement.

Voulez-vous me charger de l’affaire ?

GATINAIS.

Volontiers !

EDGARD.

Je cours à la gare pour faire dresser procès verbal.

GATINAIS.

Très bien !

EDGARD.

Si ces dames veulent avoir l’obligeance de m’accompagner, elles me donneront le signalement des objets... c’est très important !

GATINAIS.

C’est ça... allez !...

MADAME GATINAIS.

Au fait, ça nous promènera.

Edgard, madame Gatinais et Julie sortent par le fond.

 

 

Scène XIV

 

GATINAIS, seul

 

Il est plein d’entrain, ce garçon ! Ah ! çà ! où est Gaudiband ? Il faut que je lui apprenne comment j’ai arrangé son affaire... Je me présente chez notre adversaire l’habit boutonné... Je demande M. de Blancafort... Un monsieur à grosses moustaches se lève, et je reconnais... qui ? le père Tampon !... mon sauveur ! l’ancien propriétaire du club des Alouettes toutes rôties... Il a fait fortune. Naturellement, il a changé de nom... je lui dois la vie, je n’avais rien à lui refuser. Je lui ai fait toutes les concessions qu’il désirait... Nous avons rédigé un petit écrit ; le voici : « Primo : Les statues seront ornées d’une plaque de zinc. Secundo : Le chat... »

Parlé.

Ça, je m’en charge ; j’ai promis de le guérir de sa manie de vagabondage...

Regardant au-dehors.

Justement, le voici qui rôde dans le jardin...

Prenant le fusil, qu’il charge.

Je me suis engagé à lui envoyer une poignée de sel seulement... Où trouver un bourre ? Ah ! la bande de ce journal.

Il bourre par-dessus la poudre.

Maintenant, le sel.

Il en prend une poignée dans le saloir, qu’il introduit dans le canon du fusil.

Une seconde bourre ? Qu’est-ce que c’est que cela ? Une noisette !... Ça servira de bourre... Voilà !...

Regardant au-dehors.

Où est-il ? Il file dans le massif, le long du mur...

Sortant avec le fusil.

Minette ! Minette !

Il disparaît par le fond.

 

 

Scène XV

 

GAUDIBAND, puis MADAME GATINAIS, puis GATINAIS

 

GAUDIBAND, entrant par la droite.

La donation est signée ! Gatinais doit être revenu de chez Blancafort... Je suis passé chez l’armurier... l’animal a nettoyé ses pistolets... Il m’a dit : « Maintenant, ils ne rateront plus !... » Brrr ! je me suis commandé un bain de pieds.

MADAME GATINAIS, entrant par le fond.

Ah ! monsieur Gaudiband !... avez-vous vu mon mari ?

GAUDIBAND.

Non... et je suis même assez inquiet.

MADAME GATINAIS.

Il vous cherche... Tout est arrangé. On ne se battra pas.

GAUDIBAND, fanfaron.

Ah ! Blancafort recule !... Je le regrette. J’aurais aimé à le rafraîchir d’un coup de sabre !

MADAME GATINAIS.

Allons ! bien ! en revenant du chemin de fer, j’ai déchiré le bas de ma robe après un buisson... Vous n’auriez pas une épingle ?

GAUDIBAND, avec empressement.

Toujours pour les dames... j’ai une succursale !

Il prend une épingle à son paletot et la lui donne.

MADAME GATINAIS.

Vous permettez !

Elle met un pied sur une chaise et arrange sa robe, Gaudiband passe de l’autre côté de la chaise.

GAUDIBAND.

Ah ! quel pied ! quel petit pied mignon !

MADAME GATINAIS.

Voulez-vous me faire le plaisir de regarder par là ?

Elle indique le jardin.

GAUDIBAND.

Non ! c’est plus fort que moi...

S’approchant d’elle.

Vous m’attirez... comme l’abîme...

MADAME GATINAIS.

Eh bien, après ?

GAUDIBAND, tout près d’elle.

Dame ! après ?

Il l’embrasse vivement.

MADAME GATINAIS.

Monsieur !

Apercevant son mari qui entre.

Ciel ! mon mari !

GAUDIBAND.

Gatinais !

Madame Gatinais s’enfuit à gauche, Gaudiband à droite.

 

 

Scène XVI

 

GATINAIS, puis JULIE, puis GAUDIBAND, MADAME GATINAIS

 

GATINAIS, qui a vu Gaudiband.

Est-il bête ! À quoi cela lui sert-il ? Il vient de m’arriver une chose bien extraordinaire... Je suivais le chat dans l’obscurité... Tout à coup, je vois quelque chose de noir s’agiter en haut du mur, j’ajuste ! je tire... et j’entends le chat s’écrier : « Ah ! sapristi !... » C’était un homme ! quelque maraudeur qui venait goûter au raisin de Gaudiband... il doit avoir reçu du sel...c’est une leçon...

Allant remettre son fusil au râtelier.

Ce qui m’inquiète, c’est la noisette.

JULIE, entrant par le fond.

Papa ! papa !

GATINAIS.

Qu’est-ce que c’est ?

JULIE.

Une dépêche télégraphique pour toi.

Elle la lui donne.

GATINAIS.

Des nouvelles de mes bagages, sans doute.

Il l’ouvre.

Ah ! mon Dieu ! ma fille ! ma fille !

JULIE.

Qu’y a-t-il ? un malheur ?

GATINAIS.

Au contraire, un bonheur !

Appelant.

Ma femme ! Gaudiband ! ma femme !

MADAME GATINAIS, entrant par le deuxième plan.

Mon ami ?

GAUDIBAND, entrant.

Qu’arrive-t-il ?

GATINAIS, avec joie.

Mes amis, ça y est... je suis nommé...

TOUS.

Quoi ?

GATINAIS.

On vient de me faire l’honneur de me nommer du jury.

MADAME GATINAIS.

Est-il possible !

GATINAIS.

Oui, mes enfants... et je puis le dire, cette distinction, je ne la dois ni à l’intrigue ni à la faveur.

Serrant la main de Gaudiband.

Ah ! Gaudiband, voilà de bien douces émotions !

GAUDIBAND.

Mon compliment !

À part.

Il n’a rien vu !

GATINAIS.

Tiens ! je te permets de rembrasser ma femme.

GAUDIBAND, à part.

Il avait vu !

 

 

Scène XVII

 

GATINAIS, JULIE, GAUDIBAND, MADAME GATINAIS, EDGARD

 

EDGARD, entrant effaré.

Ah ! mon parrain, un événement ! Ne comptez pas sur moi pour dîner.

GAUDIBAND.

Pourquoi ?

EDGARD.

Une chance inespérée ! Je suis au comble de mes vœux.

GATINAIS.

Vous êtes nommé aussi ?

EDGARD.

Un crime vient d’être commis... une tentative de meurtre... J’étais près de là par bonheur... j’ai commencé une enquête... officieuse.

GATINAIS.

En amateur.

EDGARD.

Vous comprenez, si je réussis à découvrir le coupable, ma position est faite.

GAUDIBAND.

Mais qu’est-ce que c’est ?

EDGARD.

Une père de famille, un tailleur, vient de recevoir un coup de fusil sur un mur.

GATINAIS, à part.

Ah ! diable !

TOUS.

Un coup de fusil ?

GATINAIS.

Chargé à sel, sans doute ?

EDGARD.

À sel !... je ne m’en occuperais pas... à balle, car on a constaté la présence d’un corps rond et dur.

GATINAIS, à part.

La noisette !

EDGARD, avec importance.

C’est une très grosse affaire.

GATINAIS, inquiet.

Mais on ne soupçonne personne ?

EDGARD.

Personne... jusqu’à présent.

GATINAIS, respirant.

Ah !

EDGARD.

Mais soyez tranquille... je suis là !... et, quand je devrais me priver de boire et de manger pendant un mois...

Il remonte et va à la table de gauche.

GATINAIS, à part.

Il est ennuyeux, ce petit.

GAUDIBAND, à Gatinais.

Je te parie vingt francs qu’il le trouve.

GATINAIS.

Je les tiens !...

À part.

Ça m’est égal, personne ne m’a vu.

POTEU, annonçant au fond.

Le bain de pieds de Monsieur est servi !

GATINAIS.

À table ! Non ! j’ai cru que c’était le dîner !

Chœur.

MADAME GATINAIS et JULIE.

Poursuivez bien cette affaire ;
Elle doit vous faire honneur ;
Car de ce crime j’espère
Que vous connaîtrez l’auteur.

EDGARD.

Je poursuivrai cette affaire,
Elle doit me faire honneur,
Car de ce crime j’espère
Bientôt découvrir l’auteur.

GATINAIS.

Agissons avec mystère,
Il va de mon honneur !
Et de ce crime j’espère
Qu’on ne saura pas l’auteur.

 

 

ACTE II

 

À Paris, chez Gatinais.

Le théâtre représente un salon. Porte au fond, portes latérales. À droite, une grande armoire servant d’office. Une cheminée à droite, pan coupé. Un violon sur un pupitre à gauche, avec un cahier de musique. Chaises, tables, fauteuils.

 

 

Scène première

 

MADAME GATINAIS, JULIE, MARGUERITE

 

Au lever du rideau, madame Gatinais et Julie sont assises à la table de gauche, premier plan, et y travaillent. Marguerite, à droite, essuie la cheminée.

MADAME GATINAIS.

Marguerite !

MARGUERITE, à la cheminée.

Madame ?

MADAME GATINAIS.

Est-ce que M. Gatinais n’est pas encore rentré ?

MARGUERITE.

Ah bien, oui ! il ne rentre plus qu’aux heures des repas... et encore !

MADAME GATINAIS.

C’est vrai. Depuis qu’il sait qu’il va être juré à la session prochaine, il ne se possède plus.

JULIE.

Il passe sa vie à rôder autour du Palais de Justice.

MADAME GATINAIS.

Il étudie le Code, il fait son droit... Il ne touche même plus à son violon, qui reste là, sur son pupitre.

JULIE.

Ça, je ne m’en plains pas.

MADAME GATINAIS.

Pourquoi ?

JULIE.

Dès que je me mettais à mon piano, papa arrivait avec son violon, et cela me faisait jouer faux.

MADAME GATINAIS.

Oh ! en famille !...

 

 

Scène II

 

MADAME GATINAIS, JULIE, MARGUERITE, GATINAIS

 

MARGUERITE.

Ah ! voilà Monsieur.

Elle sort par le fond.

GATINAIS, paraît avec plusieurs livres sous le bras.

Bonjour, mes enfants.

Julie passe à droite.

MADAME GATINAIS.

Ah çà, d’où viens-tu ?

GATINAIS.

Du Palais de Justice.

MADAME GATINAIS.

Tu y vas donc tous les jours ?

GATINAIS.

Je n’y suis pas allé hier. Il est vrai que c’était dimanche... il était fermé.

MADAME GATINAIS.

Quel plaisir trouves-tu... ?

GATINAIS.

J’aime ce monument... j’aime à me promener devant ce temple de Thémis, où l’on rend des arrêts... et non pas des services ! J’aime à contempler cet escalier, ces portes béantes, qui ont l’air de me dire : « Entre, Gatinais, tu es des nôtres... tu es ici chez toi ! » Alors, j’entre, j’écoute plaider, je regarde juger... je me fais la main.

JULIE.

Papa, qu’est-ce que c’est que ces livres-là ?

GATINAIS.

Le Manuel du Parfait Juré !... les Causes célèbres, la Gazette des Tribunaux. Il faut que je me tienne au courant des arrêts ; la mode change.

MADAME GATINAIS.

Et c’est à lire cela que tu perds ton temps ?

GATINAIS.

Perdre mon temps ! Tiens ! ça me fait sauter d’entendre dire ça ! Vraiment les femmes ne sont pas sérieuses... Comme l’a dit Beccaria, l’auteur du Traité des peines et délits... elles ont la grâce, mais il ne faut pas leur demander autre chose.

MADAME GATINAIS.

Eh bien, il est poli, ton monsieur !

GATINAIS.

Je perds mon temps !... Sais-tu ce que j’ai fait ce matin ?

MADAME GATINAIS.

Non.

GATINAIS.

J’ai fait un pas immense !

JULIE.

Vraiment ?

GATINAIS.

J’ai fait la connaissance du domestique du second greffier, Baptiste... Il y a longtemps que je tournais autour de lui ; il a bien voulu me communiquer... officieusement, le menu de la session.

MADAME GATINAIS.

Y a-t-il des atrocités ?

GATINAIS.

Je l’espère... Pourtant, Baptiste m’a dit : « Nous sommes un peu maigres ce mois-ci... »

MADAME GATINAIS.

Ah !

GATINAIS.

« Mais je pense qu’on ajoutera une affaire ou deux... - Ajoutez ! ajoutez ! ai-je répondu ; moi, d’abord, je n’ai rien à faire... Je suis aux ordres de la nation... »

À sa femme.

Ah ! tu ne sais pas ? je me suis commandé un habit noir.

MADAME GATINAIS.

Pour quoi faire ?

GATINAIS.

Pour siéger... Le mien était un peu râpé.

JULIE.

Papa, est-ce que tu auras à juger un crime par amour ?

GATINAIS.

Attends, je vais consulter la carte.

Il donne ses livres à Julie et tire sa liste.

Tu dis un crime par amour ?... Je ne crois pas que nous ayons ça...

Lisant.

« Vol par effraction... Abus de confiance... Homicide involontaire... avec préméditation... Attentat à la... »

Changeant de ton.

Laisse-nous, ma fille.

JULIE.

Mais, papa...

Elle va déposer les livres sur la cheminée, et sort par la droite.

GATINAIS.

Laisse-nous ; j’ai à causer avec ta mère.

Il suit des yeux Julie qui sort, et dès qu’elle a disparu, il dit :

C’est la quatrième affaire ! On l’a gardée pour la bonne bouche.

MADAME GATINAIS.

Est-ce que ce sera public ?

GATINAIS.

Non... mais tu sais que je n’ai rien de caché pour toi.

 

 

Scène III

 

MADAME GATINAIS, JULIE, GATINAIS, MARGUERITE

 

MARGUERITE, entrant par le fond.

Monsieur !

GATINAIS.

Quoi ?

MARGUERITE.

C’est une dame en grande toilette, qui désire vous parler ; voilà sa carte.

Elle lui donne la carte.

GATINAIS, lisant.

« Cinq minutes d’entretien, et vous serez le plus gracieux des hommes. Marquise de Valrosa... »

MADAME GATINAIS.

Tu connais des marquises ?

GATINAIS.

Non.

MARGUERITE.

Elle veut vous parler en faveur d’un jeune homme.

GATINAIS.

Ah ! c’est au juré qu’elle s’adresse !... Voilà les sollicitations qui commencent !

Avec orgueil.

Une marquise dans mon antichambre !... Mais je ne dois pas la recevoir... le Manuel le défend formellement... Page 11.

MADAME GATINAIS.

Comment ! tu vas la renvoyer ?

GATINAIS.

Avec des formes... tu vas voir...

À Marguerite.

Mettez-moi aux pieds de la marquise, et dites-lui qu’il m’est impossible de la recevoir... je suis dans le bain.

MARGUERITE.

Bien, monsieur.

GATINAIS.

Vous ajouterez que j’aurai l’honneur de lui rendre sa visite... après la session.

MADAME GATINAIS.

Si tu crois qu’elle te recevra après la session !

MARGUERITE.

Ah ! monsieur... c’est une lettre non affranchie...

Elle la donne, puis sort en disant :

Je vais lui dire que vous êtes dans le bain, et que vous vous mettez à ses pieds.

Elle disparaît par le fond.

GATINAIS, regardant la lettre.

Quelle drôle de lettre !... Quel papier !

MADAME GATINAIS.

Et cachetée avec de la mie de pain !

GATINAIS, l’ouvrant et lisant.

« Acquitte Bamblotaque, ou malheur à toi ! »

Parlé.

Des menaces !

MADAME GATINAIS.

Et au-dessous un poignard !

GATINAIS.

Tu crois que c’est un poignard ? J’avais pris ça pour une fleur.

MADAME GATINAIS.

Mon ami, de la prudence ! Ces gens-là sont très dangereux !

GATINAIS.

Madame Gatinais, un juré ne relève que de sa conscience.

À part.

Et puis je ne sortirai pas le soir... pendant quelque temps.

 

 

Scène IV

 

MADAME GATINAIS, JULIE, GATINAIS, MARGUERITE, GAUDIBAND, LUCETTE

 

MARGUERITE, annonçant.

M. Gaudiband !

Elle sort par la gauche, troisième plan.

GATINAIS, à Gaudiband qui entre par le fond.

Tiens ! te voilà à Paris !...

GAUDIBAND, saluant madame Gatinais.

Madame !... Oui, je t’amène une jeune personne... Eh bien, où est-elle donc ?

Remontant jusqu’à la porte.

Viens donc, petite ! ne crains rien !

LUCETTE, entrant avec un panier d’œufs à la main.

Me v’là ! J’ôtais mes sabots.

GAUDIBAND.

C’est Lucette, ma porteuse de lait... Elle va t’expliquer son affaire... Moi, je n’y comprends rien... parce que, quand elle parle, je la regarde, mais je ne l’écoute pas.

GATINAIS.

Vous avez une affaire ?

GAUDIBAND.

Oui... devant le jury.

GATINAIS.

Oh ! impossible ! impossible ! je refuse des marquises ; ainsi...

LUCETTE, montrant son panier.

D’abord, voilà un panier d’œufs frais que je vous apporte... c’est pondu d’hier...

GATINAIS.

Des cadeaux ! il ne manquait plus que ça !

MADAME GATINAIS.

Justement, c’est demain maigre.

GATINAIS.

N’importe ! il y a des œufs sur le marché.

À Lucette.

Emportez, emportez ça !

LUCETTE.

Mais c’est pas pour vous !... c’est pour votre demoiselle.

MADAME GATINAIS.

Ah !

Elle prend le panier d’œufs.

GATINAIS.

Si c’est pour ma fille, c’est différent. Quant à moi, je n’en mangerai pas... qu’après la session.

GAUDIBAND, à part.

Ils ne seront pas aussi frais.

MADAME GATINAIS, prenant le panier des mains de Lucette, bas.

Allez ! expliquez-lui votre affaire.

Elle va poser le panier d’œufs sur la table au fond, à droite.

GAUDIBAND, à Lucette.

Va, parle, et ne te trouble pas.

LUCETTE.

C’est que... l’affaire, je ne la connais pas bien... il s’agit de Budor.

GATINAIS.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LUCETTE.

Vous ne connaissez pas Budor ?... un laboureux de chez nous... qu’a une montre en or...

GATINAIS.

Eh bien, qu’est-ce qu’il a fait ?

LUCETTE.

Ah çà ! je n’en sais rien.

GAUDIBAND, à Gatinais.

Tu lui fais peur... tu la troubles.

GATINAIS, à Lucette.

Voyons, quel rang occupe votre affaire ?

LUCETTE.

C’est la quatrième.

MADAME GATINAIS.

Ah !

GATINAIS, à part.

L’attentat !

Toussant.

Hum ! laisse-nous, madame Gatinais.

MADAME GATINAIS, elle reprend le panier d’œufs.

Je vais porter les œufs, je vous rapporterai le panier.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

GATINAIS, GAUDIBAND, LUCETTE

 

Gatinais et Gaudiband vont s’asseoir à la table à gauche.

GATINAIS.

Voyons, mon enfant, nous sommes entre hommes, vous pouvez parler.

GAUDIBAND.

De quoi s’agit-il ?

GATINAIS, bas, lui montrant la liste.

Là !... la quatrième...

GAUDIBAND.

Comment ?...

À part, regardant Lucette.

Ah bah ! Tiens ! tiens ! tiens !

Haut.

Surtout ne nous cache rien, ne néglige aucun détail.

À part.

Nous allons nous amuser.

LUCETTE, au milieu de la scène.

Mais je ne sais rien ! je n’en connais pas, de détails.

GAUDIBAND, à part.

Elle fait la bête !

LUCETTE.

Je n’étais pas là, moi !

GATINAIS.

Comment ! ce n’est donc pas pour votre compte que vous venez ?

LUCETTE.

Non, monsieur.

GAUDIBAND.

Ah ! alors, ce n’est plus drôle !

LUCETTE.

Je viens pour Catherine, ma sœur. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle a du chagrin... qu’elle aime toujours Budor et qu’elle lui pardonne.

GATINAIS.

Elle lui pardonne ? quoi ?

GAUDIBAND.

Raconte, petite, raconte tout ce que tu sais.

LUCETTE.

Tout ce que je sais, c’est qu’ils étaient pour se marier ensemble... Papa ne voulait pas... maman non plus... et eux, ils voulaient se marier ensemble.

GAUDIBAND.

Oui... tu l’as déjà dit !

GATINAIS, à Gaudiband.

N’interromps pas !

LUCETTE.

Et certainement ce n’est pas une mauvaise compagnie, Budor... Il a du bien, il a trois vaches et une montre... en or... qui sonne. Voilà tout ce que je sais.

GATINAIS, se levant et passant à droite.

Mais, enfin, qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’on lui reproche ? C’est très difficile de juger, si on ne connaît pas un peu...

GAUDIBAND.

Oui, il faudrait au moins...

GATINAIS, à Gaudiband.

N’interromps pas ! Parlez, mon enfant !

LUCETTE.

Pour lors, ils étaient pour se marier ensemble... papa et maman ne voulaient pas...

GAUDIBAND, à part.

Elle se répète.

GATINAIS.

Nous allons recommencer.

LUCETTE.

Alors, ils sont allés pleurer dans le bois.

GAUDIBAND.

Ah !

LUCETTE.

Y a pas de mal à ça... et on a mis Budor en prison. Alors, ma sœur m’a dit de venir vous trouver... avec des oeufs frais... elle dit que, si vous voulez pardonner à Budor, ils se marieront ensemble, et, s’ils se marient ensemble, on me donnera des boucles d’oreille en or pour la noce... tandis que, s’ils ne se marient pas ensemble...

Pleurant.

je n’aurai pas mes boucles d’oreille...

Sanglotant.

et moi, je voudrais les avoir !... Ah ! ah ! ah !

GAUDIBAND.

Voyons, ne pleure pas, mon enfant ! calme-toi !

Il l’embrasse.

LUCETTE.

Ça vous goûte de m’embrasser ?

GAUDIBAND.

Oui, ça me goûte.

LUCETTE.

Allez ! si ça vous goûte.

GATINAIS, à part, montant et descendant la scène.

Il manque complètement de tenue.

LUCETTE.

Allons ! bien des bonsoirs.

À Gatinais.

Tâchez qu’y se marient ensemble.

À part.

Maintenant, je vais voir les autres messieurs.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

GATINAIS, GAUDIBAND, puis MADAME GATINAIS

 

GAUDIBAND.

Elle est ravissante !... Ça me goûte.

GATINAIS.

Mais à quoi cela te sert-il ? Tu as pourtant passé l’âge des illusions.

MADAME GATINAIS, entrant avec un panier vide.

Elle est partie, cette petite ? Et son panier ?

GAUDIBAND.

Je le lui reporterai ; j’ai justement quelque chose à lui dire.

MADAME GATINAIS.

Vous repartez tout de suite ?

GAUDIBAND.

Non, ce soir. Je suis venu pour vous demander la permission de vous présenter officiellement Edgard, mon filleul.

GATINAIS.

Faites mieux... venez dîner avec nous tous les deux... sans cérémonie.

GAUDIBAND.

J’accepte.

MADAME GATINAIS.

Il a l’air fort bien, ce jeune homme. Est-il d’une bonne famille ?

GAUDIBAND.

Oh ! excellente ! excellente !

MADAME GATINAIS.

Qu’est-ce que fait son père ?

GAUDIBAND, embarrassé.

Son père ?... il est rentier.

MADAME GATINAIS.

Je pense que nous le verrons... il viendra nous faire la demande...

GAUDIBAND.

Mon Dieu, mes amis, j’ai un aveu à vous faire... d’autant que vous finiriez toujours par le savoir.

GATINAIS.

Quoi donc ?

GAUDIBAND.

C’est que... je ne sais comment vous dire ça... j’ai commis une faute... J’étais jeune... j’avais le cœur aimant.

Jetant un coup d’œil à madame Gatinais.

Je l’ai toujours... Je me trouvais à Montauban pour affaires... Dans un bal public, je fis la connaissance d’une petite ouvrière qui travaillait dans une fabrique d’épingles... elle ne fut pas cruelle... nous nous estimâmes.

GATINAIS.

Il y a longtemps de ça ?

GAUDIBAND.

Vingt-quatre ans... Au bout d’un mois, les affaires me rappelant à Paris, je dus rompre cette chaîne de roses...

MADAME GATINAIS.

Oh ! les hommes ! même les plus laids !

GAUDIBAND.

Hein ?

MADAME GATINAIS.

Rien.

GAUDIBAND.

Quelque temps après, je reçus une lettre timbrée de Montauban et contenant ces simples mots : « Je vais être mère, Edgard ; si vous êtes un honnête homme, venez ! »

GATINAIS.

Tu partis ?

GAUDIBAND.

Non, je l’avoue, je ne gobai pas la chose. Je lui répondis : « Impossible de m’absenter, les affaires reprennent... envoyez-moi l’enfant... » Je n’y croyais pas, à l’enfant ! et, quinze jours après, je recevais la bourriche...

Se reprenant.

le berceau.

GATINAIS.

Voilà une tuile !

GAUDIBAND.

Je conviens que, dans le premier moment, je fus médiocrement flatté... mais, en regardant ce petit être si rose, si frais, et qui me ressemblait... je me pris à l’aimer...

MADAME GATINAIS.

À la bonne heure !

GAUDIBAND.

Je le mis en nourrice, je le mis au collège, je le mis chez l’avoué, et maintenant je voudrais le mettre dans votre famille.

MADAME GATINAIS.

Comment ! votre filleul ?

GATINAIS.

C’est lui qui était dans la bourriche ?

GAUDIBAND.

Il ignore encore le secret de sa naissance... Je n’ai pas besoin de vous dire qu’après moi il aura toute ma fortune.

GATINAIS.

Après tout, ce n’est pas sa faute, à ce garçon... Amène-le toujours, et nous verrons...

GAUDIBAND, en remontant.

Nous viendrons peut-être un peu tard, parce que dans ce moment, il est très occupé.

GATINAIS.

Qu’est-ce qu’il fait ?

GAUDIBAND.

Il continue sa petite enquête... à lui tout seul... un vrai chien de chasse !

GATINAIS.

Quelle enquête ?

GAUDIBAND.

Eh bien, à Antony... le coup de fusil tiré...

MADAME GATINAIS.

Ah ! oui, le tailleur !

GATINAIS.

Comment ! il s’occupe encore de ça !

GAUDIBAND.

Toujours ! oh ! il est tenace !

MADAME GATINAIS.

Moi, je désire bien qu’il réussisse.

GATINAIS, à part.

Merci !

GAUDIBAND.

Dame ! son avenir est là ! Allons, sans adieu ; je cours rejoindre Edgard et je vous le ramène avec un bouquet.

MADAME GATINAIS.

Je vous accompagne.

Gaudiband sort par le fond avec madame Gatinais.

 

 

Scène VII

 

GATINAIS, puis POTEU

 

GATINAIS, seul.

Je suis bien tranquille... personne ne m’a vu !

POTEU, paraissant à gauche et passant sa tête à la porte.

Peut-on entrer ?

GATINAIS, à la cheminée.

Tiens ! C’est Poteu ! Ton maître sort d’ici.

POTEU, descendant la scène.

Je ne suis plus à son service ; je l’ai lâché !

GATINAIS.

Comment ! sans le prévenir ?

POTEU.

Oh ! si... je lui ai laissé une lettre dans sa pantoufle... il la trouvera ce soir.

GATINAIS, à part.

Il fait les choses sans cérémonie.

POTEU.

Je m’ennuyais à Antony... c’est triste.

GATINAIS.

Vraiment ?

POTEU.

Je voudrais t’être cocher à Paris... et si Monsieur voulait me prendre...

GATINAIS.

Moi ? par exemple ! D’abord, je n’ai ni chevaux ni voiture... et puis la façon dont vous quittez vos maîtres...

POTEU.

C’est dommage ; car vous êtes un brave homme... et je ne voudrais pas vous faire de la peine... mais, si la justice m’interroge, il faudra bien que je dise la vérité.

GATINAIS, redescendant la scène.

Quoi ? la justice ?

POTEU.

Parce qu’on me fera prêter serment, et, quand j’ai juré, moi...

Il lève la main et le pied et crache.

c’est sacré !

GATINAIS.

Qu’est-ce qu’il chante ?

POTEU.

Tandis que les gens à gages... ça ne prête pas serment contre leurs maîtres. Alors, n’ayant pas prêté serment, je pourrai mentir...

GATINAIS.

Mentir ?... Pourquoi ?

POTEU.

Enfin, si on me demande qui est-ce qui a tiré sur Geindard ?

GATINAIS.

Geindard ? qu’est-ce que c’est que ça ?

POTEU.

C’est un tailleur, à Antony.

GATINAIS, à part.

Le tailleur !

Haut.

Tu connais donc la personne qui a tiré sur lui ?

POTEU.

Oui.

GATINAIS.

Ah !

POTEU.

J’étais dans le fond du jardin... même que Geindard a crié : « Ah ! sapristi !... »

GATINAIS, à part.

Un témoin !...

Haut.

Après tout, ce n’est pas grave... pour quelques grains de sel.

POTEU.

Il y avait aussi du plomb.

GATINAIS.

Ça, je suis sûr du contraire !... C’est moi-même qui ai mis le sel... pour le chat.

POTEU.

Oui ; mais, avant, j’avais mis le plomb... pour les pigeons.

GATINAIS.

Saprelotte ! Est-ce qu’il était gros, ton plomb ?

POTEU.

Assez.

GATINAIS, à part.

Comment me tirer de là ?

POTEU.

Pour lors, je voudrais t’être cocher.

GATINAIS.

Ce brave Poteu !... Mais c’est tout naturel... je verrai... je chercherai dans mes connaissances. Veux-tu prendre un verre de vin !

POTEU.

Merci... c’est chez vous que je voudrais t’être cocher.

GATINAIS.

Tu es bien aimable... mais je te répète que je n’ai ni chevaux ni voitures...

POTEU.

Vous en achèterez.

GATINAIS.

Ah ! oui, il y a encore ça !

À part.

Il me tient, l’animal !

POTEU.

Quant aux gages, je voudrais huit cents francs.

GATINAIS.

Par mois ?...

POTEU.

Non, par an... Et puis, j’aime à prendre mon chocolat le matin... Pour ce qu’est du vin... huit bouteilles par semaine... Je vous demanderai aussi mes dimanches, mes mardis et mes jeudis.

GATINAIS.

Comment ?

POTEU.

Paris est la ville des plaisirs... Je ne voudrais pas flétrir la maison de Monsieur, quoique la bonne soit gentille.

GATINAIS.

C’est bien... reviens plus tard... demain...

POTEU.

Oui... mais, si, d’ici là, la justice m’interroge ?

GATINAIS, effrayé.

Non, reste !... C’est que... un cocher !... et ma femme qui ne sait pas...

MADAME GATINAIS, dans la coulisse.

Attends-moi, Julie, je reviens.

GATINAIS.

Ah ! mon Dieu ! c’est elle... Cache-toi ! il faut que je la prépare...

POTEU.

Par là ?

GATINAIS.

Non... c’est sa chambre. Tiens ! dans cette armoire... l’armoire aux provisions.

POTEU, regardant dans l’armoire à droite, premier plan.

Un jambon ! ça me va !

Il entre dans l’armoire.

 

 

Scène VIII

 

GATINAIS, MADAME GATINAIS, POTEU, caché, puis GEINDARD

 

MADAME GATINAIS, entrant par la gauche.

Comment ! tu es seul ?... Ta fille vient de se mettre au piano... prends ton violon.

GATINAIS.

Non... je ne suis pas en train de jouer du violon... je réfléchissais...

MADAME GATINAIS.

À quoi ?

GATINAIS.

Ce matin, en traversant le macadam, je me disais : « Mon Dieu ! que de boue ! que de boue ! »

MADAME GATINAIS.

Ah ! c’est bien vrai !

GATINAIS.

Et je plaignais les pauvres femmes... avec leurs robes traînantes... Ah ! c’est un bien triste tableau !

MADAME GATINAIS.

Eh bien, qu’est-ce que tu veux y faire ?

GATINAIS.

C’est égal ! les gens qui ont voiture sont bien heureux !

MADAME GATINAIS.

Ah ! je t’en réponds !

GATINAIS.

Dis donc, bichette, si nous prenions voiture ?

Il la prend par le bras et ils se promènent.

MADAME GATINAIS.

Nous ? Ah çà, tu es fou !

GATINAIS.

Une petite voiture, avec le moins de roues possible... Ce serait une fière économie, va !... Plus de fiacres, plus de parapluies, plus de rhumes... Par conséquent, plus de médecins... Et les robes, les chapeaux, les chaussures...

MADAME GATINAIS.

Mais tu n’y penses pas !... avec une voiture, il faut un cocher...

GATINAIS.

Bien entendu... mais un petit cocher... un cocher sans conséquence... J’en ai justement un sous la main.

MADAME GATINAIS.

Et les écuries, les remises... C’est absurde ! C’est ton jury qui te tourne la tête !

GATINAIS.

Mais le macadam...

MADAME GATINAIS.

Eh bien, je prendrai un fiacre... ça me suffit... Une voiture ! a-t-on jamais vu !

POTEU, passant sa tête, bas à Gatinais.

Eh bien ?... où ça en est-il ?

GATINAIS.

Ça s’arrange !

Il le repousse dans l’armoire.

GEINDARD, paraissant au fond.

Pardon... M. Edgard Vermillon n’est pas ici ?

MADAME GATINAIS, bas à son mari.

Quel est cet homme ?

GATINAIS, bas.

Je ne le connais pas.

GEINDARD.

Je viens de chez lui. On m’a dit que je le trouverais ici... C’est un bien bon jeune homme, qui a l’obligeance de s’occuper de mon enquête.

GATINAIS.

Quelle enquête ?

GEINDARD.

C’est vrai... vous ne savez pas... Figurez-vous que j’ai été victime d’un gredin qui m’a tiré un coup de fusil.

GATINAIS.

Ah bah !

MADAME GATINAIS.

Où ça ?

GEINDARD.

Ah ! je ne peux pas le dire aux dames !...

MADAME GATINAIS.

Je vous demande dans quel pays ?

GEINDARD.

En France, madame, à Antony ! pendant que j’étais tranquillement à cheval sur un mur, en train de tailler ma vigne.

GATINAIS, à part.

Ma victime !... mon chat !

MADAME GATINAIS.

Ah ! pauvre homme. Asseyez-vous donc !

GEINDARD.

Merci, madame... Je ne m’assois plus depuis l’événement ; je ne peux me coucher que sur le ventre... Je suis venu debout dans le chemin de fer.

MADAME GATINAIS.

Ah ! c’est affreux !

GEINDARD.

Ça me gêne beaucoup pour exercer mon état de tailleur... On n’a pas encore pu extraire la balle.

GATINAIS, à part.

Satanée noisette !

GEINDARD.

Ah ! le gredin ! le gueux ! Si je le tenais !

MADAME GATINAIS.

Tirer sur un père de famille !

GATINAIS, bas à sa femme.

Tais-toi donc !

À Geindard.

Voyons, du calme ! D’ailleurs, qui vous dit que la personne que vous accusez est coupable ?... Elle a été imprudente, j’en conviens... elle a peut-être cru tirer sur un gibier...

GEINDARD.

Nous avons réponse à ça... C’est M. Edgard qui a trouvé la phrase pour le jury... « Messieurs... c’est par le gibier qu’on commence, c’est par les tailleurs qu’on finit !... » V’lan !...

MADAME GATINAIS.

Ah ! très bien !

GATINAIS, bas à sa femme.

Tais-toi donc !

GEINDARD.

C’est égal... ça ne sera pas une trop mauvaise affaire pour moi... incapacité de travail pendant vingt et un jours... Je compte demander quinze mille francs de dommages et intérêts.

MADAME GATINAIS.

Ce n’est pas trop !

GATINAIS, bas à sa femme.

Mais tais-toi donc !

Haut à Geindard.

Quinze mille francs, c’est bientôt dit ; mais à qui comptez-vous les demander, puisque vous ne connaissez pas le coupable ?

GEINDARD.

On le connaîtra. Il a laissé tomber quelque chose sur le théâtre du crime.

GATINAIS, tâtant vivement ses poches.

Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?

GEINDARD.

Quelque chose que je veux remettre à M. Edgard.

GATINAIS, vivement.

Il ne viendra pas !... il est reparti pour Antony !

MADAME GATINAIS.

Mais si, mon ami, puisqu’il dîne ici.

MARGUERITE, annonçant.

M. Edgard Vermillon !

GATINAIS, à part.

Ah ! mon Dieu !... lui !

MADAME GATINAIS, à son mari.

Qu’as-tu donc ?

GATINAIS.

Rien ! une crampe d’estomac !

Il s’appuie contre une chaise.

 

 

Scène IX

 

GATINAIS, MADAME GATINAIS, POTEU, caché, GEINDARD, EDGARD

 

EDGARD, paraissant avec un bouquet à la main.

Madame... monsieur... M. Gaudiband a bien voulu me transmettre votre gracieuse invitation... je n’ai pris que le temps de cueillir ces fleurs... au passage de l’Opéra.

GATINAIS, vivement.

Ma fille est au salon... à son piano... passons au salon !

EDGARD.

Volontiers !

Il va pour sortir avec Gatinais.

GEINDARD, qui est resté au fond, arrêtant Edgard.

Pardon, monsieur Edgard...

EDGARD.

Ah ! c’est vous, Geindard.

GATINAIS.

Passons au salon !

GEINDARD.

Il y a du nouveau... on a trouvé une preuve.

EDGARD.

Une preuve ?

À Gatinais.

Pardon... une minute seulement.

À Geindard.

Qu’est-ce que c’est ?

GEINDARD.

La bande du journal qui a servi de bourre.

EDGARD.

Excellent ! Donnez ! nous le tenons !

GATINAIS, à part.

Je suis perdu !

POTEU, sortant sa tête de l’armoire, bas à Gatinais.

Est-ce bientôt fini ?

GATINAIS, bas.

Oui, ça s’arrange !

POTEU, bas.

J’ai trouvé là dedans un jambon... je meurs de soif !

GATINAIS, bas.

Tout de suite... On va faire passer des rafraîchissements.

Il le repousse dans l’armoire et donne un tour de clef.

EDGARD, qui a mis son binocle et déplié la bande du journal.

Voyons le nom du meurtrier !

GATINAIS, à part.

Ils vont trouver celui de Gaudiband !

EDGARD.

Ah ! ce n’est pas avoir de chance ! le nom est brûlé !

GATINAIS, avec joie, à part.

Je respire !

GEINDARD.

Cré coquin ! pas de veine !

MADAME GATINAIS.

Ah ! quel dommage !

GATINAIS.

C’est fâcheux, fâcheux !...

À Edgard.

Mais ma fille est au piano... si vous voulez...

EDGARD.

Permettez... j’aperçois là un numéro sur la bande du journal... 872.

GATINAIS.

Eh bien ?

EDGARD.

En nous transportant au bureau du Constitutionnel, nous saurons le nom de l’abonné qui est inscrit sous le numéro 872.

GATINAIS, à part.

Ah ! mon Dieu !

EDGARD.

C’est simple comme bonjour !

GEINDARD.

Allons-y !

MADAME GATINAIS.

J’admire la main de la Providence !

GATINAIS, à Edgard.

Mais vous n’avez pas le temps... on va dîner...

EDGARD.

Je me jette dans une voiture, et, avant cinq minutes, je vous rapporte le nom du coupable.

Mettant son bouquet dans les mains de Gatinais.

Tenez, prenez ça !

Il sort vivement, suivi de Geindard.

 

 

Scène X

 

GATINAIS, MADAME GATINAIS, puis POTEU

 

GATINAIS, tombant pâmé sur une chaise, à gauche, près de la table.

Perdu ! fini !

MADAME GATINAIS, allant à lui.

Ah ! mon Dieu ! il se trouve mal !

Le secouant.

Monsieur Gatinais !... Vite, du vinaigre !... Ah ! dans cette armoire !

Elle ouvre la porte de l’armoire, Poteu paraît. Poussant un cri.

Ah ! un homme !

POTEU.

Cré jambon ! je crève de soif !...

Il saute sur une carafe et boit avidement.

MADAME GATINAIS, criant.

Au voleur ! au voleur !

GATINAIS, se réveillant au cri poussé par sa femme.

Hein ?... quoi ?...

MADAME GATINAIS, montrant Poteu.

Un homme ! dans l’armoire !

GATINAIS, se levant.

Silence ! d’un mot il peut me perdre !

MADAME GATINAIS.

Toi !

GATINAIS.

Oui !... J’ai un pied dans le crime ! L’homme qui a tiré sur le tailleur, c’est moi !

MADAME GATINAIS.

Comment ?

GATINAIS.

J’ai cru que c’était le chat !... Il m’a vu, il peut me dénoncer !

MADAME GATINAIS.

Il se taira !... Il faut qu’il se taise, à tout prix !

POTEU, qui a écouté, redescendant la scène.

Pour lors, je voudrais t’être cocher.

MADAME GATINAIS.

Vous le serez !

GATINAIS.

Mon ami...

POTEU.

Plus, mon chocolat...

GATINAIS.

Convenu !

POTEU.

Huit bouteilles de vin...

MADAME GATINAIS.

Oui !

POTEU.

Plus, mes dimanches, mardis...

MADAME GATINAIS.

Mercredis...

GATINAIS.

Jeudis...

MADAME GATINAIS.

Vendredis...

GATINAIS.

Et samedis... tout !... tout ce que tu voudras !

POTEU, à part.

Je crois que j’ai une bonne place.

Haut.

Je vas me commander une livrée de cocher... quelque chose de chic !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

GATINAIS, MADAME GATINAIS

 

MADAME GATINAIS.

Enfin !... il se taira... tu es sauvé !

GATINAIS.

Moi, oui... mais ce pauvre Gaudiband !

MADAME GATINAIS.

Quoi ?

GATINAIS.

C’est avec la bande de son journal que j’ai bourré ce malheureux fusil. C’est lui qu’on va accuser... un ami !

MADAME GATINAIS.

Ah ! écoute donc ! il n’a pas de femme, lui !... pas de famille !... Il faut qu’il se sacrifie !

GATINAIS.

Comment ?

MADAME GATINAIS.

Il partira... Il se cachera... Je m’en charge !

Madame Gatinais fait passer Gatinais à gauche et le conduit jusqu’à la porte du deuxième plan.

GATINAIS.

Mais je ne sais si je dois...

MADAME GATINAIS.

Il va venir pour dîner. Cours lui préparer une valise et chercher un fiacre !

GATINAIS, à part.

Les femmes ne doutent de rien !

Il sort par la gauche, deuxième plan.

 

 

Scène XII

 

MADAME GATINAIS, puis GAUDIBAND

 

MADAME GATINAIS.

Il m’a souvent dit qu’il m’aimait ; je vais le savoir.

GAUDIBAND, entrant par le fond.

Cinq heures et demie ! je ne suis pas en retard ?

MADAME GATINAIS.

Je vous attendais... Mon mari est sorti, mais il va rentrer. Nous avons à peine quelques minutes... Monsieur Gaudiband, m’aimez-vous ?

GAUDIBAND.

Ah ! chère belle, pouvez-vous en douter !

MADAME GATINAIS.

Eh bien, prouvez-le-moi.

GAUDIBAND, étonné.

Mais... comment l’entendez-vous ?

MADAME GATINAIS.

Il faut partir pour l’Angleterre... sans perdre un instant.

GAUDIBAND.

Certainement, je suis à vos ordres... mais avez-vous réfléchi ? Une femme mariée... dans votre position !...

MADAME GATINAIS.

Mais qui vous parle de moi ? C’est vous qui allez partir...

GAUDIBAND.

Ah ! c’est moi ! tout seul ?

MADAME GATINAIS.

Sans doute.

GAUDIBAND.

Alors, vous avez quelque commission pour l’Angleterre ?

MADAME GATINAIS.

Les preuves sont contre vous ; vous serez condamné... infailliblement...

GAUDIBAND, étonné.

À quoi ?

MADAME GATINAIS.

Par contumace.

GAUDIBAND.

Moi ?... Pourquoi ?

MADAME GATINAIS.

Vous reviendrez au bout de quelques mois pour la purger.

GAUDIBAND.

La purger ?... Qui ça ?

MADAME GATINAIS.

Vous hésitez, je crois ?

GAUDIBAND.

Non... Cependant...

MADAME GATINAIS.

Monsieur Gaudiband, m’aimez-vous ?

GAUDIBAND.

Toujours ! mais...

MADAME GATINAIS.

Alors, pas d’explications... le temps nous presse...

Arrachant une fleur au bouquet laissé par Edgard sur la table de gauche.

Tenez, gardez cette fleur en souvenir de moi, et partez !

 

 

Scène XIII

 

MADAME GATINAIS, GAUDIBAND, GATINAIS

 

GATINAIS, entrant avec une valise et un numéro de voiture à la main.

Le fiacre est en bas.

MADAME GATINAIS.

M. Gaudiband consent à tout... C’est un noble cœur, qui nous aime véritablement.

GATINAIS, serrant la main de Gaudiband.

Ah ! mon ami, je ne sais comment te remercier !

Courant tout à coup au bouquet et en arrachant une fleur.

Tiens, garde cette fleur en souvenir de ma femme !

GAUDIBAND.

Merci !

À part.

Ça m’en fait deux !

Haut.

Cependant, je ne serais pas fâché de savoir...

GATINAIS, l’interrompant.

Il n’y a pas une minute à perdre... En ramenant le fiacre, j’ai aperçu, au bout de la rue, Edgard Vermillon, suivi de deux sergents de ville et d’une foule d’hommes de mauvaise mine.

MADAME GATINAIS.

Ah ! mon Dieu !

GATINAIS.

On vient t’arrêter !...

GAUDIBAND.

Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

GATINAIS.

Ce n’est pas ta faute !... Tu as cru que c’était le chat !...

On entend un grand bruit au-dehors.

MADAME GATINAIS, allant au fond.

Écoutez ! ce sont eux !

GATINAIS.

Trop tard pour fuir !

MADAME GATINAIS, à Gaudiband.

Cachez-vous !

GAUDIBAND.

Moi ?

GATINAIS.

Où le mettre ? Ah ! cette armoire !

Le poussant vers l’armoire.

Va, va, et surtout ne te mouche pas !...

Gatinais fait entrer Gaudiband dans l’armoire et en retire la clef.

Où cacher cette clef, maintenant ?... On peut nous fouiller !...

MADAME GATINAIS.

Dans les cendres !

GATINAIS, jetant vivement la clef dans le feu.

Ça y est !

On sonne.

MADAME GATINAIS.

On sonne... Les voilà !

GATINAIS.

Du calme !... sourions !... Prends ta broderie... et moi ?...

Apercevant son violon.

Ah ! mon violon !

Madame Gatinais s’assied et travaille à sa broderie. Gatinais va chercher son violon et son pupitre, se place à côté de sa femme, et racle.

 

 

Scène XIV

 

MADAME GATINAIS, GATINAIS, EDGARD, puis MARGUERITE, puis JULIE, puis POTEU

 

EDGARD.

Mille pardons !... je vous dérange...

GATINAIS.

Vous ?... par exemple ! Vous voyez, je charmais les loisirs de madame Gatinais... qui brode... Quant à ma fille, elle est à son piano... Nous sommes là bien tranquilles.

EDGARD.

Excusez-moi, je vais vous adresser une demande, une demande... un peu singulière...

GATINAIS, à part.

La visite domiciliaire... Nous y voilà !

EDGARD.

Pourriez-vous me prêter quarante-deux francs ?

MADAME GATINAIS, étonnée.

Quarante-deux francs !

EDGARD.

En marchant sur le trottoir, je gesticulais... je gesticule assez volontiers quand je prends des conclusions... et j’ai eu la maladresse de renverser la manne qu’un pâtissier portait sur sa tête.

MADAME GATINAIS, s’efforçant de rire.

Ah ! c’est charmant !

GATINAIS, de même.

Quelle jolie anecdote à mettre dans les journaux !

EDGARD.

Alors, cet homme m’a réclamé quarante-deux francs... et, comme je ne les avais pas sur moi, la foule s’est amassée... les sergents de ville sont venus...

GATINAIS.

Comment ! c’est pour ça que les sergents de ville... ?

EDGARD.

Sans doute.

GATINAIS, appelant.

Marguerite !

MARGUERITE, paraissant au fond.

Monsieur ?

GATINAIS.

Donnez quarante-deux francs au pâtissier qui est dans l’antichambre.

Marguerite sort. À part.

Alors, il n’est plus nécessaire de cacher Gaudiband... Je vais lui ouvrir...

Il se dirige vers la cheminée pour chercher la clef.

EDGARD, près de madame Gatinais.

Est-ce que nous ne verrons pas bientôt mademoiselle Julie ?

MADAME GATINAIS.

Ma fille ?...

Apercevant Julie qui entre.

La voici.

GATINAIS, à part, fouillant les cendres avec les pincettes.

Je ne trouve pas la clef.

EDGARD, qui a pris son bouquet et se dispose à l’offrir à Julie, à part.

C’est drôle ! il y avait deux camélias au milieu... Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?...

Offrant.

Mademoiselle...

GATINAIS, prenant la clef avec les pincette.

Ah ! la voici !... Sapristi !... elle est toute rouge !...

Il cherche à l’introduire avec les pincettes dans la serrure de l’armoire.

EDGARD, continuant une conversation avec madame Gatinais.

Oui, madame, j’ai écrit aujourd’hui même à ma mère, qui habite Montauban, pour lui demander les papiers nécessaires...

GATINAIS, se brûlant et poussant un cri.

Aïe !...

TOUS.

Quoi ?

GATINAIS.

Rien !... Une crampe d’estomac.

À part.

C’est encore trop chaud... Attendons !

EDGARD, continuant sa conversation avec les dames.

J’ai fait aujourd’hui une excellente journée ; j’ai enfin découvert l’assassin du tailleur...

GATINAIS, étonné et laissant tomber les pincettes.

Allons donc !

MADAME GATINAIS.

Vous ?

EDGARD, à Gatinais.

Devinez qui ?

GATINAIS, inquiet.

Mais... je ne sais pas...

MADAME GATINAIS.

Comment voulez-vous que mon mari sache ?...

EDGARD.

Parce qu’il le connaît.

GATINAIS.

Je le connais ?

À part.

Cet animal-là me donne des sueurs froides !

EDGARD.

C’est un noble... M. de Blancafort !

GATINAIS.

Comment ?

À part.

Le père Tampon !

Haut.

Il y a erreur !

EDGARD.

La bourre a été faite avec la bande de son journal... c’est constaté... Nous avons obtenu immédiatement un mandat d’amener, et, à l’heure qu’il est, il doit être arrêté...

GATINAIS.

Arrêté !... Blancafort !

POTEU, paraissant en livrée de cocher, perruque poudrée et un fouet à la main.

La soupe est servie !

EDGARD.

Mais où est donc mon parrain ?

GATINAIS.

Il va venir... il refroidit !

EDGARD.

Comment ?

GATINAIS.

Non ! il écrit à son notaire... dans mon cabinet... il nous rejoint... Offrez votre bras à ma fille.

EDGARD.

Mademoiselle...

Ils se dirigent vers la porte de gauche.

GATINAIS, bas à Poteu.

Tu ouvriras la porte à la personne qui est dans l’armoire et tu lui diras qu’on est à table.

POTEU.

Bien, monsieur.

MADAME GATINAIS, à son mari.

Allons, à table !

GATINAIS.

Voilà !...

À part.

Non, jamais je ne laisserai condamner le père Tampon, mon sauveur !... Jamais !...

Tout le monde entre dans la salle à manger, excepté Poteu. Musique à l’orchestre jusqu’au baisser du rideau.

 

 

Scène XV

 

POTEU, puis GAUDIBAND

 

POTEU, se dirigeant vers l’armoire.

Ouvrons l’armoire à la personne qui...

Il pose la main sur la clef et pousse un cri horrible.

Ah ! cré nom d’un chien ! Je me suis brûlé ! Que c’est bête de faire farces comme ça !

GAUDIBAND, paraissant au haut de l’armoire qu’il a brisée.

J’ai entendu un cri... Tiens !... mon domestique !

POTEU.

Je ne le suis plus ! je vous ai lâché !

GAUDIBAND.

Comment ! sans me prévenir ?...

POTEU.

Vous trouverez la lettre dans votre pantoufle.

GAUDIBAND.

Tu me dois huit jours !

Jetant les yeux sur la porte de la salle à manger qui est restée ouverte.

Mais qu’est-ce que je vois ? on est à table !

On sonne.

POTEU.

Oui, monsieur.

GAUDIBAND.

Vite, ouvre-moi !

POTEU.

Ah ! non, par exemple ! C’est encore trop chaud ! je reviendrai au dessert... Si vous avez faim, il reste du jambon.

Poteu sort par la gauche, laissant Gaudiband qui crie et appelle.

 

 

ACTE III

 

Un café dans les environs du Palais de Justice. Comptoir, tables, chaises ; porte d’entrée au fond ; portes latérales. Le café est rempli d’avocats et autres personnes déjeunant.

 

 

Scène première

 

CONSOMMATEURS, en robe d’avocat, LA DAME du comptoir, UN GARÇON, MAÎTRE BAVAY, en robe d’avocat, assis à une table et déjeunant, GEINDARD, debout et causant avec maître Bavay

 

CHŒUR.

Air du Moulinet de Strauss.

Dépêchons !
Garçons,
Servons,
Montrons
Du cœur à l’ouvrage !
Nous tous qui plaidons,
Selon l’usage,
Nous nous hâtons !
Garçons !

UN CONSOMMATEUR, à une table de gauche, en costume de ville.

Garçon !... la Revue des Deux Mondes !

LE GARÇON, au fond à droite.

Oh ! monsieur, ici nous n’avons pas cela... nous n’avons que les journaux judiciaires... Vous comprenez... au café du Palais... on ne reçoit que les feuilles ad hoc.

Le garçon s’éloigne.

LE CONSOMMATEUR, à part.

Et les garçons parlent latin... Mazette !...

MAÎTRE BAVAY, tout en déjeunant, à Geindard, qui se tient debout près de lui.

Mais soyez donc tranquille... je vous répète que votre affaire vient aujourd’hui.

GEINDARD.

Je vous recommande d’insister sur les dommages et intérêts...

BAVAY.

Je demande cinquante mille francs.

GEINDARD.

Et vous croyez... ?

BAVAY.

Vous en aurez quinze.

GEINDARD.

Enfin !

LE GARÇON, à Geindard.

Est-ce que Monsieur ne déjeune pas ?

GEINDARD.

Si... avec plaisir.

LE GARÇON, approchant une chaise à droite.

Alors, si Monsieur veut s’asseoir...

GEINDARD.

Ça, volontiers... depuis le temps...

Le garçon va et vient, arrangeant les tables.

BAVAY, l’arrêtant.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites ?

GEINDARD.

Ah ! c’est vrai ! j’oublie que vous m’avez recommandé...

BAVAY.

La partie adverse vous guette, vous épie... Si l’on vous voit assis, vous êtes perdu !... Car enfin, qu’est-ce qui vous rend intéressant ? Votre blessure... Où est-elle située ?

GEINDARD.

Mais...

BAVAY.

Je ne vous le demande pas... je le sais... Si vous vous asseyez, c’est que vous ne souffrez plus... alors, vous n’êtes plus intéressant... on vous donnera deux cents francs !

GEINDARD.

Deux cents francs ! Je me tiendrais plutôt debout toute ma vie.

BAVAY.

Autre recommandation... Lorsque vous serez devant le tribunal, poussez de temps en temps des petits cris de douleur... j’en ai besoin pour ma péroraison.

GEINDARD.

C’est facile !

BAVAY.

Quand le président vous dira : « C’est très bien, allez vous asseoir... » vous en ferez le simulacre... et vous vous relèverez vivement, en faisant : « Aïe ! » et vous ajouterez : « Cela m’est impossible, monsieur le président. »

GEINDARD, répétant.

« Aïe ! cela m’est impossible, monsieur le président. »

BAVAY.

Très bien... vous êtes dans le ton... Je crois que cela impressionnera les jurés.

GEINDARD.

Oui... ceux qui ne sont pas contre moi !

BAVAY.

Est-ce que vous en avez quelques-uns en suspicion ?

GEINDARD.

Il y en a un qui est froid... Quand je lui ai raconté mon affaire, il m’a dit : « Mais c’est un accident... le coupable est sans doute innocent... »

BAVAY, tirant son calepin.

Comment l’appelez-vous, celui-là ?

GEINDARD.

M. Gatinais... Dieu ! que je suis éreinté !...

BAVAY, écrivant.

Gatinais... très bien... ça suffit !

Se levant.

Votre affaire ne viendra pas avant une heure... Vous me retrouverez dans la salle des Pas-Perdus...

Fausse sortie, revenant.

Ah ! j’oubliais... achetez une béquille... ça fera bien.

Il fait le boiteux et sort par le fond.

GEINDARD.

Une béquille !... Est-il malin, ce M. Bavay !... Sapristi ! que j’ai faim ! je ne peux pourtant pas déjeuner debout... Tiens, je vais prendre un cabinet... je pousserai le verrou... et je pourrai m’asseoir...

Appelant.

Garçon, un cabinet !

LE GARÇON, indiquant la porte de gauche, troisième plan.

Par ici, monsieur... Combien de couverts ?

Ils disparaissent tous les deux par la porte de gauche, troisième plan.

 

 

Scène II

 

CONSOMMATEURS, puis GATINAIS, puis LE GARÇON

 

GATINAIS, entrant par le fond, pâle, les yeux cernés, croyant s’adresser au garçon.

Garçon !... un petit verre...

À lui-même.

Je cherche à m’étourdir... Depuis quinze jours, je n’ai pas fermé l’œil... ma conscience ne veut pas me lâcher... Blancafort vient d’être plongé dans les fers... et moi... moi, je suis libre, bien nourri, bien logé... et, qui plus est, comblé d’honneurs !... Je vais juger les autres !

Il tombe sur une chaise auprès d’une table à gauche. Sa main frappe sur le marbre.

LE GARÇON, rentrant de gauche.

Voilà, monsieur !... Que désire Monsieur ?

GATINAIS.

Rien... tout à l’heure...

À lui-même.

Amère dérision du sort !... et pourtant Blancafort ne souffre pas plus sur la paille humide de son cachot... que je n’ai souffert dans l’omnibus qui m’a conduit ici... Chaque cahot prenait une voix pour me dire : « Le père Tampon t’a sauvé... tu dois sauver Blancafort !... » Et je le sauverai... j’ai déjà commencé...

Il frappe sur la table.

LE GARÇON.

Voilà, monsieur !... Que désire Monsieur ?

GATINAIS, s’oubliant.

La paix du cœur !...

Se reprenant.

Rien... tout à l’heure...

Le garçon s’éloigne. Se levant.

J’ai su, à prix d’or, me créer des intelligences dans la prison... J’ai envoyé hier à Blancafort... une lime d’horloger, enfermée dans un tuyau de pipe... avec ces mots, d’une écriture très fine... « Moi veiller... vous espérer... Lime en acier... sept barreaux de fer à couper... Gaudiband dans le fiacre en bas... Fiacre conduire vous à la frontière... » Je n’ai pas pu signer... il n’y avait plus de place... Une main amie s’est chargée de jeter ça adroitement dans la soupe du prisonnier... Il doit avoir son instrument depuis hier... il a dû scier toute la nuit... Gaudiband est dans le fiacre à son poste... C’est ma femme qui l’a décidé... sans lui donner d’explication... nous n’avons pas le temps... Tout va bien... Pauvre garçon !...

Il s’assoit sur la chaise près de la table, à gauche.

LE GARÇON, accourant.

Monsieur m’appelle ?

GATINAIS.

Moi ?... Ah ! mais... vous m’ennuyez !

 

 

Scène III

 

GATINAIS, EDGARD, LE GARÇON, puis LUCETTE

 

EDGARD, entrant par le fond, très affairé, avec d’énormes dossiers sous le bras.

Garçon, servez-moi vite...je suis très pressé... L’audience est pour onze heures.

GATINAIS, l’apercevant.

Tiens ! c’est vous !

EDGARD.

Monsieur Gatinais... Enfin, voilà le grand jour... vous allez siéger... Dites donc, je vous ai ménagé une surprise.

GATINAIS.

À moi ?

LE GARÇON, à Edgard.

Qu’est-ce que Monsieur désire ?

EDGARD.

Rien... tout à l’heure...

LE GARÇON, à part, s’éloignant à droite.

Ah ben ! en voilà des pratiques !

EDGARD, à Gatinais.

À force de démarches, j’ai réussi à faire colloquer à votre session l’affaire Blancafort.

GATINAIS.

Comment ! c’est moi qui vais le juger ?... Ah bien ! elle est forte, celle-là !

EDGARD.

On dirait que ça ne vous fait pas plaisir ?

GATINAIS.

À moi ? Au contraire !

À part.

De cette façon, s’il ne s’échappe pas... je le ferai acquitter... et, s’il s’échappe... je le ferai encore acquitter... par contumace !...

Montrant Edgard.

Il a eu une excellente idée, le petit.

Haut.

Vous déjeunez avec moi ?

EDGARD.

Volontiers... Et ces dames ?

GATINAIS.

Elles doivent venir me prendre ici... pour que je les fasse placer.

LUCETTE, entrant par la porte du fond et s’adressant au garçon.

Dites donc, jeune homme, voulez-vous me montrer mon avocat ?

LE GARÇON.

Comment s’appelle-t-il ?

LUCETTE, tirant un papier de sa poche.

Attendez !...

Lisant.

« Maître Bavay... »

LE GARÇON.

Il a déjeuné ici... mais il est parti... Vous le trouverez dans la salle des Pas-Perdus...

Il sort par la droite.

GATINAIS, la reconnaissant.

Mais je ne me trompe pas... c’est la petite Lucette.

LUCETTE, redescendant la scène.

Ah ! je vous reconnais... c’est à vous que j’ai donné des œufs...

GATINAIS.

Chut ! ne parlez pas de ça !

Haut.

Vous venez pour l’affaire Budor, qui doit se juger aujourd’hui ?

LUCETTE.

Non, c’est arrangé... papa a retiré sa plainte...

GATINAIS, contrarié.

Comment ! nous n’aurons pas l’affaire Budor ? Ah ! c’est désagréable... je comptais m’en régaler...

EDGARD, se levant.

On est d’une indulgence...

LUCETTE.

Si personne ne se plaint... si tout le monde est content...

GATINAIS.

Et votre père qui était furieux...

LUCETTE.

Il s’est calmé tout d’un coup... Par exemple, je ne sais pas pourquoi... c’est un jour que ma sœur a été malade...

GATINAIS, étonné.

Tiens !

LUCETTE.

Alors, maman a embrassé ma sœur ; papa a embrassé Budor... il a consenti au mariage... et Budor vient tous les soirs à la maison...

GATINAIS.

C’est étonnant !

EDGARD.

C’est honteux !

LUCETTE.

Et, depuis ce jour-là, tous les soirs, maman fait des petits bonnets.

GATINAIS.

Ah ! j’y suis !

LUCETTE.

Et ma sœur ne fait plus rien... Quand elle met seulement un pied devant l’autre, maman lui dit : « Prends garde !... » Savez-vous pourquoi ?

GATINAIS.

Parbleu !... c’est parce que... Ça ne vous regarde pas.

LUCETTE.

Et moi, je trime toute la journée à porter du lait, à puiser de l’eau, à casser du bois, et on ne me dit jamais : « Prends garde !... » Savez-vous pourquoi ?

GATINAIS.

Parbleu !... parce que... Voulez-vous me laisser tranquille !

LUCETTE.

Ne vous fâchez pas !... je vas payer not’ avocat... maman m’a recommandé de bien le marchander... je vas lui offrir des œufs frais !

Elle sort par le fond à droite.

 

 

Scène IV

 

EDGARD, GATINAIS

 

GATINAIS.

Enfin, voilà Budor sorti d’affaire... Quant à Blancafort...

EDGARD.

Oh ! celui-là !...

GATINAIS.

Franchement, est-ce que vous croyez qu’on le condamnera ?

EDGARD.

Vous en doutez ?

Montrant son dossier.

Après toutes les notes que j’ai écrites...

GATINAIS.

Mais il n’y a pas de preuves.

EDGARD.

Des preuves ! il y en a trop... On ne sait comment les classer... Nous avons d’abord la bourre du fusil...

GATINAIS.

C’est connu... Après ?

EDGARD.

La balle. On a extrait la balle... c’est une noisette !...

GATINAIS.

Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve contre Blancafort ?

EDGARD.

Cette noisette est la grosse aveline de Bourgogne, à pellicule rouge.

GATINAIS.

Oui.

EDGARD.

Et il a été constaté que l’accusé était seul à posséder cette espèce à Antony... J’ai fait moi-même une enquête dans tous les jardins... et je ne l’ai trouvée que dans celui de Blancafort.

GATINAIS, à part.

Sapristi ! il n’a pas de chance !

EDGARD.

Mais je ne sais pas pourquoi je l’appelle Blancafort... son vrai nom est Tampon... Il a tenu autrefois un club mal famé... et vous comprenez, un homme qui change de nom, le tribunal n’aime pas ça !

Il va à la table de droite.

GATINAIS, à part.

Il a une platine... ma parole ! Si je ne connaissais pas l’affaire, je croirais que Blancafort est coupable.

EDGARD.

Enfin, une dernière preuve... accablante !... Hier soir, le nommé Tampon a tenté de se suicider dans son cachot.

GATINAIS.

Ah bah ! comment ça ?

EDGARD.

En mangeant sa soupe... Il avait eu l’adresse d’y introduire un clou.

GATINAIS, à part.

Mon tuyau de pipe !

Haut.

Et on l’a trouvé... ce clou ?

EDGARD.

Non : il l’a avalé.

GATINAIS, à part.

Il le trouvera plus tard... mais ça va le retarder pour scier ses barreaux.

EDGARD.

Oh ! je suis d’une joie !... Je n’osais d’abord espérer que la réclusion... mais j’espère maintenant les travaux forcés à temps...

GATINAIS, à part.

Il est atroce, ce petit bonhomme ! je le prends en grippe !

EDGARD.

Il a bien fait citer deux témoins à décharge... deux officiers du 21e.

GATINAIS, avec espoir.

Ah ! deux officiers ?...

EDGARD.

Mais je suis tranquille... Les armes n’intimideront pas la toge.

 

 

Scène V

 

EDGARD, GATINAIS, GAUDIBAND, puis LE GARÇON

 

GAUDIBAND, entrant du fond en grelottant, très pâle et le nez rouge.

Pristi ! quel froid ! je suis gelé !

EDGARD.

Mon parrain ! d’où sortez-vous ?

GAUDIBAND.

De mon fiacre... En le prenant, je ne me suis pas aperçu qu’il avait deux carreaux cassés, et je suis dans un courant d’air depuis huit heures du matin...

Il éternue ; le garçon, à la table de gauche, deuxième plan, le salue.

EDGARD.

Mais pourquoi êtes-vous resté dans ce fiacre ?

GAUDIBAND.

Parce que... parce que...

Il éternue, le garçon le resalue.

Je n’en sais rien... C’est madame Gatinais... ta femme.

LE GARÇON, à part, regardant Gatinais.

Gatinais !... c’est lui !

GAUDIBAND.

Qui m’a dit : « M’aimez...

Se reprenant.

m’estimez-vous ? – Oh ! oui ! – Alors, prenez un fiacre... et restez dedans... »

À part.

J’ai cru comprendre qu’elle viendrait m’y rejoindre... mais elle n’est pas venue...

LE GARÇON, qui s’est approché de Gatinais, et bas, en le tirant par sa redingote.

Chut !

GATINAIS, étonné.

Quoi ?

LE GARÇON, bas.

C’est vous qui êtes M. Gatinais ?

GATINAIS.

Oui.

LE GARÇON, bas.

Chut ! j’ai quelque chose à vous remettre de la part du prisonnier... Demandez des œufs sur le plat.

Il remonte au fond.

GATINAIS, regardant le garçon avec étonnement et à part.

Quel est ce mystère ?

GAUDIBAND.

Ah çà, déjeunons-nous ?

EDGARD.

Volontiers... Je vais commander des rognons...

GAUDIBAND.

Des huîtres...

GATINAIS, allant se mettre à la table de gauche.

Non...

Regardant le garçon.

Je propose des œufs sur le plat.

GAUDIBAND,

qui se place à la même table et prend la droite, Edgard s’installant au milieu.

Tiens ! quelle drôle d’idée !

GATINAIS.

C’est la renommée ici... On vient tout exprès pour manger des oeufs sur le plat.

Au garçon.

Trois œufs sur le plat !

LE GARÇON.

Bien, monsieur !

Il sort à droite.

GAUDIBAND, criant au garçon.

Pas trop cuits... avec du jambon !...

Aux autres.

Quel vin prenons-nous ?

EDGARD.

Du thé.

GATINAIS.

Ah ! merci !

GAUDIBAND.

Je préfère du mâcon.

LE GARÇON, entrant avec un plat.

Les œufs demandés !

Il pose le plat sur la table.

GAUDIBAND.

Ah ! on n’est pas long à vous servir ici...

Au garçon.

Vous nous donnerez du mâcon...

Ils prennent place à la table.

GATINAIS, à Gaudiband.

Je t’envoie un œuf.

GAUDIBAND.

Tu peux en mettre deux... j’ai une faim... C’est le fiacre...

Gatinais lui donne deux œufs ; mangeant et poussant un cri.

Aïe !

Il se lève et prend le milieu de la scène.

GATINAIS et EDGARD.

Quoi donc ?

GAUDIBAND.

J’ai manqué de m’étrangler...

Tirant quelque chose de sa bouche.

Qu’est-ce qu’ils ont donc fourré là dedans ? un tuyau de plume.

GATINAIS, regardant le garçon, qui lui fait un signe d’intelligence.

Hein ?

GAUDIBAND.

Mais il y a un papier dedans.

Il regarde le papier.

GATINAIS, à part.

Saperlotte !

GAUDIBAND, dépliant le papier.

De l’écriture !

GATINAIS, à part.

La réponse !

GAUDIBAND, lisant.

« J’ai reçu votre lime, qui a failli m’étrangler... Envoyez-moi plutôt une fausse clef de la prison ; la nuit tout le monde dort... et je pourrais m’en aller... » Signé : « Blancafort, innocent... »

EDGARD, prenant le papier des mains de Gaudiband.

Une évasion ! une preuve énorme !

GATINAIS.

Permettez...

EDGARD.

L’innocent ne se dérobe pas à la justice de son pays !... Je vais faire parvenir ce billet à qui de droit, avec une note à l’appui !...

Il écrit sur la table à droite.

GATINAIS.

Pauvre Blancafort... S’il continue, il va se faire condamner à mort.

LE GARÇON, criant à la cantonade, au fond.

Le café de ces messieurs du jury... au numéro 7 !

GATINAIS.

Comment ! mes collègues déjeunent ici ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur, au premier.

GATINAIS.

J’y cours ! je vais plaider la cause de Blancafort, puisque son évasion a raté.

Au garçon.

Où sont ces messieurs ?

LE GARÇON.

En haut de l’escalier... numéro 7.

GATINAIS, à part.

Nous allons arranger ça en prenant le café.

Il sort par la gauche, troisième plan.

EDGARD, achevant de rédiger sa note et se levant.

Là ! voilà qui est fait... Adieu !...

GAUDIBAND.

Un instant !... j’avais quelque chose à te demander. Attends... ça va me revenir.

EDGARD.

C’est que je suis pressé... Cette note...

GAUDIBAND.

Ah ! c’est pour ton mariage... Tes papiers sont-ils arrivés ?

EDGARD.

Pas encore... mais j’ai reçu ce matin de Montauban une lettre de ma mère, pour vous... la voici...

Sortant.

À bientôt.

Il sort par le fond à gauche en courant.

 

 

Scène VI

 

GAUDIBAND, seul, regardant sa lettre

 

Une lettre d’elle !... Je ne sais ce que j’éprouve... Je suis ému...

Il embrasse la lettre.

Une femme que j’ai abandonnée avec un enfant !

Il met ses lunettes, ouvre la lettre et lit.

« Mon bon ami... »

Parlé.

Son bon ami !... pas de rancune !... pas de fiel !...

Lisant.

« Je vous écris pour vous dire... »

S’interrompant.

Non ! mes larmes tombent sur mes verres... et je n’y vois plus...

Il ôte ses lunettes et les essuie avec son mouchoir ; reprenant sa lecture.

« Je vous écris pour vous dire que je vous ai trompé... »

Parlé.

Elle aura formé une autre liaison !

Lisant.

« Le petit demande son acte de naissance... la bombe doit éclater... vous m’avez écrit autrefois : « Envoyez-moi l’enfant !... » Je n’en avais pas... »

Parlé.

Hein ! Comment ?

Lisant.

« C’était une couleur pour vous engager à m’épouser... Alors, j’ai emprunté celui de ma sœur, qui est mariée avec le cantonnier de la route de moyenne communication numéro 6... »

Parlé.

Le cantonnier !

Lisant.

« C’était son quatorzième garçon ; il paraissait chétif, il avait besoin de soins... Je vous l’ai expédié... Si vous n’en voulez plus, renvoyez-nous-le par le chemin de fer, en troisièmes... À vous pour la vie... Post-scriptum. Je me porte bien, je suis toujours dans ma fabrique d’épingles... Mon ancien bibi serait bien gentil de m’envoyer un jupon de laine pour l’hiver... avec un pain de sucre pour des confitures... »

Parlé.

Par exemple ! voilà une tuile !... Edgard, que je ne pouvais embrasser sans pleurer !... c’est le fils du cantonnier de la route de moyenne communication numéro 6. Ah ! mon Dieu ! je lui ai assuré cinq mille francs de rente par donation... irrévocable ! et j’ai promis cent mille francs le jour du mariage !... Ah ! mais non, je le lâche !... Sa dot regarde le cantonnier.

 

 

Scène VII

 

GAUDIBAND, MADAME GATINAIS, JULIE, LE GARÇON, puis GATINAIS

 

MADAME GATINAIS, entrant avec Julie par le fond.

Dépêchons-nous !... nous sommes en retard... et nous n’avons pas déjeuné.

GAUDIBAND.

Ah ! mesdames !...

MADAME GATINAIS.

Monsieur Gaudiband...

JULIE.

Avez-vous vu papa ?

GAUDIBAND.

Oui... nous avons déjeuné ensemble... il est là-haut.

MADAME GATINAIS.

Commandons vite... nous n’avons pas de temps à perdre... Garçon, qu’est-ce que vous avez ?

GAUDIBAND.

Je ne vous conseille pas de prendre des œufs sur le plat... On y trouve des choses étranges.

MADAME GATINAIS, au garçon.

Deux tasses de chocolat...

GAUDIBAND.

Vous servirez ces dames dans le petit salon à côté... ça sent le tabac ici !

LE GARÇON, sortant.

Tout de suite !

JULIE.

Il ne faut pas faire attendre M. Edgard... il nous a promis des places sur le devant... si nous venions de bonne heure.

GAUDIBAND.

Ah ! si vous comptez sur le petit Edgard...

MADAME GATINAIS.

Mais certainement ! un prétendu...

GAUDIBAND.

Un prétendu ?

À part.

Comme elle marche !...

Haut.

Vous voulez dire qu’il a des prétentions... beaucoup de prétentions...

MADAME GATINAIS.

C’est vous qui nous l’avez présenté.

GAUDIBAND.

Je l’ai présenté... certainement... comme on présente à une dame... une tranche de brioche... Elle la prend ou ne la prend pas... c’est à son choix...

MADAME GATINAIS, à part.

Qu’est-ce qu’il a ?

GAUDIBAND, à part.

Tiens ! je n’ai pas envie de donner les cent mille francs !

Haut.

Mais pardon... je n’ai pas de place réservée... et je tiens à être sur le devant... Nous nous retrouverons à l’audience.

Il sort par le fond.

MADAME GATINAIS, à Julie.

Qu’est-ce que cela signifie ?

JULIE.

Je n’y comprends rien, maman...

LE GARÇON, arrivant de la gauche.

Ces dames sont servies.

MADAME GATINAIS.

Nous voici.

À son mari qui paraît à gauche.

Attends-nous ! le temps d’avaler une tasse de chocolat.

Elle entre à droite avec sa fille, qui est entrée la première.

 

 

Scène VIII

 

GATINAIS, seul, puis LE GARÇON

 

GATINAIS.

Je viens de voir mes collègues... impossible de les convaincre... Je leur ai pourtant payé le café... mais il a contre lui la noisette, la bourre, le clou... Enfin, j’ai fait tout ce que j’ai pu !... Mais du moment que la fatalité s’en mêle... car il a une déveine, ce Blancafort !... Quelle étoile ! les noisetiers eux-mêmes sont contre lui !... Bah ! il fera six mois... il n’en mourra pas... J’irai le voir tous les dimanches... je lui porterai quelques petites douceurs... Eh bien, c’est égal, je sens là quelque chose... Non ! je ne suis pas content de moi.

Appelant.

Garçon !

LE GARÇON, arrivant de droite.

Monsieur ?

GATINAIS.

Apportez-moi de la liqueur... ce que vous aurez de plus fort.

LE GARÇON.

De la chartreuse verte... voilà, monsieur.

Il apporte un carafon et un petit verre, et sort par la droite.

GATINAIS, assis à la table ; il verse trois verres coup sur coup qu’il avale.

J’ai besoin de m’étourdir !... Retrempons-nous ; car, pour un rien, je sens que j’irais me dénoncer... Voyons !... raisonnons... Ce Blancafort... qui a changé de nom... c’est à peine si je le connais... On prétend qu’il m’a sauvé la vie... Eh bien, oui, c’est vrai... j’en conviens... mais il y a diablement longtemps...

Il boit plusieurs petits verres.

Et, d’ailleurs, s’il ne m’avait pas sauvé... si je n’avais pas consenti courageusement à me cacher dans son four... on aurait fait fermer son établissement... Voilà où je le pince !

Il boit.

Il a pensé beaucoup plus à lui qu’à moi... c’est un égoïste !... Bien ! voilà que je lui flanque des injures maintenant... c’est ignoble !

Il boit.

Un homme qui risquait de se faire massacrer pour moi...

Se grisant et s’attendrissant.

Car il est bon, cet homme !... c’est un bon mari... qui rend sa femme heureuse... qui élève bien ses enfants... Il en a un dans les assurances... il va très bien... l’autre est en Afrique... il se bat contre les Arabes... il défend les frontières de la France !

S’exaltant.

Et, pendant ce temps-là, je couvrirais d’ignominie les cheveux blancs de son père, moi ! Gatinais ? Ah ! j’en ris de honte et de pitié ! Satanée liqueur ! elle me remue... Elle me fait pousser des idées... là... au cœur ! Car, enfin, je ne suis pas un misérable, moi ! je suis un brave homme ! je fais partie de la session. Ah ! au diable ! ma résolution est prise !

 

 

Scène IX

 

GATINAIS, GEINDARD, puis POTEU

 

GEINDARD, entrant par la droite.

Onze moins un quart... l’audience va commencer...

GATINAIS, courant à lui.

Ah ! Geindard !... Deux mots !... Blancafort est innocent !

GEINDARD.

Allons donc !

GATINAIS.

Je connais le coupable... celui qui a tiré le coup de fusil... Tu ne voudrais pas faire condamner un innocent ?

GEINDARD.

Ah ! j’en suis bien fâché... mais l’instruction est faite... Il faudrait tout recommencer... et, moi, j’en ai assez...

À part.

Je désire m’asseoir.

GATINAIS.

Mais puisque je te dis que je le connais... c’est moi... là !... c’est moi !...

GEINDARD.

Je vois la chose... On dit qu’il vous a sauvé la vie, et vous vous sacrifiez à votre tour.

GATINAIS.

Comment ! tu ne me crois pas ?

GEINDARD.

Pas du tout.

GATINAIS.

Mais quand je te jure...

Apercevant Poteu qui entre du fond.

Ah ! j’ai un témoin !... Poteu ! avance !

Il le prend par les épaules.

POTEU, s’avançant.

Monsieur ?

GATINAIS.

Jure-moi de dire la vérité... toute la vérité !... Qui est-ce qui a tiré le coup de fusil ?

POTEU.

C’est Blancafort !

GEINDARD.

Ah ! vous voyez bien !

GATINAIS, à Poteu.

Mais tu m’as vu... au bout du jardin...

POTEU.

Moi ?... Jamais !

GATINAIS, indigné.

Oh !

POTEU, à part.

Merci... S’il était condamné, je perdrais ma place !...

Geindard l’entraîne dehors.

GEINDARD.

Filons ! L’audience va commencer !

Poteu et Geindard sortent par le fond.

 

 

Scène X

 

GATINAIS, puis LE GARÇON, puis EDGARD, puis MADAME GATINAIS et JULIE

 

GATINAIS, seul.

Pauvre Blancafort ! quelle fichue étoile !... Mais je saurai la combattre... il le faut !

Il finit le carafon.

Garçon, une plume, du papier !

LE GARÇON, apportant ce qu’il faut pour écrire.

Voilà, monsieur.

Il sort par la droite.

GATINAIS, tout en écrivant à la table de droite.

Une déclaration nette et précise des faits... Quelque chose de clair et de bien senti... que je lirai moi-même... en pleine audience... à mon banc de juré... Je proclame ma culpabilité et l’innocence de Blancafort... Là !... Mon brouillon est fait... je vais le recopier...

EDGARD, entrant vivement par le fond.

Je viens vous chercher... On va faire l’appel des jurés...

GATINAIS, écrivant.

Je suis à vous...

EDGARD.

Tiens ! qu’est-ce que vous écrivez là ?

GATINAIS.

Je recopie un document qui étonnera le monde !

Il jette le brouillon de papier à terre après l’avoir froissé.

EDGARD, apercevant madame Gatinais et Julie entrant par la droite.

Ah ! voici ces dames.

À Julie, saluant.

Mademoiselle, je suis à vos ordres.

MADAME GATINAIS, à son mari.

Eh bien, es-tu prêt ?

GATINAIS, pliant un papier qu’il met dans sa poche.

Oui...

Avec émotion.

Mes enfants, je vais sans doute faire un voyage.

JULIE.

Comment ! tu pars ?

GATINAIS.

Pour quelques mois seulement...

MADAME GATINAIS.

Où vas-tu ?

GATINAIS.

Où l’honneur m’appelle.

MADAME GATINAIS.

Mais explique-moi...

GATINAIS.

Rien... plus tard... Venez à l’audience... et vous apprendrez à me connaître.

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

EDGARD, MADAME GATINAIS, JULIE

 

MADAME GATINAIS, à Edgard.

Comprenez-vous ?

EDGARD.

Rien... il écrivait quand je suis entré...

Il ramasse près de la table le brouillon jeté par Gatinais.

Ceci va peut-être nous expliquer...

Lisant.

« Messieurs les jurés... je viens vous faire connaître le coupable... je serai clair... J’ai cru que c’était le chat... la bande du journal est une erreur de la poste... la noisette était sur le buffet... quand au clou... c’était un tuyau de pipe... »

Parlé.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

JULIE.

Je ne sais pas.

EDGARD.

« Maintenant, vous connaissez la vérité... le seul coupable, c’est moi ! » Signé : « Gatinais. »

MADAME GATINAIS.

Ah ! mon Dieu ! il va se dénoncer lui-même.

Ils remontent au fond.

EDGARD.

Vite ! courons !... il peut être encore temps...

Tous remontent vers la porte de sortie. Gaudiband paraît en robe d’avocat, son bonnet sur la tête.

 

 

Scène XII

 

EDGARD, MADAME GATINAIS, JULIE, GAUDIBAND

 

MADAME GATINAIS et JULIE.

M. Gaudiband !

EDGARD.

Sous ce costume !

MADAME GATINAIS.

Avez-vous rencontré mon mari ?

GAUDIBAND.

Oui, je l’ai vu entrer par la porte réservée aux jurés... il paraissait très agité.

MADAME GATINAIS, tombant sur une chaise.

Trop tard !

JULIE.

Monsieur Gaudiband, il faut retourner au Palais.

GAUDIBAND.

Ah ! non ! pas moi !... J’ai eu trop peur... je voulais voir l’affaire Blancafort... c’était comble... alors, pour entrer, j’ai loué une robe d’avocat...

EDGARD.

Comment ! vous avez osé... ?

GAUDIBAND.

J’étais très bien placé... sur le devant... mais tout à coup voilà le président qui dit : « Nous engageons les personnes étrangères au barreau et qui ont revêtu un costume qui ne leur appartient pas à quitter l’audience... sinon, nous serons obligé de sévir... » Il m’a semblé que le gendarme regardait de mon côté... Alors, pour me donner une contenance, je prends un dossier qui était sur le banc, et je m’élance en criant : « On m’attend à la seconde chambre !... » Et me voilà !

EDGARD, sévèrement à Gaudiband.

J’espère que ceci vous servira de leçon.

GAUDIBAND, à part.

Ah ! il m’ennuie, ce petit cantonnier.

MADAME GATINAIS.

Mais que faire ? il est en train de se dénoncer...

EDGARD, aux dames.

Il y a un moyen !

MADAME GATINAIS et JULIE.

Lequel ?

EDGARD, prenant le brouillon.

Ces phrases incohérentes... il faut le faire passer pour fou !

MADAME GATINAIS.

Mon mari !

JULIE.

Et il n’ira pas en prison ?

EDGARD.

Nous le ferons interdire seulement.

 

JULIE, avec joie.

Oh ! oui !... faisons interdire papa !

EDGARD, se mettant vivement à la table.

Je vais rédiger la demande... hic et nunc... currente calamo !

Les dames l’entourent.

GAUDIBAND, à part.

Cette robe me gêne... et ce dossier...

Ouvrant la serviette.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien mettre là dedans ?

Tirant des brochures et des journaux.

Mémoires de Thérésa... la Cagnotte... C’est un avocat qui s’occupe de littérature.

 

 

Scène XIII

 

EDGARD, MADAME GATINAIS, JULIE, GAUDIBAND, GATINAIS, puis LE GARÇON, puis POTEU, puis GEINDARD

 

GATINAIS, entrant très animé.

C’est illégal !... je proteste !

MADAME GATINAIS.

Lui !... Tu n’es pas arrêté ?

GATINAIS.

Non... je suis récusé... moi ! récusé !

GAUDIBAND.

Par qui ?

GATINAIS.

Par l’avocat de Geindard... un petit faquin.

EDGARD.

C’était son droit...

GATINAIS.

Je réclame... je crie... je veux pénétrer de vive force jusqu’à mon banc... et on me flanque à la porte. Je ferai retentir la presse !

JULIE.

Oh ! quel bonheur !

GATINAIS.

Et Blancafort... qui est là... couvert de chaînes !... Quelle étoile !

LE GARÇON, entrant par le fond.

Encore un de condamné.

GATINAIS, vivement.

À quoi ?

LE GARÇON.

À perpétuité...

GATINAIS, tombant sur une chaise, à gauche.

À perpétuité !... Je ne peux pas prendre sa place... c’est trop long !

POTEU, entrant.

Ça n’a pas de nom !

GEINDARD, entrant.

Ils l’ont acquitté !

GATINAIS, se relevant.

Acquitté... Qui ?

POTEU.

Le Blancafort !

TOUS.

Acquitté !

GATINAIS.

Ah çà ! qu’est-ce que disait donc ce garçon ?

Au garçon.

Imbécile !

LE GARÇON, au fond.

Moi, je parlais de Bamblotaque... l’abus de confiance...

GEINDARD.

Mon avocat a plaidé comme une cruche.

POTEU.

Faut convenir aussi que le président vous a joliment collé quand il vous a dit : « Geindard, vous prétendez avoir vu l’accusé... Mais la position inverse que vous occupiez sur le mur semble contredire cette assertion. »

GEINDARD.

Alors il a ajouté : « Geindard, retournez-vous... Très bien... Maintenant me voyez-vous ? »

GAUDIBAND.

Oh ! très fort !

GATINAIS.

Plein de sagacité !

POTEU, à Geindard.

Bah ! prenons un petit verre !

GEINDARD.

Je veux bien... pour m’asseoir...

Ils prennent place à la table au fond à droite.

EDGARD.

C’est un échec... mais j’espère que cela ne nous empêchera pas de donner suite à nos projets.

GATINAIS, à part.

Nous y voilà !

EDGARD.

Mon parrain, le moment est venu de faire la demande...

GAUDIBAND.

Oui, mon ami.

Il l’embrasse ; à part.

En trois mots, je vais le couler.

Haut, en le présentant.

Mon Dieu ! ce n’est pas un aigle...

EDGARD.

Mais, parrain...

GAUDIBAND.

L’extérieur est gracieux, je ne dis pas... mais pas de santé, pas d’estomac... ça ne digère pas.

JULIE.

Comment ?

EDGARD.

C’est une erreur !

GATINAIS.

Pas d’estomac... Ceci change la thèse...

MADAME GATINAIS, bas à son mari.

M. Gaudiband a promis cent mille francs le jour du contrat.

GATINAIS, à part.

Cent mille... ceci rechange la thèse...

Haut.

Approchez, mon jeune ami...

GAUDIBAND, à part.

Il est coulé !

GATINAIS, à Edgard.

L’estomac... est une chose qui va et vient... Ça peut se guérir... Nous causerons du mariage après la session.

GAUDIBAND, à part.

Le fils d’un cantonnier !

GATINAIS, bas et avec intention.

Si toutefois je ne suis pas récusé.

EDGARD, vivement.

Vous ne le serez pas, j’en réponds !

GATINAIS, à part.

J’en étais sûr... Il connaît les avocats... toute la boutique...

Haut.

Enfin à partir de demain, du courant, je vais tenir la balance de la justice... Dans un plateau je mettrai la rigueur... et dans l’autre la sévérité !

Chœur.

Enfin la paix vient de renaître ;
Nous devons tous bénir le sort
Qui vient de faire reconnaître
L’innocence de Blancafort.

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