La Trahison punie (DANCOURT)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la rue de Fossés Saint-Germain, le 28 novembre 1707.

 

Personnages

 

DON FÉLIX, Père de Léonor

DON ANDRÉ

DON GARCIE, Amant de Léonor

DON JUAN

LÉONOR, Fille de Don Félix

ISABELLE

FABRICE, Valet de Don André

JACINTE, Suivante de Léonor

BÉATRIX

IGNEZ, Suivante d’Isabelle

UN LAQUAIS

 

La Scène est à Valence.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BÉATRIX, FABRICE

 

BÉATRIX.

Quand ton maître saura de quelle part je viens

Lui demander ce soir une heure d’entretien...

FABRICE.

C’est bien du temps qu’une heure, et nous n’en avons guères.

Tant nous sommes chargés de ces sortes d’affaires.

BÉATRIX.

Il est donc par l’amour occupé vivement ?

FABRICE.

Par l’amour peu, beaucoup par le dérèglement.

BÉATRIX.

Il ne se pique pas d’une ardeur bien constante.

FABRICE.

Non, il prend sans façon tout ce qui se présente.

Sans goût, sans choix, sans règle, il se livre au plaisir,

Mais il s’épargne au moins l’embarras de choisir ;

Ainsi de quelque part, mon enfant que l’on vienne,

De prude, de coquette, et fut-ce de la tienne ?

Je puis t’en assurer par ce que j’en ai vu,

Nul message galant ne sera mal reçu.

BÉATRIX.

À la bonne heure.

FABRICE.

Bon, c’est bien prendre l’affaire :

Si par hasard aussi l’on a de quoi te plaire ?

BÉATRIX.

Hem.

FABRICE.

Si tu sens pour moi quelque tentation,

Parle, et l’on y fera considération.

BÉATRIX.

Si cela m’arrivait par grand malheur, je compte

De n’en parler qu’à toi, tant j’en aurais de honte.

FABRICE.

Et si tu me fais part jamais d’un tel secret,

Je le dirai partout, moi, tant je suis discret.

BÉATRIX.

Nous voilà bien d’accord.

FABRICE.

On ne saurait mieux l’être.

Touche là.

BÉATRIX.

Soit, mais fais que je parle à ton maître ;

Je ne l’ennuierai point, j’aurai fait en deux mots.

FABRICE.

Le hasard le conduit ici tout à propos.

 

 

Scène II

 

BÉATRIX, FABRICE, DON ANDRÉ

 

DON ANDRÉ.

Que veut-on ?

FABRICE.

Une jeune et gentille Suivante

Qu’on députe vers vous pour affaire importante,

Demande avec instance à vous rendre un billet,

Et je me suis chargé, comme premier valet,

De ces vétilles-là l’unique secrétaire,

Et de vos faits galants intendant ordinaire,

De vous la présenter.

DON ANDRÉ.

Qu’elle approche.

FABRICE.

Allons, viens,

Mon compliment est fait, ma chère, fais le tien.

BÉATRIX.

Une Dame, Monsieur, qui n’est pas ma maîtresse,

Mais que je sers pourtant avec zèle et tendresse,

M’a fort recommandé de remettre en vos mains

Ce billet par lequel vous saurez ses desseins,

Et pour toute réponse, il ne faut que me dire

Si vous viendrez ce soir au lieu qu’elle désire.

DON ANDRÉ, lit, et continue.

Je ne manquerai pas d’aller au rendez-vous,

Et tiendrais à bonheur de n’y trouver que vous.

BÉATRIX.

Que moi, Monsieur !

FABRICE.

Fort bien.

DON ANDRÉ.

Si bien faite et si belle ;

Celle que vous servez présume beaucoup d’elle ;

Et lorsqu’on vous a vue, il est bien malaisé

Qu’à d’autres feux un cœur se trouve disposé.

Oui, quiconque se sert de telle messagère,

Quelques charmes qu’elle ait, hasarde de moins plaire.

BÉATRIX.

Oh ! Monsieur.

DON ANDRÉ.

Dites-lui que vous m’avez manqué,

Et trouvez-vous vous-même au lieu qui est marqué,

J’irai plus volontiers.

BÉATRIX.

Nous y serons ensemble.

Et vous m’en conterez pour lors si bon vous semble ;

Jusqu’à ce soir.

DON ANDRÉ.

J’irai pour vous uniquement,

Et si je suis réduit à feindre...

 

 

Scène III

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Doucement.

Depuis que je vous sers dans vos bonnes fortunes,

Au diable, si jamais j’ai profité d’aucunes ;

Et ce n’a pas été faute d’occasion.

Si j’eusse eu comme vous mauvaise intention,

Je suis assez bien fait, et plus d’une Marquise...

Il n’a tenu qu’à moi d’en faire la sottise...

Cela vous regardait, et je n’en ai dit mot,

Mais quand un bon hasard se trouve dans mon lot...

Puisqu’en tel cas pour vous j’ai de la conscience,

Ayez-en, et vivons en bonne intelligence.

DON ANDRÉ.

Comment, bélître, fat. Belle comparaison ?

FABRICE.

Je suis votre valet, et vous avez raison ;

Mais lorsque le valet est fidèle à son maître,

Le maître à son valet a tort de ne pas l’être.

DON ANDRÉ.

Oh, tais-toi. Sur le ton que ce coquin le prend,

Il me croit ou bien sot, ou beaucoup endurant.

FABRICE.

Oh ! pour endurant, non, tous les jours d’ordinaire,

Vous me donnez, Monsieur, des preuves du contraire.

DON ANDRÉ.

Pour t’en donner encor qui te convainquent mieux,

Si tu ne veux cesser tes discours ennuyeux :

Insolemment encor si ta langue s’exerce,

Sors.

FABRICE.

Il a des moments où le diable le berce.

Monsieur...

DON ANDRÉ.

Sors d’avec moi, te dis-je.

FABRICE.

Quoi ! comment

Vous me mettez dehors, Monsieur ?

DON ANDRÉ.

Absolument.

Tu manques de respect, tu ne saurais te taire,

Je suis las de t’entendre.

FABRICE.

Et moi de vous voir faire.

DON ANDRÉ.

Encor, sortiras-tu ?

FABRICE.

Mais que vous ai-je fait ?

DON ANDRÉ.

Tu deviens familier, je t’ai pris pour valet ;

Tu l’es.

FABRICE.

D’accord, Monsieur.

DON ANDRÉ.

Comme tel, je te chasse.

FABRICE.

Vous êtes le maître.

DON ANDRÉ.

Oui, sans contredit.

FABRICE.

De grâce,

Du droit de maître ici, puisque vous vous servez,

Comme tel payez-moi ce que vous me devez.

DON ANDRÉ.

Que je te paie ?

FABRICE.

Oui.

DON ANDRÉ.

Va, parle, tu peux dire

Tout ce que tu voudras, je ne fais plus qu’en rire.

FABRICE.

N’oubliez pas au moins ce que vous permettez,

Je lâcherai parfois d’étranges vérités

Si vous vous fâchez...

 

 

Scène IV

 

DON ANDRÉ, FABRICE, UN LAQUAIS

 

DON ANDRÉ.

Qu’est-ce ?

UN LAQUAIS.

Un Cavalier demande

À parler à Monsieur.

FABRICE.

Hé dis-lui qu’il attende.

DON ANDRÉ.

Non, qu’on le fasse entrer.

FABRICE.

Mais y songez-vous bien ?

Si c’est quelque ennemi qui vienne...

DON ANDRÉ.

Ne crains rien.

FABRICE.

Quelque mari jaloux, quelque amant, quelque frère.

DON ANDRÉ.

Il vient, demeure ici.

FABRICE.

Le drôle a l’air colère.

 

 

Scène V

 

DON ANDRÉ, DON GARCIE, FABRICE

 

DON GARCIE.

Je voudrais, Don André, vous parler en secret.

DON ANDRÉ.

Vous le pouvez, cet homme est fidèle et discret,

Et depuis très longtemps il a ma confidence.

FABRICE.

Monsieur n’a pas pour moi la même confiance.

Ce serait le gêner.

DON GARCIE.

Ce valet a raison.

Le secret me regarde.

DON ANDRÉ.

Hé bien qu’il sorte donc.

FABRICE.

Volontiers. D’écouter, j’ai pourtant grande envie.

DON GARCIE.

Savez-vous qui je suis ?

DON ANDRÉ.

Vous êtes Don Garcie.

DON GARCIE.

C’est mon nom, et je suis du sang des Torellas,

Noble autant qu’il en soit.

DON ANDRÉ.

Je ne l’ignore pas.

DON GARCIE.

Cadet, je suis peu riche, et je me dédommage

De ce manque de bien par un autre avantage.

J’ai pour moi la vertu, la noblesse de cœur ;

Qui me font estimer de tous les gens d’honneur.

DON ANDRÉ.

Mais où tend ce discours, il est peu nécessaire

Pour moi, qui vous estime autant qu’on puisse faire.

DON GARCIE.

Vous me le prouvez mal, Don André.

DON ANDRÉ.

Moi ?

DON GARCIE.

Oui, vous,

Et puisqu’à vous parler, enfin je me résous,

Croyez que j’ai gardé toute la patience...

DON ANDRÉ.

Je ne vous entends point.

DON GARCIE.

Dès ma plus tendre enfance

J’adore Léonor : m’entendez-vous, enfin ?

FABRICE, caché.

Hoi, hé.

DON GARCIE.

De son cœur j’ai trouvé le chemin.

DON ANDRÉ.

C’est être bienheureux qu’un objet plein de charmes...

DON GARCIE.

Ce bonheur m’a coûté des soucis, des alarmes,

Des soins, du temps, des pleurs ; et peut-être, après tout

De mes peines encor je ne suis pas à bout.

DON ANDRÉ.

Cela se pourrait bien.

DON GARCIE.

Je ne crains que son père,

Tout autre qui voudra hasarder de m’en faire,

Soit caprice, ou raison, dessein prémédité,

Passion véritable, ou simple vanité...

Avez-vous donc encor quelque peine à m’entendre ?

DON ANDRÉ.

Beaucoup.

DON GARCIE.

Ceci sera plus facile à comprendre.

Enfin de Léonor, autant aimé qu’amant,

J’entre sans lui déplaire en son appartement :

Et c’est une faveur où je puis seul prétendre.

DON ANDRÉ.

C’est donc là le secret que vous vouliez m’apprendre ?

DON GARCIE.

Oui, je vous le confie, et j’ose défier

Quiconque le saura de l’oser publier :

Et quoique mon amour soit su de tout Valence

Sur mon bonheur de vous j’exige le silence.

DON ANDRÉ.

Ah ! je vous promets fort de n’en jamais parler.

DON GARCIE.

Ce n’est pas tout, songez à ne le point troubler,

Non que de votre amour j’appréhende les suites,

Car près de Léonor vos efforts, vos poursuites,

Les soins qu’on vous a vu jusqu’ici vous donner,

N’ont produit d’autre effet que de la chagriner ;

Je sens des mouvements bien plus violents qu’elle :

Mais après le secret qu’ici je vous révèle...

Vous êtes galant homme, et j’ose me flatter

Que vous m’empêcherez de les faire éclater.

Vous avez peu d’amour, la faveur n’est pas grande,

Léonor vous en prie, et je vous le demande.

FABRICE, éloigné.

Mais il a raison, et j’en suis fort content,

Plût au Ciel que mon maître en pût avoir autant.

DON GARCIE.

Vous rêvez, se peut-il qu’un noble cœur hésite

À prendre un parti juste, à changer de conduite ?

Je m’en vais sans réponse ; elle sera, je crois

Telle qu’en pareil cas je vous la ferais moi.

DON ANDRÉ.

Arrêtez, Don Garcie.

DON GARCIE.

Adieu, songez de grâce

Que c’est une prière, et point une menace.

 

 

Scène VI

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Le Seigneur Torellas parle d’assez bon sens ;

Qu’en dites-vous, Monsieur ?

DON ANDRÉ.

Moi, je dis que je sens

Pour cette Léonor une plus vive flamme,

Que lorsque j’ignorais celle qu’elle a dans l’âme.

Don Garcie...

FABRICE.

En entrant il m’a paru fâché.

DON ANDRÉ.

Je m’en trouve entre nous quitte à très grand marché.

FABRICE.

Comment, a-t-il sujet d’être plus en colère ?

Et seriez-vous en droit par hasard de lui faire

Pareille confidence ?

DON ANDRÉ.

Oh ! non ; mais j’avais peur...

FABRICE.

De quoi donc ?

DON ANDRÉ.

Qu’il ne vint à me parler de sa sœur.

FABRICE.

De sa sœur ?

DON ANDRÉ.

Don Garcie est frère d’Isabelle,

Et sans l’aimer tu sais que je suis aimé d’elle.

FABRICE.

Oui, tout l’Été dernier je sais que vous fassiez

À peu près comme si tous deux vous vous aimiez.

DON ANDRÉ.

Rien moins ; c’est de ma part amusement, sottise.

FABRICE.

Peut-être de la sienne aussi.

DON ANDRÉ.

Non, elle et prise

Tout de bon. J’en reçois des billets chaque jour,

Dont à d’autres beautés je sais faire ma cour.

FABRICE.

Que vous êtes, Monsieur, d’un joli caractère !

Mais quel est le plaisir que vous pouvez vous faire

De voltiger sans cesse et sans réflexion,

Sans plaisir à coup sûr, si c’est sans passion ;

De poursuivre à la fois la belle, et la plus laide,

Qui du plus fort amour serait un sûr remède ;

Ou jeune, ou vieille, ou grande, ou petite, ou dondon.

Ou maigre, ou blonde, ou brune, enfin tout vous est bon ;

Les yeux grands, les petits, le long nez, la camuse,

Tout vous plaît.

DON ANDRÉ.

Rien ne plaît, mon enfant, tout amuse.

Tout le cours de la vie est un amusement,

Et rien n’amuse enfin tant que le changement.

Pour se désennuyer d’une stupide belle,

On en trouve une alors laide et spirituelle.

Qu’une vieille fatigue avec sa gravité,

On prend un jeune objet plein de vivacité ;

Si je suis las de voir une taille géante,

Je rabaisse mon vol, et la naine me tente ;

Et lorsqu’on est outré de l’excès d’embonpoint,

Qu’il s’en offre une maigre, on ne la chasse point.

Je n’ai jamais le goût délicat ni malade,

Et la brune me plaît, quand la blonde est trop fade.

FABRICE.

Que c’est bien fait à vous ! l’heureux tempérament !

Mais si par cas fortuit, (car tout événement

Peut arriver), si donc sur quelque jalousie,

Père, amant, frère, époux, voulait par fantaisie.

Se venger d’un affront, ou fait ou prétendu...

DON ANDRÉ.

On se battrait, jamais ne me suis-je battu ?

FABRICE.

Mais vous n’avez jamais été tué... je pense ?

Si vous l’étiez, Monsieur, quelque jour... patience...

DON ANDRÉ.

Je cesserais de vivre ; et puisqu’on est mortel,

Ne faut-il pas mourir une fois ?

FABRICE.

Plût au Ciel,

Que pour être bien mort, il fallût mourir quatre !

C’est alors qu’on pourrait hasarder de se battre.

DON ANDRÉ.

Le hasard n’est pas grand.

FABRICE.

Non, mais pour l’éviter,

Don Garcie est brave homme, il faut le contenter.

Défions-nous de lui, Monsieur, il est allègre,

Sa maîtresse dondon, prenez-en quelque maigre,

Pour vous en consoler par opposition.

DON ANDRÉ.

Parbleu, j’écouterais ta proposition

S’il ne m’avait voulu fortement fait entendre,

Que mes feux près des siens n’ont plus rien à prétendre.

Cette fierté me pique, et je traverserai

Son amour, son bonheur, autant que je pourrai :

Les traits de Léonor ne me touchaient plus guère,

Et je ne lui trouvais que des charmes vulgaires ;

J’allais les oublier, on prétend m’y forcer,

Un rival se déclare, il faut le traverser.

Lui céder, ce serait...

FABRICE.

Une action fort sage.

Vous vous garderez bien de la faire, je gage.

DON ANDRÉ.

Oh ! oui, je t’en réponds... Que me veut-on encor ?

Vois donc.

FABRICE.

C’est Don Félix, père de Léonor.

 

 

Scène VII

 

DON ANDRÉ, DON FÉLIX, FABRICE

 

DON ANDRÉ.

Laisse-nous.

À Don Félix.

Vous, chez moi, quelle heureuse fortune !

DON FÉLIX.

Plaise au Ciel que pour vous ma visite en soit une.

DON ANDRÉ.

Ce m’est, je vous assure, un sensible bonheur,

Qui me fait grand plaisir ensemble et grand honneur.

Quel sujet me l’attire, et quel soin vous amène ?

DON FÉLIX.

Je vous en instruirai, n’en soyez point en peine.

Vous connaissez mon nom, ma naissance et mon bien ;

Don André, là-dessus je ne vous dirai rien.

FABRICE, écoutant.

Ce début me paraît très fort semblable à l’autre :

Un peu moins vif pourtant.

DON FÉLIX.

Quel objet est le vôtre ?

Ignorez-vous combien les personnes de cœur

Tel que je suis, sont tous délicats sur l’honneur ?

Quand cet honneur surtout regarde ma famille.

Pour fruit de mon hymen j’eus une seule fille ;

Don André, vous avez pour elle des desseins,

Vous ne m’en parlez point, et c’est dont je me plains.

Sur ses pas en tous lieux vous cherchez à paraître.

Vous passez fort souvent la nuit sous sa fenêtre,

Près d’elle au cours, au temple, on vous voit tous les jours,

Cela donne sujet à de mauvais discours :

Et quoique sa vertu n’en souffre aucune tache,

Tout Valence en murmure, et c’est ce qui me fâche.

Et m’engage à venir vous dire doucement,

Qu’il me faut là-dessus un éclaircissement

Enfin à Léonor quand Don André s’adresse,

Il ne se flatte pas d’en faire une maîtresse,

Et si c’est son dessein de lui donner sa foi,

Je crois qu’il eût déjà dû s’adresser à moi.

Dans cette incertitude il est de ma prudence

De savoir là-dessus ce qu’il veut, ce qu’il pense.

DON ANDRÉ.

Je vous ai, Don Félix, grande obligation,

De me choisir ainsi par prédilection.

Je rends à Léonor des soins, je l’ai servie ;

Qu’ai-je fait en cela que n’ait fait Don Garcie ?

Et peut-être les siens sont mes moins mal reçus...

Ne me faites point trop expliquer là-dessus...

DON FÉLIX.

Arrêtez, Don André, votre discours m’irrite,

Je connais Don Garcie, il n’est pas sans mérite ;

Il aime Léonor, il l’a fait demander,

J’en conviens.

DON ANDRÉ.

À ses feux vous pouvez l’accorder.

DON FÉLIX.

L’accorder à ses feux ! quelle erreur est la vôtre ?

Apprenez qu’elle n’est ni pour l’un ni pour l’autre,

Et qu’il faut cesser vos assiduités.

DON ANDRÉ.

Oui, mon rival cessant les siennes.

DON FÉLIX.

Écoutez,

Don André, de chagrins n’outrez point ma vieillesse.

J’aime, vous le savez, ma fille avec tendresse,

Et quand je vous demande un éclaircissement,

C’est que j’ai pris pour elle un autre engagement.

Un de mes bons amis pour son fils la demande,

Je l’attends de Madrid. Tout ce que j’appréhende

C’est que ce Cavalier arrivant aujourd’hui,

Quelque bruit de vos feux ne vienne jusqu’à lui.

Tout le passé n’est rien, mais de fâcheuses suites

Naîtraient, si vous faisiez de nouvelles poursuites.

Comme votre dessein n’est pas de l’épouser,

Avec tranquillité laissez m’en disposer.

DON ANDRÉ.

À de telles raisons, Seigneur, il faut souscrire.

Vous-même prescrivez comme il faut me conduire. :

Je ferai mon devoir après un tel aveu.

DON FÉLIX.

J’en prends votre parole, et me retire ; adieu.

 

 

Scène VIII

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Pour la première fois vous voilà raisonnable,

J’en suis ravi, Monsieur, ou je me donne au diable.

Il croyait vous tenir et vous prendre au filet.

DON ANDRÉ.

Tu nous écoutais donc ?

FABRICE.

Ne suis-je pas valet ?

DON ANDRÉ.

Me vouloir marier, moi ! la plaisante idée !

FABRICE.

De bien plus doux objets votre âme est possédée ;

Le mariage, fi, c’est un engagement,

Et vous ne voulez, vous, que de l’amusement.

DON ANDRÉ.

Pour Léonor pourtant ma passion s’irrite,

Et plus on met d’obstacles à ce que je médite...

FABRICE.

Hé ! si vous l’aimez tant, pourquoi ne pas oser...

DON ANDRÉ.

D’accord, je l’aime assez pour ne pas l’épouser.

FABRICE.

Mais vous avez promis.

DON ANDRÉ.

Les promesses de bouche

N’engagent point le cœur quand l’affaire le touche.

Je n’avais point encor aimé jusqu’à ce jour ;

Mais les difficultés me donnent de l’amour ;

Il faut tromper un père, et deux rivaux ensemble.

C’est de quoi m’amuser.

FABRICE.

Mais, Monsieur, il me semble.

DON ANDRÉ.

Suis-moi, viens...

FABRICE.

Quelqu’un monte en cet appartement.

DON ANDRÉ.

Que pourrait-ce être ?

FABRICE.

Encor quelque éclaircissement.

 

 

Scène IX

 

DON ANDRÉ, DON JUAN, FABRICE

 

DON ANDRÉ.

Que vois-je ? quel bonheur, Don Juan d’Alvarade ?

DON JUAN.

Quel plaisir je ressens d’une telle embrassade !

Mon cher ami.

DON ANDRÉ.

Celui que j’ai en ce moment

Est encor au-dessus du vôtre assurément.

FABRICE.

Je suis fort aise aussi que le sort réunisse

Deux aussi bons amis.

DON JUAN.

Bonjour, mon cher Fabrice.

DON ANDRÉ.

Saurai-je quel dessein vous amène en ces lieux ?

Est-ce affaire ou plaisir ? car je suis curieux,

Et j’attendais si peu de vous voir à Valence...

DON JUAN.

Je viens m’y marier.

DON ANDRÉ.

Vous vous moquez, je pense.

DON JUAN.

Je ne me moque point, cet hymen résolu

Par mon père, en mon cœur est encor mieux conclu.

DON ANDRÉ.

Je vous plains, cher ami, cet aveu diminue

Le plaisir que d’abord m’a donné votre vue.

À Fabrice.

Il va se marier.

FABRICE.

Fi, faites comme nous,

Ne vous engagez point, Monsieur, amusez-vous.

DON ANDRÉ.

Peut-on changer ainsi d’humeur, de caractère ?

Vous qu’à l’hymen toujours j’ai connu si contraire,

Qui juriez tant en Flandre, où je vous ai laissé,

Que jamais...

DON JUAN.

Pour l’hymen ce dégoût m’a passé,

Mon étoile le veut, mon père le souhaite.

DON ANDRÉ.

Votre étoile, morbleu, dites votre comète,

C’est un astre malin qui vous conduit ici.

DON JUAN.

Astre malin, comète, étoile, m’y voici.

DON ANDRÉ.

J’en suis fâché. La Dame apparemment est belle ?

DON JUAN.

Si vous voulez tantôt m’accompagner chez elle,

Vous pourrez en juger. Arrivé d’hier au soir,

J’ai jusqu’à ce moment différé de la voir :

C’est à vous que je rends ma première visite,

Les devoirs d’amitié sont ceux dont je m’acquitte

Par préférence à tout.

DON ANDRÉ.

Cette même amitié

Me fait craindre pour vous de vous voir marié.

Mais cependant partout je suis prêt à vous suivre,

Heureux, d’un mauvais pas si mon soin vous délivre.

DON JUAN.

Nous verrons. Comme ici je n’ai nul de mes gens,

Voudrez-vous me prêter Fabrice pour un temps ?

DON ANDRÉ.

Volontiers.

DON JUAN.

Un valet qui ne me quitte guère,

Est parti ce matin pour aller chez son père.

Je n’avais que lui seul, comme je viens de loin,

Ainsi...

DON ANDRÉ.

De ce détail nous n’avons pas besoin.

DON JUAN.

Jusques à son retour puis-je garder Fabrice ?

DON ANDRÉ.

Il sera trop heureux de vous rendre service.

FABRICE.

Et de changer de maître, au moins pour quelques jours.

DON JUAN.

J’en use librement ? va donc m’attendre à l’Ours,

Fabrice.

FABRICE.

Ne faut-il, Monsieur, que vous attendre ?

DON JUAN.

Sachez si l’on a point de Lettres à me rendre.

Je vais chez un Banquier, et je repasserai

Quand...

DON ANDRÉ.

N’allez-vous que là ?

DON JUAN.

Non.

DON ANDRÉ.

Je vous y suivrai.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉONOR, ISABELLE

 

LÉONOR.

Je suis dans un chagrin qu’aucun autre n’égale ;

Sortons de cette chambre, et restons dans la salle :

L’air me semble plus frais et plus tranquille ici.

ISABELLE.

Ma chère Léonor, qui vous agite ainsi ?

LÉONOR.

Hélas !

ISABELLE.

Vous soupirez ? parlez.

LÉONOR.

Quand je soupire

Isabelle entre nous, c’est assez vous en dire.

ISABELLE.

Mais vous aimez mon frère ?

LÉONOR.

Ose-t-il en douter ?

ISABELLE.

Mon frère vous adore.

LÉONOR.

Il a su m’en flatter.

ISABELLE.

À deux cœurs bien unis manque-t-il quelque chose ?

LÉONOR.

Tout, quand un père injuste à leur bonheur s’oppose.

ISABELLE.

Le vôtre se sert-il de ses droits contre vous ?

LÉONOR.

Sans consulter mon cœur il me donne un Époux.

ISABELLE.

Ah, Ciel ! s’il est ainsi, que deviendra mon frère ?

LÉONOR.

Que deviendrai-je, hélas ! moi-même.

ISABELLE.

Comment faire ?

Et quel est cet Époux ?

LÉONOR.

Je ne l’ai jamais vu,

Et de mon père même il n’est pas fort connu.

Le sien par ses amis a proposé la chose,

Et sans me consulter le mien de moi dispose.

ISABELLE.

Cela parait bizarre.

LÉONOR.

Il n’est rien plus certain,

Et lui-même il me l’a déclaré ce matin,

Après un long discours, fatigant, inutile...

ISABELLE.

Le style d’un vieillard est un ennuyeux style.

LÉONOR.

Je prétends m’a-t-il dit, prendre un gendre à mon gré.

ISABELLE.

Qu’avez-vous répondu ?

LÉONOR.

Rien du tout : j’ai pleuré.

ISABELLE.

Mais il fallait du moins lui donner à connaître

Des sentiments du cœur qu’on n’est souvent pas maître,

Et que quelque projet que le sien eût conçu...

LÉONOR.

Des mouvements du mien il s’est bien aperçu.

ISABELLE.

Ah ! vous deviez saisir ce moment pour lui dire...

LÉONOR.

Pour me désespérer à la fois tout conspire,

Mon père, apparemment pénétré de mes pleurs,

Mon cœur est, m’a-t-il dit, sensible à vos douleurs ;

Je sais que Don André vous rend des soins, ma fille.

ISABELLE.

Don André !

LÉONOR.

Attendez... Je connais sa famille,

A-t-il continué ; si son feu vous est doux,

Je le préfère à l’autre, et j’en fais votre Époux.

ISABELLE.

Vous aimez Don André ?

LÉONOR.

Qui, moi ! je le déteste.

ISABELLE.

Et lui vous aime !

LÉONOR.

Amour malheureux et funeste.

ISABELLE.

Mais enfin qui vous fait soupçonner cet amour ?

LÉONOR.

Les importunités qu’il me fait chaque jour ;

Elles ont éclaté jusqu’aux yeux de mon père.

ISABELLE.

Il ne voit pas bien clair, vous vous trompez, ma chère :

Depuis plus de trois mois, Don André sous ma loi,

N’écrit, ne parle, enfin ne rend des soins qu’à moi.

LÉONOR.

Quelle erreur ! croyez-moi, l’on vous trompe, Isabelle.

ISABELLE.

L’erreur n’est que pour vous, Don André m’est fidèle.

LÉONOR.

En quelque endroit que j’aille, il suit partout mes pas.

ISABELLE.

Il me cherche.

LÉONOR.

Il vous cherche ?

ISABELLE.

Oui.

LÉONOR.

Où vous n’êtes pas.

ISABELLE.

Hé ne suffit-il pas pour lui que j’y puisse être ?

LÉONOR.

Mais il passe les jours, les nuits sous ma fenêtre.

ISABELLE.

Oh ! pour celui-là bon !

LÉONOR.

Il n’est rien de plus vrai.

Ses regards sont toujours fixés...

ISABELLE.

Oui, je le sais,

Toujours fixés ici.

LÉONOR.

Ses démarches, ses mines...

ISABELLE.

Ma chère Léonor, nos maisons sont voisines,

Nos fenêtres aussi, cela fait, mon enfant

Que vous prenez pour vous tous les soins qu’il me rend.

LÉONOR.

Plût au Ciel !

ISABELLE.

Il lui plaît, et malgré l’apparence ;

Je sais sur tout cela ce qu’il faut que je pense.

LÉONOR.

Mais enfin de ses feux il m’a fait un aveu.

ISABELLE.

Ah ! le tour est plaisant ; pour mieux cacher son jeu.

LÉONOR.

Il le cache fort bien, car rien ne le rebute,

Et plus j’ai de froideur, plus il me persécute.

ISABELLE.

Hé de ces froideurs-là, vous pouvez bien juger

Que l’on est engagée à le dédommager.

Le joli Cavalier, il a tant de mérite...

LÉONOR.

Je vous devrai beaucoup, si par vous j’en suis quitte,

Et je regarderai comme un parfait bonheur,

Que ce qui m’a paru se trouve être une erreur.

ISABELLE.

Vous serez par la suite encor mieux éclaircie.

Et quand...

LÉONOR.

Voici Jacinte. As-tu vu Don Garcie ?

 

 

Scène II

 

LÉONOR, ISABELLE, JACINTE

 

JACINTE.

Oui.

LÉONOR.

Sait-il que je veux lui parler ?

JACINTE.

Oui, vraiment ?

LÉONOR.

Viendra-t-il ?

JACINTE.

S’il viendra ? N’en doutez nullement ;

À de tels rendez-vous manque-t-il d’ordinaire ?

LÉONOR.

Mais quand il entrera, prends garde que mon père.

JACINTE.

Ne vous embarrassez en aucune façon,

Don Garcie est aimé de toute la maison.

De discours obligeants, d’honnêtetés peu chiche,

Généreux, libéral, quoiqu’il ne soit pas riche...

Céans en sa faveur tout semble être séduit,

Et pour lui nos verrous s’ouvrent sans faire bruit.

LÉONOR.

Oui, tout nous applaudit, nous sert, ou nous excuse.

Mon père seul, hélas ! à nos veux se refuse.

JACINTE.

Ce sont ses droits à lui que de s’y refuser.

Vous en avez aussi, vous, dont il faut user.

Il veut vous marier à son gré, comme père ;

Et comme fille, vous, vous n’en voulez rien faire

C’est n’être pas d’accord ; mais je crois qu’aujourd’hui.

L’affaire dépendra de vous plus que de lui.

ISABELLE.

Elle est de fort bon sens, et dit fort vrai, Jacinte.

LÉONOR.

Mais Don Garcie enfin sait-il quelle est ma crainte ?

Les desseins de mon père...

JACINTE.

Oui, Madame, il sait tout ;

Mais on l’aime, est-il rien dont il ne vienne à bout ?

Pour Don André déjà la chose est résolue ;

Autant de mort, en cas qu’il passe dans la rue.

Si de plus de cent pas il ose en approcher...

ISABELLE.

Ah ! fort bien ; de quel droit prétend-il l’empêcher ?

Mon frère pense-t-il me tenir en tutelle ?

JACINTE.

Quoi ! comment...

LÉONOR.

Don André est l’amant d’Isabelle ;

Elle seule est l’objet de ses pas, de ses soins.

JACINTE.

Sérieusement ?

ISABELLE.

Oui.

JACINTE.

Bon ! c’est un mort de moins.

Car pour celui qui vient ici dans l’espérance

Qu’il sera votre époux, plus il fait diligence,

Plus il court à sa perte ; et c’est un fait certain,

Lui ce soir arrivé, tué demain matin.

Après quoi Don Garcie a des amis à Rome,

Vous l’y suivrez ; alors votre père bonhomme

Qu’un excès de douleur ou de pitié prendra,

Mourra, peut-être, et puis tout s’accommodera.

Voilà, dans les transports dont son âme est saisie,

Les tranquilles projets que forme Don Garcie.

LÉONOR.

Il a perdu l’esprit.

JACINTE.

Non, mais il le perdra ;

C’est un coup sûr, Madame, on vous épousera.

ISABELLE.

Que je reconnais bien l’esprit de la famille !

Voilà comme ils sont tous : moi-même quoique fille,

Je ressens même feu, même vivacité ;

Je n’ai qu’un seul Amant ; s’il m’était disputé...

Je crois qu’en pareil cas la fureur qui possède...

JACINTE.

N’entrez point en fureur, Madame, on vous le cède.

ISABELLE.

Voici mon frère.

 

 

Scène III

 

LÉONOR, ISABELLE, DON GARCIE, JACINTE

 

DON GARCIE.

Hé bien, quel sera mon destin ?

D’un autre époux, Madame, acceptez-vous la main ?

Me sacrifiez-vous au caprice d’un père ?

LÉONOR.

Vous-même pensez-vous que je le puisse faire ?

Quoique l’engagement qui m’attache à vous,

N’ait rien qui dut jamais chagriner cet époux,

Comptez qu’après la foi que je vous ai donnée,

Je suis à votre sort tellement enchaînée,

Que je mourrais plutôt que de m’en séparer.

DON GARCIE.

Ah ! de quel doux transport je me sens pénétré,

Et contre mon bonheur quoiqu’on puisse entreprendre,

Que puis-je craindre après ce que je viens d’entendre ?

ISABELLE.

Un aveu de la sorte est bien satisfaisant.

JACINTE.

Vous n’avez plus personne à tuer à présent.

DON GARCIE.

Nous devrions songer à prendre des mesures.

JACINTE.

Il n’est pas bien aisé d’en trouver qui soient sûres.

DON GARCIE.

Ah ! Jacinte, il en est. À vous les proposer,

Madame, votre aveu semble m’autoriser.

Une affaire d’éclat, un Couvent, une fuite...

LÉONOR.

Le remède est étrange, et si j’y suis réduite,

Je ne vous réponds pas de prendre assez sur moi

Pour vous prouver ainsi ma tendresse et ma foi.

DON GARCIE.

Mais après les refus que m’a faits votre père,

Sans un pareil éclat que faut-il que j’espère ?

JACINTE.

Tout, si vous vous savez conduire prudemment :

Un refus, quoique dur, essuyé sagement,

Une plainte modeste, une bonne conduite,

Sont des titres souvent pour obtenir ensuite.

Cet époux prétendu qui vous met en souci,

Ne nous fait pas grand mal tant qu’il n’est point ici.

Ne nous chagrinons point d’avance ; s’il arrive,

Alors bon pied, bon œil, nous irons au qui-vive.

Vous êtes bien d’accord de vos faits ; on fera,

Suivant l’occasion tout ce qui se conviendra.

DON GARCIE.

Me le promettez-vous ?

LÉONOR.

Je promets, Don Garcie,

Que je n’aurai jamais d’autre époux de ma vie.

JACINTE.

Vous voilà mariés. Hé combien en voit-on

Qui sans autant d’amour y font moins de façon.

Mais qui fait accourir Ignez ainsi ?

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, ISABELLE, DON GARCIE, JACINTE, IGNEZ

 

IGNEZ.

Jacinte !

JACINTE.

Qu’est-ce ?

IGNEZ.

Madame !

LÉONOR.

Quoi ?

DON GARCIE.

D’où lui naît cette crainte ?

IGNEZ.

Cette crainte, Seigneur, n’est pas sans fondement.

À Léonor.

Votre père là-bas vient d’entrer brusquement,

Agité, l’œil ardent de joie ou de colère :

C’est de l’une ou de l’autre, à coup sûr.

LÉONOR.

Comment faire ?

Si mon père le voit.

ISABELLE.

Tu n’es vraiment pas sage,

Jacinte.

JACINTE.

S’il le voit, c’est un premier orage.

Que nous essuierons.

DON GARCIE.

Mais...

JACINTE.

Hé bien ! il vous verra ;

Et peut-être à vous voir il s’accoutumera.

C’est une belle chose au moins que l’habitude.

Courage, allons...

LÉONOR.

Je suis dans une inquiétude...

JACINTE.

Ne vous ébranlez point, pour ne pas avoir tort ;

Rien n’est tel que de prendre un bon parti d’abord.

Il va jurer, pester, une fois, deux, trois, quatre ;

Il blâmera vos feux ; puis las de les combattre,

Et de voir chaque jour ses ordres mal suivis,

Il approuvera tout dans la crainte de pis.

Pour faire ce qu’on veut, la maxime infaillible,

Madame, croyez-moi, c’est d’être incorrigible.

ISABELLE.

La maxime est fort bonne.

JACINTE.

Est fort d’usage aussi.

LÉONOR.

S’il pouvait sans monter ressortir.

JACINTE.

Le voici.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, ISABELLE, DON GARCIE, DON FÉLIX, JACINTE

 

DON FÉLIX.

Je viens pour t’avertir, ma fille... Don Garcie !

Vous chez moi !

JACINTE.

Vous voyez, nous avons compagnie.

DON FÉLIX.

Qu’est-ce à dire... Avez-vous dessein de m’offenser,

Don Garcie ?

DON GARCIE.

Hé, Seigneur, pouvez-vous le penser ?

Une affaire qui presse, et qui m’est importante,

M’a fait chercher ma sœur ; et j’ai su par sa suivante

Qu’elle l’avait laissée auprès de Léonor,

Et j’ai cru sans déplaire et sans faire aucun tort,

Qu’entrer dans cette salle, à tout moment ouverte,

Est une liberté qui peut m’être soufferte,

Que loin de me blâmer cette liberté,

Seigneur...

DON FÉLIX.

Oui, si vos feux n’avaient point éclaté :

Mais tout le monde en parle, et pour le faire taire,

À ce que je me dois je saurai satisfaire.

DON GARCIE.

Vous, Seigneur, comment donc ?

DON FÉLIX.

Il faut qu’incessamment

Un bon hymen finisse un tel empressement.

JACINTE.

Le Ciel en soit loué.

LÉONOR.

Jacinte.

JACINTE.

Patience.

DON GARCIE.

Don Félix rend justice à ma persévérance.       

 

 

Scène VI

 

LÉONOR, ISABELLE, DON GARCIE, DON FÉLIX, JACINTE, IGNEZ

 

IGNEZ.

Don Juan d’Alvarade.

DON FÉLIX.

Hé bien, il peut entrer.

LÉONOR.

Ciel ! est-ce à cet hymen qu’il me faut préparer ?

DON GARCIE.

Serait-ce mon Rival, et que viens-je d’entendre.

Quel est ce Don Juan d’Alvarade ?

DON FÉLIX.

Mon gendre.

JACINTE.

La pilule est fâcheuse à digérer.

LÉONOR.

Je meurs,

Jacinte.

JACINTE.

Bonne mine et renfermez vos pleurs.

DON GARCIE.

Juste Ciel !

ISABELLE.

Paix, mon frère.

DON GARCIE.

Ah ! ma sœur, quelle épreuve !

Suis-je ici pour cela ?

ISABELLE.

J’avouerai qu’elle est neuve.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, ISABELLE, DON FÉLIX, DON GARCIE, DON JUAN, JACINTE, DON ANDRÉ, au fond du Théâtre, IGNEZ

 

DON FÉLIX.

Que ce m’est un plaisir sensible de vous voir !

Don Juan.

DON JUAN.

Prévenu du plus flatteur espoir,

Et pressé par l’amour de me rendre à Valence,

Seigneur, je n’ai pu faire une autre diligence,

Et n’ai pas eu le temps de voir mon père encor.

DON FÉLIX.

Nous l’irons voir ensemble : approchez Léonor.

LÉONOR.

Hélas !

DON FÉLIX.

Voilà l’époux que mon choix vous destine.

Donne-lui votre main.

LÉONOR.

Ô coup qui m’assassine !

Ciel !

DON JUAN.

Ne regardez point ici comme un époux

Un amant qui prétend ne vous devoir qu’à vous.

Madame, je le sais, l’autorité d’un père

Ne donne point de droit sur un cœur, mais j’espère

Que par mille respects, par le plus tendre amour,

Je pourrai mériter vos bontés quelque jour.

Heureux dans ce moment, si l’ardeur qui m’anime,

Dans votre cœur pour moi fait naître quelque estime,

Et que le temps ensuite y produise l’effet

Que sur le mien d’abord fit votre seul portrait.

JACINTE.

Votre époux prétendu n’est point un fat, Madame.

LÉONOR, interdite.

Pardonnez mon silence au trouble de mon âme...

L’époux, l’amant... l’hymen dont je me sens presser...

Seigneur, en ce moment j’ai peine à m’énoncer...

Le trouble de mes sens... voudrez-vous bien permettre,

J’ai besoin d’être seule afin de me remettre.

DON FÉLIX.

Cela ne sera rien, qu’on ne la quitte pas.

Ces diantres de vapeurs...

LÉONOR, en s’en allant.

Ah ! que je souffre, hélas !

DON GARCIE.

Je n’en puis plus, sortons ; ma sœur, ô sort funeste !

Quel parti dois-je prendre ! et quel espoir me reste ?

DON FÉLIX, rongeant ses doigts.

Madame Léonor...

DON JUAN, étonné.

Qu’est-ce que tout ceci ?

Ce Cavalier, je pense, a des vapeurs aussi.

ISABELLE, en sortant, trouve Don André.

Vous ici, Don André, qu’y venez-vous donc faire ?

DON ANDRÉ, bas.

Je vous cherchais.

ISABELLE, sortant.

Fort bien. Mais paix, voilà mon frère.

DON FÉLIX.

Ô fille impertinente ! ô contretemps fâcheux !

DON JUAN.

Léonor aime ailleurs, et si j’ai de bons yeux

Ce trouble faux ou vrai, ces vapeurs de commande...

DON FÉLIX, voyant Don André.

Ciel ! qu’aperçois-je encore ; et que ma peine est grande !

Chez moi Don André ! vous ! quand vous m’avez promis...

Qui vous amène ?

DON JUAN.

Moi, c’est un de mes amis,

DON FÉLIX.

Un de vos amis ?

DON JUAN.

Oui.

DON FÉLIX.

Vous êtes bon et sage.

Mais Don André.

DON JUAN.

N’est pas fort pour le mariage,

Ses conseils...

DON FÉLIX.

Sachez donc...

DON JUAN.

Tenez-vous assuré

Que ce ne seront pas les siens que je prendrai.

DON FÉLIX.

C’est de vous seul je crois que vous en devez prendre.

Et dans l’état où sont les affaires, mon gendre,

Vous êtes maître ici, commandez, ordonnez,

Tout vous obéira, mes ordres sont donnés.

 

 

Scène VIII

 

DON JUAN, DON ANDRÉ

 

DON JUAN.

Du choix qu’ont fait pour moi les amis de mon père,

Que dites-vous, ami ?

DON ANDRÉ.

Je dis qu’on ne peut guère,

Quoiqu’on prenne de soins, mieux choisir qu’ils ont fait.

DON JUAN.

J’ai pensé comme vous en voyant son portrait

Dès le premier coup d’œil je la trouvai charmante.

DON ANDRÉ.

Près de l’original votre tendresse augmente

Sans doute ?

DON JUAN.

Oui, je veux bien l’avouer entre nous :

J’en suis bien amoureux, puisque j’en suis jaloux.

DON ANDRÉ.

Déjà ! c’est être prompt à prendre de l’ombrage.

Ai-je tort de crier contre le mariage ?

DON JUAN.

Je ne suis point jaloux en mari.

DON ANDRÉ.

Non ! comment

L’êtes-vous ?

DON JUAN.

Cent fois plus : je le suis en amant.

Et c’est une fureur que cette jalousie.

Quel Cavalier était en ce lieu ?

DON ANDRÉ.

Don Garcie.

DON JUAN.

Hé bien, ce Don Garcie est un amant aimé,

Léonor, lui, leurs yeux, tout me l’a confirmé.

DON ANDRÉ.

Mais ce n’est qu’un soupçon.

DON JUAN.

Qu’il faut que j’éclaircisse.

 

 

Scène IX

 

DON JUAN, DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Seigneur, votre valet...

DON JUAN.

Attends un peu, Fabrice.

J’ai besoin pour cela de vos soins, s’il vous plaît.

Don André.

DON ANDRÉ.

Soyez sûr que j’y prends intérêt.

DON JUAN.

Après, d’un mauvais pas je sais comme on se tire ;

En se vengeant, s’entend.

FABRICE.

J’accourais pour vous dire,

Seigneur...

DON JUAN.

Hé laisse-moi respirer un moment,

De grâce.

FABRICE.

Pardonnez à mon empressement ;

Mais la nouvelle enfin que je viens vous apprendre,

Me paraît importante, et permet peu d’attendre.

DON JUAN.

Qu’est-ce ?

FABRICE.

Votre valet et sa mule, tous deux

À cent pas de la Ville, au fond d’un chemin creux

Sont tombés lourdement : la pauvre mule expire,

Avec un pied rompu, le valet qui s’en tire,

Et qui ne peut courir, faute de ce pied-là,

Vient d’envoyer à l’Ours la lettre que voilà,

Et moi, je vous l’apporte en grande diligence.

Lisez.

DON JUAN.

Cette lettre est de mon père, je pense.

Il lit.

DON ANDRÉ.

Hé bien !

DON JUAN.

Que de chagrins m’accablent à la fois !

DON ANDRÉ.

Quoi ?

DON JUAN.

Mon père est malade au lit depuis un mois.

Et dans ce triste état il me demande en grâce

Avant de mourir qu’il me voie et m’embrasse.

FABRICE.

Vous voyez bien, Monsieur, que le fait est pressant.

DON ANDRÉ.

J’entre dans la douleur que votre cœur ressent.

Mais ne pouvant, ami, détourner cet orage,

Il le faut essuyer du moins avec courage.

FABRICE.

Oui, oui, faites, Monsieur, comme mon maître a fait,

Quand son père mourut, sa douleur en effet

De toutes les douleurs eut été la plus forte,

Si quelques jours après sa mère ne fut morte ;

Mais cette douleur-là, dès qu’il fut orphelin

Étant au période, elle finit soudain.

Ainsi par leur excès les douleurs désarmées...

Les plus grandes, monsieur, sont les plutôt calmées.

DON JUAN.

Je suis de ce coup-là sensiblement touché.

FABRICE.

Vous avez bien raison d’en être bien fâché.

DON JUAN.

Je le suis d’autant plus, que j’aurais dû me rendre

Auprès de lui plutôt qu’à Valence.

DON ANDRÉ.

À tout prendre

Vous eussiez fort bien fait.

DON JUAN.

Pour réparer ce tort ;

Je pars dans le moment et quitte Léonor.

DON ANDRÉ.

Et cet éloignement vous cause de la peine ?

DON JUAN.

Un noir pressentiment, je l’avouerai, me gêne...

Mon cœur ne fut jamais dans un état pareil...

Ami, dans cet état, j’ai besoin de conseil...

Que ferait Don André s’il était en ma place ?

DON ANDRÉ.

Qui moi ? je ne vois pas ce qui vous embarrasse ;

Sur les soins d’un ami je me reposerais,

Et partirais tranquille autant que je pourrais.

DON JUAN.

Oh ! pour tranquille, non, la chose est impossible.

DON ANDRÉ.

Vous croyez Léonor à d’autres feux sensible ?

DON JUAN.

Ce funeste soupçon m’alarme malgré moi ;

Je voudrais l’éclaircir.

DON ANDRÉ.

Donnez-moi cet emploi.

Je saurai m’y conduire avec le même zèle,

Mêmes soins, comme si j’étais amoureux d’elle ;

Enfin.

FABRICE.

Le traître !

DON JUAN.

Ami, que ne vous dois-je point ?

DON ANDRÉ.

Fabrice nous peut même être utile en ce point.

Avant votre départ, vous instruirez, je pense,

Don Félix des raisons d’une si prompte absence.

DON JUAN.

À de pareils devoirs je ne sais point manquer.

DON ANDRÉ.

Hé bien, en le quittant il lui faut expliquer,

Que laissant ce valet avec votre équipage...

Lui-même là-dessus vous préviendra, je gage,

Et Fabrice introduit ainsi dans la maison...

FABRICE.

Me voilà bien.

DON ANDRÉ.

De tout il nous rendra raison.

Et moi j’observerai Léonor, Don Garcie,

De si près, avec tant de soins, que je parie

S’ils ont pris l’un pour l’autre un mutuel amour,

D’en savoir le détail avant votre retour.

DON JUAN.

Ah ! Ce n’est point assez que cette connaissance,

Et quand vous serez sûr de cette intelligence,

Puisque vous voulez bien prendre cet emploi,

Il faut être jaloux, furieux comme moi,

Pour perdre mon rival mettre tout en usage.

FABRICE.

Il ferait pis encor, s’il le pouvait, je gage.

DON ANDRÉ.

Pour servir un ami...

DON JUAN.

Je compte là-dessus.

DON ANDRÉ.

Vous-même, Don Juan, vous n’en feriez pas plus

Croyez-en l’amitié, ma parole, mon zèle,

Mon cœur.

DON JUAN.

Je n’en veux point de garant plus fidèle.

DON ANDRÉ.

Adieu donc.

DON JUAN.

Des raisons qui causent mon départ.

Je vais à Don Félix à l’instant faire part.

 

 

Scène X

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Il me paraît, Monsieur...

DON ANDRÉ.

Va, suis ton nouveau maître.

Il faut pour son valet qu’il te fasse connaître.

Sur ce pied-là de toi je puis avoir besoin.

FABRICE.

Vous formez des projets qui vous mèneront loin.

DON ANDRÉ.

Comment donc ?

FABRICE.

Je devine, et vois le train des choses.

DON ANDRÉ.

Hé bien ! à ces projets est-ce que tu t’opposes ?

FABRICE.

Mon, mais...

DON ANDRÉ.

Suis Don Juan, fais ce que je te dis,

Et viens me retrouver quand il sera parti.

 

 

Scène XI

 

FABRICE, seul

 

On va m’embarquer là dans une étrange affaire :

Car je connais mon homme, et sais ce qu’il peut faire.

Si j’en disais deux mots à Don Juan ? Mais non,

Je suis sûr en parlant de cent coups de bâton ;

Et d’un autre côté ne disant rien, la peine

Qui put m’en arriver du moins n’est pas certaine.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉONOR, JACINTE

 

LÉONOR.

Oui, tes conseils sont bons, et je m’y soumettrai,

Mais pour les suivre, hélas ! quels efforts je ferai.

JACINTE.

Oui da.

LÉONOR.

Je porte un cœur incapable de feindre.

JACINTE.

Mais pour un temps du moins tâchez de vous contraindre ;

Le devoir, la raison, l’honneur vous le prescrit.

LÉONOR.

Hé ! bien va, je ferai tout ce que tu m’as dit.

JACINTE.

Le Ciel en soit loué. Mais voici votre père :

Don Juan l’accompagne.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, JACINTE, à part, DON FÉLIX, DON JUAN

 

DON JUAN.

Une importante affaire

M’oblige de partir dans ce même moment.

DON FÉLIX.

Mais vous me surprenez par cet éloignement.

JACINTE.

Il part, Madame.

LÉONOR.

Ah ! Ciel !

JACINTE.

Vous en voilà défaite...

DON FÉLIX.

À qui dois-je imputer cette prompte retraite ?

De ma fille, de moi, seriez-vous mécontent ?

Expliquez-vous, parlez ; car enfin je prétends...

DON JUAN.

Jusques ici du moins, je n’ai rien vu paraître

Qui me puisse donner aucun sujet de l’être,

Et je ne prévois pas...

DON FÉLIX.

Un départ si soudain...

DON JUAN.

De mon père, Seigneur, vous connaissez la main.

Lisez, et vous verrez l’affaire d’importance

Qui m’arrache au plaisir de rester à Valence.

DON FÉLIX lit.

Je suis au lit depuis un mois ;

Avec la fièvre continue ;

Par vos lettres que je reçois,

La violence en paraît suspendue :

Mais quoique le mal diminue,

Je ne crois pas aller loin, toutefois.

Hâtez-vous, mon cher fils, partez, venez vous-même

Auprès d’un père qui vous aime,

Recevoir ses derniers adieux,

Et lui rendre la vie, ou lui fermer les yeux.

DON BERTRAND d’Alvarade.

DON JUAN.

Hé bien, dois-je partir ?

DON FÉLIX.

Je croirais faire un crime.

De blâmer un devoir si saint, si légitime.

Allez donc, et surtout hâtez votre retour.

DON JUAN.

J’en suis assez pressé, Seigneur, par mon amour.

DON FÉLIX.

Léonor vous plaît donc ?

DON JUAN.

Rien ne me plaît tant qu’elle.

Permettez en partant que je vous renouvelle

Le tendre engagement que l’on a pris pour moi,

De venir lui donner et mon cœur et ma foi.

JACINTE.

Il part pour revenir ; peste soit du voyage.

LÉONOR.

Hélas !

DON FÉLIX.

Vous laisserez ici votre équipage.

DON JUAN.

Pour équipage ici je n’ai qu’un de mes gens.

DON FÉLIX.

Il vous suit.

DON JUAN.

Non.

DON FÉLIX.

Hé ! bien, il restera céans.

DON JUAN.

Mais c’est un embarras...

DON FÉLIX.

Point de vaines défaites.

DON JUAN.

J’accepte sans façon l’offre que vous me faites.

DON FÉLIX.

C’est m’obliger ; ainsi lorsque vous reviendrez,

De même sans façon ici vous descendrez.

Nous vous regardons tous comme de la famille.

JACINTE.

Pas tout à fait encor.

DON FÉLIX, apercevant Léonor.

Ah ! vous voilà, ma fille.

Je suis ravi que vous vous portiez mieux.

Votre époux pour un temps s’éloigne de ces lieux.

À Don Juan.

Adieu, si vous m’aimez vous ferez diligence,

J’attends votre retour avec impatience.

 

 

Scène III

 

DON JUAN, LÉONOR, JACINTE

 

DON JUAN.

Cet ordre du retour ne me peut sembler doux,

Si je n’en reçois pas un semblable de vous.

LÉONOR.

Seigneur, je n’ai point d’ordre à vous donner.

DON JUAN.

Madame,

Je pars, et je crois voir dans le fond de votre âme.

LÉONOR.

On pénètre aisément les sentiments d’un cœur,

Qui n’a jamais appris l’art de feindre, Seigneur.

DON JUAN.

Ces sentiments pour moi sont fâcheux à connaître.

LÉONOR.

Avec prévention vous en jugez, peut-être.

DON JUAN.

Vos troubles, vos chagrins peuvent-ils m’abuser ?

LÉONOR.

Votre éloignement seul ne peut-il les causer ?

DON JUAN.

Mon éloignement ! non. Mes feux en vain s’en flattent.

Ces troubles, ces chagrins depuis tantôt éclatent,

Et le plus sûr moyen de les faire finir,

Serait de m’éloigner pour ne plus revenir.

JACINTE.

Il est au fait.

LÉONOR.

Seigneur, finissons-là de grâce.

Ce reproche est fâcheux, il m’aigrit, m’embarrasse ;

Mais des troubles d’un cœur on doit peu s’alarmer

Quand l’honneur nous conduit et sait les réprimer.

DON JUAN.

Eh ! ce n’est point aussi l’honneur qui s’en alarme,

C’est le cœur qui gémit, plus la beauté le charme.

Hé ! me croirais-je heureux d’obtenir votre foi,

Si l’amour vous engage à quelque autre qu’à moi ?

LÉONOR.

Comptez si jusques-là l’amour m’avait séduite,

Que toujours la vertu réglerait ma conduite ;

Et songez...

JACINTE.

Ah ! changez de conversation.

Vous vous perdrez tous deux dans la réflexion,

La morale, Seigneur, est peu divertissante,

Et par l’ennui, le trouble et le chagrin s’augmente.

Partez donc ; au retour, si c’est votre plaisir,

Vous moraliserez tour à tour à loisir :

Et je vous promets, moi, d’appuyer la morale.

DON JUAN.

Adieu, Madame.

LÉONOR.

Hélas !

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, JACINTE

 

JACINTE.

Adieu. Le beau régale !

Qu’un amant qui déplaît, et qui par argument

Prétend prouver qu’il faut qu’on l’aime absolument.

LÉONOR.

Il n’est pas sans mérite ; et je trouve, Jacinte

Que son sort et le mien sont bien dignes de plainte.

JACINTE.

Vous êtes, j’en conviens, dans un grand embarras,

Ce que le père veut, vous ne le voulez pas

Ce que vous voulez, vous, n’est pas au gré du père :

L’un des deux doit céder.

LÉONOR.

Que résoudre, que faire ?

JACINTE.

Comment, vous balancez, je pense ?

LÉONOR.

Nullement.

JACINTE.

Mais vous aimez toujours Don Garcie.

LÉONOR.

Oui, vraiment.

JACINTE.

Et pour cet autre amant vous avez de la haine ?

LÉONOR.

De la haine ? au contraire, il me fait de la peine,

Je le plains.

JACINTE.

En cela nous sommes de moitié :

Plaignons-le, d’accord, mais n’en ayons pas pitié.

LÉONOR.

Ne crains pas qu’à ce point je pousse la faiblesse.

JACINTE.

Il faut faire une fin pourtant, tout vous en presse,

Le temps de cette absence est autant de gagné ;

Mais des deux prétendants quand l’un est éloigné,

De cet éloignement si l’autre ne profite,

Et si rien au retour n’est fait, gare la suite.

LÉONOR.

Quoi donc, à ce retour que veux-tu qui soit fait ?

Explique-toi, Jacinte.

JACINTE.

Un bon hymen secret ;

Faute de quoi, Madame, il ne faut pas s’attendre...

LÉONOR.

Oh ! c’est ce que sur moi je ne puis jamais prendre.

JACINTE.

Oh ! bien moi, qui suis moins scrupuleuse que vous ;

Je me charge de tout, à tout je me résous.

Laissez-moi faire, allez.

LÉONOR.

Tu n’es vraiment pas sage.

JACINTE.

Tout le risque est pour moi, pour vous tout l’avantage,

Et je ne me plains pas. Il faut que cette nuit

Dans votre appartement, Don Garcie introduit...

LÉONOR.

Dans mon appartement, voir la nuit Don Garcie ?

JACINTE.

Vous ne le verrez pas, j’éteindrai la bougie.

LÉONOR.

Ah ! Jacinte.

JACINTE.

Hé bien, quoi ? quand on a de l’amour,

Qu’importe s’il vous plaît de la nuit ou du jour ?

LÉONOR.

Il est vrai, mais...

JACINTE.

Hé bien !

LÉONOR.

Je n’y saurais souscrire.

Il fallait...

JACINTE.

Quoi donc ?

LÉONOR.

Le faire et ne le pas dire.

Si tu prends tout sur toi.

JACINTE.

C’est avoir de l’esprit,

Tâchez donc d’oublier tout ce que j’en ai dit.

LÉONOR.

Tu sais qu’il faut garder certaine bienséance.

JACINTE.

Oui, vous avez raison, c’est la grande science.

LÉONOR.

Mais dans la nuit, comment le faire entrer ici ?

JACINTE.

C’est ce qu’il ne faut pas que vous sachiez aussi.

LÉONOR.

Mais je crains si tu vas mal prendre tes mesures...

JACINTE.

Non, n’appréhendez rien, comptez qu’elles sont sûres.

LÉONOR.

Mais encor...

JACINTE.

Le logis du jardin touche au sien...

LÉONOR.

Hé bien !

JACINTE.

Vous voulez tout savoir sans savoir rien.

Entrez dans votre chambre et soyez-y tranquille.

LÉONOR.

Ne va pas faire au moins d’entreprise inutile.

JACINTE.

Hé non.

LÉONOR.

Je suis tremblante, et je ne sais pourquoi.

JACINTE.

Allez, rassurez-vous, et vous fiez à moi.

LÉONOR.

Je n’entre en tout ceci pour rien.

JACINTE.

Vous n’avez garde.

Rentrez.

 

 

Scène V

 

JACINTE, seule

 

Puisque c’est moi que l’affaire regarde,

Afin de la conduire à sa perfection,

Il faut se ménager avec discrétion,

Quoique de son rival il ignore l’absence,

Le pauvre Don Garcie outré d’impatience,

M’a déjà par trois fois fait dire qu’au jardin

Il attend de son sort quelle sera la fin :

Mais pour l’en informer, quelque ennui qu’il endure,

Attendons que la nuit devienne plus obscure.

 

 

Scène VI

 

JACINTE, FABRICE

 

FABRICE.

Don Juan est parti, moi dans cette maison,

Comme à lui, je deviens par son ordre espion.

(Métier scabreux) qu’il faut cependant que je fasse.

Allons, baste, à peu près je sais ce qui s’y passe ?

JACINTE.

Que vois-je ?

FABRICE.

Et ce qui doit le plus m’embarrasser,

C’est ce qui par mes soins doit bientôt s’y passer.

Hoi, me.

JACINTE.

C’est le valet de Don André, je pense ?

FABRICE.

C’est la suivante.

JACINTE.

Ah, ah ! quelle est votre insolence,

Maraud ?

FABRICE.

Tout doux, ma mie.

JACINTE.

Oser venir ici ?

Que faire ?

FABRICE.

Doucement, n’en sois point en souci.

Suffit que m’y voilà.

JACINTE.

Comment faquin, bélitre,

Nous y voilà.

FABRICE.

Tu vois.

JACINTE.

De quel droit ! à quel titre ?

Quand, comment, et par où le traître est-il entré ?

FABRICE.

Par la porte.

JACINTE.

Es-tu pas valet de Don André ?

FABRICE.

De Don André, fi donc, que le Ciel m’en préserve.

Don André désormais peut chercher qui le serve :

Nous sommes séparés pour longtemps, que je crois.

Je suis à Don Juan à présent.

JACINTE.

Toi ?

FABRICE.

Oui, moi.

C’est sur ce titre-là que j’ose ici paraître,

Et j’y suis de l’aveu, de l’ordre de ton maître.

Compte qu’en ce logis dussé-je t’en fâcher,

Quand j’aurai bien soupé, je puis m’aller coucher.

JACINTE.

Le fusses-tu déjà.

FABRICE.

Comment ?

JACINTE.

Je suis perdue,

Ceci de nos amants peut troubler l’entrevue.

FABRICE.

Plaît-il ?

JACINTE.

De ce maroufle, il faudrait m’assurer,

Après...

FABRICE.

Je crois tout bas t’entendre murmurer ;

Me trompais-je, dis ?

JACINTE.

Non, c’est que je me propose...

FABRICE.

Je me propose aussi comme toi quelque chose.

JACINTE.

Que te proposes-tu ? parle.

FABRICE.

L’occasion...

Sait le larron souvent... La proposition...

Comme on n’a point encor céans réglé mon gîte.

Si tu veux cette nuit recevoir ma visite,

Pour causer seulement, car...

JACINTE.

Es-tu grand causeur ?

FABRICE.

Je te défierais bien d’en trouver un meilleur.

JACINTE.

Tant mieux, de mon côté, moi qui suis babillarde.

FABRICE.

La conversation, je crois, sera gaillarde.

JACINTE.

Tu seras sage au moins ?

FABRICE.

Plus qu’on ne peut penser.

JACINTE.

Ne m’en conte pas...

FABRICE.

Songe à ne point m’agacer.

JACINTE.

Non, non, je t’en réponds ne crains rien.

FABRICE.

Où me rendre ?

Dis.

JACINTE.

Dans ma chambre même il faut m’aller attendre.

FABRICE.

Ta chambre est ?

JACINTE.

Toute ouverte au deuxième palier,

Tu tourneras à gauche en quittant l’escalier.

FABRICE.

Bon.

JACINTE.

Prends bien garde au bruit, pour peu qu’on en entende,

Dans ce logis, surtout, la rumeur devient grande.

FABRICE.

Ne t’embarrasse point, si tôt que j’y serai,

Motus.

JACINTE, bas.

Qu’avec plaisir je t’y enfermerai ?

FABRICE.

Quoi ?

JACINTE.

Rien. En m’attendant, tu peux sur quelque chaise.

Si le sommeil te prend, dormir fort à mon aise.

FABRICE.

Ne me fais point languir au moins, ma chère.

JACINTE.

Non,

Je ne ferai qu’un tour ou deux dans la maison,

Et puis je te rejoins.

 

 

Scène VII

 

FABRICE, seul

 

J’y vais de ce pas même.

La rencontre est plaisante, et la friponne m’aime,

Il est de certaines gens qui vont au cœur d’abord.

Si Don André plaisait de même à Léonor,

Il serait peu besoin qu’à présent dans la rue,

Pour tâche de la voir, il fit le pied de grue.

Pour se cacher ici, je dois le faire entrer,

Quand cela sera fait, où diantre le fourrer ?

Il m’attend là-dehors cependant : qu’il s’y tienne,

Si sa bonne fortune allait troubler la mienne.

Il vient voir Léonor sans ordre, sans aveu.

Ou dedans, ou dehors, aura-t-il plus beau jeu ?

Et peu doit m’importer qu’il lui plaise, ou déplaise,

Si j’ai bonne nuit, moi, qu’il la passe mauvaise.

S’il reste-là pourtant, j’aurai, j’en suis certain,

Pour une bonne nuit un fâcheux lendemain.

Qu’il entre, tout coup vaille, allons ouvrir la porte.

Sans bruit et sans hasard Dieu veuille qu’il ressorte !

 

 

Scène VIII

 

JACINTE, seule

 

St, st. Il est parti ! ce benêt va penser

Qu’avec moi pour en prendre on n’a qu’à se baisser.

L’affection que j’ai pour Léonor m’engage

À jouer, je l’avoue, un joli personnage.

Le drôle dans ma chambre est déjà, jusqu’au jour :

Allons fermer sur lui la porte à double tour.

 

 

Scène IX

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

FABRICE.

Entrez sans faire bruit.

DON ANDRÉ.

Laisse la porte ouverte.

FABRICE.

Elle n’est que poussée, et vous soyez alerte

À décamper bientôt au moindre petit bruit ;

Car si l’on vous trouvait ici caché de nuit,

Comptez que ce serait une cruelle affaire.

De bonne foi, Monsieur, ça qu’y venez-vous faire ?

DON ANDRÉ.

Parler à Léonor, et de force, ou de gré

Tâcher à mes rivaux que je sois préféré.

FABRICE.

Mais quoi ? lorsqu’à vos soins Don Juan se confie...

DON ANDRÉ.

Tout ici m’est égal, Don Juan, Don Garcie.

Dans l’état violent où mon amour m’a mis

Tous deux sont mes rivaux, tous deux mes ennemis.

FABRICE.

Il entre moins d’amour ici que de caprice,

Examinez-vous bien, là rendez-vous justice.

DON ANDRÉ.

Hé bien, caprice, amour, quoi que ce soit, enfin,

J’ai cette affaire en tête, et j’en veux voir la fin.

FABRICE.

La fin n’en vaudra rien, Monsieur, prenez-y garde.

DON ANDRÉ.

Dans tout ceci, dis-moi, qu’est-ce que je hasarde ?

FABRICE.

De nous faire assommer seulement.

DON ANDRÉ.

Paix, tais-toi.

FABRICE.

Écoutez, je n’y prends intérêt que pour moi ;

Car pour vous...

DON ANDRÉ.

Oh ! fini, tout est tranquille.

Sais-tu si Don Félix...

FABRICE.

Il est encore en Ville.

Et je sais en tout cas quand il serait ici

Que son appartement est loin de celui-ci.

DON ANDRÉ.

Léonor !

FABRICE.

Dans le sien Léonor est rentrée.

DON ANDRÉ.

Attendons qu’au sommeil elle se soit livrée.

Au fond de cette salle est son appartement,

Et j’ai de quoi forcer la serrure aisément.

FABRICE.

Forcer une serrure ! ah, Monsieur !

DON ANDRÉ.

Misérable !

Te tairas-tu ?

FABRICE.

Songez que c’est un cas pendable.

DON ANDRÉ.

Finis donc... Où cas-tu ?

FABRICE.

Je gagne l’escalier,

Et vais tourner à gauche au deuxième palier.

DON ANDRÉ.

Demeure ici.

FABRICE.

Monsieur.

DON ANDRÉ.

Sur les yeux de ta tête.

Reste.

FABRICE.

Il me fait manquer une belle conquête !

 

 

Scène X

 

DON ANDRÉ, FABRICE, DON GARCIE, JACINTE

 

JACINTE, à Don Garcie.

On ne peut souhaiter une plus sombre nuit.

Attendez un moment ici sans faire de bruit.

Je vais voir si quelqu’un, valet ou Damoiselle,

Ou même Don Félix, ne sont point avec elle.

 

 

Scène XI

 

DON ANDRÉ, FABRICE, DON GARCIE

 

DON ANDRÉ.

Quelqu’un parle, entends-tu dis ?

FABRICE.

Nous sommes perdus.

Chut, taisons-nous, Monsieur, de peur d’être entendus.

DON GARCIE.

Je suis épié, Ciel !

DON ANDRÉ.

On ouvre quelque porte.

FABRICE.

Tant pis.

DON ANDRÉ.

Approchons-nous, et nous plaçons de sorte...

Viens donc.

FABRICE.

Oui, viens. Tout seul vous pouvez approcher,

Je n’ai pas seulement la force de marcher.

 

 

Scène XII

 

JACINTE, DON GARCIE, DON ANDRÉ, FABRICE

 

JACINTE.

St, st, st, on vous attend. Allons.

DON GARCIE.

Jacinte, arrête :

Tu te méprends.

JACINTE.

Pour nous quel orage s’apprête ?

Elle rentre et ferme la porte.

 

 

Scène XIII

 

DON GARCIE, DON ANDRÉ, FABRICE

 

DON GARCIE.

De quel trouble soudain je me sens confondu !

DON ANDRÉ.

Je viens sans qu’on me mande, un autre est attendu.

DON GARCIE.

Est-ce vous, Don Juan ?

DON ANDRÉ.

Est-ce vous, Don Garcie ?

DON GARCIE.

Oui, c’est votre rival, défendez votre vie.

DON ANDRÉ.

Défends plutôt la tienne, infâme suborneur.

DON GARCIE.

Ta mort, ta seule mort peut faire mon bonheur.

FABRICE.

Don Garcie, attendez, quelle erreur est la vôtre ?

Vous allez égorger Don André pour un autre.

DON GARCIE.

Don André !

DON ANDRÉ.

Oui, c’est moi.

DON GARCIE.

Ah ! ce nom odieux

Ajoute à mes transports, me rend plus furieux :

Malgré l’obscurité, la rage qui me guide

Doit conduire mes coups dans le cœur du perfide.

FABRICE.

Alphonse, Ignez, quelqu’un, Fernandez, au secours.

 

 

Scène XIV

 

DON ANDRÉ, DON GARCIE, LÉONOR, JACINTE, FABRICE

 

LÉONOR, avec une bougie.

De mon amant, Jacinte, on attaque les jours,

Courons sauver sa vie aux dépens de la mienne :

Que vois-je ! Don André ! Je meurs. Qu’on me soutienne.

JACINTE.

Ce Maraud que je crois enfermé, le voilà.

C’est lui de qui nous vient tout ce désordre-là.

DON GARCIE.

Instruits des noirs projets qu’un perfide a pu faire ;

Je viens jusques chez vous punir le téméraire.

DON ANDRÉ.

Et je suis venu moi, sûr d’avoir en effet

À venger Don Juan de l’affront qu’on lui fait.

LÉONOR.

Que dis-tu, malheureux ?

DON ANDRÉ.

Que je perdrai la vie ;

Ou que je l’ôterai, Madame, à Don Garcie.

DON GARCIE.

Quoi, traître...

LÉONOR.

Songez-vous, que cet éclat me perd,

Don Garcie !

 

 

Scène XV

 

DON ANDRÉ, DON GARCIE, LÉONOR, JACINTE, FABRICE, DON JUAN

 

DON JUAN.

À mes yeux quel spectacle est offert ?

Fermons d’abord la porte.

LÉONOR.

Ô nuit vraiment funeste !

DON GARCIE.

Don Juan !

DON ANDRÉ.

De tour déjà !

FABRICE.

La malepeste

Nous allons voir beau jeu.

DON JUAN.

Don André ! Léonor !

Mon rival ! tout se tait ! quel est mon triste sort ?

J’apprends la mort d’un père en sortant de Valence,

Et lorsque j’y reviens flatté de l’espérance

D’y trouver du remède à mes vives douleurs,

Je trouve en arrivant le comble des malheurs.

Ah, que mon cœur pâtit ! Don André ! Don Garcie !

De l’ami, du rival, de tout je me défie.

Tout m’est suspect. La nuit ! à quel dessein, comment          

Vous trouvez-vous tous deux dans cet appartement ?

DON ANDRÉ.

Qu’imaginer ?

DON GARCIE.

Que dire ?

FABRICE.

Aucun n’ose répondre.

DON JUAN.

Tous deux également vous semblez vous confondre.

DON ANDRÉ.

Il faut du mieux qu’on peut sortir d’un mauvais pas.

DON GARCIE.

Ménageons Léonor, ne la trahissons pas.

DON JUAN.

Vous tairez-vous toujours, Don André ?

DON ANDRÉ.

Mon silence

Ne vous apprend-il pas tout ce qu’il faut que l’on pense.

DON JUAN.

Ce silence me fait connaître mon malheur ;

Mais ce n’est point assez, si je n’en sais l’auteur.

DON ANDRÉ.

En pouvez-vous douter ?

DON JUAN.

L’un de vous deux doit l’être,

Et vous l’êtes tous deux également peut-être.

DON ANDRÉ.

Vous souvient-il des soins dont vous m’avez chargé ?

DON JUAN.

Oui.

DON ANDRÉ.

Pour m’en acquitter je n’ai rien négligé.

Vous trouvez en ce lieu Léonor éperdue,

Don Garcie interdit, votre ami l’âme émue...

On vous trahissait...

DON JUAN.

Ciel : mais qu’en juger encor,

L’un est mon ami, l’autre amant de Léonor :

Qui des deux me trahit ?

LÉONOR.

Ce n’est point Don Garcie.

DON JUAN.

C’est celui qu’en secret votre cœur justifie ;

Et quand à cet excès on ose m’outrager,

C’est celui qui vous plaît dont je me dois venger.

JACINTE.

On frappe.

FABRICE.

Et rudement.

DON FÉLIX, derrière le Théâtre.

Ouvrez donc.

LÉONOR.

C’est mon père !

DON JUAN.

Sauvons-lui les chagrins que ceci peut lui faire ;

Sortez d’ici tandis que je l’entretiendrai,

Don Garcie, et chez vous demain je vous verrai.

DON GARCIE.

Je vous attends...

DON JUAN, à Don André.

Restez avec moi...

À Léonor.

Vous, Madame,

Rentrez, et suspendez les troubles de votre âme.

Qu’on ouvre.

 

 

Scène XVI

 

DON JUAN, DON ANDRÉ, DON FÉLIX, FABRICE

 

DON FÉLIX.

Ah : Don Juan, vous n’êtes point parti ?

DON JUAN.

En montant à cheval, je viens d’être averti

Que j’allais entreprendre un voyage inutile.

Mon père est mort.

DON FÉLIX.

Ah : ciel : en revenant de ville,

Un de mes gens là-bas, fort effrayé m’a dit,

Qu’en cet appartement il entendait du bruit,

Qu’on s’y battait.

DON JUAN.

Ici, comment ? quelle apparence,

Vous nous trouvez tous deux en bonne intelligence.

DON FÉLIX.

Quoi Don André partout accompagne vos pas ?

DON JUAN.

Nous nous aimons assez pour ne nous quitter pas.

DON FÉLIX.

Et ma fille ; chez elle entend-on quelque chose ?

DON JUAN.

Rien du tout, Léonor apparemment repose.

Et pour ne pas troubler cette tranquillité,

Ou sortons, ou passons de quelque autre côté.

DON FÉLIX.

Volontiers.

DON ANDRÉ.

Trouvez bon qu’ensemble je vous laisse.

Une certaine affaire...

DON JUAN, fort ému.

Est-ce affaire qui presse ?

DON ANDRÉ.

Je n’en fais point mystère, un rendez-vous que j’ai,

Que jusqu’à ce moment pour vous j’ai négligé...

DON FÉLIX.

Rendez-vous de Dame ?

DON ANDRÉ.

Oui.

DON JUAN.

L’heure est-elle passée ?

DON ANDRÉ.

Pas tout à fait encor, mais beaucoup avancée.

DON JUAN.

Vous ferait-on chagrin de vous accompagner ;

Dites.

DON ANDRÉ.

Rien en cela ne doit me répugner,

D’un ami tel que vous plus sûr que de tout autre...

DON JUAN.

Si vous êtes le mien comme je suis le vôtre...

DON ANDRÉ.

Vous en doutez ? Venez, ce que vous allez voir

Détruira les soupçons que vous pourriez avoir.

DON JUAN.

Permettez, Don Félix...

DON FÉLIX.

Ah ! dans l’âge où vous êtes ;

Il faut bien se prêter aux choses que vous faites.

L’ai ouï du bruit ; ce bruit tout-à-coup a cessé :

Qu’en juger ? et chez moi qu’est-ce qui s’est passé ?

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉONOR, seule

 

Non, je ne conçois pas de supplice plus rude

Que l’état où je suis : de mon inquiétude

Jacinte est avertie, et me sait seule ici.

Qu’elle tarde ! à la fin, grâce au Ciel la voici.

Hé ! bien, Jacinte ?

 

 

Scène II

 

LÉONOR, JACINTE

 

JACINTE.

Hé bien... un moment, je vous prie,

Je suis toute essoufflée.

LÉONOR.

As-tu vu Don Garcie ?

JACINTE.

Je viens de le quitter chagrin, fou, préparé

À se couper la gorge avecque Don André.

LÉONOR.

Ah... Jacinte, c’est ce qui me désespère.

JACINTE.

J’ai dit de votre part qu’il n’en fallait rien faire,

Que de quelque façon que la chose tournât,

Cela serait pour vous un très fâcheux éclat.

Enfin, à mes raisons il a paru se rendre.

LÉONOR.

Le Ciel en soit loué.

JACINTE.

Mais il m’a fait entendre,

Que si Don Juan vient le trouver aujourd’hui,

Il ne peut éviter de se battre avec lui.

Mais, quoi qu’il arrive, entre nous, il me semble,

Qu’à coup sûr deux des trois auront du bruir ensemble.

LÉONOR.

Hé, c’est ce que je crains, et qu’il faut empêcher.

JACINTE.

Il en est un moyen, qu’à force de chercher

J’ai trouvé dans ma tête en cette conjoncture,

Et pour lequel déjà j’ai pris quelque mesure.

LÉONOR.

Jacinte, que je t’ai grande obligation.

JACINTE.

Il faut avoir un peu de résolution.

LÉONOR.

J’en ai pour cela, tu n’as qu’à me prescrire.

Dis.

JACINTE.

J’ai de votre part été chez Donne Elvire.

LÉONOR.

Elvire est mon intime.

JACINTE.

Oui, je sais bien cela,

Et je l’ai choisie exprès pour cette raison-là.

À votre amant je viens en ce moment de dire,

Que sans perdre un instant, il fût chez Donne Elvire.

Que c’est le seul endroit où vous pourrez le voir,

Qu’il vous attendît là du matin jusqu’au soir,

Et jusqu’à demain même attendu que sans peine

Vous n’y pouvez aller, et n’êtes pas certaine

De l’instant qui sera commode pour cela.

Il est au rendez-vous dès à présent. Voilà,

Comme en gagnant du temps à tout on remédie,

Ce que pour en avoir m’a fourni mon génie.

C’est à vous maintenant, si vous le trouvez bon,

De voir, d’examiner si vous irez, ou non,

Pour mieux le retenir par une longue attente...

LÉONOR.

Jacinte, que je crains qu’il ne s’impatiente ?

JACINTE.

Non, non, rassurez-vous, j’ai pris soin d’avertir,

Qu’on le reçût en lieu dont il ne pût sortir.

LÉONOR.

Mais n’étant point chez lui, si Don Juan, Jacinte,

Va penser qu’il le soit ?

JACINTE.

Le beau sujet de crainte ?

Ma foi que Don Juan pense ce qu’il voudra ;

Pourvu qu’il aille au diable, on s’en consolera.

Mais, voici Don Félix : qu’il est sombre, Madame ?

Tenons-nous bien.

 

 

Scène III

 

LÉONOR, JACINTE, DON FÉLIX

 

DON FÉLIX.

Que j’ai d’inquiétude en l’âme ?

JACINTE.

Pas plus que nous, je gage.

DON FÉLIX.

Ou je suis fort trompé,

Ou d’un chagrin fort vif, Don Juan occupé.

Qu’est-ce ? vous me semblez interdite, inquiète.

JACINTE.

Elle n’a pas sujet d’être satisfaite.

DON FÉLIX.

Hé pourquoi donc ?

JACINTE.

Pourquoi, nous le demandez-vous ?

Vous lui faites, Monsieur, espérer un époux,

L’époux vient, et d’abord à la première vue,

On tombe en pâmoison, tant on a l’âme émue :

Pour vous mieux obéir, on se livre à l’amour,

Et l’on en prend, Dieu sait... Puis dès le même jour

Cet époux trop aimé, que la grêle accompagne,

Presque sans dire mot, part, se met en campagne,

Croyez-vous que cela soit fort divertissant ?

LÉONOR.

Si vous saviez l’ennui que mon âme ressent,

Mon père ?

DON FÉLIX.

Mais, ma fille en est-ce là la cause ?

Car je crains très fort, moi, que ce soit autre chose.

JACINTE.

Autre chose, Monsieur, en conscience, non.

DON FÉLIX.

Si ce n’est que cela, tranquillisez-vous donc.

JACINTE.

Hé de moyen, de grâce ? il est bien difficile,

Quand on attend surtout, Monsieur, d’être tranquille.

Ne nous condamnez point.

DON FÉLIX.

Don Juan ne part pas.

Son père est mort.

JACINTE.

Comment son père est mort, hélas ?

Ayez égard, Monsieur, à ce fatal présage ;

Quel temps, quel triste temps pour faire un mariage ?

Rompez, que Don Juan, madame, désormais

Aille pleurer son père, et qu’il nous laisse en paix.

DON FÉLIX.

Écoute, mon enfant, j’entends la raillerie.

Et m’accommode peu de ta plaisanterie.

Çà, ma fille, parlons plus sérieusement,

Quel bruit se passa hier dans votre appartement ?

Don Juan, je ne sais pourquoi, m’en fait mystère ;

Mais enfin les valets qui parlent d’ordinaire...

LÉONOR.

Quoi, Don Juan ?

JACINTE.

Céans, est-ce qu’il est venu !

Hier au soir ?

DON FÉLIX.

Paix, tais-toi.

JACINTE.

Vous ne l’avez point vu,

Madame, assurément c’est une médisance...

DON FÉLIX.

Finis donc.

JACINTE.

Toutes deux dans un profond silence,

Sans avoir entendu le moindre petit bruit,

Nous avons en repos passé toute la nuit.

Ai-je menti, Madame ?

DON FÉLIX.

Ah ! ma fille !

LÉONOR.

Mon père ?

DON FÉLIX.

Vous ne me dites rien ?

LÉONOR.

Qu’ai-je de mieux, à faire.

Jacinte dit vrai.

DON FÉLIX.

Non, ce qui vous confond ?

C’est vous à qui je parle, et Jacinte répond.

JACINTE.

Si je me mêle, moi, d’être son interprète,

C’est que comme aux vapeurs elle est parfois sujette...

DON FÉLIX.

Paix ? je ne puis savoir ce secret-là de vous.

Rentrez.

 

 

Scène IV

 

DON FÉLIX, seul

 

Quelque mystère est caché là-dessous ?

Je l’approfondirai pourtant, quoi qu’il en coûte,

Et Don Juan qui vient m’en instruira, sans doute.       

 

 

Scène V

 

DON FÉLIX, DON JUAN

 

DON JUAN, sans voir Don Félix.

Mon Rival est un lâche, à m’attendre chez lui

Il sait quelles raisons l’engageaient aujourd’hui,

Il ne s’y trouve point, ah ? traître Don Garcie ?

DON FÉLIX.

Don Juan, de quel trouble est votre âme saisie ?

DON JUAN.

D’aucun, Seigneur.

DON FÉLIX.

Parlons avec sincérité

Des chagrins les plus vifs je vous crois agité.

(Je ne vous parle point de ceux que d’ordinaire

Au cœur d’un fils bien né cause la mort d’un père)

Vous en avez encore de plus piquants.

DON JUAN.

Qui, moi ?

DON FÉLIX.

Je vous l’ai déjà dit, parlons de bonne foi.

Je ne voulus hier faire aucune instance,

De m’éclaircir un fait que je crois d’importance.

Je craignis, Don Juan, de vous embarrasser...

J’eus mes raisons, enfin, pour ne vous pas presser

Mais aujourd’hui cessez de m’en faire mystère.

Nous sommes seuls, je dois être votre beau-père.

Et je suis votre ami...

DON JUAN.

Vous me faites honneur.

DON FÉLIX.

Comme ami, comme fils, ouvrez-moi votre cœur,

Quand on a des chagrins, est-il rien qui soulage

Tant que de rencontrer quelqu’un qui les partage ?

DON JUAN.

L’espoir de me venger, Seigneur, peut seulement

Donner à mes chagrins quelque soulagement.

DON FÉLIX.

Hé bien, dites-les moi. Don Félix par avance

S’associe avec vous pour en prendre vengeance.

Que vous est-il céans arrivé cette nuit ?

DON JUAN.

Vous le voulez savoir ?

DON FÉLIX.

Je meurs d’en être instruit.

DON JUAN.

Sachez donc...

DON FÉLIX.

Juste ciel ? que me va-t-il apprendre ?

DON JUAN.

Je tremble en lui parlant.

DON FÉLIX.

Que je crains de l’entendre ?

DON JUAN.

Arrivant hier ici, tout plein de la douleur

Que la mort de mon père avait mise en mon cœur,

L’objet qui le premier se présente à ma vue,

C’est votre fille en pleurs, interdite, éperdue,

Don Garcie auprès d’elle, et Don André, tous deux

L’épée à la main.

DON FÉLIX.

Comment ! quoi, ma fille avec eux ?

Qui les avait chez moi fait entrer ?

DON JUAN.

Je l’ignore.

DON FÉLIX.

Ô fille impertinente ! et qui me déshonore ?

DON JUAN.

Elle n’est point coupable.

DON FÉLIX.

Hé, qui l’est donc ?

DON JUAN.

C’est moi,

Qui fis sauver moi-même un Rival sur sa foi.

Don Garcie.

DON FÉLIX.

Hé, pourquoi souffrir que Don Garcie

À vos justes transports ait dérobé sa vie ?

DON JUAN.

Pour éviter l’éclat, dans l’espoir qu’aujourd’hui,

Comme il me l’a promis, il m’attendrait chez lui.

J’en viens, il est sorti.

DON FÉLIX.

Mais Don André mérite

Qu’à la même intention vous lui rendiez visite

DON JUAN.

Non. La première fois que je parus chez vous,

J’y vis ce Don Garcie, et j’en devins jaloux.

Je priai Don André que pendant mon absence

Il observât ses pas avecque diligence :

Il l’a fait, il vit hier qu’aussitôt qu’il fut nuit,

Mon perfide rival ici fut introduit.

Il entra, le suivit, plein d’ardeur et de zèle ;

Il le joignit enfin, et cet ami fidèle

De Léonor qu’un traître allait perdre d’honneur ;

Heureusement pour moi fut le libérateur.

Voilà la vérité.

DON FÉLIX.

Du moins le vraisemblable :

Mais ma fille en cela serait-elle coupable ?

DON JUAN.

Je n’ose le penser, Seigneur.

DON FÉLIX.

Et Don André,

Pour votre compte seul y serait entré ?

Songez bien, Don Juan, qu’en une telle affaire,

Il n’est pas question d’agir à la légère.

Pour moi je crois devoir vous parler net ici ;

Cet ami si fidèle est un rival aussi.

Je n’en saurais douter.

DON JUAN.

Votre erreur est extrême.

DON FÉLIX.

J’en parle savamment, je le sais par moi-même.

DON JUAN.

Non, non, une autre Dame est l’objet de ses soins,

Et mes yeux, cette nuit en ont été témoins.

J’avais avant cela des soupçons, je l’avoue,

Mais...

DON FÉLIX.

Croyez, Don Juan, que Don André vous joue,

Que pour la fourberie il a de grands talents,

Et que bien mieux que vous je me connais en gens,

Comptez enfin qu’il faut en pareille occurrence

Bien choisir l’offenseur pour bien punir l’offense.

DON JUAN.

Mais s’ils vous sont suspects tous deux également,

Qui pourra nous donner quelque éclaircissement ?

DON FÉLIX.

Les Valets, qui toujours ou curieux, ou traîtres,

Épient avecque soin les actions des maîtres.

DON JUAN.

Comment les obliger à faire ce rapport.

DON FÉLIX.

Par l’espoir du salaire, ou la peur de la mort,

Jacinte ! interroger celle-ci la première,

Tirez-en le secret qui vous est nécessaire.

Jacinthe ?

 

 

Scène VI

 

DON FÉLIX, DON JUAN, JACINTE

 

JACINTE.

Voulez-vous quelque chose de moi,

Monsieur ?

DON FÉLIX.

Don Juan veut s’éclaircir avec toi.

JACINTE.

La peste !

DON FÉLIX.

Je vous quitte, et vous laisse avec elle ;

Comptez si Léonor se trouve criminelle,

Qu’aux dépens de son sang, vous verrez de quel prix

Est l’honneur d’une fille aux yeux de Don Félix.

 

 

Scène VII

 

DON JUAN, JACINTE

 

DON JUAN.

Que de cet entretien j’appréhende la suite ?

JACINTE.

Si pour quelques soufflets j’en pouvais être quitte ?

DON JUAN.

Jacinte.

JACINTE.

Quoi, Monsieur ?

DON JUAN.

Pourquoi te troubles-tu ?

JACINTE.

Je crains que l’on ne tende un piège à ma vertu.

Dès qu’un homme me parle, ou me regarde en face,

Il me monte au visage un feu que rien n’efface.

(Car voyez-vous, Monsieur, j’ai beaucoup de pudeur).

DON JUAN.

Oui, je le crois, Jacinte, une fille d’honneur,

Tu trembles ?

JACINTE.

En ce temps il me prend d’ordinaire

Certain léger frisson qui ne me quitte guère.

DON JUAN.

Le trouble où je la vois, augmente encore le mien.

Je veux savoir de toi...

JACINTE.

De moi, je ne sais rien,

Monsieur.

DON JUAN.

Tu ne sais rien ? Jacinte, en conscience ?

Si tu ne savais rien, répondrais-tu d’avance ?

JACINTE.

Mais je sais seulement, Monsieur, qu’en bonne foi,

Ce que vous demandez est un secret pour moi.

DON JUAN.

Un secret ?

JACINTE.

Oui, Monsieur.

DON JUAN.

Non, non, parlons sans feinte,

Léonor n’eût jamais de secret pour Jacinte.

JACINTE.

Léonor ? c’est l’esprit le plus dissimulé,

Jamais d’aucune chose elle ne m’a parlé.

DON JUAN.

Je le crois ; mais Jacinte est pénétrante et fine,

Et dans de certains cas quelquefois on devine.

N’es-tu rien pénétré qui me regardât ?

JACINTE.

Non.

DON JUAN.

Il te faut, je le vois, parler d’un autre ton.

Prends cette bourse, prends.

JACINTE.

Monsieur...

DON JUAN.

Prends-là, te dis-je.

JACINTE.

Oh ? Monsieur, je sais trop ce qu’un présent exige,

Et si je l’acceptais...

DON JUAN.

Il faudrait seulement

Que Jacinte avec moi parlât confidemment.

JACINTE.

Je ne parlerai point, rien ne peut me corrompre.

J’en ai fait bon serment.

DON JUAN.

Pour te le faire rompre,

Et te réduire au point de me parler sans fard,

Si l’argent ne peut rien, compte que ce poignard.

JACINTE.

Miséricorde, hélas ! Monsieur, je suis perdue.

DON JUAN.

Tais-toi.

JACINTE.

Je me tairai.

DON JUAN.

Non, parle, ou je te tue.

JACINTE.

Tais-toi, parle ? Monsieur, comment vous contenter ?

DON JUAN.

Parle, il n’est pas ici raison de plaisanter.

Et ma juste fureur, lasse de se contraindre...

JACINTE.

Mais si je parle aussi, n’aurai-je rien à craindre ?

DON JUAN.

Non, mais je veux savoir tout ce qui s’est passé.

JACINTE.

Puisqu’il faut vous le dire, et sauter le fossé,

Donnez-moi donc la bourse.

DON JUAN.

Elle est à toi.

JACINTE.

Que dire ?

Car en payant si bien, vous n’avez qu’à prescrire.

DON JUAN.

La vérité, c’est tout ce que j’exigerai.

JACINTE.

La croirez-vous de moi, quand je vous la dirai ?

DON JUAN.

Je démêlerai bien ce que j’en devrai croire.

JACINTE.

Soyez dons attentif, voici toute l’histoire.

Don Garcie est épris de Léonor.

DON JUAN.

Hélas !

JACINTE.

De cette vérité, Monsieur, ne doutez pas.

DON JUAN.

Ce n’est pas celle-là que je crains.

JACINTE.

Patience.

Depuis plus de six mois qu’il l’adore, je pense,

Ils se sont vus au cours, aux spectacles, au bal.

DON JUAN.

Passons.

JACINTE.

Oui, tout cela ne fait ni bien ni mal.

DON JUAN.

Comment répondit-elle à l’ardeur qui l’enflamme ?

JACINTE.

Comme elle répondit, Monsieur, en brave Dame,

Très mal d’abord, moins mal dans la suite, encor moins

Après : au bout du compte elle agréa ses soins.

DON JUAN.

Ah ! que me dis-tu là !

JACINTE.

Si l’aveu vous fait peine.

Vous pouvez en douter ; mais moi, j’en suis certaine.

DON JUAN.

Se sont-ils vus souvent ?

JACINTE.

Moins qu’ils ne l’ont voulu.

DON JUAN.

Et se sont-ils parlé ?

JACINTE.

Tout autant qu’ils ont pu.

DON JUAN.

Mais hier au soir ici, dis, que venait-il faire ?

JACINTE.

Oh ! cet article-là va vous mettre en colère,

Et contre moi, Monsieur, terriblement.

DON JUAN.

Non, non.

Va, je sais me servir de toute ma raison.

JACINTE.

C’est bien fait.

DON JUAN.

Poursuis donc.

JACINTE.

Comptant sur votre absence,

Et par-là voyant luire un rayon d’espérance,

C’est moi qui leur avais fait prendre un rendez-vous,

Pour chercher les moyens d’être défaits de vous.

DON JUAN.

À tes conseils ainsi Léonor complaisante...

Malheureuse !

JACINTE.

Hé, Monsieur, voulez-vous que je mente ?

DON JUAN.

Don Garcie...

JACINTE.

Il allait s’en retourner soudain

Comme il était venu, par le mur du jardin.

DON JUAN.

Tu n’ouvris pas pour lui la porte de la rue ?

JACINTE.

Non.

DON JUAN.

Non ?

JACINTE.

Si je l’ouvris je veux être pendue.

DON JUAN.

De quelle trahison te voilà convaincu ;

Perfide ami ! c’est là que tu dis l’avoir vu !

JACINTE.

Ah ! c’est de Don André que vous parlez peut-être

Ne vous y trompez point, Monsieur, c’est un grand traître.

Le malheureux, hélas ! sans lui nous étions bien.

Et s’il ne fût venu, tout cela n’était rien.

DON JUAN.

Ah ! tais-toi, mon malheur vient de plus d’une source.

JACINTE.

Voilà le curieux bien payé de sa bourse.

DON JUAN.

Ah ! que je souffre, hélas ! et dans quel désespoir...

JACINTE.

N’est-il plus rien, Monsieur, que vous vouliez savoir ?

DON JUAN.

Ôte-toi...

 

 

Scène VIII

 

DON JUAN, JACINTE, LÉONOR

 

LÉONOR.

Que fais-tu ? que te voulait mon père ?

Dis, Jacinte !

JACINTE, en montrant Don Juan.

Hé ! que diantre en avez-vous affaire ?

LÉONOR, voulant entrer.

Ciel !

DON JUAN.

Arrêtez, Madame, et souffrez qu’un moment

Comme ami je vous parle, et non plus comme amant.

LÉONOR.

Seigneur...

DON JUAN.

De votre cœur vous n’êtes plus maîtresse,

Et sans le cœur, la foi n’a rien qui m’intéresse.

Vous me voyez outré du plus ardent courroux.

LÉONOR.

Seigneur...

DON JUAN.

N’en craignez rien, ce n’est pas contre vous

Je me plains de mon sort, sans vous blâmer, Madame,

L’amour selon nos vœux n’entre point dans une âme.

Je crois, si votre cœur était moins prévenu,

Que par mes tendres soins je l’aurais obtenu.

Sans même interposer l’autorité d’un père.

Le Ciel ne permet pas qu’à présent je l’espère.

Plus que je ne voudrais de mon malheur instruit...

LÉONOR.

Quoi ? comment ? quel discours, Jacinte !

JACINTE.

J’ai tout dit,

Madame.

LÉONOR.

Ainsi mon cœur ennemi de la feinte

Se peut donc à présent expliquer sans contrainte ?

J’aime, vous le savez, ce cœur a fait un choix,

Et ne se peut, Seigneur, engager qu’une fois.

Je vous offre amitié sincère, égards, estime,

Vous promettre le cœur, ce serait faire un crime.

JACINTE.

C’est parler net.

DON JUAN.

Au point que je suis outragé,

Pourriez-vous m’estimer, si je n’étais vengé ?

LÉONOR.

Quoi donc vengé ! de qui ?

DON JUAN.

D’un rival, d’un perfide.

LÉONOR.

Ne vous livrez point trop au transport qui vous guide.

Songez qu’à Don Garcie un tel nom n’est point dû.

 

 

Scène IX

 

DON JUAN, LÉONOR, JACINTE, FABRICE

 

FABRICE.

Ah ! Madame ! ah Seigneur !

JACINTE.

Qu’est-ce ?

FABRICE.

Tout est perdu.

DON JUAN.

Quoi ?

FABRICE.

Vous avez quitté Don André fort tranquille,

Il lui vient au cerveau de monter une bile...

Je n’ai pas cru d’abord que ce fut tout de bon,

Mais j’en suis convaincu par vingt coups de bâton.

Coups de pieds ou soufflets qu’en sa fureur extrême

Il vient de me donner en parlant à moi-même.

JACINTE.

Je ne vois pas grand mal à tout cela.

FABRICE.

Fort bien.

DON JUAN.

Pourquoi te maltraiter ainsi ?

FABRICE.

Je n’en sais rien.

Chez Don Garcie il m’a fait porter une Lettre,

Que ne le trouvant point, j’ai cru pouvoir remettre

À Madame Isabelle, et quand de son billet

Je lui suis revenu dire ce que j’ai fait,

Enragé, furieux, faisant le diable à quatre,

Il a pris une canne, et s’est mis à me battre.

Moi qui ne comprend point ni comment, ni par où

J’ai mérité cela, je conclus qu’il est fou.

JACINTE.

Belle conclusion !

 

 

Scène X

 

DON JUAN, LÉONOR, JACINTE, FABRICE, ISABELLE

 

ISABELLE.

Ah ! Léonor, de grâce

Détournez s’il se peut le coup qui me menace.

LÉONOR.

Quelqu’accident fâcheux vous est-il arrivé ?

ISABELLE.

C’est un bonheur pour moi de vous avoir trouvé,

Don Juan.

DON JUAN.

Vous puis-je être utile en quelque affaire ?

ISABELLE.

Je m’en flatte, Seigneur, Don Garcie est mon frère.

DON JUAN.

Don Garcie !

ISABELLE.

Oui, Seigneur, j’ignore quand, comment,

Il peut avoir eu prise avec que mon amant

Don André.

DON JUAN.

Don André est votre amant, Madame.

ISABELLE.

Depuis longtemps, Seigneur, même ardeur nous enflamme,

Et celle qu’il ressent est égale à mes feux.

DON JUAN.

Ce Don André, Madame, est un grand malheureux.

ISABELLE.

Ah ! Seigneur !

FABRICE.

Il est vrai.

DON JUAN.

Poursuivez, je vous prie.

ISABELLE.

Il propose un duel, Seigneur, à Don Garcie,

Je l’ai su par hasard en ouvrant ce billet,

Qu’inconsidérément m’a laissé son valet.

FABRICE.

Et voilà le sujet qui brouille sa cervelle.

DON JUAN.

Ah ! que pour me venger l’occasion est belle !

Allons... Apprenez-moi le lieu qu’il a marqué,

Et l’heure.

ISABELLE.

En ce billet tout est bien expliqué,

Vous verrez...

DON JUAN.

J’y cours.

ISABELLE.

Où, Seigneur ?

DON JUAN.

Vous satisfaire

Et sauver un duel, Madame, à votre frère.

 

 

Scène XI

 

LÉONOR, ISABELLE, JACINTE, FABRICE

 

JACINTE.

Quel transport ! Sur quelle herbe est-ce qu’il a marché ?

Suis-le, Fabrice.

FABRICE.

Moi ! non, il est trop fâché.

 

 

Scène XII

 

ISABELLE, LÉONOR, JACINTE

 

ISABELLE.

Léonor !

LÉONOR.

Isabelle.

ISABELLE.

Ah ! que je suis à plaindre !

JACINTE.

Trêve aux douleurs, que diantre avez-vous donc à craindre ?

ISABELLE.

D’un frère ou d’un amant la fuite ou le trépas.

JACINTE.

Tout ira bien, allez, ne nous chagrinons pas.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LÉONOR, ISABELLE, JACINTE

 

LÉONOR.

Par vos réflexions, n’augmentez point ma peine,

La vôtre finira, sans doute, où l’on vous mène.

J’aurais laissé durer vos troubles moins longtemps

Et Jacinte à mon gré vous tient trop en suspens.

ISABELLE.

Partout où vous voulez je me laisse conduire :

Enfin nous allons... où, dites ?

JACINTE.

Chez Donna Elvire.

ISABELLE.

En quoi mes sens par-là seront-ils rassurés ?

JACINTE.

Que sait-on ? par quelqu’un que vous y trouverez.

ISABELLE.

Quoi ! Don André chez elle aurait-il habitude ?

JACINTE.

Don André !

ISABELLE.

Tire-moi de cette incertitude,

Jacinte, elle commence à m’impatienter,

Suis-je dans un état à pouvoir plaisanter ?

JACINTE.

Puisque vous répugnez à la plaisanterie,

Sachez que nous venons voir ici Don Garcie.

ISABELLE.

Quoi, mon frère !

JACINTE.

C’est peu qu’un frère, assurément,

Il vaudrait mieux, sans doute, y trouver un amant :

Mais c’est le vôtre, à vous, et pour la bienséance

Il est bon que la sœur soit de la confidence.

ISABELLE.

C’est cela...

JACINTE.

Justement, qui fait qu’au rendez-vous

Nous vous avons, Madame, amenée avec nous.

ISABELLE.

Ma crainte se dissipe, et mon cœur se rassure,

Et c’est un grand plaisir pour moi, je vous le jure,

Quand mon frère a querellé avec mon amant,

D’en voir un à couvert du premier mouvement.

JACINTE.

C’est une invention que mon petit génie

Pour prévenir l’éclat ce matin m’a fourni.

Mais quelqu’un vient à nous, je pense, non, si fait.

ISABELLE.

Oui, j’aperçois quelqu’un qui s’approche en effet.

JACINTE.

C’est Fabrice, c’est lui, le hasard me l’envoie.

Entrez vite, il n’est pas à propos qu’il vous voie.

 

 

Scène II

 

JACINTE, FABRICE

 

FABRICE.

Je ne sais où je vais promener mon chagrin

Mon enragé de maître...

JACINTE.

Ah ! te voilà, faquin,

Je n’ai pu depuis hier te parler à mon aise...

FABRICE.

Parles : mais ne dis rien surtout qui me déplaise :

Car je n’ai pas l’humeur endurante aujourd’hui.

JACINTE.

Ce maraud croit qu’on a de grands égards pour lui.

FABRICE.

Maraud... Il me paraît que vous n’en avez guère,

Et vous pourriez pourtant, soit dit sans vous déplaire,

Être un peu moins brutale, à moins que d’oublier

Le rendez-vous d’hier au deuxième palier.

JACINTE.

Tu fus témoin des soins que je pris pour m’y rendre.

FABRICE.

Et tu vis bien aussi comme j’allai t’attendre.

JACINTE.

Va, va, mon pauvre ami, je me moquais de toi.

FABRICE.

Et de qui, s’il te plaît, me moquais-je donc moi ?

JACINTE.

Ma raison eût été vraiment bien endormie.

FABRICE.

Et la mienne eût été fort en défaut, ma mie.

JACINTE.

Oh ! le plaisant magot !

FABRICE.

Le drôle de guenon ?

JACINTE.

Tu le prends-là vraiment sur un fort joli ton.

FABRICE.

Et sur quel ton, dis-moi, le prends-tu donc toi-même.

JACINTE.

Mais moi, je crois assez mériter que l’on m’aime.

FABRICE.

Parbleu, crois-tu de moi que je pense autrement ?

Va, va, Monsieur vaut bien Madame, assurément.

Si pourtant tu veux être aujourd’hui sans rancune,

Je te regarderai comme bonne fortune.

JACINTE.

Sans rancune avec toi ! cela ne se peut pas,

Tu nous causas hier un trop grand embarras.

FABRICE.

Bon, bon, je menais l’un, et toi tu menais l’autre,

Hé bien, nous avions fait entrer chacun le nôtre.

Nous n’avons là-dessus rien à nous reprocher.

Est-ce nous, après tout, qui devons nous fâcher ?

Que nos maîtres entre eux songent à la vengeance,

Mais nous, vivons gaillards en bonne intelligence.

JACINTE.

C’est assez bien penser.

FABRICE.

Vivent les gens d’esprit,

N’est-ce pas ? touche donc, sans rancune.

JACINTE.

Il suffit,

Je te pardonne, va.

FABRICE.

Par quelque bon office

Pourrais-je mériter ce pardon ?

JACINTE.

Oui, Fabrice.

FABRICE.

Oh ! tu n’as qu’à parler, Jacinte.

JACINTE.

Assurément ?

FABRICE.

Oui, par ma foi, tu peux m’en croire à mon serment.

JACINTE.

H !é bien, promets-moi donc au péril de ta vie,

En toute occasion de servir Don Garcie.

FABRICE.

De ma vie ! oh ! parbleu le serment est trop gros.

Mais je te le promets au péril de mon dos.

JACINTE.

Contre Don André même.

FABRICE.

Oh ! oui, par préférence,

Déjà pour le trahir il m’a payé d’avance.

 

 

Scène III

 

JACINTE, BÉATRIX, FABRICE

 

BÉATRIX.

Ah ! je t’y prends Jacinte !

JACINTE.

Hé ! c’est toi, Béatrix.

BÉATRIX.

Je trouble l’entretien ; mais quel est ce beau fils ?

Oui, non, si fait... Fabrice !

FABRICE.

Oui, c’est moi, ma pouponne,

JACINTE.

Comment, tu connais donc Béatrix ?

FABRICE.

Oui, mignonne.

BÉATRIX.

Quoi, t’en conterait-il ?

JACINTE.

Le beau doute ! oui, vraiment.

BÉATRIX.

Parle donc, hé, maroufle.

FABRICE.

Oh ! point d’emportement.

BÉATRIX.

Tu m’offres cette nuit tes vœux et ta tendresse,

Je les accepte, et vois qu’une autre est ta Maîtresse ?

FABRICE.

Les éclaircissements ne valent jamais rien.

Laissons cela.

JACINTE.

Non, non, je veux savoir...

FABRICE.

Hé bien ?

Savoir quoi ?

JACINTE.

Cette nuit tu l’as entretenue

FABRICE.

Cette nuit ? tu sais bien que c’est toi que j’ai vue.

BÉATRIX.

Quoi ton maître avec toi n’est pas venu chez nous

Hier au soir ?

FABRICE.

Hé bien, oui, c’était

À Jacinte.

Un rendez-vous,

Qu’avait dès le matin retenu sa maîtresse :

À tout cela vois-tu je n’entends point finesse.

JACINTE.

Ton Maître avait ici rendez-vous cette nuit ?

FABRICE.

Oui, mais beaucoup meilleur que chez vous, point de bruit,

Point de rival jaloux, d’amant pris pour un autre.

Oh ! cette maison-là vaut bien mieux que la vôtre !

On est bien plus tranquille.

JACINTE.

Hé voilà donc pourquoi

Tu choisis Béatrix par préférence à moi ?

FABRICE.

Pas préférence ? non.

JACINTE.

Je suis sans jalousie,

Va.

BÉATRIX.

Dieu me garde aussi de telle frénésie.

JACINTE.

Mais lorsqu’à t’écouter on veut bien s’abaisser,

Il ne faut pas qu’ailleurs tu t’ailles adresser.

BÉATRIX.

Quand une fois on m’a fait offre de service,

Je t’avertis qu’il faut s’en tenir-là, Fabrice.

JACINTE.

Nous étions tous deux, ma chère, en bonne main.

FABRICE.

Sans courroux.

BÉATRIX.

Oui, pour toi l’on n’a que du dédain.

Rentrons.

 

 

Scène IV

 

FABRICE, seul

 

Je suis facile et de trop bonne pâte.

Mon Maître est un maroufle, et m’exemple me gâte.

Ma foi du contretemps je suis pourtant fâché ;

De ces deux guenons-là j’aurais eu bon marché.

Je leur avais parbleu donné dans la visière :

Foin ; je m’en devais bien tenir à la première ?

Je ferais bien de fuir tout commerce avec lui.

 

 

Scène V

 

DON JUAN, FABRICE

 

DON JUAN.

Fabrice, écoute un mot.

FABRICE.

Puis-je vous être utile ?

DON JUAN.

Pour joindre Don André, je cours toute la Ville,

Et c’est ici le lieu marqué dans son billet ;

Ne l’attendrais-tu point ?

FABRICE.

Moi, je suis son valet,

Mais du ton qu’il l’a pris, il ne doit pas prétendre,

Que je sois de ma vie assez sot pour l’attendre.

DON JUAN.

Comment !

FABRICE.

Quoi donc, l’avez-vous oublié ?

Le bourreau sans raison m’a presque estropié.

DON JUAN.

Sans raison ? il faut bien qu’il en ait eu quelqu’une.

FABRICE.

Point d’autre assurément, que le cours de la lune,

C’est elle qui lui met la cervelle à l’envers.

Je l’ai tant éprouvé depuis que je le sers,

Monsieur.

DON JUAN, à part.

Par Don André, mon amitié trahie,

M’engage à le punir de cette perfidie.

Je le cherche, et je tremble en ce même moment,

De m’abandonner trop au premier mouvement.

Je ne veux point avoir de reproche à me faire.

FABRICE.

Hem...

DON JUAN, à part.

Ce valet doit être informé de l’affaire.

FABRICE.

Plaît-il... Il parle seul, gare la lune aussi.

DON JUAN, à part.

Il faut à fonds par lui que j’en sois éclairci.

Tirons la vérité par menace et par feinte,

Et fixons les soupçons dont mon âme est atteinte.

FABRICE.

Je vous suis inutile en cette occasion,

Monsieur, pour soutenir la conversation.

Les gens d’esprit jamais ne sont seuls d’ordinaire...

DON JUAN.

Attends, pendard.

FABRICE.

Pendard ? fort bien, la lune opère.

DON JUAN.

Don André t’a donné quelques coups de bâton.

C’est bien fait.

FABRICE.

Il fallait qu’il eût quelque raison,

Dans le fonds... En effet, Monsieur, comme vous dites...

Ceci commence mal, défions-nous des suites.

DON JUAN.

Malheureux, sous ses coups tu devais expirer !

Mais ce qu’il a manqué je vais le réparer.

FABRICE.

Je serai bienheureux si le Ciel m’en délivre.

DON JUAN.

Un coquin comme toi mérite-t-il de vivre ?

FABRICE, à genoux.

Oui, je suis un coquin, et dans votre courroux,

Je ne vaux pas l’honneur d’être tué par vous.

DON JUAN.

Comment ! chez Léonor, qu’à ta garde on confie,

Traître, tu vas ouvrir la porte à Don Garcie ?

FABRICE.

La porte à Don Garcie ? hé, Monsieur ?

DON JUAN.

Oui, pendard,

C’est une vérité qui vient de bonne part.

FABRICE.

Il n’en est rien, Monsieur, ou je me donne au diable,

C’est une vérité qui n’est pas véritable.

DON JUAN.

En vain tu t’en défends. Je te saurais bon gré,

Pour moi, si tu l’avais ouverte à Don André.

C’est mon meilleur ami.

FABRICE.

Lui, votre ami ?

DON JUAN.

Sans doute.

FABRICE.

Ah ! j’en prends à témoin le Ciel qui nous écoute,

Je veux être pendu, Monsieur, dès aujourd’hui,

Si je n’ouvris hier la porte exprès pour lui.

DON JUAN.

Exprès pour lui ? c’est lui qui m’a dit le contraire.

FABRICE.

Le bourreau ! je vous vais compter toute l’affaire...

DON JUAN.

Tu me feras plaisir, car je n’aime pas, moi,

Qu’il cherche à me donner des soupçons contre toi.

FABRICE.

Et vous l’en croiriez, lui, c’est bien le plus grand traître,

Le plus grand chien qui soit dans Valence, peut-être.

Il paraît votre ami ?

DON JUAN.

Oui.

FABRICE.

C’est votre rival.

DON JUAN.

Quels contes.

FABRICE.

Je le sais, Monsieur, d’original.

Il a depuis un temps, pour vexer Don Garcie,

Moins peut-être par goût, que par bizarrerie,

À Léonor rendu des assiduités

Mais depuis hier ses feux paraissent augmentés.

Et s’il faut franchement dire ce qu’il m’en semble

Tout cela pour vous faire enrager deux ensemble.

DON JUAN.

Je vois peu d’apparence à ce que tu me dis ;

Et d’une autre beauté je sais qu’il est épris.

Nous l’avons vu.

FABRICE.

Monsieur, c’est une méchante âme.

DON JUAN.

Il nous a cette nuit menés chez une dame.

FABRICE.

Vous donnez là-dedans.

DON JUAN.

J’y donne ! pourquoi non ?

FABRICE.

À peine seulement en savons-nous le nom.

Ce n’est que d’hier matin qu’il promit l’entrevue,

Et jamais lui ni moi nous ne l’avons connue.

DON JUAN.

Mais quoi ?

FABRICE.

C’est Léonor à qui seule il en veut.

Il cherche à vous donner le change autant qu’il peut.

DON JUAN.

La sœur de Don Garcie aussi compte qu’il aime.

FABRICE.

De vingt autres comme elle il se moque de même.

Mais vous serez, je crois, (soit dit sans vous choquer)

Celui dont il aura le plus à se moquer...

DON JUAN.

Tais-toi, je ne veux pas en savoir davantage.

Que me faut-il encor après ce témoignage ?

Allons, à nous venger employons tous nos soins.

FABRICE.

N’allez pas là-dedans m’embarrasser, au moins.

Ce que je vous dis là n’est qu’un avis sincère.

DON JUAN.

Va, ne crains rien.

FABRICE.

Voici le prétendu beau-père.

 

 

Scène VI

 

DON JUAN, DON FÉLIX, FABRICE

 

DON FÉLIX.

Je vous cherche partout avec empressement,

Et voudrais en secret vous parler un moment

Don Juan.

DON JUAN.

Volontiers, Seigneur.

FABRICE.

Je me retire.

DON FÉLIX.

Demeure. Éloignons-nous.

DON JUAN.

Qu’aura-t-il à me dire ?

 

 

Scène VII

 

FABRICE, seul

 

Quoique simple valet, et pas content, je vois

Qu’il est encor des gens bien moins contents que moi.

Don Juan, Don Félix, Don Garcie et mon Maître,

Léonor... Tout cela n’a pas sujet de l’être.

Je ne sais pas comment l’intrigue finira...         

Tout coup vaille, et maudit qui s’en chagrinera.

Vive la joie, allons ; le Ciel me soit en aide.

J’aperçois mon brutal que la fureur possède.

 

 

Scène VIII

 

DON ANDRÉ, FABRICE

 

DON ANDRÉ.

Tu le vois, mon billet n’a point été rendu ;

Et par moi vainement Don Garcie attendu,

Au lieu que j’ai marqué n’a garde de se rendre.

FABRICE.

Hé bien j’aurai, Monsieur, la peine de l’attendre.

Entrez chez Donna Elvire, et moi qui resterai,

Dès qu’il sera venu je vous avertirai.

Allez, c’est ici près que la belle demeure ;

Vous la devez revoir, et voici quasi l’heure.

Qu’elle est belle ! ah, Monsieur, c’est un friand morceau !

DON ANDRÉ.

En l’état où je suis, rien ne me paraît beau.

Je ne sais quel transport, quelle rage m’agite !

FABRICE.

Ma foi ni moi non plus.

DON ANDRÉ.

Tout me nuit, tout m’irrite,

Tout me déplaît, me fâche, excepté Léonor.

FABRICE.

Léonor... Quoi, Monsieur, vous y songez encor ?

DON ANDRÉ.

Si j’y songe !

FABRICE.

Ah, Monsieur !

DON ANDRÉ.

Hem ! je crois que tu penses

Être en droit de me faire à moi des remontrances ?

FABRICE.

Moi ! fi donc ? pouvez-vous rien faire qui soit mal

Si ce n’est avec moi d’être un peu trop brutal,

Parfois. Au demeurant, Monsieur, on a beau dire.

Moi qui vous vois de près, en tout je vous admire

Un esprit doux... accort... plein de docilité...

La droiture de cœur... l’exacte probité...

Des mœurs... une conduite... enfin de la sagesse.

Comme n’en avaient point les sept sages de la Grèce.

Maître de vous, surtout... C’est là le beau.

DON ANDRÉ.

Je crois,

Que ce faquin plaisante et se moque de moi.

FABRICE.

Ah, le beau naturel ! de l’humeur dont vous êtes.

On ne peut qu’applaudir à tout ce que vous faites.

DON ANDRÉ.

Je m’embarrasse peu qu’on applaudisse ou non :

Suffit que selon moi je crois avoir raison.

FABRICE.

Vous l’avez en effet.

DON ANDRÉ.

Ne ris point, je m’en flatte.

FABRICE.

Il est vrai.

DON ANDRÉ.

Mon amour est le premier en date.

Et malgré mes rivaux, et malgré Don Félix,

Léonor de mes vœux sera bientôt le prix

Je ne souffrirai point qu’on la donne à d’autres ;

Je soutiendrai mes droits.

FABRICE.

Les meilleurs sont les vôtres,

Sans contredit.

DON ANDRÉ.

Va, va, je les ferai valoir.

J’en sais de sûrs moyens, et je n’ai qu’à vouloir.

FABRICE.

Vous voudrez ?

DON ANDRÉ.

J’ai voulu : mes mesures sont prises

Et je n’aurai pas fait de vaines entreprises.

Que Don Garcie arrive au rendez-vous donné,

J’en suis défait, Fabrice, il est assassiné.

FABRICE.

Ah, Monsieur !

DON ANDRÉ.

Plaît-il !

FABRICE.

Rien ! c’est la bonne manière.

DON ANDRÉ.

Tu peux compter qu’après, l’autre ne tiendra guère !

FABRICE.

Je le crois bien vraiment... Ah ! le grand scélérat !

DON ANDRÉ.

Je craindrais peu vraiment le succès d’un combat.

FABRICE.

Fi donc, courir hasard de mort ou de blessure !

Comme vous la prenez la chose est bien plus sûre.

DON ANDRÉ.

Sans doute.

FABRICE.

Oui, vous avez bon esprit en effet

Le lâche... il n’est hardi que pour battre un valet.

Mais les suites, Monsieur...

DON ANDRÉ.

Bon, que craindre des suites ?

FABRICE.

Il est par tout pays certaines lois prescrites...

DON ANDRÉ.

C’est ce qui ne doit pas m’embarrasser beaucoup,

Je ne suis point connu, ceux qui feront le coup,

Ont tous été gagnés par un seul émissaire,

Dont je me déferai moi-même après l’affaire.

FABRICE.

Fort bien !

DON ANDRÉ.

Toi-même, à qui j’en parle imprudemment,

Songe à me bien garder le secret... Autrement...

FABRICE.

Je vous le garderai... mais point de défiance.

Qu’avais-je affaire, moi, de cette confidence ?

DON JUAN, à Don Félix.

Demeurez.

 

 

Scène IX

 

DON ANDRÉ, DON JUAN, FABRICE

 

DON ANDRÉ.

Qu’à propos je vous retrouve ici !

DON JUAN.

De nous y rencontrer je suis bien aise aussi.

DON ANDRÉ.

La Dame d’ici près ?

DON JUAN.

Elle m’a paru belle.

DON ANDRÉ.

Vous ne blâmez donc point l’ardeur que j’ai pour elle ?

DON JUAN.

Ce n’est pas ce qu’en toi je trouve à condamner,

Perfide !

DON ANDRÉ.

Ce discours a de quoi m’étonner.

FABRICE.

Haye, haye.

DON JUAN.

À me trahir quand ton cœur s’abandonne,

C’est le remords, et non le discours qui t’étonne.

DON ANDRÉ.

Moi, je vous ai trahi !

DON JUAN.

De ton indigne cœur.

Je connais la bassesse, et toute la noirceur.

DON ANDRÉ.

Don Juan !

FABRICE.

Qu’il est sot !

DON JUAN.

Quand de ta perfidie

J’étais moins assuré, j’en voulais à ta vie.

Je te sais à présent sans honneur et sans foi,

Et te méprise trop pour me venger de toi.

DON ANDRÉ.

D’un semblable mépris je sais comme on se venge ?

Et mon cœur, croyez-moi, vous rend fort bien le change ;

Mais de quel droit encor me parlez-vous ainsi ?

DON JUAN.

Va, de tes procédés je suis trop éclairci.

DON ANDRÉ.

À juger mal de moi votre âme est un peu prompte ;

Restez dans votre erreur.

DON JUAN.

Demeure dans ta honte.

DON ANDRÉ.

Adieu, quand un peu moins nous nous mépriserons,

Si le cœur vous en dit, nous nous éclaircirons.

Suis-moi, Fabrice, viens.

 

 

Scène X

 

DON JUAN, DON FÉLIX

 

DON JUAN.

Est-il un cœur plus lâche ?

Vaut-il qu’un galant homme et s’emporte et se fâche ?

Je dois ma retenue à vos sages avis,

Et je me tiens heureux de les avoir suivis.

Son sang versé n’eût point apaisé ma colère,

Tant que le traitement que je viens de lui faire.

Si jamais à mes yeux il ose se montrer...

DON FÉLIX.

Il n’y paraîtra pas, je puis vous l’assurer.

Hé comment se peut-il que la nature cache

Sous un tel front une âme et si basse et si lâche !

Pour mon gendre sans vous je l’aurais accepté.

Je vous avouerai plus, que je l’ai souhaité :

Des dehors apparents, ses biens et sa famille,

Tout cela paraissait convenir à ma fille.

DON JUAN.

Non, Léonor mérite un destin plus heureux ;

Et pour le rendre tel, accordons-nous tous deux.

 

 

Scène XI

 

DON JUAN, DON FÉLIX, FABRICE

 

PLUSIEURS VOIX derrière le Théâtre.

Au meurtre, à l’assassin.

DON JUAN.

Qu’est-ce ? où cours-tu Fabrice ?

FABRICE.

Le Ciel à Don André vient de rendre justice.

Il n’en reviendra pas.

DON FÉLIX.

Quoi donc ?

DON JUAN.

Explique-toi ;

Parle.

FABRICE.

Je ne saurais, je suis tout hors de moi.

 

 

Scène XII

 

TOUS LES ACTEURS, excepté DON ANDRÉ

 

ISABELLE.

Quel désordre ? quel bruit ?

LÉONOR.

Don Juan et mon père !

DON FÉLIX.

Ma fille en ce quartier ! Qu’est-ce qu’elle y vient faire ?

DON JUAN.

Don Garcie et sa sœur sont avec elle aussi.

DON GARCIE.

Mon rival !

DON JUAN.

Par quel sort nous trouver tous ici ?

FABRICE.

Pour être tous témoins, comme je viens de l’être,

Du juste châtiment qui tombe sur mon maître.

Il se meurt, et je puis dire ses vérités

Cinq ou six grands Coquins par son ordre apostés,

Pour tuer Don Garcie, et Don Juan ensuite...

DON FÉLIX.

Ah ! quel monstre !

FABRICE.

Tous gens de courage et d’élite,

Qui ne le connaissaient point du tout, ou fort peu,

Selon que tout à l’heure, il m’en a fait l’aveu,

Ardents à le servir, poussés d’un zèle extrême,

L’ont pour l’un de vous deux assassiné lui-même.

ISABELLE, en sortant.

Juste Ciel !

LÉONOR.

Quel malheur !

DON JUAN.

Son sort, en vérité

Me touche, Don Félix, quoi qu’il l’ait mérité,

Allons le rappeler s’il se peut à la vie,

Et cédons Léonor aux veux de Don Garcie.

DON GARCIE.

Ah ! Seigneur !

LÉONOR.

Ah ! mon père !

DON FÉLIX.

Admirez quel époux,

Et quel cœur généreux j’avais choisi pour vous.

Sans prendre mes avis vous faites choix d’un autre,

Je suis bon, et veux bien que mon choix cède au vôtre.

DON JUAN.

De l’effort que je fais, vos yeux sont les témoins ?

Vous n’avez pu m’aimer, estimez-moi du moins.

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