La Sœur généreuse (Claude BOYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1646.

 

Personnages

 

LE ROI de Cilicie

LA REINE de Cilicie

HERMODOR, fils du Roi

CLOMIRE, Reine de Thémiscire, prisonnière de guerre

SOPHITE, sœur de Clomire, prisonnière de guerre

THÉMIRIS, confidente de la Reine de Thémiscire

CLORONTE, Capitaine des Gardes du Roi

 

La Scène est dans le Palais du Roi de Cilicie.

 

 

À MADEMOISELLE EDER

 

Mademoiselle,

 

N’étant plus en état de vous donner des nouvelles marques et mon affection après le don que je vous ai fait de moi-même ; Je suis obligé de ne servir du bien de mes Amis, et de porter mes désirs et mes mains jusques dans leurs Cabinet, pour y trouver quelque chose qui soit digne de Vous ; Mais parmi plusieurs Ouvrages que j’y ai rencontrés, celui, que je vous offre m’a paru, par le titre qu’il porte, et plus avantageux à mon Amour, et plus conforme à vos sentiments. La Sœur généreuse ne pouvait paraître que sous la protection de la plus généreuse Personne du monde : Et si j’osais dire ce mot en ma faveur, je pourrais vous assurer, qu’elle ne pouvait vous être offerte que par les mains d’une personne dont l’Amour n’a rien en lui que votre vertu puisse désavouer. Je sais bien, Mademoiselle, que le Don que je vous fait d’un travail qui n’est pas à moi, ne sera pas au goût de tout le Monde : mais comme il ne m’est rien de si précieux que mon Amour, et la gloire de mon Ami, il me suffit de rencontrer l’un et l’autre dans le bonheur de vous plaire, et dans celui de donner à cet Ouvrage une glorieuse protection ; C’est dans ce double avantage que je borne toute mon ambition, et je défie les plus sévères Critiques de m’ôter la moindre partie de l’estime et du plaisir que je tire de l’approbation d’une Maîtresse, et de la satisfaction d’un Ami. Il me manquerait rien, Mademoiselle, au comble de ma joie, si après m’être servi de l’ouvrage de mon Ami, pour signaler mon affection, je pouvais encor emprunter son éloquence pour vous exprimer avec quel zèle et quel respect je suis,

 

Mademoiselle,

 

Votre très humble et très fidèle Serviteur.

 

O. B.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA REINE, THÉMIRIS

 

LA REINE.

Je le dois.

THÉMIRIS.

Vous devez détester sa victoire !

Former mille désirs contraires à sa gloire !

Madame, épargnez-vous la honte de ces pleurs,

Et quand vous pleurerez, pleurez pour ses malheurs.

LA REINE.

Respecte, Thémiris, des pleurs si légitimes ;

J’estimais sa vertu, mais je pleure ses crimes :

Ma haine, et mon amour suivants ses changements

On produit tour à tour ces divers mouvements.

Quand ses premiers exploits ont frappé mes oreilles,

Et quand je me souviens de ces grandes merveilles ;

Ne voit-on pas ma joie aller jusqu’à l’excès ?

Quand je suis le dernier, j’en béni le succès :

Et me voyant par lui d’honneur toute comblée,

On vit par ce bienfait mon amour redoublée :

Enfin tu le sais bien, j’ai fait ce que je dois ;

Mais sa dernière honte efface ses exploits ;

Mais une lâcheté succède à sa victoire ;

Il se fouille lui-même au milieu de sa gloire,

Ne te souvient-il plus de ce funeste jour,

Où son lâche triomphe étala son amour ?

Quand on vit sur un Char magnifique et sublime,

L’Esclave et le Vainqueur, sa victoire et son crime.

THÉMIRIS.

Pouvez-vous appeler une infidélité,

Ce qui fait estimer sa générosité ?

Voulez-vous qu’un vainqueur après son Char entraine

Comme une vile Esclave, une si grande Reine ?

Les personnes des Rois méritent en tous lieux,

L’honneur, que nous devons aux images des Dieux,

Comme ils portent partout leur sacré caractère,

Il faut aussi partout, que chacun les révère.

C’est par cette raison, qu’un vainqueur aujourd’hui,

Élève son esclave, en même lieu que lui ;

C’est ainsi que les Rois usant de la victoire

Avec moins de rigueur, mais avec plus de gloire.

La grandeur du captif honore le vainqueur :

Et le Roi bien instruit des devoirs d’un grand cœur,

Élevant hautement cette royale tête,

Fit voir pompeusement le prix de sa conquête ;

Madame si le Roi l’eut mise en lieu plus bas,

La beauté du triomphe aurait eu moins d’appas.

Cessez donc de pleurer, et songez que vos larmes

Trahissent votre époux, et l’honneur de ses larmes.

LA REINE.

Mais quand je te dirais qu’il traite avec froideur,

Celle, pour qui jadis il avait tant d’ardeur,

Diras-tu maintenant, que j’ai tort de me plaindre ?

Et qu’une tendre amour n’a pas sujet de craindre ?

Quand je fus au devant de son Char glorieux,

À peine il m’accueillit d’un regard de ses yeux ;

Et le nouvel amour que possède son Âme,

Ne laisse aucun place à se première flamme,

Vis-tu pas son accueil ?

THÉMIRIS.

Sa froideur m’étonna.

LA REINE.

Doncques avec raison mon cœur le soupçonne.

Ne condamne donc plus un si juste scrupule ;

Et s’il faut maintenant que je le dissimule,

Fais, qu’il n’ait pas plus pour moi ces mortelles froideurs :

Étouffe, s’il se peut, ces funestes ardeurs,

Que les yeux d’une Esclave allument pour ma perte ;

Fais que sa trahison ne soit pas découverte,

Qu’il vive glorieux, ainsi qu’il a vécu :

Je l’estimait vainqueur, je le pleure vaincu.

THÉMIRIS.

Votre jalouse humeur (pardonnez à mon zèle)

Fille de votre amour : mais fille indigne d’elle,

Par d’injustes soupçons vous trouble, et vous séduit,

Et détruira bientôt l’amour qui la produit.

Étouffez ces pensers ; tuez dans leur naissance

Les aveugles desseins de votre défiance :

Cette maligne erreur, faible au commencement,

Se rend presque immortelle, et croît dans un moment.

Je sais jusqu’à quel point monte la jalousie :

Quand cette passion brouille la fantaisie,

Elle renverse tout, tout lui paraît suspect ;

Elle nomme froideur un honnête respect ;

Elle regarde alors la vertu comme un crime ;

Ce qui ne lui plaît pas, lui semble illégitime ;

Les plus sages conseils ne sont pas de saison ;

Ce qu’elle n’entend pas, est une trahison ;

Un mot à double sens lui donne la torture ;

Il semble, qu’à ces yeux tout change de nature :

Enfin tout ce qu’on fait, afin de la guérir.

Redouble sa fureur, et sert à le nourrir.

C’est cette frénésie aveugle, et criminelle,

Qui fait de votre époux un époux infidèle.

Rompez ses premiers coups, brisez ce faux miroir,

Dont la glace infidèle a su vous décevoir,

Souvenez-vous qu’enfin ce démon invisible,

Quand il possède un cœur, se rend presque invincible.

LA REINE.

Thémiris tes discours ont droit de m’accuser,

Mais ces mêmes discours ne sauraient m’abuser :

Je puis être jalouse, et non pas abusée ;

Ce qui fait mon péché me rend trop avisée ;

Je veille incessamment, et la nuit et le jour,

Et je tâche à mêler dans ma prudente amour

Un peu moins de repos avec plus d’assurance.

THÉMIRIS.

Mais vous vous aveuglez par top de prévoyance :

L’esprit se trouble enfin par un si grand souci ;

Dès lors qu’il est troublé, les sens le sont aussi,

Et pat mille soupçons notre âme possédée

Prête à tous ses objets les traits de son idée :

Ainsi vous condamnez tout ce qui part du Roi,

Le soupçonnant déjà de vous manquer de foi.

LA REINE.

Mes yeux m’on éclaircie, et ma raison entière

Pour me combler d’horreur, n’a que trop de lumière ;

Je ne puis me tromper après ce que j’ai vu,

Mais puisque ton esprit est encore déçu,

Sache que je vis hier ce brutal, et infâme

Prier, trembler, pleurer aux genoux d’une femme,

Et par ces actions indigne d’un grand cœur

Aux yeux de sa captive immoler sa grandeur.

THÉMIRIS.

Peut-être.

LA REINE.

Tu défends sa passion brutale ?

Peut-être es-tu d’accord avecque ma rivale ?

Ne m’importune plus avecque tes leçons.

Je m’abandonne à vous légitimes soupçons,

Soutenez mes desseins, animez ma vengeance.

Je jure...

THÉMIRIS.

Le Roi vient.

LA REINE.

Évitons sa présence,

De peur que devant lui n’éclate en ce moment

L’impatiente ardeur de mon ressentiment.

 

 

Scène II

 

LE ROI, CLOMIRE

 

LE ROI.

Vous forcez mon amour, et votre résistance

A presque consommé toute ma patience,

Songez à vous, Madame, un vainqueur irrité

Se sert absolument de son autorité :

L’amour tourne en fureur, quand elle est rebutée.

CLOMIRE.

La vertu se raidit, quand elle est maltraitée.

LE ROI.

La vertu sans secours résiste vainement.

CLOMIRE.

La vertu n’a besoin que de soi seulement.

LE ROI.

Une femme...

CLOMIRE.

Peut tout, lorsque tous l’abandonne.

LE ROI.

Considérez vos fers.

CLOMIRE.

Regarde ma couronne,

Je suis Reine.

LE ROI.

Mais seule, et soumise au vainqueur.

CLOMIRE.

Mais seule, mais Esclave ai-je changé de cœur ?

Une âme généreuse, et qui n’est pas commune,

Ne change pas de cœur, en changeant de fortune,

Les changements du sort s’arrêtent au dehors,

Et laissent l’esprit libre en captivant le corps.

LE ROI.

Votre vertu me charme, adorable Princesse,

Mais mêlez moins de cœur avec plus de tendresse.

CLOMIRE.

Mêle plus de courage avecque moins d’amour,

Ta générosité doit régner à son tour.

LE ROI.

Vous l’avez éprouvée, et vous rendant les armes

Elle veut partager sa gloire avec vos charmes ;

Vous l’avez reconnue, alors que je vous pris,

Vous la devez connaître au retour de mon fils ;

Quand mon commandement jaloux de votre gloire

Romps en votre faveur le cours de sa victoire.

CLOMIRE.

Exerce ta vertu sur un autre sujet ;

Fais l’agir maintenant par un plus noble objet :

On ne peut signaler une vertu suprême,

Que par ces beaux efforts, que l’on fait sur soi-même.

LE ROI.

Épargnez ma vertu, qui ne peut plus agir,

La votre ne sert plus, qu’à me faire rougir.

CLOMIRE.

Rougis, mais peints ton front de cette belle honte,

Qui montrant le péché, fait voir qu’on le surmonte.

LE ROI.

J’aime trop mon péché, j’y prends trop d’intérêt,

J’adore ma faiblesse, et sa honte me plaît.

CLOMIRE.

Si donc jusqu’à ce point ton courage s’oublie,

Si par ta lâcheté sa force est affaiblie,

Si ton cœur endurci se plaît à ressentir

Le reproche du crime, et fuit le repentir.

Regarde qui je suis ; souviens-toi de ta femme,

Considère mon deuil, et ta première flamme,

Et songe, si tu peux, étant époux, et Roi,

Déshonorer mon rang, et violer ta foi.

LE ROI.

Je ne résiste plus, madame, votre bouche,

Aussi bien que vos yeux me confond, et me touche :

Je cède également à ce double pouvoir ;

Je suis époux, et Roi, j’en cognais le devoir :

Mais souffrez...

CLOMIRE.

Que je souffre un amour, qui m’outrage !

Dont la honte est le fruit, où le crime t’engage,

Et tu voudrais par là que je chérisse en toi,

Un Tyran, un brutal, un ennemi sans foi,

L’injuste usurpateur de toutes nos Provinces,

Toi ! l’assassin des miens, et la honte des Princes :

Toi ! qui suivis toujours tes cruelles fureurs :

Toi ! que mille forfaits couvrent de mille horreurs :

Toi ! qui n’oses aimer, et porter dans ton âme,

L’abominable espoir d’une illicite flamme :

Toi ! qui m’oses flatter, afin de me trahir,

Enfin toi ! que je hais, et que je dois haïr.

LE ROI.

Hé ! bien haïssez-moi, tandis que je vous aime,

Comme votre rigueur, ma constance est extrême :

Vous me devez haïr, et je vous dois aimer :

Vous me déshonorez, je vous dois estimer ;

Vous, toujours immobile au plus fort des alarmes ;

Vous, qui par le pouvoir de vos aimables charmes,

Pouvez gagner partout des Trônes, et des cœurs ;

Vous, de qui la valeur fait rougir les vainqueurs ;

Vous, qui frappez mes sens par des traits invincibles ;

Vous, de qui la vertu touche les moins sensibles ;

Vous, qui savez blâmer ce que j’ose estimer,

Et savez me haïr, quand j’ose vous aimer.

CLOMIRE.

Suis ces beaux sentiments, dont tu fais tant d’estime ;

Rappelle dans ton cœur cette vertu sublime :

Tâche à-t-en couronner, non à m’en dépouiller ;

Et songe à l’imiter, plutôt qu’à la souiller.

LE ROI.

Votre vertu m’accable, et je ne puis me rendre,

Mon amour tout confus ose encore se défendre :

Ainsi, belle Princesse, en l’état où je suis

Suspendre mon amour, est tout ce que je puis.

 

 

Scène III

 

HERMODOR, SOPHITE, CLOMIRE, LE ROI

 

HERMODOR.

Seigneur, j’entre sans ordre, et prends trop de licence,

Mais j’ai du contenter la juste impatience,

Que cette belle esclave a de revoir sa sœur.

SOPHITE.

Ah ! Clomire...

CLOMIRE.

Ah ! Sophite.

SOPHITE.

Ô ! disgrâce...

CLOMIRE.

Ô ! malheur.

SOPHITE.

Dieux ! qui ne vous plaindrait dans l’état où vous êtes.

LE ROI.

Mon fils, si ma valeur m’a chargé de conquêtes,

J’estime infiniment celle que je te dois.

HERMODOR.

Vous devez à vous seul l’honneur de mes exploits.

SOPHITE.

Seigneur, si notre sang mérite votre haine,

Épuisez-là sur moi, pour épargner ma Reine.

Accordez à mes vœux cet éclatant honneur.

CLOMIRE.

Ah! Sire, je m’oppose au dessein de ma sœur.

LE ROI.

Je vous veux accorder adorables Princesses,

Je ne vous traiterai qu’avec mille caresses ;

Et pour récompenser ce combat généreux,

Je veux rendre vos jours également heureux :

Mais dis-moi par quel sort cette beauté fut prise.

HERMODOR.

L’intérêt de sa sœur a trahi sa franchise,

Et la fut exposer au péril du trépas.

LE ROI.

Comment.

HERMODOR.

Il vous souvient qu’après deux grands combats

Les Thémisciriens par crainte ou par faiblesse,

Laissèrent dans vos fers cette grande Princesse,

Qui surprise en cherchant le Roi parmi les morts,

Sans la fuite des siens eut vaincu vos efforts.

Ce coup pour les vaincus nous paraît si funeste,

Que j’eus ordre aussitôt de poursuivre le reste.

Amis (dis-je aux Soldats) achevons l’ennemi,

Qui combattant sans chef ne combat qu’à demi ;

Allons gagner l’honneur d’une entière victoire.

Tous à ce mot remplis de l’espoir de la gloire,

Contre les ennemis précipitent leurs pas,

Qui d’une égale ardeur attaquent nos Soldats.

D’abord ils nous font jour, et puis les nôtres cèdent,

Les premiers sont défaits, les derniers leur succèdent,

Et réparent soudain la honte des premiers.

On voit partout des morts, partout des prisonniers,

L’un bat, l’autre est tué : l’un frappe, et puis succombe :

L’un fuit, l’autre revient : tel croit vaincre qui tombe :

Enfin notre parti plus heureux, et plus grand,

Accable l’ennemi, le poursuit, ou le prend ;

Et comme dédaignant de courre après sa fuite,

Par un honnête orgueil il borna sa poursuite

Une femme aussitôt s’arrêtant comme nous,

Lâches (dit-elle aux siens) quoi m’abandonnez-vous ?

Revenez, suivez-moi ; ne pouvant les résoudre,

Elle part, et sur nous s’élance comme un foudre.

Dites-moi (nous dit-elle) ou gardez-vous ma sœur :

Et regardant chacun comme son ravisseur,

Elle demande à tous le trépas ou Clomire.

On craint son désespoir, et chacun en soupire.

Cette juste pitié redouble son courroux.

Nos gens pour l’épargner s’exposent à ses coups,

Son trépas seulement est ce qu’ils appréhendent,

Et loin de l’attaquer, à peine ils se défendent.

Je le joins, et la vois qui rompait tous nos rangs :

Mais son cheval blessé d’un grand coup dans les flancs

L’emporte loin de moi malgré sa résistance ;

Il s’élance, et tombant, la met hors de défense.

La criant aux soldats, tâchez de la sauver.

Je cours pour la connaître, et pour la relever,

Je la vis, je vous vis Madame, et ce visage...

Dispensez-moi, Seigneur, d’en dire davantage.

LE ROI.

Mais que faisaient alors ces lâches ennemis.

HERMODOR.

Ils reviennent sur nous, après s’être remis ;

Mais contr’eux, et pour nous la victoire obstinée

Achève heureusement cette grande journée.

La nuit vient, nous campons, j’assemble le conseil,

Les ordres sont donnés, on attend le soleil,

Cependant...

LE ROI.

C’est assez, tu me diras le reste

Vous, qui méritiez un sort bien moins funeste,

Régnez dedans vos fers, je veux absolument

Qu’on respecte en ces lieux votre commandement :

Je me soumets moi-même à la loi que je donne ;

Ni naissance, ni rang n’en dispensent personne :

Vous n’aurez que ces fers, dont la fidélité

Attache même ceux, qui sont en liberté.

Soldats éloignez-vous, et n’approchez plus d’elles ;

La parole, et la foi sont des gardes fidèles.

Laissons-les, Hermodor, leur aimable entretien

Réparera l’ennui, qu’elles ont eu du tien.

 

 

Scène IV

 

SOPHITE, CLOMIRE

 

SOPHITE.

Si je puis devant vous pleurer votre disgrâce,

Madame, maintenant souffrez que je le fasse.

CLOMIRE.

Ah ! suspendons ici l’usage de nos pleurs ;

Réservons-les, ma sœur, à des plus grands malheurs.

SOPHITE.

Un Roi de fait, et mort, et sa veuve enchaînée

Par un lâche vainqueur en triomphe menée,

Son honneur par les siens lâchement défendu,

Des combats si cruels, tant de sang répandu

Mais las, ce n’est partout.

CLOMIRE.

Quoi ?

SOPHITE.

L’oserai-je dire,

Un vainqueur triomphant même dans Thémiscire.

CLOMIRE.

Dans Thémiscire, ô Dieux.

SOPHITE.

Vos États ravagés,

Vous temples démolis, vos Palais saccagés,

Votre trône abattu, vos images brisées,

Aux ardeurs des soldats, vos femmes exposées.

Tout le sang de nos corps, toute l’eau de nos yeux,

N’ont-ils pas assouvi la colère des Cieux ?

CLOMIRE.

Je tremble, ce grand coup ébranle mon courage,

Soutiens avecque moi, l’effort de cet orage,

Après tant de malheurs ce dernier est trop grand,

J’ai bravé les premiers ; celui-ci me surprend.

Quoi ? dans si peu de temps Thémiscire emportée !

Sa prise fut bien prompte, et bien précipitée :

Parle, je reprends cœur, et mes sens résolus

Sur tous ces accidents deviennent absolus.

Dis-moi, comment prit-on une place invincible,

Que la nature et l’art rendent inaccessible ?

SOPHITE.

Ma sœur épargnez-moi ce triste souvenir,

Oublions le passé, songeons à l’avenir.

Apprenez seulement, qu’un vainqueur plein de gloire,

Quand il sait ménager ses pas, et sa victoire,

Emporte, entraine tout ainsi qu’un fier torrent,

À qui rien de résiste, et qui s’enfle en courant.

C’est ainsi qu’Hermodor après notre défaite

Achève dans deux mois sa dernière conquête :

Par ses premiers exploits son nom vole partout ;

Et pour porter enfin ses armes jusqu’au bout,

Il poursuit ardemment tous ceux qu’il met en fuite ;

Tout cède à sa rencontre, ainsi qu’à sa poursuite ;

Il court heureusement, et nos soldats en vain

Ne pouvant éviter de tomber dans sa main ;

Car la ville voyant nos troupes fugitives,

Ouvre d’abord la porte à ces amies craintives ;

Et sans considérer quel était le danger,

Reçoit confusément les siens et l’étranger.

Je finis là, ma sœur, vous jugez bien du reste,

Sans doute le récit en serait trop funeste.

Puisque vous le voulez, ménageons mieux nos pleurs,

Réservons-les, ma sœur, à de plus grands malheurs.

CLOMIRE.

Peux-tu dans un malheur, qui m’ôte l’espérance,

Joindre tant de tendresse, avec tant de constance.

Ah ! certes je devais ouïr sans m’émouvoir,

Ce qu’un âge si faible a vu sans désespoir :

Mais sans doute en montrant un exemple si rare,

À mon dernier malheur ta vertu se prépare,

Sache donc que le Roi sans front et sans respect

Menace mon honneur.

SOPHITE.

Et son fils m’est suspect.

Ce barbare abusant des droits de sa victoire

Jaloux de ses plaisirs, bien plus que de sa gloire,

Vous ajouter la honte aux maux que j’ai soufferts

M’ose parler d’amour, quand je suis dans les fers :

Il soupire, se plaint, me flatte, m’importune,

Mais jugeant que ses vœux réglés sur ma fortune,

Augmentent son espoir en voyant mes malheurs,

J’ai caché ma faiblesse au milieu des douleurs.

J’ai toujours résisté, mais ma longue constance,

Augmenta de ses feux l’extrême violence,

Et sa première ardeur monta jusqu’à ce point,

Qu’il jura de tout perdre, et ne m’épargner point.

Il m’offrait tous les jours les effets de sa rage,

Tâchant par ses horreurs d’ébranler mon courage,

Et sa main immolait à ses folles ardeurs

Le peu, qui vous restait de toutes vos grandeurs.

Ainsi cette beauté source de tant de flammes,

Ce funeste ornement, que le Ciel donne aux femmes

Et qu’en vain j’ai tâché d’effacer par mes pleurs

Est l’auteur innocent de vos derniers malheurs.

Ce cruel ne pouvant triompher de ma haine,

Employa l’artifice, où la force était vaine,

Il souffre mes mépris, dissimule ses feux,

Et semble pour un temps s’accorder à mes vœux ;

Mais l’amour a trahi les desseins de son âme.

CLOMIRE.

Ô ! sort trop rigoureux, lâche fils, père infâme,

Cruels également, qui blessez tour à tour

Par les traits de la haine, et par ceux de l’amour !

Sophite qu’est-ceci, quel destin est le nôtre ?

D’où vient qu’un pareil sort afflige l’une et l’autre ?

Il semble que le Ciel injuste à mes désirs

Pour égaler nos maux conte tous nos soupirs,

Ou bien que mon malheur, pour devenir extrême,

Se reproduit lui-même en un autre moi-même,

Fatale égalité plus dure que mon mal,

Partage trop injuste, alors qu’il est égal.

SOPHITE.

Pourquoi vous plaignez-vous d’un si juste partage ?

Nous avons même sort comme même courage :

Je connais votre cœur, vous connaissez le mien,

Ma sœur après cela ne nous plaignons de rien.

Que le père et le fils, par un pouvoir inique

Allument contre nous un amour tyrannique.

La honte de leurs feux nous fait assez d’honneur,

Pour n’en redouter pas l’impuissante fureur.

CLOMIRE.

L’affront, qu’on nous prépare est digne qu’on le craigne,

Et l’honneur attaque veut du moins qu’on se plaigne.

SOPHITE.

Se plaignant comme vous, on se plaint injustement,

Et qui craint comme vous, craint généreusement,

Sachant bien que la peur, que fait l’honneur de crime

Est sans doute une peur, et noble, et légitime.

CLOMIRE.

Craignons toujours ainsi, nos appréhensions

Valent bien pour le moins nos résolutions :

Car après tout, ma sœur, que pouvons-nous résoudre ?

Il éclaire partout, partout gronde la foudre,

Nos amants peuvent tout, ils ont la force en main,

Et nos corps enchaînés, résisteront en vain.

Que faut-il faire enfin ?

SOPHITE.

Braver leur insolence,

Armer tous nos devoirs contre leur violence.

Faire contre nous-même un généreux effort,

Et prévenir l’affront par une belle mort.

CLOMIRE.

Ma sœur c’est mo dessein, qu’il est beau ! qu’il me touche !

Et surtout quand il part d’une si chère bouche.

Allons prier les Dieux, qu’un pareil sentiment

Contre un même malheur nous pique également.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉMIRIS, LA REINE

 

THÉMIRIS.

Écoutez la raison, et cherchez un remède

Capable de guérir le mal qui vous possède.

LA REINE.

Quel remède à ce mal ?

THÉMIRIS.

Vengez-vous noblement.

Délivrez cette esclave, on le peut aisément,

Ce coup dépend de vous, pressez sa délivrance,

Obtenez-là du Roi, par grâce ou par vengeance.

Qu’on sache après ce coup de générosité,

Qu’une ennemie aux fers vous doit sa liberté.

LA REINE.

Ne puis-je exécuter une vengeance insigne ?

Me dois-je humilier pour un sujet indigne !

Et veux-tu qu’on m’impute après ma lâcheté

Que je dois ma vengeance à mon humilité ?

Ah ! ce n’est pas ainsi que je dois satisfaire

Ma gloire, mon repos, ma flamme et ma colère.

THÉMIRIS.

Un peu plus de prudence, et moins de passion ;

La raison doit agir en cette occasion.

LA REINE.

Donne-moi le loisir de surmonter ma haine :

Veux-tu que sans combat une superbe Reine

S’expose imprudemment à souffrir un refus ?

Déjà ce seul penser rend mon esprit confus.

La fureur me reprend, et ma gloire s’irrite.

THÉMIRIS.

Craignez-vous un refus où l’amour sollicite ?

LA REINE.

Penses-tu que l’amour triomphe de l’amour ?

Penses-tu que le Roi bannisse de sa Cour.

Un objet, où ses yeux ont trouvé tant de charmes ?

THÉMIRIS.

Et c’est cette beauté qui vous fournit des armes :

Il l’aime, et puisqu’il l’aime, il l’a doit éloigner,

Laissera-t-il aux fers celle qu’il fait régner ?

Pourra-t-il sans pitié la voir si malheureuse ?

Montre-lui les devoirs d’une âme généreuse,

Comme il est glorieux de se laisser fléchir,

Et qu’un grand cœur sait moins triompher qu’affranchir :

Il a la bonté, vous connaissez sa flamme,

Selon que l’un et l’autre agiront sur mon âme,

Il la peut retenir, il la peut délivrer :

Mais quoiqu’on puisse craindre, il vaut mieux espérer.

LA REINE.

J’y consens ; si je souffre un refus, il n’importe :

Ainsi ma jalousie en deviendra plus forte,

Ma vengeance plus juste, et son crime plus grand.

 

 

Scène II

 

LE ROI, LA REINE, THÉMIRIS

 

LE ROI.

Ma jalouse est ici, son abord me surprend.

Approchons toutefois.

LA REINE.

Ma rage se redouble :

Ô ! Dieux, je tremble toute et tout mon sang se trouble.

THÉMIRIS.

Dissimulez pourtant, Madame.

LA REINE.

Je ne puis.

LE ROI.

Votre front altéré découvre vos ennuis ;

Madame, je prends part à tout ce qui vous touche.

LA REINE.

Tu me viens donc flatter, avec la même bouche,

Qui violant mes droits par une juste loi,

Ose m’ôter du rang, qui n’était du qu’à moi :

Depuis qu’elle expliqua ma honte, et ta bassesse,

Préférant lâchement l’Esclave à la Maîtresse,

Ose-t-elle aujourd’hui trahir tes sentiments ?

Après avoir trahi la foi de tes serments.

LE ROI.

Donnez moins de créance à votre jalousie ;

Elle impose toujours à votre fantaisie,

Et trouble incessamment le repos de vos jours.

Tout ce que vous m’étiez, vous me l’êtes toujours,

Toujours, et Reine, et femme.

LA REINE.

Et tu crois me surprendre

Pas ces illustres noms, que tu sembles me rendre ?

Ils sont à ta captive, et je n’en jouis plus,

Puisqu’elle est maintenant sur le Trône où je fus :

Range dessous ses lois toute cette Province :

Contre entre ses sujets, et sa Reine, et son Prince ;

Et mettant dans ses mains ton cœur et tes grandeurs,

Avecque mon propre bien achète ses faveurs.

LE ROI.

Ah ! Madame, étouffez un soupçon qui m’offense ;

Notre longue amitié fait foi de ma confiance :

Je vous aimais toujours, mon cœur n’a point changé,

Romprai-je les serments qui vous ont engagés ?

LA REINE.

Oses-tu sans rougir, âme ingrate et parjure,

Joindre à ta trahison, la feinte, et l’imposture ?

Et vous qui l’écoutez, témoins de ses serments,

Dieux ! ne suspendez plus vos injustes châtiments ;

Et frappant l’un de nous par vos traits redoutables,

Montrez si mes soupçons sont faux ou véritables.

LE ROI.

Vous vous emportez trop sur un soupçon léger.

LA REINE.

Cruel sur un soupçon !

LE ROI.

Cessez de m’outrager :

Reconnaissez enfin que je suis votre Maître,

Je ne vous connais plus ; j’ai peine à me connaître :

On dirait à l’ouïr qu’elle me fait la loi,

Et qu’étant son Époux, je ne suis pas son Roi.

LA REINE.

Esclave impérieux d’une superbe Esclave,

Je dois souffrir encor que ton pouvoir me brave.

Lorsque ta lâcheté t’ôte le nom de Roi,

Reine je le retiens, et règne mieux que toi.

LE ROI.

C’est donc l’ambition, qui vous rend importune,

Et vous n’aimez en moi que ma seule fortune ;

Jouissez-en, Madame, et de tous ses appas.

LA REINE.

Tu me fais un présent d’un bien, que tu n’as pas.

Retire-le plutôt des mains de ta Clomire ;

À ce mot tu rougis, et ton âme soupire ;

Tu coupes ce soupir, pousse-le tout entier ;

Achève, et plut aux Dieux que ce fut le dernier,

Exhale avecque lui cette infidèle flamme,

Qu’une brutale amour allume dans ton âme.

LE ROI.

Vous interprétez mal mon injuste déplaisir,

L’état où je vous vois, m’arrache ce soupir.

LA REINE.

Cruelle flatterie, et trop sensible feinte !

C’est donc cette pitié, dont ton âme est atteinte...

LE ROI.

Vous êtes trop jalouse, adieu guérissez-vous.

Je vois, que ma présence aigrit votre courroux.

 

 

Scène III

 

LA REINE, THÉMIRIS

 

LA REINE.

Ô ! rage, ô ! désespoir, il me flatte, il m’outrage.

Et tâche à rompre ainsi les efforts de ma rage ;

Il impute l’ingrat mon indignation

Moins à mon amitié, qu’à mon ambition,

Hé bien ! voilà l’effet d’une lâche prière.

THÉMIRIS.

Dites plutôt l’effet d’une injuste colère ;

Vous savez que le Roi n’a pu vous accorder

Ce qu’un esprit troublé n’a su lui demander.

LA REINE.

Il est vrai qu’aussitôt que je l’ai vu paraître,

Ma fureur ralentie et trop prompte à renaître

Par un soudain transport, qu’on ne peut retenir,

Ébranlant ma raison troubla mon souvenir.

Mais peux-tu concevoir cet espoir ridicule ?

Qu’il chasse son esclave au moment qu’il en brûle ;

Non, non mon souvenir en devenant confus

Servit à m’épargner la honte d’un refus.

Pour former un dessein digne de mon courage.

Tes conseils modérés peuvent moins que ma rage,

Un coup trop concerté borné par le devoir,

Frappant trop faiblement sert mal mon désespoir :

Après tout ma fureur demande une victime.

THÉMIRIS.

Madame vengez-vous, mais vengez-vous sans crime,

Le trépas d’un époux vous serait top fatal.

LA REINE.

Dis plutôt que les vœux d’un amour conjugal

Désarment ma fureur en dépit de moi-même,

Que comme mon courroux mon amour est extrême,

Et qu’enfin mon malheur se redouble à tel point,

Que je veux une hostie, et je n’en trouve point.

Ma haine et mon amour demandent ma vengeance,

Mais qui des deux a droit de lui donner naissance ;

Tyrans impérieux, qui me faites la loi ;

Usez bien du pouvoir, que vous avez sur moi.

Si j’écoute l’amour, son ardeur innocente

Anime à ma vengeance une main languissante,

Et d’un mari trop cher devenu trop jaloux,

Il épargne l’amant, pour conserver l’époux :

Si j’écoute ma haine, elle est trop rigoureuse ;

Sa mortelle fureur me rendrait malheureuse,

Confondant sans pitié dans son aveuglement

Le bien avec le mal, l’époux avec l’amant.

Doncques en cet état tout dessein m’est contraire ;

Je ne sais par quel coup je me dois satisfaire

Ou par un coup léger, ou par un coup mortel ;

L’un me semble trop doux, et l’autre trop cruel ;

Ainsi deux passions ensemble balancées

Suspendent ma vengeance, ainsi que mes pensées.

THÉMIRIS.

Souffrez que toutes deux règnent également ;

Aimez en vous vengeant, vengez-vous en aimant ;

Punissez votre époux par un coup légitime ;

Ôtez-lui seulement la matière du crime ;

Ainsi par un dessein salutaire et fatal

Vous pouvez l’obliger en lui faisant du mal.

LA REINE.

Apprends-moi ton dessein.

THÉMIRIS.

Enlevons sa Maîtresse,

Nous le pouvons, Madame, avec un peu d’adresse :

Faisons-la consentir à cet enlèvement.

LA REINE.

Je doute, Thémiris, de son consentement.

Elle règne en ces lieux, mieux que dans Thémiscire

Ici l’on voit des Rois soumis à son empire.

THÉMIRIS.

Quelque bien qu’on promette à sa captivité,

Une Reine, Madame, aime la liberté.

Allez-la dégager, l’entreprise est aisée.

LA REINE.

Allons donc, mais aussi si je suis abusée,

Abandonne à ma main le soin de me venger,

Et ne t’obstine plus à me faire changer.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, CLOMIRE, SOPHITE, THÉMIRIS

 

LA REINE.

Madame, enfin pour vous ma bonté se déclare.

CLOMIRE.

Nous venions implorer une vertu si rare.

LA REINE.

La honte de vos fers me fait tant de pitié,

Que femme du vainqueur j’en ressens la moitié,

Et déplorant en vous le destin des Princesses,

Mon rang me fait souffrir de cruelles tendresses,

Me disant à moi-même en vous voyant ici,

Une Reine est aux fers, et j’y puis être aussi,

Ce tendre mouvement suivi d’un magnanime

Me porte à relever le poids qui vous opprime

D’affranchir par ma main l’honneur de votre sang,

Et venger avec vous, et mon sexe et mon rang.

Ne pensez pas pourtant que l’ardeur de mon zèle

Offensant mon époux me rende criminelle.

En sauvant votre honneur, je veux sauver le sien ;

L’un relève de l’autre, et tous deux font le mien.

N’ayez point ni respect, ni loi qui vous retienne ;

Conservez votre gloire, ayez soin de la mienne :

Échappez aux ardeurs d’un lâche suborneur ;

Enfin souvenez-vous qu’il y va de l’honneur ;

Sa perte que vos fers rendent inévitable

Vous nuira d’autant plus qu’elle est irréparable :

Mais pourquoi proposer tous ces beaux intérêts,

À celles, qui pour eux font mille vœux secrets :

Votre vertu rougit, quand je la sollicite,

Aux desseins glorieux elle-même s’excite,

Et votre seul bonheur plus éloquent que moi,

Pour vous solliciter n’a besoin que se soi.

CLOMIRE.

Certes votre bonté me paraît excessive ;

Oserai-je trahir la foi d’une captive ?

Je suis juste, madame, et nos fers sont sacrés,

Le Roi doit consentir, lorsque vous les rompez.

LA REINE.

Êtes-vous si fidèle aux volontés d’un traître ?

Son infidélité vous dispense de l’être ;

Ce manque de devoir cous défend d’obéir ;

Qui trahit lâchement invite à la trahir ;

Pour conserver l’honneur toute chose est permise,

Et surtout quand l’honneur dépend de la franchise.

CLOMIRE.

Aux dépens de ma foi, je n’accepte aucun bien :

S’il manque à son devoir, dois-je manquer au mien ?

Pour conserver l’honneur, faudra-t-il qu’il périsse ?

Ne puis-je le sauver que par une injustice ?

Hé ! que ferait ici ma générosité.

LA REINE.

Peut-être beaucoup moins qu’un peu de lâcheté ;

En vous abandonnant dans un péril extrême,

Et devenant alors infidèle à soi-même.

CLOMIRE.

Vous la verrez constante, et sans ébranlement,

Loin et près du péril briller également.

LA REINE.

Portez dans votre cœur cette haute espérance,

N’abandonnez jamais cette mâle assurance ;

Ne craignez rien pour vous, mais montrez aujourd’hui,

Que, qui ne craint pour soi, peut craindre pour autrui.

Craignez pour votre sœur, craignez pour tant de charmes.

SOPHITE.

Après ce que j’ai fait au milieu des alarmes,

Dois-je obliger ma sœur, à craindre ici pour moi ?

À démentir son sang, et violer sa foi ?

Me peut-on reprocher quelque indigne faiblesse ?

Qui lui donne pour moi cette lâche tendresse ?

Ah ! traitez-moi, Madame, avec moins de rigueur,

Quand vous jugez de moi, jugez-en par ma sœur.

LA REINE.

Par quel charme inconnu votre gloire endormie

S’expose imprudemment aux traits de l’infamie ?

Pensez-vous résister à deux puissants vainqueurs ?

La faiblesse du corps trahit souvent nos cœurs.

L’une dépend du fils, l’autre dépend du père.

À la fin l’un des deux se pourra satisfaire ;

Si quelqu’une de vous cède au plus importun ;

Sa honte cache l’autre, et l’affront est commun :

Que ferez-vous alors ?

SOPHITE.

Dans l’état où nous sommes

Ou notre sort dépend de l’Empire des hommes ;

Si les lois de l’honneur ne règlent leurs désirs,

Nous méprisons leur rage, ainsi que leurs soupirs.

LA REINE.

Un amour violent croît par la résistance,

Et ses traits repoussés allument sa vengeance.

Prévenez ce malheur, et sans plus différer,

Quand je vous tends la main, laissez-vous délivrer.

SOPHITE.

Vous tentez une foi qu’on ne saurait corrompre,

La main qui fit nos fers, la même les doit rompre.

CLOMIRE.

D’ailleurs puis-je reprendre avec liberté

Le sceptre et le pouvoir, que les Dieux m’ont ôté ?

Non non, c’est le destin d’une illustre Princesse,

D’obéir en Esclave, ou régner en Maîtresse.

Ce qui n’est pas extrême est indigne des Rois,

Ou le sceptre ou les fers doivent borner leurs choix.

LA REINE.

Faites mieux sans choisir, confondez-les ensemble.

Aussi bien maintenant votre orgueil les assemble,

Je saurai séparer ce que vous assemblez,

Vous n’aurez que des fers, puisque vous en voulez.

Ingrates, ma pitié vous offrait une grâce ;

Je voulais prévenir le coup qui vous menace ;

Mais vous aimez les lieux où vous voulez régner :

En vain je prétendais de vous en éloigner :

Demeurez, j’y consens, je démens ma parole ;

Je jetais dans vos cœurs une crainte frivole ;

J’ai tort d’avoir flatté la fuite de ces lieux,

D’un prétexte assez juste, et d’un nom spécieux.

Non non, elle est injuste et même périlleuse,

La mort sera plus juste, et sera moins honteuse :

Ce qui n’est pas extrême est indigne des Rois,

Ou la honte ou la mort doit borner votre choix,

Résolvés là-dessus.

SOPHITE.

Nous sommes résolues,

Et de notre destin maîtresses absolues,

Nous ne balançons point la honte et le trépas,

L’un est digne de nous, et l’autre ne l’est pas.

CLOMIRE.

Chère sœur, seul appui de l’espoir qui me reste,

Tombe ce que le Ciel aura de plus funeste,

Que malheur sur malheur vienne pour m’accabler,

Ton courage m’assure, alors qu’il faut trembler.

Hermodor vient. Qu’as-tu, tu frémis !

SOPHITE.

Sa présence

Me donne de l’horreur, autant qu’elle m’offense.

Fuyons cet importun.

 

 

Scène V

 

HERMODOR, SOPHITE, CLOMIRE

 

HERMODOR.

Madame...

SOPHITE.

Avec quel front

Oses-tu ?...

 

 

Scène VI

 

HERMODOR, seul

 

Ce coup d’œil dans un départ si prompt,

M’a frappé d’un éclair qui menace de foudre,

Emporte mon espoir, et le réduit en poudre :

Mais que dis-je insensé ? puis-je perdre l’espoir ?

Moi, qui tiens mon bonheur soumis à mon pouvoir !

Oses-tu ? me dit-elle, et l’oses-tu toi-même

Me traiter de la sorte, et savoir que je t’aime ?

Tu l’oserais Esclave ? et je n’oserai pas

Approcher un Autel, que j’ai pu mettre à bas ?

Je venais immoler un amour légitime ;

Et par un plus beau feu purger mon premier crime ;

Ton orgueil qui me rend indigne de pardon,

Te rend à même temps indigne de ce don.

Avortez vœux sacrés d’une âme pénitente ;

Mourez saintes ardeurs d’une flamme innocente ;

Et vous qu’un cœur touche d’un lâche repentir,

Par un respect timide entreprit d’amortir.

Indiscrètes ardeurs, revenez dans mon âme ;

Vengez feux criminels une innocente flamme.

Non n’attends plus de moi ni devoirs ni respects,

Et quand je t’en rendrai, tiens-les tous pour suspects.

Oui, je t’aime, mais c’est d’un amour qui te brave,

Tel qu’est l’amour d’un Maître à l’endroit d’une Esclave.

Et ne prends point de loi que de tes volontés ;

Trahis à te plaisirs toi-même, honneur, Maîtresse ;

Couronne tes desseins par force ou par force ou par faiblesse ;

Dans le rang bienheureux, où le destin m’a mis,

Tout dessein devient juste, et tout crime est permis.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SOPHITE

 

Dieux que viens-je de voir ? ô ! Ciel quelle insolence !

M’arracher à ma sœur même avec violence !

La conduire sans bruit dans la chambre du Roi !

Nous cacher son dessein, se défier de moi !

Je vois bien, c’est ici qu’il faut faire paraître,

Ce que tu peux, ma sœur, et ce que tu dois être :

Ta vertu jusqu’ici n’agissait qu’à demi ;

Mais quand il faut combattre un puissant ennemi,

Quand son crime lui donne une illustre matière :

C’est alors qu’elle doit éclater toute entière.

Mais de quelles frayeurs mon esprit combattu

Excitant ton devoir soupçonne ta vertu.

Non, tu triompheras, accepte ce présage,

Quelque Dieu me l’inspire, ainsi que ton courage ;

On ne doit t’attaquer que pour te couronner ;

Je mourrais si mon cœur osait te soupçonner.

Je n’appréhende pas qu’une brutale envie

Noircisse ton honneur, mais je crains pour ta vie :

L’un peut faire sur l’autre un généreux effort,

Et ce noble assassin peut conspirer ta mort.

Il me souvient honneur du dessein, que nous fîmes

De devenir pour toi d’innocentes victimes,

De prévenir l’affront par un beau désespoir,

Et régler notre sort sur ce cruel devoir.

Donc ton sort, chère sœur, devient si misérable,

Que ta honte, ou ta mort est presque inévitable ;

Donc le mien jusque là se plaît à m’affliger,

Que je puis vivre encor sans pouvoir te venger.

Fils d’un tyran brutal, fils digne d’un tel père

Lâche que tardes-tu de finir ma misère ?

Ou viens rompre mes fers, ou poursuis ton dessein,

Attaque mon honneur, ou délivre ma main :

Ainsi par ta pitié louable et criminelle

Je vengerai ma sœur, ou je mourrai comme elle.

Mais elle vit encor, et je la puis revoir,

Ce bonheur imprévu suspend mon désespoir.

 

 

Scène II

 

CLOMIRE, LE ROI, LA REINE, SOPHITE

 

La Reine passe là-dessus sans se faire voir qu’à Sophite.

CLOMIRE.

Me le promettez-vous ?

LE ROI.

Je le jure, Madame.

Rien ne peut arracher ce dessein de mon âme ;

Et je veux que ma main vous engage ma foi.

 

 

Scène III

 

LA REINE, SOPHITE, CLOMIRE

 

LA REINE.

Tu l’as vu.

La Reine s’en va.

SOPHITE.

Quoi ma sœur donne la main au Roi !

Et la Reine est témoin d’un accord si damnable.

Ciel fais que mon soupçon ne soit pas véritable.

CLOMIRE.

Grâces aux Dieux, le Ciel se déclare pour nous.

Elle rêve, ma sœur.

SOPHITE.

Quoi ! Madame est-ce vous ?

CLOMIRE.

Ne suis-je pas la même ?

SOPHITE.

Hélas le dois-je croire?

CLOMIRE.

Non, non, car je reviens avecque plus de gloire ;

D’où viennent ces soupçons, quel est ces changement ?

SOPHITE.

Pardonnez, chère sœur, à mon aveuglement;

Votre mort me semblait un mal si nécessaire,

Que j’eusse cru faillir d’en croire le contraire,

Et mon esprit déçu par cette vaine peur

M’a fait douter d’abord, si vous étiez ma sœur.

CLOMIRE.

Je suis toujours Clomire.

SOPHITE.

Et moi toujours Sophite.

Quel effet a produit cette longue visite ?

CLOMIRE.

Ma gloire, ton repos, le repentir du Roi :

À ces nobles effets, ma sœur, reconnais-moi.

SOPHITE.

Oui je vous reconnais à des si beaux miracles;

Il n’appartient qu’à vous de vaincre tant d’obstacles,

Où votre triste sort me réduisait au point

De craindre tout succès, et n’en désirer point.

CLOMIRE.

Il est vrai que l’ardeur d’une exécrable envie

Menaçait du tombeau mon honneur ou ma vie ;

Tu sais ce qu’en ce point nous aurions résolu ;

Mais ayant sur ma vie un pouvoir absolu,

J’essaierai d’emporter cette illustre victoire,

En épargnant mon sang sans hasarder ma gloire,

Sachant que quelque sort, qui me peut arriver,

Un noble désespoir me la pourrait sauver,

L’attends donc ce tyran, s’il flatte je menace ;

S’il paraît tout de feu, je suis toute de glace ;

Et toujours insensible à ses folles ardeurs,

Je les vois tout d’un coup croître par mes froideurs.

Un dépit furieux enflamme son visage,

Il murmure, il frémit, ses yeux brillent de rage ;

Alors jetant sur lui des regards assez doux,

Son espoir se rallume et flatte son courroux.

Puis j’arme mes regards d’un éclat plus sévère ;

Enfin le regardant d’in œil plein de colère,

Je vois que la fureur de cet audacieux

Cède insensiblement au pouvoir de mes yeux.

Là pour ne laisser point la victoire imparfaite

Par un puissant discours j’achevai sa défaite,

Et ce lâche brutal se voyant abattu

Reconnut bien alors ce que peut la vertu :

Cette Reine des cœurs, qui sur mon front préside

Mêlant avec ces traits d’une pudeur timide

L’éclat éblouissant d’une noble fierté

Devient même adorable à sa brutalité.

Jamais un feu pareil, et si plein d’espérance

Ne fit si peu d’effet, et moins de résistance ;

Alors pour s’affermir dans ce prompt changement

Par l’immobilité d’un fidèle serment.

Il jure, et me promet que sa flamme effacée

Par le seul repentir vivrait dans sa pensée.

SOPHITE.

Mais hélas! Ce serment n’a que trop éclaté ;

La reine, à mon avis, l’a mal interprété.

CLOMIRE.

Quoi son propre bonheur blesse sa jalousie ?

SOPHITE.

N’est ce pas le Démon, dont une âme saisie

Semble ne s’occuper qu’aux soins de se trahir ;

C’est lui, qui la trompant l’engage à vous haïr,

Soupçonnant une foi, que le Roi m’a donnée,

Que pour mieux affermir celle de l’Hyménée.

CLOMIRE.

Donc un ennemi mort en produit un plus grand.

SOPHITE.

Servez-vous contre tous de celui qui se rend.

Si ses feux sont éteints, qu’il songe à vous défendre

Contre des feux plus grands, qui naissent de leur cendre.

Allez sans perdre temps implorer son secours :

Votre honneur à couvert, ayez soin de vos jours.

CLOMIRE.

Peut-être mon abord rallumera sa flamme :

Connaissant le pouvoir qu’elle prend sur son âme,

Je crains de réveiller un si grand ennemi ;

Peut-être il fait le mort, quand il n’est qu’endormi.

S’il reprend par mes yeux une nouvelle amorce ;

Ce Monstre furieux va reprendre sa force.

SOPHITE.

Non, ma sœur, il est mort, et s’il ne l’était pas,

Qui pourrait mieux que vous achever son trépas ?

Que s’il fait vivre encor un remords légitime,

Qu’il tâche à réparer les effets de son crime.

Allez sans différer, et courrez promptement

Me conserver un bien, que j’aime uniquement.

CLOMIRE.

J’y cours par ton conseil, cette amitié l’emporte ;

Et la peur de la mort est ici la moins forte.

 

 

Scène IV

 

HERMODOR, SOPHITE

 

HERMODOR.

Enfin vous êtes seule.

SOPHITE.

Et seule puis-je moins ?

HERMODOR.

Non, mais...

SOPHITE.

Quoi ?

HERMODOR.

Mon amour ne veut pas de témoins :

J’ai soin de votre honneur.

SOPHITE.

De mon honneur, infâme !

Prends soin plutôt du tiens, et sauve-toi du blâme.

HERMODOR.

Savez-vous qui je suis ?

SOPHITE.

Toi-même le sais-tu ?

HERMODOR.

Je connais mon pouvoir.

SOPHITE.

Connais-tu ma vertu ?

HERMODOR.

C’est donc cette vertu, qui vous rend si hardie ?

SOPHITE.

Est-ce donc ce pouvoir qui fait ta perfidie ?

HERMODOR.

D’où vous vient cet orgueil, baissez, baissez ces yeux,

Et vous verrez des fers.

SOPHITE.

Qui ne sont glorieux,

Que je hais seulement d’avoir flatté ton crime

D’un espoir inutile, autant qu’illégitime.

HERMODOR.

Quel crime me peut-on reprocher ?

SOPHITE.

L’innocent ;

Consulte le remords, que ton âme ressent.

HERMODOR.

Est-ce un crime d’aimer ? ai-je tort de prétendre

Un bien que j’ai conquis ? me le peut-on défendre ?

SOPHITE.

Oui.

HERMODOR.

Qui ?

SOPHITE.

Les Dieux, l’honneur, la foi, le droit des gens.

Et plus que tout cela, moi je te le défends.

HERMODOR.

Vous vous flattez, Madame, en l’état où vous êtes,

Vous vous voulez ôter du rang de mes conquêtes ;

N’êtes-vous pas à moi, n’êtes-vous pas mon bien ?

SOPHITE.

Ce qui dépend d’autrui l’oses-tu nommer tien ?

Sache que mon honneur ne dépend de personne :

Ma vie est dans tes mains, et je te l’abandonne.

HERMODOR.

Il faut que mon amour ait un étrange sort,

Puisque votre rigueur lui préfère la mort :

Ah ! soyez moins cruelle à mon amour extrême,

Et si j’ai trop osé, souvenez-vous que j’aime.

SOPHITE.

Je sais quel est ton but, tu me flattes en vain :

Mais je saurai mourir, mon sort est dans ma main.

HERMODOR.

Mourrez, versez ce sang, que je pouvais répandre ;

Je vous l’ai conservé, vous me le devez rendre :

Mais rendez-moi plutôt mes services passés,

Et l’usure des jours, que je vous ai laissés.

Il ne suffisait pas à votre ingratitude

De faire à mon amour un traitement si rude.

Cruelle vous voulez m’ôter encore vos jours.

N’attendez pas du moins ma grâce ou mon secours ;

Oui je vous abandonne à toute votre rage ;

Mourez par désespoir, par haine, ou par courage :

Tout est indifférent à mes feux outragés ;

S’ils sont vengés par vous, ils seront bien vengés.

Donnez à mon amour votre sang ou vos larmes :

Pitoyable à mon mal, ou cruelle à vos charmes :

Ingrate choisissez, avant la fin du jour

Contentez votre haine, ou souffrez mon amour.

SOPHITE.

Oui, je mourrai cruel, et s’il te reste encore

Quelque espoir criminel au feu, qui te dévore ;

M’immolant à tes yeux, je te ferai sentir

D’un trépas glorieux un honteux repentir :

Tu verras t’arracher par un coup mémorable,

Le sujet innocent d’une flamme exécrable :

Enfin tu me verras braver ta lâcheté,

Et rendre un sang tout pur à ta brutalité.

Dans l’excès des malheurs, où le destin me livre,

Crois-tu de me punir en m’empêchant de vivre ?

Mes jours ne servent plus qu’à me faire souffrir,

Le moindre de mes maux est celui de mourir :

À ce noble projet toute chose m’invite ;

Déjà vers le tombeau le sort me précipite ;

Des sentiers si glissants me mènent au trépas,

Que j’ai beaucoup de peine à retenir mes pas.

HERMODOR.

Ah ! Madame, étouffez un dessein qui me tue :

Celle que tant de maux n’ont jamais abattue,

Ne se défend ici que par le désespoir !

Craignez-vous mon amour ? craignez-vous mon pouvoir ?

Quoiqu’ose votre Esclave, et quoiqu’il entreprenne,

Que peut-il dans ses fers ? que peut-il sur sa Reine ?

Quand une ardente amour me met sous votre loi...

SOPHITE.

Il suffit, brisons-là.

HERMODOR.

Madame, écoutez-moi.

SOPHITE.

Cache-moi tes ardeurs, ma honte, et ta faiblesse.

Adieu.

 

 

Scène V

 

HERMODOR, seul

 

Plein de dépit, accablé de tristesse,

Que pourrai-je opposer à tant de cruauté ?

Portons mon désespoir jusqu’à l’extrémité,

Assez et trop longtemps le devoir ta forcée,

Ardeur impatiente, et mal récompensée :

Éclate, et poursuivant ton généreux projet,

Embrasse avidement ta proie, et ton objet :

Cours sans réflexion vers ta première idée ;

Fais que de tes transports, mon âme possédée

N’écoute que ta voix, ne s’ouvre qu’à te feux,

Et n’y résiste pas par de contraires vœux.

Allons, mais quoi ! je tremble, un remords légitime

Retrace avec douleur l’image de mon crime.

Ce reproche obstiné, qui fait le repentir,

Ce dépit vertueux qu’on ne peut démentir,

Ce secret mouvement, qu’on nomme conscience,

Condamne mes désirs, et leur fait résistance.

Amour, pardonne-moi ce soudain mouvement,

Qu’un reste de vertu fait agir faiblement,

Ranime tes désirs par l’espoir des délices,

Et par l’heureuse fin que trouvent tes supplices :

Chère possession des plaisirs amoureux,

Divins ravissements d’un amant bienheureux,

Des cœurs le plus remis violentes amorces,

Soutenez mon amour, et redoublez ses forces ;

Surtout n’oubliez pas de cacher à mes yeux,

Ce farouche devoir, qui le rend odieux.

Mais j’aperçois la Reine, et je vois que sa rage

Par des traits violents se peint sur son visage.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, HERMODOR

 

LA REINE.

Mon fils on me trahit, et je cherche une main

Digne d’exécuter un illustre dessein ;

La tienne sera propre à venger mon offense ;

Va, cours, et venge-moi.

HERMODOR.

Quel est ce grand affront,

Qui donne à vos fureurs un mouvement si prompt ?

LA REINE.

Clomire... à ce seul mot tu peux juger du reste.

HERMODOR.

Quoi vous formez contr’elle un dessein si funeste?

LA REINE.

Quoi tu conçois pour elle un mouvement si doux?

Quoi ! tu réponds si mal à mon juste courroux ?

J’avais cru t’éclaircir de l’affront, qui nous touche,

Sans qu’il fallut pourtant l’expliquer par ma bouche ;

Et tu pouvais ingrat secondant ma fureur,

M’épargner un récit, qui me comble d’horreur.

Sache donc (ô ! malheur) que j’ai vu cette infâme

Les yeux étincelants d’une impudique flamme.

Sur le point de sortir de la chambre du Roi,

Recevoir de sa main les gages de sa foi

Je l’ai vu de mes yeux, je l’ai vu malheureuse,

Et le ressentiment d’une âme généreuse,

Qui réveilla d’abord le soin de me venger,

Me trouvant sans pouvoir, ne sert qu’à m’affliger.

HERMODOR.

Ô ! Ciel que ta justice est lente à se résoudre !

Quel plus noir attentat peut occuper ta foudre ?

Mais plutôt prévenons la vengeance des Cieux ;

Ne la remettons pas à la foudre des Dieux.

C’est au fils de porter l’intérêt de sa mère :

C’est moi, qui la dois rendre au trône de mon père,

En bannir une esclave, et la priver du jour.

Oui, c’est à moi, Madame, à venger votre amour :

Si je fus le lien d’une amitié si rare,

C’est moi, qui dois briser celui qui vous sépare.

LA REINE.

Ô ! nobles sentiments, et dignes de ton rang !

Dignes de la vertu, que t’inspire mon sang :

Suis ces beaux mouvements, achève ma vengeance,

Et donne à ma douleur cette illustre allégeance ;

Mais d’où vient si soudain le trouble où je te vois.

HERMODOR.

Je frémis, je frissonne, et je ne sais pourquoi.

LA REINE.

Surmonte en ma faveur cette indigne faiblesse.

HERMODOR.

Quoi ! je dois immoler la sœur de ma Maîtresse ?

LA REINE.

Oses-tu balancer ta flamme et mon bonheur ?

La sœur d’une impudique avec mon honneur ?

Tu pourras donc souffrir qu’une infâme rivale

Rompe les sacrés nœuds d’un amour conjugale ?

Et que me regardant d’un lieu plus haut que moi

Elle règne en maîtresse, et m’impose la loi ?

Si tu n’oses servir ma généreuse envie,

Et refuses ta main, à qui tu dois la vie,

Venge ton intérêt, et néglige le mien,

Et ne sois pas ingrat contre ton propre bien.

HERMODOR.

Ah ! que mon intérêt est éloigné du votre !

Perdrai-je mon amour pour en servie un autre.

LA REINE.

Non non, sers ton amour, prends mon sang fils ingrat,

Afin de la servir avecque plus d’éclat :

Porte jusqu’à l’extrême un amour, qui préfère

L’infamie à l’honneur, une esclave à sa mère.

Je veux porter ma rage à son dernier effort ;

Et pour me contenter je veux plus d’une mort :

Pour faire à ma vengeance un surcroît légitime,

Je ferai de deux sœurs une double victime,

Clomire seulement devait perdre le jour,

Sophite périra pour punir ton amour ;

Le crime de sa sœur la rend si criminelle,

Qu’à peine ma fureur la peut distinguer d’elle :

Ma main confond leur sang, comme leur châtiment,

Et sans crainte d’errer, frappe indifféremment.

HERMODOR.

Hélas ! où courrez-vous, épargnez l’innocence.

LA REINE.

Punis doncque le crime, et soutiens ma vengeance.

HERMODOR.

Je me rends.

LA REINE.

Ah ! Mon fils va donc, cours, venge-moi.

HERMODOR.

C’est faire à mon amour une trop dure loi.

LA REINE.

Lâche fils, lâche amant, dont l’ingrate faiblesse

Trahissant mes desseins exposé ta maîtresse :

Ta lâcheté me sert en ne me vengeant pas,

Puisqu’au défaut d’un bras j’armerai mille bras :

Tu sauras jusqu’où va la fureur d’une Reine

Quand le refus d’un fils ose accroître sa haine.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLOMIRE, SOPHITE

 

CLOMIRE.

Sortez, sortez soupirs, que devant mon vainqueur

Une superbe honte a caché dans mon cœur,

Ne vous contraignez plus, il est temps de se plaindre,

Quand je n’espère plus, et quand j’ai tout à craindre.

Sophite qui l’eût cru, qu’un coup d’œil seulement

Fit dans notre fortune un si prompt changement.

Dès lors que je j’ai vu son âme s’est troublée,

Et sa brutale amour s’est d’abord redoublée.

Je l’avais bien prévu qu’un si soudain remords

Ferait sur son esprit d’inutiles efforts ;

Rien ne peut amortir le feu, qui le consume ;

S’il s’éteint par mes yeux, par eux il se rallume.

SOPHITE.

Hermodor fait bien pis sa flamme croît toujours ;

Ni respect ni mépris n’en arrêtent le cours ;

Ainsi leur passion en ce seul point diffère,

Que l’une croît toujours, et toujours persévère,

Et que l’autre mourante, et changée en froideur,

Pousse en ressuscitant une plus vive ardeur.

Si donc de tous côtés notre mal est extrême,

Que ferez-vous ma sœur, que ferai-je moi-même ?

CLOMIRE.

Sophite il faut mourir.

SOPHITE.

Hélas ! le même sort,

Qui nous change de fers, s’oppose à notre mort.

CLOMIRE.

Sache que contre moi la reine déclarée,

Malgré notre destin rend ma perte assurée.

Sa jalouse fureur secondant mon devoir

Semble pour mon honneur servir mon désespoir.

SOPHITE.

Quoi je vivrai sans vous !

CLOMIRE.

Tu vivras plus heureuse.

SOPHITE.

Ah ! ma sœur jugez mieux d’une sœur généreuse.

Bien qu’il me fut permis de survivre ma sœur ;

Faudra-t-il qu’en vivant j’expose mon honneur ?

CLOMIRE.

Espérez mieux ma sœur.

SOPHITE.

Dans ce malheur extrême

Serai-je ingénieuse à me tromper moi-même ?

CLOMIRE.

Dure nécessité de cherche le trépas !

SOPHITE.

Hé ! qu’il m’est bien plus dur de ne le trouver pas.

CLOMIRE.

Veux-tu joindre à ma mort le regret de la tienne ?

SOPHITE.

Est-il rien ici-bas qui sans vous me retienne ?

CLOMIRE.

Que ta pitié m’afflige !

SOPHITE.

Ah ! que votre malheur

Avec plus de sujet me comble de douleur !

Mais ma sœur j’aperçois qu’on ouvre chez la Reine,

Sortez, je veux savoir le dessein de sa haine.

Allez.

CLOMIRE.

Souviens-toi donc de flatter son erreur :

Tu sais que mon repos dépend de sa fureur,

Adieu.

 

 

Scène II

 

SOPHITE, seule

 

Bien plus ma sœur, ma mort et votre vie

Doivent être l’effet de sa cruelle envie.

Il faut par un dessein, qu’on ne peut soupçonner,

Que son propre péché serve à vous couronner,

Et que fondant sur lui ce sanglant artifice

Je tire de ma mort, ma gloire et son supplice.

Mourons, s’il faut mourir, mais mourons pour ma sœur :

Faisons-la profiter de mon dernier malheur ;

Portons en sa faveur la première tempête,

Et tombons sous le coup, qui menace sa tête :

Mais pour la mieux sauver, feignons de la trahir,

Et par excès d’amour, feignons de la haïr.

La Reine veut sa mort, décevons sa vengeance ;

Ôtons-lui pour le moins cette triste allégeance ;

Et pour mon intérêt redoublant ma pitié

Contentons par un coup l’honneur et l’amitié ;

Renversons sur mon chef le dessein de la Reine ;

Peut-être que ma mort épuisera sa haine,

Et sans doute le Roi touché de mon malheur

Détestera son crime, et sauvera ma sœur.

Heureuse, si je puis par ce coup plein de gloire

Signaler nos devoirs avec notre mémoire,

Justifier ma sœur par un illustre effort,

Et toucher en mourant ceux, qui voulaient sa mort.

Que s’il faut, que ma sœur perde enfin la lumière

Je la veux devancer, et mourir la première.

Mais j’aperçois la Reine, elle vient à propos.

 

 

Scène III

 

LA REINE, THÉMIRIS, SOPHITE

 

LA REINE, parlant à Thémiris.

Tais-toi donc, tu se sers qu’à troubler mon repos.

Va, mon ressentiment te condamne au silence :

Périssent tes conseils, et vive ma vengeance.

THÉMIRIS.

Sophite vous entend ; elle vous trahira.

LA REINE.

Sophite aime l’honneur, ce mot te suffira.

Hé bien tu les as vus, ces malheureux infâmes

Par l’union des mains faire celle des âmes ;

Et je vis bien alors, et la honte et l’horreur,

Qu’imprima sur ton front le crime de ta sœur.

SOPHITE.

J’eus soudain de la honte, autant que de l’ombrage ;

Ma honte et mes soupçons m’ont portée à la rage,

Et le trouble où je suis marque assez mon courroux.

Serai-je à cet affront moins sensible que vous ?

Non, il faut que j’en meure, ou que ma sœur périsse.

LA REINE.

Je saurai séparer l’innocence du vice.

Ciel ! vois, si j’ai raison de punir un forfait

Qui brise les liens que la nature a fait,

Et met entre deux sœurs un si juste divorce.

Sophite, si l’honneur à sur toi tant de force,

Qu’il t’oblige à parler contre ta propre sœur.

Perdons... Mais tu frémis.

SOPHITE.

Pardonnez ma douleur :

Madame je vois bien que vous nommez faiblesse

Le sentiment forcé d’une injuste tendresse.

Je ne l’excuse point, quoiqu’on puisse excuser

Ces troubles intestins, qu’on ne peut apaiser.

Il est vrai j’ai failli, mon crime est nécessaire ;

Ainsi que l’amitié, qui m’oblige à le faire :

Chérissant malgré-moi ce que vous condamnez,

Elle enfreint lâchement ce que vous m’ordonnez.

Non, je ne puis haïr une sœur criminelle,

Quand même mon honneur se déclare contre elle ;

Quelque juste courroux, qui s’allume en mon sein,

Ma rage au nom de sœur se dissipe soudain ;

Mon devoir languissant, et ma gloire étonnée

Combattent faiblement une amour obstinée ;

Elle règne toujours, et contre mes désirs

Pousse vers son objet mille honteux soupirs.

Madame punissez cette indiscrète flamme,

Que le sang a fait naître, et nourrit dans mon âme ;

Et si c’est un tyran, qu’on ne peut étouffer,

Versez, versez le sang, qui le fait triompher.

LA REINE.

Il est vrai que le sang dans les âmes vulgaires

Produit pour les parents des flammes nécessaires :

Mais un cœur généreux s’affranchit de ses lois ;

Sa haine et son amour relèvent de son choix :

Romps courageusement ces honteuses attaches ;

Ne et sers pas ici du prétexte des lâches ;

Et souviens-toi toujours que rang, sexe et parent

Tout au pris de l’honneur nous est indifférent :

Faits que les sentiments que donne la naissance,

Cèdent à ceux que donne une noble vengeance :

Qu’on apprenne par toi, qu’une fille de cœur

Sait trahir l’amitié pour venger son honneur.

Et malgré le respect, qu’elle doit à sa Reine,

Sur un crime honteux fonde une noble haine.

Puis...

SOPHITE.

C’est trop, j’y consens, et mon cœur surmonté

Soupire, et se repent d’avoir tant résisté.

Excusez mon amour, qui tout prêt à se rendre,

Veut avoir en mourant l’honneur de se défendre ;

Et s’il ne s’est rendu qu’après un long combat,

Ma haine triomphante en reçoit plus d’éclat.

LA REINE.

Ô ! générosité, qui passe mon attente !

SOPHITE.

Que faut-il faire enfin pour vous rendre contente?

LA REINE.

Brûler ainsi que moi de venger notre honneur.

SOPHITE.

Ah ! déjà mes désirs ont immolé ma sœur.

LA REINE.

J’ai disposé le bras, qui doit punir son crime.

SOPHITE.

Je m’offre à lui trahir cette illustre victime.

LA REINE.

Toi-même !

SOPHITE.

Doutez-vous de mon ressentiment ?

LA REINE.

C’est ta sœur.

SOPHITE.

Ma vengeance agit aveuglément.

LA REINE.

Tu me promets beaucoup.

SOPHITE.

Je ferai d’avantage.

Quoi me soupçonnez-vous de manquer de courage !

LA REINE.

Non, tu n’en as que trop, son excès me surprend.

Et me fait soupçonner l’office qu’il me rend.

SOPHITE.

L’excès devient suspect, quand on agit pour d’autres ;

Mais le sort joint ici mes intérêts aux vôtres ;

Mais l’affront est commun, et me fait tant d’horreur,

Que s’il m’était permis d’égorger une sœur,

Sans blesser le respect qu’on doit à la nature,

Ma main aurait déjà réparé notr’ injure.

LA REINE.

Ah ! c’est trop m’obliger, j’ai fait choix d’un’ main

Qu’un pressant intérêt rend propre à ce dessein.

Je parle d’Hermodor.

SOPHITE.

Hermodor !

LA REINE.

C’est lui-même.

Juge de sa fureur par son amour extrême,

Puisque sa fureur règne en dépit de l’amour,

Il est vrai que tous deux l’exercent tour à tour,

Lorsque mes intérêts lui font prendre les armes :

Il se sent désarmer par l’effort de tes charmes :

Il brule comme fils de venger mon honneur,

Et n’ose comme amant s’armer contre ta sœur :

Et d’effet j’ai connu que l’amour qu’il te porte,

Favorable à ta sœur rend sa haine moins forte.

Je crains que le respect, qu’il doit avoir pour toi,

Fasse trembler sa main, et chanceler sa foi.

Va doncques assurer sa main et son courage ;

Fais servir son amour à ce fameux ouvrage,

Que s’il n’ose l’ingrat contenter mon désir,

Au défaut de sa main, j’ai cent mains à choisir.

Flatte un peu son amour, fais-lui quelque caresse :

Il est Prince, et tu peux t’avouer sa Maîtresse.

SOPHITE.

Je le puis pour ma gloire, et pour vous obliger,

L’artifice est permis, quand il se faut venger.

LA REINE.

Offre-lui de ma part cette fatale lame :

Tâche de l’animer par une feinte flamme,

Et par un faux espoir soutenir sa fureur.

Il vient, et son front pâle explique sa frayeur.

Ah ! fils ingrat, adieu, souffre que je me cache :

Sa présence me gêne, en le voyant si lâche,

Et c’est avec regret que je me sers de lui.

 

 

Scène IV

 

SOPHITE, HERMODOR

 

SOPHITE.

Hermodor, m’aimes-tu ?

HERMODOR.

Quoi ! Sophite aujourd’hui

Un poignard à la main me fait cette demande ?

SOPHITE.

Que crains-tu ?

HERMODOR.

Votre mort est ce que j’appréhende.

Ah ! Madame quittez ce funeste dessein :

Si vous voulez du sang tirez-en de mon sein ;

Punissez mon amour de son ardeur extrême,

Qui fait, que votre main s’arme contre vous-même,

Ou bien quittez ce fer.

SOPHITE.

Je le veux retenir,

Pour éprouver ta flamme, au lieu de la punir.

HERMODOR.

Madame, mon amour vous est assez visible ;

Et sa témérité va jusqu’à l’impossible.

SOPHITE.

Mais si je veux ta mort pour venger mon honneur.

HERMODOR.

Je mourrai.

SOPHITE.

Mais s’il faut pour immoler ma sœur,

Recevoir ce poignard de la part de ta mère.

HERMODOR.

Je le refuserais de peur de vous déplaire.

SOPHITE.

Et si c’est me trahir que de le refuser.

HERMODOR.

Alors j’oserai tout, je dois tout oser.

SOPHITE.

Va donc me délivrer de la honte éternelle,

Qu’imprime sur mon front une sœur criminelle.

Souviens-toi que c’est là le comble de mes vœux.

Elle lui présente le poignard.

Tiens, mais quoi tu palis, et ce coup généreux

Passe dans ton esprit pour un horrible crime :

Prend, prends en ma faveur une ardeur légitime :

Sache que ta faiblesse et cette émotion

Déshonorent mon choix, et ton affection ;

C’est de toi que dépend mon honte ou ma victoire ;

Tâche à te disposer à ce coup plein de gloire ;

Après je t’apprendrai l’ordre de ce dessein,

Et ce noble présent passera dans ta main.

 

 

Scène V

 

HERMODOR, seul

 

Quoi ! j’irai de ma main sacrifier Clomire ?

Mais Sophite y consent, et même le désire.

Puis qui hait son amant, peut aimer son venger.

Donc elle m’aimera teint du sang de sa sœur.

Doncques trempant mes mains dans le sang de la reine

Il faut que mon amour triomphe par ma haine.

Et que l’on me reproche après ce coup mortel,

Qu’elle me baierait, si j’étais moins cruel.

Quoi ! Sophite le veut, et je résiste encore ?

Lui pus-je refuser le secours, qu’elle implore ?

N’oserai-je répondre à l’ardeur de ses vœux ?

Quand mêmes ces discours viennent flatter mes feux ;

Quoi ce grand cœur soupire, et se dément lui-même !

Ah ! c’est trop me flatter de croire qu’elle m’aime.

N’importe, abusons-nous par cette douce erreur ;

Trompons ainsi ma flamme avecque ma fureur :

Il faut que les appas d’une haute espérance

Encourageant ma main soutiennent ma vengeance ;

Et pour justifier ce que j’ai résolu ;

Ces deux mots suffiront, Sophiste l’a voulu.

Puis, dois-je pas venger et ma Reine, et ma mère ?

Dois-je pas relever la gloire de mon père ?

Qu’une esclave commande avec tant de rigueur,

Qu’il ôte à son épouse, et son trône et son cœur ?

Un infâme à mes yeux me donnera des frères ?

Fera tomber mon sceptre en des mains étrangères ?

Et pourtant jusqu’ici son empire et ses lois

Élèvera son sexe au trône de nos Rois ?

Elle en mourra. Tout beau passion téméraire,

Transports précipitez d’une aveugle colère ;

Pour fouler vos désirs dois-je perdre le jour ?

Car le Roi par ma mort vengera son amour.

Hé bien je périrai, s’il faut que je périsse ;

Je dois à mon amour ce double sacrifice ;

Je le dois à l’honneur, et mon ambition

Ne se peut contenter que par cette action.

Achevons ce beaucoup, que la nuit favorise.

Sachons auparavant l’ordre de l’entreprise.

Allons sans différer, ce cœur et cette main

Brûlent d’exécuter un si noble dessein.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, CLORONTE

 

LE ROI.

Vit-on jamais Cloronte auprès d’une Maîtresse

Une si forte ardeur avec tant de tendresse ?

Quand d’un si grand amour l’effort impétueux

Semble la menacer d’un déluge de feux,

Ses yeux d’un seul regard prévenant cet orage,

Abattent tout d’un coup cette bouillante rage,

Et leur divin pouvoir étouffant mon ardeur,

Fait couler dans mes sens une chaste froideur.

Puis ces mêmes appas retracez dans mon âme

Reproduisent soudain cette inconstante flamme,

Qui comme un fier tyran dans son trône remis,

Semble traiter mon cœur en rebelle soumis.

Puissants rois de mes sens, que je crains et que j’aime,

Beaux yeux soyez toujours d’accord avec vous-même ;

Faites durer ce feu, qui naît de vos appas,

En vain Clomire, en vain divinité mortelle,

Adorable sujet d’une amour criminelle,

En vain de vos regards les efforts vertueux

Rompent d’un feu brutal les desseins monstrueux :

En vain mon cœur fait joug à ces traits invisibles,

Dont votre chasteté frappe les moins sensibles,

Su je sens revenir ce premier mouvement,

Que vos yeux malgré vous causent innocemment.

Du moins souvenez-vous, que je fais mon possible ;

Pour vaincre cet amour, qui paraît invincible.

Cent fois à tout moment j’offre à mon souvenir

La foi, que j’ai rompue, et que j’ai du venir ;

Clomire incessamment me fait ouïr ces plaintes ;

Et la compassion me fait sentir ses craintes ;

J’abhorre ses mépris ; je crains son désespoir ;

J’arme contre mes feux la honte et le devoir ;

Les jalouses fureurs d’une femme outragée,

Le soin de ma grandeur si longtemps négligée,

Enfin tous mes désirs combattent mon amour,

Et chaque passion l’attaque tour à tour.

Ô ! Ciel après cela que faut-il faire encore ?

Veux-tu rendre immortel une amour que j’abhorre ?

Insensible témoin du destin si cruel

Je t’intéresse enfin contre un feu criminel ;

Ou fais-moi succomber sous un si long martyre ;

Ou fais toujours régner la vertu de Clomire ;

Rends-la moins généreuse, ou moi plus généreux ;

Fais périr mon amour, ou rends-le plus heureux.

Cloronte qu’est-ceci ? prends pitié de mon âme ;

Dis-moi, que penses-tu du succès de ma flamme ?

Tâche de me tirer de l’état où je suis ;

Quel conseil dois-je prendre à calmer tant d’ennuis ?

CLORONTE.

Seigneur puisqu’une amour si longtemps combattue

Règne encor, et promet une mauvaise issue,

Que votre Majesté bannisse de sa Cour

Le sujet innocent d’une fatale amour ;

Fuyez, en l’éloignant, cette subtile flamme,

Que ses yeux par vos yeux font couler dans votre âme.

LE ROI.

Faisons mieux, délivrons Clomire avec sa sœur,

Et que ma liberté soit le prix de la leur.

Clomire je consens à votre délivrance,

Relevez ma victoire, en fuyant ma présence :

Masi quoi déjà mon cœur semble se démentir.

Vous puis-je voir, ma Reine, et vous laisser partir ?

Doncques je retiendrai ce qui trahit ma gloire.

Mais puis-je en vous perdant perdre aussi la mémoire ?

CLORONTE.

Quoi Seigneur ?

LE ROI.

Tes conseils ne servent qu’à former

Mille agitations que je ne puis calmer ;

Et c’est dans ce désordre où l’amour se mutine,

Et contre ma raison plus ardemment s’obstine.

Il faut un coup du Ciel pour le faire périr ;

Laissons à sa pitié le soin de ma guérir.

CLORONTE.

Appréhendez, Seigneur, le dessein de Clomire,

J’ose même prévoir quelque chose de pire.

Ne vous souvient-il plus de ses derniers discours ?

Craignez le désespoir, qui menace ses jours ;

Si vous l’aimez encore, soyez moins inflexible.

LE ROI.

Ah ! tu touches l’endroit, qui n’est le plus sensible ;

N’aimons plus, aussi bien, j’aimerais sans espoir ;

Ou plutôt aimons-la, mais cessons de la voir.

Ne souffrons plus enfin, qu’une si grande Reine

Gémisse si longtemps sous le poids de sa chaîne :

Rendons-lui tous ses biens, sceptre, franchise, honneur.

Cloronte avertis-la d’un si rare bonheur.

Reviens, j’y vais moi-même, et par cette nouvelle

Faisant de mon remords un aveu si fidèle ;

Je confondrai l’amour, qui règne dans mon sein.

Toi, va trouver la Reine, et lui dis mon dessein,

Quelle apprenne par là ma dernière victoire ;

Que j’aime son repos, aussi bien que ma gloire,

Et que je veux enfin par ce beau changement

Étouffer ses soupçons et son ressentiment.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLORONTE, LA REINE

 

CLORONTE.

Pour mieux justifier ce que je viens de dire,

Apprenez que le Roi veut affranchir Clomire ;

Jugeant de son remords par ce beau changement,

Vous devez étouffer votre ressentiment.

LA REINE.

Le Roi veut l’affranchir, et se peut-il Cloronte

Qu’en cette occasion lui-même se surmonte !

Qu’il éloigne un objet, qu’il trouva plein d’appas !

Qu’il perde en ma faveur le fruit de ses combats !

Qu’il vainque son amour, que ses flammes éteintes

Étouffent sous leur cendre, et mes maux et mes craintes.

Ne me flattes-tu point ?

CLORONTE.

Je vous suis donc suspect ?

J’oserai vous mentir, et sortir du respect.

Madame ouvrez les yeux, dissipés cette nue,

Par qui la vérité se cache à votre vue ;

Et faites succéder des mouvements plus doux

Aux dangereux transports d’un injuste courroux.

LA REINE.

Hélas ! il n’est pas temps de combattre ma haine :

Cloronte c’en est fait d’une si grande Reine,

Si le bras qui me sert n’a différé sa mort :

Prévenons, s’il se peut, un si cruel effort.

 

 

Scène II

 

LA REINE, HERMODOR, CLORONTE

 

LA REINE.

Hé bien, Clomire.

HERMODOR.

Est morte, et vous êtes vengée.

LA REINE.

Et tu crois malheureux de m’avoir obligée ?

Tu devais te résoudre à cette cruauté ?

Avecque moins d’ardeur, et plus de lâcheté.

Cruel commandement, fatale obéissance !

Fureur précipitée, et trop prompte vengeance !

La grandeur du péril te devait étonner,

Et l’horreur du forfait t’en devait détourner.

Animé par l’appas d’une fausse promesse

Peux-tu faire périr la sœur de ta Maîtresse,

Crus-tu par un forfait entrer dedans son cœur !

Et gagner son amour par le sang de sa sœur.

HERMODOR.

Madame...

LA REINE.

Va cruel.

HERMODOR.

Ô ! remords favorable,

Comme il est juste, ô Ciel, fais qu’il soit véritable.

Mais je la vois qui rêve, et son front sans couleur

Nous fait voir clairement son trouble et sa douleur.

LA REINE.

Ô ! vous d’un grand forfait bourreaux inévitables

Frayeurs, saisissements, remords impitoyables,

Qui naissant du péché, servez à les punir ;

Quand vous troublez mes sens, troublez mon souvenir.

Par vous mille fureurs règnent dans ma pensée ;

Ma raison s’obscurcit, et devient insensée ;

Ma voix s’évanouit, mes sens sont égarés ;

Tout mon corps chancelant, mes pas mal assurés :

Et ma seule mémoire heureuse à mon dommage

Ne se confond jamais dans un si grand orage,

Agit sans se troubler, et m’offre à tout moment

La grandeur de mon crime et de mon châtiment.

Mais pourquoi condamner un coup si légitime ?

En vengeant son honneur, peut-on commettre un crime ?

Peut-être ai-je fondé cet aveugle remords

Sur des lâches pensers, ou sur des faux rapports.

CLORONTE.

Étouffez un soupçon, qui me rend si coupable :

Je jure par nos Dieux que je suis véritable ;

Et si de ma parole on s’ose défier,

Le changement du Roi la doit justifier ;

S’il n’eût été piqué du remords de sa faute ;

S’il n’eût vu dans Clomire une vertu si haute ;

S’il n’eût été touché de tant de maux soufferts ;

Se fut-il résolu de la tirer des fers ?

Quand je lui conseillai d’éloigner cette Reine,

Se générosité voulut rompre sa chaîne,

Afin que n’étant plus soumise à son pouvoir,

Il pût vaincre aisément un amour sans espoir.

LA REINE.

Cloronte tu devais cacher son innocence,

Ou la soustraire au coup d’une injuste vengeance.

Que ne fus-je, ô ! grands Dieux pour mon soulagement,

Ou toujours dans l’erreur, ou sans aveuglement !

Toi qui me suis partout, toi que te rends justice,

Belle ombre, triste objet, mon crime, et mon supplice,

Ne me reproche plus un si cruel effort.

Hélas, mais apprends-moi l’histoire de sa mort.

HERMODOR.

Le désordre où je suis confondra cette histoire,

Et mon étonnement va troubler ma mémoire.

Sachez donc... Mais le Roi...

 

 

Scène III

 

LE ROI, LA REINE, HERMODOR, CLORONTE

 

LE ROI.

Va voir ce qu’elle fait.

Va, je te suis.

LA REINE.

Seigneur, punissez mon forfait.

LE ROI.

Ce repentir suffit, ne parlons plus de crime,

Votre ressentiment fut assez légitime.

LA REINE.

Clomire... Mais je vois ou son ombre, ou son corps;

Quel Dieu l’a dérobée à nos sanglants efforts ?

LE ROI.

Dieux qu’est-ce que j’entends !

LA REINE.

Ô ! l’étrange surprise.

HERMODOR.

Ô ! succès fortuné d’une horrible entreprise.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, CLOMIRE, LA REINE, HERMODOR

 

LE ROI.

Pour quel nouveau au sujet vous troublez-vous ainsi ?

Madame...

CLOMIRE.

C’est ma sœur qui me met en souci.

Son absence me donne une crainte mortelle.

LE ROI.

Quand je craignais pour vous, que craignez-vous pour elle ?

CLOMIRE.

J’étais au cabinet seule, et pleine d’ennuis,

C’est là qu’après avoir veillé beaucoup de nuits ;

Le repos de mes sens joint à ma solitude,

Fit céder au sommeil ma longue inquiétude.

Là je me sens frapper par un bruit assez haut ;

Je m’éveille d’abord, je me lève en sursaut ;

J’entre dedans ma chambre, et j’appelle Bélise :

Son silence aussitôt me fit voir sa surprise ;

Elle m’approche enfin, et je vois sur son front

L’effroi qu’elle avait eu d’un accident si prompt,

Elle n’ose parler, amis mon impatience

Surmonte cette peur, et force son silence ;

Je l’oblige à parler, elle me parle enfin

De ma sœur, d’Hermodor, d’un fer, d’un assassin.

Ce langage est obscur, je n’y puis rien comprendre,

Je la presse souvent de me le faire entendre :

Mais son discours confus, qui marquait sa frayeur,

Explique son désordre, et non pas mon malheur :

Cet accident m’étonne, et j’en cherche la cause.

LE ROI.

La Reine à mon avis en saura quelque chose.

LA REINE.

C’est Clomire elle-même, et je n’en doute plus,

Je demeure interdite.

LE ROI.

Et je suis tout confus.

Madame d’où peut naître un si morne silence.

LA REINE.

D’un crime sui me souille autant qu’il vous offense.

LE ROI.

Mais quel est ce grand crime ?

LA REINE.

Apprenez donc, Seigneur,

Par un même discours, mon crime et mon bonheur,

Vous savez qu’un Démon, qu’on nomme jalousie

Depuis assez longtemps séduit ma fantaisie.

Vous savez à quel point a montré sa fureur :

Votre infidèle amour a nourri cet erreur,

Et me fit soupçonner une si grande Reine :

Ces soupçons criminels sollicitant ma haine,

Me font résoudre enfin à lui ravir le jour :

Alors j’armai mon fils pour venger mon amour ;

Il brûle d’achever son crime, et ma vengeance,

Et montre son ardeur par son impatience :

Mais par un accident, font mes sens sont surpris,

Je vois faillir le coup, qu’il avait entrepris.

Vous dirais-je, Seigneur, que dans cette aventure ;

Sophite trahissant les lois de la nature,

Ose trahir sa sœur, anime mon dessein ?

Et par un faux espoir flatte son assassin ?

CLOMIRE.

Quoi...

HERMODOR.

Calmez ce transport.

CLOMIRE.

Que cet affront me touche !

HERMODOR.

Vous allez tout savoir, et de sa propre bouche;

Car je la vois qui vient.

LA REINE.

Avec quelle fierté

Vient-elle soutenir son infidélité ?

 

 

Scène V

 

CLOMIRE, SOPHITE, LE ROI, HERMODOR, LA REINE

 

CLOMIRE.

Donc Sophite aujourd’hui s’arme contre Clomire ?

Hé bien il faut mourir, puisqu’elle le désire

Que t’ai-je fait, ma sœur, quel crime ai-je commis ?

Qui t’oblige à servir mes plus grands ennemis.

SOPHITE.

Oui Sophite aujourd’hui d’arme contre vous-même.

CLOMIRE.

Justes Dieux.

SOPHITE.

Et fait voir par là, qu’elle vous aime.

CLOMIRE.

Est-ce m’aimer, ma sœur, que de m’oser haïr ?

SOPHITE.

Pour vous sauver, ma sœur, j’ai voulu vous trahir,

Et pour vous expliquer quelle fut mon envie,

J’ai voulu vous trahir aux dépens de ma vie.

CLOMIRE.

Quel sujet t’inspira cet étrange dessein ?

SOPHITE.

L’honneur et l’amitié le mirent dans mon sein ;

Sur ce double devoir j’ai réglé ma conduite.

Quand du père et du fils, l’indiscrète poursuite

Par des soins obstinés attaquent notre honneur.

HERMODOR.

Hélas !

SOPHITE.

Lorsque la Reine entreprend sur ma sœur,

Et semble m’engager dans la même fortune ;

J’ai tâché de deux sœurs du moins d’en sauver une ;

Et d’un tout qu’on veut perdre, une noble pitié

M’oblige à conserver la plus belle moitié :

J’ai cru que mon trépas contenterait la Reine,

Et qu’une mort suffit pour une injuste haine.

Pour faire réussir ce dessein généreux,

Et délivrer ma sœur par mes soins amoureux ;

Je feins de la haïr, cette innocente feinte

Déçois mes ennemis, et s’accorde à leur plainte ;

Je conspire avec eux afin de la sauver ;

Je m’offre à la trahir, pour la mieux conserver :

Car au lieu de ma sœur, je m’expose moi-même.

LE ROI.

Ô ! Dieux !

LA REINE.

La bonne sœur !

CLOMIRE.

Ô ! cruel stratagème.

SOPHITE.

Ainsi prenant sa place afin de les tromper,

Je tends le sein au coup, qui la devait frapper.

Mais le bras d’Hermodor trompa mon espérance.

LE ROI.

Quoi mon fils empêcha cette horrible vengeance ?

Que j’estime, Hermodor, ta générosité !

HERMODOR.

Traitez un criminel avec moins de bonté,

Digne de vos fureurs mieux que de votre estime,

Et lisez sur mon front l’image de mon crime.

Clomire par ma main devait perdre le jour,

Et j’ai cru de servir ma gloire et mon amour :

Mais un juste remords, ou plutôt ma faiblesse

Déçut heureusement ma mère et ma maîtresse.

LE ROI.

Comment ?

HERMODOR.

Sortant d’ici sans lumière et sans bruit

Courant dans ce Palais om l’erreur me conduit,

Je rencontre à tâtons la chambre de Clomire ;

J’entre, et soudain de peur tout mon sang se retire.

Je m’arrête à tous coups, j’ose et je n’ose pas.

Enfin malgré la peur je redouble mes pas ;

Et je romps tout d’un coup le lien invisible,

Qui rend à mes efforts Clomire inaccessible :

J’approche alors son lit, ou plutôt son autel,

Et l’allais sur son sein porter ce coup mortel ;

Mais mon bras tout tremblant de l’horreur de son crime

Laisse tomber le fer auprès de la victime.

Hélas ! j’étais perdu, su j’eusse moins aimé ;

L’amour arma mon bras, l’amour l’a désarmé.

Malheureux Hermodor, j’excuse ta faiblesse,

Si ta main refusa de frapper ta maîtresse :

Mais tu levas le bras pour lui percer le sein,

Et tu prêtas le fer au défaut de la main.

Ô ! Dieux le souvenir m’ôte la voix.

LE ROI.

Achève.

HERMODOR.

Le fer choit de ma main, une autre le relève ;

Et j’entends une voix, qui poussant un soupir,

Me dit, lâche sans toi je saurai bien mourir.

Mais las ! c’était Sophite, ô Dieux j’entends ses plaintes,

Qui troublent mon amour, et réveillent mes craintes.

Là connaissant sa voix, ainsi que son dessein,

Je lui saisis le bras, et lui retiens sa main,

Et pour une amoureuse et juste violence

Lui prenant le poignard malgré sa résistance,

J’allais à même temps cacher dedans mon cœur

Ce cruel instrument d’une aveugle fureur :

Et par cette action, qui réparait mon crime,

N’eut suspendu le coup d’un juste désespoir.

Sophite par ma main aux destins arrachée,

Et de mon désespoir heureusement touchée,

Se résout d’employer ma faveur et mon bras,

Pour garantir sa sœur d’un injuste trépas.

Que je fus glorieux d’être jugé capable

De faire en sa faveur un coup si mémorable !

Que cet illustre emploi fit naître des désirs !

Qu’il flatta mon amour, et tous mes déplaisirs !

Je brûle de servir une si grande Reine,

D’empêcher son trépas, et de rompre sa chaine.

J’y cours, mais ma Princesse accuse ce transport,

Craint qu’un mauvais succès suive un si prompt effort ;

Non, dit-elle, suivons ce que le Ciel m’inspire ;

Feignons adroitement le trépas de Clomire ;

Trompons innocemment le Reine, et qu’une erreur

Serve à la détromper, et vaincre sa fureur.

Je trompe ainsi la Reine, elle se croit coupable,

Et sent d’une mort feinte un remords véritable.

Ce remords par sa haine est enfin combattu ;

Il triomphe à la fin, et croît par sa vertu.

CLOMIRE.

Doncques ma chère sœur, mais sœur trop généreuse,

Qui par trop de pitié me rendais malheureuse,

Tu crus donc en mourant m’affranchir du trépas,

Et que je pourrais vivre où tu ne serais pas :

Ta générosité m’était assez connue ;

J’en dus donner l’exemple, et tu m’as prévenue.

SOPHITE.

Comme sujette et sœur, j’ai du mourir pour vous,

Et conserver un sang, dont le Ciel est jaloux.

LE ROI.

Qui pourrai-je accuser en ce malheur extrême,

Ou le Ciel, ou la Reine, ou mon fils, ou moi-même ?

LA REINE.

Qui pourrai-je accuser en cette extrémité

Ou ma jalouse rage, ou ma crédulité ?

Pour venger votre honneur par un coup légitime,

Recevez dans mon sang sa première victime ;

C’est moi que mon amour, et mes lâches désirs

Font l’exécrable auteur de tous vos déplaisirs ;

Mais pour ne rendre point votre vengeance vaine,

Et pouvoir librement faire agir votre haine,

Je vous rends la franchise avec tous vos états ;

Vengez-vous maintenant, et ne différez pas.

CLOMIRE, au Roi.

Bien loin de rechercher une injuste vengeance,

Je tâche d’inventer quelque reconnaissance :

Mais je n’en trouve point, qui me puisse acquitter.

LE ROI.

C’est payer un bienfait, que le bien mériter.

Que si votre vertu, qui fut toujours parfaite,

D’une acte de justice en veut faire une dette ;

Madame acquittez-vous par l’oubli du passé ;

Et par là mon bienfait est trop récompensé.

CLOMIRE.

Je veux que nos malheurs vivent dans ma mémoire,

Pour y porter toujours les traits de votre gloire.

Et j’en veux effacer ces traits injurieux,

Qui vous reprocheraient la honte de vos feux.

LE ROI.

Sortez donc de mes fers, Princesses généreuses ;

Quittez ces tristes lieux, et vivez plus heureuses.

LA REINE.

Allez, illustres sœurs, mais avant que partir

Souffrez que par l’effet d’un juste repentir,

Et la mère et le fils, obtiennent votre grâce.

SOPHITE.

Est-il crime si grand, qu’un repentir n’efface ?

HERMODOR.

Je m’oppose, ma Reine, à vous rares bontés,

Mon amour obstiné contre vos volontés

Vous demande à genoux ou son prix ou sa peine ;

Contentez mon amour, ou soulez votre haine :

Ne me faites point grâce, ou justice à demi,

Soit que vous me traitez d’amant ou d’ennemi.

LE ROI, à Clomire.

Madame, pardonnez à la pitié d’un père ;

Le désespoir d’un fils m’arrache un prière :

Accordez cette grâce au dessein de je fais ;

Fondons sur cet Hymen une éternelle paix.

CLOMIRE.

J’y consens sans regret.

LE ROI, à Sophite.

Et vous belle Princesse.

Vous pouvez par un mot nous combler d’allégresse :

Que cet heureux Hymen digne de votre rang

Unisse nos pouvoirs, ainsi que notre sang.

SOPHITE.

Je ne ceux rien donner à ce grand avantage :

Mais je veux tout donner à votre grand courage.

Lorsque vous nous rendez par générosité

Le bonheur de régner avec la liberté,

Cette même vertu nous fait rendre les armes :

L’éclat de vos grandeurs a pour moi peu de charmes ;

Et lorsque votre fils forçant ma volonté

Se voulut prévaloir de la captivité,

J’ai toujours repoussé son espoir et sa flamme.

Maintenant que je puis disposer de mon âme,

Alors que cet Hymen ne dépend que de moi,

Je lui donne mon cœur, et j’accepte sa foi.

HERMODOR.

Je ne vous puis parler ma reconnaissance

Que par mon seul désordre, ou par mon seul silence.

LE ROI.

Grâces aux Immortels, dont les soins amoureux

Tirent un si beau sort d’un sort si malheureux.

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