La Soubrette de Molière (Émile BLÉMONT)

À-propos en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National de l’Odéon, le 15 janvier 1897.

 

Personnage

 

LA SOUBRETTE

 

 

Sous le costume de Toinette du Malade Imaginaire, la Soubrette se détache du groupe formé par les comédiens autour du buste de Molière, s’avance vers le public et lui fait sa révérence habituelle.

Mesdames et Messieurs, je suis votre servante.

Quoique manquant d’usage et point du tout savante,

C’est moi qui viens, malgré mon accent roturier,

À Molière, ce soir, offrir le vert laurier.

Moi-même !

Nouvelle révérence.

On trouvera d’abord, je le soupçonne,

Que c’est beaucoup d’honneur pour mon humble personne,

Bah ! je parlerai franc, sans faire d’embarras,

Et le buste, je crois, ne se fâchera pas.

Telle que me voilà devant vous, sur les planches,

Si modeste que soit mon casaquin sans manches,

Ne suis-je pas, d’ailleurs, un peu plus, un peu mieux

Qu’une simple mortelle ? Il fut pareil aux dieux,

Celui qui me créa pour vous mettre en liesse,

Et parfois je me sens presque demi-déesse !

Un beau jour, au milieu d’un chef-d’œuvre nouveau,

Il me fit, en riant, jaillir de son cerveau,

Pallas du tablier, Minerve minuscule,

Brave, alerte, prompte à railler le ridicule,

Aux méchants comme aux sots m’attaquant sans délai,

Et pour arme portant mon bon manche à balai.

Depuis lors, entre cour et jardin, je trottine

Dans mes deux fonctions, dont l’une est clandestine,

Car tour à tour, avec le même soin dévot,

Je porte les poulets et cuis la poule au pot.

On se lèche les doigts des plats que je fricote.

J’y mets quelque gros sel, oui ! Mais n’étant point sotte,

Je sais, quand j’ai calmé l’appétit du fretin,

D’un grain de sel attique honorer le festin.

Si fin goût toutefois qu’on trouve aux friandises,

Que les douceurs du cœur sont autrement exquises !

Pour tenir sous le charme et la ville et la cour,

Le héros que Molière exalte, c’est l’Amour.

Au fond de sa fertile et libre fantaisie,

L’Amour, portant au sein la fleur de poésie,

Apparaît, jeune, pur, et malgré les grimauds,

Malgré les instincts bas aux masques d’animaux,

Malgré les passions, les travers et les vices,

Au-dessus d’eux, trop haut pour leurs vains artifices,

Dans un rayonnement de généreuse ardeur,

À côté de Psyché passe en triomphateur.

Si je n’étais pas là, ces grands enfants, sans doute,

Pourraient bien s’égarer ; je leur montre la route.

Je suis, dès qu’il convient, leur Mentor en jupon ;

C’est moi qui les défends du jaloux, du fripon,

Des vieilles gens perdus d’égoïste folie ;

Et quand ils sont brouillés, je les réconcilie.

Cela, qu’on soit tranquille, en tout bien, tout honneur :

Paix au mari futur, mais guerre au suborneur !

Avant le conjungo, quoi que chante le sire,

Je ne lui permets rien, les soirs que l’on veut rire ;

Et si j’ai par moments l’air fort expéditif,

Lorsque je m’entremets c’est pour le bon motif.

Où j’ai trouvé le pain, le gîte, où l’on m’habille,

Volontiers je me crois un peu de la famille.

Je tarabuste Argan dans son propre intérêt ;

Je ne crains même pas de jouer du fleuret,

Sitôt qu’imprudemment monsieur Jourdain m’en somme,

Et je pousse une botte au Bourgeois Gentilhomme.

Parfois, quand au logis on n’a plus sa raison,

Mon bon sens dégourdi sauve à temps la maison.

C’est fort, le dévouement fidèle ! Dans la vie,

Je vais droit mon chemin, sans haine, sans envie,

Sans paresse ; et, ma foi ! devant votre Institut

Je pourrais concourir pour un prix de vertu.

Tartuffe et Trissotin me mettent en colère.

Par un instinct natif, ayant bon nez, je flaire

Les gueux, les aigrefins et les cerveaux gâtés.

Sans trêve, je combats à coups de vérités

Le fat devant lequel un chacun s’extasie,

Les faux dévots, les faux savants, l’hypocrisie,

Les titres vains, l’argent aux sordides laideurs,

Et tous les imposteurs et tous les exploiteurs.

Je suis l’esprit du peuple avec un cœur de femme.

Le mal qu’on fait m’émeut, moi ! Dans ma petite âme

Palpite un brin du grand héroïsme français.

Sage et saine, mais sans aller jusqu’à l’excès,

Sans épaisses lourdeurs ni prétentions mièvres,

J’ai naturellement la gaîté sur les lèvres,

Je ris ; et plus flambant que les coquelicots,

Autour de moi, mon rire éclate en mille échos ;

Il pétille, il rayonne ainsi qu’un feu de joie ;

Il fait fuir les larrons et les oiseaux de proie,

Il évoque au ciel bleu l’aurore, le printemps ;

Et je ris, et je ris de mes trente-deux dents ;

Et l’Espoir, endormi dans l’ombre, se réveille

À ce jaillissement d’allégresse vermeille.

Laissez-moi faire ! Allez, vous aurez beau chercher

Parmi la fine fleur du théâtre étranger,

Ma pareille ne s’y trouve pas, je m’en vante.

Mesdames et messieurs, je suis votre servante...

Révérence écourtée.

Et pour Molière au moins, sinon pour mes beaux yeux,

Vous pouvez applaudir, mesdames et messieurs.

Dernière révérence. Laurier à Molière.

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