La Savonnette impériale (Auguste ANICET-BOURGEOIS - DUMANOIR)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 23 novembre 1835.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE CRUZAC

ANAÏS, sa fille

LOUIS FERRIER, colonel des chasseurs de la garde

BERNARD, soldat de son régiment

LE DUC DE ***, aide-de-camps de l’Empereur

UN CAPITAINE des chasseurs de la garde

UN LIEUTENANT des chasseurs de la garde

LE NOTAIRE de la famille impériale

PARENTS du marquis

OFFICIERS de chasseurs

DOMESTIQUES

 

La scène est chez le marquis, en 1806.

 

 

ACTE I

 

Un salon.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, DEUX DOMESTIQUES

 

Le marquis est étendu dans un grand fauteuil et regarde ses domestiques qui essaient une livrée.

LE MARQUIS.

Cette livrée me convient... elle est simple, trop simple... Enfin... mes gens ne seront plus les gens de tout le monde... Baptiste et toi, Michel, souvenez-vous que, rentrés avec moi de l’émigration il y a quelques semaines, vous devez vous soumettre aux nouveaux usages... Nous ne sommes plus en 1787, mais bien en 1806... Autre temps, autres mœurs. Mon Journal de l’Empire... mes lettres... C’est bien... qu’on me laisse.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, seul

 

Décidément, je me fais à ma nouvelle position... Après quinze ans d’exil, la France est belle à revoir, et Paris vaut mieux que Coblentz...

Ouvrant une lettre et lisant.

« Braygton... » C’est de mon cousin, le vicomte de Vert-Pré... Il m’annonce que la Prusse tout entière prend les armes... « Une campagne va s’ouvrir, et celle-là sera le tombeau de l’usurpateur. »

Il se lève.

Usurpateur !... est-ce qu’on écrit ces choses-là ?...

Lisant.

« Vous avez dû recevoir, mon cher ami, la liste que nous avons dressée ici de nos fidèles... vous avez eu la preuve que nous comptions sur vous. » Ah ! mon Dieu !... mais je n’ai pas reçu le message dont il me parle !... S’il s’était égare ! si cette liste était tombée au pouvoir de la police !... Qu’avaient-ils besoin de fourrer mon nom dans tout cela ?... Mon parti est bien pris... je ne me mêle plus de rien, je ne veux plus entendre parler de complots... Il est temps d’ailleurs de fermer l’abîme des révolutions... Tout est à sa place, à présent... j’ai retrouvé la mienne... Déchirons toujours cette lettre, qui pourrait me compromettre... Hein ! qui est là ?

Il remet vivement la lettre dans sa poche.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, ANAÏS

 

ANAÏS, entrant et ôtant son chapeau.

C’est moi, mon père... je rentre.

LE MARQUIS.

D’où viens-tu donc ?

ANAÏS.

De Saint-Roch, avec ma gouvernante... il y avait une foule, et des toilettes !...

LE MARQUIS.

Bien riches sans doute ?

ANAÏS.

Oh ! du plus mauvais goût... et c’est tout simple, les comtesses d’à présent sont des vivandières ou des femmes de tambours... Quel pays, mon Dieu !... Tout à l’heure, en sortant de l’église, il nous a fallu passer devant un groupe d’officiers, qui plaisantaient vraiment de la manière la plus inconvenante... aussi me suis-je écriée, en montant en voiture, que les rois étaient de meilleure compagnie que les empereurs.

LE MARQUIS.

Tu as dit cela, malheureuse enfant ?

ANAÏS.

Sans doute... je le pensais.

LE MARQUIS.

Belle raison !... on pense tout bas, ma chère amie... Nous voilà bien, si ce propos est rapporté à l’empereur... je suis exilé, c’est sûr.

ANAÏS.

Eh bien ! mon père, nous retournerons près de nos princes légitimes... c’est là d’ailleurs qu’est notre place.

LE MARQUIS.

Nos princes... nos princes... Certes, je ne demande pas mieux que de les revoir, nos princes... je les appelle de tous mes vœux... je les attends, entends-tu bien, je les attends... mais ici, sans me déranger... j’y mettrai même toute la patience possible.

ANAÏS.

Est-ce bien vous qui parlez ainsi, mon père ? vous, le marquis de Cruzac !...

LE MARQUIS.

Écoute, mon enfant : à mon âge, il faudrait être fou pour quitter encore une fois et volontairement cette chère France, où je suis né, et où il me sera doux de mourir... le plus tard que je pourrai, bien entendu... Puis, sais-tu qu’au fond de l’âme, je suis fier des grandes victoires de ce Bonaparte... Il a fait de ma nation la première nation du monde... Je suis un Cruzac, c’est vrai, mais je ne suis pas assez entêté pour nier le jour à la face du soleil... Ce diable de drapeau tricolore me fait mal aux yeux, sans doute... et pourtant le cœur me bat quand il passe : car c’est un Français qui le porte.

ANAÏS.

Mais, mon oncle de Villiers me l’a dit, ces Français sont d’atroces révolutionnaires, qui ont chassé leur roi, renié leur Dieu, bouleversé le monde.

LE MARQUIS.

C’est vrai... mais à tout péché miséricorde... Ils se repentent... ils nous rappellent.

ANAÏS.

Que vous importe que Bonaparte vous ait rendu vos titres ?... Quel honneur aujourd’hui d’être marquis en France !... votre ancien coiffeur est peut-être baron ou chambellan.

LE MARQUIS.

Tout cela est encore un peu mêlé, j’en conviens... mais cela s’épure tous les jours... L’empereur rappelle la vieille noblesse pour instruire et former la nouvelle... il a inventé pour cela un système, qu’il a nommé système de fusion... il prend une jeune personne dans une ancienne famille et il la donne à une de ces jeunes illustrations, dont chaque campagne est une victoire et chaque victoire un quartier de noblesse...

ANAÏS.

Mais où trouve-t-il donc des femmes qui oublient à ce point ce qu’elles doivent à leurs ancêtres et à elles-mêmes ?... Quant à moi...

Air de M. Pilati.

J’en conviens, oui, mon père,

Je suis fière,

Et je dis, je promets

Que jamais,

Oubliant sa famille,

Votre fille

Ne prendra

Un de ces messieurs-là !

 

Quoiqu’on fasse ou qu’on dise,

Je méprise

Ces vainqueurs, ces guerriers

Roturiers ;

Les lauriers, la victoire

Et la gloire

Ne sont rien à mes yeux.

Sans aïeux.

 

J’en conviens, etc.

 

Sur les champs de bataille,

La mitraille

Ne les fait reculer

Ni trembler ;

Mais qu’importe en ménage

Le courage ?

Voit-on dans les salons

Des canons ?

 

Reprise.

LE MARQUIS.

On s’habitue à tout... Toi-même, ne prenais-tu pas plaisir à cette revue d’hier ?

ANAÏS.

Beau plaisir, vraiment !... un bruit à rendre folle, et une poussière !...

LE MARQUIS.

Et cinq heures de défilé, le soleil sur la tête... J’en avais des binettes... et cette nuit, tous les tambours de l’armée me roulaient encore dans les oreilles... Mais, présenté hier seulement à l’empereur, invité par lui à assister à cette revue, je serais resté à voir défiler treize cents mille hommes, s’il l’avait voulu... Il m’a appelé par mon nom, m’a parlé de mes propriétés qu’il m’a fait rendre... C’est un homme prodigieux, quoiqu’on en dise là-bas ; et s’il était petit-fils de Henri IV, seulement bâtard.

UN DOMESTIQUE, entrant avec mystère.

Monsieur le marquis...

LE MARQUIS.

Eh bien ! qu’est-ce ?

LE DOMESTIQUE.

Il se passe quelque chose d’extraordinaire.

LE MARQUIS et ANAÏS.

Quoi donc ?

LE DOMESTIQUE.

Tout à l’heure, un soldat est entré dans la loge du suisse...

LE MARQUIS et ANAÏS.

Un soldat... après ?

LE DOMESTIQUE.

Il a pris beaucoup d’informations sur monsieur le marquis et surtout sui-mademoiselle... il était encore chez le suisse quand mademoiselle est rentrée, il l’a regardée avec beaucoup d’attention, puis s’en est allé en disant : C’est bien ça ! je suis content.

LE MARQUIS.

Laissez-nous.

Le valet sort.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... J’y pense !... ce matin, en sortant de l’église, tu as laissé deviner ton opinion... on t’aura épiée, reconnue, et on est allé te dénoncer !

ANAÏS.

Oh ! c’est impossible.

LE MARQUIS, à part.

Et puis, cette maudite liste me tourmente.

ANAÏS.

Après tout, cela m’est fort indifférent.

LE MARQUIS.

Malheureuse enfant ! tu ne sais donc pas...

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Monsieur le marquis !...

LE MARQUIS.

Ah ! encore

LE DOMESTIQUE.

M. le comte de Sancy, le duc d’Entraigues, le marquis de Villiers et le vicomte de Charencey, viennent d’entrer au salon.

ANAÏS.

Comment ! nos parents ?...

LE MARQUIS.

Tous nos parents chez moi !... en voici bien d’une autre... Pour quel motif ? qui les a fait venir ?

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, ANAÏS, LE VALET, L’AIDE-DE-CAMP, UN SECOND VALET

 

LE VALET, annonçant.

M. le premier aide-de-camp de Sa Majesté l’empereur.

LE MARQUIS.

Un aide-de-camp de Sa Majesté ! Plus de doutes... l’empereur sait tout...

Allant au-devant de l’aide-de-camp.

Entrez donc, monsieur le général, et veuillez prendre la peine...

Il veut avancer un fauteuil, mais Anaïs le retient.

ANAÏS, avec fierté.

Baptiste, avancez un siège à monsieur.

L’AIDE-DE-CAMP.

Je vous remercie. C’est à monsieur le marquis de Cruzac que j’ai l’honneur de parler ?

LE MARQUIS.

Oui, monsieur.

L’AIDE-DE-CAMP.

Monsieur, Sa Majesté m’a confié une mission assez délicate à remplir et...

Regardant sa montre.

ne m’a donné que deux heures pour la mener à fin... vous voyez que nous n’avons pas une minute à perdre.

LE MARQUIS.

Monsieur, je suis à vos ordres.

À part.

Tout cela est très inquiétant.

L’AIDE-DE-CAMP.

Monsieur le marquis, vous avez une fille, n’est-ce pas ?

LE MARQUIS, à part.

Nous y voilà.

L’AIDE-DE-CAMP.

Qui assistait avec vous hier à la revue du Carrousel ?

LE MARQUIS.

Oui, monsieur...

Il présente Anaïs.

L’AIDE-DE-CAMP, la saluant.

Mademoiselle, ne portiez-vous pas hier une robe blanche de mousseline anglaise ?

ANAÏS, à part.

Comment sait-il ?...

L’AIDE-DE-CAMP.

L’empereur l’a remarquée.

ANAÏS.

Ma robe !... l’a-t-il trouvé jolie ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Mademoiselle, une personne que j’ai amenée dans ma voiture vous attend dans votre appartement... elle a aussi une mission fort délicate à remplir.

ANAÏS, à part, et un peu effrayée.

Ah ! mon Dieu !...

L’AIDE-DE-CAMP, souriant.

Rassurez-vous, cette personne n’est autre que Mme Leroy, la faiseuse de modes de Sa Majesté l’impératrice... Elle vous apporte la toilette la plus gracieuse qui soit encore sortie de ses ateliers.

LE MARQUIS.

Une toilette ?...

L’AIDE-DE-CAMP.

Air : Mes amis, c’est dans sa patrie.

Acceptez, je vous en conjure,

Ces atours élégants et frais ;

Quoiqu’ils ne puissent, je le jure,

Rien ajouter à tant d’attraits.

ANAÏS.

Une toilette !... à moi, mon père !

LE MARQUIS.

Eh bien ! il faut obéir, mon enfant.

ANAÏS, à part.

C’est toujours extraordinaire,

Mais c’est beaucoup moins effrayant.

Reprise.

ANAÏS.

Acceptons, puisqu’on m’en conjure,

Ces atours élégants et frais.

Vraiment cette étrange aventure,

À pour moi presque des attraits.

LE MARQUIS.

Tout est pour toi, cette parure,

Ces atours élégants et frais ;

Accepte-les, et l’aventure

S’éclaircira peut-être après.

L’AIDE-DE-CAMP.

Acceptez, etc.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, L’AIDE-DE-CAMP, UN INCONNU

 

L’AIDE-DE-CAMP va à la porte du fond, fait entrer l’inconnu, et lui indique un fauteuil placé devant une table.

Maintenant, monsieur, veuillez entrer et placez-vous là... Vous permettez, n’est-ce pas, monsieur le marquis ?... monsieur est le notaire de la famille impériale...

LE MARQUIS, à part.

Le notaire ?... je n’y suis plus du tout.

L’AIDE-DE-CAMP.

Voulez-vous bien donner à monsieur les noms et prénoms de mademoiselle votre fille ?

LE MARQUIS, en hésitant.

Antonine Adolphine Anaïs de Cruzac. Mais, monsieur, à quoi bon ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Vos biens vous ont été rendus et votre fortune se monte... à... 600 000 francs, n’est-ce pas ?

LE MARQUIS.

Oui... oui... monsieur.

L’AIDE-DE-CAMP, au notaire.

Mettez alors que M. le marquis donne à sa fille en dot 200 000 francs.

LE MARQUIS.

Comment !... mais quel acte rédige donc monsieur ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Le contrat de mariage de Mlle de Cruzac.

LE MARQUIS.

De ma fille !

L’AIDE-DE-CAMP, souriant.

Oui, monsieur, vous la mariez.

LE MARQUIS.

Moi !

L’AIDE-DE-CAMP.

Aujourd’hui dans deux heures... c’est l’ordre de Sa Majesté

LE MARQUIS.

Ah ça ! monsieur, plaisantez-vous ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Jamais au nom de l’empereur... Quelques lignes à remplir dans le contrat, lecture de l’acte à votre famille réunie au salon, puis signature de Sa Majesté qui, à l’occasion de ce mariage, vous nomme chambellan...

LE MARQUIS.

Ah ! un moment, monsieur le général, un moment... laissez-moi respirer, je suis étourdi, étouffé, écrasé par tout ce que j’entends... Ma fille mariée, dotée par moi, sans que j’en aie eu le moindre soupçon !... Moi, chambellan, sans l’avoir sollicité !... Ah ça ! sommes-nous bien en France ? après une révolution ? ou sommes-nous revenus au temps du bon plaisir ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Non, monsieur le marquis... au temps dont vous parlez, les rois jetaient aux bras d’un courtisan ou d’un pauvre gentilhomme, une jeune fille déshonorée, qui apportait pour dot à son époux un titre, de l’or et de la honte... Aujourd’hui, l’empereur, qui vous a rappelé, qui vous a rendu vos biens, ne veut pas que ces biens passent en des mains ennemies... cette fortune, que la France a bien voulu vous restituer, ne doit pas sortir de France... À votre fille, riche de ses vertus et de son ancienne noblesse, il donne pour époux un homme riche de son honneur, de sa jeune gloire... et tout cela se fait, monsieur le marquis, justement parce qu’il y a eu une révolution, parce que les événements nous ont divisés, et que l’empereur veut rapprocher tous les partis, pour n’en former désormais qu’un seul : le parti de la France.

LE MARQUIS.

Je commence à comprendre... c’est la mise en œuvre de son système de fusion... Mais, monsieur, je ne reconnais à personne, pas même à l’empereur Napoléon, le droit de disposer de ma fille... ce mariage ne peut avoir lieu.

L’AIDE-DE-CAMP, à mi-voix.

Ainsi, vous refusez, monsieur ?

LE MARQUIS.

Je le dois...

L’AIDE-DE-CAMP, froidement.

Et cela, peut-être, parce que Sa Majesté n’a pas cru devoir appeler à la signature de ce contrat... toutes les personnes inscrites sur cette liste ?

Il la lui présente.

LE MARQUIS, à part.

Ah ! mon Dieu ! elle est en son pouvoir !...

L’AIDE-DE-CAMP.

Qui vous était adressée...

LE MARQUIS, à part.

Et ils m’ont mis en tête !...

L’AIDE-DE-CAMP.

Allons, monsieur le marquis, allons...

Air : d’Yelva.

Plus de complots dans notre belle France...

Monsieur, je viens, pour que tout soit fini,

Vous proposer un traité d’alliance...

Le voulez-vous ? Devenez notre ami.

De tous ses droits l’empereur se désiste,

Et votre nom, menacé d’un éclat,

S’effacera de celte liste

En paraissant au bas de ce contrat.

Vous l’effacez de cette liste

En l’inscrivant sur ce contrat.

LE MARQUIS.

Une plume, monsieur le général, une plume !...

S’arrêtant.

Mais ma fille ?... Je la connais... le rang, la naissance... un roturier... elle refusera. Essaierez-vous de la contraindre ?...

L’AIDE-DE-CAMP, appuyant.

Oh ! nullement ! Il suffira d’un mot de Mlle de Cruzac pour renverser tous nos projets. La puissance de l’empereur va loin, mais doit s’arrêter pourtant devant la volonté d’une femme... Au reste, ceci est l’affaire de M. Ferrier et ne nous regarde plus.

LE MARQUIS.

M. Ferrier ?... Qu’est-ce que c’est que M. Ferrier ?

L’AIDE-DE-CAMP.

C’est votre gendre.

LE MARQUIS.

Ah ! je n’y pensais plus... nous allons si vite !... Ah ! ça, où est-il, mon gendre ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Il doit être dans votre salon d’attente.

Un domestique paraît.

Dites à M. Ferrier qu’il peut entrer... vous prierez ensuite Mlle de Cruzac de se rendre dans ce salon. Vous lui direz qu’elle y est attendue.

LE MARQUIS.

Mais j’aurais voulu être là...

L’AIDE-DE-CAMP.

Impossible, monsieur le marquis ; nous n’avons plus que vingt-sept minutes.

LE MARQUIS.

Vingt-sept minutes !... On n’a jamais marié une Cruzac en vingt-sept minutes.

L’AIDE-DE-CAMP.

Un motif, grave sans doute, mais que l’empereur n’a pas cru devoir me confier, nécessite apparemment cette célérité, un peu extraordinaire, j’en conviens... D’après les ordres de Sa Majesté, toutes les formalités civiles et religieuses doivent être remplies dans la journée.

LE MARQUIS, à part.

Cet homme-là ne fait rien comme les autres... Louis XIV aurait donné huit jours.

L’AIDE-DE-CAMP.

Air d’Une bonne Fortune.

Mais venez, de grâce,

Car l’heure se passe :

Tous vos amis

Sont réunis.

 

Il faut qu’on se presse :

J’ai fait la promesse

De tout signer,

Tout terminer.

LE MARQUIS.

Un instant, de grâce

Tout ceci me passe :

Parents, amis,

Sont réunis.

 

Il a ma promesse,

Et l’heure nous presse :

Il faut signer

Se résigner.

Le marquis et le notaire sortent à gauche. Ferrier entre au même moment par la porte du fond.

L’AIDE-DE-CAMP, s’arrêtant.

Ferrier, j’ai fait prévenir Mlle de Cruzac... attendez-la ici... Soyez bien pressant, mon ami : vous n’avez que vingt minutes pour vous faire adorer.

FERRIER, souriant.

Vingt minutes pour me faire adorer...

 

 

Scène VI

 

FERRIER, BERNARD, qui paraît au fond

 

FERRIER, se retournant.

Vous ici, Bernard !... Qu’est-ce que cela signifie ? Qui vous amène ? Pourquoi m’avez-vous suivi ?

BERNARD.

Suivi, mon colonel ?... Du tout, dites précédé... Je viens derechef et pour la seconde fois.

FERRIER.

Comment ! Bernard, vous vous êtes permis ?...

BERNARD.

On parlait de vous marier, et moi, Bernard, moi qui vous aime comme j’aurais aimé mon fils si j’en avais eu un, moi, votre père nourricier enfin, je serais resté là au repos, sans me mêler de l’affaire la plus importante de ma vie ! non pas, bigre !... J’étais dans le corridor, quand le général est arrivé ce matin... J’ai attrapé au vol quelques mots de la conversation : v’là comme j’ai su le nom et l’adresse de votre future, et ce matin, je suis venu m’établir en éclaireur dans la loge du suisse, pour juger si ça pouvait nous convenir. En avant les questions !... Mademoiselle la marquise est-elle jolie, bonne, aimable ?... V’lan ! avant que le vieux me réponde, v’là qu’elle passe devant la loge, et que je la dévisage complètement.

FERRIER.

Tu l’as vue, tu la connais ?... et elle est jolie ?

BERNARD.

Je n’ai rien vu de mieux, depuis les Pyramides... passez-moi la comparaison... Et puis, c’est élégant... c’est soigné, tiré à soixante-dix épingles... comme un régiment de la garde qui passe à l’inspection de l’empereur. Il ne lui manque plus, pour qualité définitive, que de vous aimer autant que vous aime votre vieux Bernard.

FERRIER, lui serrant la main.

Pauvre ami !

BERNARD.

Oui ; mais, voyez-vous, cet ami-là ne pouvait plus vous suffire... Bernard était bon, quand vous étiez tout jeune, pour veiller sur vous au bivouac, pour vous trouver la meilleure paille de tout un département, le plus vieux vin d’une cave royale et le poulet le plus tendre d’une basse-cour de curé... Bernard est encore bon, un jour de bataille, pour faire le moulinet autour de vous, ou mettre sa poitrine devant la vôtre, ce qui veut dire aux boulets, biscayens et autres moustiques de fer : On ne passe pas... Mais, au retour d’une campagne, que ferait le vieux Bernard dans un hôtel ? car vous ne serez pas toujours caserne à l’École-Militaire ; vous serez général un jour, et vous aurez un hôtel comme celui-ci, des salons tout dorés, où je brillerais comme une cartouche sous un boisseau... Passez-moi-la... Au lieu de ça, je serai remplacé, pendant la paix, par une petite femme douce, prévenante, éduquée, qui fera les honneurs de chez vous, et qui voudra bien me donner un joli petit logement à côté du Suisse, ce qui fait que je veillerai encore de là sur vous, comme au bivouac. Mais je trouve que Mme Ferrier ne se presse guère.

FERRIER.

Mlle de Cruzac viendra toujours assez tôt.

BERNARD.

Qu’est-ce que c’est que ce petit air indifférent-là ?... Est-ce que par hasard vous ne seriez pas décidé ?...

FERRIER.

Oh ! mon parti est au contraire bien arrêté, et j’espère que Mlle de Cruzac...

BERNARD.

Ne sera pas plus invincible que les petites...

Mouvement de Ferrier.

Faut pas parler de ça ici, c’est juste... Je crois que j’entends marcher comme une robe de soie...

Ensemble.

Air du Cheval de Bronze. (Final du premier acte.)

À voix basse.

FERRIER.

C’est elle ! adieu, va-t’en ;

En cet instant,

C’est moi seul ici qu’elle attend.

Bientôt tu me verras

Et tu sauras

Ce que j’ai résolu tout bas.

BERNARD.

C’est elle ! je pars content :

En cet instant

C’est le bonheur qui vous attend.

Adieu, j’entends ses pas ;

Vite, j’m’en vas :

L’amour ne me regarde pas.

Bernard sort.

 

 

Scène VII

 

FERRIER, puis ANAÏS

 

FERRIER.

Ce frôlement de robe m’a fait tressaillir... pourquoi ?... Mlle de Cruzac m’est inconnue... indifférente... Allons donc ! je viens ici pour terminer une affaire... voilà tout.

ANAÏS, entrant sans voir Ferrier.

Mme Leroy me raccommode un peu avec l’empire... Cette toilette n’est pas trop mal, n’est-ce pas, mon père ?...

Surprise.

Ah ! un étranger !

FERRIER, saluant.

Mademoiselle...

À part.

Bernard ne l’a pas flattée.

Haut.

On a du vous dire, mademoiselle, que quelqu’un vous attendait.

ANAÏS.

Oui, je me souviens... Mais pourquoi mon père n’est-il pas là ?

FERRIER.

M. le marquis est au salon, avec une partie de votre famille.

ANAÏS.

Alors, je vais...

FERRIER, la retenant.

Pardon... mais il faut...

ANAÏS.

Quoi donc, monsieur ?

FERRIER.

Que je vous parle.

ANAÏS.

À moi !... Mais je ne puis, en l’absence de mon père...

FERRIER.

Serais-je ici, mademoiselle, sans son assentiment ?

ANAÏS.

C’est juste.

FERRIER, avançant un fauteuil.

Voulez-vous...

ANAÏS.

Ah ! cela sera bien long ?

FERRIER.

Rassurez-vous, mademoiselle, on ne m’a donné que vingt minutes.

ANAÏS, assise.

Pourquoi faire, monsieur ?

FERRIER.

Oh ! peu de chose... Pour vous connaître, vous aimer, vous plaire, demander et obtenir votre main.

ANAÏS, se levant tout-à-coup.

Ah ! mon Dieu ! vous me faites peur, monsieur.

FERRIER, se levant aussi.

En effet, vous devez me croire insensé... Et pourtant, rien de plus sérieux, de plus réel que tout ce que je viens de vous dire.

ANAÏS.

Mais, monsieur, c’est impossible.

FERRIER.

Je vous dois au moins quelques mots d’explications.

Il fait se rasseoir Anaïs, se replace près d’elle et continue.

Hier, après la revue, l’empereur me fit appeler. « Ferrier, me dit-il, vous êtes un des plus jeunes, un des plus braves officiers de ma garde, mais vous n’avez pas de fortune... Je vous ai trouvé aujourd’hui une femme jolie et riche... Je la ferai demander pour vous à son père, il vous l’accordera, et demain, à pareille heure, vous serez marié. » Puis, il passa à une autre personne et ne s’occupa plus de moi. Je restai muet de surprise, ne sachant pas même le nom de celle qui devait être la compagne de toute ma vie... Ce matin, le premier aide-de-camp de Sa Majesté est venu chez moi prendre les divers papiers nécessaires à la rédaction de l’acte civil et du contrat... Ce qui me semblait encore un rêve était donc bien une réalité. Il m’apprit votre nom, m’indiqua votre hôtel et m’ordonna de me trouver ici avant deux heures.

ANAÏS.

Et vous êtes venu, monsieur !...

FERRIER, souriant.

L’obéissance est le premier devoir d’un soldat... Ne m’attendiez-vous pas, mademoiselle ? n’étiez-vous donc prévenue de rien ?

ANAÏS, se levant avec vivacité.

De rien, monsieur !... Je comprends maintenant, cette visite, ces questions, ces parents réunis au salon... cette toilette... tout cela, c’était pour un mariage !... et ce mari qu’on me destine, le voilà !... Je le vois pour la première fois, je ne sais même pas son nom... Et vous avez cru que, moi aussi, j’obéirais, monsieur ?... Détrompez-vous... Quelque puissant que soit votre maître, je lui résisterai... Je vous refuse, entendez-vous bien, monsieur ? je vous refuse ; et l’empereur serait là devant moi, qu’à lui-même je dirais : Non, non, cent fois non !

FERRIER, à part.

À merveille.

ANAÏS, changeant de ton.

Mon Dieu, monsieur, je suis bien folle, bien étourdie de vous dire tout cela... Pardonnez-moi, je vous prie, ce que ce refus peut avoir de désobligeant pour vous.

FERRIER.

Ce refus, mademoiselle, je l’attendais... je l’espérais même.

ANAÏS.

Ah !

FERRIER.

Et si je n’ai pas moi-même, au risque de perdre mon grade, résisté à la volonté de l’empereur, c’est que je ne doutais pas que mademoiselle de Cruzac aurait trop de noblesse et de fierté dans l’âme pour accepter un mari... par ordre.

ANAÏS.

C’est très bien... Vous êtes un homme d’honneur, monsieur... ainsi, vous m’auriez refusée... et vous auriez très bien fait... car un semblable mariage est impossible, n’est-ce pas ?

FERRIER.

Sans doute.

ANAÏS.

Et vous m’approuvez ?

FERRIER.

Tout-à-fait.

ANAÏS, gaiement.

Nous voilà donc bien d’accord sur ce point... nous nous refusons... c’est charmant... mais comment faire pour.

FERRIER.

Il faut écrire à l’empereur.

ANAÏS.

Écrire à l’empereur ?... moi !...

FERRIER.

Il le faut.

ANAÏS.

J’écrirai.

FERRIER.

Sur-le-champ.

Il la conduit à la table.

ANAÏS, s’asseyant.

Dictez, monsieur.

FERRIEIX.

Écrivez, mademoiselle, que le colonel Ferrier, suivant l’ordre qu’il en avait reçu...

ANAÏS.

Ah ! vous êtes colonel, monsieur ?

FERRIER.

Oui, mademoiselle...

Continuant.

suivant l’ordre qu’il en avait reçu, s’est présenté chez vous, qu’il vous a dit qu’il était sans famille, sans fortune, et que son nom, quelquefois inscrit avec honneur sur les bulletins de la grande armée, n’était couché sur aucun parchemin.

ANAÏS.

Vous n’êtes pas noble ?

FERRIER.

Non, mademoiselle.

ANAÏS, à part.

C’est dommage.

FERRIER.

Ajoutez à cela tout le mal que vous pensez de moi sans doute... l’empereur s’emportera... mais, ne pouvant s’en prendre à vous, demain il ne pensera plus à ce malheureux projet... Eh bien ! vous n’écrivez pas ?

ANAÏS, vivement.

Si fait...

Écrivant.

« Sire, le colonel... » Ferrier, n’est-ce pas ?

FERRIER.

Ferrier oui, c’est bien cela...

À part.

Voilà une affaire arrangée.

ANAÏS, s’arrêtant.

Mais, monsieur, je suis fort embarrassée pour dire du mal de vous... tenez... je vais écrire que je vous refuse, voilà tout.

FERRIER.

Comme il vous plaira.

ANAÏS, à part, tout en écrivant.

C’est drôle... j’aurais voulu de lui, qu’il n’aurait pas voulu de moi... Hum !... ils sont difficiles, les officiers de Napoléon.

FERRIER, à part.

Sont-elles orgueilleuses, ces filles de nobles !... si j’avais eu le malheur d’en devenir amoureux...

ANAÏS, à part, le regardant en dessous.

C’est qu’il est bien.

FERRIER.

La lettre avance-t-elle ?

ANAÏS, se levant.

La voici... Qui la portera ?

FERRIER.

Moi...

À part, en prenant la lettre.

La jolie main !

ANAÏS, comme frappée d’une idée.

Ah ! mon Dieu !

FERRIER.

Qu’avez-vous, mademoiselle ?

ANAÏS.

L’empereur se fâchera, m’avez-vous dit !... la colère est toujours injuste... et mon père !... on l’exilera peut-être !

FERRIER.

Hum !... cela pourrait arriver en effet.

ANAÏS.

Mon pauvre père !... à son âge, retourner en exil !... il en mourrait... il me le disait ce matin.

Se retournant, et voyant Ferrier déchirer la lettre.

Que faites-vous là ? et pourquoi déchirez-vous ma lettre ?

FERRIER.

Parce que je vais en écrire une autre.

ANAÏS.

Vous ?

FERRIER.

Si vous le permettez, mademoiselle, c’est, à mon tour, moi qui vais vous refuser... l’empereur ne punira pas votre père de ce refus.

Il se place à la table.

ANAÏS, joyeuse.

Oui, je comprends... refusez-moi, monsieur...

S’arrêtant.

Mais vous, vous, monsieur le colonel, ou vous privera de votre grade... vous perdrez votre avenir ?...

FERRIER, avec douceur.

Que vous importe cet avenir ?

ANAÏS, vivement.

Je ne veux pas que vous écriviez, monsieur !

Lui arrachant la plume.

je ne le veux pas !

FERRIER, se levant.

Il faut pourtant prendre un parti car l’heure avance et l’empereur attend.

ANAÏS.

Mon Dieu ! que faire ?... Voyons, monsieur, conseillez-moi... je ne sais plus où j’en suis...

Le regardant.

Il n’y a donc pas moyen d’arranger cela ?

FERRIER.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Il n’en est pas, du moins je le suppose.

ANAÏS.

J’ai beau chercher... Venez à mon secours.

FERRIER.

J’en vois bien un...

ANAÏS.

Dites-le moi.

FERRIER.

Je n’ose.

ANAÏS.

Ne craignes rien, dites toujours.

Votre moyen ?...

FERRIER, hésitant.

Dans un cas aussi grave,

C’est d’obéir.

ANAÏS.

Ô ciel ! jamais !

FERRIER.

Vous avez peur ?... moi, je me risquerais.

ANAÏS.

Vous, c’est votre état d’être brave.

FERRIER, avec feu.

Pardon, mademoiselle, mais c’est qu’à mon tour je ne sais plus ou j’en suis... c’est que je suis resté trop longtemps près de vous... Tout à l’heure, je renonçais sans peine à votre main : je ne vous connaissais pas... Maintenant... oh ! maintenant, sachez bien tout ce que ce sacrifice me coûte... Ce n’est pas la colère de l’empereur qui me fait hésiter... qu’il me retire mon grade, s’il le veut... sur d’autres champs de bataille, je trouverai la mort ou de nouvelles épaulettes... Mais vous refuser, quand on vous offre à moi ! il faut pour cela un courage !... que j’aurai, mademoiselle : car je cours trouver l’empereur et je lui dirai : Sire, je l’aime, et je la refuse.

ANAÏS, à part.

Pauvre jeune homme !

UN VALET, entrant.

Une voiture de le cour attend en bas.

ANAÏS, à part.

Déjà !

FERRIER.

L’heure est passée... adieu, mademoiselle.

ANAÏS, vivement

Attendez ! nous sommes sauvés !

FERRIER.

Comment ?

ANAÏS.

Laissons rédiger le contrat... ce n’est qu’une simple formalité... Allons aux Tuileries... une fois en présence de l’empereur, je me jetterai à ses genoux... je ne refuserai pas positivement...

FERRIER.

Il se pourrait !...

ANAÏS.

Pour ne pas trop l’irriter... Je lui demanderai du temps pour vous connaître... vous aimer...

FERRIER.

Vous lui direz cela ?

ANAÏS.

Oui... pour ne pas le fâcher... Il m’accordera un délai... quelques semaines au moins... pendant ce temps, nous trouverons le moyen qui nous manque.

À part.

Je ne veux pas qu’il perde son grade.

FERRIER.

Mais pendant ce temps, mademoiselle, moi, je vous aimerai à en devenir fou... à me tuer si vous me repoussez !

ANAÏS.

Taisez-vous, taisez-vous !... voilà M. le marquis...

À part.

Pauvre père ! on ne l’exilera pas non plus...

 

 

Scène VIII

 

FERRIER, ANAÏS, LE MARQUIS, L’AIDE-DE-CAMP, PARENTS

 

Final.

Air de M. Pilati.

TOUS.

Pour toute la famille

Quel honneur ! quel honneur !

Au contrat de sa fille,

Le nom de l’empereur !

Quel honneur ! quel honneur !

L’AIDE-DE-CAMP, au marquis.

Vite au palais il faut nous rendre :

C’est l’ordre de sa majesté.

LE MARQUIS.

Mais je ne sais quel parti prendre ;

Car si ma fille a résisté...

J’attends sa réponse,

Qu’elle se prononce ;

Eh bien ! eh bien ! quel est ton vœu ?

Anaïs se tait.

L’AIDE-DE-CAMP.

Ce silence est un aveu !

LE MARQUIS.

Quoi ! ma fille consent ! la chose est surprenante !

Mais il faut que l’on me présente

Mon gendre, que je ne vois pas.

FERRIER, s’avançant.

Monsieur, voyez, mon embarras :

Mais tant d’évènements sont faits pour me ton fendre.

Je ne suis que vous dire, en vérité.

LE MARQUIS, vivement.

Ah ! ne me dites rien ; car moi, de mon côté,

Je ne saurais que vous répondre.

L’AIDE-DE-CAMP, à Anaïs.

Vous le voyez, c’est votre cœur

Qu’on a seul consulté sans vouloir vous contraindre

FERRIER, à part.

Dois-je espérer ?... ou dois-je craindre ?

ANAÏS, à part.

Pourvu que j’ose, hélas ! parler à l’empereur !

CHŒUR.

Pour toute la famille

Quel honneur ! quel honneur !

Au contrat de {ma   {fille

  {sa     {

Le nom de l’empereur !

Quel honneur !

Départ.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe à l’École Militaire, dans la chambre du colonel Ferrier. Ameublement de garçon. Une alcôve en tente, fermée par des rideaux de coutil ; une table, et tout ce qu’il faut pour écrire : sur cette table, une pipe, des armes et un chandelier de cuivre, dans lequel brûle une chandelle à moitié consumée ; près de la table, un grand fauteuil à dos élevée ; deux portes, dont l’une conduit à la première cour du quartier, et l’autre donne sur un corridor.

 

 

Scène première

 

FERRIER, UN CAPITAINE, UN LIEUTENANT, OFFICIERS DE DIFFÉRENTS CORPS

 

Ferrier est assis ; les officiers l’entourent et expriment leur surprise.

CHŒUR.

Air du Solitaire.

Vous voyez notre étonnement !

Quelle singulière aventure !

Chacun de nous vous en conjure

Racontez-nous cet événement.

LE CAPITAINE.

Comment ! colonel, vous êtes marié !... vous, que nous avons quitté ce matin gai et bien portant !...

FERRIER.

Vous voilà tous bien étonnés, n’est-ce pas ?... Parbleu ! je le suis encore presque autant que vous... je me demande si c’est une réalité ou un rêve... Un mariage qui tombe du ciel, un bonheur qui vous arrive comme un coup de foudre, écoutez donc, ça éblouit, ça étourdit... et maintenant encore, c’est tout au plus si je crois à ce qui m’arrive.

LE CAPITAINE.

Mais comment et quand cela s’est-il fait ?

FERRIER.

Comment ?... je n’en sais rien moi-même... Quand ?... aujourd’hui, ce matin.

LE CAPITAINE.

Il faut alors que le diable... ou l’empereur s’en soit mêlé.

FERRIER.

Précisément : c’est l’un des deux, le dernier, le plus puissant, qui a tout fait.

LE CAPITAINE.

Mais encore ?...

FERRIER.

Ne me demandez pas d’explications... tout ce que je puis vous apprendre, ce sont les faits, qui se sont succédé avec une rapidité !... Ce matin, ordre de l’empereur, à midi rédaction du contrat, à deux heures signature de Sa Majesté, à trois heures mariage à la mairie et bénédiction nuptiale à Saint-Germain-l’Auxerrois, à six heures repas de noces, et enfin, ce soir, grand bal à l’hôtel du marquis, mon beau-père.

LE CAPITAINE.

Bal, ce soir !... et vous êtes ici, à l’École Militaire ! dans votre chambre de garçon !... Et à minuit !

FERRIER.

Encore une circonstance singulière de ma singulière journée... J’étais dans la salle de bal, les yeux fixés sur ma femme qui dansait, m’enivrant de ses regards qui rencontraient toujours les miens, sans perdre de vue un seul de ses pas légers et gracieux... car elle danse comme un ange, ma femme... Quelqu’un... (c’était l’aide-de-camp qui avait présidé à tout ce qui s’était fait jusque-là) s’approche de moi, et me remet l’ordre formel de me rendre sur-le-champ à l’École militaire.

TOUS.

Que signifie ?...

LE LIEUTENANT.

Quel contretemps !

FERRIER.

Je vous en fais juges... Il fallut obéir... Je suis parti à la hâte, médisant : « Il s’agit sans doute d’assembler le conseil supérieur, de prendre quelque mesure urgente... ce ne sera pas long, je l’espère, et je serai bientôt libre. » Savez-de quoi il s’agit ?

TOUS.

Du tout.

LE CAPITAINE.

Nous ne nous doutions de rien.

FERRIER.

Que diable cela peut-il être ?... Réval, mon ami ; voyez donc l’officier du poste. Allez même jusque chez le général, s’il le faut, et...

LE LIEUTENANT.

J’y cours, colonel.

Il sort.

FERRIER.

C’est qu’il me tarde d’être débarrassé de leur conseil... Concevez-vous, capitaine, qu’on vienne déranger un marié à minuit, au moment le plus intéressant ? Que diable ! il y a temps pour tout... Mais ils ne me retiendront pas longtemps...

Air du Piège.

Sans plus tarder, à l’hôtel je me rends,

Et bravant tout dans l’ardeur qui m’enflamme,

Malgré les cris des danseurs, des parents,

Du salon j’enlève ma femme.

Pourrais-je attendre au bal, toute la nuit

Et résister à mon impatience ?...

C’est si triste, un bal qui finit !

Et c’est si doux un bonheur qui commence !

LE LIEUTENANT, rentrant, un registre à la main.

Colonel, je n’ai pas été loin... Voici l’ordre du jour qu’un hussard vous apportait.

FERRIER.

Ah ! enfin !...

Il lit.

« L’état-major de l’École Militaire se réunira chez le général-commandant dans une heure. » Dans une heure ! morbleu !... Mais ce n’est pas tout...

Il continue.

« Tous les officiers supérieurs et autres sont consignés cette nuit à la caserne, et ne pourront s’absenter sous aucun prétexte. »

Avec fureur.

Consignés !... cette nuit !...

TOUS.

Consignés !...

FERRIER, marchant avec agitation.

Eh quoi ! je resterais ici, enfermé, la nuit de mes noces, quand ma femme est là-bas, quand ma femme m’attend !... Oh ! non, de par tous les diables... C’est une mauvaise plaisanterie dont je ne serai pas dupe, ou une tyrannie affreuse à laquelle je ne me soumettrai pas !

LE CAPITAINE.

Y pensez-vous, colonel ?

FERRIER.

Je n’entends rien...

Il va pour sortir.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, UN OFFICIER D’ORDONNANCE

 

L’OFFICIER, remettant un papier.

De la part de Sa Majesté.

FERRIER, à part.

Que veut dire ?... Un brevet !

Il lit, puis s’écrie avec joie.

Ô ciel ! mes amis !...

TOUS.

Qu’y a-t-il ?

FERRIER.

Général de brigade et commandeur de la légion d’honneur !... Et ces mots... ces mots tracés par l’empereur lui-même : « Mon cher Ferrier, je n’ai oublié ni Ulm, ni Austerlitz... Signé « Napoléon ! » Voyez, voyez.

TOUS.

Il se pourrait !...Vive l’empereur ! Vive notre colonel !

Ils l’entourent, le félicitent et lisent le brevet.

FERRIER.

Merci, mes bons amis, merci... Moi, général, moi, commandeur !... mais c’est trop... Qu’ai-je donc fait pour mériter tant défaveurs, tant de bontés ?... rien que mon devoir...

S’interrompant.

Grand Dieu ! qu’ai-je dit ? quel souvenir !... J’allais partir, manquer à la discipline, braver l’empereur ! Ah !...

LE CAPITAINE, vivement.

Vous ne partez plus, n’est-ce pas ?

FERRIER, avec force.

Oh ! non, plus maintenant... non, je reste, j’obéis...

Soupirant.

Ah ! cependant, c’est bien cruel... Ma femme, si jolie, si séduisante, là-bas, et moi, ici !... Car je ne puis pas la faire venir à l’École militaire... La voyez-vous dans une caserne, dans cette chambre de soldat, avec sa robe de dentelle et ses souliers de satin !... c’est impossible... Allons, allons, il faut se résigner. C’est égal, ça coûte... Tenez, j’aimerais mieux deux balles dans le corps : il me semble que ça me ferait moins de mal.

LE CAPITAINE.

C’est une question... Mais enfin, c’est à nous de vous consoler... D’abord, point de solitude, de réflexions... et pour ça, je vous invite, colonel, ainsi que tous nos camarades, à prendre le punch chez moi.

FERRIER.

J’accepte... Oui, du punch, c’est ce qu’il faut, c’est le véritable remède... J’ai besoin de m’étourdir, de perdre la raison de cette manière-là, puisque l’autre... enfin... Allons, allons chez le capitaine.

Ensemble.

Air : Des Chevau-légers. (Du Pré-aux-Clercs.)

TOUS.

Allons, amis, point de tristesse :

Jusqu’à demain, oui, oui, jusqu’à demain,

Goûtons du punch la douce ivresse

Et demeurons le verre en main.

FERRIER, à part, tristement.

Jusqu’à demain,

Le verre en main !

TOUS.

Jusqu’à demain ! oui, oui, jusqu’à demain !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, BERNARD

 

BERNARD, accourant, transporté de joie.

Quelle nouvelle !... au fond de l’âme,

Je sens la joie et le bonheur...

Vous, général ! vive l’emp’reur !

LE CAPITAINE.

Courons au punch, qui nous réclame.

BERNARD.

Du punch, dit-il ! qu’est-c’ que j’entends ?

À Ferrier.

Et l’mariage ? et votre femme ?

FERRIER, avec colère.

Morbleu ! tais-toi ! je te défends

De m’en parler, ou je promets

Huit jours d’arrêts.

BERNARD.

Huit jours d’arrêts !

TOUS.

Allons, amis, point de tristesse :

Jusqu’à demain, oui, oui, jusqu’à demain,

Goûtons du punch la douce ivresse,

Et demeurons le verre en main.

Ferrier et les officiers sortent à gauche.

 

 

Scène IV

 

BERNARD, seul, stupéfait

 

En v’là une rude, par exemple ! Qu’est-ce qu’il a donc ? Sur quelle herbe extraordinaire a-t-il marché ?... Il va au punch, au lieu de la noce, et il me défend de parler de sa femme... Est-ce qu’il y aurait déjà du tralala dans le ménage ?... Hum ! hum !...

On frappe à la porte du corridor.

Hein ? qui vient là, à l’heure qu’il est ?

Il va ouvrir et recule surpris.

 

 

Scène V

 

BERNARD, ANAÏS, en robe de bal, et enveloppée d’une pelisse, L’AIDE-DE-CAMP

 

L’AIDE-DE-CAMP, paraissant le premier.

Entrez, madame.

BERNARD, à part.

Notre épouse !... Oh ! le sournois de colonel, qui m’a caché son jeu !...

ANAÏS, qui entre et ne s’attend pas à se trouver face à face avec Bernard.

Ah !...

BERNARD.

Pas peur... C’est moi, Bernard, que vous avez déjà vu ce matin.

ANAÏS, émue.

Ah ! oui, je me souviens... mais...

L’AIDE-DE-CAMP, saluant.

Ici se termine ma mission, madame, et...

ANAÏS, effrayée.

Eh quoi ! monsieur, vous me quittez ?

L’AIDE-DE-CAMP, souriant.

Ce brave soldat est dévoué au colonel Ferrier, dont il a toute la confiance, et placée sous sa garde, vous n’avez rien à craindre, madame la comtesse de Villiers, votre tante, qui vous a accompagnée, attend dans la voiture... Permettez donc, madame, que je prenne congé de vous.

L’aide-de-camp salue et sort.

 

 

Scène VI

 

ANAÏS, BERNARD

 

ANAÏS.

Ah ! mon Dieu ! seule ici... dans cette chambre, avec cet homme...

À Bernard.

Eh bien ! monsieur le soldat, puisque c’est à vous qu’on me confie, conduisez-moi chez mon mari, chez votre colonel... Partons !

BERNARD.

Comment, partons ?

À part.

Elle n’y est pas du tout.

ANAÏS.

Où est-il, mon mari ?... c’est bien le moins que je sache... Où est-il ?...

BERNARD.

Il est...

À part.

Dissimulons la chose du punch.

Haut.

Il est... chez le commandant.

ANAÏS.

Quel commandant ?

BERNARD.

Dam !... le commandant.

ANAÏS.

Mais, ce commandant, où est-il ?

BERNARD.

Chez lui.

ANAÏS.

Loin d’ici ?

BERNARD.

À deux pas.

ANAÏS, avec une vivacité croissante.

Qu’importe ? mon mari n’y restera pas jusqu’à demain ; il faut qu’il rentre... Conduisez-moi donc chez lui... Car, enfin, je me suis laissé emmener, parce que mon père, M. l’aide-de-camp, tout le monde m’a dit qu’il le fallait ; mais c’était pour aller chez mon mari, et non pour demeurer dans un endroit que je ne connais pas... dans un endroit affreux... qui sent la pipe... c’est une horreur... Où suis-je donc ?... quelle est cette horrible chambre ?... Voyons, parlez, expliquez-vous : car je ne puis pas rester ici, je n’y resterai pas, je vous en avertis.

BERNARD.

Tudieu ! quel éclat d’obus ! Un peu de calme, mademoiselle la marquise... c’est-à-dire, madame la colonelle... Vous voulez, donc être conduite chez votre mari ?

ANAÏS.

Mais, sans doute, il y a une heure que je vous le dis.

BERNARD.

Pour lors, donnez-vous la peine de vous asseoir... Vous êtes rendue au domicile conjugal.

ANAÏS.

Ô ciel ! que dites-vous ?... Ici, dans cette chambre, chez le colonel !... Mais non, vous me trompez, c’est impossible.

BERNARD.

Pourquoi donc ça ?... Appartement complet.

Montrant le corridor.

Antichambre...

Ouvrant une armoire où se trouvent un poulet rôti et une bouteille de vin.

salle à manger !...

Écartant les rideaux de l’alcôve.

chambre à coucher...

Après avoir refermé les rideaux, l’armoire et la porte du corridor.

salon...

Montrant le grand fauteuil sur lequel s’est jetée Anaïs.

Et boudoir.

ANAÏS.

Je crois rêver...

On entend un bruit de fusils et ces mots : portez armes ! présentez armes !...

Ah ! mon Dieu ! quel est ce bruit ?

BERNARD, tranquillement.

Rien... la sentinelle qu’on relève.

ANAÏS, se levant tout-à-coup.

La sentinelle !... Où suis-je donc ?

BERNARD.

À la caserne de l’École Militaire.

ANAÏS, éclatant.

À la caserne !... je suis dans une caserne !...

Elle est interrompue par le chœur suivant chanté dans la coulisse et auquel se mêle le bruit des verres.

CHŒUR.

Air du Chalet.

Vive l’amour et le punch au cognac !

Voilà (4 fois) le refrain du bivouac.

ANAÏS.

Qu’entends-je ?

LE CAPITAINE, en dehors.

Encore un verre, colonel !

FERRIER, en dehors.

Toujours, mille tonnerres !

ANAÏS, se bouchant les oreilles.

Ciel !... mon mari !

Reprise du CHŒUR.

Vive l’amour et le punch au cognac !

Voilà (4 fois) le refrain du bivouac !

FERRIER, en dehors.

À vos amours, camarades !

TOUS, en dehors.

Ça va... Aux amours passés, présents et futurs !

BERNARD, à part.

Ça s’anime un peu trop là-bas...

ANAÏS.

C’est bien lui, mon mari !... Quelle horreur !... Il boit, chante, jure, parle de ses amours !... Et c’est pour être témoin d’une pareille indignité que je suis venue ici !... Ah ! j’en mourrai de honte et de dépit.

BERNARD, à part.

Le fait est qu’une nuit de noces, c’est un peu fort de café...

Haut.

Allons, puisque la chose est découverte, je vas prévenir le colonel que vous êtes arrivée.

ANAÏS.

Arrêtez ! n’en faites rien...

À part.

Je ne le reverrai de ma vie.

BERNARD.

Il faut bien qu’il sache...

ANAÏS.

Eh quoi ! au milieu de ces officiers !... Ils doivent ignorer que je suis ici... je le veux...

Se reprenant.

Le colonel le veut ; il me l’a dit.

BERNARD.

Ah ! c’est différent... Je comprends... les convenances et la pudeur... je connais ça... Pour lors, je ne vas rien lui dire, et je reste.

ANAÏS.

Cela n’est pas plus convenable.

Air de la Dugazon.

Partez, laissez-moi, je l’ordonne ;

Je veux rester seule en ces lieux.

À part.

Non, non, je ne veux voir personne

Tout le monde m’est odieux.

BERNARD, à part.

Je vois c’qui la révolutionne :

Je conviens qu’ c’est contrariant

De ne voir arriver personne,

La première fois qu’on attend.

Reprise ENSEMBLE.

Allons, parlons puisqu’ell’ l’ordonne,

Et veut rester seule en ces lieux :

Il n’ faut contrarier personne ;

Madam’, je vous fais mes adieux.

ANAÏS.

Partez, etc.

Il sort à droite.

 

 

Scène VII

 

ANAÏS, seule, et ne se contenant plus

 

Ah ! comme j’ai été abusée, trahie, sacrifiée !... Mais cela devait arriver : une mésalliance porte toujours malheur... Pourquoi n’ai-je pas refusé ? pourquoi ne me suis-je pus jetée aux genoux de l’empereur ?.. La colère de Napoléon était préférable cent fois à cet affreux mariage... Oh ! mais je ne me résignerai pas à une semblable destinée... non, je ne serai jamais la femme de cet homme grossier...

Plus calme.

Est-ce bien lui, qui ce matin avait des paroles si douces, de si nobles manières ? lui que j’aime ?... car c’est là ma honte ; oui, je l’aimais... Et maintenant, le voir seulement, ne fût-ce qu’une minute, serait un supplice pour moi... Mais comment fuir, la nuit ?... Comment oser me présenter à l’hôtel, aux yeux de nos gens ?... C’est impossible... Mais, demain, au point du jour... Vite, écrivons à mon père ; qu’il accourue, qu’il me retire d’ici...

Elle s’assied près de la table, dans le grand fauteuil, dont le dos se trouve ainsi tourné à la porte. Elle écrit.

« Mon père, je vous attends ; au nom du ciel, venez me chercher. On nous a trompés, on a imposé le malheur et la honte à votre fille, en la condamnant à être la femme d’un soldat parvenu... Cet homme m’est odieux, je le déteste et suis bien résolue à ne le revoir de ma vie. Je vous écris d’une chambre sale et enfumée, d’où j’entends leurs jurons et leurs chansons abominables... Venez, venez, mon père, et plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Anaïs. » – Ah ! – « Je suis à la caserne de l’École Militaire. » C’est à en mourir de honte... N’importe... je me sens mieux. Car avant une heure, j’aurai quitté cette horrible chambre... Mais comment faire parvenir ?...

Elle plie la lettre et y met l’adresse, puis regarde autour d’elle.

Personne... J’ai renvoyé ce Bernard... j’ai eu tort... il faut que je l’attende... Quel tourment !... et quelle journée, grand Dieu !

Elle continue lentement.

Ce matin, chez mon père, j’étais si heureuse...

Sa tête s’appuie sur le dos du fauteuil et sa voix s’affaiblit graduellement.

Air de la Somnambule. (Romance de Mlle Puget.)

Plus tard encor j’étais heureuse...

C’était au bal... vive et joyeuse,

Que je dansais d’un cœur content !...

Il avait l’air de m’aimer tant !

Pour lui seul brillante et parée,

De bonheur j’étais enivrée...

La joie emplissait nos deux cœurs ;

Et maintenant ce sont des pleurs...

Parlé à demi-voix, pendant la ritournelle.

J’éprouve une fatigue, un abattement... Ma tête s’appesantit malgré moi...

Suite de l’air.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis lasse !

M’endormirai-je à cette place ?...

Les yeux fermés, de loin j’entends

Du bal les airs brillants.

S’endormant et rêvant pendant que l’orchestre exécute en sourdine la contredanse.

Monsieur, je vous rends grâces, mais je suis engagée... je danse celle-ci avec mon mari...

Elle s’endort tout à fait. Le dos du grand fauteuil étant tourné du côté de la scène, elle doit se trouver entièrement cachée aux yeux des autres personnages.

 

 

Scène VIII

 

ANAÏS, endormie, FERRIER

 

FERRIER, à la cantonade.

Bonsoir, capitaine ; bonsoir, mes amis...

LE CAPITAINE, en dehors.

Bonne nuit, colonel.

FERRIER.

Merci

Il descend en scène.

Oui, bonne nuit !... Il se moque de moi, le scélérat... il faut qu’il n’ait pas de pitié dans l’âme, car ma situation est à fendre le cœur... Il me semble voir ma femme d’ici, dans son lit de demoiselle, entourée de ses rideaux bleu-azur... car je suis sûr qu’ils sont bleu-azur... son joli visage encadré coquettement dans lui petit bonnet de tulle ou de blonde et moi... mille tonnerres !... Aussi, je ne me coucherai pas... oh ! non... C’est pour le coup que j’éprouverais toute l’horreur de ma position... Je vais tout bonnement me jeter dans mon grand fauteuil... Pour me consoler, je relirai mon brevet...

Il le tire de sa poche.

Amour, envoie-moi de doux rêves... je suis sûr que je la verrai toute la nuit...

Il se dirige vers le fauteuil, va pour le retourner, aperçoit Anaïs et jette un cri de surprise et de joie.

Ah !... est-ce un songe, une illusion ?... Non, c’est bien elle, Anaïs, ma femme !... ou plutôt un ange du ciel, qui a pris ses traits pour me consoler dans mon exil... Elle ici !... elle, jeune fille élevée dans la richesse et le luxe, dont les yeux n’ont jamais vu que des meubles élégants, dont les pieds délicats n’ont jamais foulé que des tapis... elle ici !... pour moi... Ah ! que c’est bien ! ah ! que je suis heureux !...

Il s’approche d’elle.

Air de la Bergère châtelaine.

Que de grâce ! qu’elle est jolie !

Et ce doux trésor est le mien !...

De l’éveiller je meurs d’envie...

Comment fait-on ?... je n’en sais rien.

Sur ce front pur et sans nuage,

Un seul baiser !... moyen délicieux

Pour éveiller une femme, en ménage,

J’ignore encor les moyens en usage...

Essayons du mien : je le peux,

En attendant quelque chose de mieux.

Il se penche pour l’embrasser et voit la lettre.

Une lettre !...

Il jette le brevet, prend la lettre et lit la suscription.

« À M. le marquis de Cruzac. » À son père !... que veut dire ?... Cette lettre écrite d’ici, à l’heure qu’il est... il faut qu’il s’agisse d’un objet pressant...

Il retourne la lettre.

Elle n’est point cachetée...

Il va l’ouvrir, s’arrête, puis se dit.

Au fait, c’est ma femme...

Il lit à voix basse, ne laissant échapper que ces mots.

« Soldat parvenu... Cet homme m’est odieux... je le déteste... Je suis bien malheureuse : Anaïs ! »

Sa figure a d’abord exprimé la surprise, puis la douleur ; quand il a fini, il laisse tomber ses deux bras et garde un morne silence, après lequel il se frappe le front avec désespoir.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !... Je l’avais bien dit, ce n’était qu’un songe... mais quel réveil !

Marchant à grands pas.

Ah ! ce ne sont pas des larmes qu’il faut, quand je suis outragé, méprisé... Pauvre fou ! qui croyais que la fille de ce marquis aurait autre chose que du dédain, poux un homme qui s’appelle Ferrier tout court, pour un soldat parvenu !...

En marchant avec agitation, il heurte une chaise : Anaïs s’éveille en sursaut.

ANAÏS.

Ah !... vous ici, monsieur !...

Pour toute réponse, Ferrier s’approche et lui présente la lettre, sans jeter les yeux sur elle. Anaïs à part.

Il a lu !... tant mieux... cela m’épargne toute explication.

Haut et se levant.

Cette lettre, monsieur, est adressée à mon père.

FERRIER, froidement.

Je le sais, madame, et il la recevra bientôt... c’est moi qui m’en charge.

ANAÏS.

Vous ?...

FERRIER.

Mais il ne suffit pas que M. le marquis de Cruzac vienne vous retirer de cette chambre, habitée par un homme qui vous est odieux... mais où vous êtes venue cependant.

ANAÏS.

Où l’on m’a amenée, monsieur, où l’on m’a laissée malgré moi.

FERRIER.

N’importe... Il ne suffit pas, dis-je, que vous en sortiez... il faut encore... et c’est votre lettre qui le dit... il faut que nous ne nous voyons plus, que tout soit fini entre nous...

ANAÏS, cédant à un mouvement généreux.

Monsieur...

FERRIER, poursuivant.

À cet égard, madame, nos intentions sont exactement les mêmes.

ANAÏS, réprimant son mouvement.

C’est très bien.

FERRIER.

Je vous remercie d’avoir mieux et plus vite compris que moi l’impossibilité d’un pareil mariage, et d’avoir écrit cette lettre, que je vais me hâter de faire parvenir... Croyez bien, madame, que si mon devoir ne m’enchaînait ici, avant une heure, conduite par moi, vous seriez auprès de M. votre père... Au reste, ce billet est assez pressant pour qu’il vienne en toute hâte, et je vais...

Il va pour sortir.

ANAÏS, l’arrêtant.

Pardon, monsieur... encore un instant... Cette lettre, qui ne vous était pas destinée, contient quelques expressions...

FERRIER.

Je ne vous accuse pas... Quelles que soient les expressions de cette lettre, quelle que soit la douleur que j’en ai d’abord ressentie...

Anaïs fait un mouvement.

je ne me plains de rien... De votre éducation, de vos idées, de vos habitudes de haute aristocratie, je n’aurais pas dû attendre autre chose que ce qui m’arrive... Le seul coupable, c’est moi...

Air : Ce titre de soldat m’honore.

C’est moi, trop fier d’une gloire nouvelle,

Et m’abusant d’un fol espoir,

Qui de vous, noble demoiselle,

Consentais à tout recevoir...

Et, dans ma pensée orgueilleuse,

Moi, qui n’ai rien à vous donner,

J’ai cru pouvoir vous rendre heureuse...

Vous ne pouvez me pardonner.

ANAÏS, émue, à part.

Je ne sais... ces paroles, ce ton si digne, quand je m’attendais à des reproches et à de la colère...

FERRIER.

Grâce au ciel, le mal peut se réparer... Il y a trois ans, une nouvelle loi a été donnée à la France, celle du divorce ; nous l’invoquerons l’un et l’autre, cette loi, et elle séparera à jamais deux époux entre lesquels il y avait déjà une distance trop grande... le mépris de l’un.

ANAÏS, confuse.

Ah ! monsieur, de grâce...

Ferrier la salue profondément et s’apprête à sortir, Bernard entre, s’aperçoit de son étourderie, sort vivement, frappe et entre de nouveau.

 

 

Scène IX

 

ANAÏS, FERRIER, BERNARD

 

FERRIER.

Qu’est-ce ?...

BERNARD, en les examinant.

Mon colonel...

À part.

Ça va mal, ça va très  mal.

FERRIER.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

BERNARD.

Le conseil est assemblé chez le commandant, et on n’attend plus que vous.

FERRIER, à lui-même.

Je l’avais oublié.

Il s’approche d’Anaïs et lui dit à voix basse.

Madame, ce soldat nous regarde.

Il la baise au front d’un air contraint.

Air : Pour moi plus d’espérance. (Discrétion.)

Adieu toute espérance !

Je sens d’avance

Que ma présence

La fait souffrir.

Je briserai ma chaine !

Pour moi sa haine :

Est trop certaine ;

Je dois la fuir.

ANAÏS.

Pour lui plus d’espérance !

Je sens d’avance

Que ma présence

Le fait souffrir.

Il brisera sa chaîne !

Pour lui ma haine

Paraît certaine ;

Il doit me fuir.

BERNARD.

Voyez qu’elle contenance !

C’est pourtant, j’ pense,

La circonstance

De se chérir.

Est-ce donc que leur chaîne

Déjà les gênes ?...

Était-c’ la peine

De les unir.

Ferrier sort.

 

 

Scène X

 

ANAÏS, BERNARD

 

Anaïs se laisse tomber sur le fauteuil et semble absorbée dans ses réflexions.

BERNARD, regardant sortir Ferrier, puis reportant les yeux sur Anaïs et hochant la tête.

Hem ! hem ! v’là du sentiment au-dessous de zéro.

Il prend sa pipe et se met à battre le briquet.

ANAÏS, se retournant vivement.

Eh bien ! que faites-vous ? fumer ici, en ma présence !... retirez-vous, je le veux.

BERNARD, à part.

Satanée begu...

Se contenant et s’adressant avec douceur à Anaïs.

Obéissance passive... je vas me poser de faction à la porte.

En sortant.

Voilà mie femme qui ne nous convient pas pas du tout, du tout, du tout.

 

 

Scène XI

 

ANAÏS, assise

 

Le divorce, a-t-il dit ! le divorce !... N’importe, ce parti est le seul qu’il nous reste à prendre.

Silence.

Comme il était pâle, agité ! comme il avait l’air malheureux en me parlant !... Si je l’avais mal jugé ? s’il m’aimait ?...

Avec impatience.

Ah ! pourquoi ai-je écrit ce billet ? C’est qu’un instant avait suffi pour détruire toutes mes illusions... C’est que je ne peux pas vivre ici, c’est que tout ce que je vois, tout ce qui m’entoure est affreux... insupportable !

Elle saisit le brevet quelle froisse, puis ses regards s’y arrêtent.

Un brevet !

Lisant.

« Mon cher Ferrier, je n’ai oublié ni Ulm, ni Austerlitz... Napoléon. » Signé Napoléon !... Général !... commandeur de la légion d’honneur !... lui !... Qu’a-t-il fait pour mériter une telle récompense ?... Ulm, Austerlitz... c’est là qu’il se sera distingué...Comment ?... oh ! je veux le savoir... Car enfin, c’est mon mari... nous serons séparés, nous ne nous verrons plus, il le faut... mais je porterai son nom... mais je prendrai ma part de sa gloire... mais je veux pouvoir dire : il a fait cela... et je raconterai ses faits d’armes... Mais je ne les connais pas... Comment savoir ?... à qui m’adresser ?

Ici on entend Bernard qui fredonne au dehors.

BERNARD.

Un jour les bons Prussiens,

Avec quelques Autrichiens,

Défilaient la parade...

ANAÏS.

Ah ! ce soldat... il ne l’a jamais quitté...

Courant à la porte.

Bernard ! monsieur Bernard !

 

 

Scène XII

 

ANAÏS, BERNARD

 

BERNARD, sur le seuil de la porte et la pipe à la bouche.

Présent !

ANAÏS.

Entrez, approchez, je vous en prie... je désire vous...

Elle détourne la tête.

BERNARD.

Ah bon ! je me souviens... Au fait, l’essence de la chose, c’est pas de la parfumerie des dames... respect aux nerfs.

(Il va éteindre sa pipe.

ANAÏS, vivement.

Que faites-vous ?... non, non, continuez, fumez, je vous le permets, je le veux même...

BERNARD, étonné.

Hein ?

ANAÏS.

Vous autres, vieux militaires, n’est-ce pas là votre passe-temps favori, votre distraction la plus douce ?... comment pourrais-je songer à vous en priver ?... Vous me croyez donc bien méchante ?

BERNARD.

Non mais, c’est que...

À part.

Oh ! oh ! quel changement de front !

ANAÏS.

Et puis, je m’y fais, je m’y habitue...

S’approchant de lui.

Tenez, je suis aguerrie... Voyez...

Bernard encouragé lâche une bouffée de fumée : Anaïs fait la grimace et se met à tousser.

BERNARD.

Ah ! c’est comme ça ?...

ANAÏS.

Oh ! ce n’est rien.

BERNARD, cessant de fumer.

Eh bien ! tenez, ça me fait plaisir de ne plus vous voir faire la mijaurée comme tout à l’heure... vrai, ça ne vous allait pas, et ça me plaisait tout juste.

ANAÏS.

J’avais tort... je n’aurais pas dû oublier votre amitié, votre dévouement pour le colonel.

BERNARD.

Quoi donc ! est-ce qu’il n’y a pas vingt-cinq ans que je suis occupé à l’aimer ?... est-ce que je ne l’ai pas connu tout petit, qu’il n’était encore qu’enfant de troupe ?

ANAÏS.

Enfant de troupe ?... qu’est-ce que cela veut dire ?

BERNARD.

C’est comme ça qu’on nomme les orphelins de régiment.

ANAÏS.

Ah ! il était orphelin ?

BERNARD.

Par suite d’un boulet qui avait envoyé son père...

Il achève du geste.

Ça arrive... quelquefois, d’heure en heure... Quand j’ai vu le petit bonhomme qui pleurait sur l’affût d’un canon, ça m’a fendu le cœur en quatre... je lui dis avec douceur : Arrive ici, toi... plus de larmes !... à dater du quantième courant, je veux que t’aies place à la gamelle... Oui, oui, que disent les camarades à l’unanimité J’ajoute ; V’là pour la nourriture, ton couvert est mis... quant au reste, maniement des armes et autres, j’en fais mon affaire... mais c’est pas tout... fils de capitaine, il le faut de instruction et de l’éducation, en sus du pain de munition... ça, mon petit, je ne m’en charge plus – pour cause mais tant que j’aurai ma paie, on te donnera de la lecture, de l’écriture et toutes sortes de sciences pareillement...

Se tournant vers Anaïs.

Voilà la chose, et depuis, je ne l’ai pas quitté d’une minute.

ANAÏS, attendrie.

Brave et digne homme ! vous l’avez toujours suivi ?

BERNARD.

De loin... parce que, voyez-vous, c’était un gaillard qui faisait drôlement son chemin...

Mouvement de curiosité d’Anaïs.

À la première affaire, sous-officier... à la seconde, officier... puis, ne v’là-t-il pas qu’étant capitaine, il se fait couper son épaulette d’un coup de sabre, et qu’en place l’empereur satisfait lui en donne une de colonel !... Colonel ! ah ! c’est alors qu’il fallait le voir !... un jour, par exemple c’était à...

ANAÏS, vivement.

À Austerlitz, n’est-ce pas ?

BERNARD.

Juste, c’est ça... Les autres les ennemis, s’étaient formés en bataillon carré...

ANAÏS.

Ah ! en bataillon carré... oui, oui... qu’est-ce que c’est ?

BERNARD.

Le bataillon carré... passez-moi la comparaison... c’est comme qui dirait une maison en pierres de taille, sans portes, ni fenêtres... il faut entrer là dedans à travers la mitraille... Quatre fois nous chargeons... repoussés quatre fois... À la cinquième, une balle arrive droit à mon colonel...

ANAÏS, avec effroi.

Ah !

BERNARD.

Le désordre se met dans les rangs... je cours à lui, je veux qu’on l’emporte... Non, non ! répond-il...

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Sur son cheval il ordonn’ qu’on l’attache.

En s’écriant : il faut vaincre ou mourir !

Puis, il s’élance... et moi, dans ma moustache,

J’pleurais, madame, en le voyant courir ;

Car je m’disais : Il n’en doit pas r’vnir.

V’là que d’vant lui l’carré s’brise et s’entr’ouvre ;

Mon colonel tomb’... mais il est vainqueur !...

Un homme accourt vers lui, pleure et s’découvre.

ANAÏS.

Ah ! c’était vous.

BERNARD.

Non, c’était l’empereur !

Un homme accourt vers lui, pleure et s’découvre.

C’était mieux qu’moi, car c’était l’empereur.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que vous avez donc ?...

ANAÏS, cherchant à se contenir.

Moi ?... rien... l’émotion, le saisissement, au récit de vos dangers... nous autres femmes la seule idée du péril nous effraie et cependant, notre cœur sent comme le vôtre tout ce qu’il y a là de grand, de beau !... Ah ! mon Dieu ! j’oubliais... il était blessé !... parlez vite.

BERNARD.

Oh ! c’est pas dangereux, un jour de victoire... Grâce aux soins du chirurgien-major Garnier, six semaines après il était sur pieds... et il allait faire sa première sortie, lorsqu’un homme, un étranger, entra dans notre chambre...

La curiosité d’Anaïs redouble. Bernard s’arrêtant.

Allons, allons, me v’là parti... c’est là toute une histoire, et il y a diablement longtemps que j’abuse du dialogue.

ANAÏS, vivement.

Non, non, continuez... Mais, mon Dieu, vous restez là debout... c’est fatigant... prenez une chaise, asseyez-vous.

Elle s’assied.

BERNARD.

Moi ? en votre présence ?...

ANAÏS.

Je suis donc bien fière ?... ne le croyez pas... Un brave soldat comme vous vaut bien, je pense, la fille d’un marquis...

Bernard relève sa moustache, prend une chaise et se place pris d’elle.

Là, c’est cela... poursuivez, je vous écoute...Vous disiez donc...

BERNARD.

M’y v’là... C’était un peu avant la prise...

ANAÏS.

D’Ulm, peut-être ?...

BERNARD.

C’est encore ça... Fameuse affaire !... figurez-vous...

ANAÏS.

Vous disiez qu’un homme...

BERNARD.

Ah ! oui... c’était un vieillard en habit brodé, avec toutes sortes de croix... un duc, un prince du pays, je ne sais pas au juste... « Colonel, qu’il dit, il y a trois jours, vous avez sauvé du pillage et de l’incendie le château qu’est là-bas... dans ce château se trouvait alors tout ce que j’ai de plus précieux au monde, ma fille, mon unique enfant... Colonel, je viens acquitter ma dette... » Là-dessus, il posa deux papiers sur la table, où se trouvait déjà la feuille de route de mon colonel... l’un de ces papiers était la donation de la moitié de sa fortune, l’autre un contrat de mariage.

ANAÏS.

Eh bien ?...

BERNARD.

Eh bien ! mon colonel lui serra la main... et ne prit que la feuille de route.

ANAÏS.

La femme qu’on lui offrait ?...

BERNARD.

Superbe.

ANAÏS.

La fortune ?

BERNARD.

Magnifique aussi.

ANAÏS.

Et il a refusé ?

BERNARD.

Net.

ANAÏS.

Le motif ?...

BERNARD.

Ah ! dam, le motif...

Baissant la voix.

C’est qu’il avait promis à Thérèse Garnier de l’épouser.

ANAÏS.

Thérèse Garnier ?...

BERNARD.

La fille du chirurgien-major dont je vous ai parlé... Brave fille ! elle n’était pourtant pas belle, pas noble et pas le sou.

ANAÏS, avec un dépit concentré.

Et cependant le colonel l’aimait... l’aimait beaucoup ?

BERNARD.

Je crois bien... peut-être pas d’amour... c’était mieux, c’était de la bonne et solide amitié.

ANAÏS.

Qu’avait-elle donc fait pour mériter un tel attachement et de tels sacrifices ?

BERNARD.

Ce qu’elle avait fait ?... rien du tout... Seulement elle avait compris tout de suite ce que c’est que la femme d’un militaire... elle savait tout ce qu’il faut d’affection, de dévouement, d’oubli de soi-même... elle était prête à suivre partout son mari, partageant sa bonne et sa mauvaise fortune... la mauvaise particulièrement... plus empressée, plus aimante quand elle le soignait blessé dans un taudis de village, que quand elle le voyait en grand uniforme dans un salon doré... Voilà ce qu’elle avait fait, et voilà pourquoi mon colonel l’aimait solidement.

ANAÏS, prête à pleurer.

Oui, je comprends, et il avait raison...

Avec anxiété.

Mais cette femme, il ne peut l’avoir trahie, abandonnée... il doit l’aimer encore... il l’aime toujours, n’est-ce pas ?

BERNARD, se levant tout-à-coup.

Air : Je puis la recevoir encore. (Du curé de Champaubert.)

Elle trahie, abandonnée !...

Mon colonel, j’en suis garant,

Lorsque sa parole est donnée,

N’a jamais violé son serment.

ANAÏS.

Alors, cette femme, en échange,

Doit l’aimer encore aujourd’hui

BERNARD, essuyant une larme.

Oh ! oui...

La pauvr’ Thérèse est le bon ange,

Qui de là haut veille sur lui.

ANAÏS.

Ah !

FERRIER, en dehors.

Oui, messieurs, à cheval au point du jour.

BERNARD.

Qu’est-ce que j’entends là ?...

 

 

Scène XIII

 

ANAÏS, BERNARD, FERRIER

 

ANAÏS, courant à Ferrier qui entre.

Monsieur ! monsieur !... ma lettre est-elle partie ?...

FERRIER, froidement.

Oui, madame.

BERNARD.

À cheval au point du jour, mon colonel ?

FERRIER.

Dans une heure.

BERNARD.

Et où allons-nous donc ?

FERRIER.

À Berlin.

BERNARD, avec joie.

C’est donc pour ça que cette nuit chez le commandant... Vive l’empereur !... je vas seller mon cheval.

Il sort rapidement.

 

 

Scène XIV

 

ANAÏS, FERRIER

 

ANAÏS, en hésitant.

Vous partez, monsieur ?

FERRIER.

Dans une heure... Et voilà le secret de ce mariage si prompt... si extraordinaire... l’empereur voulait que je partisse heureux.

ANAÏS.

Dans une heure !

FERRIER, avec la plus grande douceur, et de même durant toute la scène.

Nous n’avons, vous le voyez, que bien peu de temps pour régler notre avenir... Veuillez donc m’écouter.

ANAÏS, à part.

Que je souffre !...

FERRIER.

J’ai réfléchi au projet que nous avions d’abord formé... et, dans votre intérêt comme dans le mien, je pense que le divorce...

ANAÏS.

Ah ! ne prononcez pas ce mot, monsieur.

FERRIER.

Ainsi que moi, vous avez donc pressenti les conséquences d’un pareil éclat... vous avez pensé comme moi qu’à ce monde, toujours avide de scandale, il ne fallait pas donner la joie de pouvoir mettre ses conjectures à la place de la réalité... C’est bien... point de divorce, madame... Mais une séparation qui, pour ne pas s’accomplir publiquement et devant un tribunal, n’en sera pas moins éternelle.

ANAÏS, à part.

Éternelle !

FERRIER.

Pour le monde, nous resterons unis... pour le monde, nous serons heureux... à mes amis, je cacherai mon désespoir... aux vôtres, n’est-ce pas, vous cacherez votre haine ?

ANAÏS, à part.

Ma haine !

FERRIER.

Je ne parlerai jamais de vous qu’avec respect, qu’avec amour... mon visage ne trahira jamais mon cœur... Vous, madame, vous aurez assez de générosité, de courage pour vous contraindre ?... promettez-le-moi... Il se peut qu’un jour, dans une de vos brillantes réunions, un bulletin de la grande armée soit lu à haute voix... là, vous entendrez peut-être ces mots : À cette affaire, le général Ferrier s’est noblement conduit... Ayez alors la bonté de sourire, pour faire croire à vos amis que ma gloire est aussi la vôtre... Il se peut encore qu’un autre bulletin vous arrive et que celui-là dise : Le général Ferrier est mort...

ANAÏS, se cachant la figure dans ses mains.

Mort !...

FERRIER.

Alors, devant tous, cachez votre visage... comme vous le faites en ce moment... On prendra votre effroi pour de la douleur... on croira que dans vos yeux il y a des larmes... Vous me le promettez, n’est-ce pas ?

ANAÏS, sanglotant.

Non monsieur, je ne cacherai pas mon visage... à tous comme à vous, je laisserai voir mes larmes... à tous, comme à vous, monsieur, je dirai : Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis bien malheureuse !

FERRIER, avec amertume.

Malheureuse ! vous !... encore !... mais dites-moi donc ce que je puis faire pour que vous ne le soyez pas ?

ANAÏS.

Il faudrait me comprendre, monsieur... il faudrait deviner ce que je ne puis vous dire sans mourir de honte.

FERRIER.

Qu’entends-je ?...

ANAÏS.

J’ai été si injuste, si cruelle envers vous, que de ma part vous ne pouvez rien attendre qui ne soit injuste et cruel... Je vous ai fait bien du mal... mais si vous saviez ce que je souffre, si vous saviez que je donnerais la moitié de ma vie pour n’avoir point écrit cette fatale lettre !...

FERRIER.

Il se pourrait !

Air : Ce titre de soldat m’honore

ANAÏS.

Car cette lettre est pour vous une offense,

Et pour mon cœur un éternel tourment :

C’en est donc fait, toute espérance

M’est enlevée !... Et cependant,

Moi, qui dédaignais, orgueilleuse,

Ce nom si beau qu’on voulait me donner,

Je pourrais encore être heureuse,

Si vous pouviez encor me pardonner !

L’orchestre continue piano jusqu’à la fin.

FERRIER.

Anaïs !... ma femme !...

ANAÏS.

Je suis si glorieuse de votre passé, que je veux ma part de votre avenir... Oui, je serai fière de vos triomphes, heureuse de votre bonheur, et si vous mourez... je mourrai !

 

 

Scène XV

 

ANAÏS, FERRIER, LE MARQUIS et BERNARD

 

BERNARD.

Par ici, Monsieur le marquis, par ici !

LE MARQUIS.

Une Cruzac dans une caserne ! quel scandale !... Ah ! colonel, je n’ai pas perdu de temps... vous le voyez... à peine avais-je reçu...

ANAÏS, à part.

Ma lettre !...

Haut.

Vous l’avez lue, mon père ?

LE MARQUIS.

Certes... ton mari m’écrit de venir à l’instant même... et me voilà.

ANAÏS.

Mon mari ?... cette lettre est donc de lui ?...

LE MARQUIS.

Sans doute... tiens.

Il la montre.

ANAÏS.

Ah !

Bas à Ferrier.

Je vous remercie de n’avoir pas envoyé la mienne.

LE MARQUIS.

Ah ça, qu’y a-t-il de nouveau ?... pourquoi m’appelle-t-on à cinq heures du matin ?...

FERRIER.

Monsieur le marquis, la guerre est déclarée... j’ai reçu l’ordre de partir ce matin même.

ANAÏS.

Et votre fille ne pouvait pas vous quitter sans vous embrasser encore une fois.

FERRIER.

Que dit-elle ?

LE MARQUIS.

Comment ! me quitter ! où vas-tu donc ?

ANAÏS, souriant.

À Berlin.

BERNARD.

Bravo ! la voilà formée !

LE MARQUIS.

À Berlin !

ANAÏS, d’un petit air décidé.

Je vais faire la campagne de Prusse... avec mon mari.

FERRIER.

Anaïs !... veux-tu donc me rendre fou de bonheur ?...

ANAÏS, bas.

Je veux remplacer Thérèse Garnier. 

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