La Sarabande du Cardinal (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 29 mai 1856.

 

Personnages

 

LE DUC DE CHANILLAC, soixante ans

LE COMTE STABS, trente ans

BAPTISTE

CAPRICE

GIFLOTTE

 

Paris, de nos jours.

 

Le salon de Caprice, très riche et de très bon goût. Portes au fond, à droite et à gauche ; une cheminée entre ces deux portes. Portes latérales. Un canapé à droite ; un guéridon au milieu du théâtre ; une toilette à gauche. Chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

GIFLOTTE, puis CAPRICE

 

GIFLOTTE, à la porte de Caprice, à gauche, à la cantonade.

Ma maîtresse n’y est pas, Monsieur... je ne sais pas à quelle heure elle reviendra... Eh ben !... il s’installe !...

Quittant la porte.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?... Le comte Stabs qui ne paraît plus ici, ce monsieur Melven qui s’y établit de force, ma maîtresse qui écrit sans me dire à qui elle écrit, qui sort sans me dire où elle va ?... hum !... Il y a quelque chose dans l’air.

CAPRICE, entrant.

Il n’est venu personne ?

GIFLOTTE.

Si fait, Madame...

CAPRICE.

Juliette est venue ?...

GIFLOTTE.

Non, Madame.

CAPRICE.

Ah !

GIFLOTTE.

Mais il vient de venir...

CAPRICE.

Stabs est ici ?

GIFLOTTE.

Non, Madame.

CAPRICE, passant à gauche.

Je perds la tête !... pourquoi serait-il venu ce soir plus que les autres soirs ?

GIFLOTTE.

Madame, il y a là...

CAPRICE, repassant à droite.

Je viens de chez Juliette... elle n’était pas chez elle...

GIFLOTTE.

Mademoiselle Juliette joue en premier, elle devait être au théâtre...

CAPRICE.

Je lui avais écrit... pourquoi ne me répond-elle pas ?

GIFLOTTE.

Madame, on a apporté...

CAPRICE.

Il lui est pourtant bien facile de se faire dire par Paul tout ce que je veux savoir ; pourquoi ne me répond-elle pas ?

GIFLOTTE.

On a apporté une lettre, Madame.

Elle la prend sur le guéridon et la lui donne.

CAPRICE.

Une lettre de Juliette ?

GIFLOTTE.

Je n’en sais rien, Madame.

CAPRICE.

Oui, c’est d’elle... pourquoi ne me dis-tu pas tout de suite qu’il y a une lettre ?

GIFLOTTE.

Madame ne me laisse pas parler !

CAPRICE, lisant.

« Cher ange... j’ai interrogé Paul... c’est un garçon qui fait bien les choses, quand on ne lui demande que des renseignements... il a bavardé pour vingt-cinq louis !... La femme dans la loge de qui tu as aperçu ton comte Stabs à l’Opéra, est la duchesse de Chanillac... elle à vingt-deux ans... Paul dit qu’elle est jolie... tu l’as vue du reste... le duc est vieux, c’est un Don Juan en retraite... Stabs aime la duchesse... cela n’est un secret pour personne, excepté pour le mari... méfie-toi... On parle au ministère d’envoyer le duc de Chanillac à Naples... la duchesse partirait avec lui, et Stabs ferait sans doute l’impossible pour être du voyage... méfie-toi... Les hommes de viennent de plus en plus méprisables ! Je t’embrasse. Juliette. » Stabs aime la duchesse, cela n’est un secret pour personne !... Du papier, Giflotte, de l’encre...

Elle s’assied près du guéridon.

Tu vas aller chez le comte.

GIFLOTTE.

Bien, Madame...

Elle sort à gauche.

CAPRICE, jetant la plume et se levant.

Décidément, je suis folle !... me mettre en colère, moi, Caprice !... écrire à un amant qui s’en va quatre pages de reproches et d’injures !... mieux vaut prendre un parti !...

GIFLOTTE, entrant.

Madame...

CAPRICE.

C’est dommage... Stabs était parfois bien amusant... comment diable vais-je me distraire maintenant ?... Tiens ! je vais faire ce que je fais toujours quand je m’ennuie, je vais écrire à Melven de venir travailler à mon portrait... Il me fera la cour...

Elle s’assied au guéridon.

GIFLOTTE.

Monsieur Melven est ici, Madame...

CAPRICE.

Melven ici, et tu ne me le dis pas ?...

Elle se lève.

GIFLOTTE.

J’ai ouvert dix fois la bouche pour vous le dire.

CAPRICE.

Melven chez moi, ce soir... décidément les artistes ont de l’esprit...

Elle sort à gauche.

GIFLOTTE.

Cela est clair... la démission du comte est acceptée ; c’est monsieur Melven qui est nommé... nous quittons les affaires étrangères... nous passons aux Beaux-Arts...

On sonne.

C’est singulier ! on dirait le coup de sonnette du comte.

 

 

Scène II

 

STABS, GIFLOTTE, puis LE DUC

 

GIFLOTTE.

C’est vous, Monsieur !

STABS.

C’est moi... Entrez, duc !...

Entre le duc.

GIFLOTTE.

Comment, Monsieur, c’est vous ?...

STABS.

Sans doute ; est-ce que ta maîtresse n’est pas chez elle ?

GIFLOTTE.

Si fait, Monsieur !...

STABS.

Dis-lui que je suis ici...

GIFLOTTE.

Vous voulez voir ma maîtresse, Monsieur ?...

STABS.

Certainement... Asseyez-vous, duc.

GIFLOTTE.

Ah ! mon Dieu !...

STABS.

Il se passe quelque chose, Giflotte ?

GIFLOTTE.

Il ne se passe rien ; – mais il y a un grand mois que vous n’étiez venu... la surprise... je vais prévenir ma maîtresse, Monsieur.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène III

 

STABS, LE DUC

 

LE DUC.

Nous avons parfaitement dîné... Le chambertin des Provençaux

Chantonnant.

est bien du chambertin...

STABS.

Si vous avez envie de chanter, due, ne vous gênez pas, chantez...

LE DUC.

Je n’ai pas envie de chanter... Chez qui sommes-nous, Stabs ?...

STABS.

Devinez.

LE DUC.

Laissez-moi un peu m’orienter... un cigare à moitié fumé, je vois des pas d’homme...

STABS.

D’où vous concluez ?...

LE DUC.

Que je suis chez une femme...

STABS.

Pas mal... vous êtes chez une comédienne...

LE DUC.

Une comédienne qui joue le drame ?...

STABS.

Une comédienne qui joue le vaudeville.

LE DUC.

A-t-elle du talent ?

STABS.

Elle a un bien joli pied.

LE DUC.

Tu es son amant ?...

STABS.

Je suis son ami.

LE DUC.

Je vais lui baiser le bout des doigts et me faire conduire au ministère.

STABS.

Au ministère à huit heures du soir...

LE DUC.

Oui, Klimmer doit avoir reçu des dépêches dont j’ai besoin...

STABS.

Vous irez au ministère demain, duc...

LE DUC.

J’irai ce soir : je pars pour Naples samedi, et je n’ai pas de temps à perdre...

STABS.

Décidément vous allez à Naples ?...

LE DUC.

Décidément...

STABS.

Et vous ne m’emmenez pas ?

LE DUC.

Je ne t’emmène pas... tu n’es pas nommé...

STABS.

Vous n’auriez qu’un mot à dire...

LE DOC.

Je ne le dirai pas... tout ce que je puis te promettre est que dans le cas où il serait question de t’envoyer à Naples avec moi, je m’y opposerais de toutes mes forces.

STABS.

Mais pour quel motif ?

LE DUC.

J’ai mes raisons, ne me parle plus de cela ; nous avons parfaitement dîné...

STABS.

Tenez... je donnerais beaucoup pour que vous eussiez commis un crime.

LE DUC, riant.

Un crime !...

STABS.

Et pour connaître ce crime...

LE DUC.

Tu me dénoncerais ?

STABS.

Non, je me tairais.

LE DUC.

À la bonne heure...

STABS.

Je me tairais... mais en vous menaçant de parler, je vous forcerais à m’emmener à Naples, avec vous ;

À part.

et c’est ce que je vais essayer de faire aujourd’hui... Justement, voici Caprice.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, STABS, CAPRICE

 

CAPRICE, à Stabs.

Ah ! c’est vous, monsieur le comte...

Elle s’arrête en apercevant le duc.

LE DUC, à part.

Elle est très jolie...

STABS.

Caprice, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur le duc de Chanillac...

CAPRICE.

Monsieur le duc de...

STABS.

Un de nos diplomates les plus distingués, auteur de deux brochures. Avez-vous lu les brochures de monsieur le duc de Chanillac, Caprice ?...

CAPRICE.

Je ne les ai pas lues, mais je les lirai...

STABS.

Vous ferez bien... Duc... mademoiselle Caprice, du théâtre des Variétés...

LE DUC.

Mademoiselle...

STABS.

Caprice a joué trois rôles à Paris... après le premier, la critique a parlé de ses yeux ; après le second, la critique a parlé de ses bras ; après le troisième, la critique a parlé de ses jambes...

LE DUC.

Le jour où vous créerez votre quatrième rôle, Mademoiselle, je ne manquerai pas de lire tous les feuilletons...

CAPRICE, au duc.

Est-ce que vous ne m’avez pas vue jouer ?...

LE DUC.

Si fait... je vous ai vu jouer il y a quinze jours... vous avez chanté un couplet en patois ; je n’y ai pas compris un mot, mais j’ai beaucoup applaudi...

CAPRICE.

Je vous en remercie.

STABS, au duc.

Baisez le bout des doigts de Caprice, duc...

LE DUC, après le baiser, à part.

Elle est particulièrement jolie !

STABS.

Et allez au ministère...

LE DUC.

J’irai au ministère un peu plus tard...

CAPRICE, au duc.

Le comte vous renvoie ?...

LE DUC, riant.

Il est jaloux...

CAPRICE.

Le fait est qu’il en a le droit après une absence de cinq semaines...

STABS.

Jaloux de vous, duc !... en vérité je serais ici jaloux de tout le monde, excepté de vous.

CAPRICE.

Jaloux de tout le monde, me plaît assez.

LE DUC.

Tu me crois incapable de tromper un ami ?...

STABS.

Je vous crois incapable de dire deux phrases sans laisser percer votre caractère.

CAPRICE.

Monsieur le duc a donc un caractère ?...

STABS.

Le duc est un homme sérieux, Caprice... un homme qui reconnaît volontiers aux femmes le droit d’exiger de nous certaines politesses banales, certains égards de convention, mais dont la galanterie ne va pas plus loin. Le duc se vante haute ment de ne jamais avoir, toutes les fois qu’il s’est agi d’autre chose que d’une place à choisir dans une loge ou de la nuance d’une étoffe, courbé sa volonté devant la volonté d’une femme...

CAPRICE, au duc.

Cela est-il vrai, duc ?...

LE DUC.

Très vrai, Mademoiselle, et, si chargé de tempêtes que soit votre regard, l’éclair de vos beaux yeux ne me fera pas renier mes principes. Je n’aime pas qu’un homme s’humilie devant un désir de vous...

CAPRICE.

S’humilie !...

LE DUC.

Quand ce désir est déraisonnable, je tiens qu’il n’y a pas de mal à vous résister dans certaines occasions, pourvu qu’on vous résiste poliment, le chapeau à la main et le sourire sur les lèvres ; je pense enfin que cette tenue, que cette dignité bonne en général chez tous les hommes, est en particulier absolument in dispensable chez un diplomate.

CAPRICE.

Je vous remercie au moins de m’avoir avertie.

Caprice sourit et remonte.

STABS.

Voilà déjà votre succès bien compromis, mon cher duc... Je n’aurais pour vous achever qu’à répéter ce que vous m’avez dit pendant le dîner à propos de ce portrait...

LE DUC.

Je le répéterais sans hésiter...

STABS.

Devant Caprice ?

LE DUC.

Devant Mademoiselle...

CAPRICE, s’asseyant à la gauche du guéridon.

Répétez-le, duc... De quoi s’agissait-il ?...

LE DUC, s’asseyant à la droite du guéridon, après un signe de Caprice.

D’une chose fort simple... Il y a dans mon cabinet de travail les portraits des plus célèbres diplomates...

CAPRICE.

Le vôtre y est-il, duc ?

LE DUC.

Oui, Mademoiselle... mon buste en bronze est sur la cheminée... Il y a, vous dis-je, dans mon cabinet, le portrait de tous les hommes d’État distingués... un seul marque...

CAPRICE.

Lequel, mon Dieu ?...

LE DUC.

Celui du cardinal de Richelieu...

CAPRICE.

Pauvre cardinal... Que vous a-t-il fait ?

LE DUC.

Il a avili devant une femme sa qualité d’homme d’État... il s’est conduit d’une façon ridicule pour plaire à Anne d’Autriche...

CAPRICE.

J’ai lu cela, il me semble.

STABS.

Dans l’histoire ?

CAPRICE.

Non, dans Alexandre Dumas.

LE DUC.

Anne d’Autriche lui fit savoir qu’elle aurait du plaisir à lui voir danser une sarabande en costume de Pantalon... Savez-vous ce que fit le CARDINAL ?...

CAPRICE.

Parbleu !... cela n’est pas difficile à deviner, il se déguisa et il dansa...

LE DUC.

Oui, Mademoiselle, il se déguisa et il dansa... voilà pourquoi son portrait ne se trouve pas dans mon cabinet de travail...

CAPRICE, se levant.

Vous avez été sévère, duc...

LE DUC, se levant.

J’ai été juste...

CAPRICE.

Je comprends maintenant l’absence du comte ; vous l’aurez converti sans doute, et c’est à vos belles théories que je dois d’être restée plus d’un mois sans le voir.

STABS.

Vous êtes-vous ennuyée, Caprice ?... M. Melven n’est-il pas quelquefois venu vous distraire ?

CAPRICE, se levant.

M. Melven, le peintre ?...

STABS.

Oui, M. Melven, que je trouvais, il y a un mois, si souvent ici...

CAPRICE.

C’est qu’il faisait mon portrait, et que mon sourire est, à ce qu’il paraît, difficile à saisir...

STABS.

La Guimard aussi avait un sourire difficile à saisir... Fragonard, qui était un peintre spirituel, comme M. Melven, mit deux ans à faire son portrait... Au bout de ces deux ans, la Guimard mit Fragonard à la porte...

CAPRICE.

Le portrait était terminé ?

STABS.

Non. Ce fut David qui l’acheva... Où en est votre portrait, Caprice ? Est-ce toujours Fragonard, ou bien le tour de David est-il venu ?

CAPRICE.

Monsieur le comte, vous ne veniez pas une fois chez moi, jadis, sans m’apporter des bonbons... vous reparaissez aujourd’hui et vous ne m’apportez que des impertinences... j’aimais mieux les bonbons...

STABS.

Pardonnez-moi... je vais vous chercher les friandises que vous aimez.

LE DUC, à part.

Elle le renvoie.

STABS, à Caprice.

Je vous laisse avec le duc.

Il remonte.

LE DUC, à lui-même.

Hum !... quel regard !...

CAPRICE, au duc.

Vos principes vous permettent-ils de prendre une tasse de thé chez moi, Monsieur ?

LE DUC.

Comment donc, Mademoiselle...

CAPRICE, au duc.

Pardonnez-moi ; deux ou trois ordres à donner...

LE DUC, à part.

Quel sourire !...

CAPRICE, remontant, et bas à Stabs.

Pourquoi m’avez-vous amené ce diplomate, ennemi des sarabandes ?...

STABS, bas.

Pour que tu lui en fasses danser une...

CAPRICE, bas.

Quel intérêt avez-vous donc à le rendre ridicule ?

STABS.

Un intérêt immense, Caprice ; et si tu veux me seconder...

Ils sortent à droite.

 

 

Scène V

 

LE DUC, seul

 

J’ai toujours remarqué que les femmes se jettent volontiers à la tête des gens qui leur savent parler avec une certaine froideur. Je n’ai pas fait à cette petite l’effet d’un homme ordinaire, et je gagerais que la façon dont j’ai traité Richelieu lui a paru virile. Elle a été étonnée. Tu me dois une revanche, mon cher Stabs, et je vais la prendre... Voyons, elle est comédienne... elle se nomme Caprice... cela en dit assez. Je ne serais cependant pas fâché d’avoir quelques renseignements.

Entre Giflotte portant un plateau qu’elle pose sur le guéridon.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, GIFLOTTE

 

LE DUC, à part.

Je vais adroitement interroger cette bonne.

Haut.

On prétend que beaucoup de personnes viennent chez ta maîtresse et lui font la cour...

GIFLOTTE.

Cela n’est pas incroyable, Monsieur...

LE DUC.

Il se pourrait, malgré l’affection qu’elle a sans doute pour le comte Stabs, qu’au milieu de cette foule d’adorateurs, elle distinguât quelqu’un.

GIFLOTTE.

Des personnes généralement bien informées supposent que cela pourrait bien arriver, Monsieur...

LE DUC.

On dit que personne, mieux que toi, ne peut savoir la vérité sur ce sujet...

GIFLOTTE.

Il se peut que cela soit, Monsieur...

LE DUC.

Alors, tu vas me dire...

GIFLOTTE.

Tout, Monsieur.

LE DUC.

Ah !...

GIFLOTTE.

On prétend que Madame est jolie. On affirme qu’elle a dix huit ans. On croit généralement que ces deux qualités suffisent pour que Madame ait beaucoup d’amoureux. Certaines personnes font entendre que, comme Madame est actrice et vit dans un monde un peu léger, il se pourrait bien qu’elle ne fût pas insensible à l’amour que l’on paraît avoir pour elle ; mais d’autres personnes soutiennent que le respect qu’elle doit avoir pour monsieur le comte ne peut manquer de la retenir...

Elle remonte derrière le guéridon.

LE DUC.

Hum ! hum !... et sur ce peintre, ce monsieur Melven, tu ne sais rien de plus positif ?

GIFLOTTE.

On prétend...

LE DUC.

Je ne te demande pas ce qu’on prétend, je te demande ce que tu sais...

GIFLOTTE, redescendant.

Je ne sais rien, Monsieur, mais je vais vous indiquer un moyen bien simple de savoir la vérité.

LE DUC.

Lequel ?

GIFLOTTE.

Interrogez ma maîtresse ; vous êtes l’ami de monsieur le comte. Si elle n’aime pas monsieur Melven, elle vous l’avouera très ingénument.

LE DUC.

Oui, mais si elle aime monsieur Melven ?

GIFLOTTE.

Ah ! si elle l’aime, elle ne vous en dira probablement pas moins qu’elle ne l’aime pas ; mais alors elle mentira, et si vous regardez bien, vous vous en apercevrez.

LE DUC, à part.

Le diable l’emporte !...

Entre Caprice. À part.

Cette femme de chambre a des dispositions pour la diplomatie.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, CAPRICE, GIFLOTTE

 

CAPRICE, à elle-même.

Voilà un petit complot assez infâme, mon cher Stabs... mais, je ne serai point votre dupe !... Giflotte !...

GIFLOTTE, bas.

Madame !...

CAPRICE, au duc.

Vous permettez, monsieur le duc !...

À Giflotte.

Dis à Melven d’esquisser un portrait du cardinal de Richelieu. Il aura sans doute le tableau à faire.

GIFLOTTE, bas.

Bien, Madame.

Giflotte sort.

 

 

Scène VIII

 

CAPRICE, LE DUC

 

LE DUC, à part.

Soyons pressant, mais restons digne !...

CAPRICE, à part.

Puisqu’il le veut, faisons danser ce duc... mais, c’est vous, monsieur le comte, qui paierez les violons !...

Faisant signe au duc de s’asseoir et s’asseyant elle-même.

Mettez-vous du rhum dans votre thé ?

LE DUC.

Du rhum ?...

CAPRICE.

Oui, du rhum.

LE DUC.

Je n’en mets pas.

CAPRICE.

Vous avez tort. Ah çà ! vraiment, est-ce que vous ne laissez jamais là, quand vous parlez à une femme, cet air olympien ?... Il doit cependant y avoir des instants où vous descendez du haut de votre cravate...

LE DUC.

Ho ! ho !...

CAPRICE.

Quand vous avez bien dîné par exemple, et que vous avez bu du chambertin...

LE DUC.

C’est possible... le chambertin est un conseiller pernicieux et la chair est forte...

CAPRICE.

Est faible, voulez-vous dire...

LE DUC.

C’est la même chose.

CAPRICE.

Mettez donc un peu de rhum, c’est très bon. Tenez, dut, il y a une chose dont j’ai bien envie...

LE DUC.

De quoi avez-vous envie ?...

CAPRICE.

Je voudrais vous réconcilier avec le cardinal de Richelieu.

LE DUC.

Je ne lui pardonnerai jamais sa sarabande ; je l’admire du reste comme homme politique, et l’on a pu remarquer dans la mission dont j’ai été chargé il y a deux ans...

CAPRICE.

Vous avez été chargé d’une mission...

LE DUC.

Oui, près de l’électeur de Brockenstein... Stabs était mon secrétaire... c’est même de là que date certain serment que j’ai fait de ne pas l’emmener une seconde fois...

CAPRICE.

Eh ! mon Dieu ! que vous a-t-il fait ?... Est-ce qu’il aurait, lui aussi, dansé une sarabande ?...

LE DUC.

Ce qu’il m’a fait... j’étais, vous dis-je, chargé d’une mission près de l’électeur de Brockenstein. Je séduisis l’électeur, Stabs séduisit je ne sais quelle danseuse. Ma mission réussit et c’est à Stabs que l’on en tînt compte.

CAPRICE, à part.

Les danseuses ont souvent de hautes influences.

LE DUC.

Je n’ai jamais compris pourquoi...

CAPRICE.

Cela n’est pourtant pas difficile à comprendre... Pourquoi vous êtes-vous fait diplomate, duc ?...

LE DUC.

Parce que j’ai trois cent mille livres de rente, et que j’ai pensé que les gens riches doivent à leur pays le sacrifice de leur intelligence.

CAPRICE.

Voilà de nobles sentiments... prenez encore un peu de rhum, tenez, et un peu de thé dans votre rhum.

LE DUC.

Merci...

CAPRICE.

C’est égal, vous avez été sévère pour Richelieu... tout homme eût fait ce qu’il a fait...

LE DUC.

Non, Caprice.

CAPRICE.

Vous dites ?...

LE DUC.

Non, Mademoiselle...

CAPRICE.

Vous disiez mieux...

LE DUC.

Non, Caprice. Un homme, un diplomate surtout, doit toujours garder sa dignité !...

Il lui baise la main.

Et les femmes elles mêmes estiment les gens qui ont le courage de leur refuser certains sacrifices...

CAPRICE.

Le croyez-vous, duc ?...

LE DUC.

J’en suis sûr...

CAPRICE.

Vous avez peut-être raison. Ainsi, vous, vous n’auriez pas dansé ?...

LE DUC.

Non, certes...

CAPRICE.

Mais comment vous seriez-vous tiré de là ?...

LE DUC.

J’aurais dit à la reine...

CAPRICE.

Vous auriez dit à la reine ?...

LE DUC.

J’aurais dit à la reine... Je prie Votre Majesté de...

Entre Giflotte.

CAPRICE.

Vous me direz cela demain... Que veux-tu, Giflotte...

GIFLOTTE.

Madame, c’est Baptiste...

CAPRICE, se levant.

Baptiste !...

À part.

Ah !... Stabs n’a pas perdu de temps !...

GIFLOTTE.

Il vient du théâtre...

CAPRICE.

Encore le théâtre !

LE DUC, qui s’est levé.

Qu’est-ce que ce Baptiste ?...

CAPRICE.

C’est l’homme qui nous apporte nos bulletins de répétition...

GIFLOTTE.

Il voudrait vous parler... faut-il le faire entrer, Madame.

CAPRICE.

Sans doute.

Giflotte sort.

LE DUC.

Il faut avouer que le théâtre est parfois une chose impatientante...

CAPRICE.

Oui... le métier de comédienne, n’est pas un métier de paresseuse...

 

 

Scène IX

 

LE DUC, CAPRICE, BAPTISTE, GIFLOTTE

 

BAPTISTE.

Madame, Monsieur, la compagnie...

CAPRICE.

Que se passe-t-il donc, Baptiste ?...

BAPTISTE.

Ah ! Madame, je vous prie de ne pas me faire mettre à la porte...j’aurais dû vous le dire plus tôt, mais il est encore temps...

CAPRICE.

Qu’auriez-vous dû me dire plus tôt ?...

BAPTISTE.

Mademoiselle Albertine est malade, et vous jouez Muscade à dix heures...

LE DUC.

Aujourd’hui ?...

Il remonte.

CAPRICE.

C’est impossible...

BAPTISTE.

Si vous ne jouez pas, Madame, on saura que j’ai oublié de vous prévenir et on me mettra à la porte...

CAPRICE.

Giflotte !

GIFLOTTE.

Madame !

CAPRICE.

Vois un peu si la brochure de Muscade est sur la table...

Giflotte sort.

BAPTISTE.

Ne me faites pas mettre à la porte, Madame, j’ai quatre femmes et un enfant.

CAPRICE.

Vous dites ?...

BAPTISTE.

Je veux dire que j’ai une femme et quatre enfants...

CAPRICE.

Duc ?

LE DUC.

Caprice !

CAPRICE.

Donnez quelque chose à cet homme pour ses quatre enfants...

LE DUC.

Tenez, mon ami...

BAPTISTE.

Merci, Madame...

CAPRICE, allant à Baptiste.

C’est bien, Baptiste... je jouerai.

BAPTISTE.

Merci, Madame, merci !

Il sort.

GIFLOTTE, entrant.

Voici la brochure, Madame...

CAPRICE.

Neuf heures moins un quart... Trois quarts d’heure pour répéter... une demi-heure pour aller au théâtre et m’habiller... c’est plus de temps qu’il ne m’en faut.

Giflotte prend un plateau sur le guéridon et sort.

 

 

Scène X

 

CAPRICE, LE DUC

 

CAPRICE.

Stabs a bien fait de venir ce soir, il va me faire répéter...

LE DUC.

Comment, c’est Stabs ?...

CAPRICE.

Il m’a fait répéter tous mes rôles ; Muscade est même celui qu’il aime le mieux...

LE DUC.

Pourquoi cela ?...

CAPRICE.

Parce qu’en me donnant la réplique, il est, à chaque instant, forcé de m’embrasser...

LE DUC.

Ah ! il vous...

CAPRICE.

Qu’avez-vous donc ?

LE DUC.

Est-ce que cela est difficile de vous faire répéter ?...

CAPRICE.

Non... il ne s’agit, pendant que je récite mon rôle, que de suivre sur la brochure et de m’avertir quand je ne dis pas ce qu’il faut...

LE DUC.

Cela est très simple...

CAPRICE.

Vous allez vous en aller, n’est-ce pas, duc ?

Elle se dirige à droite.

LE DUC.

Comment !...

CAPRICE.

Je ne pourrais rien faire de bon si je n’étais pas seule... seule avec la personne qui me fait répéter, bien entendu...

Elle s’assied.

LE DUC.

Et vous tenez particulièrement à ce que ce soit Stabs... Il me semble pourtant qu’avec un homme... mûr, un homme sérieux, vous répéteriez beaucoup mieux qu’avec cet écervelé !

CAPRICE.

Vous avez une vieille rancune contre le comte...

LE DUC.

Je vous ai dit quel tour il m’a joué...

CAPRICE.

Il faut vous venger...

LE DUC.

Comment ?...

CAPRICE.

Cherchez...

LE DUC.

Je ne demande pas mieux.

Il lui baise la main.

CAPRICE, se levant.

Eh ! duc !

STABS, qui est entré.

À merveille !

LE DUC.

C’est ma façon de chercher !...

 

 

Scène XI

 

CAPRICE, LE DUC, STABS

 

STABS.

Voici vos bonbons, Caprice...

Il les pose sur le guéridon.

CAPRICE.

Merci. Vous ne savez pas ce qui m’arrive : je joue Muscade ce soir, à dix heures...

STABS, à part.

Bravo !...

Haut.

Vous serez fort applaudie, car vous me paraissez très en train, et je ne vous ai jamais vue si jolie...

Il lui baise la main.

CAPRICE, lui donnant la brochure.

Vous allez me faire répéter ?...

STABS.

Sans doute !...

CAPRICE.

Allez-vous-en, duc !...

STABS.

Mettez des bonbons dans votre poche, duc.

Caprice lui offre les bonbons qu’elle prend sur le guéridon.

Baisez le bout des doigts de Caprice, et allez au ministère...

LE DUC, bas, et s’approchant de Caprice.

Renvoyez-le et gardez-moi...

CAPRICE, bas.

Plaît-il ?

LE DUC, bas.

Je vous ferai répéter...

CAPRICE, bas.

Vous ?

LE DUC.

Moi ! je suis sûr que je vous indiquerai d’excellentes intonations.

CAPRICE.

Je pense à une chose, comte.

STABS.

À quoi pensez-vous ?

CAPRICE.

Ce que j’ai surtout besoin de repasser, ce sont les couplets, vous ne pouvez pas les chanter avec moi. Vous qui chantez comme le roi Louis XV qui chantait faux. Encore une chose que j’ai lue dans Alexandre Dumas, duc !

LE DUC.

Cela est vrai... Louis XV chantait faux... Stabs chante plus faux encore... moi j’ai une voix très agréable...

STABS.

Mais, alors ?...

CAPRICE.

Savez-vous ce que vous feriez, comte, si vous étiez gentil ?... vous iriez prier de ma part Saint-Léger de venir lui-même me faire répéter les couplets...

STABS, à part.

Pas mal imaginé !...

Haut.

Je le trouverai au théâtre ?...

CAPRICE.

Au théâtre ou au café du théâtre...

STABS, rendant la brochure à Caprice.

Je vais le chercher... mais, en attendant qu’il vous fasse répéter les airs, qui vous fera répéter la prose !...

CAPRICE.

Monsieur le duc sera peut-être assez bon...

STABS.

Comment, duc, vous consentiriez ?...

LE DUC.

Pour tirer Mademoiselle d’embarras...

STABS.

Voilà une complaisance dont je vous remercie...

LE DUC.

Il n’y a pas de quoi... tu vas aux Variétés ?...

STABS.

Oui...

LE DUC.

Eh ! mais... il n’y a pas très loin des Variétés au ministère...

STABS.

Eh ! mais... une petite demi-lieue !

LE DUC.

Fais-moi donc le plaisir de passer au ministère et de demander à Klimmer... tu le trouveras chez lui... si les dépêches que j’attends sont arrivées.

STABS.

Vous voulez que ce soit moi qui aille ?...

LE DUC.

J’y serais bien allé moi-même ; mais puisqu’il faut que je fasse répéter...

STABS.

C’est juste...

CAPRICE, s’asseyant.

Mettez des bonbons dans votre poche, comte, et allez au ministère.

Le duc s’empresse de lui en offrir.

STABS, au duc.

J’irai.

Bas à Caprice.

Avant une heure, il sera à vos pieds !...

Haut.

Je prends votre voiture...

Il sort.

LE DUC.

Bien !... bien !...

À part.

Je donnerais cinquante louis pour que mon cocher eût l’intelligence d’aller au pas.

 

 

Scène XII

 

CAPRICE, LE DUC

 

CAPRICE.

Vous êtes un homme d’esprit, duc !

LE DUC.

Un diplomate marche toujours à son but, Caprice... Il y marche d’une façon détournée peut-être... mais il y marche !...

CAPRICE.

Vous avez un but ?...

LE DUC.

J’en ai un.

CAPRICE.

Si je vous demandais quel est ce but, cela vous embarrasserait peut-être...

LE DUC.

Cela ne m’embarrasserait pas du tout...

CAPRICE.

Peste !... alors je ne vous le demande pas...

LE DUC, s’approchant.

Je vais vous le dire.

CAPRICE, se levant.

Répétons, duc... Je n’ai pas de temps à perdre... Tenez un peu la brochure.

LE DUC.

Répétez-vous la première scène ?...

CAPRICE.

Non, la scène troisième... La scène avec Chicandard... c’est une des plus importantes...

LE DUC.

Chicandard... qu’est-ce que cela, Chicandard ?

CAPRICE.

C’est un étudiant de treizième année.

LE DUC.

Quel monde !

CAPRICE.

Aimeriez-vous mieux que les auteurs tournassent en ridicule des personnages importants... des diplomates, par exemple ?

LE DUC.

Il ferait beau voir qu’ils eussent cette audace !...

CAPRICE.

Y êtes-vous ?

LE DUC.

Oui, scène troisième... Muscade, puis Chicandard.

CAPRICE.

C’est drôle ! cela me fait quelque chose de répéter avec vous...

LE DUC.

Ô Caprice !

CAPRICE.

Comment vous appelle-t-on ?...

LE DUC.

Le duc de Chanillac...

CAPRICE.

Je vous demande votre petit nom ?

LE DUC.

Mon petit nom est Alphonse.

CAPRICE.

Ah !... répétons !

LE DUC.

Allons, allons, répétons !...

Il s’assied à droite.

CAPRICE, jouant.

« Mais je ne me trompe pas, ce personnage grotesque, ce huron qui se drape dans une toile à matelas semée d’écailles d’huître... c’est mon traître, c’est Chicandard !... »

LE DUC.

On vous fait dire de jolies choses au théâtre...

CAPRICE.

Je suis pressée, duc... à la réplique.

LE DUC.

Vous avez à dire : « C’est bien lui. »

CAPRICE.

Donnez-moi la réplique, au moins...

LE DUC.

La réplique est : du moelleux surtout...

CAPRICE.

Dites toute la phrase, que je sache un peu ce que je deviens pendant que l’acteur parle...

LE DUC, lisant.

Ohé, les titis, les balocheuses, les flambards et les chaloupeuses !... ohé ! du moelleux, mes amours, et de la décence. Du moelleux surtout.

CAPRICE.

Ah çà ! est-ce que vous croyez que je peux répéter si vous lisez comme cela ?

LE DUC.

Comment est-ce que je lis ?

CAPRICE.

Vous avez l’air de porter le diable en terre ; mettez-y un peu d’animation...

LE DUC.

Vous ne prétendez pas, sans doute, me faire jouer le rôle de Chicandard ?...

CAPRICE.

Non, mais ayez au moins l’air de comprendre ce que vous lisez.

LE DUC.

Je rougirais de comprendre de pareilles turpitudes...

CAPRICE.

Duc, il est neuf heures dix... Levez-vous et venez ici... Que cette répétition me serve au moins à quelque chose !...

LE DUC, se levant.

Ah !...

CAPRICE.

Allez maintenant !...

LE DUC.

Du moelleux, mes amours, et de la décence... du moelleux surtout.

CAPRICE.

« C’est bien lui, je reconnais son cuivre. »

Au duc.

Eh bien ! à vous.

LE DUC.

Permettez, je ne comprends pas... que veut dire : « Je reconnais son cuivre ?... »

CAPRICE.

Je reconnais son accent, parbleu... sa voix !...

LE DUC.

Quel style, mon Dieu !... quelle littérature !...

CAPRICE.

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur la littérature... un peu vite, duc.

Jouant.

C’est bien lui... je reconnais son cuivre...

LE DUC.

Allons, va pour son cuivre...

Lisant.

« Voilà un être qui a une démarche soignée, ce doit être une duchesse ou une lingère !... »

CAPRICE.

« Te voilà, gueux ! »

LE DUC.

« Ce n’est pas une duchesse. »

CAPRICE.

Paltoquet ! »

LE DUC.

« Je suis reconnu... aurais-je déjà eu le plaisir de rencontrer Madame dans le monde ? »

CAPRICE.

Si vous dites cette phrase comme cela, où sera l’effet ?

LE DUC.

Comment faut-il la dire ?

CAPRICE.

Comme ceci : « Aurais-je déjà eu le plaisir de rencontrer Madame dans le monde ? »

LE DUC.

Ah ! il faut la dire comme cela ?

CAPRICE.

Sans doute.

LE DUC, l’imitant gauchement.

Allons : « Aurais-je déjà eu le plaisir de rencontrer Madame dans le monde ? »

CAPRICE.

À la bonne heure ! Il y a ici une passade... Vous passez à droite en me prenant la taille et en m’embrassant...

LE DUC.

En vous prenant la taille ?...

CAPRICE.

Oui, voilà un des passages dans lesquels le comte était impatientant...

LE DUC.

Oh ! oh !

CAPRICE.

Tâchez de bien exécuter ce mouvement, duc !

LE DUC.

Oh ! oh !

CAPRICE.

Je suis pressée, Alphonse.

LE DUC.

Oh !...

Il l’embrasse.

CAPRICE.

Allons, pour une première fois, cela n’a pas marché trop mal... Reprenons la scène et ne nous arrêtons pas.

LE DUC.

Reprenons. « Ohé les titis, les balocheuses, les flambards, les chaloupeuses !... ohé !... du moelleux, mes amours, et de la décence ! Du moelleux, surtout. »

CAPRICE.

« C’est bien lui, je reconnais son cuivre. »

LE DUC.

« Aurais-je déjà eu le plaisir de rencontrer Madame dans le monde ? »

Il embrasse Caprice plusieurs fois de suite.

CAPRICE.

En voilà assez, duc.

LE DUC.

Reprenons-nous encore ?

CAPRICE.

C’est inutile : vous allez très bien maintenant.

LE DUC.

Il est évident que si nous autres, gens du monde, voulions nous en mêler...

CAPRICE.

Moi, je sens que je joue mal et je sais pourquoi. Je ne puis me figurer que vous êtes Chicandard. Vous avez beau altérer la pureté de votre organe, il reste toujours dans toute votre personne...

LE DUC.

Une grande majesté, n’est-ce pas ?

CAPRICE.

Oui, une majesté dont il faudrait amortir l’éclat.

LE DUC.

C’est difficile...

CAPRICE.

On peut essayer.

Elle veut lui faire un turban avec un châle.

LE DUC.

Que faites-vous ?

CAPRICE.

Je tâche de vous faire ressembler à Chicandard.

LE DUC.

Cela n’est pas nécessaire...

CAPRICE.

Mettez ce turban, duc.

LE DUC.

Je ne le mettrai pas.

CAPRICE.

Si vous ne le mettez pas, je n’arriverai jamais à répéter convenablement... Je ne jouerai pas ce soir, et Baptiste sera renvoyé.

LE DUC.

Tant pis pour Baptiste.

CAPRICE.

Si Baptiste est renvoyé à cause de moi, je ne remettrai certainement pas les pieds au théâtre. Je romprai mon engagement.

LE DUC.

Tant pis pour le théâtre.

CAPRICE.

Si je romps mon engagement, le théâtre sera fermé dans quinze jours. Les actionnaires seront ruinés.

LE DUC.

Tant pis pour les actionnaires.

CAPRICE.

Si les actionnaires sont ruinés, on s’en ressentira à la Bourse. Il y aura une liquidation désastreuse, et le crédit public sera ébranlé.

LE DUC, souriant.

Le crédit public sera ébranlé ?

CAPRICE.

Dans sa base !... Mettez ce turban... duc !...

LE DUC.

Quand les destins de l’Europe en devraient dépendre, je ne le mettrai pas.

CAPRICE.

Je ne vous parle pas des destins de l’Europe, je vous parle de moi. Il s’agit seulement d’un désir, d’une de ces volontés char mantes dont je porte le nom... d’un caprice... mettez ce turban, duc !...

LE DUC.

Non !

CAPRICE.

Mets ce turban, Alphonse...

LE DUC.

Non ! je ne le mettrai pas !...

CAPRICE, avec dépit, jetant le turban.

Ah !...

Avec dignité.

Adieu, duc !...

LE DUC.

Comment ?

CAPRICE.

Vous m’avez fait répéter. Je veux, pour vous remercier de cette complaisance, vous apprendre une chose que l’on sait à vingt ans, mais que l’on oublie, il paraît, à soixante.

LE DUC, à demi voix.

Mais, je n’ai pas soixante...

CAPRICE.

Vous m’avez dit vos théories, je veux vous faire connaître les miennes : Les femmes, sachez-le, duc, sont particulièrement jalouses du droit qu’elles ont d’être fantasques dans leurs désirs et dans leurs volontés... C’est surtout quand elles n’ont pas le sens commun qu’elles tiennent à être obéies. Sachez cela, duc, et rappelez-vous que lorsqu’on n’est pas disposé à reconnaître ce droit, il est fort inutile de mettre les pieds chez une femme, surtout chez une comédienne... attendu qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, être comédienne, c’est être femme deux fois.

LE DUC.

Ah ! mon Dieu !... mais...

Entre Giflotte.

CAPRICE, à Giflotte.

Giflotte... reconduis monsieur le duc, et fais entrer Saint-Léger.

LE DUC.

Mais, je vous aime, Caprice ; on ne quitte pas ainsi un homme qu’on a rendu fou !...

CAPRICE.

Si vous m’aimiez, vous feriez ce que je veux !...

Elle sort à gauche.

LE DUC.

Ah ! Caprice !...

 

 

Scène XIII

 

LE DUC, GIFLOTTE

 

GIFLOTTE.

Eh ! Monsieur... il faut que Madame vous porte beaucoup d’intérêt pour vous traiter ainsi... que lui avez-vous donc fait ?

LE DUC.

J’ai refusé de me mettre en Turc !

GIFLOTTE.

Et pourquoi ne pas vous mettre en Turc, et même en Sauvage, si cela lui fait plaisir.

LE DUC.

On se moquerait de moi.

GIFLOTTE.

Pensez-vous qu’on ne se moquera pas de vous quand on saura de quelle façon vous êtes sorti d’ici ?...

LE DUC.

Ah ! je ne sais ce que j’éprouve ; le chambertin, le thé, le rhum... le rhum dans le thé, le thé dans le rhum... et puis cette femme qui rit, qui supplie, qui ordonne, qui se met en colère, qui s’apaise... qui... je n’ai jamais vu cela !...

GIFLOTTE.

Vous m’avez donc jamais vu de femme ?

LE DUC.

Giflotte !

GIFLOTTE.

Monsieur le duc...

LE DUC.

Je l’aime...

GIFLOTTE.

Mettez-vous en Turc, Monsieur...

LE DUC.

Ah !

GIFLOTTE.

Mettez-vous en Turc ou allez-vous-en.

LE DUC.

Non, on le saurait...

GIFLOTTE.

On ne le saura pas ; c’est de la discrétion que vous voulez... j’en vends : en achetez-vous ?

LE DUC.

Toi, c’est bien !... mais, elle ?...

GIFLOTTE.

Savez-vous ce qu’on fait, Monsieur, quand on tient à ce qu’une femme ne raconte pas une histoire...

LE DUC.

Non...

GIFLOTTE.

On ajoute à cette histoire un chapitre que la femme à son tour craigne d’entendre raconter...

LE DUC.

Oh ! je comprends !

GIFLOTTE.

Mettez-vous en Turc, Monsieur... c’est un costume qui donne de l’imagination...

LE DUC.

De l’imagination... j’en aurai, j’en ai. Et... elle renverra ce Saint-Léger ?...

GIFLOTTE.

Certainement.

À Caprice, qui entre par la gauche.

Eh ! Madame... voilà qui est arrangé, monsieur le duc consent à se mettre en Turc.

CAPRICE.

Il est trop tard...

Elle s’assied à droite.

GIFLOTTE.

Laissez-vous fléchir... j’habillerai moi-même Monsieur et j’en ferai le Turc le plus joli...

Elle va prendre un châle sur un meuble.

CAPRICE.

Si encore il demandait pardon à genoux...

LE DUC.

Me voici à genoux, Caprice... croyez-vous, maintenant, que je vous aime ?... Renvoyez ce Saint-Léger... me voici à genoux.

Le duc s’agenouille devant Caprice, Giflotte lui met un turban.

CAPRICE, riant.

Nous avons l’air de jouer le mariage de Figaro.

GIFLOTTE.

Madame, comment le trouvez-vous ?

CAPRICE.

C’est bien le plus joli Chérubin !

LE DUC, à Caprice.

Ah ! Caprice, vous le voyez, j’ai brûlé mes vaisseaux.

CAPRICE, se levant.

Dis à Saint-Léger qu’il me reste à peine le temps d’aller au théâtre et que je m’habille...

Elle passe à gauche.

LE DUC, encore à genoux.

Ah !

GIFLOTTE, bas, au duc, et le poussant légèrement.

Elle vous adore...

Le duc trébuche et se relève.

 

 

Scène XIV

 

LE DUC, CAPRICE

 

CAPRICE.

Et maintenant, vite, la ronde de Muscade !...

LE DUC, se levant.

La ronde de Muscade !...

CAPRICE.

Ah ! prenez garde ! duc ; cette fois je ne pardonnerais pas !...

LE DUC.

Cependant...

CAPRICE.

Attention au refrain !...

Air nouveau de M. Mangeant.

Déjà gronde comme un tonnerre
L’orchestre monstre de Musard !

LE DUC.

Déjà gronde comme un tonnerre
L’orchestre monstre de Musard !

CAPRICE.

Hourra ! la vie est une mascarade !

ENSEMBLE.

Passez chantant au milieu des amours !

CAPRICE.

Passez, passez, riant toujours,
Passez Muscade !

ENSEMBLE.

Déjà gronde comme un tonnerre
L’orchestre monstre de Musard !
Entendez-vous trembler la terre
Sous les pas du grand Chicandard !

Ils dansent jusqu’à la fin de la ritournelle.

 

 

Scène XV

 

LE DUC, CAPRICE, STABS, entrant par la droite

 

STABS.

Bravo ! duc !...

LE DUC, stupéfait.

Oh !

STABS.

Vous dansez merveilleusement !...

LE DUC.

Stabs !...

CAPRICE.

Vous voyez que les diplomates les plus diplomates peuvent avoir leurs moments d’oubli !

LE DUC.

Eh quoi ! Caprice, vous auriez...

STABS.

Une jolie histoire à raconter partout, monsieur le duc !...

LE DUC, à part.

Je suis pris !

Haut.

Mais enfin, Mademoiselle, quel motif...

CAPRICE.

Je n’ai pas voulu que deux hommes comme le cardinal et vous restassent brouillés pour une bagatelle comme cette sarabande...

LE DUC.

Oh ! Caprice...

CAPRICE.

Duc, je vous enverrai un beau portrait de Richelieu : vous le ferez mettre au-dessus de votre-buste, en bronze...

STABS, riant.

Par qui ferez-vous faire ce portrait ?...

CAPRICE.

Oh !... l’artiste est trouvé...

Elle remonte et indique la gauche.

Entrez là, duc...

LE DUC.

Comment ?...

CAPRICE.

Entrez là...

Le duc entre à gauche.

STABS.

Qu’y a-t-il donc là ?...

CAPRICE.

Regardez !...

STABS.

Melven !...

CAPRICE.

Quand partez-vous pour Naples, comte ?...

STABS.

Je ne comprends pas...

CAPRICE.

Cela m’étonne !... vous ne manquez cependant pas d’esprit, comte... Je n’en veux pour preuve que l’idée que vous avez eue de vous servir de moi pour forcer le duc à vous emmener avec sa femme...

STABS.

Qui peut te faire croire ?...

CAPRICE, lui tendant la lettre.

Lisez... Trouvez-vous que j’aie bien rempli mon rôle dans la petite comédie que vous venez de me faire jouer ?... Est-ce là se conduire en amie dévouée ?

STABS, il lui rend la lettre.

Je laisse à monsieur Melven le soin de vous témoigner toute ma reconnaissance.

LE DUC, rentrant.

L’esquisse est fort jolie, et j’accepterai le tableau de grand cœur.

CAPRICE.

De cette façon, votre collection d’hommes d’État sera complète.

LE DUC.

Monsieur le comte, vous avez demandé à me suivre en Italie... c’est une faveur que je vous accorde volontiers...

STABS.

Ah ! cher duc, que de bonté !

LE DUC.

Ne perdez pas de temps si vous désirez faire vos adieux à la duchesse... elle passera près de sa mère, en Bretagne, le temps que nous passerons à Naples... La duchesse part demain ; nous, nous partons samedi, ne l’oubliez pas.

STABS, s’inclinant.

Duc...

CAPRICE.

Vous voilà heureux, mon cher comte, allez à Naples, et si le séjour vous plaît, ne vous pressez pas de revenir... je prendrai patience...

Bas.

Comprenez-vous, maintenant ?

STABS.

Il paraît que c’est moi qui ai dansé la sarabande...

LE DUC.

Nous l’avons dansée tous les trois...

CAPRICE.

Qui ne la danse pas ?...

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