La Robe déchirée (Jacques-François ANCELOT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 5 juillet 1834.

 

Personnages

 

MONSIEUR GADIFERT

MONSIEUR RIGAULOT, ancien avoué

MONSIEUR DUFOUR, jeune homme riche

JEAN, domestique de Gadifert

MADAME GADIFERT

MADAME RIGAULOT

JUSTINE, femme de Chambre de madame Rigaulot

 

La scène se passe à Paris, chez Gadifert.

 

Le théâtre représente un salon. Portes au fond, porte latérales ; une psyché à droite de l’acteur, au premier plan.

 

 

Scène première

 

JUSTINE, sortant de la porte à droite de l’acteur, JEAN, entrant par le fond

 

JUSTINE, à la cantonade.

Cela suffit, madame ; je vais le dire à ma maîtresse ; elle sera prête à onze heures.

JEAN, entrant.

Vraiment je ne m’étonne plus de n’avoir pas trouvé la charmante Justine au second étage.

JUSTINE.

Vous descendez de chez nous ?

JEAN.

J’étais allé de la part de monsieur Gadifert, mon maître, prier monsieur Rigaulot de venir causer un instant avec lui.

JUSTINE.

Et moi, j’ai demandé à madame Gadifert à quelle heure elle désire que madame Rigaulot vienne la chercher. Ces dames doivent faire des emplettes ensemble ce matin.

JEAN.

Justine, elles sont terriblement coquettes ces deux dames.

JUSTINE.

Elles sont jeunes et jolies.

JEAN.

C’est juste, et leurs chers époux...

JUSTINE.

Sont fort laids.

JEAN.

S’ils n’étaient que cela !

JUSTINE.

Taisez-vous donc ! vous pensez toujours mal des femmes.

JEAN.

C’est que je les connais.

JUSTINE.

Vous croyez ?

JEAN.

Ce n’est pas moi qu’elles attraperont.

JUSTINE.

Vous croyez ?

JEAN.

Il est sûr et certain, Justine, qu’une fois que nous serons mariés, je ne ferai pas comme nos deux maîtres.

JUSTINE.

Et qu’est-ce qu’ils font donc ?

JEAN.

Monsieur Rigaulot, votre bourgeois, ne laisse-t-il pas rôder sans cesse autour de sa femme monsieur Belval, chef d’escadron de carabiniers.

JUSTINE.

Puisqu’il est son cousin.

JEAN.

Son cousin et cætera.

JUSTINE.

Mauvaise langue !

JEAN.

Si j’ai une mauvaise langue, j’ai de bons yeux : osez me soutenir que ce n’est pas vous qui êtes chargée de la correspondance secrète...

JUSTINE.

Vous êtes un homme abominable.

JEAN.

J’aime mieux ça que d’être un jobard ! Et madame Gadifert, ma bourgeoise, qui est toujours pendue au bras de monsieur le comte de Surville, un gant jaune de l’opéra ! hein, qu’en dites-vous ?

JUSTINE.

Je dis que tout cela ne vous regarde pas.

JEAN.

C’est possible, mais je regarde tout cela, et je ris parce que les hommes qu’on trompe ça m’amuse beaucoup.

JUSTINE.

En vérité ?

JEAN.

Hier, par exemple, les maris dînaient dehors, on vous a donné campo ainsi qu’à moi ; eh bien, ou croyez-vous que madame Rigaulot soit allée se consoler de l’absence de son époux ?

JUSTINE.

Elle est allée dîner chez sa tante.

JEAN.

Merci, Justine !

JUSTINE.

Comment, vous doutez ?

JEAN.

Oh, que non, je ne doute pas.

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Votre bourgeois n’est pas jaloux,
Et d’un seul mot il se contente ;
Mais, quand je serai votre époux
Ne dînez pas chez votre tante !
Des tantes comme celle-là
Peuvent attraper des ganaches !...
Moi, je gage avec vous qu’elle a
La croix d’honneur et des moustaches.

JUSTINE.

C’est une calomnie.

JEAN.

Et madame Gadifert, qui avait dit à son mari qu’elle ne sortirait pas ; à peine a-t-il eu le dos tourné qu’on m’a envoyé chercher un fiacre ; et fouette cocher !... Elle allait peut être aussi chez sa tante ?

JUSTINE.

Mais qu’est-ce que tout cela vous fait ?

JEAN.

Pardine, ça me fait rire : je n’en suis pas fâché, d’ailleurs, parce que ça nous donne du bon temps : ça nous a per mis d’aller ensemble hier au Cirque Olympique. Oh ! Justine, que vous faisiez bon effet au pourtour, quelle jolie toilette !...

JUSTINE.

Chut !...

JEAN.

Ah oui, je comprends... Mais dites-moi donc pourquoi vous n’avez voulu sortir avec moi qu’à six heures, quand vous étiez libre à quatre ? Je vous avais proposé de venir dîner chez Passoir : la partie aurait été complète.

JUSTINE.

Que sait-on ?... j’ai peut-être aussi dîné chez ma tante.

JEAN.

Méchante !... je suis bien tranquille sur vous ; à tel point que je vais aujourd’hui même parler de notre mariage à monsieur Rigaulot.

JUSTINE.

Comme vous voudrez : mais vous me faites jaser, et ma maîtresse m’attend !... À revoir, monsieur Jean !

JEAN.

À revoir, mademoiselle Justine.

 

 

Scène II

 

JEAN, puis GADIFERT

 

JEAN, seul un instant.

Oui, oui, je suis tranquille !... Elle est sage, et je suis malin ; ce n’est pas à moi qu’une femme en ferait accroire... je les connais trop les femmes ! je ne sais pas pourquoi je m’imagine qu’il y aura du grabuge ici aujourd’hui : monsieur Gadifert, mon bourgeois, a un air singulier. Oh, s’il pouvait se douter... comme ça me divertirait... J’ai du bonheur ! tous les maîtres chez lesquels j’ai servi étaient... oh ! mais complètement !... Et moi je riais de leurs mésaventures, j’en riais... tellement que ça m’a toujours fait chasser. Je me flatte que je vais encore avoir de quoi rire chez monsieur Gadifert ! Oh, oh, le voici !... attention !...

GADIFERT, entrant par la porte à gauche de l’acteur.

Eh bien, te voilà redescendu ; et Rigaulot n’est pas encore arrivé ! ne lui as-tu pas dit que je suis pressé ?

JEAN.

Sans doute, monsieur ; et il m’a répondu : Je vais manger une bouchée, et je serai chez ton maître dans une minute.

GADIFERT.

Au diable ses minutes et ses bouchées !... les bouchées d’un gourmand, et les minutes d’un lambin ! va le presser encore.

JEAN.

J’y cours, monsieur.

 

 

Scène III

 

GADIFERT, seul

 

Les amis ! les amis !... il n’y a pas d’amis ! c’est une sottise d’y croire !... Ce Rigaulot... je parie que lui aussi me soufflerait ma femme s’il pouvait souffler quelque chose ! Heureusement il est asthmatique, et il a bien assez à faire de garder la sienne !... Voyez donc s’il viendra ! Que son asthme l’étouffe !...

JEAN, annonçant.

Monsieur Rigaulot.

GADIFERT.

Ah !... Enfin !

 

 

Scène IV

 

RIGAULOT, GADIFERT

 

RIGAULOT, entrant par le fond.

Bonjour, Gadifert, bonjour.

GADIFERT.

Arrivez-donc, arrivez !... depuis une heure je me donne au diable.

RIGAULOT.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

GADIFERT.

Il y a, mon cher, il y a quelque chose d’atroce, mais ça n’est pas nouveau.

RIGAULOT.

Diantre ! vous m’effrayez !

GADIFERT.

Il faut que je vous le dise tout de suite, car j’ai besoin de conseils, et ça m’étouffe !

RIGAULOT.

Parlez, mon ami !

GADIFERT.

Eh bien, il y a que ma femme...

RIGAULOT.

Votre femme ?...

GADIFERT.

Que ma femme...

Il parle bas à l’oreille de Rigaulot.

RIGAULOT, avec surprise.

Bah !

GADIFERT.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

RIGAULOT, à part.

Je m’en doutais : avec cette figure-là !...

Haut.

Au fait, mon cher, c’est possible.

GADIFERT.

Possible ?... cela est, Rigaulot ! cela est !... Et avec un ami !

RIGAULOT.

Un ami ?... Au fait c’est encore possible.

GADIFERT.

Air de la Robe et les Bottes.

Tous nos amis sont d’horribles vipères
Qu’en notre sein nous réchauffons.

RIGAULOT.

Prenons garde aux célibataires ;
Leur amitié cache des trahisons.

GADIFERT.

Les scélérats nous dérobent nos femmes ;
Comment contre eux ne pas nous irriter ?

RIGAULOT.

S’ils les gardaient encor !... Mais les infâmes
Ne font que nous les emprunter !

GADIFERT.

C’est une horreur !

RIGAULOT.

Très bien ! très bien !... mais vous ne me dites pas son nom !

GADIFERT.

Son nom ?... Faites le compte de mes amis ; retranchez-vous du nombre ; cherchez ensuite le plus intime, le plus dévoué, le plus choyé !... c’est celui-là !

RIGAULOT.

Dufour !

GADIFERT.

Vous у êtes !

RIGAULOT.

Je l’aurais parié !... Dufour est un jeune homme...

GADIFERT.

Un jeune homme qui m’a été recommandé par sa famille, que je regardais presque comme mon enfant ; qui, arrivé à Paris avec une belle fortune, l’avait déjà compromise dans une sotte spéculation dont je l’ai sauvé !... enfin, un garçon qui était chez moi comme chez lui !...

RIGAULOT.

C’est cela, il a fait comme s’il était chez lui.

GADIFERT.

Maintenant, j’ai besoin de vos avis sur ce qui me reste à faire.

RIGAULOT, avec importance.

Ah ! votre femme, mon cher, votre femme !... Entre nous, je ne me suis jamais fié à cette eau dormante : c’est trop calme, me disais-je, beaucoup trop calme... on n’est pas si calme pour rien ; et puis, vingt-cinq c’était bien jeune pour vous.

GADIFERT.

Le même âge que la vôtre, mon ami.

RIGAULOT.

Oui ; mais c’est bien différent ! ma femme est vive, gaie, sémillante ; riant ou chantant toujours ; n’ayant l’air de penser à rien ; enfin, tous les symptômes de la vertu : puis moi, je suis plus jeune que vous.

GADIFERT.

Quelques années de différence... la belle affaire !

RIGAULOT.

Ah ça, voyons : comment avez-vous éventé la mèche ? contez-moi cela.

GADIFERT.

M’y voici. Hier, vous le savez, je devais dîner en ville ?

RIGAULOT.

Et moi aussi... Après ?

GADIFERT.

J’étais sorti dès trois heures pour me rendre à la Bourse, et de là je devais aller dans la chaussée d’Antin faire le premier paiement pour cette maison que j’ai achetée rue St-Georges.

RIGAULOT.

Je sais, je sais... Poursuivez.

GADIFERT.

En route, je m’aperçois que j’ai mal fait mon compte ; trois mois d’intérêts oubliés ; il me manquait mille francs... Je songeai que Dufour habitait le quartier ; j’allais passer devant sa porte, et, pour ne pas revenir ici, j’imaginai de monter, et de lui demander les mille francs dont j’avais besoin.

RIGAULOT.

C’est tout simple.

GADIFERT.

Je sonnai, on ne répondit pas... le malheureux n’avait garde d’ouvrir !... Le diable me fit souvenir de la petite porte de son appartement que vous connaissez ainsi que moi.

RIGAULOT.

Bon !

GADIFERT.

Elle n’était point fermée ; je tourne le bouton, j’entre et je vais droit à la chambre à coucher.

RIGAULOT.

Bon !

GADIFERT.

Que vois-je, en ouvrant la porte ! une femme qui se sauve dans son cabinet... vous savez, son cabinet ?

RIGAULOT.

Bon !

GADIFERT.

Je n’avais pas vu sa figure ; mais j’avais vu sa robe, en mousseline jaune ; plus, un bout de ruban bleu ; de ces rubans qui pendent aux chapeaux de nos femmes... vous savez ?

RIGAULOT.

Bon !

GADIFERT.

Il n’y avait pas moyen de dissimuler. Dufour, le misérable... il était interdit ! Je n’ai jamais vu un homme si déconcerté !

RIGAULOT.

Bon !

GADIFERT.

Peste soit de vos exclamations !... Il n’y a rien de bon là-dedans, que moi, imbécile, qui ne songeai pas en ce moment à la robe jaune de ma femme.

RIGAULOT, riant.

Eh, eh, c’est vrai ! précisément la pareille de celle de madame Rigaulot ! elles les ont achetées en semble chez Delille, je m’en souviens ! Mousseline jaune pâle ?... c’est bien cela ?

GADIFERT.

Oui, c’est bien cela ; et le ruban bleu du chapeau aussi !

RIGAULOT.

Ah ! en effet, ces dames ont des chapeaux à rubans bleus ! Pauvre ami ! Mais comment l’idée que ce peut être votre femme vous est-elle venue ?

GADIFERT.

Je vais vous le dire. Vous connaissez la portière de Dufour, cette grande niaise...

RIGAULOT.

Qui ressemble beaucoup à la girafe.

GADIFERT.

Et qui vous regarde toujours comme si elle se moquait de vous.

RIGAULOT.

Très bien, très bien !

GADIFERT.

Comme je descendais, elle m’a dit en ricanant : Vous venez de chez M. Dufour ? il n’y est pas. – Peut-être, lui dis-je. – Oh ! il n’y a pas de peut-être ; je suis bien sûre qu’il n’y est pas. -- Qui sait, répondis-je en souriant, s’il n’y était pas pour moi ? — Pour vous ?... moins pour vous que pour personne, reprit-elle ; et je crus voir qu’en se retournant elle voulait me cacher une envie de rire.

RIGAULOT.

Ah ! diable !

GADIFERT.

Quand je fus dans la rue, le ton dont elle m’avait dit cela me revint à l’esprit. Qu’est-ce que cela signifie me demandai-je : moins pour vous que pour personne ! Alors, la maudite robe de ma femme s’offrit à ma pensée ; ce fut un trait de lumière ! Ma femme m’avait dit qu’elle se proposait de ne pas sortir !... je ne perds pas une minute, je monte dans un cabriolet, je paie double course, j’éreinte le cheval ; à mesure que j’approchais d’ici mon cœur battait à m’en faire perdre le souffle ; j’avais le pressentiment que tous mes soupçons allaient être confirmés. J’arrive, je demande madame Gadifert ; on me dit qu’aussitôt après mon départ elle est montée en fiacre, en donnant congé à mon domestique, et en annonçant que probablement elle ne rentrerait que dans la soirée.

RIGAULOT.

Oh, oh !

GADIFERT.

Je m’informai avec adresse auprès de la bonne de l’enfant, de la toilette qu’avait madame Gadifert.

RIGAULOT.

Eh bien ?

GADIFERT.

Juste, la robe jaune et le chapeau à ruban bleu !

RIGAULOT.

C’est clair !... et que fîtes-vous alors ?

GADIFERT.

Que pouvais-je faire ? retourner chez Dufour ; inutile... il était évident qu’on en serait sorti ; je m’en allai, je ne dînai point, je rôdai jusqu’au soir, et quand je rentrai je trouvai madame Gadifert qui venait d’ôter sa robe et qui me demanda, de l’air le plus tranquille, si je m’étais bien amusé et si j’avais mangé de bon appétit.

RIGAULOT.

Vous avez bien reconnu la robe jaune ?

GADIFERT.

Certainement. Ah ! j’oubliais de vous dire une circonstance qui me tracasse : hier, chez Dufour, quand elle se sauva dans le cabinet (je dis elle, parce que je ne suis que trop sûr de mon malheur) ; bref, quand la femme qui était là se sauva dans le cabinet, la porte fut si brusquement tirée par elle ou poussée par Dufour, que le coin de la robe demeura pris, je le remarquai bien... oui, le bout passait, on le tira pendant que j’étais là, et je ne vous cache pas que j’eus peine à retenir une envie de rire : eh bien, il se fit une déchirure à ce coin de la robe, je l’ai vu.

RIGAULOT.

Ah, ah !

GADIFERT.

Sans faire semblant de rien, j’ai tâché d’examiner la robe que ma femme venait de quitter.

RIGAULOT.

Eh bien ?

GADIFERT.

Eh bien, je n’y ai pas vu de déchirure.

RIGAULOT.

Vous aurez mal regardé.

GADIFERT.

Vous croyez ?

RIGAULOT.

Je voudrais de tout mon cœur, mon pauvre ami, trouver dans ce petit détail une raison suffisante de douter ; mais ma conscience d’ami, de véritable ami, me défend de contribuer à vous plonger dans l’illusion. Tant de circonstances ; tant de preuves réunies ne démontrent que trop la chose, et il ne vous reste plus qu’à supporter le coup bravement.

GADIFERT.

Hélas !...

RIGAULOT.

Vous n’avez pu regarder la robe que du coin de l’œil, et très superficiellement ?

GADIFERT.

C’est vrai.

RIGAULOT.

Je gage tout ce qu’on voudra que votre femme, ne la mettra pas aujourd’hui.

GADIFERT.

Nous verrons.

RIGAULOT.

Et que si vous demandez à la voir, elle sera chez la couturière.

GADIFERT.

C’est possible. Ah, mon Dieu ! j’entends ma femme qui sort de chez elle.

RIGAULOT.

Du courage, mon ami, et un peu de sang-froid.

 

 

Scène V

 

MADAME GADIFERT, GADIFERT, RIGAULOT

 

MADAME GADIFERT.

Ah, bonjour, M. Rigaulot.

RIGAULOT, goguenard.

Madame, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes respects.

MADAME GADIFERT, à son mari.

Bonjour, mon ami.

GADIFERT.

Bonjour, madame.

MADAME GADIFERT.

Quel conciliabule tenez-vous donc là de si bonne heure, messieurs ?

RIGAULOT.

Un véritable conciliabule, madame ! c’est le mot.

MADAME GADIFERT, s’approchant de la psyché.

À merveille ! ce sont vos affaires.

RIGAULOT, bas à Gadifert.

Qu’est-ce que je vous disais ? elle n’a pas mis la robe jaune.

GADIFERT, bas.

Parbleu, je le vois bien.

RIGAULOT, bas.

Prenez votre parti, mon cher Gadifert.

MADAME GADIFERT.

Notre fils Charles est un peu malade ce matin ; il n’a fallu rien moins que le beau cadeau qu’il vient de recevoir pour le consoler un peu.

GADIFERT.

Quel cadeau ?

MADAME GADIFERT.

Tout un régiment d’infanterie avec armes et bagages, renfermé dans une boîte superbe que M. Dufour vient de lui envoyer.

GADIFERT.

M. Dufour.

MADAME GADIFERT.

Plus, un monde de bonbons de toute espèce.

GADIFERT.

Et de quoi se mêle M. Dufour, s’il vous plaît, d’envoyer des bonbons à mon enfant ?

MADAME M** GA.

Oh, soyez tranquille, j’y ai pourvu ; j’ai caché tous les bonbons, et je n’ai laissé à Charles que les soldats : cela du moins ne peut pas faire de mal.

GADIFERT.

Mais enfin je trouve singulier...

RIGAULOT.

Un ami envoie des bonbons, c’est tout naturel.

MADAME GADIFERT.

Sans doute ; et je suis surprise de la façon dont vous prenez les choses aujourd’hui : vous ne pouvez en vouloir à ce bon M. Dufour, parce qu’il songe à notre enfant ainsi qu’à nous.

GADIFERT.

Oui, oui ! il songe beaucoup à nous.

MADAME GADIFERT.

Je ne vous comprends pas.

Elle va devant la glace arranger quelque chose à sa toilette.

RIGAULOT, bas à Gadifert.

Contenez-vous donc !

GADIFERT.

Je ne me sens pas bien ce matin.

MADAME GADIFERT.

En effet, mon ami ; je vous trouve pâle et fatigué, qu’avez-vous ?

RIGAULOT, à part.

La sainte nitouche !

GADIFERT.

Une mauvaise nuit, voilà tout !

MADAME GADIFERT.

Hier, vous avez dîné en ville, et vous ne vous serez pas ménagé !... À votre âge, il faut être prudent.

GADIFERT.

À mon âge ! merci du compliment, madame !

RIGAULOT.

Eh bien, quoi ? ne vas-tu pas prétendre que nous sommes jeunes ?

MADAME GADIFERT.

En vérité, mon cher mari, vous êtes peu aimable ce matin.

GADIFERT.

C’est possible... Mais dites-moi, madame, vous voilà déjà habillée : est-ce que vous comptez sortir ?

MADAME GADIFERT.

Oui, après déjeuner.

GADIFERT.

Il me semble que vous avez là une nouvelle robe : seriez-vous déjà dégoûtée de celle que vous portiez hier ?

MADAME GADIFERT.

Ah ! ma robe jaune ?

GADIFERT.

Oui : pourquoi ne l’avoir pas mise ce matin ?

MADAME GADIFERT.

Il y avait quelque chose à faire, et je viens de l’envoyer chez la couturière.

GADIFERT.

Ah !...

RIGAULOT, bas à Gadifert.

Je vous l’avais prédit.

GADIFERT.

Mais, madame, cela m’étonne ! c’est à peine si vous avez porté cette robe trois fois.

MADAME GADIFERT, très étonnée.

En vérité, mon ami, je n’y conçois plus rien ; depuis quand vous souciez-vous de mes robes ? Est-ce que vous auriez inventé quelque plan d’économie durant votre insomnie de cette nuit ; et ma toilette serait-elle au nombre des articles de votre budget dont vous avez rêvé la réduction ?

GADIFERT.

Peut-être !

MADAME GADIFERT.

Ah ! prenez garde : nos mœurs ont changé comme nos institutions : il n’y a plus place en France pour une monarchie absolue.

Air : Du baiser au porteur.

D’après les lois qui nous régissent,
Pour réduire un budget, dit-on,
Il faut que deux pouvoirs s’unissent ;
Moi, j’en suis un, et je dis : non !

RIGAULOT.

D’un député, madame a pris leçon :
À son arrêt nous n’avons qu’à souscrire,
Car un budget ne peut jamais changer,
Quand ceux qui devraient le réduire,
Trouvent plus doux de le manger.

MADAME GADIFERT.

Très bien raisonné, monsieur Rigaulot !

GADIFERT, bas à Rigaulot.

Quel sang-froid !

RIGAULOT, bas.

Je conviens qu’elle a un fameux aplomb !

MADAME GADIFERT.

Allons, c’est assez nous occuper de mes robes... J’entends quelqu’un ; c’est sans doute madame Rigaulot qui m’a promis de déjeuner avec nous ; ensuite, nous sortirons ensemble.

Elle va vers le fond.

RIGAULOT, bas à Gadifert.

J’espère que vous ne doutez plus.

GADIFERT, id.

Le moyen de douter à présent !

 

 

Scène VI

 

MADAME GADIFERT, MADAME RIGAULOT, GADIFERT, RIGAULOT

 

MADAME RIGAULOT, entrant par le fond.

Bonjour, ma belle ; comment vous trouvez-vous ce matin ?

MADAME GADIFERT.

Très bien, ma chère, et vous ?

MADAME RIGAULOT.

À merveille !... Je vous salue, monsieur Gadiſert !... Ah ! vous voilà ici, monsieur Rigaulot ?... J’ai de mandé de vos nouvelles avant de descendre : personne n’a pu me dire ce que vous étiez devenu.

RIGAULOT.

Tout le monde le savait pourtant.

MADAME RIGAULOT, souriant.

Au fait, c’est possible, car je crois que je n’ai pas écouté la réponse.

RIGAULOT.

Mille remerciements.

MADAME RIGAULOT.

Je sais que vous êtes la prudence, la sagesse et la raison incarnées ; aussi n’ai-je aucun souci de vos démarches. Ah ça, dites-moi, ma belle, par où commençons-nous nos courses ? Il fait si beau que je me sens légère comme une fauvette. Ça me porte bonheur de me lever matin ! Il n’est pas midi et j’en crois à peine mes yeux quand je me vois habillée à pareille heure.

MADAME GADIFERT.

Comme votre robe vous va bien... Elle a été beaucoup mieux faite que la mienne.

Les deux femmes causent bas d’un côté du théâtre ; les hommes sont de l’autre côté sur le devant.

RIGAULOT, bas à Gadifert.

Remarquez vous, mon cher, que madame Rigaulot a justement la robe jaune pareille à celle de votre femme.

GADIFERT, bas.

Je ne le vois que trop.

RIGAULOT, bas.

Elle n’a pas eu peur de la porter aujourd’hui, elle !

MADAME RIGAULOT, qui cause avec madame Gadifert.

Eh bien, oui, c’est convenu ; nous irons : ce sera très amusant !

RIGAULOT, sur le devant, à demi-voix, à Gadifert.

Quelle vivacité ! quelle gaîté !... voilà comme j’aime les femmes... Quand elles sont ainsi, c’est que le cœur est tranquille et la conscience légère.

GADIFERT, à demi-voix.

C’est bon ! c’est bon ! vous êtes heureux et je ne le suis pas ; mais je n’y tiens plus... il faut que je prenne l’air un moment... Attendez-moi ici !

RIGAULOT, l’arrêtant.

Allons donc, mon cher, du courage !... Après tout, ce n’est qu’une misère ; et il y a tant d’honnêtes gens...

GADIFERT.

Laissez-moi !... je ferais un éclat... j’aime mieux sortir !...

Il sort par le fond.

MADAME GADIFERT.

Qu’est-ce donc ?... mon mari qui s’en va.

Elle va vers le fond.

RIGAULOT, sur le devant, à part.

Un moraliste l’a dit, et il a eu raison : Il y a toujours un peu de plaisir pour nous dans le chagrin de nos amis.

 

 

Scène VII

 

MADAME GADIFERT, MADAME RIGAULOT, RIGAULOT

 

MADAME GADIFERT, revenant en scène.

Il descend l’escalier : je ne sais quelle mouche le pique ce matin... À son aise...

RIGAULOT.

Eh bien, mesdames, vous allez donc courir les magasins, visiter les arsenaux de la coquetterie ?... vous avez un tel besoin de tourner les têtes... Encore, si vous vous en teniez à celles de vos maris !

MADAME RIGAULOT.

Ce serait bien la peine vraiment !

RIGAULOT.

Oui, c’est de nous que vous vous souciez le moins : vous êtes comme les rois qui négligent les plus anciennes provinces de leurs royaumes pour les nouvelles conquêtes.

MADAME RIGAULOT.

Eh, mon Dieu, comme vous êtes sémillant aujourd’hui, monsieur Rigaulot !... sur quelle herbe avez-vous donc marché ? Il faut qu’il vous soit arrivé quelque chose d’heureux !... Contez-nous cela ?... C’est peut-être un malheur survenu à quelqu’un de vos amis ?

MADAME GADIFERT.

Ah ! le trait est méchant.

RIGAULOT, souriant.

Voilà comme elle est, madame ; on ne peut l’approcher sans recevoir quelque coup d’épingle ; et j’ai le privilège des meilleurs.

MADAME RIGAULOT.

C’est votre droit.

RIGAULOT, très gracieux.

Taisez-vous, méchante ?... vous êtes sûre de votre pouvoir, et vous en abusez.

MADAME RIGAULOT.

Oh ! que vous êtes ridicule ce matin !... quelles idées vous passent donc par la tête ?

RIGAULOT.

Comment mes idées ne seraient-elles pas tendres et gracieuses en vous voyant costumée de la sorte ?

MADAME RIGAULOT.

Oui dà ?

RIGAULOT.

C’est qu’en vérité vous êtes mise à ravir !... ce chapeau, cette écharpe, cette robe si fraîche...

Tout à coup il s’arrête, son visage change, et il reste les yeux fixés sur le bas de la robe de sa femme.

MADAME RIGAULOT.

Eh bien, monsieur, tout cela ?...

RIGAULOT.

Ah ! mon Dieu !

MADAME RIGAULOT.

Achevez-donc.

RIGAULOT.

C’est étonnant, c’est incroyable !

MADAME RIGAULOT.

Étonnant, incroyable !... Est-ce que vous devenez fou, monsieur Rigaulot !

RIGAULOT.

Est-ce possible ?...

Il se penche et examine le bas de la robe.

Mes yeux me trompent !... Non, non... déchirée !... là, en bas.

MADAME GADIFERT.

Que vous arrive-t-il, monsieur Rigaulot ? vous semblez tout interdit !...

MADAME RIGAULOT, le forçant de relever la tête.

C’est vrai !... vous êtes pâle et effaré. Que regardez-vous donc là, à mes pieds ?

RIGAULOT.

Ce que je regarde ?... Comment se fait-il, madame, que votre robe soit ainsi déchirée ?

MADAME RIGAULOT.

Ma robe !... Où donc ?

RIGAULOT, d’un ton tragique.

Là, madame ; voyez !... là !...

MADAME RIGAULOT, regardant le bas de sa robe.

En effet... Où ma robe se sera-elle accrochée ?... En vérité, monsieur, rien ne vous échappe, et j’admire votre esprit observateur.

RIGAULOT.

Ne riez pas, s’il vous plaît, madame, et dites moi d’où vient cet accident.

MADAME RIGAULOT, riant.

Comment ? d’où il vient ?... Et que vous importe ? sont-ce là vos affaires ?...

À madame Gadifert.

Au fait, ma chère, je ne comprends pas où ma robe a pu attraper cela.

RIGAULOT.

Si vous vous rappeliez bien toutes les circonstances...

MADAME RIGAULOT, sans l’écouter.

Comme c’est désagréable !... Cela se voit-il beaucoup !

MADAME GADIFERT.

Non ; d’ici je l’aperçois à peine ; il a fallu toute l’attention que votre mari donne à votre toilette...

MADAME RIGAULOT.

C’est très bien, monsieur !... je découvre tous les jours chez vous de nouvelles qualités.

RIGAULOT.

Je crains que vous ne les connaissiez pas encore toutes.

MADAME RIGAULOT.

Oh, oh !... comme vous nous dites cela !

Air : Soldat français. (Julien.)

Quel ton de prince ! et quels regards
Vos yeux lancent sur votre femme !
Je n’ai vu, sur les boulevards,
Rien de mieux dans le mélodrame !
Vous pourriez tirer grand parti
De ce talent qu’en vous j’admire ;
Vous êtes beau comme monsieur Marty ;
Mais, hélas ! je vous averti
Que monsieur Marty me fait rire !

RIGAULOT.

M. Marty est fort déplacé ici, madame.

MADAME RIGAULOT.

Pas plus que votre ton solennel.

MADAME GADIFERT.

Je ne sais pas, ma chère, ce qu’il y a dans l’air aujourd’hui ; mais mon mari, qui de sa vie n’avait fait attention à ma toilette, s’inquiétait beaucoup tantôt d’une robe que j’ai envoyée chez ma couturière.

MADAME RIGAULOT, riant.

Vraiment ? mais voilà qui est délicieux.

MADAME GADIFERT.

C’est peut-être là l’objet de la grave conférence que j’ai interrompue entre ces messieurs ?

MADAME RIGAULOT.

Alors, mon cher mari voudra bien me donner les conseils de son expérience et me faire partager le fruit de ses réflexions sur cette importante matière : ce léger accident, par exemple, vous paraît-il ne pouvoir être réparé ? J’attends là-dessus les conseils de votre sagesse.

Elle s’incline profondément.

RIGAULOT.

Madame, madame, je vous donnerai mes conseils à huis clos.

MADAME RIGAULOT, riant.

À huis clos, ma chère ! oh, ceci est inimaginable ! à huis clos ! à huis clos ! je ne donnerais pas ce mot-là pour tout au monde !

MADAME GADIFERT, riant.

Je conviens que le mot est drôle !

RIGAULOT, à part.

Il faut me contraindre devant madame Gadifert.

MADAME RIGAULOT.

Eh bien, monsieur, est-ce fini ? m’expliquerez-vous ?

RIGAULOT.

Je dois m’estimer heureux de vous avoir procuré un si bon accès de gaîté.

MADAME GADIFERT.

Ah ! je réclame pour mon mari ; il est aujourd’hui pour le moins aussi singulier que vous.

MADAME RIGAULOT.

Accordé ; il y en a pour deux...

Elles rient.

JEAN, entrant.

Madame le déjeuner est servi.

MADAME GADIFERT.

Avez-vous averti monsieur ? est-il rentré ?

JEAN.

Monsieur a dit en sortant qu’il ne déjeunerait pas.

MADAME GADIFERT.

Ah !... eh bien, allons, M. Rigaulot.

RIGAULOT.

Si madame le permet, je ne déjeunerai pas non plus.

MADAME GADIFERT.

En vérité ?

MADAME RIGAULOT.

Voilà le complément de la plaisanterie.

MADAME GADIFERT.

C’est une des plus drôles que nos maris aient encore imaginées.

MADAME RIGAULOT.

Elle est économique.

MADAME GADIFERT.

Mais il ne faut pas qu’elle devienne contagieuse.

MADAME RIGAULOT.

Vous avez raison.

Air : Heureux habitants (Ketly).

Il faut déjeuner,
Allons, ma belle,
On nous appelle ;
Puis-je condamner
Mon époux à m’accompagner ?
Pour se promener
Si le vôtre a choisi cette heure,
Le mien ne demeure
Sans doute que pour mieux dîner.

Ensemble.

Il faut déjeuner, etc.

MADAME GADIFERT.

Il faut déjeuner, etc.

RIGAULOT.

On va déjeuner,
Et moi j’enrage ;
Quel outrage !
Comment soupçonner
Que Dufour m’en voulait donner ?

Elles sortent.

 

 

Scène VIII

 

RIGAULOT, seul

 

Ouf ! je n’en puis plus que j’ai eu de peine à me contenir ! Allons, la chose est claire ! ce n’est pas Gadifert, c’est moi !... la déchirure de la robe est là, témoin irrécusable qui dépose de mon malheur !... Avec quelle effronterie la perfide a joué son rôle !mais ça ne se passera pas ainsi, elle saura de quel bois je me chauffe ; et Dufour, le misérable ! se jouer ainsi de l’amitié ! Oh ! je me vengerai ! nous nous battrons, je le tuerai, c’est-à dire, il me tuera ; car moi, un ex-avoué, je ne sais pas du tout me battre. Imbécile de Gadifert ! il avait bien besoin de s’introduire furtivement chez Dufour, et de venir après me prendre pour confident ; le beau rôle que je vais jouer devant lui quand il saura que c’était ma femme et non la sienne. Après tout ce que je lui ai dit, il est capable de se moquer de moi. Oh, les amis !

 

 

Scène IX

 

JEAN, RIGAULOT

 

JEAN, entrant par le fond.

M. Rigaulot.

RIGAULOT.

Ah, c’est toi, Jean ?

JEAN.

Oui, monsieur, c’est moi qui ai un petit service à vous demander.

RIGAULOT.

Où est ton maître ?

JEAN.

Il n’est pas encore rentré... Monsieur, c’est au sujet...

RIGAULOT.

L’imbécile ne reviendra pas.

JEAN.

C’est au sujet de Justine.

RIGAULOT.

Je voudrais lui parler.

JEAN.

À qui ? à Justine ?

RIGAULOT.

Que viens-tu me chanter avec ta Justine ? j’ai bien à faire de cette péronnelle !

JEAN.

Péronnelle tant que vous voudrez, monsieur, je l’aime !

RIGAULOT.

Tu l’aimes ?

JEAN.

J’en suis fou !

RIGAULOT.

Nigaud ! une coquette fieffée.

JEAN.

Est-ce que je suis le premier qui aime une coquette, monsieur ?

RIGAULOT.

Un mauvais sujet !

JEAN.

Comment cela, monsieur ?

RIGAULOT.

La scélérate ! ne pas m’avertir de...

JEAN.

De quoi ?

RIGAULOT.

De rien, de rien...

JEAN, à part.

Bon ! il y a quelque chose ! nous rirons...

Haut.

Est-ce que vous aviez chargé mamzelle Justine de quelque mission ?

RIGAULOT.

Non, non !

JEAN.

C’est que quelquefois dans un ménage il se passe des choses qu’un mari est bien aise de savoir.

RIGAULOT, à part.

Bien aise !... il a joliment trouvé cela...

JEAN, à part.

Tout-à-fait la figure que faisaient mes anciens maîtres ; je vas me divertir.

RIGAULOT.

Ah ça, voyons ! m’auras-tu bientôt dit ce que tu veux ?

JEAN.

Voici, monsieur : Justine étant femme-de-chambre de madame Rigaulot, votre épouse, je venais vous prier de parler à madame au sujet de notre mariage.

RIGAULOT.

Tu veux te marier, toi ?

JEAN.

Et pourquoi donc pas moi ?

RIGAULOT.

Imbécile !... sais-tu ce qu’on devient quand on est marié ?

JEAN.

Non, monsieur ; mais il paraît que vous le savez, vous.

RIGAULOT.

On devient... on devient... très malheureux.

JEAN.

Oh ! il y a des exceptions.

RIGAULOT.

Très peu, Jean, très peu.

JEAN.

Parmi les maîtres, c’est vrai ; mais nous autres, pauvres diables, nous sommes à l’abri de cela.

RIGAULOT.

Butor !

JEAN.

Pour ma part, je vous déclare que je n’ai pas peur.

RIGAULOT.

Voyez-vous la confiance de ce drôle-là ; ne mérite-t-il pas d’être...

JEAN.

Et vous, monsieur ?

RIGAULOT.

Comment, et moi ?...

JEAN.

Oui, et vous, est-ce que vous avez peur ?

RIGAULOT.

Veux-tu bien ne pas me rompre les oreilles plus longtemps ?

JEAN.

Vous parlerez à madame Rigaulot, n’est-ce pas, monsieur ?

RIGAULOT.

C’est bon, c’est bon ; laisse-moi tranquille, et envoie-moi ton maître dès qu’il rentrera.

JEAN.

Je crois l’entendre monter.

RIGAULOT.

Eh bien, va-t’en.

JEAN, à part.

Bon, bon, le bourgeois se doute des accointances avec le carabinier ; c’est amusant...

Il sort.

 

 

Scène X

 

RIGAULOT, GADIFERT

 

GADIFERT, entrant.

Comment, Rigaulot, vous ne déjeunez pas avec ces dames ?

RIGAULOT.

Non, je n’ai pas faim.

GADIFERT.

Pas faim... vous !... c’est la première fois de votre vie.

RIGAULOT.

Il y a commencement à tout.

GADIFERT.

Qu’avez-vous donc ? je vous trouve le visage altéré.

RIGAULOT.

Oui, peut-être, c’est votre affaire qui me tracasse.

GADIFERT, lui prenant la main.

Bon ami ! vous y avez pensé ?

RIGAULOT.

Je n’ai pensé qu’à cela.

GADIFERT.

Comme c’est beau à vous, qui n’avez pas à craindre un pareil malheur.

RIGAULOT, soupirant.

Ah !

GADIFERT.

Qu’entends-je ? vous soupirez !... est-ce que ?...

RIGAULOT.

Non, non...

À part.

Ne lui disons rien, il se moquerait de moi.

GADIFERT.

Mais pourquoi soupirer ? n’êtes-vous pas heureux, vous ?

RIGAULOT, riant d’un rire forcé.

Heureux ! parfaitement heureux ! ah, je crois bien que je suis heureux !

GADIFERT.

Écoutez, plus je songe à ce qui m’arrive, moins je me sens disposé à faire un éclat.

RIGAULOT.

Comment, vous seriez capable de supporter avec patience ?...

GADIFERT.

Hein ?

RIGAULOT.

Il n’y a que la honte de la coupable, le sang de son séducteur...

GADIFERT.

Mon Dieu, mon Dieu ! quel langage ! vous ne parliez pas sur ce ton-là tout à l’heure.

RIGAULOT, se promenant.

On dit : ce n’est rien, ce n’est rien...

GADIFERT, le suivant.

Oui, c’est ainsi que vous parliez.

Air : de Céline.

Vous disiez : c’est une misère !

RIGAULOT.

Si je l’ai dit, j’avais grand tort.

GADIFERT.

Vous disiez : il faudra vous taire.

RIGAULOT.

Je dis : il faut crier bien fort !

GADIFERT.

Quoi ! si vite changer de style !
Tantôt vous faisiez le plaisant.

RIGAULOT.

Tantôt j’étais un imbécile.

GADIFERT.

Mais qu’êtes-vous donc à présent ?

RIGAULOT.

Ce que je suis, ce que je suis ?...

GADIFERT.

Oui !

RIGAULOT.

Je suis furieux de tout ce qui se passe... Il n’y a plus de mœurs, Gadifert ; il n’y a plus de mœurs ! Que m’importe à moi que ce soit un préjugé, un mal d’opinion, si cela me rend misérable ?

GADIFERT, étonné.

Comment, vous ?

RIGAULOT.

Je dis moi, c’est vous que je veux dire.

GADIFERT, lui serrant la main.

Ah, mon ami, que je suis touché de vous voir ainsi prendre fait et cause pour moi !...

RIGAULOT, à part.

Pour lui !...

GADIFERT.

J’avoue que votre ton badin m’avait blessé.

RIGAULOT.

Ah, mon pauvre Gadifert !

GADIFERT.

Ah, mon bon Rigaulot ! vous voilà maintenant tout-à-fait comme je vous désirais.

RIGAULOT.

Merci.

JEAN, annonçant.

M. Dufour.

RIGAULOT.

Dufour... oh, l’infâme !

GADIFERT, à part.

Dufour... oh, le scélérat !

 

 

Scène XI

 

RIGAULOT, DUFOUR, GADIFERT

 

DUFOUR, allant vers Gadifert.

Bonjour, mon cher M. Gadifert.

GADIFERT, lui tournant le dos et s’asseyant.

Serviteur.

DUFOUR, surpris.

Eh, eh ! qu’est-ce que cela ?

GADIFERT, à part.

L’effronté !...

DUFOUR, allant à Rigaulot.

Enchanté de vous trouver ici, M. Rigaulot.

RIGAULOT, lui tournant le dos et s’asseyant.

Votre très humble.

DUFOUR, surpris.

Eh bien, lui aussi !...

RIGAULOT, à part.

L’impudent !

DUFOUR.

Voilà un singulier accueil.

Allant vers Gadifert.

Qu’avez-vous donc M. Gadiſert, et que signifie ?

GADIFERT, lui tournant le dos.

Rien.

DUFOUR.

Rien...

Allant à Rigaulot.

D’où vient la mine que vous me faites, M. Rigaulot ?... Pourrai-je savoir ?

RIGAULOT, lui tournant le dos.

Non.

DUFOUR.

Rien... Non... En vérité, je ne vous conçois pas.

GADIFERT, à part.

Je ne sais qui me retient de lui arracher les yeux.

RIGAULOT, à part.

Je ne sais qui m’empêche de lui sauter au visage.

DUFOUR, à lui-même.

Il y a quelque chose là-dessous. Est-ce que ce serait l’aventure d’hier Mais non, M. Gadifert n’a rien vu.

 

 

Scène XII

 

RIGAULOT, MADAME RIGAULOT, DUFOUR, MADAME GADIFERT, GADIFERT

 

MADAME RIGAULOT, entrant.

Vous voilà, Messieurs ?... Savez vous que c’est bien mal de nous laisser déjeuner seules ? Ah ! c’est vous, M. Dufour ; je vous salue.

MADAME GADIFERT.

Je suis charmée de vous voir, M. Dufour.

DUFOUR.

Votre serviteur bien humble, mesdames.

RIGAULOT, à part.

Il a su que ma femme était ici, le tartufe !

GADIFERT, à part.

Comme il est cérémonieux, l’hypocrite !

MADAME GADIFERT.

J’ai mille remerciements à vous adresser, mon cher M. Dufour !... vous avez envoyé à Charles une boîte superbe. Vraiment, vous êtes d’une amabilité, d’une bonté...

GADIFERT, à part.

La scélérate !... et c’est devant moi...

MADAME RIGAULOT, devant la psyché.

Vous trouvez M. Dufour aimable, ma chère ?

MADAME GADIFERT.

Mais sans doute.

MADAME RIGAULOT.

En vérité, vous êtes bien bonne.

DUFOUR.

Oh, je sais, madame, que j’ai en vous une implacable ennemie !

RIGAULOT, à part.

De quel ton il lui dit cela, le fourbe !

MADAME RIGAULOT.

Ennemis, nous ?... Pas du tout, vous vous vantez !...

DUFOUR.

Mais comment ai-je mérité votre inimitié ?

Air : Amis, voici la riante semaine.

Pourquoi sur moi lancer vos épigrammes ?
Riche et garçon, ne le savez-vous pas,
Mon seul bonheur est d’être utile aux dames,
Un geste, un mot m’enchaînent sur leurs pas ;
À leur service, en toute conjoncture,
Comme un esclave on me voit attaché ;
J’offre mes soins, mon bras et ma voiture...

MADAME RIGAULOT.

Et votre cœur par-dessus le marché.

DUFOUR.

Je trouve à le placer moins souvent que ma voiture.

MADAME RIGAULOT.

Je conçois cela.

GADIFERT, à part.

Infâme séducteur, va !...

MADAME RIGAULOT.

Je conviens pourtant que vous avez du bon : votre calèche est excellente.

RIGAULOT, à part.

On devrait pendre tous les célibataires qui ont calèche.

MADAME RIGAULOT.

Mais vous m’aviez promis de m’envoyer les dernières livraisons du Salmigondis, et vous ne l’avez pas fait.

DUFOUR.

J’ai un million de pardons à vous demander.

RIGAULOT, à part.

Il s’agit bien entre eux du Salmigondis.

MADAME RIGAULOT.

Je n’admets point d’excuse.

DUFOUR.

Laissez-moi espérer, madame, qu’il me sera possible de rentrer dans vos bonnes grâces.

MADAME RIGAULOT.

Espérez, n’espérez pas ; ce sont vos affaires.

RIGAULOT, à part.

Comme la perfide dissimule ! oh ! je n’y tiens plus.

MADAME GADIFERT.

Écoutez, M. Dufour ; j’ai aussi un service à réclamer de vous.

DUFOUR, allant à elle.

À vos ordres, madame.

Ils causent bas.

GADIFERT, à part.

Voyez-vous la jalousie ! elle ne peut souffrir qu’il s’occupe d’une autre femme. Je suffoque.

DUFOUR.

J’y cours dans l’instant, madame ; mais, dites moi, savez-vous ce que ces messieurs ont ce matin ?

MADAME GADIFERT.

Non vraiment !

DUFOUR.

Ils m’ont accueilli d’une façon bien étrange.

MADAME GADIFERT.

Oui, ils sont aujourd’hui fort singuliers ; voyez quels regards ils nous lancent !

DUFOUR.

C’est incompréhensible !

GADIFERT, à part.

Allons, il faut en finir.

RIGAULOT, à part.

Il est temps de s’expliquer.

GADIFERT.

M. Dufour, j’ai à traiter avec Rigaulot une affaire particulière et pressante.

DUFOUR.

Ah !...

RIGAULOT.

M. Dufour, nous sommes occupés.

DUFOUR.

Ah !...

MADAME RIGAULOT, souriant.

Eh ! mais, M. Dufour, ceci ressemble beaucoup à un congé.

DUFOUR.

Je m’en aperçois, madame ; mais j’ai trop d’obligations à M. Gadifert pour m’en offenser, et d’ailleurs je ne le crois point définitif, je pense pourtant qu’il est convenable que je me retire.

MADAME RIGAULOT.

Un moment M. Dufour !... la façon dont se conduit avec vous mon cher mari m’oblige à vous offrir un dédommagement.

RIGAULOT.

Madame Rigaulot !

MADAME RIGAULOT.

Il n’est pas juste que vous soyez maltraité par toute la maison. Je fais la paix avec vous, et je vous engage à venir me voir plus souvent que vous ne le faites.

RIGAULOT, à part.

A-t-on idée d’une pareille audace !

DUFOUR, à madame Rigaulot.

Voilà un malheur bien heureux !

RIGAULOT.

Madame Rigaulot !

MADAME RIGAULOT.

Eh bien, quoi, monsieur ? C’est aux femmes qu’il appartient de réparer les injustices de leurs maris !...

À Dufour.

Madame Gadifert et moi nous comptons sur vous pour aujourd’hui, M. Dufour.

RIGAULOT, à part.

Défunt Putiphar n’était pas plus à plaindre que moi.

DUFOUR.

Je m’empresserai de me rendre à vos ordres, mesdames. À revoir donc, messieurs... j’espère vous trouver dans de meilleures dispositions : mais cet accueil qui m’affligeait, je vous en remercie maintenant.

Air : Valse des Comédiens.

RIGAULOT.

Monsieur Dufour, adieu, je vous salue !

GADIFERT.

Je vous salue, adieu, monsieur Dufour !

DUFOUR.

Me renvoyer est chose résolue,
Mais je serai plus heureux au retour.

Aux deux femmes.

Quelques ennuis préoccupent leurs âmes,
Vos deux époux sont sourds à l’amitié ;
Mais si je suis toujours l’ami des femmes,
Je ne serai malheureux qu’à moitié.

Ensemble.

RIGAULOT.

Monsieur Dufour, adieu, je vous salue !

GADIFERT.

Je vous salue, adieu, monsieur Dufour !

DUFOUR.

Me renvoyer est chose résolue,
Mais je serai plus heureux au retour.

MADAME GADIFERT et MADAME RIGAULOT.

Monsieur Dufour, voyez, on vous salue.
Ces deux messieurs sont dans un mauvais jour ;
Vous renvoyer est chose résolue,
Mais nous comptons sur votre prompt retour.

 

 

Scène XIII

 

RIGAULOT, MADAME RIGAULOT, MADAME GADIFERT, GADIFERT

 

MADAME RIGAULOT.

Voilà qui est bizarre ! Au reste, que nous importe ? Il est temps de sortir, ma chère, il me paraît d’ail leurs que nous n’avons rien de bon à attendre de ces messieurs : ils ne ressemblent pas mal à un couple de hérissons.

MADAME GADIFERT.

Très volontiers ; partons, ma bonne amie.

GADIFERT, s’avançant.

Arrêtez, madame !... il faut auparavant que nous ayons une explication.

MADAME GADIFERT.

Comment ? que veut dire cela ?

MADAME RIGAULOT.

Oh, quels yeux !

RIGAULOT, à sa femme.

Oui, madame ; et vous aussi vous aurez la bonté de rester.

MADAME RIGAULOT.

Que voulez-vous, monsieur ? qu’est-ce que cela signifie ?

RIGAULOT.

Vous allez le savoir.

MADAME GADIFERT, à son mari.

M’expliquerez-vous, monsieur ?

GADIFERT.

C’est vous, madame, qui allez me donner des explications ; et n’espérez pas me tromper.

MADAME GADIFERT, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il soupçonnerait ?...

GADIFERT.

Il ne s’agit pas de trembler, mais de répondre !... Pourriez-vous me dire où vous êtes allée hier, quand, après m’avoir annoncé que vous ne sortiriez pas, vous avez quitté la maison dès que j’ai eu le dos tourné ?

MADAME GADIFERT.

Monsieur, je suis allée me promener.

GADIFERT.

Vous promener... et pourrait-on savoir où ?

MADAME GADIFERT.

Aux Champs-Élysées.

GADIFERT.

Vous me trompez, madame ; vous n’avez pas été aux Champs-Élysées.

MADAME GADIFERT, à part.

Il ne sait rien !

Haut.

Monsieur, je ne suis pas habituée à de semblables démentis.

MADAME RIGAULOT, riant.

Mais c’est un interrogatoire en forme.

RIGAULOT.

Oui, madame, et ce n’est pas le plus intéressant !... attendez une minute.

GADIFERT.

Je crois savoir, madame, que vous êtes allée ailleurs qu’aux Champs-Élysées.

MADAME GADIFERT.

Et où donc, s’il vous plaît, monsieur ?

GADIFERT.

Chez un homme !

MADAME GADIFERT.

Qu’entends-je ?... et chez quel homme ? nommez-le.

GADIFERT.

Chez Dufour !...

MADAME GADIFERT.

M. Dufour !

MADAME RIGAULOT, étouffant une envie de rire.

Oh, oh !

RIGAULOT, à part.

Elle rit, l’infâme !... elle se croit en sûreté... Patience !

GADIFERT.

Eh bien, madame ?

MADAME GADIFERT.

En vérité, monsieur, vous êtes fou !

GADIFERT.

Je vous répète que vous étiez chez lui à quatre heures.

MADAME GADIFERT.

Je vous répète, moi, que vous extravaguez.

GADIFERT.

Vous avez un beau sang-froid, madame !... mais il me faut des preuves à l’appui de cette assurance.

MADAME GADIFERT.

Et, si je n’en avais pas, je serais donc convaincue de mensonge ? Voilà une belle justice !... Comme si une femme ne pouvait pas faire une promenade sans rencontrer quelqu’un qui vienne affirmer qu’elle l’a faite ! heureusement, je n’en suis pas là... À quatre heures, monsieur, j’étais chez madame Delmar, rue Neuve de Berry ; en sortant de chez elle, j’ai rencontré M. le comte de Surville dans les Champs-Élysées.

MADAME RIGAULOT, riant.

Ah, ah, ah !...

RIGAULOT, à part.

Elle ose rire encore !

MADAME GADIFERT.

Il m’a offert son bras, et je suis allée chez mademoiselle Minette, ma lingère, rue de Rivoli.

GADIFERT, fort adouci.

Est-ce bien vrai ?

MADAME GADIFERT.

J’exige, monsieur, que vous sortiez sur-le-champ, et que vous ailliez vous assurer de l’exactitude de mon récit.

RIGAULOT, à part.

Pardieu ! je le savais bien que ce n’était pas elle !

GADIFERT.

Ma chère amie !...

MADAME GADIFERT.

Partez, monsieur, partez !... moi, je resterai sous la surveillance de votre digne ami, monsieur Rigaulot.

GADIFERT.

Allons, allons, je te crois !

MADAME RIGAULOT, riant aux éclats.

Mon Dieu, mon Dieu, que les maris sont drôles !... Dufour !... Dufour !...

GADIFERT.

Qui donc était chez lui ?...

RIGAULOT, furieux, et passant entre madame Rigaulot et madame Gadifert.

Qui ? je vais vous le dire, moi... La coupable n’est pas loin... et son audace mérite un châtiment que je voulais lui épargner.

MADAME GADIFERT.

En voici bien d’une autre !

MADAME RIGAULOT.

Est-ce que c’est une épidémie !

RIGAULOT.

Silence, madame !... moins que personne vous avez le droit de plaisanter ici !

GADIFERT, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ? est-ce que ce serait ?...

RIGAULOT.

Vous ignorez qui était chez Dufour, hier à quatre heures ?

MADAME RIGAULOT.

Comment voulez-vous que je le sache ?

RIGAULOT.

Ah !... vous l’ignorez ?

MADAME RIGAULOT.

Eh, oui, monsieur !... cent fois oui !...

RIGAULOT.

Nous allons voir... Gadifert, hier, en entrant chez Dufour à l’improviste, n’avez-vous pas vu une femme qui se sauvait dans le cabinet ?

GADIFERT.

Oui !

RIGAULOT.

Cette femme n’avait-elle pas une robe jaune en mousseline et des rubans bleus d’son chapeau ?

GADIFERT.

Oui !

RIGAULOT.

En fermant la porte, le bas de la robe de cette femme n’est-il pas resté accroché ! et ne s’est-il pas déchiré ?

GADIFERT.

Oui !

RIGAULOT.

En est-ce assez, madame ?

MADAME RIGAULOT.

Comme vous voudrez, monsieur.

RIGAULOT.

Il faut donc absolument vous mettre les points sur les i ? il faut que j’administre moi-même la preuve de votre crime ?

Il se baisse et relève le bas de la robe de sa femme.

Eh bien, cette preuve... la voici ; regardez cette déchirure.

MADAME RIGAULOT.

Cette déchirure... Ah, mon Dieu !... mais je vous jure que j’ignore absolument où cela s’est fait.

RIGAULOT.

Vous voyez bien que je le sais, moi.

GADIFERT, à part.

C’était elle !

Bas à sa femme.

Oh, ma bonne amie !...

MADAME GADIFERT, à part.

Elle, chez Dufour... non, cela ne se peut pas.

MADAME RIGAULOT.

Je m’y perds... Ah ! quelle idée... Ne serait-il pas possible ?... Oui... peut-être.

Elle court à la sonnette.

RIGAULOT.

Que faites-vous, madame ?

MADAME RIGAULOT.

Laissez, laissez ; nous allons voir.

JEAN, entrant.

On a sonné.

MADAME RIGAULOT.

Montez chez moi, et dites à Justine de descendre sur-le-champ.

JEAN.

Ce ne sera pas long, madame, elle est dans l’antichambre.

MADAME RIGAULOT.

Eh bien, amenez-la tout de suite.

Jean sort.

RIGAULOT.

Justine n’a rien à faire ici, madame.

MADAME RIGAULOT.

C’est ce que vous allez savoir, monsieur.

 

 

Scène XIV

 

RIGAULOT, MADAME RIGAULOT, JUSTINE, MADAME GADIFERT, GADIFERT, JEAN

 

MADAME RIGAULOT.

Approchez, Justine.

JUSTINE.

Me voici, madame.

MADAME RIGAULOT.

Dites, je vous prie, où je suis allée hier à trois heures de l’après-midi ?

JUSTINE.

Madame est allée chez sa tante où elle a dû dîner.

MADAME RIGAULOT.

Comment étais-je mise ?

JUSTINE.

Madame avait une robe blanche et un chapeau rose avec des rubans pareils.

RIGAULOT.

Robe blanche et chapeau rose... Et vous jurez que vous dites vrai ?

JUSTINE.

Ah ! monsieur, c’est l’exacte vérité !... Toute la maison est là pour dire comme moi.

RIGAULOT.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME RIGAULOT, à demi-voix.

Pas un mot de plus, monsieur ; il est inutile que nos gens apprennent vos ridicules soupçons.

RIGAULOT, à part.

Imbécile de Gadifert ! est-ce qu’il se serait trompé ?

MADAME RIGAULOT.

Justine, vous avez dit la vérité ; je vous en remercie ; j’espère que vous continuerez à répondre avec la même franchise.

Lui montrant le bas de sa robe.

Pourriez-vous m’expliquer comment s’est faite cette déchirure à ma robe ?

JUSTINE, à part.

Ciel !...

JEAN, à part.

Oh, oh !...

MADAME RIGAULOT.

Eh bien ?

JUSTINE.

Madame... je ne sais.

JEAN, à part.

Ces malheureuses banquettes du Cirque... il y a toujours des clous qui passent.

MADAME RIGAULOT.

Vous rougissez, Justine... vous le savez...

JUSTINE.

Je vous assure que j’ignore...

MADAME RIGAULOT.

Vous le savez, vous dis-je ; et moi aussi, je le sais.

JUSTINE.

Oh ! madame...

MADAME RIGAULOT.

Hier, cette robe a été mise, et ce n’est point par moi.

JEAN, à part.

Voilà tout découvert !

JUSTINE, suppliante.

Madame !...

MADAME RIGAULOT.

Une femme vêtue de cette robe, portant ce chapeau, a été vue hier par M. Gadifert...

JEAN, à part.

Tiens !... est-ce qu’il était au Cirque-Olym pique ?

JUSTINE, à part.

Je suis perdue !...

MADAME RIGAULOT.

Vous voyez que je sais tout : c’est vous qui avez mis cette robe, et c’était pour aller...

JUSTINE, s’approchant et à demi-voix.

Madame, j’ai dans ma poche une lettre pour vous...

MADAME RIGAULOT, bas et troublée.

Silence, Justine !...

RIGAULOT, avec joie.

Comment, Justine, c’était vous qui...

MADAME RIGAULOT, vivement.

C’en est assez, M. Rigaulot.

GADIFERT, riant.

Qui se serait imaginé que c’était elle qui...

JEAN, à part.

Pauvre Justine ! il faut venir à son secours.

Il passe entre madame Gadifert et Justine. Haut.

Pardonnez-lui, monsieur : elle a voulu se parer pour aller avec moi au Cirque Olympique.

RIGAULOT, ébahi.

Au Cirque-Olympique !... avec toi !... ah bah !...

JEAN.

Oui, monsieur ; c’est là, sans doute, que M. Gadifert l’a vue.

MADAME RIGAULOT, vivement.

Oui, précisément, c’est là ! N’est il pas vrai, M. Gadifert ?

Elle lui fait des mines.

GADIFERT.

Certainement !... certainement !...

JEAN.

J’ai deviné tout de suite ! et monsieur, trompé par la toilette...

RIGAULOT, riant.

Très bien, mon garçon, très bien !... je n’ai pas besoin d’une autre explication.

GADIFERT, bas à sa femme.

Ce pauvre Jean !

JEAN.

Si madame veut bien excuser Justine, il n’y a pas grand mal, puisque, moi, je désire l’épouser.

RIGAULOT, riant.

C’est juste... épouse, mon ami, épouse... Et vous, madame, pardonnez-moi.

MADAME RIGAULOT.

Nous verrons... M. Rigaulot, à ma prière, veut bien vous donner une dot de mille écus. C’est le moins qu’il puisse payer ses ridicules idées.

RIGAULOT.

Avec plaisir, madame, avec plaisir !...

À part.

C’est un bon tour à jouer à Dufour.

MADAME GADIFERT.

Et M. Gadifert en fait autant pour vous.

GADIFERT.

Très volontiers.

À part.

Dufour sera bien attrapé.

MADAME RIGAULOT.

Et vous irez vous établir où bon vous semblera.

JEAN, à Justine, en l’emmenant à gauche de l’acteur.

Voilà-t-il un beau jour ?...

 

 

Scène XV

 

RIGAULOT, MADAME RIGAULOT, DUFOUR, MADAME GADIFERT, GADIFERT, JUSTINE, JEAN

 

DUFOUR, passant la tête par la porte du fond.

Puis-je entrer sans qu’on m’arrache les yeux ?

GADIFERT, courant au devant de lui.

Entrez, mon cher Dufour, entrez

DUFOUR.

Ah, ah !...

RIGAULOT.

Soyez le bienvenu, mon bon ami !

DUFOUR.

Oh, oh !... voilà un accueil bien différent de celui de tantôt.

GADIFERT.

Excusez-nous, mon cher : Rigaulot et moi, nous étions...

MADAME RIGAULOT.

Fort ridicules... mais tout est fini... et certes, monsieur Dufour, vous ne refuserez pas de contribuer avec eux à une bonne action.

DUFOUR.

Comment cela ?

MADAME RIGAULOT.

Jean, que voici, épouse Justine, ma femme de chambre, avec qui il est allé hier soir au Cirque-Olympique.

DUFOUR, surpris.

En vérité ?

JEAN, d’un ton suffisant.

Si vous voulez bien le permettre, M. Dufour.

DUFOUR.

Ah ! Justine ! vous allez au Cirque-Olympique, et vous vous mariez !

JUSTINE.

Je crois que c’est le plus prudent, monsieur.

MADAME RIGAULOT.

Chacun de ces messieurs leur donne trois mille francs pour former un établissement ; hésiterez-vous à faire le même cadeau à Justine ?

DUFOUR.

À Justine ?

MADAME RIGAULOT, avec intention.

Oui, monsieur ; afin qu’à l’avenir elle ne mette plus les robes de sa maîtresse.

DUFOUR.

De tout mon cœur, madame, de tout mon cœur !...

JEAN.

Ah ! monsieur, que je vous remercie !

DUFOUR.

Il n’y a pas de quoi, mon ami, il n’y a pas de quoi.

RIGAULOT, à part.

Il est vexé !

GADIFERT, bas à sa femme.

Le séducteur enrage !

DUFOUR, à part.

Scélérate de Justine !

Haut.

Maintenant que cette affaire est arrangée, écoutez-moi : Je venais vous annoncer, mesdames, que M. le comte de Surville met, pour ce soir, à votre disposition, sa loge d’avant-scène à l’Opéra ; nous y verrons M. Belval ; et moi je vous offre ma voiture.

RIGAULOT.

Nous acceptons, nous acceptons. Il est juste que cette journée finisse par le plaisir.

GADIFERT.

Moi, à la sortie du spectacle, je paie des glaces chez Tortoni.

JEAN, bas à Justine.

Oh ! les deux jobards !

RIGAULOT, à part.

Cet imbécile de Jean, qui était si sûr de n’être pas trompé.

GADIFERT.

Allons, la journée est bonne : grâce à tout ce qui vient de se passer, voilà ici trois hommes heureux !

MADAME RIGAULOT.

Vous oubliez monsieur Dufour !

DUFOUR.

Vous avez raison, madame !... nous le sommes tous les quatre.

CHŒUR.

Air : Chœur final de matin et soir.

Que la tristesse
Aujourd’hui disparaisse ;
Qu’un gai refrain
Remplace le chagrin !
Il est banni,
Et la fête
Est complète ;
Taglioni !
Ensuite Tortoni !

MADAME RIGAULOT, au public.

Air de Turenne.

Messieurs, ma robe est jolie et commode ;
Mais, si je veux la porter tous les jours,
Il faudra bien que je la raccommode ;
Et, pour cela, j’ai besoin de secours ;
C’est à vous seuls ici que j’ai recours.
Cet accident, cause d’une méprise,
Ne sera rien, si vous le voulez tous.
Un coup de main, messieurs, et grâce à vous,
Nous pourrons faire une reprise.

CHŒUR.

Que la tristesse, etc.

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