La pièce de Chambertin (Eugène LABICHE - Jules DUFRESNOIS)

Comédie en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 1er avril 1874.

 

Personnages

 

TREMPARD

ERNEST FADOR

NAVARO

EDMOND LUC

ANTOINE, domestique

MADAME TREMPARD

LUCIDA, sa fille

 

La scène se passe au Vésinet, dans la maison de campagne de Trempard.

 

La scène représente l’intérieur d’une cave : pièces de vin, planches à bouteilles, escabeaux, etc. Porte à droite, au fond, conduisant à l’escalier de sortie, porte à gauche, au fond, ouvrant sur la cave aux vins fins. Un soupirail. Deux baquets, un à droite, l’autre à gauche. Dans ces deux baquets sont placées des bouteilles à rincer.

 

 

Scène première

 

ANTOINE, seul, rinçant des bouteilles

 

Dépêchons-nous... M. Trempard ne va pas tarder à arriver... il vient tous les dimanches avec sa femme et sa fille à sa campagne du Vésinet... Ordinairement il prend le train de midi et demi... mais il m’a écrit hier qu’il viendrait plus tôt... Voici sa lettre.

Il pose sa bouteille et lit.

« C’est décidément demain que nous mettons la pièce de chambertin en bouteilles. »

Montrant une pièce de vin.

La voici... il y a trois ans qu’elle est là. Si on peut laisser moisir du vin comme ça ! Enfin, les bourgeois !

Lisant.

« Antoine rincera des bouteilles toute la journée du samedi... et toute la matinée du dimanche. Nous arriverons de bonne heure afin de pouvoir consacrer notre journée à cette opération. »

Reprenant sa bouteille et rinçant.

Ça va faire un dimanche bien agréable pour ces dames... et notez qu’il y a aujourd’hui des courses au Vésinet !... mais il n’y a pas de maniaque pareil quand il s’agit de son vin !

 

 

Scène II

 

ANTOINE, puis TREMPARD, puis la voix de LUCIDA

 

TREMPARD, au-dehors, appelant par le soupirail.

Antoine ! Antoine !

ANTOINE.

Tiens ! il est arrivé.

Répondant.

Monsieur ?

La voix de TREMPARD, au-dehors.

Qu’est-ce que tu fais ?

ANTOINE.

Je rince.

La voix de TREMPARD.

Attends !... je descends !

ANTOINE, rinçant avec énergie.

Sapristi ! Dépêchons-nous ! je ne suis pas avancé... il va grogner.

TREMPARD, paraissant un bougeoir à la main.

Nous voici ! nous arrivons... Combien de bouteilles ?

ANTOINE.

Monsieur, j’en ai rincé deux cent neuf... Elles sont par là.

TREMPARD.

Que ça ?... Alors, tu as flâné !

ANTOINE.

Mais, monsieur...

TREMPARD.

Assez !... La voilà, cette génération ! On leur écrit : Rincez des bouteilles... et ils ne rincent pas ! deux cent neuf ! Nous voilà bien ! il en faut au moins deux cent quatre-vingts. Allons, je vais t’aider, tout le monde va s’y mettre ! Appelle ma fille.

Il souffle son bougeoir qu’il pose sur la planche à bouteilles.

Il est inutile de laisser brûler deux bougies.

ANTOINE, appelant par le soupirail.

Mam’zelle ! Mam’zelle !...

La voix de LUCIDA, en dehors.

Quoi ? qu’est-ce que vous voulez ?

ANTOINE.

Votre papa vous demande.

La voix de LUCIDA.

Où ça ? À la cave ?

ANTOINE.

Oui.

La voix de LUCIDA.

Ah ! non ! ça m’ennuie !

TREMPARD, qui a ôté sa redingote et mis un tablier de tonnelier.

Comment, ça l’ennuie !

Courant au soupirail.

Mademoiselle, je vous intime l’ordre de descendre !

La voix de LUCIDA.

C’est bien... on y va !... Quelle scie !

TREMPARD.

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

ANTOINE.

Elle a dit : « Quelle scie ! »

Il se met à rincer.

TREMPARD.

Non ! il n’y a pas sous la calotte des cieux une fille plus mal élevée... C’est sa mère qui l’a élevée !

 

 

Scène III

 

ANTOINE, TREMPARD, LUCIDA

 

LUCIDA, paraissant avec un bougeoir.

Eh bien ! me voilà ! Qu’est-ce qu’on me veut ?

TREMPARD, l’imitant.

Qu’est-ce qu’on me veut ? Vous ne pourriez pas dire : « Vous me demandez mon père ?... » Ça vous écorcherait la bouche.

LUCIDA.

Ah bien ! si tu nous mènes à la campagne pour grogner...

TREMPARD.

Grogner ! Mais éteignez donc votre bougie ! apprenez au moins l’économie si vous n’apprenez pas la politesse !

LUCIDA.

Ah ! mon Dieu ! pour un méchant bout de bougie.

TREMPARD, prenant la bougie des mains de Lucida, il la souffle et va la poser sur la planche.

La voilà, la voilà, cette génération !

ANTOINE, à part.

Ils sont toujours à s’asticoter.

TREMPARD, redescendant.

Mademoiselle, je vous ai priée de descendre pour vous dire que nous mettions aujourd’hui la pièce de chambertin en bouteilles.

LUCIDA.

Qu’est-ce que ça me fait ?

TREMPARD, ironiquement.

Et vous demander, si toutefois ça n’est pas abuser de votre complaisance, de nous aider à rincer quelques bouteilles.

LUCIDA.

Un dimanche ! Ah bien ! en voilà une occasion.

TREMPARD.

Qu’est-ce que vous dites ?

LUCIDA.

Et c’est aujourd’hui la fête à maman, encore !

TREMPARD, remontant au baquet de gauche.

Je le sais. Je lui ai acheté une surprise.

LUCIDA, vivement.

Ah ! laquelle ?

TREMPARD, rinçant.

Plus tard... Elle est dans ma redingote... mais la fête de maman n’empêche pas de rincer des bouteilles.

LUCIDA.

Ah ! non !

TREMPARD.

Rincez !

LUCIDA.

Non !

TREMPARD.

Rincez ! ou je vous donne ma parole d’honneur que je ne vous marierai jamais !

LUCIDA, effrayée, va au baquet de droite.

Oh !

Elle prend une bouteille et la rince.

TREMPARD, rinçant de son côté.

Je rince bien, moi ! Comme ça, en famille, ce n’est pas ennuyeux. D’ailleurs, une jeune fille doit apprendre les principes de la mise en bouteilles... Il faut, primo, choisir un temps sec, clair et frais, écoute ça, Lucida, ça te servira quand tu seras en ménage.

LUCIDA.

Ouiche !

TREMPARD.

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

ANTOINE.

Mademoiselle a dit : « Ouiche. »

TREMPARD, à part, descendant au milieu de la scène.

Mon Dieu ! qu’elle est mal élevée.

Haut.

Il faut ensuite que la vigne ne soit pas en fleur... très important ! Ah ! c’est que tout le monde ne sait pas soigner le vin ! j’ai connu des hommes éminents... des avocats, des conseillers d’État qui ne savaient même pas coller... pas coller ! des avocats !... L’opération la plus délicate est celle du remplissage.

Lucida et Antoine sont descendus à ses côtés et ont cessé de rincer.

Rincez toujours... parce qu’une pièce de vin ne doit jamais rester en vidange... C’est un axiome.

LUCIDA, à part, rinçant.

On appelle ça un dimanche !

TREMPARD, continuant.

Et il faut toujours la remplir avec du vin de la même espèce... C’est un autre axiome... Je n’en avais pas...

À Antoine.

Qu’aurais-tu fait à ma place ?

ANTOINE.

Moi ! j’aurais rempli avec de l’argenteuil.

TREMPARD.

Animal ! Et toi, Lucida ?

LUCIDA.

 Moi, ça m’est égal.

TREMPARD.

C’est pourtant aussi instructif qu’une conversation avec votre couturière.

Reprenant sa démonstration.

Eh bien ! moi, j’ai résolu le problème sans une goutte de vin.

ANTOINE.

Ah ! bah ! qu’est-ce que vous avez mis à la place ?

TREMPARD.

Je me suis procuré un sac de sable de rivière. Écoute ça, Lucida.

LUCIDA.

Ah ! oui, c’est si amusant !

TREMPARD.

Je ne vous demande pas si c’est amusant, il suffit que ce soit utile, et quand tu seras mariée...

LUCIDA.

 Quand je serai mariée, je n’achèterai que du vin en bouteilles !

TREMPARD, bondissant.

Du vin en bouteilles ! mais on ne sait pas ce qu’il y a dedans... Les marchands fourrent tout ce qu’ils veulent dans les bouteilles... Tiens, tu me fais pitié ! tu parles comme un enfant !

LUCIDA.

Si c’est mon goût...

TREMPARD.

Rince... et tais-toi ! Ainsi, voilà une grande fille de vingt-quatre ans qui a reçu de l’éducation : piano, dessin, géographie, et qui parle d’acheter du vin en bouteilles !

Se calmant et reprenant son récit.

Je me suis donc procuré un sac de sable de rivière, je l’ai lavé avec soin, puis je l’ai fait sécher au four... et à mesure que mon vin baissait, je remplissais tout doucement, tout doucement avec mon sable... de façon à toujours maintenir le vin au niveau de la bonde.

ANTOINE, avec admiration.

Ah ! Monsieur vous a des inventions !...

TREMPARD.

Voilà ce que j’ai trouvé, moi, simple commerçant. Aussi je pense, moi, je réfléchis, moi.

Regardant sa fille.

Je n’achète pas du vin en bouteilles ! moi !

LUCIDA, à part tout en rinçant.

Mon Dieu ! qu’il est tannant avec son vin !

TREMPARD, remontant.

Antoine ?

ANTOINE.

Monsieur.

TREMPARD.

Nous n’avons plus de bouteilles, va en chercher dans la cave aux vins fins, à côté des cages en fer.

ANTOINE.

Tout de suite, monsieur.

Il entre à gauche.

 

 

Scène IV

 

TREMPARD, LUCIDA, puis MADAME TREMPARD, puis ANTOINE

 

TREMPARD, à Lucida.

C’est très commode, ces cages en fer, on y met son vin fin, on les ferme avec un cadenas, et on peut avoir confiance dans ses domestiques.

LUCIDA.

Oui, c’est une jolie invention, ça se rouille et il faut aller chercher un serrurier.

TREMPARD, se montant.

C’est inouï ! je ne peux pas émettre une opinion sans que Mademoiselle me contredise !

LUCIDA.

C’est bon ! je ne dirai plus rien, je ne tiens pas à parler...

TREMPARD.

Je ne te défends pas de parler, mais je désire que tu sois de mon avis... Il me semble qu’un père peut demander ça à sa fille.

MADAME TREMPARD, paraissant à droite, elle tient un bougeoir allumé.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là ?

TREMPARD, remonte, Lucida passe à gauche.

Prends garde aux bouteilles !

MADAME TREMPARD, descendant en scène.

Est-ce que vous comptez passer votre journée dans la cave ?

TREMPARD.

C’est aujourd’hui que nous mettons la pièce de chambertin en bouteilles.

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD.

C’est juste... Elle devient sourde depuis un an... c’est un vrai pot.

Lui criant dans l’oreille.

Nous mettons la pièce de chambertin en bouteilles !

MADAME TREMPARD.

Mais je ne suis pas sourde !

TREMPARD.

Parbleu ! Souffle ta bougie...

Criant.

Souffle ta bougie !

Il la lui prend et la souffle, puis va la porter au fond.

MADAME TREMPARD, passant.

Quand on articule, j’entends très bien.

TREMPARD.

Oui... Maintenant, tu vas nous aider.

Lui donnant deux bouteilles.

Rince ! tout le monde s’y met !

MADAME TREMPARD, les prenant.

Mais qu’est-ce que tu veux faire de ces bouteilles ?

TREMPARD.

Bon ! elle n’a pas entendu !

Lui criant dans l’oreille.

Nous mettons la pièce de chambertin en bouteilles !

À Lucida.

Dis-lui, toi.

LUCIDA, lui criant dans l’autre oreille.

On met la pièce de chambertin en bouteilles !

MADAME TREMPARD.

Aujourd’hui ! Que le bon Dieu te bénisse ! Un dimanche !

TREMPARD.

Nous passerons une journée charmante... Lucida te lira le Petit Journal.

LUCIDA.

Elle ne l’entendra pas.

TREMPARD.

Oui, mais, moi, je l’entendrai.

À sa femme.

Où sont les bouchons ?

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD, criant

Les bouchons !

MADAME TREMPARD.

Dans le grand sac de nuit... sur la table du vestibule.

TREMPARD.

Je vais les chercher.

ANTOINE, entrant de gauche avec deux paniers de bouteilles vides.

Voilà les bouteilles.

TREMPARD, remontant.

Pose-les là... et viens avec moi, j’ai besoin de toi.

Aux femmes.

Vous, rincez toujours.

Il sort avec Antoine par la droite ; avant de sortir, Antoine a placé plusieurs bouteilles dans le baquet de gauche.

 

 

Scène V

 

MADAME TREMPARD, LUCIDA

 

LUCIDA, posant sa bouteille dans le baquet et passant à droite.

Ah ! j’en ai mal aux bras.

MADAME TREMPARD, tout en rinçant.

Ma fille, je suis bien aise d’être un moment seule avec toi... Tu as déjà passé l’âge où l’on marie les jeunes filles... Il ne faut pas rougir pour ça.

LUCIDA.

Mais je ne rougis pas.

MADAME TREMPARD, sans l’écouter.

Tu es jolie, tu es bien faite, tu es bien élevée... Aussi de nombreux prétendus se sont déjà présentés.

LUCIDA.

Mais, maman, je t’ai déjà dit vingt fois que j’aimais mon cousin Hector, l’ingénieur...

MADAME TREMPARD, qui n’a pas entendu.

Je sais que ton cœur est libre... et que tu n’as pas d’autre volonté que la nôtre.

LUCIDA, à part.

Je ne peux pourtant pas lui crier : « J’aime mon cousin Hector ! » Tout le monde l’entendrait, la voix monte.

MADAME TREMPARD.

Ces prétendus, nous les examinerons avec calme, avec sang-froid, avec impartialité... Ne m’interromps pas !

LUCIDA.

Moi, je ne dis rien.

MADAME TREMPARD.

Et si les convenances, les mœurs et les agréments personnels se trouvent réunis, alors nous consulterons ton goût.

LUCIDA.

Mais puisque j’aime...

Se ravisant.

Non ! je préfère lui écrire !

 

 

Scène VI

 

MADAME TREMPARD, LUCIDA, TREMPARD

 

TREMPARD, entrant avec deux sacs pleins de bouchons.

Voilà les bouchons.

À Lucida.

Comment !... tu ne rinces déjà plus !

LUCIDA.

Tiens ! je suis fatiguée...

TREMPARD, regardant les bouteilles rincées par Lucida, au pied du baquet de gauche.

Pour six bouteilles ! Elle a rincé six bouteilles ! Nature lymphatique, va !

Tout à coup.

Ah sapristi ! j’ai oublié de dire à Antoine de mettre la cire sur le feu pour cacheter les bouchons... Lucida, va donc...

LUCIDA, remontant.

Ah ! avec plaisir !

TREMPARD.

Et reviens tout de suite.

LUCIDA, à part.

Oui, prends garde de te perdre !

Elle sort à droite.

MADAME TREMPARD.

Elle est bien élevée !

TREMPARD, à sa femme.

Tiens ! voilà deux lettres que le facteur vient d’apporter pour toi.

MADAME TREMPARD, les prenant.

Moi, je n’attends pas de lettres.

Elle en ouvre une et pousse un cri.

Ah ! mon Dieu !

TREMPARD.

Quoi ?

MADAME TREMPARD, lisant.

« Chère madame, mon neveu, M. Francisco Navaro, se présentera dimanche à votre campagne, ainsi que vous l’y avez autorisé, pour vous faire officiellement sa demande de la main de mademoiselle Lucida, votre fille ! »

TREMPARD.

Comment, un prétendu ! un jour où je mets du vin en bouteilles !

MADAME TREMPARD.

Mais je n’ai pas autorisé ce jeune homme ; l’oncle est venu me voir lundi dernier... Je ne sais pas ce qu’il m’a dit... c’est un Espagnol, il n’articule pas.

TREMPARD.

Et quand tu n’entends pas, tu réponds en souriant : « Certainement... avec plaisir... » pour faire la gracieuse... Enfin, nous le recevrons, ce jeune homme, nous l’examinerons et s’il est bien... En voilà un que je plains d’épouser ma fille !... Six bouteilles !

MADAME TREMPARD, qui a décacheté la deuxième lettre, pousse un cri.

Ah ! mon Dieu !

TREMPARD.

Quoi encore ?

MADAME TREMPARD, lisant.

« Chère madame, mon fils Edmond se présentera dimanche à votre campagne, puisque vous avez bien voulu lui ménager une entrevue avec mademoiselle votre fille. »

TREMPARD.

Encore un !

MADAME TREMPARD.

Je n’y comprends rien... ce monsieur est venu me voir mardi... je ne sais pas ce qu’il m’a dit...

TREMPARD.

Il n’articule pas, c’est convenu, et tu lui as répondu : « Certainement... avec plaisir... » Ma parole ! elle marierait sa fille avec toute la terre !

MADAME TREMPARD.

Nous voilà avec deux prétendus.

TREMPARD.

À la fois ! Ils vont se mordre ! Et ma pièce de vin ! Que le diable t’emporte !

MADAME TREMPARD.

Tu as raison... je vais faire tuer le dindon...

TREMPARD.

Qui est-ce qui te parle du dindon ! Je te parle des prétendus !

MADAME TREMPARD, souriante.

Oui... à la broche.

TREMPARD, exaspéré.

Sapristi !!! nom d’un nom ! c’est à se faire...

Se calmant tout à coup.

Après ça, j’ai eu sa jeunesse, supportons sa maturité.

À sa femme.

Oui, à la broche, avec des marrons.

À lui-même.

Heureusement, nous avons du temps devant nous, ces jeunes gens ne viendront pas avant l’heure du dîner, et, en nous y mettant tous, nous pourrons terminer notre opération...

S’approchant du soupirail et appelant.

Lucida ! Antoine ! venez, dépêchez-vous !

À sa femme.

Antoine rincera, tu me passeras les bouteilles et j’emplirai.

MADAME TREMPARD.

Pour entrée, je mettrai deux canards.

TREMPARD.

Oui... Dire que cette femme a été la plus jolie femme de Paris ! Avons-nous fait des folies ! Je me rappelle qu’un jour, au pavillon Henri IV... Ah !... ah !...

Il s’assied devant le tonneau et emplit une bouteille en tournant le dos à sa femme qui s’est remise à rincer.

Il a une couleur superbe !... il faut le goûter.

Il en verse dans un verre et se dispose à le boire lorsque Lucida entre vivement.

 

 

Scène VII

 

MADAME TREMPARD, TREMPARD, LUCIDA

 

LUCIDA, entrant vivement.

Papa, une visite !

TREMPARD, bondissant.

Sapristi ! j’ai avalé de travers !... Dis que je n’y suis pas !

LUCIDA.

C’est M. Fador, notre voisin... Antoine lui a dit que tu étais à la cave, il me suit, il met ses gants.

TREMPARD, se levant vivement.

Diable ! c’est un homme à ménager... J’ai planté mes arbres trop près de son mur... il pourrait me les faire arracher.

LUCIDA.

Il est bien ennuyeux avec son kiosque d’où l’on plonge sur notre jardin.

TREMPARD.

Son kiosque est à la distance légale, il n’y a rien à dire.

LUCIDA.

C’est possible, mais il s’y installe dès le matin et me regarde toute la journée avec des yeux de boa qui n’a pas déjeuné.

Elle remonte le baquet de droite au fond, puis descend à droite.

MADAME TREMPARD, à son mari.

Eh bien ! est-ce que nous ne rinçons plus ?

TREMPARD, passant.

Elle n’est jamais dans la situation !

Haut, lui criant dans l’oreille.

Nous allons recevoir une visite... M. Fador !

MADAME TREMPARD, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! cet homme !

TREMPARD.

Quoi ?

MADAME TREMPARD.

Rien !

À part.

Le voisin qui du haut de son kiosque me fascine avec une persistance infernale !

Le voix de FADOR, dans la coulisse.

Merci... ne vous dérangez pas !

TREMPARD, remontant au fond.

Lui ! J’ai envie de remettre ma redingote...

Il va pour la mettre et s’arrête à la vue de Fador.

 

 

Scène VIII

 

MADAME TREMPARD, TREMPARD, LUCIDA, FADOR

 

FADOR, entre, il tient à la main un bout de bougie allumée.

Cher voisin...

TREMPARD, vivement.

Prenez garde aux bouteilles !...

FADOR.

Belles dames... je vous dérange peut-être ?

TREMPARD.

Du tout... Vous voyez, je me disposais à mettre en bouteilles une pièce de chambertin... mais nous allons remonter au salon.

FADOR, passant.

Par exemple ! entre voisins, on ne se gêne pas... Nous sommes très bien ici...

TREMPARD, à sa fille.

Un siège ! un siège !

LUCIDA, apportant un escabeau.

Voici.

Elle remonte et redescend à côté de sa mère.

TREMPARD, à Fador.

Donnez-vous la peine de vous asseoir.

Lui prenant son bout de bougie.

Permettez...

Soufflant la bougie, à part.

Il est inutile de brûler deux bougies.

Il la met dans sa poche.

FADOR, assis.

Il fait très bon ici... il fait plus frais que dehors, au soleil.

LUCIDA, à part.

Il a trouvé ça tout seul.

FADOR.

Et l’hiver, c’est tout le contraire... Avez-vous remarqué ? il fait plus chaud dans les caves que dehors ?

TREMPARD.

C’est vrai... très vrai.

À part.

Il nous fait perdre notre temps.

FADOR, tirant de sa poche un petit paquet enveloppé.

Je me suis permis d’apporter quelque chose à ces dames... une surprise.

LUCIDA.

Quoi donc ?

FADOR, développant son paquet.

Trois fraises... dans un petit pot.

TREMPARD.

Ah ! que c’est aimable !

FADOR, se levant.

Ce sont les premières de l’année... elles sont venues dans ma serre... C’est là qu’il fait chaud. Du reste, il ne fait pas froid ici.

Avec galanterie aux dames.

Il y a des personnes près desquelles on n’a jamais froid.

TREMPARD, à part.

Il tourne bien le madrigal.

MADAME TREMPARD, à part.

Il m’a lancé un regard !

FADOR, offrant les fraises.

Madame... mademoiselle... cher voisin !...

TREMPARD, prenant le pot.

Trop aimable...

FADOR.

Non, pas le pot, je vous redemanderai le pot...

TREMPARD, le lui rendant.

Le voici.

À part.

S’il croit que j’y tiens, à son pot.

FADOR.

Comment trouvez-vous mes fraises ?

TREMPARD.

Excellentes !... Elles ont un petit goût de vanille.

FADOR.

J’obtiens ça avec la gadoue, les boues de Paris...

TREMPARD et LUCIDA, faisant la grimace.

Ah !

FADOR.

Et des rognures de cornes.

TREMPARD.

Sapristi !

Vivement.

Un verre de vin par là-dessus. Vous accepterez bien un verre de chambertin... avec un biscuit ? Ça change le goût.

FADOR.

Je viens de prendre mon café, mais...

TREMPARD.

Lucida, prie Antoine de nous descendre des biscuits.

LUCIDA.

Tout de suite.

Elle sort à droite.

TREMPARD.

Moi, je vais chercher les verres... ils sont par là... Attendez-moi... Causez avec ma femme... si vous pouvez.

Il entre dans la cave aux vins fins.

 

 

Scène IX

 

FADOR, MADAME TREMPARD

 

FADOR, vivement.

Nous sommes seuls... j’attendais ce moment avec impatience.

MADAME TREMPARD.

Monsieur !

FADOR.

Du haut de mon kiosque j’ai vu votre adorable fille, je l’ai étudiée...

Se frappant la poitrine.

Je l’aime, je l’aime !

MADAME TREMPARD.

Monsieur... on peut venir...

FADOR.

Mon désir le plus cher serait d’obtenir sa main, de l’épouser...

Lui prenant la main.

Ah ! de grâce, ne me refusez pas !

MADAME TREMPARD, retirant sa main.

Assez, monsieur ! et je vous préviens que si vous donnez suite à vos projets, je n’hésiterai pas à prévenir mon mari.

FADOR.

Mais c’est bien comme ça que je l’entends.

MADAME TREMPARD, apercevant son mari qui entre.

Chut ! le voici.

 

 

Scène X

 

FADOR, MADAME TREMPARD, TREMPARD, puis ANTOINE, puis EDMOND

 

TREMPARD, entrant avec un panier à verres.

Voici les verres...

Tout en emplissant trois verres.

Nous allons goûter ça... et vous me direz consciencieusement ce que vous en pensez.

Il lui donne un verre plein ainsi qu’à sa femme.

C’est du chambertin de 1868... À votre santé.

FADOR, trinquant avec Trempard et avec sa femme.

Madame... monsieur...

À part.

Quelle drôle de visite !...

Tous les trois boivent et dégustent.

TREMPARD.

Eh bien ?

FADOR.

Il est bon... il sent le caillou.

MADAME TREMPARD.

Je trouve qu’il a un petit goût de coquillage.

TREMPARD, à part.

C’est le sable... j’en ai trop mis.

ANTOINE, entrant de droite.

Monsieur... il y a là un jeune homme qui demande à vous parler... Voici sa carte...

TREMPARD, lisant.

Edmond Luc.

À part.

Saperlotte ! un des prétendus.

À Antoine.

Fais entrer au salon.

ANTOINE, allant pour sortir.

Le voici.

Il sort après l’entrée d’Edmond. Edmond paraît. Tenue de prétendu. Il tient à la main un bout de bougie allumée.

EDMOND, saluant.

Madame...

TREMPARD, vivement.

Prenez garde aux bouteilles !

EDMOND, à Fador.

Monsieur... j’ai compté sur votre bienveillance pour accueillir favorablement la démarche que je...

Bas à Fador, indiquant Trempard qui range des bouteilles.

Faites sortir le tonnelier... nous avons à causer.

FADOR.

Mais c’est M. Trempard, le tonnelier !

EDMOND, à Trempard.

Ah ! mille pardons ! je suis désolé...

TREMPARD.

C’est ma faute... j’aurais dû mettre ma redingote.

Lui prenant sa bougie et la soufflant.

Permettez...

EDMOND, à madame Trempard qui passe devant Fador.

Vous avez une charmante habitation, madame.

TREMPARD, à Edmond.

Non, ne vous donnez pas la peine... elle est sourde...

À Fador.

Cher voisin, j’ai une petite affaire à traiter avec Monsieur... Veuillez offrir le bras à ma femme pour faire un tour de jardin.

FADOR.

Ah ! avec plaisir...

Offrant son bras.

Madame...

MADAME TREMPARD.

Ne me touchez pas, monsieur.

Elle remonte et sort vivement à droite.

FADOR, à part, la suivant.

Qu’est-ce qu’elle a ?

Il sort avec madame Trempard.

 

 

Scène XI

 

TREMPARD, EDMOND, puis ANTOINE

 

TREMPARD, à Edmond.

Monsieur, si vous le permettez, nous irons droit au fait ; je suis pressé, j’ai du vin à mettre en bouteilles... Vous désirez épouser ma fille...

EDMOND.

Je vous avoue que...

TREMPARD.

Avant d’aller plus loin, j’aurais quelques questions intimes à vous adresser.

EDMOND.

À vos ordres, monsieur.

À part.

Pourquoi diable me reçoit-il dans sa cave ?

TREMPARD.

Le mariage est une chose sérieuse... et un père ne saurait trop s’entourer de renseignements... Il ne faut pas juger les petits jeunes gens sur l’extérieur... Quand ils sont habillés, ils sont tous charmants.

EDMOND, à part.

Est-ce qu’il voudrait me faire déshabiller ?

ANTOINE, entrant vivement et bas à Trempard.

Monsieur ! en v’là un autre !

TREMPARD.

Quoi ?

ANTOINE, bas.

Un autre jeune homme. Voici sa carte.

Il remonte.

TREMPARD, lisant.

« Francisco Navaro. »

À part.

Le second ! l’Espagnol ! Je ne veux pas qu’ils se rencontrent.

Haut, à Edmond.

C’est mon architecte... Voulez-vous entrer là un moment... c’est ma cave aux vins fins...

EDMOND.

Comment !

TREMPARD, lui remettant un bout de bougie allumée.

Vous examinerez mes cages en fer... c’est très intéressant pour un jeune homme qui veut entrer en ménage... Excusez-moi, c’est l’affaire d’une minute.

EDMOND, à part.

Quelle drôle d’entrevue !

Il entre à gauche.

TREMPARD, à Antoine.

Fais entrer le numéro 2 !

ANTOINE, à la cantonade.

Venez !... Monsieur est chez lui !

Navaro paraît un bout de bougie à la main et Antoine sort.

 

 

Scène XII

 

TREMPARD, NAVARO

 

NAVARO, saluant.

Monsieur.

TREMPARD, de même.

Monsieur, je connais le motif qui vous amène.

Apercevant le bout de bougie que tient Navaro. Le lui prenant et le soufflant.

Permettez... il est inutile de brûler...

Il remonte, Navaro passe. Reprenant.

Je connais le motif qui vous amène...

NAVARO.

Je ne vous cache pas que j’en tiens pour votre demoiselle.

TREMPARD, à part.

Comment ! il en tient ! Après ça, un étranger !

NAVARO.

 Je suis ce qu’on appelle mordu, comme vous dites, vous autres Français !

TREMPARD.

Nous ? Nous disons : épris... Pas mordu, épris ! Où diable avez-vous appris le français ?

NAVARO.

Mais dans les salons de la rive gauche.

TREMPARD.

Ah ! quartier Latin ! je comprends !

NAVARO.

Or donc, je suis épris de votre demoiselle.

TREMPARD.

Plus bas, je vous prie, j’ai là quelqu’un qui pourrait nous entendre... mon architecte.

NAVARO.

Ne faites donc pas l’enfant. Abattez votre jeu !

TREMPARD.

Quoi ?

NAVARO.

Mon rival est là... M. Edmond.

TREMPARD.

Je vous jure...

NAVARO.

Nous sommes venus dans le même train... même compartiment... et en route, nous nous sommes confié le but de notre visite.

TREMPARD.

Ah ! diable !

NAVARO.

Faites-le venir, vous nous comparerez... et vous choisirez...

TREMPARD, remonte à gauche, Navaro passe à droite.

Au fait, puisqu’il sait tout.

Appelant.

Monsieur Edmond ! monsieur Edmond !

 

 

Scène XIII

 

TREMPARD, NAVARO, EDMOND

 

EDMOND, entrant.

Vous m’appelez ?

Apercevant Navaro.

Ah ! vous voilà !... Bonjour.

NAVARO.

Ce cher Edmond !

TREMPARD, à part.

Ils sont amis... C’est égal... deux ! c’est gênant.

Haut.

Messieurs, je n’ai pas besoin de vous mettre au courant de la situation... elle est solennelle.

À Edmond.

Pardon... avez-vous soufflé la bougie par là ?

EDMOND.

Oui.

TREMPARD, reprenant.

Elle est solennelle... deux compétiteurs se présentent pour épouser ma fille... mon devoir est de les interroger avec une froide équité... Je mettrai dans la balance les défauts de l’un avec les vices de l’autre... je pèserai le tout et ensuite je prendrai une décision... Donnez-vous la peine de vous asseoir.

Tous les trois s’asseyent, Trempard occupe le milieu.

NAVARO, assis.

Je vous demanderai la permission d’incendier une cigarette ?

TREMPARD.

Faites donc... Je suis obligé, messieurs, de vous poser quelques questions indiscrètes... J’ai toujours pensé, dans l’intérêt de la race, qu’on ne devait accoupler que des êtres parfaitement constitués... et issus de parents solides... Quant à moi, j’aimerais mieux donner cinquante mille francs de moins et avoir un gendre qui se porte bien.

NAVARO.

Je vous demanderai la permission d’incendier une seconde cigarette ?

TREMPARD.

Faites donc...

À Navaro.

Voyons, franchement, comment vous portez-vous ?

NAVARO.

Ça ne va pas mal, je vous remercie.

TREMPARD.

Sans vouloir vous désobliger... vous êtes d’une couleur un peu... jus de réglisse.

NAVARO.

C’est le soleil de l’Andalousie...

TREMPARD.

Vous n’avez pas eu à constater, parmi vos ancêtres, quelques-unes de ces infirmités qui se transmettent de génération en génération ?...

NAVARO.

Non... je ne vois pas...

TREMPARD.

Pas de goutte, de rhumatismes, de phtisie ?

NAVARO.

Jamais !

TREMPARD, à Edmond.

Et vous ?

EDMOND, se levant.

Moi, monsieur, je suis auvergnat.

TREMPARD, vivement.

Auvergnat ! ça suffit... asseyez-vous... Tout le monde sait que les Auvergnats ont été bâtis par les Romains.

NAVARO.

Je vous demanderai la permission d’incendier une troisième cigarette ?

TREMPARD.

Jeune homme, vous fumez trop... ça altère la mémoire.

NAVARO.

Oh ! moi, ça ne me fait rien.

TREMPARD.

Vous croyez ça... Tenez, je vais vous coller, comme on dit dans les salons de la rive gauche, je vais vous coller avec une simple date...Nous allons voir ! En quelle année a eu lieu la révolution de 1830 ?

NAVARO, embarrassé.

Dame... en 48.

TREMPARD.

Vous voyez bien... vous fumez trop...

À Navaro, en souriant et très aimable.

De quoi est mort Monsieur votre père ?

NAVARO.

Le marquis ? Mais il respire toujours !

TREMPARD.

Ah ! c’est fâcheux ! très fâcheux... nous aurions pu savoir...

Très aimable.

J’espère au moins que madame votre mère...

NAVARO.

La marquise ? Elle se porte comme l’Escurial !

TREMPARD, avec un petit ton de reproche.

Elle aussi... Je le regrette.

À Edmond.

Et vous ?

EDMOND, se levant.

Monsieur, mon père était auvergnat.

TREMPARD.

Très bien ! ça suffit... asseyez-vous !

À Navaro.

Puisque vous avez le bonheur d’avoir encore Monsieur votre père... faites-moi part de ses petites infirmités... On penche toujours d’un côté... Voyons, franchement, de quel côté penche-t-il ?

NAVARO.

Mais il ne penche pas du tout... c’est un robuste marin... toujours en voyage... et s’il n’avait pas eu un ami intime... le capitaine Zamaguiberry... ma pauvre mère eût été bien seule... Ce brave capitaine, il ne quittait pas la marquise d’une minute...

TREMPARD.

Tiens ! tiens !

NAVARO.

Et quand je suis venu au monde, mon père était absent ; en me berçant, le capitaine pleurait...

TREMPARD.

Ah ! ah !... Et comment se portait-il le capitaine Zamaguiberry ?

NAVARO.

Très bien... Quant à mon père...

TREMPARD.

Non ! n’en parlons plus !... parlons de Zamaguiberry ! Était-ce un homme vigoureux ?

NAVARO.

Ah ! je vous en réponds !

TREMPARD.

Pas de goutte, de rhumatismes, de phtisie ?

NAVARO.

Allons donc !

TREMPARD, très aimable.

De quoi est-il mort ?

NAVARO.

Mais il vit toujours.

TREMPARD, avec humeur.

Ah ! ça ne meurt donc jamais dans cette famille-là.

NAVARO.

Mais il n’est pas de ma famille.

TREMPARD.

Oui... je m’entends...

Tous se lèvent.

Messieurs, jusqu’à présent vous me plaisez également tous les deux... mais il faut que je vous fasse part d’une petite condition que je mets au mariage de ma fille... je désire avoir une nombreuse postérité.

NAVARO.

Ça me va !

EDMOND.

Et moi aussi !

TREMPARD

Ça me va ! c’est bientôt dit, mais une fois marié, on se ravise...

NAVARO.

Pas moi !

EDMOND.

Ni moi !

TREMPARD.

J’en suis convaincu... Néanmoins j’ai cru devoir prendre certaines garanties contre ce que j’appellerai la nonchalance ! Je donne deux cent mille francs à ma fille.

NAVARO.

Je le savais.

EDMOND.

Nous le savions.

TREMPARD.

Cent mille francs, en signant le contrat, et vingt mille francs pour chaque enfant qui naîtra.

NAVARO.

C’est une prime.

EDMOND.

Alors, pour gagner les cent mille francs, il faut avoir cinq enfants.

TREMPARD.

Voilà !

EDMOND.

Ça ne m’effraie pas.

NAVARO.

Payez-vous le sixième ?

TREMPARD.

Ah ! non ! le sixième sera pour le compte de l’artiste.

NAVARO.

Ma foi !... j’accepte !

TREMPARD, à Edmond.

Et vous ?

EDMOND.

Moi aussi !

TREMPARD.

Non d’un petit bonhomme ! je suis bien embarrassé... vous me plaisez tous les deux... vous acceptez mes conditions, l’un est auvergnat, l’autre est andalou... Tout ça me va... Malheureusement, je n’ai qu’une fille.

 

 

Scène XIV

 

TREMPARD, NAVARO, EDMOND, MADAME TREMPARD

 

MADAME TREMPARD, entrant éperdue à droite.

Trempard ! Trempard !

TREMPARD, remontant.

Qu’y a-t-il ?

MADAME TREMPARD.

Il faut que je te parle sans témoins, tout de suite.

TREMPARD.

Ah ! mon Dieu !

À Navaro et à Edmond.

Entrez là, c’est la cave aux vins fins.

NAVARO, à part.

Nous ne sortirons pas de la cave.

TREMPARD, remettant à Edmond un bout de bougie allumée.

Vous examinerez mes cages en fer.

EDMOND.

Mais je les connais.

TREMPARD.

Tant mieux ! Vous les ferez voir à Monsieur, allez ! allez !

Edmond et Navaro entrent à gauche.

 

 

Scène XV

 

TREMPARD, MADAME TREMPARD

 

TREMPARD.

Parle... Qu’y a-t-il !

MADAME TREMPARD.

Sauve-moi ! Cet homme me poursuit, il me fascine...

TREMPARD.

Te sauver de qui ?

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD.

Ah ! oui !

Lui criant dans l’oreille.

De qui ?

MADAME TREMPARD.

De M. Fador !... le beau Fador...

TREMPARD.

Comment !

MADAME TREMPARD.

Il m’a suivie dans le jardin... est arrivé derrière le rocher... il s’est jeté à mes genoux...

TREMPARD.

Allons donc ! plus je te regarde, plus cela me paraît invraisemblable.

MADAME TREMPARD.

Je sens que je deviens faible... Jamais aucun mortel, pas même toi, ne m’a fait une pareille impression.

TREMPARD.

Sapristi ! on ne dit pas ces choses-là à un mari... À ton âge, je me croyais sauvé.

MADAME TREMPARD.

Je suis encore pure !

TREMPARD.

Je l’espère bien... mais ce monsieur ne se serait pas permis de t’aimer si tu ne lui avais pas fait des avances, des agaceries...

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD, lui criant dans l’oreille.

Des agaceries !

Ton naturel.

Parce que quand une femme sait se tenir à sa place...

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD.

Ah ! c’est impossible de s’expliquer comme ça... Oh ! ma surprise ! Je ne voulais la lui donner qu’au dessert.

Il remonte au fond. Madame Trempard passe à gauche. Il tire de la poche de sa redingote un cornet acoustique.

À nous deux, maintenant.

MADAME TREMPARD, effrayée.

Oh ! ne me fais pas de mal !

TREMPARD, descendant.

Ne crains rien... c’est un cornet acoustique... pour ta fête.

Le plaçant près de l’oreille de sa femme.

Il est temps de nous expliquer, madame !

MADAME TREMPARD.

Je te jure que je suis innocente...

TREMPARD, parlant dans le cornet.

Innocente... Je ne suis pas dupe de vos manèges !

MADAME TREMPARD, blessée.

Monsieur !

TREMPARD, parlant dans le cornet.

À votre âge ! une mère de famille ! Fi, fi, madame !

MADAME TREMPARD.

Mais si j’étais coupable, je ne te préviendrais pas... Tu es un ingrat.

TREMPARD.

Un ingrat !

Dans le cornet.

Et vous une coquette ! une coureuse, une cocotte !

MADAME TREMPARD.

Cocotte !

Retournant le cornet et le plaçant près de l’oreille de son mari, parlant dans le cornet.

Votre conduite est indigne !

TREMPARD, écartant le cornet.

Mais je ne suis pas sourd !

MADAME TREMPARD, dans le cornet.

Vous me manquez de respect !

TREMPARD, retournant le cornet.

On ne respecte que les femmes respectables !

MADAME TREMPARD, retournant le cornet.

Puisqu’il en est ainsi... je me retire chez ma mère !

TREMPARD, retournant le cornet.

Allez ! Je paie le fiacre !

MADAME TREMPARD, apercevant Fador qui entre.

Ah ! lui !

 

 

Scène XVI

 

TREMPARD, MADAME TREMPARD, FADOR

 

FADOR.

Mille pardons.

TREMPARD, lui sautant à la gorge.

Misérable ! tu viens jusque dans les entrailles de la terre poursuivre ta victime !

FADOR.

Aïe ! vous m’étranglez ! Qu’est-ce que j’ai fait ?

TREMPARD.

Courtiser ma femme ! Mais regarde-la donc...

FADOR.

Mais c’est votre fille que j’aime et que je veux épouser.

TREMPARD.

Ah bah !

FADOR.

Je lui ai demandé sa main derrière le rocher.

TREMPARD.

Ah ! à la bonne heure !

À part.

Ça m’en fait trois.

Approchant le cornet de l’oreille de sa femme.

Il y a erreur... c’est ta fille qu’il aime !

MADAME TREMPARD.

Prétexte !

FADOR.

Madame est trop vieille.

TREMPARD, à sa femme dans le cornet.

Il te trouve vieille !

FADOR.

Et puis elle est sourde comme un pot.

TREMPARD, dans le cornet.

Et tu es sourde comme un pot !

MADAME TREMPARD, passant à Fador.

C’est faux ! Insolent !

Elle sort furieuse à droite.

 

 

Scène XVII

 

TREMPARD, FADOR

 

TREMPARD.

Du moment que c’est pour ma fille... recevez mes excuses... mais je vous préviens que j’en ai déjà deux.

FADOR.

Deux quoi ?

TREMPARD.

Deux prétendus... Ça fera trois, ma fille décidera.

Appelant par le soupirail.

Antoine ! Antoine !

La voix d’ANTOINE, en dehors.

Monsieur ?

TREMPARD.

Prie ma fille de descendre... Ce n’est pas pour rincer... Dis-lui qu’il y va de son avenir.

À Fador.

Veuillez rejoindre vos deux concurrents dans la cave aux vins fins... Je vous préviendrai.

FADOR, à part.

Une entrevue dans sa cave... Il a un coup de marteau, cet homme-là !

Il entre à gauche.

 

 

Scène XVIII

 

TREMPARD, LUCIDA, puis MADAME TREMPARD, puis ANTOINE

 

LUCIDA, entrant de droite.

Tu me demandes, papa ?

TREMPARD.

Oui, ma chère enfant, il est temps de songer à te marier, ton caractère s’aigrit, tu deviens de jour en jour plus insupportable.

LUCIDA.

Si c’est pour me dire ça !

TREMPARD.

Je n’insiste pas... J’ai là un petit stock de prétendus à faire défiler devant toi.

LUCIDA.

Des prétendus ! Où sont-ils ?

TREMPARD.

Dans la cage aux vins fins.

Se reprenant.

Dans la cave aux vins fins.

LUCIDA.

Mais, papa...

TREMPARD.

Il y en a un qui est espagnol... l’autre auvergnat.

LUCIDA.

Écoute-moi...

TREMPARD.

Le troisième...

LUCIDA, avec impatience.

Mais je n’en veux pas, de tes prétendus !

TREMPARD, étonné.

Comment ! pourquoi ?

LUCIDA, résolument.

Parce que j’aime mon cousin Hector, là !

TREMPARD.

Tu aimes ton cousin Hector ? Mais alors, tu es... tu es amoureuse ?

LUCIDA, baissant les yeux.

Oui, papa !

TREMPARD.

Mais comment ça t’a-t-il pris ?

LUCIDA.

Dans l’omnibus !...

TREMPARD.

Dans l’omnibus... il n’y a pas grand mal... Alors, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

LUCIDA.

Tu ne me laisses jamais parler !... Mais voilà deux mois que je le crie à maman !

TREMPARD.

Parbleu ! elle est sourde !... et puis elle ne peut pas souffrir ton cousin Hector, elle ne peut pas le voir en peinture.

LUCIDA.

Pourquoi ? qu’est-ce qu’il a fait ?

TREMPARD.

Ah ! voilà !... Il n’est pas adroit, ton cousin Hector... Quand il vient dîner à la maison et qu’il y a un vol-au-vent, il prend toujours l’écrevisse !... Ta mère la guigne et c’est lui qui la prend ! Alors ! tu comprends...

LUCIDA.

Ah bien ! si c’est pour une écrevisse qu’on veut sacrifier mon avenir !...

TREMPARD.

Mais ce n’est pas moi ! je ne les aime pas, je préfère les boulettes !... Sapristi ! nous voilà dans une jolie position ! Ta mère d’un côté... et les autres qui sont là !... Tu me laisses emmagasiner des prétendus !...

MADAME TREMPARD, entrant de droite.

Eh bien ! a-t-elle fait un choix ?

TREMPARD.

Ah ! bien ! oui, un choix !

À Lucida.

Autant lui dire tout de suite.

À sa femme.

Elle aime Hector.

MADAME TREMPARD.

Hein ?

TREMPARD.

C’est juste... Où est l’instrument ?

Prenant le cornet acoustique qu’il a mis dans sa poche et l’appliquant à l’oreille de sa femme.

Elle aime Hector.

À part.

Gare la bombe !

MADAME TREMPARD.

Hector ! Par exemple !...

Très tranquillement.

Eh bien ! qu’elle épouse Hector !

TREMPARD, étonné.

Hein !

LUCIDA, embrassant sa mère.

Ah ! maman !

MADAME TREMPARD.

Je sais faire taire mes griefs quand il s’agit de ton bonheur !

TREMPARD, serrant la main de sa femme avec effusion.

Ah ! Ninette ! c’est bien, ce que tu fais là ! Tiens ! je t’en donnerai un buisson ! il y en aura pour tout le monde ! Mais qu’est-ce que je vais dire à ces trois ostrogoths qui sont là dedans ?

LUCIDA.

Ah ! je ne les crois pas bien épris.

TREMPARD.

J’ai un moyen !... Je les invite à dîner et au dessert je leur dis : « Elle aime Hector ! »

LUCIDA.

Parfait !... Puisque tu es gentil, je vais rincer.

Lucida et madame Trempard remontent et vont au baquet du fond.

TREMPARD.

C’est vrai... Et ma pièce de vin que j’oubliais !

À Antoine qui est entré.

Appelle ces messieurs, je vais les utiliser.

ANTOINE, appelant à la porte de gauche.

Eh ! messieurs ?

 

 

Scène XIX

 

TREMPARD, LUCIDA, MADAME TREMPARD, ANTOINE, FADOR, NAVARO, EDMOND

 

NAVARO, entrant.

Il ne fait pas chaud dans votre cave.

FADOR, entrant.

Il y a un courant d’air qui...

Il éternue.

Sapristi ! je me suis enrhumé.

TREMPARD.

Messieurs, il est deux heures, nous dînons à six... Nous avons encore quatre heures devant nous.

EDMOND, qui est entré à la suite des autres.

Si nous allions faire un tour aux courses.

TREMPARD.

Non... j’ai mieux que cela à vous proposer... Nous allons mettre une pièce de vin en famille et en bouteilles !... Tout le monde va rincer !... À l’ouvrage !... Je vous préviens que ma fille aime les travailleurs !

Personne ne bouge. Les prétendus tournent le dos.

Sa main sera le prix du travail !

Tous se jettent sur les bouteilles et rincent avec ardeur. Les regardant en buvant un verre de vin qu’il s’est versé.

La voilà, la nouvelle génération !

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