La Petite somnambule (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 2 octobre 1824.

 

Personnages

 

MORINCOURT, riche parvenu

CLAIRE, sa fille aînée

CORINE, sa fille cadette, âgée de 6 ans

ADOLPHE GERMONT, promis à Claire

NARCISSE DE SAINTE-AMARANTHE, faiseur d’affaires, fat et ridicule

JACQUOT, paysan au service d’Adolphe, gros et lourd

UN NOTAIRE

 

La scène se passe à Paris, dans l’hôtel de Morincourt.

 

Le Théâtre représente un salon avec trois potes dans le fond, et une latérale de chaque côté de la scène. À gauche, une table recouverte d’un tapis pendant jusqu’à terre ; dessus, tout ce qu’il faut pour écrire, et deux bougies allumées. À droite, une glace Psyché. Quelques fauteuils.

 

 

Scène première

 

MORINCOURT, CORINE, cachée derrière un fauteuil

 

MORINCOURT, finissant d’écrire une lettre.

Il est six heures, Adolphe ne peut tarder à arriver de Dijon... Je viens d’écrire à mon notaire qu’il se rende ici.

Il signe.

Signé : de Morincourt. Autrefois, je m’appelais Morin ; mais comme j’ai fait fortune, j’ai ajouté à mon nom : court... C’est plus long, et ça fait que comme ça je m’appelle maintenant monsieur de Morincourt... Moi, d’abord, je n’aime que ce qui est distingué, et j’ai élevé mes deux filles dans ces principes-là... Aussi, je tremble que ce pauvre Adolphe qui n’est pas sort de sa province depuis longtemps, n’ait pas cet air noble, aisé qui nous caractérise, nous autres gens du grand monde ; et je pense que ma fille préférera, comme moi, monsieur Narcisse de Sainte-Amaranthe, jeune homme charmant... Beaucoup d’esprit... pour un capitaliste... Et qui l’aime, ah !... C’est au point qu’il m’a fait promettre que, ce soir même, la chose serait décidée... Cependant, je n’ai encore voulu confier mon secret à personne. Je me suis surtout défié de ma petite fille cadette Corine, un enfant charmant, mais tellement curieuse, bavarde et indiscrète, qu’elle finit toujours par tout savoir ; sa maudite habitude d’écouter aux portes est telle que souvent la nuit, elle a été surprise l’oreille près de la serrure, et que le lendemain elle rapportait des conversations entières qu’on voulait lui cacher. C’est au point que, plusieurs fois, je me suis figuré qu’elle était somnambule. Mais heureusement elle ignore encore tout, et je vais avertir mes gens qu’on ne parle pas devant elle. Mais, non, j’y pense, allons dans mon cabinet ; je me mettrai à mon bureau, je sonnerai, c’est meilleure compagnie.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène II

 

CORINE, seule, sortant de sa cachette

 

Fi ! que c’est vilain, mon papa, de vouloir ainsi tout cacher à votre petite fille !

S’avançant.

Heureusement que, me doutant de quelque chose, je me suis glissée-là ; et maintenant, je sais tout... quand je dis que je sais tout, c’est-à-dire que je ne sais rien encore, car depuis hier qu’on est venu me chercher à ma pension, personne ne parle ici ; on se méfie de moi mais c’est égal, je sais mettre leur surveillance en défaut.

Air : Ma joli petit argent (du premier venu d’Hérold).

Chacun veut, devant moi,
Je crois
De tout faire
Mystère ;
Mais on a beau se taire,
En dépit d’eux, je suis partout,
Je vois, j’entends, je comprends tout,
Et du moindre secret
Je sais me mettre au fait ;
Que l’on entre ou que l’on sorte,
Qu’on parle secrètement,
Derrière ou devant la porte,
Je me glisse doucement,
Voilà comment,
Adroitement,
On s’instruit en écoutant.

Même air.

Ma maîtresse, à ma pension.
M’appelle curieuse,
Bavarde, paresseuse,
Blâme mon indiscrétion
Mon défaut d’application,
Et pour le moindre échec,
Me condamne au pain sec ;
Mais, par le trou des serrures
J’entends que l’on a parlé
De l’armoire aux confitures,
J’apprends où l’on met la clé...
Voilà comment
Adroitement,
On s’instruit en écoutant...

Ah ça ! ma sœur va donc se marier !... mais avec qui ? Est-ce mon bon ami Sainte-Amaranthe qui l’épousera, ou bien ce provincial qui arrive aujourd’hui ?... Oh non, un provincial !... Sainte-Amaranthe est bien plus gentil ; il a un tilbury, des chevaux, un bel hôtel à Paris ; et puis, c’est un jeune homme charmant, il m’apporte des bonbons chaque fois qu’il vient ici ; enfin, il est impossible que ma sœur ne l’aime pas. Comment faire pour savoir ?... Je vais me mettre aux aguets, j’écoute à toutes les portes ; et il faudra Lien que je finisse par découvrir lequel des deux elle veut me donner pour beau-frère.

Elle sort en courant, par la porte du fond, à gauche.

 

 

Scène III

 

ADOLPHE, JACQUOT, une valise sur l’épaule et une autre à la main

 

Ils entrent par la porte du milieu.

JACQUOT, marchant avec précaution.

Par ici, par ici, nout’ maître, il n’y a personne.

Il dépose ses paquets dans le cabinet à droite.

ADOLPHE.

Bon, tu es sûr qu’on ne nous a pas vus entrer ?

JACQUOT.

Non, j’ vous dis ; j’ai profité du moment où l’concierge avait l’ dos tourné... Ah ça, nous v’là donc dans la maison de M. Morin, vout’ futur beau-père. Queu surprise vous allez leu causer !

ADOLPHE.

Tu crois ?

JACQUOT.

Pardienne, ben sûr qu’ils n’ s’attendent pas à vous r’voir comme ça grandi et embelli... ils ne s’ dontent pas qu’on vous cite maintenant comme un des fachilionables de Dijon... Et ils n’y sont pas mal les hommes, tout d’ même... J’ suis de c’ pays là, moi...

Air : Le parnasse des dames.

Dans notre ville, par douzaine,
Y a des beaux hommes, r’gardez-moi...
En m’ voyant... on l’ croira sans peine...

ADOLPHE.

Ah ! mon pauvre Jacquot, tais-toi...

À part.

Je serais perdu, je le jure,
Si des jeunes gens de Dijon,
On allait juger la tournure,
Sur un pareil échantillon.

JACQUOT.

Sans compter qu’ vous êtes à présent un des premiers manufacturiers d’ nout’ ville, et d’ plus millionnaire... Avec ça, on plaît toujours, allez...

ADOLPHE.

Silence !... c’est précisément là ce que je veux qu’on ignore.

JACQUOT.

Comment ?...

ADOLPHE.

Oui. Tu sais que Claire et moi fûmes élevés ensemble, et destinés l’un à l’autre dès notre plus tendre enfance... Eh bien, j’ai appris que depuis leur séjour à Paris, Morin et sa fille, éblouis par le luxe de cette ville, semblaient avoir oublié les serments qu’ils m’avaient faits...

JACQUOT.

Bah !... vraiment ?... Ah ! dame, c’est qu’on dit comme ça qu’à Paris... les amis... et les jeunes filles, ca perd facilement la mémoire...

ADOLPHE.

On m’a même assuré qu’une espèce d’intrigant, profitant de la crédulité du père et d’un peu de coquetterie que je suppose à ma future, s’était emparé de leur esprit, au point qu’ils étaient prêts à me sacrifier à lui...

JACQUOT.

Voyez-vous ça. On a bien raison de dire que l’ambition perd l’homme... et les femmes...

ADOLPHE.

Heureusement, j’espère arriver encore assez à temps pour donner une petite leçon à M. de Morincourt, et ramener le cœur de Claire à celui qui la chérit sincèrement.

JACQUOT.

Sincèrement !... oh ! oui, nout’ maît’, car m’est avis qu’ vous en tenez eun’ bonne dose pour elle.

Air : Tenez moi, je suis un bon homme.

Vous l’adorez, la chose est sûre...
Car... quand j’étions à voyager,
Rien que d’penser à vot’ future,
Vous en perdiez l’ boire et l’ manger...

ADOLPHE.

Alors, c’est pour cela, sans doute,
Toi qui n’étais pas amoureux,
Que tu t’es cru pendant la route,
Obligé de manger pour deux.

JACQUOT.

Ah ça ! c’est possible ; d’abord moi, j’aime mieux manger que d’être amoureux... Chacun son goût... Mais, dites-moi, c’est donc pour exécuter vout’ projet, qu’ vous avez apporté avec vous, e’t’ habillement en question ?...

ADOLPHE.

Oui, je veux qu’ils me revoient comme ils m’ont connu dans mon enfance... simple, sans manières, un peu lourd même, et sous l’habit qu’ils croient que je porte encore à Dijon ; je saurai par-là, s’ils me sont assez attachés pour excuser les défauts qu’ils vont sans doute me supposer... S’il en est autrement, si leur changement est autre chose qu’un moment d’oubli... et surtout si Claire, malgré l’attachement qu’elle semblait avoir pour moi dans son enfance, me préfère un homme indigne d’elle ; alors, j’aurai la force de lui cacher mon chagrin, et nous repartirons cette nuit même pour Dijon.

JACQUOT.

Bon, c’est convenu. Mais comme on dit : Tel maître, tel valet... Moi, j’ sais c’ qu’il m’ reste à faire.

ADOLPHE.

Air : Dans ma chaumière.

Si c’est possible, (bis.)
Parais bien gauche et bien butor...

JACQUOT.

J’avons d’jà l’air un peu risible,
Mais j’aurons l’air plus bete encor...
Si c’est possible.
(bis.)

ADOLPHE.

On vient, évitons d’être vus... suis-moi le ce côté.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène IV

 

CLAIRE, SAINTE-AMARANTHE

 

SAINTE-AMARANTHE.

Bon, bon, bravo ! la robe est charmante, délicieuse... d’honneur... l’étoffe est anglaise, n’est-ce pas ?

CLAIRE.

Oui... c’est ce que m’a dit la couturière... ou plutôt l’artiste qui me fait mes robes.

SAINTE-AMARANTHE.

Ah ! oui... je la connais... c’est un sujet distingué... et je crois me rappeler qu’elle a exposé, l’année dernière, aux produits de l’industrie... Mais, laissons-là les beaux arts, pour nous occuper d’un objet plus cher à mon cœur... parlons de vous... du bonheur qui serait réservé à celui que vous daigneriez prendre pour époux...

CLAIRE.

Le bonheur... cependant, on prétend que je suis un peu coquette...

SAINTE-AMARANTHE.

C’est trop juste... quand on est jolie... nous ferons un couple charmant.

CLAIRE.

J’avoue que j’aime assez à ce qu’on fasse toutes mes volontés... et si mon père disposait de ma main... j’avertirais franchement mon mari... Voilà quelles seraient mes conditions.

Air nouveau, de M. A. Adam.

D’abord je veux, en mariage,
Au sein des plaisirs, au sein des amours,
Voir s’écouler tous mes jours ;
Et mon mari, dans son ménage,
Doit se croire heureux
De combler mes vœux,
Lorsque j’aurai dit : je veux.
J’entends qu’il m’aime
D’amour extrême,
Et que pourtant il ne soit pas jaloux ;
Que de la mode
Suivant le code,
Monsieur jamais ne me dise que vous.
Je prétends encor, pour séduire,
Pour que chaque femme m’admire,
Changer souvent de cachemire ;
N’en avoir qu’un
C’est trop commun.
Je veux donner tous les hivers
Cinq raouts, dix bals et quinz’ concerts,
Avoir ma loge à l’Odéon,
Pour faire une bonne action...
À fuir Paris l’été condamne
Les gens comme il faut,
Car il fait trop chaud ;
Aussi je veux un landau ;
Et pour savoir guider mon âne
À Montmorency,
Je veux prendre aussi
Des leçons chez Franconi.
De ma coiffure,
De ma parure,
Je veux encor qu’on raffole partout,
Que l’on me cite,
Que l’on m’invite,
Et qu’on imite,
Surtout
Mon bon goût.
Je veux que mon mari jamais
Ne suive la mode française ;
Car j’aime mieux la mode anglaise
Sans aimer pourtant les Anglais...

Voilà comment en mariage, etc.

SAINTE-AMARANTHE.

Ah !... combien je serais heureux, si, ce soir même, je pouvais vous dire j’adopte tous les articles de votre budget matrimonial... Eh bien !... vous soupirez... Je vois ce que c’est... vous pensez à mon rival... mais soyez tranquille... j’espère parvenir à vous le faire oublier.

CLAIRE.

Vous croyez ?...

SAINTE-AMARANTHE.

Ça ne peut être autrement... un provincial !... Comment, vous qui faites l’ornement des plus brillantes soirées de la Chaussée-d’Antin... qui chantez comme un ange, qui dansez à ravir... enfin qui possédez toutes les vertus possibles... vous iriez vous confiner au fond d’un département de troisième classe... au sein d’un champêtre séjour... au milieu des bois, des vallons et des prairies... Quant à moi, huit jours passés à la campagne m’ont bien fait revenir de toutes les illusions pastorales.

 

 

Scène V

 

CORINE, CLAIRE, SAINTE-AMARANTHE

 

CORINE entrant, à part.

Ah !... les voilà tous deux... écoutons.

CLAIRE.

J’avoue que Paris a pour moi bien des attraits... et que je serais désolée de le quitter... Mais, élevée avec M. Adolphe, accoutumée à lui entendre dire que nous étions destinés l’un à l’autre, je crains de ne pouvoir lui faire entendre...

SAINTE-AMARANTHE.

Que c’est à moi seul que vous devez appartenir... Allons, de grâce, avouez que vous ne m’avez pas vu avec indifférence... qu’enfin votre cœur est à moi... Personne ne nous écoute.

Il tourne la tête vers le fond.

CORINE se cachant derrière une porte.

Cachons-nous.

SAINTE-AMARANTHE.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Que j’obtienne un aveu si doux,
Pour prix de ma flamme constante.

CORINE, à part.

Vraiment ce jeune homme m’enchante

SAINTE-AMARANTHE.

Vous me voyez à vos genoux.

CLAIRE.

Eh bien, monsieur, que faites-vous !

SAINTE-AMARANTHE.

Ah ! ce mot que je vous demande,
Daignez l’accorder à mes vœux.

CORINE, à part.

Qu’il est aimable et gracieux !
Comme lui quand je serai grande,

Sainte-Amarante baise la main de Claire.

Je veux avoir un amoureux.

SAINTE-AMARANTHE.

Comment... vous gardez encore le silence... Vous voulez me désespérer ?

CLAIRE, avec embarras.

Je ne dis pas cela... et si mon père consent à ce mariage...

SAINTE-AMARANTHE.

Eh bien !

CLAIRE.

Je lui obéirai sans peine.

SAINTE-AMARANTHE.

D’honneur, vous m’enchantez... Mais surtout vous ne vous dédirez pas...

CLAIRE.

Eh bien ! non ; je vous le promets.

SAINTE-AMARANTHE.

Venez donc avec moi auprès de M. de Morincourt, lui dire que nous nous adorons.

CLAIRE.

Pardonnez... mais...

CORINE, à part.

Ah !... elle n’ose pas... Je vois ce que c’est... Timidité... Bon !... je sais ce qui me reste à faire ; mais voici papa... vite, sauvons-nous.

Elle sort par la porte du fond, à gauche.

 

 

Scène VI

 

CLAIRE, SAINTE-AMARANTHE, MORINCOURT, ADOLPHE, en costume un peu grossier, tenant le milieu entre le campagnard et le provincial

 

MORINCOURT, à Adolphe.

Viens, mon garçon... viens, allons, approche... voilà ma fille... tiens, je te la présente.

Bas à Claire et à Sainte-Amaranthe.

Hein... il n’est pas fort... n’est-ce pas ?... Mais enfin, c’est égal, c’est un bon enfant ; il faut le ménager.

ADOLPHE, à Claire, d’un air un peu lourd.

Ah ! Claire ; comme vous êtes embellie, depuis que je ne vous ai vue !... Voulez-vous permettre que je vous embrasse ?

CLAIRE, hésitant.

Mais... Bien volontiers, monsieur Adolphe...

Il l’embrasse. à part.

Il a l’air un peu gauche, mais pourtant sa présence me rappelle des souvenirs...

SAINTE-AMARANTHE, lorgnant Adolphe, à part.

Bon ! le rival est comme je le présumais.

Bas à Claire.

Eh bien ! quand je vous le disais... C’est presque un grotesque, regardez donc sa cravate... à la colin... Vrai... Ça crie vengeance.

CLAIRE.

Ménagez-le, de grâce...

SAINTE-AMARANTHE.

Il paraît qu’on est familier en province, mon ami ?

ADOLPHE.

Vous croyez, monsieur... Eh bien, oui... on est familier... Mais pas tant qu’ici, avec les personnes qu’on ne connaît pas.

À Morincourt.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur là ?

MORINCOURT.

M. Narcisse de Sainte-Amaranthe, jeune homme charmant, mon ami intime.

ADOLPHE.

Tiens, moi, je le prenais pour un étranger... ou pour un numéro du Journal des Modes.

SAINTE-AMARANTHE.

Pas mal, pas trop mal ça, pour une plaisanterie départementale.

MORINCOURT.

Un étranger ! Eh ben ! c’est ça... c’est la mode aujourd’hui ; c’est comme moi, hier, en passant dans la rue, des petits polissons m’ont appelé Goddem... J’en ai été enchanté, et je leur ai donné la pièce.

ADOLPHE.

Dam... écoutez, je ne savais pas çà, père Morin.

MORIN.

Comment, comment, père Morin ?

À Claire.

Dis donc, Claire, fais lui entendre que...

À part.

Ah ! père Morin... Ah ! il n’a pas d’usage.

CLAIRE.

Pardon, M. Adolphe ; mais vous ignorez sans doute qu’on appelle maintenant mon père M. de Morincourt.

ADOLPHE.

Ah ! ah ! et pourquoi donc avez-vous changé de nom ?

MORINCOURT, à part.

Le pauvre garçon ! il ne devine pas...

Haut.

Je te dirai ça plus tard... mais explique moi donc pourquoi tu t’es présenté avec un pareil accoutrement ?

ADOLPHE.

C’est vrai, je suis venu avec l’habit que je portais là-bas ; j’ai peut-être eu tort... j’en conviens... mais j’ai craint...

SAINTE-AMARANTHE.

De paraître gauche... déplacé... n’est-ce pas ?

ADOLPHE.

Non, pas plus que vous... mais ça m’aurait retardé d’un jour, de deux peut-être, et je n’ai pu résister au désir que j’avais de revoir tout de suite ma bonne petite Claire, l’amie de mon enfance.

CLAIRE, à part.

En vérité... plus je l’écoute, et plus j’éprouve de plaisir à l’entendre.

ADOLPHE.

D’ailleurs, à Dijon, on n’y regarde pas de si près.

MORINCOURT.

Ah ? dam... à Dijon, comme à Dijon ; mais à Paris, comme à Paris, mon cher ; et voilà... ce n’est pas ta faute, tout le monde ne peut pas avoir le goût et le genre qu’on a dans la capitale.

SAINTE-AMARANTHE.

Laissez donc, M. Morincourt, quand on est de la province de monsieur, on n’a pas à se plaindre.

MORINCOURT.

Je ne dis pas... Je sais qu’on trouve à Dijon des personnes très recommandables...

SAINTE-AMARANTHE.

Et surtout d’excellente moutarde.

MORINCOURT.

Mais pas de gens comme il faut, pas de gens spirituels, comme nous autres.

SAINTE-AMARANTHE.

Ah !... pouvez vous dire ça en voyant monsieur ?... et puis au fait... tous les pays ne peuvent pas être fertiles en hommes d’esprit, et tout le monde n’est pas forcé d’en avoir à Dijon.

ADOLPHE.

C’est comme ici, tout le monde n’est pas forcé de savoir les choses les plus simples.

Air de la Sentinelle.

Quand pour Dijon vous montrez du mépris,
C’est que, monsieur, je le parie,
Vous ignorez que c’est à mon pays,
Qu’on doit l’auteur de la Métromanie ;
Qu’aussi Bossuet l’illustra,
Par ses écrits, par son génie ;
Moi, d’être de ce pays-là,
Je me sens fier, puisqu’il donna
Deux grands hommes à ma patrie.

CLAIRE, à part.

Quel langage !... L’aurions-nous mal jugé ?

MORINCOURT.

Pas mal répondu, pas mal répondu du tout.

Bas à Sainte-Amaranthe.

Ah ça, ils étaient donc comme il faut, ces deux messieurs là ?

SAINTE-AMARANTHE.

Du tout, n’écoutez pas ce nigaud... c’est un ignorant... ça n’a pas la première idée des convenances.

MORINCOURT, de même.

Oui, n’est-ce pas ? c’est ce que je me suis dit, sitôt que je l’ai vu... c’est dommage, il a l’air d’un bien brave garçon : mais je gagerais qu’il ne sait pas seulement monter à cheval, faire le salut d’usage...

Il salue de la tête.

Décidément, il ne peut pas être mon gendre.

SAINTE-AMARANTHE, à part.

Bon, ça ne va pas mal.

Haut.

Mais je vous laisse ; des affaires me forcent de me retirer quelques instants. Adieu, charmante Claire.

À Germont.

Je vous salue... sans rancune toujours, monsieur le Provincial.

ADOLPHE.

Allons donc, il n’y a pas de quoi.

SAINTE-AMARANTHE, à Morincourt.

Air : du menteur.

Songez qu’il faut de la prudence,
Que tout se passe sans éclat ;
Et ce soir nous pourrons, je pense,
Ensemble signer le contrat.
Soyez franc, je vous le conseille,
Pour moi, je me rends chez Nourtier,
Je vais acheter la corbeille...

À part.

Et rassurer maint créancier.

Ensemble.

ADOLPHE.

Songeons qu’il faut de la prudence,
Et n’allons pas faire d’éclat ;
Je les empêcherai, je pense,
De signer tous deux ce contrat.

MORINCOURT.

Suffit, j’aurai de la prudence,
Tout va se passer sans éclat,
etc.

CLAIRE.

Songeons qu’il faut de la prudence,
Que tout se passe sans éclat ;
Car je ne sais en conscience,
Si je dois signer ce contrat.

SAINTE-AMARANTHE.

Songez qu’il faut, etc.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MORINCOURT, ADOLPHE, CLAIRE

 

ADOLPHE.

Ah ça, maintenant qu’il n’y a plus d’importun ici, j’espère que vous allez m’entendre.

CLAIRE.

Oui, M. Adolphe ; parlez, nous vous écouterons avec plaisir.

MORINCOURT.

Voyons, mon cher Germont, explique-toi.

À part.

Et moi, tâchons de trouver un moyen de lui faire entendre...

ADOLPHE.

Vous savez que, depuis quelques années, j’ai eu le malheur de perdre mon père. – Avant de mourir, il me dit : « Mon pauvre Adolphe, je vais bientôt te laisser sans parents sur la terre : vas à Paris, tu y retrouveras Morin. » Il ignorait alors que vous aviez changé de nom. « Tu lui rappelleras l’étroite amitié qui nous unissait, la promesse qu’il ma faite de t’accorder un jour la main de sa fille ; et je suis sûr qu’il sera pour toi, un second père : car je le connais, Morin ne peut manquer à la parole qu’il a donnée à son meilleur ami. »

MORINCOURT, à part.

Diable... voilà une conversation qui commence mal.

ADOLPHE.

Aussi, je suis venu ici avec confiance, persuadé que mon père avait raison de compter sur vous, et que, malgré le changement de votre fortune, votre cœur n’était pas changé, et surtout celui de Claire.

CLAIRE.

Non, monsieur Adolphe ; et je me souviens de tout.

MORINCOURT, passant entr’eux deux.

Moi aussi, moi aussi, certainement ; je me rappelle tout ça et je me souviens de mon bon ami Germont : c’était un digne homme, plein d’honneur, de probité... mais à Paris, vois-tu, il n’est plus question de tout ça : le bonheur de ma fille... un mariage où les convenances ne se trouvent plus... parce que... d’autant plus que... enfin...

À part.

le diable m’emporte si je sais comment lui tourner ça.

ADOLPHE.

Ah ! je vous devine, M. de Morincourt !... c’est ma mise qui vous déplaît... eh bien, vous avez tort ; car enfin, sous ce vêtement grossier, si je cachais un cœur sensible et bon, si malgré ma tournure commune je devais faire mieux que tout autre le bonheur de Claire, de votre fille que vous aimez tendrement, je le sais... que de reproches n’auriez-vous pas à vous faire !

MORINCOURT, à part.

Je crois, ma foi, qu’il m’attendrit.

Haut.

Certainement, ce que tu dis là, mon cher Adolphe, est fort juste... fort raisonnable... je n’en disconviens pas, mais tu sauras que, dans le grand monde, ce n’est plus ça... et si Sainte-Amaranthe était là, il te dirait qu’à présent, dans la bonne compagnie, on n’a plus du tout la même manière de voir... en morale.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Mon cher, dans le siècle où nous sommes
Apprends que chacun, à Paris,
Juge du mérite des hommes
Par la valeur de leurs habits.
(bis.)

ADOLPHE.

Loin de prévoir cette apostrophe,
Moi je ne croyais pas, d’honneur,
Voyez qu’elle était mon erreur,
Qu’à la qualité de l’étoffe
On pût juger la qualité du cœur.

MORINCOURT, à part.

Il a toujours des réponses qui me désarment.

 

 

Scène VIII

 

ADOLPHE, MORINCOURT, CLAIRE, CORINE

 

CORINE, entrant sur la pointe du pied.

Les voilà tous ensemble, c’est le moment...

MORINCOURT, bas à Claire.

Eh bien !... ma fille, comme tu es pensive ! aide-moi donc... je ne sais pas comment faire entendre à ce pauvre garçon que tu ne l’aimes pas.

CLAIRE.

Mais mon père... je n’ai pas dit cela... ce matin, je croyais... j’ignorais... mais maintenant...

CORINE, à part.

Que dit-elle donc là ?

S’avançant vers sa sœur, et la tirant par sa robe.

Mais dis-lui donc tout de suite que tu ne l’aimes pas.

MORINCOURT.

Allons, ma fille, voyons, parle...

CLAIRE, à part.

Quel embarras !... pourquoi me suis-je engagée si légèrement ?

CORINE.

Eh bien ! moi, je m’en vais tout vous dire. Claire n’aime pas M. Germont, c’est mon bon ami Sainte-Amaranthe qui lui plaît ; et si elle dit le contraire, ce n’est que par timidité.

MORINCOURT.

La petite indiscrète ! là, j’étais sûr qu’elle viendrait nous écouter... voilà ce que je craignais.

ADOLPHE.

Qu’entends-je ?... mademoiselle... il serait vrai !

CORINE.

Oui, monsieur... n’est-ce pas, ma petite Claire, que c’est la vérité, que tu ne veux pas d’un mari qui ne soit pas comme il faut, qui habite la province ? tu en es convenue ce matin, à cette place ; je t’ai bien entendue, j’étais cachée là.

CLAIRE, à part.

Imprudente ! qu’ai-je fait ?

ADOLPHE.

Il suffit, mademoiselle ; maintenant je devine toute la vérité ; plus franche que vous, cette enfant vient de détruire une erreur qui m’était bien chère.

CORINE.

Ma sœur, comme tu parais triste !... est-ce que ça te ferait de la peine, ce que je viens de dire ?

CLAIRE.

Laisse-moi.

MORINCOURT.

Voyons, voyons... entendons-nous... ma fille... n’est-ce pas que... ton cœur... car enfin... le... ou plutôt la... tout ça fait que... voyons, explique toi...

CLAIRE.

Mon père... je ne le puis... c’est à vous seul maintenant à décider de mon sort.

Elle fait une révérence en se retirant.

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, MORINCOURT, CORINE

 

MORINCOURT, à part.

Allons, la voilà qui s’en va, maintenant ! il ne me manquait plus que ça... et Adolphe qui se désespère... maudite enfant, c’est elle qui est cause de tout cela... au moins moi, j’aurais peut-être tout arrangé avec des ménagements.

CORINE, à part.

Eh bien !... ma sœur qui pleure, à présent, mon papa qui est en colère contre moi, ce pauvre jeune homme qui a l’air bien chagrin... ah ! mon dieu, mon dieu, j’aurai fait quelque sottise... moi.

MORINCOURT.

Petite curieuse, petite bavarde... malgré ma défense... fi ; mademoiselle ! que c’est vilain... Retirez-vous dans votre chambre, je vous l’ordonne ; et s’il vous arrive encore d’écouter aux portes, nous verrons.

CORINE, d’un air chagrin.

Oui, mon papa, je vous obéis, je m’en vais me coucher, et je n’écouterai plus, je vous le promets.

À part en prenant une bougie.

Je tâcherai de m’échapper

pour savoir ce que tout cela deviendra.

Haut.

Bon soir, mon papa.

MORINCOURT.

Bon soir, et n’oubliez pas ce que je vous ai dit... S’il vous arrive de reparaître... ce soir... Je n’écoute plus rien... et je vous renvoie sur-le-champ à votre pension... hum !...

CORINE, en sortant elle se retourne plusieurs fois.

Oui mon papa... Bon soir, M. Adolphe... bon soir, tout le monde.

 

 

Scène X

 

ADOLPHE, MORINCOURT

 

ADOLPHE.

Adieu, M. de Morincourt ; ce soir même, je vais quitter votre hôtel, et retourner dans ma province, d’où je n’aurais jamais dû sortir.

MORINCOURT.

Allons, voilà qu’il se fâche à présent... mon pauvre Adolphe, mon cher ami, si tu m’en veux, vois-tu, tu as bien tort, car je suis désolé de ce qui t’arrive... mais enfin, puisque tu le veux...

Lui serrant la main.

Adieu, adieu...

À part, d’une voix attendrie.

C’est dommage, ce garçon-là a d’excellentes qualités ; s’il avait pu seulement changer sa tournure, ses manières, et surtout prendre un bon tailleur, il était susceptible de rendre une femme très heureuse.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ADOLPHE

 

C’en est fait tout mon bonheur est détruit. C’est donc ainsi que la prospérité change le cœur des hommes.

Air : T’en souviens-tu.

Au fol orgueil que donne la fortune,
Quand notre cœur est encor étranger,
Dans le bonheur, comme dans l’infortune,
On se promet de ne jamais changer ;
Mais ces serments d’une amitié fidèle
Qui, par l’honneur devraient être tenus,
Quand on est pauvre, hélas ! tout les rappelle,
Quand on est riche ? on ne s’en souvient plus.

 

 

Scène XII

 

CORINE, ADOLPHE

 

CORINE, en entrant.

Ma bonne croit que je suis allée me coucher... j’ai soufflé ma bougie... j’ai ouvert ma porte sans faire de bruit... et personne ne m’a vue descendre... Ah !... le voilà, ce M. Germont.

ADOLPHE, sans la voir.

Oui, Claire épousera ce M. de Sainte-Amaranthe... c’est un intrigant... ils vont être ses dupes...

CORINE, à part.

Que dit-il donc ?...

ADOLPHE, de même.

Claire... Claire sera malheureuse...

CORINE, à part.

Ah, mon dieu !... ma pauvre petite sœur !...

ADOLPHE.

Au moins, je serai vengé.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

CORINE, pleurant

 

Et c’est moi qui lui cause tout ce chagrin là !... dame, aussi je ne croyais pas que c’était si sensible que ça un provincial... Mais j’entends quelqu’un... ah, mon dieu ! si c’était mon papa... il me croit couchée, il me renverrait à ma pension... vite, cachons-nous... mais où ?... ah !... là... oui, c’est cela.

Elle se met derrière une glace.

 

 

Scène XIV

 

SAINTE-AMARANTHE, CORINE, cachée

 

SAINTE-AMARANTHE.

Ouf... les maudits créanciers !... j’ai cru que cela n’en finirait pas.

CORINE, à part.

Tiens, c’est Sainte-Amaranthe !

SAINTE-AMARANTHE.

Ils étaient là une douzaine d’entêtés qui ne voulaient pas entendre raison... c’est affreux de tourmenter ainsi un honnête homme... c’est même ridicule... car enfin, j’ai fait de mauvaises affaires... c’est très bien... mais ce n’est pas ma faute à moi si je n’ai pas de bonheur dans mes opérations... il me semble pourtant que j’ai fait tout ce qu’il faut pour ça.

Air de Contredanse.

Achetant,
Vendant
Ou trafiquant,
Je fais partout le commerce à la mode ;
Que de gens, en suivant ma méthode,
À la fortune ont volé promptement !
Pour avoir du crédit,
J’ai d’abord fait remarquer ma toilette :
Car maintenant on prête
Peu sur l’honneur et beaucoup sur l’habit.
La fortune est volage aujourd’hui,
Et des piétons méprise la poursuite ;
Quand j’ai vu qu’elle allait aussi vite,
Pour l’attraper j’ai pris un tilbury ;
Les mineurs bien souvent
Pour emprunter cherchent mon entremise ;
Je prête en marchandise,
Qu’à moitié perte ensuite on me revend ;
Quelquefois j’achète à des auteurs,
Comptant, hélas ! sur l’esprit et le style,
Des quarts ou des tiers de vaudeville ;
Mais avec eux j’ai bien des non-valeurs ;
Pour mieux donner le ton,
Dans le grand monde hardiment je m’élance ;
Et près d’une excellence,
J’ai fait placer mon portrait au salon ;
Sur la rente ou bien sur les billets,
Sans rien risquer, je spécule à la bourse ;
Pour gagner le grand prix à la course,
J’ai fait maigrir deux gros jockeys
Anglais ;
Au spectacle gaulois
À parier bien souvent je m’entête,
Je gage pour la crête
De Curiace ou d’Ogier le Danois,
Chez Baleine ou Véfour j’ai souvent
Fait un marché sans sortir de ma place ;
Hier encore, en prenant une glace
Chez Tortoni, j’ai vendu ma jument ;
Bref, partout où je suis,
L’or ou l’argent, voilà ma loi suprême ;
Je me vendrais moi-même,
Si l’on voulait me donner un bon prix...
Achetant
Vendant,
etc.

CORINE, à part.

Et moi, qui avais la bonté de l’estimer...

SAINTE-AMARANTHE.

Ce qui m’inquiète, c’est que le plus fort de tous ne s’est pas trouvé à l’assemblée, et je tremble qu’il ne vienne ici faire une esclandre... Je n’ai qu’un moyen, c’est de le prévenir...

Allant à la porte.

Il n’y a personne ici...

CORINE, se glissant sous la table.

Cachons-nous bien.

SAINTE-AMARANTHE.

On ne pourra rien savoir... écrivons-lui un mot...

CORINE, à part.

Écoutons bien.

SAINTE-AMARANTHE, assis et écrivant.

« Mon cher Isaac, ne sois pas inquiet de la somme que je te dois ; demain, tu l’auras ; car, ce soir même, je me sacrifie pour toi ; je me marie... Cent mille francs de dot, c’est se donner pour rien, surtout quand on n’est pas amoureux. »

CORINE, à part.

Dieux ! que les hommes sont faux !

SAINTE-AMARANTHE, continuant.

« Mais, j’ai de la conscience... avec ça, mon hôtel est déjà vendu, tu le sais je l’avais gagné à la bourse, je l’ai perdu au jeu, il y a compensation ; d’ailleurs, j’en rachèterai un autre aux dépens du beau-père, que je mènerai toujours par le bout du nez, en lui faisant accroire qu’il est un homme comme il faut... tandis que ce n’est qu’une vraie caricature.

CORINE à part.

Ah ! si mon papa pouvait savoir tout ça !...

SAINTE-AMARANTHE.

« Ton meilleur ami... etc. etc. »

Cachetant.

Ah çà ! maintenant, par qui pourrai-je faire porter cette lettre ?

Il se lève, et laisse la lettre sur la table.

CORINE, à part.

Oh ! la bonne idée... si je pouvais !...

SAINTE-AMARANTHE.

Un domestique de l’hôtel ?... Oh ! non ; ça ne serait pas prudent ; voyons plutôt si mon groom Rossignol est encore dans l’antichambre. Rossignol !... Rossignol !...

Il va regarder à la porte du fond ; pendant ce temps, Corine allonge le bras, et prend la lettre.

CORINE, à part.

Bon !... je la tiens.

Elle se recache vivement sous la table.

SAINTE-AMARANTHE, revenant.

Non... il n’est pas là... ah ça, mais... ma lettre... Eh bien ! elle a disparu... par quel hasard ? je l’avais pourtant bien mise ici... j’ai beau regarder sur cette table...

CORINE, à part.

Pourvu qu’il ne regarde pas dessous.

 

 

Scène XV

 

MORINCOURT, SAINTE-AMARANTHE, CORINE

 

MORINCOURT.

Ah ! vous voilà, mon cher Sainte-Amaranthe, je vous cherchais...

SAINTE-AMARANTHE.

Ciel !... Morincourt... comment faire ?... N’importe ! ne nous troublons pas.

Corine court se mettre derrière la glace.

MORINCOURT.

Enfin, tout est terminé ; ça n’a pas été sans peine, allez.

SAINTE-AMARANTHE, à part, tâtant ses poches.

Je ne la trouve pas...

MORINCOURT.

Eh bien qu’avez-vous donc ?... auriez-vous perdu quelque chose ?

SAINTE-AMARANTHE.

Non, c’est que je croyais, je m’étais figuré...

À part, regardant sous la table.

Que diable peut-elle être devenue !

À Morincourt.

Ainsi, vous dites que tout est arrangé, n’est-ce pas ?

MORINCOURT.

Oui, mon notaire vient d’arriver à l’instant, et il nous attend dans mon cabinet.

SAINTE-AMARANTHE, à part.

Tâchons de hâter la signature du contrat.

MORINCOURT.

Air : Je reconnais ce militaire.

Allons terminer cette affaire,
Nous pourrons causer sans danger ;
Et la petite, je l’espère,
Ne viendra pas nous déranger.
(bis.)
Je ne crains plus son bavardage,
Car je l’ai fait mettre sous clé.

CORINE, à part.

Les maladroits, ils ont fermé la cage,
Quand l’oiseau s’était envolé.
(bis.)

Ensemble.

CORINE.

Avec adresse, avec mystère,
Il faut prévenir le danger ;
Et dans leurs projets, je l’espère,
Je saurai bien les déranger.

SAINTE-AMARANTHE, MORINCOURT.

Allons terminer, etc.

 

 

Scène XVI

 

CORINE, JACQUOT

 

CORINE.

Pauvre papa !... comme ce vilain Sainte-Amaranthe se moque de lui !... c’est indigne !... Si je pouvais lui remettre cette lettre, il serait bien vite détrompé sur son compte... Oui, mais il ne veut plus que je lui parle ; il la déchirerait peut être sans la lire, et alors je n’aurais plus de preuves... il me renverrait à ma pension : je n’irais pas à la noce... Mon Dieu ! mon Dieu !... comment m’y prendre ?... l’essentiel serait d’abord d’empêcher monsieur Adolphe de partir.

JACQUOT, traversant la scène.

Nout’ maît’ veut absolument s’en r’tourner cheux nous... allons r’faire tous nos paquets qu’ j’avais déposés dans c’te chambre.

Il entre dans le cabinet à droite.

CORINE.

Ah !... j’y suis... son domestique est là... il ne partira pas sans lui... Crac !

Elle ferme la porte et prend la clef.

Maintenant, cachons-nous bien pour que personne ne me voie... Plusieurs fois je leur ai fait accroire que j’étais... bon... je guetterai le moment, et il faudra bien que mon papa m’écoute malgré lui... Voilà ma sœur de ce côté... M. Germont de l’autre... Bon ! laissons-les ensemble.

Elle se sauve.

 

 

Scène XVII

 

CLAIRE, ADOLPHE

 

ADOLPHE, entrant habillé avec élégance.

Mon domestique ne revient pas... je suis d’une impatience... Que vois-je ? c’est elle...

CLAIRE.

On va signer le contrat... je n’ai plus d’espoir. Le voilà... quel changement !... je devine tout. M. Adolphe, vous m’aviez donc trompée ?

ADOLPHE.

Trompée !... que voulez-vous dire ? comment, parce que je me suis présenté devant vous avec l’habit un peu grossier que je portais autrefois, et que depuis j’ai remplacé par un plus élégant, devais-je croire que vous me jugeriez seulement sur ma tournure ? ah ! pour moi, je le sens, si je vous avais revue sous la simple parure que vous portiez dans votre enfance, Claire eût toujours été ma meilleure amie, et j’avais eu la maladresse de penser qu’Adolphe retrouverait votre cœur tel que vous retrouviez le sien.

CLAIRE.

Malgré moi, l’on m’avait persuadée qu’accoutumée à vivre au milieu des plaisirs de Paris, je ne pourrais plus me trouver heureuse en province.

ADOLPHE.

Vous, Claire, vous n’auriez pas été heureuse, dans une habitation charmante, au sein de tous les trésors de la nature, auprès de l’époux que vous auriez choisi !

CLAIRE, à part.

Ils me le disaient tous, et je le croyais.

ADOLPHE.

Sans doute, le souvenir de Paris aurait pu quelquefois vous causer un regret involontaire ; en effet, comment ne pas regretter à votre âge, cos soirées délicieuses, ces fêtes brillantes, ces spectacles enchanteurs où l’on verse de si douces larmes ?... mais, attentif aux moindres mouvements de votre âme, quand j’aurais vu quelque altération dans votre humeur, je vous aurais dit : Claire, ne regrettez point ces fictions ingénieuses ; ici, voulez-vous éprouver la pitié, suivez-moi sous le toit du pauvre, dans les chaumières qui nous entourent ; et les pleurs que vous y verserez ne seront point stériles ; ils consoleront l’infortuné !... Voulez-vous contempler l’image du bonheur, regardez vos enfants, votre époux, et jouissez de votre ouvrage.

CLAIRE, à part.

Il connaît mieux mon cœur que je ne le connaissais moi-même.

ADOLPHE, changeant de ton.

Et d’ailleurs, qui vous dit que nous eussions passé toute l’année loin de Paris, et qu’à l’approche de l’hiver, lorsque les gens de la bonne compagnie reviennent en foule dans la capitale, je ne me serais pas empressé de vous y ramener, et de rendre ainsi à la société son plus bel ornement ?... Mais, vous ne répondez pas... Ma présence semble vous importuner... pardon... j’avais oublié un instant que votre main allait appartenir à un autre.

CLAIRE.

Hélas ! oui... nous allons signer le contrat.

ADOLPHE.

Ah ! mademoiselle, puissiez-vous ne jamais vous en repentir !

Air d’Aristippe.

À votre cœur puisqu’un autre a su plaire,
Ah ! désormais, je vous rends votre foi ;
Tout mon bonheur n’était qu’une chimère ;
Je vais vous fuir ; et vous oubliez-moi :
D’un malheureux la mémoire est fâcheuse,
Lorsque l’on a quelques torts envers lui ;
Si vous voulez être toujours heureuse,
Oubliez donc que je fus votre ami.
Dans cet hymen où l’amour vous engage,
Vous espérez rencontrer le bonheur ;
Mais les regrets viendront bientôt, je gage ;
Et l’avenir détruira votre erreur ;
De mon rival la tendresse est trompeuse ;
Il peut un jour vous laisser sans appui...
Ah ! si jamais vous êtes malheureuse,
Souvenez-vous que je fus votre ami.

CLAIRE, à part.

Que veut-il dire ?

 

 

Scène XVIII

 

SAINTE-AMARANTHE, CLAIRE, MORINCOURT, ADOLPHE, UN NOTAIRE

 

Le Notaire va se mettre à la table et écrit.

MORINCOURT.

Air : Fragment du Calife.

Approchez, monsieur le notaire :
Voilà les parents, les époux ;
Terminons vite cette affaire,
Au contrat nous signerons tous.
Mais que vois-je ! ô surprise extrême !
C’est Germont, c’est Germont lui-même.
Que veut dire un tel changement ?
Ah ! je n’y comprends rien vraiment...

Ensemble.

MORINCOURT.

Ah ! mon Dieu, quelle différence !
Nous l’avions mal jugé, je pense ;
Mais ma fille a donné son cœur
Et je dois faire son bonheur !

ADOLPHE.

Pour jamais je perds l’espérance,
Et je dois fuir de leur présence ;
Ah ! je le sens au fond du cœur
Il n’est plus pour moi de bonheur !

CLAIRE.

Pour jamais je perds l’espérance,
Puisqu’il va fuir notre présence ;
Ah ! trop tard je vois mon erreur,
Il n’est plus pour moi de bonheur !

SAINTE-AMARANTHE.

Il n’est plus pour lui d’espérance,
Puisqu’il va fuir de leur présence ;
Ah ! profitons de leur erreur
Et signons vite mon bonheur !

ADOLPHE.

Oui, je vais tous vous satisfaire.

À Claire.

Adieu, mademoiselle ; tout mon désir, en partant, est que vous puissiez goûter un bonheur que mon peu d’usage et ma simplicité vous auraient empêché de trouver avec moi... M. de Morincourt, si vous voulez être toujours heureux, je vous conseille de continuer à oublier notre premier état, et surtout vos amis les plus chers... puisque les lois de la bonne compagnie vous en font un devoir... Quant à vous, M. de Sainte-Amaranthe, je souhaite que cet hymen puisse réparer les torts que la fortune a eus envers vous.

Sainte-Amaranthe fait un mouvement.

MORINCOURT.

Hein !... que dit-il donc là ?...

SAINTE-AMARANTHE.

Allons, M. de Morincourt, signez...

ADOLPHE.

Je me retire... Adieu, adieu, pour toujours.

Il va pour sortir.

 

 

Scène XIX

 

LES MÊMES, CORINE en somnambule

 

Elle entre par la porte du fond.

TOUS.

Que vois-je ? Corine !

MORINCOURT.

Chut... elle est somnambule... je m’en étais toujours douté.

On entend la ritournelle de la contredanse de Nina, en sourdine. Corine prend Adolphe par la main, s’avance lentement avec lui jusqu’à la table, où elle dépose son bougeoir.

CORINE.

Ah... j’ai cru que ce repas de noce ne finirait pas... Pour moi, j’avais le cœur si gros, si gros, que je n’ai pas pu manger de dessert.

Quittant la main d’Adolphe.

Sans moi, il allait partir... mais je l’ai retenu... comment ! déjà du monde dans le salon ?

Faisant la révérence, comme si elle abordait quelqu’un.

Madame... j’ai bien l’honneur de vous saluer... M. de Solanges se porte bien... ainsi que mademoiselle votre fille ?... j’en suis enchantée... mais on sort de table... voilà la mariée... elle a pleuré... je le savais bien, moi, que ce mariage la rendrait malheureuse !

MORINCOURT.

Qu’entends-je ?

CORINE.

Ce vilain Sainte-Amaranthe... il les trompait tous... en leur faisant accroire qu’il serait un bon mari.

SAINTE-AMARANTHE.

Que dit-elle ?

CORINE.

Moi aussi, je le croyais... Il m’apportait toujours des bonbons... Et M. Adolphe !... il ne sait pas non plus que ma sœur n’aime que lui...

Adolphe fait un mouvement de surprise.

Que dites-vous ? Le contrat n’est pas encore signé... Oh ! tant mieux, car ils auraient été bien malheureux.

MORINCOURT.

Est-ce qu’elle dirait vrai, par hasard ?

CORINE.

Ne signez pas, ne signez pas, je vous en prie... J’ai quelque chose à dire à mon papa...

S’approchant de Sainte-Amaranthe, qu’elle a l’air de prendre pour son père.

Écoutez, écoutez, mon papa, vous ne savez pas... Sainte-Amaranthe, c’est un mauvais sujet... j’en ai la preuve.

ADOLPHE, à part.

Comment peut-elle savoir ?

CORINE.

Hier... quand il écrivait à son créancier... j’étais cachée sous la table... et j’ai pris la lettre.

Elle la tire de son sein.

SAINTE-AMARANTHE, à part.

Oh ! la maudite petite fille... c’était elle.

CORINE, lui présentant la lettre.

Tenez, la voilà...

Il veut s’en emparer, elle la retire vivement et la change de main.

Eh bien ! vous ne voulez pas la prendre ?...

La présentant de l’autre main à son père.

Tenez, lisez, lisez vite, et vous verrez.

MORINCOURT, prenant la lettre.

Diable ! voilà qui commence à devenir sérieux.

SAINTE-AMARANTHE, à part.

Je suis perdu !

CORINE.

Mais la société se retire déjà... moi aussi, je m’en vais me coucher... Adieu... demain, nous nous reverrons, n’es-ce pas ?... Adieu... adieu.

Elle va s’asseoir dans un fauteuil où elle feint de s’endormir : de temps en temps elle exprime par sa pantomime qu’elle écoute ce que l’on dit.

MORINCOURT, finissant de lire la lettre.

Caricature !... ah ! par exemple, voilà un trait auquel je ne me serais jamais attendu.

SAINTE-AMARANTHE.

Il sait tout. Comment faire ?

MORINCOURT.

J’étais sa dupe... l’ingrat... avoir si mauvais cœur, quand on a bon ton... monsieur, désormais tout est rompu entre nous.

SAINTE-AMARANTHE.

Faisons bonne contenance. Mais, M. de Morincourt, croyez donc...

MORINCOURT.

Je ne veux rien entendre.

SAINTE-AMARANTHE.

Eh bien ! je ne me marierai pas. Ma foi, vous avez tort, vous perdez un homme aimable. Tant pis pour mes créanciers... mais ils n’auront pas tant à se plaindre... je leur donne 5 % ; et moi je pars demain pour la Nouvelle-Orléans, où je formerai une compagnie d’assurance. Sur ce... j’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, excepté SAINTE-AMARANTHE

 

CORINE, se levant tout-à-coup, et sautant de joie.

Le voilà parti !... quel bonheur !... Je ne suis pas somnambule.

TOUS.

Comment !

CORINE.

Oui, mon papa... j’avais fait une sottise... j’ai voulu la réparer.

Air : Il reviendra.

Vous aviez dit, bien en colère,
Que si, de nouveau, j’écoutais,
Vous vouliez me punir, mon père,
Et me renvoyer pour jamais ;
Malgré ça je fus curieuse...

À Claire.

C’était pour toi.

À son père.

Maintenant ma sœur est heureuse,
Renvoyez-moi.

MORINCOURT.

Non, ma petite fille, non ; je ne te renverrai pas. Et tu assisteras à la noce de Claire et de Germont, envers lequel je reconnais tous mes torts. Monsieur le Notaire, nous allons signer, il n’y a qu’à changer les noms.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, JACQUOT

 

JACQUOT, en dehors.

Nout’ maît’, nout’ maît’ !

MORINCOURT.

Qu’est-ce que c’est ?...

CORINE.

Un prisonnier que j’avais fait, et auquel je vais rendre la liberté... je vous conterai tout ça.

Elle ouvre la porte du cabinet.

JACQUOT, entre avec une valise et des paquets.

Comment ! vous ici, M. Adolphe ?

ADOLPHE.

Oui, mon pauvre Jacquot ; tout est arrangé, nous ne partons plus ; car j’ai retrouvé le vieil ami de mon père et le cœur de Claire, tels qu’ils étaient autrefois.

JACQUOT, laissant tomber ses paquets.

C’est-il Dieu possible ?... Queu poids ça m’ôte de d’sus le cœur.

CORINE.

Enfin, grâce à moi, tout le monde est raccommodé... et j’irai à la noce... M. Adolphe, j’espère que vous n’oublierez pas que je suis la sœur de la mariée, et que vous devez m’inviter pour la première contredanse.

Vaudeville.

MORINCOURT.

Air du Vaudeville de Turenne.

Tu fus légère, indiscrète et gourmande,
Et je veux bien oublier tout cela ;
Mais il faudra, lorsque tu seras grande,
Te corriger de tous ces défauts là.

À part.

Qui des galants, quand l’aimable cohorte
D’amour viendra lui faire des serments,
Corine alors, écoutant les amants,
N’écoutera plus à la porte.

JACQUOT.

Voyez auprès d’un’ table bien servie
Ces deux gourmands à l’appétit glouton,
Pour mieux enfler leur panse rebondie,
Ils aval’
nt tout... pâté, bifteck, dindon,
Et s’en mettent jusqu’au menton.
Quand ils ont pris des mets, des vins d’ tout’ soute,
Ils n’ sont fâchés que de n’ plus avoir faim,
Et ne voy’nt pas l’ pauvr qui tendant la main,
Humblement écoute à la porte.

CLAIRE.

Lorsqu’aux Français, pour faire des recettes,
De vieux ouvrages sont offerts,
Que de fois, devant les banquettes
Certains acteurs ont récité leurs vers,
Mais de plaisir quand Talma nous transporte,
Ou bien que Mars nous offre son talent,
Bien chèrement on achète souvent
Le droit d’écouter à la porte.

ADOLPHE.

Jeunes gens que la gloire entraîne,
Vous de Thémis imberbes candidats,
Dans l’art sublime où brilla Démosthène,
Voulez-vous marcher à grands pas ?
Suivez de près nos nobles avocats ;
Dans ce Palais où la foule se porte,
Quand de leur voix le secours éloquent
S’élèvera pour sauver l’innocent,
Allez écouter à la porte

CORINE, au public.

Bien jeune encor l’indulgence publique
Accueillit mes faibles talents,
Comme moi dans l’art dramatique,
Nos auteurs sont encor enfants :
Pour eux montrez-vous indulgents ;
Si votre colère est trop forte,
Si la pièce ne vous plaît pas,
Ah ! messieurs, dites-le bien bas,
Car ils écoutent à la porte.

PDF