La Petite folle (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Drame en un acte, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 6 mai 1822.

 

Personnages

 

BROUNN, intendant du château

ALTRIK, valet

MAC-FULL, valet

CUDDY, valet

LADY MELFORT

JULIETTE, sa fille

SIR ARTHUR, son parent, page du roi

SEIGNEURS

SUITE DU ROI

 

Dans un château fort.

 

Un appartement gothique. Grande porte au fond. Sur le premier plan, à droite et à gauche, deux portes latérales. Une croisée auprès de la porte à droite.

 

 

Scène première

 

BROUNN, ALTRIK

 

BROUNN.

Entre, repose-toi aujourd’hui, car demain il faudra repartir.

ALTRIK.

Déjà, monsieur Brounn !... Je croyais que vous m’aviez lait venir d’Écosse pour occuper une place dans ce château, dont vous êtes l’intendant.

BROUNN.

À toi, un emploi sédentaire ?... fi donc !

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

C’est une place trop commune,
Tu mérites d’aller plus haut.

ALTRIK.

C’est vrai, car pour faire fortune,
Je possède tout ce qu’il faut :
J’ai du respect pour la puissance,
De l’esprit, des talents heureux,
Et surtout une conscience
Dont je fais tout ce que je veux.

BROUNN.

Je le sais... aussi j’ai parlé de toi à mon maître.

ALTRIK.

Quoi ! je serais au service de milord Sherbury, de ce riche seigneur ?

BROUNN.

Oui, c’est lui qui te paie, mais c’est moi que tu serviras.

ALTRIK.

Ah ! diable ! ce n’est pas la même chose... parce qu’il y a plus d’honneur à obéir au maître.

BROUNN.

Imbécile !

Air du vaudeville de L’Homme vert.

L’honneur n’est rien en cette affaire :
Dans un état tel que le tien.
Il faut voir le gain qu’on espère
Et compter la gloire pour rien ;
Un valet qui sait s’y connaître
Prend sa part de gloire... en argent ;
Et je sais même plus d’un maître
Qui quelquefois en fait autant.

ALTRIK.

Eh bien ! soit... de quoi s’agit-il ?

BROUNN.

D’emmener avec toi, dans le nord de l’Écosse, une petite fille que je vais te confier, et de la garder pendant quelques mois.

ALTRIK.

Pas autre chose ?

BROUNN.

Non.

ALTRIK.

J’entends, et quelle sera dans celle affaire-là ma part de gloire ?

BROUNN.

Cinquante guinées ! comptées dans cette bourse, et que je te donne d’avance, de la part de milord Sherbury.

ALTRIK.

Cinquante guinées !... Pour emmener seulement avec moi une petite fille ?...

BROUNN.

Oui... une orpheline de dix à douze ans... j’espère que c’est bien payé...

ALTRIK.

C’est selon... si c’est seulement pour les frais du voyage, c’est trop ; mais s’il y a des risques à courir, ce n’est pas assez ; il me faut d’autres explications.

BROUNN.

Cela m’est défendu.

ALTRIK.

Alors, rien de fait ; moi, j’aime à raisonner et à me rendre compte, et si jamais je suis pendu, je veux savoir pourquoi.

BROUNN.

Est-il curieux !... Eh bien ! voyons, puisqu’il le faut absolument, qu’est-ce que tu demandes ?

ALTRIK.

D’abord, quelle est la famille, quels sont les parents de cette jeune fille ?

BROUNN.

Elle n’en a plus, ou c’est tout comme. Son père et sa mère, qui avaient suivi le parti du prince Édouard, ont été exilés d’Angleterre, et ne peuvent y rentrer sans s’exposer à être arrêtés.

ALTRIK.

C’est bien ; de ce côté-là, il n’y a rien à craindre... je suppose que, selon l’usage, leurs biens ont été confisqués ?

BROUNN.

Non, le roi a voulu qu’ils fussent conservés à leur enfant, qui, par ce moyen, aura à sa majorité une très grande fortune...

ALTRIK.

Ah ! elle est riche !... Elle doit avoir alors des amis, des protecteurs...

BROUNN.

Pas d’autres que milord Sherbury, mon maître, qui est à la fois son grand-oncle et son tuteur.

ALTRIK.

Et qui veut la faire disparaître en secret ?... Pourquoi ?

BROUNN.

Cela ne te regarde pas ! ce sont des affaires de famille dont il est inutile que tu sois instruit, et dès qu’il n’y a pas de danger, tu peux bien agir sans connaissance de cause.

ALTRIK.

À la bonne heure !... mais alors je prendrai plus cher.

BROUNN.

Comment ! tu n’es pas assez payé ?

ALTRIK.

Non, sans doute... Moi je tiens à l’estime et à la confiance, et si on ne m’en accorde pas, il faut que ce soit comme pour la gloire : qu’on me donne ma part en nature.

BROUNN.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

C’est étonnant, et, depuis que j’exerce,
Je n’ai pas vu d’esprit plus exigeant :
On ne sait pas combien dans le commerce
Ces gaillards-là se vendent maintenant !
Oui cette hausse m’inquiète,
Les consciences, sans mentir,
Sont hors de prix...

ALTRIK.

Dam’ ! tant de monde achète !
Cela fait renchérir.

BROUNN.

Viens donc ici !... Puisqu’il faut tout te dire, lord Sherbury, mon maître, qui a été désigné par le roi comme tuteur de miss Juliette, avait été autrefois partisan du prince Édouard... Après la défaite de celui-ci, il s’est trouvé, je ne sais comment, avoir été toujours dévoué au roi George : et dans ce moment...

À voix basse.

Cela, il m’est permis de te le confier, parce que milord aura besoin de toi... dans ce moment, je crois qu’il cherche le moyen d’être fidèle à un troisième, et il attendait tranquillement l’issue de ce projet, lorsqu’il s’aperçut qu’il avait dans sa maison un espion, d’autant plus dangereux qu’il était impossible de s’en délier... C’était miss Juliette, sa pupille, jeune personne de douze ans, qui, pour l’esprit et la curiosité, vaut à elle seule toutes les petites filles du royaume, et qui, en outre, déteste déjà son tuteur comme une personne raisonnable.

ALTRIK.

Qu’importe la haine d’un enfant de cet âge ?

BROUNN.

Elle peut être fort nuisible à milord, car le prince, qui s’était quelquefois amusé des reparties de cette petite fille, demandait souvent de ses nouvelles ; on fut obligé de lui répondre qu’une fièvre dangereuse s’était déclarée, que le moral même de l’enfant s’en était ressenti, et que cette miss Juliette, jadis si aimable et si spirituelle, était dans un état de démence et de faiblesse... Le roi semblait l’avoir oubliée, lorsque, avant-hier, il dit à milord : « Nous chasserons après-demain dans les environs de votre terre de Birton, je veux rendre visite à votre pupille, savoir combien elle est changée, et voir surtout si votre pauvre petite folle me reconnaîtra. » Tu juges de l’effroi de monseigneur.

ALTRIK.

Je comprends maintenant : il veut l’éloigner pour éviter la visite de Sa Majesté... Je m’en chargerai... pourvu, bien entendu, que milord m’assure de sa protection.

BROUNN.

Je suis sa caution... Du reste, nul danger ; il n’y a dans ce château que moi et Mac-Derbie, le vieux concierge, à qui j’ai donné ordre de ne laisser entrer personne.

On entend la fanfare qui sert de ritournelle au duo suivant.

ALTRIK, regardant par la fenêtre.

Écoutez... j’entends un brait de chevaux... voilà le pont-levis qui s’abaisse.

Duo.

Air : Fragment du premier duo d’Adolphe et Clara.

BROUNN.

Bon ! c’est ma jeune demoiselle,
Je ne l’attendais pas si tôt.

ALTRIK, regardant par la fenêtre.

Non, sur ma foi ; ce n’est point elle.

BROUNN.

Que dis-tu ?

ALTRIK.

Regardez plutôt.

BROUNN, regardant.

Une paysanne jolie...

ALTRIK.

Qu’un seigneur élégant conduit.

BROUNN, faisant le geste de refuser.

Pourvu du moins que Mac-Derbie
Le congédie.

ALTRIK.

L’autre commande.., il cède... il obéit...

BROUNN, regardant.

C’est sir Arthur... je demeure interdit.

ALTRIK.

Quel est cet Arthur, je vous prie ?

BROUNN, troublé.

Eh ! mais, c’est le fils de milord.

ALTRIK.

Bon !... n’est-il pas de notre bord ?

BROUNN.

Du tout, il n’en est pas encor.
Même il ignore de son père
Les projets et les sentiments...
D’un chevalier de l’ancien temps
Il a le noble caractère.

BROUNN et ALTRIK.

Mais dans ces lieux que vient-il faire ?
Pourquoi ce voyage soudain ?
Cachons-lui bien notre dessein
Et tous les projets de son père ;
Que vient-il faire ?

BROUNN.

Il ne pouvait arriver plus mal à propos. Silence, le voici.

 

 

Scène II

 

BROUNN, ALTRIK, SIR ARTHUR, LADY MELFORT

 

SIR ARTHUR.

C’est un désert que ce château !... Pas de domestiques, personne pour nous recevoir.

Apercevant Brounn et Altrik.

Ah ! voici quelqu’un.

À lady Melfort.

Rassurez-vous, madame.

ALTRIK et BROUNN, à part.

Madame !

SIR ARTHUR.

Daignez prendre ici quelque repos, vous êtes chez moi ; c’est-à-dire chez mon père, qui, j’en suis certain, ne me désavouera pas.

BROUNN, s’avançant.

Monseigneur...

SIR ARTHUR.

Qui êtes-vous ?

BROUNN.

Brounn, un des intendants de milord.

SIR ARTHUR.

Oui, je crois me rappeler... Il faut vous dire, madame, que j’ai un père qui est très riche... moi, je n’ai rien ; il a des terres, des châteaux, que je connais à peine, et surtout une armée d’intendants, d’écuyers et de domestiques que je n’ai jamais vus.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnési.)

Premier couplet.

Lorsque l’on est page du roi,
On aime la magnificence ;
Et pour mon pire je dépense,
Tandis qu’il amasse pour moi.
 Quelles semonces il m’a faites !
Et pourtant chacun sait, je crois,
Qu’il faut bien qu’on fasse des dettes
Lorsque l’on est page du roi. (Bis.)

Deuxième couplet.

Sans regret, comme sans espoir,
À ses serments rester fidèle,
Aimer et défendre sa belle,
D’un chevalier c’est le devoir ;
Mais je pense, sans aucuns doutes,
Qu’on doit, comme article de foi,
Les défendre et les aimer toutes
Lorsque l’on est page du roi. (Bis.)

Eh bien ! monsieur Brounn, voyez s’il n’y aurait pas moyen de faire préparer quelques rafraîchissements pour madame.

LADY MELFORT.

Je vous jure que je n’ai besoin de rien.

SIR ARTHUR.

Vous le croyez, mais, en honneur, vous vous trompez, je le sais mieux que vous.

À Brounn.

Un appartement, une collation et un bon feu.

BROUNN, à part.

Est-ce qu’ils vont s’établir ici ?... Et quelle est cette femme ?...

Haut.

Mais, monseigneur !...

SIR ARTHUR.

Eh bien ! ne m’avez-vous pas entendu ?

BROUNN.

Altrik, va vite, ne perds pas de temps.

Altrik sort.

SIR ARTHUR.

Altrik ! quel est celui-là ?

BROUNN.

Un Écossais.

SIR ARTHUR.

Et ce vieux concierge qui ne voulait pas nous laisser entrer ?

BROUNN.

Mac-Derbie, un Irlandais.

SIR ARTHUR.

C’est cela ! comme s’il n’y avait pas dans notre pays assez de fidèles serviteurs, sans aller chercher en Écosse et en Irlande... Monsieur Brounn, vous leur direz de ma part qu’ils se dépêchent de s’enrichir au service de mon père.

BROUNN.

Pourquoi, monseigneur ?

SIR ARTHUR.

Parce qu’il y a à parier qu’ils ne resteront pas au mien.

BROUNN.

Je leur en donnerai avis, monseigneur, et ils en profiteront...

À part.

Pourvu maintenant que cette petite fille ne s’avise pas d’arriver ; nous serions dans un bel embarras !...

Haut.

Je vais tout disposer pour que milord soit satisfait et puisse promptement se remettre en route.

 

 

Scène III

 

SIR ARTHUR, LADY MELFORT

 

LADY MELFORT.

Ah ! milord, comment m’acquitter jamais envers vous ? L’hospitalité que vous m’offrez, les services que vous m’avez déjà rendus !...

SIR ARTHUR.

Ils ne m’ont rien coûté, je vous l’atteste ; et quand vous saurez mon aventure, vous verrez que le hasard seul m’a fourni l’occasion de vous être utile... Le roi va aujourd’hui à la chasse.

LADY MELFORT, vivement.

De ce côté, n’est-il pas vrai ?

SIR ARTHUR.

Oui, dans les bois de Birton. Il doit se reposer au château et y déjeuner. Comme page de Sa Majesté, j’étais parti ce matin à franc étrier, avec John, mon domestique, afin de tout faire préparer pour sa réception, lorsqu’au dernier village, mon cheval, qui s’était déferré, me força à m’arrêter chez le maréchal. Quelques hommes d’assez mauvaise mine causaient devant la porte, en buvant de la bière... et, voyageur désœuvré, je prêtais l’oreille (car que faire en voyage, à moins que l’on n’écoute ? c’est même le seul moyen de s’instruire) : « Oui, disait l’un, un jupon orange, un corset bleu et un air distingué ; c’est elle, je l’ai reconnue. – Et comment ? – J’ai été autrefois à son service. – Et pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ? – Parce que son mari est peut-être caché dans les environs, qu’en la suivant, on peut le découvrir, et que ce sont deux cents livres sterling de gagnées. »

LADY MELFORT.

Quelle indignité !... un de nos anciens serviteurs...

SIR ARTHUR.

Dans ce moment, mon cheval était prêt ; nous partons, et nous n’avions pas fait cent pas dans le bois, que j’aperçois une jeune paysanne... Je reconnais le jupon orange, le corset bleu... et plus encore le reste du signalement... et lorsqu’en passant je vous criai : « Madame, j’ai quelque idée que l’on vous poursuit, » votre frayeur me fit voir sur-le-champ que mon idée était juste ; j’ordonne à John de se rendre à pied au château de Birton ; je vous fais monter sur son cheval, nous prenons le galop, et en moins de dix minutes nous arrivons ici, où vous pouvez vous regarder comme à l’abri de tout danger.

LADY MELFORT.

Et vous ne savez pas si vous-même n’en courez pas un très grand en me donnant un asile !

SIR ARTHUR.

Plût au ciel ! car alors ce ne serait plus au hasard seul que vous devriez de la reconnaissance... Mais votre mari...

LADY MELFORT, embarrassée.

Milord...

SIR ARTHUR.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Dans ce moment de trouble et de tempête,
J’ai deviné quel sort était le sien ;
Il est proscrit, on menace sa tête...

LADY MELFORT.

Quoi ! vous pensez ?...

SIR ARTHUR.

De moi ne craignez rien :
Il est errant, sans abri, sans refuge.
Cela suffit, et mon cœur le défend ;
Pour moi, qui ne suis pas son juge.
Son malheur le rend innocent !

LADY MELFORT.

Je ne refuserai point l’appui que le ciel nous présente ; oui, milord, oui, vous saurez tout.

SIR ARTHUR.

Parlez ; je puis, je crois, vous être utile. Depuis cinq ans je n’ai point quitté le prince George ; j’étais avec lui en Hollande, avant qu’il fut roi d’Angleterre, et, en outre, le crédit de mon père, milord Sherbury...

LADY MELFORT.

Ciel ! milord Sherbury...

À part.

Notre ennemi mortel !

 

 

Scène IV

 

SIR ARTHUR, LADY MELFORT, BROUNN

 

BROUNN, annonçant.

Milord est servi.

LADY MELFORT, à part.

Quel parti prendre... et que lui dire ?...

SIR ARTHUR.

Venez, madame.

Il présente la main à lady Melfort, et ils sortent ensemble par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

BROUNN, seul

 

Ils s’éloignent !...

Regardant par la fenêtre.

Il était temps ! le pont-levis s’abaisse de nouveau... cette fois, je ne me trompe pas, c’est miss Juliette... Un des gens de milord l’accompagne... pourvu que sir Arthur ne l’aperçoive pas ! Prévenons Altrik, et qu’il se dispose à partir sur-le-champ avec cette petite fille... C’est elle-même.

 

 

Scène VI

 

BROUNN, JULIETTE, UN DOMESTIQUE qui remet une lettre à Brounn

 

BROUNN, regardant la lettre.

C’est de la part de monseigneur.

À Juliette.

Je suis à vous, ma petite fille... Êtes-vous bien fatiguée de la route ?... Hein !... point de réponse !

Juliette reste les yeux baissés sans lui répondre, et effeuille un bouquet qu’elle tient à la main.

Allons, allons, elle a de l’humeur... cela se passera...

Au domestique.

C’est bien, laissez-nous... Voyons ce que me mande monseigneur.

Il ouvre la lettre.

Écrit en chiffres, comme à l’ordinaire.

Il lit.

« Qu’elle parte à l’instant ; de nouveaux motifs l’exigent. – Son père et sa mère, rentrés, dit-on, en Angleterre. – Cachés dans les environs. – Si on découvre lord Melfort, l’arrêter sur-le-champ. – Empêcher surtout qu’aucun d’eux ne puisse approcher Sa Majesté. – Du reste, je n’y suis pour rien. – Je donne plein pouvoir d’agir selon les circonstances. – Déchirer cette lettre aussitôt qu’on l’aura reçue. »

Il déchire la lettre.

C’est juste... les papiers déchirés ne compromettent pas... Puisqu’on me laisse le maître de diriger les événements, je vais tâcher de m’en tirer avec honneur.

Regardant Juliette.

Il faut d’abord la préparer à ce nouveau voyage.

À Juliette.

Dites-moi, miss Juliette, êtes-vous toujours bien en colère contre milord ?

JULIETTE lève les yeux, le regarde fixement, et part d’un grand éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

BROUNN.

Allons, il paraît qu’elle ne se trouve pas si malheureuse !

JULIETTE.

Malheureuse ! dis-tu ?... Qui est-ce qui est malheureuse ?... Oui, c’est Juliette... depuis bien longtemps... on ne l’aime plus... on l’a punie... on l’a enfermée... c’était si noir, si sombre... il faisait toujours nuit.

BROUNN.

Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

JULIETTE, avec joie.

Mais moi... je suis libre... je suis contente... Tu ne sais pas ? j’ai revu la campagne... des arbres... des ruisseaux... et surtout le jour !... partout du jour !... ah ! comme c’était beau !

Attirant Brounn à elle.

Viens... viens de ce côté... Tu vois cette prairie... ce parc... ce beau jardin...

Avec joie.

c’est à moi, n’est-ce pas ?... car moi, je suis riche...

Avec tristesse.

ah ! oui... bien riche...

Pleurant.

et bien malheureuse !

BROUNN.

Se pourrait-il ?... Sa prison... et dans un âge aussi tendre !... Sa raison serait-elle ?... elle paraît souffrante.

JULIETTE.

Oui, je souffre... beaucoup !

Montrant sa tête.

là...

Montrant son cœur.

là... surtout. – Écoute... écoute bien !... ce sont des soldais qui se promènent autour du palais... Quand sonneront dix heures, ils entreront chez le roi... mais moi, je lui dirai... je l’avertirai. Restons ici, attendons...

Elle l’emmène au coin du théâtre, à gauche.

BROUNN, à part.

Je ne puis le croire encore ! comment, ce que milord avait imaginé serait devenu une réalité ?

JULIETTE, à voix basse.

Tais-toi... et ne fais point de bruit !

Brounn étonné l’examine attentivement. Pendant l’aparté suivant, Juliette reste immobile et comme écoutant.

 

 

Scène VII

 

BROUNN, JULIETTE, LADY MELFORT, sortant de la porte à droite

 

LADY MELFORT, à part.

Quelques dangers qui m’environnent, il faut sortir de ce château... je ne sais comment répondre aux instances de sir Arthur.

En ce moment, Juliette aperçoit lady Melfort, et veut s’élancer vers elle.

BROUNN.

Hein ?... Qu’est-ce que c’est ?

JULIETTE, s’arrête tout à coup, jette sur sa mère un regard de regret et de tendresse, prend la main de Brounn, et lui dit froidement.

Entends-tu ?... dix heures sonnent.

LADY MELFORT, qui s’est retournée au cri de Juliette.

Ciel !... ma fille !

BROUNN, à part.

Sa fille !... Ce serait lady Melfort ?

LADY MELFORT, courant à elle.

Ma fille ! ma Juliette, c’est toi que je revois !

JULIETTE, l’éloignant de la main.

Quelle est cette femme ?... et que me veut-elle ?

LADY MELFORT.

Ô ciel ! elle ne me reconnaît pas... ses yeux fixes... immobiles... Quel égarement dans tous ses traits !...

À Brounn.

Répondez-moi, qu’avez-vous fait de mon enfant ?

À sa fille.

Juliette, Juliette... reviens à toi, c’est moi... c’est ta mère...

Juliette la regarde malgré elle avec tendresse.

Ô ciel !... j’ai cru lire dans ses yeux... elle me reconnaît...

Brounn fait un pas vers Juliette, et l’examine avec défiance.

JULIETTE, se reprend, la regarde quelque temps et lui dit froidement.

Qui êtes-vous ?

LADY MELFORT, avec abattement.

Il n’est plus d’espoir... Juliette !...

JULIETTE.

Laissez-moi... je ne suis qu’une pauvre fille... Ces biens que vous voulez dérober, ils ne sont pas à moi, ils sont à ma mère... bien à elle... Eh bien ! demandez-les-lui... elle vous les donnera, si vous voulez me permettre de l’embrasser encore.

LADY MELFORT.

Air : De vos bontés, de son amour. (Raoul de Créqui.)

Je t’implore. Dieu juste et bon ;
Pour nous, c’est ma seule prière,
Daigne lui rendre la raison !

JULIETTE.

Ah ! daignez me rendre ma mère !

LADY MELFORT.

Je verrais combler mon espoir !

JULIETTE.

Je n’aurais plus rien à prétendre !

LADY MELFORT.

Si ma fille pouvait me voir !

JULIETTE.

Si ma mère pouvait m’entendre !

LADY MELFORT.

Malheureuse que je suis !

JULIETTE, s’adressant à Brounn, et jetant à la dérobée un regard sur

lady Melfort.

Ma mère, ma mère... ne pleure pas, c’est moi, tu ne m’as pas perdue, ne le crois pas, je suis toujours ta Juliette, je t’aime, je te reconnais.

LADY MELFORT, étonnée, à part.

Ô ciel ! que veut-elle dire ?

JULIETTE, entraînant Brounn.

Prends garde !... Ne dis pas un mot, ne fais pas un geste ; ils sont méchants... ils nous tueraient... ma mère !...

BROUNN, à part.

Elle me prend pour sa mère... je suis tranquille...

Trio.

Air de la valse des Comédiens.

Ensemble.

JULIETTE.

Le ciel prendra pitié de ma misère ;
Oui, j’en suis sûre, il m’exauce, il m’entend :
À mon amour il va rendre ma mère ;
Ce jour heureux va finir son tourment.

LADY MELFORT.

Ah ! c’en est fait... méconnaître sa mère !
Mon cœur succombe à ce dernier tourment.
Pour elle, hélas ! j’ai bravé la misère.
Et sans espoir j’ai perdu mon enfant.

BROUNN.

La pauvre enfant, me prendre pour sa mère !
Le roi peut bien lui parler maintenant ;
Sans crainte ici je peux la laisser faire,

Regardant lady Melfort.

Pour m’occuper d’un soin plus important.

Brounn sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, LADY MELFORT

 

JULIETTE remonte le théâtre, regarde de tous côtés si personne ne peut l’entendre, et dit à voix basse à lady Melfort.

Ma mère !

LADY MELFORT.

Que dit-elle ?

JULIETTE.

Rassure-toi, je ne suis point folle.

LADY MELFORT, la regardant d’un air de doute.

Ô ciel ! dois-je la croire ?

JULIETTE.

Air du Vaudeville des Téniers.

Le ciel enfin le rend à ma tendresse !

LADY MELFORT, la regardant.

Ne m’abusez-vous pas ? grands dieux !

JULIETTE.

Entre mes bras vois comme je le presse,
Et vois les pleurs qui coulent de mes yeux,
Vois mon bonheur... vois mon ivresse extrême,
Et s’il te reste encor quelque soupçon,

Lui prenant la main et la mettant sur son cœur.

Mets là ta main ! comme autrefois il t’aime,
Tu le vois bien ! j’ai toute ma raison.

LADY MELFORT.

Oui, oui, je n’en doute plus, ma fille, ma Juliette... mais dis-moi donc par quel motif ?...

JULIETTE.

Imagine-toi que milord Sherbury, ce tuteur à qui l’on m’avait confiée, et qui, disait-on, devait te remplacer... c’est un méchant parent, un vilain homme...

À voix basse.

Tu ne sais pas ?... C’est lui qui a fait exiler mon père, qui veut s’emparer de nos biens, et qui, en outre, a de mauvais desseins contre le roi... Je n’ai pas bien compris tout cela, mais je l’ai lu dans un rouleau de papier que je te montrerai... quand je pourrai... je l’ai caché dans le jardin, sous une pierre, et personne ne connaît ma cachette. C’est à cause de cela que milord est entré dans une si grande colère, et qu’il m’a grondée... ah ! encore, si ce n’était que cela !...

LADY MELFORT.

Comment, il serait possible ?

JULIETTE.

Oui, maman... mais c’est égal, on m’aurait tuée qu’on n’aurait pas su ma cachette. Seulement je me suis avisée (et en cela, je crois que j’ai fait une inconséquence), je me suis avisée de leur dire, pour me venger, que quand je verrais le roi, je lui raconterais tout... Depuis ce moment-là, on ne m’a plus menée à la cour, on m’a enfermée dans une chambre bien noire, au château de Birton, et un jour que j’écoutais, car je ne faisais que cela... tout le temps, j’ai entendu dire à un de mes gardiens qu’on me faisait passer pour folle ; alors cela m’en a donné l’idée, parce que je me suis dit : « Par ce moyen, on ne se défiera plus de moi, on ne m’empêchera plus de parler au roi, »... et si je lui parle, maman, je lui raconterai tout ce qu’on m’a fait... il s’attendrira, il me caressera comme autrefois... car nous étions très bien ensemble... je saisirai ce moment pour lui demander ta grâce, celle de mon père, et je suis sûre qu’il me l’accordera.

LADY MELFORT.

Je le crois comme toi ! qui pourrait le résister ? Mais si, d’ici-là, ton père venait à être arrêté ?

JULIETTE.

Mon père est avec toi ?

LADY MELFORT.

Quand nous avons appris, dans notre exil, que depuis trois mois, tu avais quitté Londres... que tu étais malade dans le château de Birton... nous n’avons pu résister, nous avons tout bravé pour rentrer en Angleterre, pour te revoir... Sous ce déguisement, je cherchais à m’approcher du lieu de ta retraite, tandis que ion père m’attendait à un quart de lieue d’ici, à Norwick, dans une chaumière où il est caché ; mais que dira-t-il, en ne me voyant pas revenir ?... Si, dans son inquiétude, il allait s’exposer lui-même !

JULIETTE.

Comment donc faire ?

LADY MELFORT.

Retourner à l’instant vers lui.

JULIETTE.

L’intendant de milord l’a reconnue, il ne te laissera pas sortir.

LADY MELFORT.

Ou, ce qui serait pis encore, il pourrait me suivre et découvrir la retraite de mon mari.

JULIETTE.

Eh bien ! écris-lui !

LADY MELFORT.

Et comment lui faire parvenir ?...

JULIETTE.

J’en trouverai le moyen... tu le vois bien, déjà on ne se défie plus de moi, on me laisse en liberté... il faudra bien que je rencontre quelqu’un, le premier venu... et rien qu’à sa figure, vois-tu, maman, il me semble que je ne me tromperai pas... et quand même je lui avouerais la vérité, pourquoi veux-tu qu’il nous trahisse ?... Pourquoi n’aurait-il pas compassion de moi ? Quand je lui dirai : « Monsieur, vous voyez une pauvre enfant, dont le père est proscrit... voulez-vous qu’elle soit orpheline ?... » Non, non, il ne le voudra pas !... Surtout s’il a une petite fille !... Écris, maman, écris vite, notre lettre lui parviendra.

LADY MELFORT.

Allons, puisse ta confiance nous porter bonheur !

Elle écrit.

JULIETTE.

Dis-lui bien qu’il se tienne toujours caché, que tu es en sûreté, qu’aujourd’hui même, oui, aujourd’hui, j’ai idée qu’on va me ramener près du roi, et que je pourrai lui parler,

LADY MELFORT, après avoir écrit.

Ces deux mots suffiront.

JULIETTE.

C’est bien... à Norwick, dans une chaumière ?

LADY MELFORT.

La dernière du village.

JULIETTE.

Rentre vite, et devant les étrangers n’aie pas l’air de t’occuper de moi... et tâche surtout de ne pas me regarder... tiens, comme tu fais là...

LADY MELFORT, la regardant.

Oui, si je peux.

JULIETTE.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

On vient de ce côté, je crois.
Qu’en ces lieux ta prudence brille ;
Mais, je t’en prie, efforce-toi
D’oublier que je suis la fille.

LADY MELFORT.

Dans mes regards, dans mes discours
Affecter cette indifférence...
Je tâcherai...

L’embrassant à plusieurs reprises.

Voilà toujours
De quoi prendre un peu patience.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

JULIETTE, SIR ARTHUR, BROUNN, entrant par le fond

 

BROUNN.

Ainsi, milord, vous partez.

SIR ARTHUR.

Oui, à l’instant même.

BROUNN, à part.

Je respire.

JULIETTE.

Ah ! c’est un lord ! C’est égal... je trouve à ce cavalier-là une fort jolie tournure.

Elle s’approche de la table, et s’amuse avec une plume à griffonner du papier blanc.

SIR ARTHUR, à part.

Je vais prendre congé de cette étrangère ; puisqu’elle le veut, je respecterai son secret, mais j’avoue que je renonce avec peine au projet de lui être utile.

JULIETTE, s’avançant vers lui.

Comme il a l’air bon et obligeant !

SIR ARTHUR, se retournant et apercevant Juliette.

Quelle est cette petite fille ?

BROUNN.

Vous ne la connaissez pas ?... C’est la pupille de lord Sherbury, votre père.

JULIETTE, s’éloignant vivement.

Lord Sherbury !

SIR ARTHUR.

Quoi ! c’est là miss Melfort, dont on m’a tant parlé, et qui a quitté la cour presque au moment où j’y arrivais ?

BROUNN.

Oui... cette enfant si intéressante, qui depuis...

SIR ARTHUR.

Je sais... mais est-ce aussi sérieux qu’on l’a dit ?

BROUNN.

Bien plus encore, et vous pouvez vous en assurer par vous-même.

SIR ARTHUR, la regardant avec intérêt.

Pauvre petite !... Je m’y intéresse plus que je ne puis te l’exprimer ; d’abord nous sommes parents, et je me rappelle ensuite que lord Melfort, son père, avant sa disgrâce, avait manifesté l’intention de nous marier un jour, et d’éteindre par là quelques haines de famille... pauvre Melfort !

Après un soupir.

Allons, allons, il faut partir... tu as envoyé à Birton toutes les provisions qui étaient ici ?

BROUNN.

Oui, milord.

SIR ARTHUR.

C’est bien... je retourne auprès du roi, que je dois attendre un peu après Norwick ; de là, nous irons tous à Birton. Apporte-moi mon manteau, et fais seller mon cheval.

BROUNN.

Tout sera prêt dans l’instant.

Il sort.

 

 

Scène X

 

JULIETTE, SIR ARTHUR

 

JULIETTE.

Ô ciel ! il va à Norwick... je ne trouverai jamais une meilleure occasion.

SIR ARTHUR.

Juliette, ma petite cousine, est-ce que je vous fais peur ?...

JULIETTE s’approche de lui, le regarde attentivement.

Non, je crois que tu ne lui ressembles pas : tu es bon... tu es compatissant... tout à l’heure tu avais l’air de plaindre mes parents !...

SIR ARTHUR.

Tu m’as entendu ?

JULIETTE.

Toujours ! quand on parle d’eux !... Et si tu voulais... tu me sauverais la vie.

SIR ARTHUR, souriant.

À toi, ma pauvre petite ! Eh ! que puis-je faire pour cela ?

JULIETTE.

Tu vas à Norwick... il y a là une chaumière... la dernière du village... écoute... si tu me trompes, le ciel te punira... car je me fie à toi... Apprends donc, mon cousin, que j’ai toute ma raison, que je ne suis pas folle.

SIR ARTHUR, la regardant avec compassion.

Pauvre enfant !

JULIETTE.

Air d’Emma.

Premier couplet.

Ma folie est une feinte ;
Apprends donc qu’en cette enceinte
On trame une trahison.

SIR ARTHUR, la regardant avec surprise.

Dieux ! qu’entends-je ? quel soupçon !
S’il est vrai, parle sans crainte,
Arthur le protégera.

 

 

Scène XI

 

JULIETTE, SIR ARTHUR, BROUNN, entrant par le fond et traversant le théâtre pour entrer dans la chambre à gauche

 

SIR ARTHUR, continuant.

Eh bien ?

JULIETTE, tirant la lettre de son sein.

Eh bien...

Apercevant Brounn.

Dieux ! c’est lui, le voilà !

Elle chante en chiffonnant la lettre.

Tra, la, la, la, la, la, la.

Deuxième couplet.

SIR ARTHUR.

Je gémis de son délire.

JULIETTE, pendant que Brounn est entré un instant dans la chambre à gauche.

Je ne puis ici l’instruire,
Mais daigne au moins, en secret,
Te charger de ce billet.
Plus tard, je saurai te dire...

SIR ARTHUR, étonné.

Quel est donc ce secret-là ?

JULIETTE.

Tout mon secret...

Apercevant Brounn qui rentre avec le manteau d’Arthur qu’il pose sur une table.

Mon secret... le voilà.

Elle valse en chantant.

Tra, la, la, la, la, la, la.

SIR ARTHUR, qui la suit des yeux avec tristesse.

Plus que jamais, c’est fait de sa raison !... Ah ! te voilà, mon cher Brounn !... Rien n’égale le trouble où je suis... Il y a dans ses discours...

La regardant.

dans ses regards surtout, une expression... tu vas rire de moi... mais, tout à l’heure, j’ai cru un instant qu’elle n’était pas toile.

BROUNN.

Il serait possible !

SIR ARTHUR.

Elle me le disait d’abord... et puis l’instant d’après, elle s’est mise à danser, à chanter... me parlait de Norwick... d’une chaumière... de trahisons...

Lui montrant la lettre en souriant.

Voilà même un papier chiffonné qu’elle m’a remis avec un grand mystère.

BROUNN, prenant la lettre.

Quelque griffonnage ! elle ne fait que cela toute la journée...

Montrant ceux qui sont sur la table.

SIR ARTHUR, allant à elle.

Eh bien ! qu’a-t-elle donc ?... D’où viennent ces gestes menaçants qu’elle me fait ?

BROUNN, qui pendant ce temps a ouvert la lettre.

Ah ! grands dieux ! Quelle découverte !

Il sort précipitamment par la porte à gauche.

 

 

Scène XII

 

JULIETTE, SIR ARTHUR

 

JULIETTE.

Ô ciel ! il disparaît... c’est fait de nous... Au nom du ciel ! cours après lui, empêche-le...

SIR ARTHUR, toujours avec intérêt.

Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?... Est-ce que son mal augmente ?... Juliette !

JULIETTE.

Laissez-moi !... Je n’ai plus besoin de vous, méchant parent ! Qu’avez-vous fait ?... Vous nous perdez tous.

SIR ARTHUR.

Ma pauvre petite, calme-toi.

JULIETTE, le regardant avec colère et douleur.

Il ne voudra pas me croire encore !...

Allant vers la porte à droite.

Maman, maman, viens à mon secours.

 

 

Scène XIII

 

JULIETTE, SIR ARTHUR, LADY MELFORT

 

LADY MELFORT, sortant avec empressement.

Ma fille, que me veux-tu ?

SIR ARTHUR.

Ô ciel ! c’est lady Melfort !

JULIETTE.

Oui, celle à qui vous venez de ravir sa fille, son mari, tout son bonheur ! Maman, dis-lui au moins que je ne suis pas folle, peut-être il te croira !

SIR ARTHUR.

Quoi ! ce que vous me disiez tout à l’heure...

JULIETTE.

Était la vérité ; et ce billet que vous avez laissé prendre à ce vilain intendant...

LADY MELFORT.

Ô ciel ! il indiquait la demeure de mon mari ! Et si lord Melfort tombe entre leurs mains, vous savez comme moi qu’il est perdu.

SIR ARTHUR.

Quoi ! vous pourriez supposer que sans motifs ?...

LADY MELFORT.

Il en est que vous ignorez... mais enfin, puisque vous savez maintenant qui je suis, je vous supplie, sir Arthur, au nom de l’amitié que vous portait mon mari, par les liens de famille et de parenté qui nous unissent, donnez-nous les moyens de nous jeter aux pieds du roi, c’est tout ce que nous vous demandons.

SIR ARTHUR.

Venez, je vais vous y conduire moi-même.

JULIETTE.

Hélas ! mon cousin, vous ne pourrez pas ! Cet intendant, ces valets armés nous retiendront.

SIR ARTHUR.

Et de quel droit l’oseraient-ils ? Quand je leur commanderai...

LADY MELFORT, secouant la tête.

Ne l’essayez pas... ils obéissent ici à un pouvoir supérieur au vôtre.

SIR ARTHUR.

Que voulez-vous dire ? Et quel est donc votre persécuteur ? Quel autre que moi pourrait donner ici des ordres aux serviteurs de mon père ?... Vous baissez les yeux !... Vous vous taisez !... Dieux ! quelle idée !... Serait-il possible ! Achevez de m’instruire.

JULIETTE.

Non, non, mon cousin ; nous ne dirons rien, ni à vous, ni à personne : vous êtes si bon... si généreux... nous épargnerons votre père... mais sauvez le mien.

SIR ARTHUR.

Air du vaudeville de Turenne.

Oui, votre exemple et me guide et m’éclaire,
Plus d’un flatteur, plus d’un perfide ami,
Je le vois trop, ont égaré mon père ;
Mais je saurai le sauver malgré lui :
Soustraire ainsi notre nom à l’outrage,
C’est à jamais assurer son bonheur,
Et l’empêcher de manquer à l’honneur,
C’est défendre mon héritage.

Mais quel parti prendre ?... Les moments sont précieux... et je crois comme vous, maintenant, qu’on ne vous permettra pas d’aller trouver Sa Majesté. Moi, du moins, je puis sortir ; adieu !... Avant une demi-heure, vous aurez de mes nouvelles.

LADY MELFORT.

Que voulez-vous faire ?

SIR ARTHUR.

M’exposer, peut-être un peu !... mais si on ne risquait rien... Écoutez... Sa Majesté chasse dans les environs, et je dois aller au-devant d’elle, pour la conduire au château de Birton, qu’elle ne connaît pas, et où une magnifique collation l’attend. Vous savez ce que c’est qu’un appétit de chasseur !... Eh bien ! au lieu de les conduire à Birton, je les amène ici, où rien n’est préparé, où il n’y a pas une seule provision !... Mais qu’importe ? Le roi comptait trouver un bon déjeuner... il trouvera une bonne action à faire... je le connais, il m’en remerciera.

JULIETTE.

Oui, mais toute la suite du roi va être dans une belle colère.

SIR ARTHUR.

Du tout : quand le roi ne déjeune pas, les courtisans n’ont jamais faim... Adieu.

Il sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

JULIETTE, LADY MELFORT

 

JULIETTE.

Je suis toujours pour ce que j’ai dit. C’est un très joli cavalier que mon cousin !... et mon papa et vous aviez eu autrefois une très bonne idée.

LADY MELFORT, souriant.

Comment, tu saurais ?...

JULIETTE.

En écoutant on sait toujours !... Et cela me semble à moi un parti très convenable, parce qu’enfin... je sais bien qu’il y a milord Sherbury... mais on en est quitte pour ne pas voir son beau-père.

LADY MELFORT, souriant.

En effet, c’est bien le moment de former des projets !

JULIETTE, allant à la fenêtre.

Tiens, tiens, vois-tu là-bas dans la plaine ? Dieux ! comme mon cousin se lient bien à cheval ! il est déjà bien loin ! Et quand je pense qu’il va revenir avec le roi !... c’est que celui-là on ne pourra pas l’empêcher d’entrer

Écoutant de l’autre côté.

Hein ?...

LADY MELFORT.

Qu’as-tu donc ?

JULIETTE.

On a parlé près de nous !

LADY MELFORT.

Tu te trompes... je n’entends rien.

JULIETTE, prêtant l’oreille.

Parce que tu n’as pas comme moi l’habitude... il y a là du monde...

Montrant la gauche.

dans cette chambre.

Elle va mettre son oreille contre la porte.

C’est ce vilain intendant avec deux ou trois personnes... Silence !... je les entends.

LADY MELFORT.

Eh bien ?

JULIETTE.

Il va se rendre lui-même à Norwick pour arrêter mon père.

LADY MELFORT.

J’en étais sûre... mais que faire ?... attendre l’arrivée du roi, c’est notre seul espoir !... Mais qu’as-tu donc ?... quel effroi se peint dans tous tes traits ?...

Juliette continue à écouter, et de la main fait signe à sa mère de se taire.

LADY MELFORT, après un instant de silence.

Quelle incertitude !... Juliette, réponds-moi... quel nouveau danger nous menace ?

JULIETTE, pâle et tremblante.

Le plus grand de tous !... l’intendant va arrêter mon père, et en même temps il a donné ordre à trois coquins, qu’il laisse ici au château, de nous emmener toutes les deux.

LADY MELFORT.

Ô ciel !

JULIETTE.

De sorte que quand sir Arthur, quand le roi vont arriver, nous n’y serons plus.

LADY MELFORT.

Grands dieux ! qui nous protégera ?

JULIETTE.

Qui demandera la grâce de mon père ?

LADY MELFORT.

Hélas ! au moment d’être heureux !

JULIETTE.

Quand je pense qu’une demi-heure plus lard nous étions sauvés... si mon cousin pouvait se hâter... maman, ne le vois-tu pas venir ?

LADY MELFORT.

Attends !... j’ai cru voir... non, non, personne !

JULIETTE, à gauche.

Et je les entends, ce sont eux... on vient de ce côté.

LADY MELFORT.

C’est fait de nous !

JULIETTE.

Ne perdons pas courage !...

Tremblant de tous ses membres.

Je l’assure, maman, qu’il n’y a pas de danger, qu’il n’y a rien à craindre...

À part.

Ah ! mon Dieu, que j’ai peur !...

Haut.

Viens, viens !... au moins je no te quitterai pas.

Elles rentrent dans l’appartement à droite, et Juliette écoute de temps en temps.

 

 

Scène XV

 

ALTRIK, MAC-FULL, CUDDY, entrant par la porte à gauche

 

ALTRIK, à Mac-Full et à Cuddy.

Entrez et ne craignez rien.

MAC-FULL.

Brounn a beau dire, je n’aime pas beaucoup ces expéditions-là.

ALTRIK.

Enlever une femme et une petite fille ! n’as-tu pas peur ?

MAC-FULL.

Tu es sûr au moins que sir Arthur est parti ?

ALTRIK.

Je l’ai vu monter à cheval, et Brounn m’a assuré en partant que nous étions absolument seuls dans le château ; il n’y a que nous trois et ces deux femmes.

MAC-FULL.

À la bonne heure, je me risque.

ALTRIK.

Sans cela, crois-tu que j’aie plus envie que toi de m’exposer ?

À Cuddy.

La chaloupe est-elle prête ?

CUDDY.

Au pied de la tourelle.

ALTRIK.

À merveille !... le vent est favorable, et dans une heure nous serons sur les côtes d’Écosse. Entrons... restez, c’est la petite fille.

 

 

Scène XVI

 

ALTRIK, MAC-FULL, CUDDY, JULIETTE

 

JULIETTE, pleurant.

Ah ! ah ! me mettre pour cela en pénitence !... Voilà comme on est toujours injuste !... Ah ! ah ! ah !

CUDDY.

Dis donc, elle pleure.

MAC-FULL.

Qu’est-ce qu’elle a ?

ALTRIK.

Il faut le lui demander...

Adoucissant sa voix.

Que vous arrive-t-il donc, mon enfant ?

JULIETTE.

Ah ! pardon, messieurs, je ne vous voyais pas... c’est que j’ai bien du chagrin... je viens de recevoir un soufflet bien fort. Ah ! ah ! ah ! si vous saviez ce que c’est !

ALTRIK, d’un air de douceur.

Nous le savons, ma petite.

MAC-FULL.

Oui, nous le savons.

CUDDY.

Oh ! nous le savons.

ALTRIK.

Mais qui est-ce qui vous l’a donné ?

JULIETTE, pleurant.

C’est ce grand vilain monsieur qui est là-dedans, et que je ne connais pas ! moi, d’abord, je ne lui disais rien... Aussi il me le paiera... Ah ! ah !

ALTRIK, commençant à s’effrayer.

Un monsieur ?

MAC-FULL, de même.

Qui est là-dedans ?

CUDDY, de même.

Et qui est grand !

ALTRIK.

Dites-moi, ma petite, comment donc se trouvait-il là, ce monsieur ?

JULIETTE.

Est-ce que je le sais, moi ?

Essuyant ses yeux.

Tenez, je vais vous raconter comme c’est arrivé, et vous verrez s’il y a de ma faute !... Il était chez maman, à jouer aux échecs avec cet autre qui est venu avec M. Arthur... oui, le petit qui est en rouge, qui a un sabre et des moustaches...

ALTRIK.

Un officier ?

MAC-FULL.

Qui a des moustaches...

CUDDY.

Et un sabre !

ALTRIK.

Taisez-vous donc !

JULIETTE.

Pendant ce temps, j’étais à jouer de mon côté, dans la chambre, et voilà que je laisse tomber mon volant au milieu de l’échiquier... pan !... le grand monsieur me donne une tape... je me suis mise à pleurer bien fort, comme de raison... alors, il a donné l’ordre à ce gros imbécile de domestique... pas celui qui est en brun, l’autre, qui est en livrée, de me mettre à la porte, en pénitence... Ah ! ah ! c’est affreux...

ALTRIK.

Ah çà ! mais il paraît qu’ils sont quatre !

MAC-FULL.

Deux maîtres...

CUDDY.

Et deux domestiques !

JULIETTE.

Je vous en prie, allez leur parler pour moi... Vous leur direz qu’ils peuvent me laisser rentrer, parce que je suis bien sage

Sanglotant.

et que je ne pleure plus.

MAC-FULL.

Du tout, moi, je m’en vas...

CUDDY.

Et moi aussi,

ALTRIK, à part, à Mac-Full et à Cuddy.

Sommes-nous heureux que, sans s’en douter, cette enfant nous ait avertis du danger !... mais cet imbécile de Brounn qui ne nous prévient pas...

Ils se disposent à sortir par le fond, au moment où Brounn paraît.

 

 

Scène XVII

 

ALTRIK, MAC-FULL, CUDDY, JULIETTE, BROUNN

 

BROUNN, entrant par le fond.

Comment ! vous n’êtes pas encore partis ?

ALTRIK.

Il s’agit bien de cela !... ct vous alliez nous mettre dans de beaux draps !

CUDDY.

Ils sont ici en force.

MAC-FULL.

Il y a des militaires...

ALTRIK.

Des domestiques.

BROUNN.

Par où diable seraient-ils entrés ?... Vous les avez vus ?

ALTRIK.

Non.

MAC-FULL.

Non.

CUDDY.

Non.

BROUNN.

Qui vous l’a dit ?

ALTRIK.

Cette petite fille.

BROUNN.

Eh ! mille bombes ! Vous vous amusez à l’écouter !... Elle est folle !

ALTRIK.

Comment ! elle est folle !

MAC-FULL.

Elle est folle ?

CUDDY.

Ah ! si elle est folle !

JULIETTE, pendant ce temps s’est approchée de la fenêtre, et parle sur la ritournelle de l’air suivant.

Non, non, je ne le suis pas.

Agitant son mouchoir.

Le roi... le roi... maman, c’est le roi !

Elle s’élance vers la porte du fond.

Symphonie et chœur.

Air de Fernand Cortez.

BROUNN, ALTRIK, MAC-FULL et CUDDY.

Quoi, le roi dans ces lieux ! ma surprise est extrême.
Aurait-on par hasard découvert mon projet ?

 

 

Scène XVIII

 

ALTRIK, MAC-FULL, CUDDY, BROUNN, LADY MELFORT

 

LADY MELFORT, sortant de la chambre à droite.

Oui, je l’entends, oui, c’est le roi lui-même ;
Son aspect seul nous annonce un bienfait.

BROUNN, ALTRIK, MAC-FLLL et CUDDY.

Quoi, le roi dans ces lieux ! ma surprise est extrême ! etc.

BROUNN, à part.

Sa Majesté qui nous rend visite... qu’est-ce que cela veut dire ?

MAC-FULL, de même.

Sa Majesté...

CUDDY, de même.

Qui nous rend visite.

LADY MELFORT, regardant autour d’elle.

Mais, ma fille, où est-elle ?

BROUNN.

Je l’ignore, madame, mais ce que je sais, c’est que, conformément à mon devoir, je me suis vu forcé d’arrêter lord Melfort, votre mari, et de l’amener en ces lieux.

LADY MELFORT.

Quoi ! mon mari est ici !

BROUNN.

Prêt à paraître devant ses juges ! Malheureusement l’arrêt qui le condamne est formel, et à moins que Sa Majesté...

On entend un grand bruit en dehors, et l’orchestre reprend la symphonie du chœur précédent.

LADY MELFORT.

Grands dieux !... Quel est ce bruit ? et que vient-on m’annoncer ?

 

 

Scène XIX

 

ALTRIK, MAC-FULL, CUDDY, BROUNN, LADY MELFORT, JULIETTE, puis SIR ARTHUR et SUITE

 

JULIETTE, hors d’haleine et dans le plus grand désordre.

Grâce, grâce, maman, maman ! j’ai sa grâce !... Aux premiers mots que j’ai dits, le roi m’a relevée... non... il m’a embrassée, puis il a dit : « Un enfant qui prie pour son père... c’est très bien... moi aussi j’ai des sujets... j’ai des enfants, et je veux qu’ils me chérissent ; » enfin, maman, je ne sais plus ce qui est arrivé... mais mon père a sa grâce.

SIR ARTHUR.

Il est en ce moment avec Sa Majesté, qui a voulu l’entretenir quelques minutes en particulier... et qui a demandé qu’après cela vous lui fussiez présentée.

LADY MELFORT.

Je cours me jeter à ses pieds !... Mais vous, sir Arthur, notre généreux protecteur, je crains que notre bonheur ne vous coûte quelque chose.

SIR ARTHUR.

Rassurez-vous, milady, Juliette m’a tenu parole.

JULIETTE.

Oui, oui, maman, j’ai demandé grâce, et voilà tout !... Je n’ai rien raconté... je n’ai rien dit !...

Regardant Brounn, Altrik, Mac-Full et Caddy.

J’étais trop heureuse pour accuser personne !

BROUNN, à Altrik, Mac-Full et Cuddy.

Ma foi, c’est une petite fille charmante.

ALTRIK.

Ma foi...

MAC-FULL.

C’est une petite fille...

CUDDY.

Charmante !

LADY MELFORT.

Ah ! mon cher Arthur, comment jamais reconnaître ?... comment nous acquitter envers vous ?...

JULIETTE, à lady Melfort.

Mais tais-toi donc, maman ! j’ai trouve un moyen... cette idée dont tu parlais avec mon papa...

LADY MELFORT, étonnée.

Comment !...

JULIETTE.

Je ne dis pas maintenant... mais dans quelques mois... quand je serai majeure.

Vaudeville.

JULIETTE, au public.

Air de Julie.

Notre bonheur dépend d’une sentence
Qu’ici, messieurs, vous devinez ;
Quand d’un grand roi j’éprouve la clémence,
Par vous serions-nous condamnés ?
Le dieu du goût, qui parmi vous se place,
Pour un instant vous nomme souverains ;
Et comme tels, vous avez dans vos moins
Le droit heureux de faire grâce.

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