La Nouvelle Héloïse (Charles DESNOYERS - Charles LABIE)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 17 janvier 1837.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE WOLMAR, 48 ans, capitaine de marine

MONSIEUR D’ORBE, son ami, 52 ans

SAINT-PREUX, 25 ans

JULIE, pupille de d’Orbe, 19 ans

CLAIRE, sa cousine, mariée à d’Orbe, 18 ans

LA MÈRE CHAILLOT, nourrice des deux jeunes filles, 60 ans

UN VALET DE D’ORBE

ANTOINE, matelot au service de Wolmar

PAYSANS SUISSES

PAYSANNES SUISSES

MATELOTS

OFFICIERS DE MARINE

 

Le premier et le troisième acte se passent en Suisse, le deuxième à Marseille. L’action dure à peu près trois années de 1756 à 1759.

 

 

ACTE I

 

LE PREMIER BAISER

 

Le théâtre représente un jardin fermé par une grille, et, à l’extérieur, des montagnes praticables ; au fond, on paysage suisse.

 

 

Scène première

 

D’ORBE, LA MÈRE CHAILLOT

 

Au lever du rideau, la mère Chaillot, assise à la gauche du public, tient un livre à la main ; d’Orbe est à droite et relit une lettre.

LA MÈRE CHAILLOT, lisant avec emphase.

« Et l’écho répétait : Héloïse ! Héloïse ! »

D’ORBE.

Mère Chaillot, si cela vous était égal de lire tout bas... vous me donnez des distractions.

Se parlant à lui-même, et regardant sa lettre.

Ce cher Wolmar, il arrive aujourd’hui.

LA MÈRE CHAILLOT.

Quel style, bon Dieu ! à la bonne heure, voilà comme on doit amer.

Lisant.

« Oubliez vos malheurs, et j’oublierai les miens ;
« Que l’amour seul présidé à tous nos entretiens ; 
« Que vos lettres, sans art et sans gène tracées, 
« Soient pleines de tendresse et non pas de pensées,
« Livrez-vous sans contrainte à toute votre ardeur,
« Laissez confusément s’exprimer votre cœur. »

D’ORBE.

Mère Chaillot, vous me fendez la tête.

LA MÈRE CHAILLOT, lisant toujours.

« Héloïse ! Héloïse ! une lettre rassemble 
« Tout ce qu’on se dirait si l’on était ensemble. 
« Héloïse ! Héloïse !... »

D’ORBE.

Que le diable emporte Héloïse ! Quel bouquin lisez-vous donc là, mère Chaillot ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Ce n’est pas un bouquin, monsieur d’Orbe, ce sont les lettres et épîtres amoureuses d’Héloïse et Abeilard, un chef-d’œuvre, entendez-vous !

D’ORBE.

Oui, un chef-d’œuvre de folie, un roman enfin ; en avez-vous dévoré, de ces infernales brochures, pleines de sentiments exaltés, de belles phrases, et de bêtises de toute espèce !

LA MÈRE CHAILLOT.

De choses admirables que vous ne comprenez pas.

D’ORBE.

Dieu merci ! et je ne m’en porte pas plus mal ; si ma femme n’était pas plus lettrée que moi, tout irait mieux ici.

LA MÈRE CHAILLOT.

Que voulez-vous dire ?

D’ORBE.

Vous me comprenez assez ; je ne suis pas un être idéal et romanesque, moi, j’aime ma femme tout bourgeoisement, et, grâce à vos sataniques lectures, elle et sa cousine, que vous avez nourries et élevées à votre manière... Claire et Julie, enfin, rêvent un mari galant et courtois, comme les chevaliers de la table ronde et les preux de Charlemagne... or il y a déception d’un côté, et jalousie de l’autre.

LA MÈRE CHAILLOT.

Si vous êtes fou, est-ce ma faute ?

D’ORBE.

Oui, c’est votre faute, et celle de vos stupides productions anglaises et allemandes... aussi, les romans, je les ai en horreur, je les exècre... c’est pour en avoir trop lu que ma femme devient chaque jour plus folle, plus inconséquente ; je ne sais plus ce qu’elle fait, à quoi elle pense, où elle va. Enfin, voyons, où est-elle, maintenant, je vous le demande ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Je n’en sais rien ; depuis longtemps je ne la conduis plus à la lisière. D’ORBE.

Je gage qu’elle se promène avec ce beau professeur, ce maître de dessin qui, grâce à vous, s’est introduit ici... cet homme qui n’a pour tout nom que celui que vous lui avez donné, un nom bien romanesque, bien ridicule, ce M. Saint-Preux enfin, qui, sous prétexte de donner des leçons à Julie, vient ici faire les yeux doux à Claire, à ma femme... Pensez-vous donc que je sois aveugle ?

LA MÈRE CHAILLOT.

C’est ce qui pourrait vous arriver de plus heureux... du moins vous ne verriez pas tout de travers.

D’ORBE.

Je me trompe, n’est-ce pas ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Sans doute ; Claire et Julie sont allées se promener sur ces montagnes,

Elle les désigne.

admirer la belle nature... elles sont seules, je vous l’atteste.

D’ORBE.

Deux femmes... c’est prudent.

LA MÈRE CHAILLOT.

Avez-vous peur qu’on ne les enlève ?

D’ORBE.

Enlever, enlever, n’y a-t-il donc que ce danger à craindre ? Dernièrement, on n’a pas enlevé ce voyageur qui a roulé dans cet abîme, là-bas,

Il montre au fond les montagnes.

et dont on n’a pas seulement retrouvé le cadavre... une fois tombé là-dedans, je défie bien qu’on vous en retire...Tenez, rien que d’y penser... Dieu ! que les femmes sont imprudentes !

LA MÈRE CHAILLOT.

Tous ne dites pas tout ; si vous êtes si ému, la jalousie y est bien pour quelque chose.

D’ORBE.

La jalousie !

LA MÈRE CHAILLOT.

Je vous connais ; mais alors, vous feriez bien d’attacher Claire, de l’enchaîner à vos côtés ; au moins vous seriez tranquille.

D’ORBE.

Eh ! je le ferai si je le veux... Que diable ! vous me feriez rentrer dans mon caractère... vous savez que je suis naturellement despote.

LA MÈRE CHAILLOT.

Abusez de vos droits envers votre femme, les lois sont pour vous, je n’ai rien à dire... mais sa cousine, mais Julie est assez malheureuse d’avoir perdu ses parents et sa fortune, et parce que vous êtes son tuteur, vous n’avez pas le droit de la tyranniser.

D’ORBE.

Tyranniser !

LA MÈRE CHAILLOT.

Sans doute, en la mariant à un homme qui a plus de deux fois son âge, à ce M. de Wolmar, que je déteste sans l’avoir jamais vu.

D’ORBE.

Wolmar est plein d’honneur et de loyauté ; il a rendu d’éminents services aux parents de Julie ; en épousant leur fille, il lui donne une position dans le monde ; elle aura la fortune, enfin, elle sera heureuse.

LA MÈRE CHAILLOT.

Le premier bonheur, c’est d’aimer son mari... or une jeune fille ne peut pas aimer un vieillard.

D’ORBE.

Chaillot...

LA MÈRE CHAILLOT.

Je ne dis pas ça pour vous... votre femme vous aime, et elle a raison ; car au fond vous êtes un brave homme, vous avez d’excellentes qualités pour votre âge... enfin, vous mériteriez d’être jeune.

D’ORBE.

Que diable !... je n’ai pas soixante ans ; je suis loin de les avoir.

LA MÈRE CHAILLOT.

Hum ! vous n’en valez guère mieux.

D’ORBE.

Tenez, mère Chaillot, vous êtes une bonne femme.

LA MÈRE CHAILLOT.

Eh bien ! nous nous rendons justice : je vous ai dit que vous étiez un brave homme.

D’ORBE.

Brave homme, brave homme ! Chaillot, vous abusez étrangement de la position que vous avez ici.

LA MÈRE CHAILLOT.

Comment, comment, position... je ne vous coûte rien, je pense. Je puis, Dieu merci ! vivre ailleurs que chez vous... j’ai trois cents bonnes livres de rente qui ne doivent rien à personne.

D’ORBE.

Je le sais ; mais...

LA MÈRE CHAILLOT.

Mais... il n’y a pas de mais... si je reste, c’est pour Claire et Julie que j’ai vues naître, et que j’aime comme si j’étais leur mère ; elles me le rendent au surplus, et voilà ce qui vous dépite.

D’ORBE.

Je ne suis pas jaloux de vous.

LA MÈRE CHAILLOT.

Bah ! vous l’êtes de tout le monde... ça se conçoit, à votre âge, on sait ce qu’on vaut, on redoute les comparaisons... Les vieux, d’abord, c’est toujours comme ça.

D’ORBE.

Les vieux !... Mère Chaillot, vous êtes une insolente.

LA MÈRE CHAILLOT.

Je suis franche, et voilà tout ; je n’ai jamais aimé les vieux, et je les aime dix fois moins encore, depuis que je suis vieille. Notre société n’a pas le sens commun... Les jeunes gens sont faits pour s’aimer et pour se marier ensemble ; unir une jeune fille à un vieillard, c’est contre nature... la constance devient un martyre, la fidélité impossible.

D’ORBE.

Chaillot...

LA MÈRE CHAILLOT.

Oh ! mon franc-parler vous fait mal, je le sais ; mais patience ! je ne vous fatiguerai pas longtemps... je jette des paroles en l’air, vous n’en ferez pas moins à votre tête, votre vieil ami épousera Julie.

D’ORBE.

Je l’espère bien.

LA MÈRE CHAILLOT.

Oui ; eh bien ! le jour où il mettra le pied ici, j’en sortirai, moi.

D’ORBE.

Eh ! mon Dieu ! vous êtes libre.

LA MÈRE CHAILLOT.

J’embrasserai mes chères enfants, et je leur dirai de me pardonner si je les ai laissées vivre, car il eut mieux valu les étouffer au berceau, que de les jeter à vingt ans dans les bras de deux vieillards.

D’ORBE.

Oh ! je suis d’une colère...Vous tairez-vous, madame Chaillot, vous tairez-vous ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Jamais, jamais, jamais ! vous aurez beau faire, vous ne m’empêcherez pas de vous dire...

CLAIRE, dans la coulisse.

Par ici, mes amis, par ici.

D’ORBE.

Ah ! la voix de ma femme. enfin, c’est heureux.

Entrée de Claire suivie de quelques villageois.

 

 

Scène II

 

D’ORBE, LA MÈRE CHAILLOT, CLAIRE, VILLAGEOIS

 

CLAIRE.

Très heureux, je t’assure, je n’y comptais guère. Bonjour, mon mari, bonjour.

Elle va pour l’embrasser.

D’ORBE.

C’est bien, c’est bien... il ne s’agit pas de cela... plus tard.

CLAIRE.

Je n’ai pas le temps de t’écouter ; d’abord, laisse-moi t’embrasser... je le veux, je le veux... moi aussi, je suis despote, quand je m’en mêle.

Elle lui saute au cou, et l’embrasse.

De l’autre côté... ça te fait peut-être de la peine... hypocrite.

D’ORBE, à part.

Je ne peux pas me mettre en colère contre elle, c’est impossible.

CLAIRE.

Pauvre ami, tu as manqué de me perdre, vois-tu... et c’eut été un grand malheur... pour toi.

D’ORBE.

Te perdre !... Hein ?... qu’est-ce que tu dis donc ? te perdre !

LA MÈRE CHAILLOT.

Est-il possible, madame ?

D’ORBE.

Mais quel est ce bruit ? que veulent tous ces gens ? Ah ! mon Dieu ! Julie évanouie, blessée !

LA MÈRE CHAILLOT.

Julie !... ma pauvre enfant !

CLAIRE.

Mais rassurez-vous... vous voyez bien que je suis tranquille... cette fois, nous en sommes quittes pour la peur.

Saint-Preux entre en scène portant dans ses bras Julie évanouie ; on la dépose sur un banc du jardin, et tous les personnages en scène s’empressent autour d’elle.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JULIE, SAINT-PREUX

 

JULIE.

Mes amis, je vous remercie.

D’ORBE.

Ah ça ! m’expliqueras-tu ce qui vous est arrivé ?

LA MÈRE CHAILLOT.

C’est vrai, je pleure sans savoir pourquoi.

D’ORBE.

Claire, me feras-tu l’honneur de me répondre ?

CLAIRE.

Certainement... tu demandes avec tant de grâce... Chaillot, tu sais ces belles marguerites qui croissent sur nos montagnes, et que tu nous as appris à consulter.

D’ORBE.

Belle science, ma foi !

CLAIRE.

Je voulais en cueillir une pour savoir si quelqu’un... m’aimait... un peu, ou beaucoup...

D’ORBE.

Quelqu’un...

CLAIRE.

Eh bien ! oui, toi, gros jaloux ! La fleur était sur le bord du chemin...

D’ORBE.

Ciel ! à deux pas de cet abîme !

CLAIRE.

Mais rassure-toi donc, et laisse-moi parler. J’approche, le pied me glisse, je crie au secours... Julie arrive, me saisit par la main... mais, trop faible pour me retenir, j’allais l’entraîner dans ma chute...

JULIE, montrant Saint-Preux.

Lorsque monsieur, qui, par hasard, se trouvait près de nous...

D’ORBE.

Par hasard ?

CLAIRE.

Sans doute. Eh bien ! monsieur le philosophe, il ne faut pas rougir pour cela... vous êtes notre sauveur, et nous en sommes très reconnaissantes, n’est-il pas vrai, ma cousine ?

JULIE.

Oh ! oui... bien reconnaissante.

SAINT-PREUX.

Madame, je suis assez heureux du service que je viens de vous rendre.

CLAIRE.

Et vous croyez que je n’en parlerai pas par respect pour votre modestie. Julie en fera ce qu’elle voudra, mais pour moi, je dirai à tout le pays que c’est vous qui nous avez sauvé la vie.

LA MÈRE CHAILLOT.

Bon jeune homme, je voudrais pouvoir l’embrasser.

Tout le monde s’empresse autour de Saint-Preux.

D’ORBE, à part.

Comme il regarde ma femme !

Haut, et s’adressant aux paysans.

Suivez-moi, mes amis... venez, que je vous témoigne à tous ma reconnaissance, pour l’intérêt que vous avez pris au danger de ma pupille. Venez-vous avec nous, monsieur le professeur ?

SAINT-PREUX, à d’Orbe.

Monsieur, je suis à vos ordres.

LA MÈRE CHAILLOT.

Donnez-moi le bras, jeune homme... je veux boire à la santé de notre libérateur.

JULIE.

Bonne Chaillot !

Saint-Preux salue les deux femmes, et regarde Julie expressivement.

CLAIRE.

Au revoir, monsieur Saint-Preux... au revoir !

D’ORBE, à part.

Il la regarde toujours.

Haut.

Venez donc, mon cher ami, venez donc.

Bas à sa femme.

Tu vois bien, Claire, que je ne suis pas jaloux.

Sortie générale.

 

 

Scène IV

 

CLAIRE, JULIE

 

CLAIRE.

Oui, je vois... Pauvre d’Orbe ! il prétend qu’il n’est pas jaloux ?... et pourquoi l’est-il, je vous le demande ? Ah ! les maris ont de singulières idées.

JULIE.

Mais tu ne fais rien pour éloigner de tels soupçons. Au contraire, tu te plais à les exciter...

Souriant.

Claire, tu es un peu coquette.

CLAIRE.

Tu crois ?... mais non. Cependant, écoute : il est de ces petites confidences que l’on peut se faire entre femmes.

JULIE.

Eh bien ?

CLAIRE.

Eh bien ! franchement, j’ai eu peur un instant... pas pour moi, mais pour mon mari... je l’aime tant, vois-tu ! je l’aime trop, et ça me chagrinerait de lui faire de la peine.

JULIE.

Oh ! depuis longtemps, j’ai deviné le danger que tu courrais.

CLAIRE.

Aussi, indirectement, tu m’as donné de bons conseils

Avec intention.

dont j’ai profité. Maintenant, j’ai pour M. Saint-Preux beaucoup d’estime, d’amitié, de reconnaissance, mais voilà tout, oh ! voilà tout. J’ai fait d’ailleurs une remarque qui, seule, eût suffi pour me guérir...

JULIE.

Que veux-tu dire ?

CLAIRE.

L’amour-propre nous aveugle quelquefois au point de nous faire prendre pour nous-mêmes ce qui s’adresse à d’autres.

JULIE.

Je ne te comprends pas.

CLAIRE.

Dis plutôt que tu ne veux pas me comprendre. Lorsqu’il est près de toi, M. Saint-Preux ne parle pas toujours beaux-arts et peinture...

JULIE.

Il est vrai. N’admires-tu pas, ainsi que moi, combien ses phrases deviennent éloquentes, lorsqu’il traite des sentiments de l’âme... et s’il parle de l’amour, de cet amour si pur, si vrai, ses yeux ont une expression que rien au monde ne peut rendre.

CLAIRE.

Sans doute ; alors, tu l’écoutes, tu le regardes... et tu ne songes guère au vieil ami de M. d’Orbe, à M. de Wolmar enfin, que l’on te destine pour mari.

JULIE.

Oh ! mais c’est que je ne consentirai jamais à ce mariage... et dis-moi franchement, cousine, puis-je jurer un amour éternel à cet homme que je connais à peine, à ce vieillard que je ne pourrai jamais aimer ?

CLAIRE.

Écoute, Julie : j’ai dix-huit ans, et tu en as dix-neuf ; je ris presque toujours, et toi presque jamais ; pourtant il y a dans cette petite tête beaucoup plus de sagesse, plus de raison que dans la tienne. D’abord je suis mariée, et, à ce titre, je dois te donner de bons conseils... Partons d’un principe. Pour être heureuse en ménage, ma pauvre Julie, il faut d’abord aimer son mari... c’est presque nécessaire : car si on n’aime pas son mari, tôt ou tard on finit par en aimer un autre... aussi, je ne crois pas aux mariages de convenance.

JULIE.

Cependant tu en as contracté un.

CLAIRE.

Oui, et je ne me repens pas ; j’avoue même que je suis heureuse, très heureuse. Que veux-tu ? c’est que M. d’Orbe fait une exception avec les autres maris de cinquante ans ; mais ça n’en est pas moins une union contre nature, un bonheur qui se rencontre une fois sur mille. Pour former un lien qui doit durer toute la vie, il faut une certaine conformité d’âges, d’humeurs, de caractère... donc, tu as dix-huit ans, ton mari doit en avoir vingt-cinq.

JULIE, vivement.

C’est l’âge de Saint-Preux...

CLAIRE.

Eh bien ! oui... tu es bonne, tendre, dévouée... ton mari doit être...

JULIE.

Brave et courageux comme lui, qui vient de nous sauver en exposant ses jours.

CLAIRE.

Certainement ; mais tu es orpheline, tu dépends de M. d’Orbe, de lui seul... et jamais il ne souffrira que tu fasses une mésalliance.

JULIE.

Nous ne connaissons pas les païens de Saint-Preux.

CLAIRE.

Ce qui ne prouve pas qu’ils soient nobles comme les tiens.

JULIE.

Mais alors je ne dois pas songer, je ne songe pas à toutes ces folies... pourquoi donc m’en parles-tu ?

CLAIRE.

Eh ! que sais-je ? Je tremble pour toi, cousine ; ce mariage avec M. de Wolmar m’épouvante, et je voudrais de bon cœur que ce M. Saint-Preux...

JULIE.

Eh bien ! tu voudrais...

CLAIRE.

Silence, le voici !

JULIE, bas.

Ciel ! il nous a entendues peut-être.

CLAIRE.

Non, rassure-toi ; d’ailleurs, il ne nous en voudrait pas.

 

 

Scène V

 

CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX, paraissant d’abord au fond du théâtre

 

SAINT-PREUX, à lui-même.

Est-on plus malheureux ! recevoir un pareil outrage !

CLAIRE.

Qu’avez-vous, monsieur le philosophe ?

SAINT-PREUX.

Ah ! mesdames, pardon.

JULIE.

Eh bien ! monsieur ?

SAINT-PREUX.

Je quitte M. d’Orbe : il m’a appris, mademoiselle, qu’aujourd’hui même on attendait M. de Wolmar, celui qui doit être votre époux.

JULIE.

Telle est la volonté de mon tuteur.

SAINT-PREUX.

M. d’Orbe m’a dit encore, avec beaucoup de politesse, que mes leçons étaient désormais inutiles, et je vais partir.

JULIE.

Partir !

SAINT-PREUX.

Oui, mademoiselle... Aussi bien je souffrirais trop si je demeurais davantage.

CLAIRE.

Oui, pour ma cousine, les soins du ménage vont réclamer les instants que l’on consacrait aux beaux-arts. Une femme doit songer au bonheur de son mari, et cela donne de l’occupation. Mais vous avez sans doute d’autres élèves que Julie ?

SAINT-PREUX.

Aucun autre.

CLAIRE.

Il vous reste des païens, des amis ?...

SAINT-PREUX.

J’avais un ami, sir Édouard... il est retourné en Angleterre... et jamais, peut-être, je ne le reverrai.

JULIE.

Mais, vos païens...

SAINT-PREUX.

Mon père n’était plus lorsque je vins au monde, et ma naissance causa la mort de ma mère.

JULIE.

Dites-nous vos chagrins, nous en adoucirons l’amertume...

SAINT-PREUX.

Vous les connaissez presque tous... Ma mère était pauvre et ne me laissa rien, pas même un nom. Les caresses de mon enfance, je les prodiguai à des indifférents qui les recevaient par pitié... Cependant un inconnu veillait à mes besoins ; ma pension était payée dans les meilleurs collèges ; je devins savant, je méritai des prix... personne n’était là pour applaudir à mes triomphes, je n’avais pas une mère à qui je pusse offrir mes couronnes ; la main qui me jetait l’aumône resta toujours cachée pour moi... Un étranger, mon seul ami, sir Édouard connaissait tout ce mystère ; mais il avait juré de ne pas le révéler... et je n’ai pu lui arracher le nom de mon bienfaiteur... À la fin mon orgueil se révolta... je quittai l’Angleterre, je traversai la France ; puis, attiré en Suisse par la renommée de vos sites enchanteurs, je m’y suis établi il y a un an... Il y a un an que je suis près de vous, Julie, que je vous admire, que je v...

CLAIRE, l’interrompant vivement.

Oui, monsieur, vous avez eu pour ma cousine et moi beaucoup d’affection et de dévouement... et pourtant il faut nous séparer.

JULIE.

Et sans doute nous ne devons jamais nous revoir.

SAINT-PREUX.

Jamais ! J’avais pu croire, pauvre insensé, que le sort était las de me poursuivre... je rêvais le bonheur... il n’est pas fait pour moi, et je m’éveille plus malheureux que jamais. Je pars, et ce n’est pas assez encore... à mes tourments, à mon désespoir, on ajoute l’insulte et le mépris... Oui, M. d’Orbe... ah ! devais-je m’y attendre !

CLAIRE.

M. d’Orbe !

SAINT-PREUX.

Ce bonheur que je viens d’avoir en vous arrachant à la mort, ce bonheur, il me l’envie, il ne veut pas qu’il me reste ; car il vient de me proposer de l’or pour me le racheter.

JULIE et CLAIRE.

De l’or !...

SAINT-PREUX.

J’ai refusé... mais ne suis-je pas déjà trop misérable qu’on ait osé me l’offrir !

JULIE.

Ah ! monsieur, grâce, grâce pour mon tuteur.

CLAIRE.

Il n’a pas compris ce qu’il faisait : c’est un excellent homme ; mais souvent il n’a pas le sens commun. Ah ! monsieur d’Orbe, vous, si bon, si généreux au fond de lame, vous avez pu méconnaître à ce point... Julie, c’est à nous de réparer ses torts.

SAINT-PREUX et JULIE.

Comment ?

CLAIRE.

De quoi se mêle-t-il ? est-ce que cela le regarde ? c’est nous que vous avez obligées, c’est nous qui vous devons de la reconnaissance, c’est nous qui devons payer votre courage, votre générosité.

SAINT-PREUX.

Payer ! encore...

JULIE.

Que veux-tu dire ?

CLAIRE.

Sois tranquille, et fais comme moi... Oui, monsieur, nous vous paierons...

Bas à Julie.

en monnaie de femme.

À Saint-Preux.

Embrassez-moi.

SAINT-PREUX.

Ah ! madame !

Il l’embrasse.

CLAIRE, à part.

Ma foi, le proverbe a raison, qui paie ses dettes s’enrichit...

Haut.

À ton tour, cousine.

SAINT-PREUX, avec joie.

Julie...

JULIE.

Claire, mais c’est une folie...

CLAIRE.

Va donc, va donc ! Eh bien ! monsieur le philosophe, ne pouvez-vous faire un pas ?

Saint-Preux embrasse Julie.

Maintenant, nous sommes quittes, j’espère ?...

SAINT-PREUX.

Non... car je vous dois le plus grand bonheur que j’aie goûté de ma vie... oui, ce départ qui m’est imposé, votre prochain mariage, et cet outrage que j’ai reçu de M. d’Orbe, et ce baiser surtout, ce baiser vient de m’apprendre tout ce qui se passait dans mon âme... Julie, chère Julie... je vous... oui, je t’aime, je t’aime !

Il tombe à ses genoux.

CLAIRE.

Ah ! mon Dieu ! eh bien ! que faites-vous donc ?

JULIE.

Relevez-vous... ah ! monsieur... Saint-Preux, je vous en prie, relevez-vous.

SAINT-PREUX.

Le souvenir de cet instant va me suivre dans mon exil ; mais vous, dites-moi que vous penserez quelquefois au pauvre Saint-Preux ?

JULIE.

Eh bien... eh bien ! oui, quelquefois... toujours... mais relevez-vous donc.

LA MÈRE CHAILLOT, dans la coulisse.

Claire ! Julie ! mes enfants ! mes enfants !

CLAIRE, à part.

Maudit baiser... ah ! j’ai eu tort ! j’ai eu tort !

 

 

Scène VI

 

CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX, LA MÈRE CHAILLOT

 

LA MÈRE CHAILLOT.

Julie, Claire, mes bonnes filles, embrassez-moi bien vite, car je m’en vas.

JULIE.

Que dites-vous ?

CLAIRE.

Vous nous abandonnez ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Il le faut bien... il va se passer ici des choses que je ne puis approuver, que je ne veux pas voir.

CLAIRE.

Qu’est-ce donc ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Le domestique de M. de Wolmar est là, il cause avec ton mari ; dans un instant son maître sera dans ce château...

JULIE.

Déjà !

SAINT-PREUX.

Ah ! sans le connaître, que je le hais, cet homme ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Ma chère Julie, il eût été si doux pour moi de te savoir bien mariée... à un jeune homme... par exemple... à monsieur... non, non, pas à lui... il ne faut plus avoir de ces pensées-là... Mais dire que tu vas être sacrifiée...

SAINT-PREUX.

Eh ! n’est-il aucun moyen pour empêcher ce mariage ?

JULIE.

Bonne cousine, donne-nous un conseil...

CLAIRE.

Eh ! que voulez-vous que je vous dise... d’Orbe est entêté comme...

LA MÈRE CHAILLOT.

Et certes il ne le sera pas plus que nous... Ah ! ah ! ce n’est pas moi qu’on marierait ainsi contre mon gré... Voyons, il ne s’agit pas de pleurer, il faut du courage, et si tu veux m’en croire, Julie, tu refuseras tout net le méchant parti qu’on te propose. Un Non est aussi facile à prononcer que le Oui qu’on te demande... et quand il s’agit du bonheur de toute la vie... ça mérite qu’on y regarde à deux fois.

SAINT-PREUX, s’adressant à Julie.

Julie !

JULIE, à Claire.

Claire...

CLAIRE.

Eh bien ! essayons... justement j’entends mon mari.

LA MÈRE CHAILLOT.

C’est ça, un refus bien formel que j’appuierai de toutes mes forces... Le voici, tenons-nous bien.

 

 

Scène VII

 

CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX, LA MÈRE CHAILLOT, D’ORBE

 

D’ORBE.

Que se passe-t-il donc ici ?... tout le monde en larmes, quand je viens annoncer une bonne nouvelle...

CLAIRE.

Et c’est ta bonne nouvelle qui nous désole.

D’ORBE.

Qu’est-ce à dire... madame d’Orbe ?

LA MÈRE CHAILLOT.

Oh ! vous ne nous empêcherez pas de parler, monsieur le despote !

D’ORBE.

Silence, Chaillot ; je devine, tout ceci est le fruit de vos bons conseils...

LA MÈRE CHAILLOT.

Je m’en vante !

D’ORBE.

Oui, mais moi, je m’en fatigue à la fin... je suis le maître ici...

LA MÈRE CHAILLOT.

Cependant...

D’ORBE.

Sortez !

JULIE.

Monsieur, ne daignerez-vous pas m’entendre ?...

D’ORBE.

Vous, Julie, c’est différent, je venais pour causer avec vous, avec ma femme... mais cet entretien ne veut pas de témoins... Vous m’avez entendu, madame Chaillot...

LA MÈRE CHAILLOT.

C’est bon... on se relire...

À part, à Julie et à Claire.

Du courage, mes enfants, ne cédez pas... ne cédez pas.

Elle s’éloigne.

SAINT-PREUX.

Julie, soyez heureuse ! adieu !

Il salue profondément tout le monde.

D’ORBE.

Monsieur... j’ai l’honneur...

À part.

Pauvre garçon, il perd son écolière... j’en suis fâché., mais enfin il aimait trop à regarder ma femme.

Saint-Preux sort.

 

 

Scène VIII

 

D’ORBE, CLAIRE, JULIE

 

D’ORBE.

Julie... mais qu’avez-vous, mon enfant ? vous pleurez ?

CLAIRE.

Oui, viens nous cajoler maintenant, après la scène que tu nous as faite...

D’ORBE.

Aussi pourquoi m’exaspère-t-on ?

CLAIRE.

Tu sais combien nous aimons la bonne Chaillot, et tu l’as chassée.

D’ORBE.

Je ne la chasse pas ; c’est elle qui veut s’en aller, et franchement ça m’oblige...

CLAIRE.

Tu as la manie de vouloir tout faire sans consulter personne, et tu ne fais que des so...

D’ORBE.

Des sottises, n’est-ce pas ?

CLAIRE.

Je ne puis t’empêcher d’achever ma pensée.

D’ORBE.

Allons, voyons, ma petite femme, si j’ai des torts, j’en conviendrai. mais expliquons-nous tout doucement, là, en amis... Vous savez bien que je n’ai qu’un désir, votre bonheur ; que pour l’assurer je suis capable de tout... vous ne doutez pas de la bonté de mon cœur... Julie. Oh ! non, monsieur, vous avez pris soin de ma jeunesse, vous avez remplacé les parents que j’ai perdus... mais l’amitié la plus vraie peut se tromper une fois...

D’ORBE.

Que voulez-vous dire ?

CLAIRE.

Vois-tu, d’Orbe, tout ce que tu imagines te semble parfait ; mais toutes les jeunes filles ne sont pas aussi folles que moi, qui me suis mariée sans réflexion... et sans savoir pourquoi.

D’ORBE.

Tu n’as pas eu sujet de t’en repentir, je pense...

CLAIRE.

Non ; cependant...

D’ORBE.

Cependant...

CLAIRE.

Rien... la question n’est pas là ; il s’agit de Julie et de ton protégé.

D’ORBE.

M. de Wolmar ?

CLAIRE.

Oui ; tu n’auras pas manqué de lui écrire qu’on l’attendait avec impatience ! que d’avance il était adoré !

D’ORBE.

Sans doute.

CLAIRE.

Eh bien ! tu as mal agi... tu as oublié ce qu’il fallait faire d’abord...

D’ORBE.

Quoi donc ?

CLAIRE.

Demander à Julie ce qu’elle pensait... ce qu’elle voulait... son consentement enfin... Allons, Julie... parle franchement, et que cela finisse.

D’ORBE.

Oh ! mon Dieu ! je n’ose plus vous interroger, Julie... vous ne refuserez pas mon ami intime... l’ami de toute votre famille.

JULIE.

Monsieur, cette union ferait mon malheur... je ne désire qu’une chose, rester près de vous, près de ma cousine... je ne veux pas me marier.

CLAIRE.

Comprends-tu ?... elle ne veut pas...

D’ORBE.

Mais il fallait parler plus tôt ; je viens d’annoncer ce mariage ; refuser maintenant est impossible, ce serait faire à Wolmar une insulte qu’il ne mérite pas... ce serait mal reconnaître le bien dont il a comblé vos païens, votre père, Julie, s’était ruiné dans de malheureuses opérations de finances ; il avait compromis son honneur en prenant des engagements qu’il ne pouvait tenir ; son nom même allait être flétri... et c’est lui, c’est Wolmar qui a préservé votre famille de l’infamie.

JULIE.

En effet, et j’ai pu l’oublier !

D’ORBE.

Pardon, mon enfant, pardon, si je te le rappelle... mais ta mère, ta pauvre mère est morte, Julie, en me redisant une parole que tu n’as pas entendue, toi... car tu venais de t’évanouir dans les bras de ta cousine... Mais toi, madame d’Orbe, répète-lui donc quel fut le dernier vœu de sa mère... moi, je ne peux pas dire ces choses-là... ça me fait mal... ça m’attaque les nerfs.

JULIE.

Parle, qu’a-t-elle dit ?

CLAIRE.

Je ne sais... à quoi bon...

JULIE.

Oh ! je t’en supplie, parle !

CLAIRE.

Eh bien ! « Je lègue mon enfant, a dit ta mère, à celui qui a sauvé l’honneur de notre maison. »

D’ORBE, pleurant.

C’est cela, c’est bien cela, continue.

CLAIRE.

« Si je suis chère à Julie, si mon souvenir ne s’efface pas de sa mémoire... »

D’ORBE.

Continue.

CLAIRE.

« Un jour, elle s’appellera... »

D’ORBE.

Continue, continue.

CLAIRE.

« Elle s’appellera Mme de Wolmar... Je le veux, ma fille... je t’en conjure. » Un instant après, ma pauvre tante...

Ici les sanglots lui coupent la parole ; elle tombe en pleurant dans les bras de Julie, qui pleure comme elle.

JULIE.

Ô ma mère ! si tu vivais encore, j’irais me jeter à tes genoux, tu aurais pitié de ta fille... Mais tu n’es plus, ta volonté dernière est un ordre sacré pour moi. Monsieur d’Orbe, je serai la femme de M. de Wolmar. J’obéirai, ma mère, j’obéirai.

D’ORBE.

Ma chère Julie, vous êtes un ange !

CLAIRE.

Pauvre cousine...

 

 

Scène IX

 

D’ORBE, CLAIRE, JULIE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, entrant.

M. le comte de Wolmar arrive à l’instant même ; il demande à vous être présenté.

D’ORBE.

Ah ! je vais au-devant de lui.

JULIE.

Monsieur... je reviens dans un instant... je ne puis encore... il ne doit pas voir mes larmes.

D’ORBE.

C’est trop juste... Claire, ne la quitte pas... et ramène-la le plus tôt possible.

Claire et Julie sortent.

 

 

Scène X

 

D’ORBE, seul, puis un instant après WOLMAR

 

D’ORBE.

Ah ! moi aussi... il s’agit d’essuyer ces sottes larmes... de l’émotion... de la tristesse... allons donc !... tout cela n’est plus de circonstance... maintenant...

Il fait deux pas pour aller au-devant de Wolmar.

Ah ! le voilà enfin... C’est toi, monsieur le capitaine.

WOLMAR.

Mon cher d’Orbe... mon vieil ami.

D’ORBE.

Ce n’est pas souvent qu’on a le plaisir de te voir...

WOLMAR.

Que veux-tu ? il me faut une autorisation royale pour quitter mon bord... Du reste, je te félicite, tu me reçois comme un marin, tu me fais faire quarantaine là-bas...

D’ORBE.

Ah ! certes, on n’entre pas d’emblée chez un homme marié...

WOLMAR.

Tu es donc toujours jaloux ?

D’ORBE.

Ma femme est toujours jolie...

WOLMAR.

Je compte pour tant bien l’embrasser.

D’ORBE.

Si tu l’embrasseras ! mieux que ça... c’est elle qui t’embrassera.

WOLMAR.

Oh !

D’ORBE.

Je le veux ; et tu verras comme on m’obéit... J’abuse de mes droits, mon cher, je suis despote !

WOLMAR.

Prends garde... ce n’est pas le moyen de te faire aimer...

D’ORBE.

Bah ! bah ! du côté de la barbe est la toute-puissance... or la toute puissance va rarement sans un peu de despotisme... Il faut ça, vois-tu, dans un gouvernement... un ménage bien organisé... Moi, ne pas être aimé !... on m’adore, on m’idolâtre ! j’ai du bonheur par-dessus... l’imagination ; aussi chaque jour il me semble rajeunir d’une année.

WOLMAR.

Tu finiras par tomber, en enfance.

D’ORBE.

Mais, au contraire, ma raison grandit d’une manière effrayante... Maintenant, je connais à fond le cœur des femmes ; je t’expliquerai mes théories avec la manière de s’en servir, ce qui te sera fort utile dans ton ménage.

WOLMAR.

Je vois que tu songes encore à me marier...

D’ORBE.

Je vais te présenter ma femme...

WOLMAR.

Écoute, d’Orbe, tu m’as fait de Julie un portrait si flatteur, que je n’ai pu me défendre d’un premier moment d’enthousiasme... Depuis, j’ai fait de sages réflexions... et, dans l’intérêt de mon bonheur, et de celui de ta pupille, je dois renoncer à cette union.

D’ORBE.

Allons, bon !... ils ont juré de me rendre malade !

WOLMAR.

Je connais mes bonnes et mauvaises qualités ; je suis un ami franc et sincère... quand je puis rendre un service, je le fais avec plaisir... mais en amour je suis et serai toujours un triste personnage... J’ignore le secret de ces petits soins, de ces prévenances, de ces attentions que les femmes réclament...

D’ORBE.

Cela vient tout seul.

WOLMAR.

Non, ma vie doit finir ainsi qu’elle a commencé... La terre n’est pas mon élément ; il me faut une mer calme ou furieuse, avec ses tempêtes et son beau ciel ; enfin la vie grande et poétique du marin... Mes matelots, voilà mes enfants ; mon vaisseau, ma patrie ; les dangers, mon existence de tous les jours... l’honneur, ma récompense !

D’ORBE.

Bah ! à ton âge on a besoin de repos ; tu te feras d’autres habitudes... L’aspect d’une jolie femme est préférable à celui d’une tempête. Je sais bien qu’avec elle on a encore quelques bourrasques par-ci par là... mais on n’en meurt pas, on n en meurt jamais...Tu seras, comme moi, cajolé, dorloté ; cela vaut bien le roulis de la mer... Pour remplacer tes matelots, tu auras de gentils petits enfants qui sauteront sur tes genoux, qui t’appelleront papa...

WOLMAR.

Ah ! tu es père ?

D’ORBE.

Pas encore, mais ça viendra... tu leur donneras des bonbons, tu leur feras faire l’exercice ; plus tard, ils seront marins comme leur père...

WOLMAR.

Tais-toi, tais-toi, tu me ferais faire une folie.

D’ORBE.

Voilà, voilà de quoi remplacer tes matelots, ton vaisseau, est-ce que je sais, moi ? Et quant à ton honneur, ma foi, cher ami, ça regarde ta femme.

WOLMAR.

Voilà ce qui me fait trembler... Si cette réputation d’honnête homme, qui me fut acquise pour toute une vie irréprochable, se trouvait compromise un jour... par la légèreté d’une femme, j’en mourrais sans doute, mais après avoir tué la femme qui m’aurait déshonoré...

D’ORBE.

Ah ! tu es jaloux... c’est bien ! c’est très bien, Wolmar... je comprends ça... moi, je suis horriblement jaloux, et si jamais j’étais trahi... Eh bien !... le bonhomme peut encore se servir d’une épée... je me battrais... je tuerais mon rival... je tuerais ma femme... je tuerais tout le monde... voilà comme je suis, moi.

WOLMAR.

Eh bien, te voilà de mon avis.

D’ORBE.

Du tout, du tout, nous sommes absurdes tous les deux, nous rêvons des malheurs qui n’arriveront jamais. Julie est une femme exceptionnelle, un colosse de vertu ! je répondrais d’elle plus encore que de ma femme, pour laquelle, cependant, je professe une estime...

WOLMAR.

Mais Julie est bien jeune...

D’ORBE.

Raison de plus, tu la façonneras à ta manière ; tu lui apprendras à t’aimer... ce que j’ai fait avec Mme d’Orbe... Enfin j’ai parlé en ton nom à Julie... elle a accepté.

WOLMAR.

Ah ! elle a accepté ?

D’ORBE.

Avec enthousiasme... C’est une affaire convenue, il n’y a plus à revenir là-dessus...

WOLMAR.

Agis donc comme tu l’entendras, et puisse ton amitié ne s’être pas abusée.

D’ORBE.

Plus tard, tu me remercieras...

 

 

Scène XI

 

D’ORBE, WOLMAR, CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX, LA MÈRE CHAILLOT

 

D’ORBE.

Tiens, voici ta femme.

WOLMAR, montrant Claire.

Ah ! celle-ci... la première ?

D’ORBE.

Du tout, du tout, l’autre... la première, c’est Mme d’Orbe ; qu’en dis-tu ?

WOLMAR.

Elle est fort jolie ! je te félicite...

D’ORBE.

N’est-ce pas, elle est bien, elle est très bien, ma femme ? et Julie ?...

WOLMAR.

Tu avais raison, elle est charmante ! quel air de candeur !

D’ORBE.

Je te dis que c’est un ange !... mais elles disent adieu à la mère Chaillot, une bonne vieille qui les a nourries toutes deux... C’est du sentimental, du larmoyant, ne nous en mêlons pas...

WOLMAR.

Quel est ce jeune homme qui les accompagne ?

D’ORBE.

Ça, ce n’est rien... un artiste qui nous a donné quelques leçons de dessin. Je le congédie... il s’en va avec la mère Chaillot.

Chaillot et Saint-Preux commencent à gravir la colline au fond du théâtre. Il va prendre les deux femmes par la main, et continue.

Claire, voici l’ami que j’attendais, M. de Wolmar... Julie, c’est un mari que je vous présente...

WOLMAR.

Mademoiselle, puis-je me prévaloir de ce titre ?

CLAIRE, à Julie.

Du courage, cousine.

JULIE.

Oui, monsieur... Tel fut le dernier vœu de ma mère... j’obéirai.

D’ORBE.

C’est bien, mon enfant, c’est bien, tu fais ton devoir et tu seras heureuse.

Il la fait passer auprès de Wolmar, qui s’incline et lui baise la main.

JULIE, bas à Claire.

Heureuse !... et lui !

Elle montre Saint-Preux, qui les salue du haut de la montagne.

CLAIRE.

Lui ! il t’oubliera... ces messieurs finissent toujours par nous oublier.

D’ORBE.

Allons, donne la main à ta femme, moi à la mienne, et rentrons.

À part.

Enfin, j’ai réussi ! plus d’étranger dans la maison ; nous sommes sûrs de faire tous bon ménage.

Saint-Preux et Chaillot se retournent une dernière fois au moment de disparaître. Les quatre antres personnages rentrent dans la maison à la gauche du public.

 

 

ACTE II

 

UNE LETTRE

 

Un salon.

 

 

Scène première

 

D’ORBE, CLAIRE

 

D’ORBE, entrant avec Claire et continuant une conversation.

Je vous dis, madame, que cela n’est pas naturel.

CLAIRE.

Je vous dis, monsieur, que vous avez tort de ne pas vous fier à votre femme, que vous devez la croire dans toutes les occasions.

D’ORBE.

La croire !

CLAIRE.

Et que si elle n’était pas beaucoup meilleure que vous, si elle ne vous aimait pas cent fois plus que vous ne méritez, elle pourrait vous faire repentir de votre jalousie.

D’ORBE.

Mais je ne vous demande qu’une chose : qu’est-ce que c’est que cette correspondance mystérieuse que vous lisez sans cesse avec votre cousine ?

CLAIRE.

Ce que c’est ? voilà justement, monsieur, ce que vous ne saurez pas.

D’ORBE.

Pourquoi ?

CLAIRE.

Parce que je ne puis vous l’apprendre ; je ne le dois pas.

D’ORBE.

Mais enfin, pourquoi ?

CLAIRE, à part.

Que lui répondre ? livrer un secret qui n’est pas le mien !... impossible !

D’ORBE.

Plaît-il ? je n’entends pas...

CLAIRE.

Monsieur, vous êtes d’une curiosité, d’une exigence insupportables, et il est de mon devoir de ne pas me soumettre en esclave à tous vos caprices...

D’ORBE.

Oh ! c’est trop fort... Madame, au nom de toute l’autorité que j’ai sur vous, je vous ordonne...

CLAIRE.

Je vous ordonne ! ah ! vous ne m’avez pas habituée à ce mot-là, monsieur.

D’ORBE.

Eh bien... eh bien, je ne t’ordonne pas... Est-ce que j’ai dit cela ? est-ce que j’ai pu le dire ?... Je suis despote, c’est vrai... mais tu sais bien que je suis incapable de t’ordonner quelque chose ; mais... mais je te supplie au nom de toute la tendresse que j ‘ai pour toi, Claire, de ne pas me faire souffrir davantage.

CLAIRE.

À la bonne heure. Je vous aime mieux quand vous parlez ainsi... Tenez, je souffre autant que vous, vous le voyez bien ; vous me faites de la peine avec votre jalousie... aussi, quoiqu’elle n’ait pas le sens commun, je vous pardonne ; il faut bien passer quelque chose à son mari, et si je pouvais répondre à vos questions, ce serait déjà fait.

D’ORBE.

Ainsi, vous refusez encore !

CLAIRE.

Il le faut... Oh ! ne m’en parlez plus, monsieur, c’est une résolution irrévocable... Écoute, monsieur d’Orbe, tu sais bien que je n’aime pas trop à garder le silence, et si je me tais, c’est que j’ai des raisons, des raisons majeures pour me taire.

D’ORBE.

Allons, je te crois... Comme tu disais, il faut se fier à sa femme.

CLAIRE.

Toujours.

D’ORBE, à part.

Toujours. C’est égal, je voudrais bien savoir qui diable a pu lui écrire.

 

 

Scène II

 

D’ORBE, CLAIRE, WOLMAR, UN MATELOT

 

WOLMAR, entrant et parlant au matelot qui le suit.

Antoine, vous m’avez entendu ?

D’ORBE.

Ah ! Wolmar...

Il marche vers lui.

WOLMAR, lui serrant la main.

Bonjour, mon ami, bonjour. Déjà levée, madame ! c’est admirable.

Il la salue d’un air distrait et préoccupé, puis se retourne vers le matelot.

CLAIRE.

Que voulez-vous, monsieur le comte, je conserve en France les bonnes habitudes de nos montagnes ; mais vous semblez bien agité ?

D’ORBE.

En effet... j’allais te le dire... tu as la physionomie toute renversée... tu ne tiens pas en place... qu’as-tu donc ?

WOLMAR.

Tu le sauras. Il faut bien enfin, mes bons amis, que je vous confie mes chagrins.

D’ORBE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il serait jaloux comme moi, par hasard ?

CLAIRE, à part.

Soupçonnerait-il ?... Je tremble.

D’ORBE, à Wolmar.

Eh bien ?

WOLMAR.

Pardon... je suis à toi... Antoine, courez à l’hôtel du gouverneur, j’attends toujours une dépêche de Versailles, et peut-être... Allez.

Fausse sortie d’Antoine. Wolmar le rappelle.

Ah ! c’est à neuf heures, n’est-ce pas ? que le navire le Comte de Provence doit mettre à la voile ?

LE MATELOT.

Oui, capitaine.

WOLMAR.

Et le premier signal du départ ?

LE MATELOT.

Trois coups de canon.

WOLMAR.

C’est bien, allez, ne perdez pas un instant.

Le matelot s’éloigne.

 

 

Scène III

 

WOLMAR, D’ORBE, CLAIRE

 

D’ORBE.

Que signifie ? tu m’effraies... Que t’importe le départ de ce navire ?

CLAIRE.

Y a-t-il donc parmi ceux qu’il emmène une personne qui vous soit chère.

WOLMAR.

Madame, et toi, mon vieux camarade... il n’est plus temps de vous le cacher... C’est moi, peut-être, c’est moi qui vais partir.

D’ORBE.

Toi !

CLAIRE.

Est-il possible ? vous nous quitteriez, monsieur le comte !

D’ORBE.

Mais nous ne pouvons plus nous passer de toi.

CLAIRE.

Non, sans doute ; nous avons abandonné pour vous, et avec vous, nos belles vallées de la Suisse ; nous sommes venus à Marseille habiter cette maison, d’où vous voyez le port, d’où vous entendez le bruit des vagues et les cris des matelots... c’est un souvenir de votre premier état... Nous vous avons accordé tout cela sans hésiter, et lorsqu’un tout le monde s’est habitué à vous aimer, lorsque votre société nous est devenue indispensable, vous voulez...

D’ORBE.

Je le répète, cela ne se peut pas.

WOLMAR.

Oui, c’est ce que je me suis dit pendant longtemps... cela ne se peut pas... Mais nous autres militaires, nous autres marins, surtout, ne sommes-nous pas des esclaves, forcés d’obéir sans murmure, lorsqu’on nous appelle au nom du roi, au nom du pays ? Eh bien ! tu as entendu parler de cette expédition qui se prépare pour les Indes, sous la conduite de M. de Lalli... j’en fais partie... le roi le veut ; depuis six semaines j’ai reçu l’ordre de m’embarquer, aujourd’hui même, sur le brick le Comte de Provence.

CLAIRE.

Depuis six semaines ! et vous ne nous l’avez pas dit ? ah ! c’est mal !...

D’ORBE.

Reprendre du service ! à ton âge ?

WOLMAR.

Ce n’est rien que mon âge !... Quarante-huit ans... j’ai de la force encore... une tête assez jeune pour diriger un combat naval, une voix assez sonore pour commander la manœuvre, et du sang assez chaud, pour qu’il bouillonne dans mes veines à l’aspect du pavillon ennemi... mais il faut que je vous ouvre ici toute mon aine...Vous vous rappelez, mes amis, toi surtout, d’Orbe, combien j’aimais encore, il y a un an, cette profession de marin, cette existence aventureuse, qui te semblait, à toi, si redoutable !... Tu me parlais de ta pupille, de Julie, et moi je repoussais l’idée d’unir le vieux soldat à cette jeune fille, et je ne rêvais qu’une chose, retourner aux combats, à ces dangers de tous les instants que je regardais comme inséparables de ma vie... Je cédai pourtant... Je fis tout ce que tu voulus, et Julie devint ma femme... Ah ! mon ami, tu avais raison... c’est un ange !... je l’aime, je l’aime avec toute la passion d’un jeune homme... Oui, par elle je ne suis plus le même ; par elle je suis heureux d’un bonheur que je ne soupçonnais pas jusqu’à ce jour ; elle a changé tout mon caractère, pour ne laisser là qu’une pensée, un désir, un espoir, celui de vivre auprès d’elle, toujours auprès d’elle !...

D’ORBE.

J’en étais sûr !

CLAIRE.

C’est une bonne, une excellente pensée que celle-là, monsieur le comte, et vous la réaliserez. Cet ordre de départ ne peut être irrévocable.

WOLMAR.

Ah ! plaise au ciel... Jugez de mon supplice, lorsque je reçus cette preuve de confiance dont m’honore le monarque... ce qui naguère encore m’aurait comblé de joie faisait mon désespoir... J’écrivis au ministre, à sa majesté elle-même. Je demandais instamment ma retraite ; j’alléguais mes longs services... mes blessures... je crus qu’on m’accorderait sans peine cette demande, à moi, qui pendant trente ans n’avais jamais importuné la cour de mes prières... Je cachais à mes amis, à Julie, la cause de mon trouble, de mes chagrins, et j’attendais toujours une réponse favorable... On me l’a promise... mais elle ne vient pas encore ! Rien ! rien ! dans trois quarts d’heure le brick met à la voile... Julie ! peut-être il faudra me séparer d’elle... après un an de mariage, un an de bonheur !... ma belle Julie ! la quitter... et qui sait ! pour toujours... Ô mon Dieu ! mon Dieu ! jamais l’ancien capitaine de marine ne s’était senti aussi faible ! Plaignez-moi, mes amis, plaignez-moi ! Ah ! c’est une chose affreuse que l’incertitude !

Il tombe désespéré sur un fauteuil.

D’ORBE.

Mon pauvre ami !

CLAIRE.

Oh ! reprenez courage... Hier, à notre soirée, je ne comprenais pas, moi, ce que voulait me dire M. le gouverneur, mais il m’a bien assuré, je me le rappelle... que la réponse delà cour serait telle que vous le désiriez, que le roi avait témoigné hautement à Versailles la volonté de vous prouver combien il vous aime... Vous nous resterez, monsieur le comte, vous nous resterez...

WOLMAR.

Est-il vrai ? on vous a dit cela, madame ? ah ! vous me rendez la vie !

CLAIRE.

Contenez-vous, c’est elle, c’est Julie !

WOLMAR.

Demeurez avec elle, madame. Viens, d’Orbe, suis-moi, je t’expliquerai quelles seraient mes intentions si j’étais forcé de partir.

D’ORBE.

Allons, me voilà. Tous les deux nous sommes très heureux dans notre ménage... tous les deux nous avons perdu la tête.

Ils sortent par le fond ; Julie entre par une porte latérale.

 

 

Scène IV

 

JULIE, CLAIRE

 

CLAIRE.

Comme je m’étais trompée sur les motifs de sa douleur ! il n’est pas jaloux, lui ! et pourtant... Ah ! Julie ! Julie ! c’est aujourd’hui, surtout, que je dois te prouver mon amitié.

Julie, qui est entrée depuis un instant, a suivi des yeux son mari et d’Orbe qui s’éloignent. Quand elle ne les voit plus elle, se rapproche de sa cousine.

JULIE.

Claire... M. de Wolmar s’éloigne à mon approche... et depuis six semaines il est toujours ainsi ; toujours il semble fuir ma présence.

CLAIRE.

Depuis six semaines ?...

À part.

ah ! je comprends... cet ordre de départ...

JULIE.

Je ne sais quel sombre chagrin se lit sur son visage ; je l’interroge, il évite de me répondre... parfois même sa tristesse, son impatience, que je ne puis comprendre, vont jusqu’à la brusquerie, à la colère... Puis, un instant après, il est à mes genoux, me demande grâce, me jure que cette colère ne s’adressait pas à moi, qu’il est malheureux ! bien malheureux ! Claire, que se passe-t-il donc en lui ? qu’éprouve-t-il ? Peut-être il aura remarqué ma froideur, ou surpris mes larmes lorsque je les versais dans le sein d’une amie ; peut-être même nous a-t-il vues lorsque je lisais avec toi une de ces lettres...

CLAIRE.

Non... non, il ne soupçonne rien, Julie... M. de Wolmar est le plus noble des hommes, et, lorsque son cœur appartient tout entier à sa femme, il croit à un amour semblable, à un dévouement aussi absolu delà part de Julie...

JULIE.

Oh ! je dois... je veux être digne de tant de confiance... mais alors, pourquoi souffre-t-il ?

CLAIRE, avec embarras.

Des affaires qui seront, je l’espère, heureusement terminées avant une heure, et qu’il te confiera sans doute dès qu’elles cesseront de l’inquiéter.

JULIE.

Tu me fais peur, cousine.

CLAIRE.

Rassure-toi...Changeons d’entretien... je vais te surprendre, ma bonne amie ; moi si folle, si légère, si étourdie, je vais le parler raison ; je serai sévère, méchante, peut-être... mais il le faut.

JULIE.

Je t’écoute.

CLAIRE.

Depuis trois mois, ton ancien professeur de dessin, M, Saint-Preux, habite Marseille ; sa fenêtre est en face de la tienne... et la tienne ne se ferme pas toujours lorsqu’il te regarde, et tu as eu l’imprudence de recevoir ses lettres, de lui répondre...

JULIE.

Que veux-tu, Claire ? Il voulait mourir ; et lorsque son messager m’apportait une de ses lettres, de loin je le voyais, lui, une arme appuyée sur sa poitrine... et, malgré moi, je lisais, je répondais, pour lui sauver la vie.

CLAIRE.

Oui, je conçois... j’ai eu de ces frayeurs-là tout comme une autre, ma bonne amie : j’ai eu le malheur de connaître beaucoup de ces héros de roman, qui vous aiment jusqu’à la fureur, qui vous adorent jusqu’au suicide... Mon mariage avec un autre devait être le signal de leur trépas... je le croyais ; pourtant j’ai eu la cruauté d’épouser M. d’Orbe, et ils sont tous aujourd’hui fort bien portants ; quelques-uns même sont mariés à leur tour, et font d’excellents pères de famille.

JULIE.

Oui, mais Saint-Preux... Saint-Preux ne ressemble pas...

CLAIRE.

Oh ! sans doute, celui que nous aimons ne ressemble jamais à tous les autres. Vois-tu, cousine, il vient un temps où ces grandes passions ne nous paraissent que vaines et ridicules.

JULIE.

Ridicules !

CLAIRE.

Oh ! ne te fâche pas, et entends-moi. Tu m’as trop écoutée, Julie, lorsque autrefois je te donnais des conseils qui flattaient ta folie, lorsque, la tête toute pleine encore de ces romans que nous avions lus ensemble sous la surveillance de cette pauvre Chaillot, je te disais : Saint-Preux a été créé pour Julie, comme Julie pour Saint-Preux... c’est une volonté supérieure, une prédestination que tous nos efforts ne pourront vaincre... et je vous rapprochai l’un et l’autre et je t’encourageais à donner un baiser à ton libérateur. Naguère encore j’ai eu la faiblesse bien plus grande d’être ta confidente, de lire cette correspondance de Saint-Preux et de pleurer avec toi en la lisant... Pauvres femmes que nous sommes, nous aimons tant à pleurer !... J’ai eu tort, Julie, très grand tort, et je suis effrayée aujourd’hui de tout le mal que j’ai laissé faire... je le réparerai... Plus de folles illusions, plus de rêves... nous avons, l’une et l’autre, une belle existence encore à parcourir : celle d’épouse et de mère, il faut en remplir tous les devoirs non seulement aux yeux du monde, mais à nos propres yeux... Julie, tu dois oublier Saint-Preux à tout jamais.

JULIE.

L’oublier !... lui ! ah ! cousine... crois-tu donc que j’aie attends tes reproches ? crois-tu qu’elles n’aient pas retenti souvent au fond de mon âme ces paroles sévères que tu m’adresses, et que je n’aie pas la conviction de ces nobles devoirs : épouse et mère ?... crois-tu enfin que je n’aie pas pour mon mari toute la reconnaissance, toute l’admiration qu’il mérite ? Eh bien ! malgré moi, malgré la voix de ma conscience, l’image de Saint-Preux est là, toujours là, toujours devant mes yeux ! Ah ! que n’ai-je pas fait pour la bannir !... mais en vain !... j’ai prié le ciel, je me suis adressée à l’ombre de ma mère, de ma mère que j’aimais tant, et qui a voulu à son dernier soupir que je fusse la femme de M. de Wolmar... Eh bien ! ni le ciel, ni ma mère, ne m’ont donné la force d’oublier, et lorsque j’étais à genoux pour leur demander appui et protection... ah ! plains-moi, Claire, plains-moi, même dans cet instant, je ne voyais que Saint-Preux, je ne pensais qu’à Saint-Preux.

CLAIRE.

Tais-toi ! tais-toi, malheureuse... si tu étais entendue par d’autres que moi...

JULIE.

Grand Dieu !

CLAIRE.

Et comment oublieras-tu, dis-moi, si tu prends plaisir toi-même à conserver, à entretenir cette funeste pensée ; si tu souffres qu’il demeure près de toi, lui, qu’il l’écrive ?... Il faut, il faut ne plus recevoir ses lettres, il faut le supplier, lui ordonner de partir.

JULIE.

Lui ordonner ?...

CLAIRE.

Je m’en charge... je le verrai, et, s’il t’aime réellement, comme il le dit, il me comprendra, j’en suis sure, il s’éloignera... pour toujours !

JULIE.

Pour toujours...

CLAIRE.

Sans te consulter, au risque même de te déplaire... j’ai commencé à te servir. Tu m’avais confié sa correspondance... elle est anéantie.

JULIE.

Que dis-tu ?

CLAIRE.

Je l’ai brûlée... je le devais.

JULIE.

Oui, oui, je te remercie, ma bonne cousine... moi, je n’en aurais pas eu le courage.

CLAIRE.

Mais il faut être franche avec moi, Julie... il ne te reste pas entre les mains une dernière lettre ?... Tu ne réponds rien ! ce matin son messager n’est pas arrivé jusqu’à toi, et ne t’a pas remis... ? Cousine, donne, donne-moi cette lettre ; elle doit avoir le sort de toutes les autres.

JULIE, tirant lentement la lettre de son sein.

Ainsi, de ce fatal amour il ne restera aucune trace, aucun souvenir.

CLAIRE.

De quoi le plains-tu ? à l’instant même, ne demandais-tu pas de pouvoir l’oublier ?... Donne donc.

Elle prend la lettre et s’approche de la cheminée pour la jeter dans le feu.

JULIE.

Ah ! pas devant moi... pas devant moi, Claire... cette lettre... la dernière... c’était un trésor pour la pauvre Julie... tu veux, tu dois l’anéantir... attends du moins, attends que je ne sois plus là... Adieu, adieu, Claire... mon amie... je suis fière aujourd’hui de suivre tes conseils... mais je suis bien malheureuse.

Elle sort en pleurant par une porte latérale.

 

 

Scène V

 

CLAIRE, seule, puis D’ORBE

 

CLAIRE.

Allons ! je pleure comme elle... mais c’est égal, je suis contente de moi !... j’ai eu le courage de la désespérer ; de lui briser le cœur... j’ai fait mon devoir... j’assure son bonheur à venir, son repos, celui de son mari, et puis aussi celui du mien...

D’Orbe paraît au fond du théâtre.

Car si je le tourmente quelquefois, je l’aime au fond, et je veux qu’il soit heureux.

D’ORBE, à lui-même.

Ma femme !

CLAIRE.

Allons, cette lettre...

Elle l’ouvre, et la parcourt machinalement.

Quel dommage de jeter dans le feu un papier où l’on a écrit de si belles phrases.

D’ORBE, à lui-même.

Elle rêve ? elle rêve beaucoup trop depuis quelque temps.

CLAIRE.

C’est joli ! une lettre d’amour, c’est très joli !...

Soupirant.

Ah ! je conçois qu’on s’y laisse prendre.

D’ORBE, à part.

Elle soupire ! elle se parle à elle-même. Approchons, j’entendrai peut-être quelque chose.

CLAIRE, relisant la lettre.

« Je vous ai revue, je vous ai revue plus belle, plus séduisante que jamais.

D’ORBE.

Plaît-il...

CLAIRE, lisant.

Oh ! comme j’étais ému lorsque mes yeux ont rencontré les vôtres ; tous les tourmens de l’absence étaient en faces... car j’ai deviné que vous m’aimiez encore...

D’ORBE, s’élançant et saisissant la lettre.

Ah !... vous l’aimez encore, madame !

CLAIRE.

Mon mari !

D’ORBE.

Enfin, j’en suis sur. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé.

CLAIRE.

Monsieur, au nom du ciel...

D’ORBE.

Et j’avais tort d’être jaloux ?... Mais de qui donc ? de qui ? je veux le savoir.

Relisant la lettre avec colère.

« Car j’ai deviné que vous m’aimiez encore, que si les lois humaines nous ont désunis... nos deux âmes sont à jamais inséparables. » Mais c’est le nom... c’est le nom que je cherche... quatre pages et pas de signature !...

CLAIRE.

Monsieur, vous êtes dans l’erreur, je vous assure... croyez...

D’ORBE, lisant encore.

« De ma fenêtre j’attends avec impatience l’instant où doit s’ouvrir la vôtre. SAINT-PREUX. » Ah ! Saint-Preux !... Il est à Marseille ! il vous a suivie ! il vous écrit... car c’est à vous, madame, c’est bien à vous que cette lettre est adressée.

CLAIRE.

Monsieur d’Orbe, j’ai pitié du trouble où je vous vois, bientôt je vous ferai comprendre.

D’ORBE.

Répondez-moi, madame vous voyez bien qu’il n’est plus possible de me tromper maintenant. C’est à vous que cette lettre est adressée ?

Wolmar est entre pendant cette dernière phrase.

 

 

Scène VI

 

CLAIRE, D’ORBE, WOLMAR

 

CLAIRE.

Eh bien !...

Apercevant Wolmar.

Ciel ! M. de Wolmar...

Avec effort en s’adressant à son mari.

Oui, monsieur, c’est à moi !

D’ORBE.

À vous !... Ah ! madame Claire, c’est affreux ! c’est...

En marchant vers elle, il se trouve face à face avec Wolmar.

WOLMAR.

Qu’as-tu donc ?

D’ORBE.

Ce que j’ai !... rien...

Éclatant en sanglots.

Non, non, je n’ai rien...

Il tombe anéanti sur une chaise.

CLAIRE, à part.

Pauvre d’Orbe !... je trouverai un instant pour lui dire la vérité ; allons tout confier à Julie !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

D’ORBE, WOLMAR

 

WOLMAR.

Ami, tu m’effraies !... tu souffres !...

D’ORBE.

Du tout, du tout, je ne souffre pas... je suis heureux, au contraire, je suis très heureux... Est-ce que j’ai l’air de souffrir !...

À part.

Ah ! j’en mourrai ! j’en mourrai !

WOLMAR.

Mais je dois insister, d’Orbe ; à moi, à moi le plus ancien, le plus cher de tes amis, tu dois une part de tes chagrins... moi, ce matin, ne t’ai-je pas confié toutes mes peines ?... Eh bien, parle, parle donc.

D’Orbe, sans écouter son ami, a pris vivement un papier et s’est mis à écrire.

Que fais-tu ?

D’ORBE, après avoir écrit, se levé, appelle avec colère.

Quelqu’un ! quelqu’un ! ne viendra-t-on pas quand j’appelle ?

Un laquais entre.

Tiens ! cherche, dans la maison qui fait face à celle-ci... demande M. Saint-Preux... et remets-lui ce billet sur-le-champ...

Sortie du domestique.

WOLMAR.

Ce Saint-Preux ! quel est-il donc ? et que lui écris-tu ? Allons... mais calme-toi cette tristesse, cette colère, ont quelque chose d’incroyable... Je dois...

D’ORBE.

Tu dois... tu dois me laisser tranquille, si tu es mon ami... Mais c’est une tyrannie que ton amitié !... Est-ce que je n’ai pas le droit d’être triste, colère, de pleurer, si ça m’amuse ?... Va-t’en, va-t’en, je veux être seul... laisse-moi. Non, non, reste... Je suis bien malheureux !... Tiens ! lis ! lis !

WOLMAR, après avoir parcouru la lettre, et lui serrant la main.

Je devine maintenant ce que tu viens d’écrire à ce M. Saint-Preux.

D’ORBE.

Je veux me battre, moi, je veux me battre... Tu sais ce que je t’ai dit il y a un an. Le bonhomme le bonhomme porte une épée au côté... il veut s’en servir... Cher ami, tu seras mon témoin !

WOLMAR.

Ton second... et que ne puis-je prendre ta place, d’Orbe, pour donner à ce misérable la leçon qu’il mérite !

D’ORBE.

Je n’ai plus que ce plaisir-là à espérer sur la terre. Oh ! je la lui donnerai, moi... il m’a rendu trop malheureux... Il a brisé toute ma vie... et je retrouverai de la vigueur et de l’adresse pour me venger.

WOLMAR.

Silence !... on vient !

D’ORBE.

Lui, sans doute... non, ma femme !... Elle ose reparaître en ma présence !... ah ! je veux encore l’accabler de reproches, lui dire...

WOLMAR.

D’Orbe, elle n’a été sans doute que légère, imprudente... et fut-elle même coupable... à tes yeux, moi, je ne dois pas le savoir... je n’assisterai pas à cet entretien.

D’ORBE.

Tu as raison, je ne veux pas, malgré tout, qu’elle rougisse devant toi... Entre là... dans un instant, je vais te rejoindre.

Wolmar entre dans le cabinet, Claire paraît au fond du théâtre.

 

 

Scène VIII

 

D’ORBE, CLAIRE

 

D’ORBE.

La voilà !... ah ! je sens que ma fureur... Madame... Je ne peux plus parler... j’étouffe... elle s’approche de moi... quelle audace !

CLAIRE, à elle-même.

Il est seul ! M. de Wolmar vient d’entrer dans son cabinet... et je puis lui dire tout bas, bien bas...

Elle se trouve auprès de lui, regarde encore de tous les côtés dans le salon, pour s’assurer que personne ne les écoute, puis enfin lui dit tout-à-fait à l’oreille. 

Mon ami, ta jalousie est injuste comme toujours... Je te le jure, je ne suis point coupable ; je t’aime, et je n’aime que toi... Je ne puis m’expliquer davantage ; mais, une fois encore, pour notre bonheur à tous, crois-en ma parole, et défie-toi des apparences.

D’ORBE.

Les apparences !... quand j’ai surpris dans vos mains cette lettre...

CLAIRE.

Silence !... on pourrait nous entendre...

Elle montre le cabinet où vient d’entrer M. de Wolmar.

D’ORBE.

Comment ?

CLAIRE, mettant mystérieusement le doigt sur sa bouche.

Tais-toi ! tais-toi !

Elle sort lentement par le fond. D’Orbe la regarde sortir d’un air stupéfait.

 

 

Scène IX

 

D’ORBE, puis JULIE

 

D’ORBE, répétant machinalement les paroles et les gestes de sa femme.

« Crois-en ma parole, et défie-toi des apparences... on pourrait nous entendre... Tais-toi ! tais-toi !... » Qu’est-ce que cela signifie ?

JULIE, paraissant au fond du théâtre, et s’approchant de M. d’Orbe avec vivacité.

Ah ! monsieur... monsieur, je vous trouve enfin... enfin, je puis tomber à vos pieds, et vous demander grâce.

D’ORBE.

Grâce... pourquoi ?... à mes genoux !... Julie, mais relevez-vous donc.

JULIE.

Oui, grâce, à vous qui avez élevé mon enfance, vous qui m’aimez comme un père, et qui souffrez tant aujourd’hui, qui souffre à cause de moi, pour moi.

D’ORBE.

Pour vous ! mais, mon enfant, je ne puis comprendre...

JULIE.

Oh ! je dirai tout, quand je devrais mourir de honte à vos pieds, je dirai tout... Cette lettre, que vous avez surprise entre les mains de ma cousine, et qui vous a rendu si malheureux, cette lettre, ce n’est pas à elle qu’elle fut écrite, c’est à moi ! à moi !

D’ORBE, tournant avec effroi ses yeux du côté du cabinet.

Grand Dieu ! plus bas ! plus bas !

JULIE.

C’est moi, malheureuse, moi, dont un funeste amour avait égaré la raison, et c’est elle, c’est Claire qui m’a rappelée à moi-même... c’est elle qui n’a pas craint de vous affliger, de s’avouer coupable, pour sauver mon honneur aux yeux de mon époux ; mais moi, même un instant, un seul, je ne puis accepter ce généreux sacrifice...

D’ORBE, dont la frayeur a augmenté sensiblement, et qui a vainement cherché à se faire comprendre de Julie.

Julie... Julie... je ne vous crois pas... je ne dois pas vous croire.

JULIE.

Oh ! je vous le jure, monsieur, j’ai dit la vérité... cette lettre était pour moi...

 

 

Scène X

 

D’ORBE, JULIE, WOLMAR, puis CLAIRE

 

Il rentre pâle comme la mort, et tenant à la main la lettre, que d’Orbe lui a laissée.

WOLMAR.

Il est vrai, d’Orbe... pour elle !

Julie pousse un grand cri et tombe évanouie. Claire rentre et vient secourir sa cousine.

CLAIRE.

Grand Dieu ! Julie !... M. de Wolmar !... que s’est-il donc passé ?

Elle donne des secours à Julie, la soulève et la fait asseoir.

WOLMAR, à d’Orbe.

Tiens, regarde... cette lettre... tu ne l’as pas lue tout entière... « Non, désormais Saint-Preux ne consentira plus à vivre loin de Julie. »

D’ORBE.

Mon ami, mon cher Wolmar, peut-être...

WOLMAR.

C’est bien... Épargne-toi des paroles inutiles... J’avais le mauvais esprit de t’en adresser tout à l’heure... et tu les repoussais comme je les repousse à présent... J’étais fou, et tu avais raison... Vois, grâce aux soins de ta femme, Julie revient à elle... Laisse-nous seuls ensemble.

D’ORBE.

Mais...

WOLMAR.

Mais... je le veux...

CLAIRE.

Monsieur de Wolmar, s’il m’est permis d’élever la voix pour défendre... pour justifier mon amie...

WOLMAR.

Je vous comprends, madame... vous tremblez de nous laisser en présence... Pourtant, est-ce de la colère que vous lisez sur mon visage ?... De grâce, n’insistez pas... Il y a des souffrances qui ne veulent pas de témoins ; il y a des moments dans la vie où l’on ne peut rien entendre, rien... pas même les consolations de l’amitié.

Il va s’asseoir du côté opposé où Julie est assise. Elle est pâle, immobile, et paraît insensible â tout ce qui se passe autour d’elle. D’Orbe et sa femme tiennent un l’instant le milieu du théâtre.

CLAIRE.

C’est ta faute, monsieur d’Orbe ! si tu n’avais pas été jaloux !...

D’ORBE.

C’est vrai ; aussi cela ne m’arrivera plus... je le jure.

CLAIRE.

Il est bien temps !

D’ORBE.

C’est vrai... Pauvre Wolmar !

CLAIRE.

Pauvre Julie !

Ils sortent lentement, en regardant les-deux autres personnages.

 

 

Scène XI

 

WOLMAR, JULIE

 

Moment de silence. Julie est toujours immobile et n’use lever les yeux sur son mari. Celui-ci la regarde, puis reprenant la lettre qu’il froisse dans ses mains avec désespoir, lit encore une fois la phrase suivante.

WOLMAR.

« Non désormais Saint-Preux ne consentira plus à vivre loin de Julie. »

Il se lève, s’approche de sa femme et lui dit.

Madame, répondez-moi...

Julie tressaille et lève la tête, puis la laisse retomber avec effroi.

Cet homme ?... je le sais, je l’ai lu... vous l’aimiez à l’époque de notre mariage... pourquoi donc m’avez-vous épousé, madame ?

JULIE.

C’était la dernière volonté de ma mère.

WOLMAR.

Ah ! votre mère... oui, je me le rappelle... Elle voulait notre bonheur à tous les deux ! notre bonheur ! pauvre femme !

JULIE.

Vous l’aviez généreusement secourue dans un jour de détresse, et moi, j’accomplissais le devoir de la reconnaissance.

WOLMAR.

Un devoir ! un sacrifice !... c’est en victime que vous marchiez à l’autel, et vous appeliez cela, madame, être reconnaissante ! Pour prix d’un service rendu à votre mère, vous arrachiez le vieux soldat aux affections de toute sa vie, et vous ne lui donniez, vous, qu’une affection trompeuse et mensongère ! Pour prix d’un service rendu à votre mère, mon existence, à moi, vous l’avez à jamais détruite ; vous avez condamné ma vieillesse au désespoir et à la honte.

JULIE, se levant.

Non, monsieur, non, je puis encore relever la tête avec fierté... Non, ce coupable amour qui me torturait l’âme a été combattu sans cesse... le souvenir de mon époux, le sentiment de mes devoirs, ne m’ont jamais abandonnée.

WOLMAR.

Vos devoirs ! encore ce mot... et il vous écrivait, cet homme... et cette lettre, d’autres l’avaient précédée, et vous-même, madame, vous lui aviez écrit ?

JULIE.

Oui... je lui disais de renoncer à moi, je lui disais que son amour était un outrage ; je lui disais enfin que je voulais enfin être toujours digne de porter votre nom, et que jamais M. de Wolmar n’aurait à rougir de sa femme.

WOLMAR.

Non, il n’a pas à rougir, en effet ; mais pour lui, mais pour vous-même, le bonheur est désormais impossible... et cependant je n’ai pas le droit, madame, de vous adresser des reproches, car vous me l’avez dit, vous n’avez pas trahi vos devoirs... Oui, Julie m’a trompé, moi, en me laissant croire que son cœur était libre... Qu’importe ? fille dévouée et obéissante, elle devait s’immoler avant tout à la reconnaissance de sa mère ; elle m’a trompé, elle a fait le malheur de ma vie ; qu’importe ? elle n’a pas trahi ses devoirs. Madame de Wolmar a revu celui qu’elle aimait avant son mariage, ses regards ont rencontré les siens, et elle a compris qu’elle l’aimait encore ; elle a reçu ses lettres, elle a osé lui répondre ; mais elle n’a pas trahi ses devoirs ! elle n’a pas une pensée qui ne soit à lui, pour lui ; mais, comme elle ne se jette pas dans les bras du séducteur, comme elle ne fuit pas avec lui loin de son époux, comme elle dit à Saint-Preux : Renonce à moi, je veux être une femme honorable, je veux, le cœur brûlé d’amour pour Saint-Preux, faire admirer mon dévouement à M. de Wolmar... Julie est admirable en effet !... Julie est un modèle de sagesse, car elle n’a pas trahi ses devoirs !

JULIE.

Monsieur... ah ! par pitié !

WOLMAR.

Toujours ! toujours...elle est victime auprès de moi ! toujours, elle est malheureuse d’être ma femme !... ah ! Julie ! Julie !... c’était ton amour que je voulais, et non pas le sacrifice de ta vie... car, vois-tu, moi, je ne suis pas homme à me réjouir de ta vertu lorsque tu ne m’aimeras pas, à être heureux lorsque tu souffriras, toi !... Le mari assez égoïste, assez barbare, pour goûter ce bonheur, tu le trouveras dans les livres peut-être, dans ces romans qui ont trop exalté ta jeune tête... mais moi, moi, je ne suis pas un héros de roman, Julie... je suis homme, et j’ai au fond de l’âme toutes les passions humaines... moi, je t’... eh bien, eh bien ! oui, je t’aime, je t’aime encore... et tu ne peux m’aimer, Julie... et je vivrai désormais, je mourrai misérable, parce que j’ai donné toute mon existence en échange d’un cœur qui appartient à un autre. Non, Julie, non, tu n’as pas été franche avec moi : madame de Wolmar, vous avez trahi vos devoirs !

JULIE.

Ah ! monsieur, monsieur... accablez-moi plutôt de mépris et de colère... mais votre douleur, mais vos larmes... ah ! c’est trop de souffrances pour moi, et mon cœur ne pourrait y suffire... Cette douleur, je l’apaiserai... ces larmes, ma tendresse les effacera... Oui, en vous contemplant sans cesse, vous, si grand, si généreux... vous, si digne de tout mon amour, pourrais-je avoir une pensée qui vous soit étrangère ?... je vous aimerai, Wolmar, je vous aimerai comme vous voulez que je vous aime... et vous serez heureux encore, heureux près de votre Julie !...

Wolmar a paru écouter sa femme avec plaisir ; puis, tout-à-coup, il redevient sombre et triste comme auparavant.

Eh bien ! vous ne m’écoutez plus, et déjà le chagrin, la colère, ont reparu sur votre visage.

WOLMAR.

Heureux !... tant qu’il vivra, lui ! tant que je saurai qu’un homme au monde a pu se glorifier de m’avoir volé votre amour ? jamais, jamais, madame !

JULIE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! secourez-moi, donnez-moi des paroles qui puissent calmer cette sombre tristesse, et faire entrer la conviction dans son âme.

SAINT-PREUX, au dehors.

Laissez-moi ! j’entrerai, j’entrerai, vous dis-je.

JULIE.

Ah ! cette voix...

WOLMAR.

Eh bien ! celle de Saint-Preux, peut-être... oui, c’est lui... votre frayeur me le dénonce... Il est bien audacieux de se présenter dans cette maison !... mais qu’il vienne, qu’il vienne... ou plutôt je cours à sa rencontre.

JULIE.

Monsieur, monsieur, qu’allez-vous faire ?

WOLMAR.

Ah ! vous tremblez pour lui, madame... c’est l’arrêt de sa mort.

Il marche vers le fond. Sa femme tombe à ses genoux et s’attache à lui pour l’empêcher de sortir. Il la repousse ; ici, la porte s’ouvre ; on voit sur le seuil Saint-Preux retenu par d’Orbe et sa femme.

 

 

Scène XII

 

WOLMAR, JULIE, SAINT-PREUX, D’ORBE, CLAIRE

 

SAINT-PREUX.

Laissez-moi... il faut que je parle à M. de Wolmar.

WOLMAR.

Il a raison, d’Orbe, cet homme est à moi... il m’appartient... de quel droit ose-t-on m’en séparer ?

D’ORBE, à Saint-Preux.

Monsieur, c’est moi seul que vous devez chercher ici... c’est moi qui vous ai écrit que vous étiez un lâche et un infâme.

Pendant ce dialogue des trois hommes, prononce très vite et très chaudement, les deux femmes ont voulu parler et contenir leurs maris... mais ceux-ci leur prennent fortement la main et les empêchent de faire aucun mouvement.

SAINT-PREUX.

Monsieur, je n’oublie rien, rien ; votre injure est là, poignante sur ma poitrine... elle me déchire, elle me brûle... et pourtant, je ne viens pas pour vous en demander compte, pour répondre au cartel insultant que vous m’avez adressé... Non, d’abord, je vous le répète, ici, et devant tous...

Il traverse le théâtre, et va se placer devant Wolmar.

Il faut que je parle à M. le comte de Wolmar.

Mouvement général. Effroi des deux femmes qui sont encore contenues par un geste des deux maris.

WOLMAR.

Eh ! que me voulez-vous donc, monsieur ? qu’avez-vous à me dire ?... Désormais, entre nous, toute explication est inutile.

SAINT-PREUX.

Non, monsieur, vous m’entendrez.

WOLMAR.

Eh bien ! sortons.

SAINT-PREUX.

Je reste.

WOLMAR.

Je vous ordonne de me suivre.

SAINT-PREUX.

Je reste.

WOLMAR.

Misérable !

Il lève la main sur lui. Les deux femmes poussent un cri, Wolmar s’arrête au moment de frapper ; Saint-Preux garde le silence, et ne fait aucun geste pour répondre à celui de Wolmar, mais sa physionomie doit exprimer la plus violente contrainte. Moment de silence.

Retirez-vous, madame !

D’ORBE.

Claire, va-t’en.

Mouvement d’hésitation de la part des deux femmes.

SAINT-PREUX.

Non, messieurs, la présence de ces dames est nécessaire pour l’entretien que je veux avoir avec vous.

Moment de silence et d’étonnement de la part des quatre autres personnages.

D’ORBE, à Claire.

Décidément, je l’ai bien jugé... c’est un lâche.

CLAIRE.

Je m’y perds.

WOLMAR, avec effort sur lui-même ; il dit à Saint-Preux.

Parlez donc, monsieur, je vous écoute.

JULIE, à part.

Ah ! je meurs de frayeur !

SAINT-PREUX.

Vous avez levé la main sur moi, monsieur... et ce n’est pas le premier outrage que j’aie reçu dans cette journée... eh bien ! j’ai supporté celui-là, comme j’avais dévoré l’autre ; il me reste encore assez de patience, assez de force pour vous dire en présence de ces témoins : Monsieur Wolmar, je ne me battrai pas avec vous.

WOLMAR, se tournant vers sa femme.

Je suis tranquille maintenant... vous ne pouvez plus aimer cet homme-là.

Il s’assied et tourne le dos à Saint-Preux.

JULIE, à elle-même, en regardant Saint-Preux avec anxiété.

Mais du moins, je ne puis non plus le mépriser, oh ! c’est impossible.

D’ORBE, à Claire.

Tu vois bien que c’est un lâche.

CLAIRE.

Un lâche ! je l’ai vu braver la mort pour nous sauver toutes les deux.

À l’exemple de Wolmar, d’Orbe s’est assis en tournant le dos à Saint-Preux qui reste debout et isole entre les deux couples au milieu du théâtre. Les deux femmes sont debout également, chacune près du fauteuil de son mari, et attendent ce que Saint-Preux va dire.

SAINT-PREUX, se tournant vers Julie.

Je vous ai dit, il y a longtemps, madame...

Wolmar relève la tête avec colère, lorsque le jeune homme s’adresse à sa femme. Celui-ci s’arrête un instant, puis reprend, en parlant toujours à Julie, d’une voix très respectueuse.

Je vous ai dit que j’étais orphelin, que ma pauvre mère était morte peu de temps après ma naissance. Un homme que je n’avais pas vu jusqu’à ce jour, dont j’ignorais même le nom, a pris soin de mon enfance... de loin, il a veillé sur toute ma vie... et maintenant, depuis un instant seulement, je sais quel est cet homme, je viens de l’apprendre par la voix d’un ami, de sir Édouard...

WOLMAR, qui a changé peu à peu de figure, et malgré lui a rapproché son fauteuil de Saint-Preux.

Sir Édouard !

SAINT-PREUX.

Il est de retour après un long voyage... et par lui je sais que cet homme généreux, à qui je dois tout, et que parfois j’osais accuser dans mon délire, dans mon ingratitude... oui, que je maudissais pour ses bontés mêmes, qui venaient m’accabler sans faire cesser le mystère de mon existence... eh bien, je sais que c’est le seul parent qui me reste au monde... le frère chéri de ma mère, celui qui l’a consolée, soutenue jusqu’à son dernier soupir, et qui a voué à son enfant orphelin toute l’affection qu’il avait eue pour elle... Je sais qu’il est là, devant moi ; je sais que c’est vous, M. le comte de Wolmar.

LES TROIS AUTRES PERSONNAGES.

Wolmar !

Les deux hommes se sont levés, et chacun s’est rapproché de Saint-Preux.

SAINT-PREUX, continuant avec chaleur.

Ce n’est pas tout... Sir Édouard avait mission de me rejoindre, de me deviner sous le nom supposé qui me cachait même à ses regards, de découvrir ma retraite, et de me rapprocher de mon bienfaiteur... oui, M. de Wolmar me tendait les bras, il voulait que je portasse son nom, son nom illustré par tous ses ancêtres, et plus glorieux encore par les actions de toute sa vie... et moi, misérable, à l’instant même où il me faisait cet honneur, où il voulait m’aimer comme son enfant... je n’avais qu’une pensée au fond de l’âme, celle de troubler son repos, son bonheur...

S’adressant à d’Orbe.

Ah ! vous aviez raison, monsieur, j’étais un lâche et un infâme... Aussi, je ne suis pas venu dans cette maison pour vous sommer de rétracter ces paroles, mais pour tombera ses genoux, mais pour lui dire : Grâce ! pardonnez-moi, monsieur, pardonnez-moi, ou plutôt, accablez-moi encore de votre colère, frappez, châtiez-moi comme un père a le droit de châtier un fils indigne de son amour, et, dut votre ami me renouveler tous ses outrages, je ne me battrai pas... non, mon père, je ne me battrai pas avec vous !...

Il est aux genoux de M. de Wolmar. Celui-ci lui tend vivement la main.

WOLMAR.

Relève-toi, Charles de Wolmar... relève-toi... tu es un brave jeune homme, et personne, lorsque je te presse dans mes bras, ne t’accusera d’avoir manqué à l’honneur... N’est-ce pas, d’Orbe ?

D’ORBE.

Non, personne... Monsieur, je vous demande grâce à mon tour...

SAINT-PREUX.

Ah ! merci !... merci !... c’est la vie que vous venez de me rendre l’un et l’autre.

WOLMAR.

Oui, c’est lui ! c’est Charles ! c’est lui que j’ai tenu enfant sur mes genoux, qui me souriait, qui m’appelait déjà du nom de père... Ma sœur... je te reconnais, je te retrouve dans ton fils... ma pauvre sœur, victime d’un amour malheureux, et moi-même...

Regardant avec chagrin sa femme et Saint-Preux.

et tout autour de moi me retrace l’image de tes douleurs.

JULIE.

Monsieur !... vous êtes triste encore, lorsque vous voyez heureux tous ceux qui vous environnent.

SAINT-PREUX.

Mon bienfaiteur, mon père, je serai digne de vous.

Wolmar serre avec expression les mains de Julie et de Saint-Preux. Antoine rentre au fond et remet à M. de Wolmar un paquet cacheté.

 

 

Scène XIII

 

WOLMAR, JULIE, SAINT-PREUX, D’ORBE, CLAIRE, ANTOINE

 

ANTOINE.

Capitaine, le message que vous attendiez de Versailles.

WOLMAR.

Ah ! le message ! malheureux ! je l’avais oublié. Je tremble.

JULIE.

Qu’est-ce donc ?

CLAIRE.

Ah ! lisez, lisez, monsieur.

D’ORBE.

Oui, tu vois bien que nous mourons tous d’impatience.

WOLMAR, lisant, après avoir décacheté et jeté l’enveloppe.

« Monsieur le comte, sa majesté a pensé qu’elle devait en effet une récompense éclatante à vos bons et loyaux services ; j’ai l’honneur de vous » annoncer, en son nom, que vous êtes élevé au grade de chef d’escadre... Nos jeunes marins vous attendent, et ce n’est pas lorsqu’ils ont besoin de chefs habiles et intrépides que M. de Wolmar doit penser à la retraite. » Ainsi, plus d’espérance, il faut partir !

TOUS, avec une inflexion différente.

Partir !...

On entend un coup de canon.

WOLMAR.

Ah ! déjà ! déjà le signal !

JULIE.

Grand Dieu ! mais je ne puis croire encore... nous séparer !

D’ORBE.

Mon ami !

SAINT-PREUX.

Mon père !...

WOLMAR.

Oui, nous séparer... et dans quel moment !... Ô ciel !... Julie... Julie... et toi, Charles !...

JULIE.

Ah ! monsieur, jusqu’à votre retour je fuirai le monde, je m’ensevelirai dans la plus sombre retraite... un cloître.

WOLMAR.

Un cloître ! vous, Julie !

Deuxième coup de canon.

SAINT-PREUX.

Non, madame, non, restez auprès de vos amis ; mais moi... moi, je dois partir avec mon bienfaiteur.

WOLMAR.

Que dis-tu, Charles ?

SAINT-PREUX.

Oui, monsieur de Wolmar... puisque désormais j’ai le droit de porter un nom glorieux comme le vôtre... par grâce, laissez-moi, laissez-moi justifier cet honneur... laissez-moi vous prouver ma reconnaissance et réparer les torts de ma jeunesse inactive ! Vous m’avez appelé votre fils ! et je ne suis rien ! rien !... Ah ! partons, partons ensemble... faites-moi donner un habit de matelot, et près de vous, toujours près de vous, je serai là pour me placer entre vous et le danger, et Dieu veuille que je meure frappé d’une balle destinée à votre poitrine !

WOLMAR.

Ah ! mon ami ! mon fils !

Il l’embrasse ; les trois autres personnages pleurent et s’empressent autour d’eux. Troisième coup de canon. Des officiers de marine et des matelots paraissent au fond du théâtre et semblent attendre le chef d’escadre. Wolmar se jette dans les bras de Julie.

Julie... mon vieil ami... madame... oh ! mais ne pleurez donc pas ainsi... vous m’ôteriez mon courage et je ne dois pas trembler devant eux.

JULIE, avec énergie, à Saint-Preux.

Monsieur... Charles de Wolmar, vous tiendrez vos promesses ! auprès de lui ! toujours auprès de lui ! vous me répondez de sa vie !

SAINT-PREUX.

Je le jure !

JULIE.

Avec lui, vous allez marcher à la gloire.

SAINT-PREUX, bas.

Non, madame, à la mort ! adieu.

TOUS.

Adieu !

 

 

ACTE III

 

LA VEUVE

 

Décor du premier acte. Le jardin, la grille, les montagnes, etc.

 

 

Scène première

 

SAINT-PREUX, JULIE

 

Au lever du rideau, Julie est devant un chevalet, et semble peindre un portrait. Saint-Preux est debout auprès d’elle, suivant de l’œil son travail, comme pour la guider et lui donner des conseils. Julie est en deuil ; Saint-Preux en uniforme de lieutenant de marine, avec un crêpe à la poignée de son épée.

JULIE.

Enfin le voilà terminé... ai-je bien profité de vos conseils, monsieur... et mon cœur m’a-t-il bien inspiré lorsque je traçais cette image ? êtes-vous content de votre élève ?

SAINT-PREUX.

Oui, Julie... c’est lui ! c’est M. de Wolmar... ses traits étaient bien présents à votre mémoire.

JULIE.

En le regardant, parfois il pourra nous arriver de croire qu’il existe encore, et qu’il nous voit, nous entend... Oh ! c’est une douce erreur que celle-là !

SAINT-PREUX.

Mon bon oncle !... Je t’ai perdu, et je vis encore !... mon général !... ah ! c’était moi qui devais tomber à ta place.

Il s’éloigne du portrait ainsi que Julie.

Mais vainement, Julie, j’avais tenu ma parole en me plaçant sans cesse devant lui, au plus fort de la mêlée. Je voyais périr, à mes côtés, mes plus braves camarades, et je restais debout. Un jour, un seul... je fus blessé, ce fut alors... ah ! malgré moi cette funeste époque est toujours présente à ma mémoire.

JULIE.

Et malgré moi je trouve aussi je ne sais quel plaisir à m’en rappeler toutes les circonstances, à vous les entendre raconter, Saint-Preux.

SAINT-PREUX.

Nos armes avaient cessé d’être victorieuses ; la trahison ouvrait aux Anglais les portes de Pondichéry. Nous combattions encore, mais sans espoir. Je fus blessé, blessé à ne pouvoir plus tenir mon sabre pour défendre mon général. Je tombai, et par son ordre à lui je fus emporté, presque mourant, dans son hôtel... Quand je revins à moi, le le matelot qui veillait à mes côtés pleurait... Je l’entends encore me dire que nous étions vaincus, que le drapeau anglais avait remplacé le nôtre, et qu’on nous accordait une heure pour sortir de la ville. Je prononce le nom de M. de Wolmar... le vieux soldat ne me répond que par de nouvelles larmes ; alors je m’élance, malgré lui, hors de l’hôtel, je me traîne jusqu’au champ de bataille... Là, des soldats anglais se disputaient les dépouilles de nos camarades, de nos chefs, et dans leurs mains, je vois, je reconnais l’uniforme de mon général, son épée, son portefeuille que ces misérables parcouraient d’un œil avide... Désespéré, j’arrache l’appareil qui couvrait ma blessure, et, présentant aux Anglais ma poitrine découverte, j’appelle, par mes cris, une mort prompte et certaine... Eh bien ! le ciel voulut encore une fois tromper mon espérance ; car, après un long évanouissement, je rouvris les yeux à bord d’un navire qui ramenait en France les tristes débris de notre armée ; le nom de mon oncle était inscrit parmi les morts, sur les contrôles de la marine ; et moi, j’avais survécu même à notre défaite, même au trépas de celui dont je vous avais promis de préserver la vie.

JULIE.

Dans cette maison, ses amis l’attendaient avec moi... mais nous ne devions pas le revoir.

Claire entre doucement pendant cette dernière phrase, et vient se placer entre les deux jeunes gens. Ce mouvement est inaperçu de Julie et de Saint-Preux ; celle-ci aies yeux baisses, le jeune homme lui parle d’un ton mélancolique et sans la regarder.

 

 

Scène II

 

SAINT-PREUX, JULIE, CLAIRE

 

SAINT-PREUX.

Je revins seul, misérable, honteux de moi-même, et je n’éprouvais plus qu’un sentiment de tristesse, à l’aspect de ce beau pays, de cette vallée de Clarens que j’avais tant aimée, Julie, parce que je vous y avais vue pour la première fois.

CLAIRE, se mêlant à la conversation, et la continuant sur le même ton de mélancolie.

Puis dix-huit mois se passèrent, et peu à peu...

Mouvement de surprise des deux jeunes gens à l’aspect de Claire.

JULIE.

Claire !

SAINT-PREUX.

Madame !...

CLAIRE.

Peu à peu, Julie et Saint-Preux, tout en causant de leurs souvenirs, de leurs chagrins, tout en pleurant ensemble, comprirent qu’il y avait encore dans leurs âmes place pour un autre sentiment que la douleur.

JULIE.

Ah ! tais-toi ! tais-toi !

CLAIRE.

Et te voilà, cousine, te voilà, comme autrefois, écolière soumise et attentive, souvent plus occupée d’amour que de peinture, et bientôt tu seras sa femme. Tu as voulu, par respect, par vénération pour le souvenir de M. de Wolmar, garder ces habits de deuil jusqu’au jour de la signature du contrat. Il est venu. Ton professeur va devenir ton mari, et moi, ma pauvre Julie, malgré tous mes regrets sur le passé, je serai joyeuse aujourd’hui : aujourd’hui, je veux croire à l’avenir.

JULIE.

L’avenir !... ah ! puissent tes vœux pour moi se réaliser, cousine !

CLAIRE.

N’es-tu pas aimée de lui comme autrefois ?

SAINT-PREUX.

Oh ! cent fois davantage !

CLAIRE.

Et tu es triste encore !... et tous les deux, en face l’un de l’autre, vous osez à peine vous regarder, vous n’avez des yeux que pour ce portrait... Tenez, vous voilà l’un et l’autre absolument comme M. d’Orbe, mon pauvre mari ; il a la tête si faible ! En apprenant la mort de son ancien ami, vous savez qu’il a eu comme un accès de délire... eh bien ! depuis un mois, depuis qu’il est question de ce mariage, tous ses chagrins se sont renouvelés... et j’ai peur que sa folie ne le reprenne. Le voilà... vite jetons un voile sur ce tableau...

Saint-Preux recouvre le tableau.

et laissez-moi seule avec lui. Je vais lâcher de le distraire de son idée fixe.

JULIE.

Tenez, Saint-Preux... conduisez-moi chez ces pauvres paysans dont vous m’avez hier signalé l’infortune.

SAINT-PREUX.

Oui, Julie... secourir des malheureux, n’est-ce pas encore rendre hommage à sa mémoire ?

Ici, entrée de d’Orbe ; ce personnage n’est plus du tout le même qu’à l’acte précédent ; sa physionomie exprime une tristesse profonde. Ses mouvements sont plus lents ainsi que sa démarche ; sa parole doit être aussi moins forte et moins articulée. Enfin il doit paraître beaucoup vieilli, mais plus encore par les chagrins que par les années. Il entre d’un air pensif, sans voir les trois autres personnages. Julie et Saint-Preux le regardent avec inquiétude.

Claire, à demi-voix. Allez, je ne tarderai pas à vous rejoindre... Allez.

Ils sortent. D’Orbe se retourne et aperçoit sa femme.

 

 

Scène III

 

CLAIRE, D’ORBE

 

D’ORBE.

Ah ! c’est toi, Claire.

Il lui tend la main. Puis, montrant l’endroit par oh les deux jeunes gens viennent de sortir.

Où vont-ils ?

CLAIRE.

Chez le fermier Simon, tu sais ?...

D’ORBE.

Ah ! oui, ce pauvre diable dont la maison a été incendiée... c’est bien ! c’est très bien ! et ce soir, n’est-ce pas la signature ?...

CLAIRE.

Sans doute... n’as-tu pas consenti ?

D’ORBE.

Je crois bien : je n’avais pas le droit de m’y opposer... et quand je l’aurais eu, je n’aurais pas osé troubler plus longtemps le bonheur de ces deux jeunes gens ; mais...

CLAIRE.

Mais ?...

D’ORBE.

C’est plus fort que moi, ça m’afflige, ça me désespère... mon ami ! mon pauvre Wolmar ! ii me semble que ma vie a fini avec la sienne. Adieu toute ma gaîté, tout mon ancien caractère... je ne suis plus le même... je n’ai plus là qu’une pensée, une seule, lui ! lui ! toujours lui ! chaque instant, chaque objet me le rappelle. Si je cherche à me distraire par la lecture, si pour cela je m’enferme dans ma bibliothèque, mes mains rencontrent d’abord les livres que nous lisions ensemble de préférence ; je descends dans ce jardin, et je vois ce portrait.

CLAIRE.

Ah ! ce polirait...

Elle s’approche doucement du tableau, et le couvre d’un voile.

D’ORBE.

Enfin tout conspire pour augmenter mon trouble et mon incertitude. L’autre jour, j’essayais de parcourir un journal, de m’informer enfin, moi, insensible à tout depuis si longtemps, de ce qui se passe autour de moi... eh bien ! Claire, croirais-tu que je suis tombé sur cette phrase ?...

CLAIRE.

Laquelle ? parle donc, parle vite...

D’ORBE.

« Ou assure qu’un grand nombre des officiers supérieurs de M. de Lalli qu’on avait crus morts, lors de la prise de Pondichéry, viennent de rentrer dans leur pays, sortis après dix-huit mois des prisons d’Angleterre. »

CLAIRE.

Ah ! mon Dieu !

D’ORBE.

Je l’ai lu, je l’ai lu... et juge maintenant si je peux tranquillement songer au mariage qui se prépare.

CLAIRE.

Mais, hélas ! notre malheureux ami ne peut être au nombre des prisonniers... sa mort est trop certaine. Les détails positifs que nous a donnés M. Saint-Preux, cet acte de décès délivré par le ministère de la marine...

D’ORBE.

Oui, c’est vrai, il est mort ! bien mort ! mon pauvre Wolmar !... et tu vas encore me traiter de fou, de visionnaire ; mais enfin tu ne triompheras pas de mes frayeurs, de ma faiblesse, de ma folie ; non, tu ne m’empêcheras pas de voir, d’entendre partout et sans cesse, le jour quand je pense, la nuit quand je rêve, mon camarade d’enfance qui vient me reprocher le mariage de sa veuve avec son fils adoptif, qui vient me dire : D’Orbe, tu n’as rien essayé pour y mettre obstacle ; d’Orbe, c’est ton ouvrage ! j’ai beau faire... j’ai beau vouloir chasser cette idée... elle reste là, elle ne s’en va pas ! elle me brûle, elle me brise la tête ! et je suis sûr, oui, je suis sûr, quand ils vont être mariés, que je verrai encore l’ombre de mon ami se placer entre eux pour me redire : C’est ton ouvrage ! c’est ton ouvrage !

CLAIRE.

Ah ! d’Orbe, reviens à toi... le souvenir de celui qui n’est plus doit-il anéantir toute affection pour ceux qui lui survivent ?... l’ombre de Wolmar peut-elle exiger de toi que tu nous fasses tant de peine ? Songe donc un peu à moi, à ta femme, qui ne mérite pas non plus que tu l’oublies... entends-tu, d’Orbe ?

D’ORBE.

Oui, c’est vrai... je vois bien que je te chagrine... aussi, je fais tous mes efforts pour me donner une occupation, une distraction quelconque.

CLAIRE.

En cherchant bien ensemble, nous trouverions...

D’ORBE.

Jamais... Te l’avouerai-je, Claire ! j’en suis venu à regretter l’époque où j’étais inquiet, tourmenté à cause de toi... oui, je voudrais à tout prix retrouver mes misères de ce temps-là, ma jalousie enfin, quoiqu’elle m’ait tant fait souffrir... ça me ferait du mal encore, ce serait toujours une folie ; mais je l’aimerais mieux que l’autre... au moins ; l’accès a une fin, cela passe, et l’on est heureux !

CLAIRE, souriant.

Sans doute, avec une querelle, et puis un raccommodement... Ah ! vous voudriez, monsieur que ce temps-là fût revenu.

D’ORBE.

Je voudrais... je voudrais l’impossible. Quand ce chagrin-là m’est devenu indispensable pour me distraire, je ne peux plus l’éprouver... je ne peux pas être jaloux ; je ne peux pas douter de toi, madame d’Orbe, même une minute, même une seconde, je ne peux pas...

CLAIRE.

Vraiment ?

D’ORBE.

Bonne Claire !... avec ton air frivole, tu es un ange pour ton vieux mari. Plus je suis devenu triste, morose, insupportable, plus tu es bonne, aimable, assidue, patiente auprès de moi... aussi, dans les moments où je suis plus tranquille, je m’en veux bien, Claire, de tous les ennuis que je te donne.

CLAIRE.

Savez-vous, monsieur, que vous m’inspirez là une singulière idée ?

D’ORBE.

Quoi donc ?

CLAIRE.

Cette image funeste dont vous êtes poursuivi, vous l’oublieriez donc si vous pouviez encore être jaloux de moi ?

D’ORBE.

Tu ris, méchante !

CLAIRE.

En vérité, vous me donneriez envie d’être coquette.

D’ORBE.

Je t’en défie.

CLAIRE.

Oui, pour vous guérir de vos tourmens, je saurais vous en créer un autre ; je donnerais à mes yeux une expression de perfidie qui vous épouvanterait... je vous connais, monsieur, vous n’y résisteriez pas...

D’ORBE.

Ah ! ah ! ah !

CLAIRE.

Allons, vous riez à votre tour... tant mieux ! c’est ce que je voulais.

D’ORBE.

Oui, je ris... grâce à toi, je suis... presque heureux... et c’est, depuis dix-huit mois, peut-être mon premier instant de bonheur.

Un domestique est entré, apportant sur un plateau du thé, qu’il pose sur une petite table de jardin placée à la droite du public, devant un banc de pierre. Claire conduit doucement son mari de ce côté, le fait asseoir, et lui verse le thé. On entend au-dehors le roulement d’une voiture.

CLAIRE, remontant la scène.

Ah ! une chaise de poste qui s’arrête au bas de la cote... Qui sait ? il y a peut-être là-dedans un bel inconnu, un chevalier mystérieux, envoyé par le ciel pour me charmer, pour me séduire... et pour vous rendre jaloux.

D’ORBE, prenant sa tasse de thé.

Je te le dis encore, je t’en défie.

CLAIRE.

Vous êtes bien heureux que je sois obligée de rejoindre mes amis.

D’ORBE.

Déjà !

CLAIRE.

Il le faut.

Lui versant une seconde tasse de thé.

Mais tu ne seras plus triste !

D’ORBE.

Non.

CLAIRE.

Et ce soir, à la signature du contrat, tu feras bon visage à tout le monde.

D’ORBE.

Oui, je lâcherai.

CLAIRE.

À la bonne heure... Restez-là, restez... je le veux !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

D’ORBE, puis un instant après, WOLMAR

 

D’ORBE.

Charmante ! charmante ! elle a raison ! je chasserai toutes ces maudites idées qui m’ont fait tant de mal ; je n’y tiendrais pas, je deviendrais fou ; je tâcherai de ne plus penser qu’à ma femme. Elle est bien loin... je ne la vois plus... et par là... quel est cet homme qui me regarde, qui me fait signe... Ah ! ce voyageur dont elle m’a parlé tout à l’heure... Eh bien, qu’a-t-il donc à me considérer ainsi ! il me tend la main comme s’il me connaissait ; quant à moi, je ne crois pas... Ciel ! encore ma vision qui me reprend... Non, ça ne se peut pas, ce n’est pas lui... ce n’est pas vous, n’est-ce pas ? mais dis-moi donc que ce n’est pas toi ?

Un homme en redingote de voyage est entré à la droite du public ; il approche de d’Orbe et lui tend la main. C’est Wolmar.

WOLMAR.

D’Orbe !

D’ORBE, se laissant prendre la main, et regardant avec défiance.

Wolmar !

Il hésite toujours, le touche, le regarde encore, puis s’écrie.

Mais je ne suis pas fou, mon Dieu ! j’ai bien toute ma raison... c’est lui, c’est lui !

Il se jette dans ses bras, puis, l’amène jusque sur le devant du théâtre, et le considère toujours avec attendrissement.

WOLMAR.

Oui, c’est moi, d’Orbe, le prisonnier des Anglais, à qui l’on a ouvert enfin les portes de son cachot.

D’ORBE.

Wolmar... on t’a cru mort, nous t’avons tous pleuré.

WOMAR.

Mort ! en effet, les cruels ! ils ont intercepté toute correspondance ; mais tu sauras tout plus tard, je te dirai tout ce que j’ai souffert. Ah ! maintenant, le passé n’est plus rien, puisque je suis libre, libre pour te revoir, ami, pour embrasser tous ceux que j’aime... Julie, Julie ! où est-elle ?

D’ORBE.

Sortie avec... avec ma femme.

WOLMAR.

Sortie !... ô mon Dieu ! et lui, après toi, le plus cher de mes amis, lui, Saint-Preux, ou plutôt Charles, le fils de ma sœur, et je puis le dire avec orgueil, le plus brave de mes officiers ?

D’ORBE.

Il donne le bras à ces dames...  Il s’agit d’une bonne action... c’est une habitude que tu nous as donnée à tous.

WOLMAR.

Eh bien ! conduis-moi, je veux les voir à l’instant, à l’instant même.

D’ORBE, à part.

Diable ! si on pouvait les prévenir, ce serait plus sûr.

WOLMAR.

Tu hésites ?

D’ORBE.

Non pas, non pas... pourtant...

À part.

Et ces paysans, ce notaire, qui doivent venir pour la fête, pour le contrat...

WOLMAR.

D’Orbe, tu n’as plus l’air aussi joyeux de mon retour que tu l’étais il y a un instant.

D’ORBE.

Ah ! peux-tu le penser ? mais vois-tu, la surprise, l’émotion... tu conçois... ? Il en sera de même pour eux... ces pauvres jeunes gens... et si tu faisais bien, j’irais seul à leur rencontre, je te les amènerais, et...

WOLMAR, l’interrompant vivement, après l’avoir regardé comme pour chercher à lire dans ses yeux.

Écoute, le trouble où je te vois a réveillé dans mon âme des terreurs que j’éprouvais malgré moi lorsque j’étais prisonnier... puis, je les avais bannies en recouvrant la liberté ; je les croyais surtout effacées pour jamais, depuis que je t’ai embrassé... d’Orbe, me serais-je trompé ? réponds-moi... Suis-je revenu ici pour y subir une destinée plus horrible encore que ma captivité ?

D’ORBE.

Wolmar, je ne te comprends pas, je ne sais ce que tu veux dire.

WOLMAR, après un temps de réflexion.

Je les attendrai, je triompherai de mon impatience... aussi bien, il est heureux peut-être que je sois un instant seul avec toi.

D’ORBE.

Mais...

WOLMAR.

Laisse-moi parler ; il le faut. Ici, vous avez tous pleuré ma perte ; mais la vengeance des Anglais, en épargnant une partie de nos soldats et de nos officiers, a été implacable pour nous, les chefs de cette déplorable expédition... ce n’était pas notre mort qu’on voulait, c’était notre souffrance... elle a été affreuse... j’allais être tué par des maraudeurs qui m’avaient dépouillé de mon uniforme... l’amiral anglais me reconnut pour le chef d’escadre qui lui avait été si souvent redoutable, et je fus emmené, jeté dans les fers... et là, toute communication avec ma patrie, avec mes amis, me fut interdite... Ah ! c’était là, d’Orbe, c’était là ma plus grande misère, la seule pour laquelle j’ai toujours manqué de courage... j’étais mort pour toi, je le savais, mort pour Julie, et pour lui ! tu me comprends, n’est-ce pas ? Pour lui ! je me disais. Charles est auprès d’elle ! il la voit tous les jours, et son amour ne lui semble plus un crime... Je suis mort ! elle est veuve ! et pleurant alors de désespoir et de rage, parfois j’étais tenté de me déchirer la poitrine, ou de me briser la tête contre les barreaux de ma prison !

D’ORBE.

Wolmar !... tu m’effraies...

WOLMAR.

Eh bien ! ce supplice du doute, de l’incertitude, ami, tu viens de me le rendre il est là comme dans mon cachot, il détruit presque tout le plaisir que j’éprouve à te revoir... Au nom du ciel, d’Orbe, réponds-moi... ne prolonge pas cette agonie... réponds ; je le veux... ils s’aiment, ils se parlent d’amour n’est-il pas vrai ?

D’ORBE, avec effroi, et s’empressant de répondre.

Jamais ! jamais !... ils n’y pensent pas le moins du monde... au contraire.

WOLMAR.

Tu ne me trompes pas ?

D’ORBE.

Du tout...

À part.

Je ne sais plus ce que je dis...

WOLMAR.

Mais pourquoi donc, s’il en est ainsi, si mon retour était un bonheur pour eux, pourquoi donc ne m’as-tu pas déjà conduit dans les bras de mes enfants !

Regardant au-dehors.

Ah !... là bas... mes yeux ne m’ont pas abusé... les voilà... je les reconnais !

D’ORBE.

Avec ma femme !

WOLMAR.

Elle les quitte, et tous les deux se dirigent de ce côté ! Ô mon cœur... est-ce de joie, est-ce de terreur qu’il doit battre ainsi ?

D’ORBE.

Wolmar... je t’en conjure... laisse-moi d’abord leur annoncer ton retour.

WOLMAR, l’entraînant derrière une charmille.

Non, non, tais-toi, pas un mot, pas un geste ! Là, j’ai senti se ranimer toutes mes tortures il faut qu’elles finissent ; il faut que je sache si mes soupçons sont injustes... D’Orbe, dussé-je tomber mort en les écoutant, je veux, je veux les entendre.

D’ORBE, à part, en se laissant entraîner.

Ah ! s’ils pouvaient oublier tous les deux de se parler d’amour !

 

 

Scène V

 

D’ORBE, WOLMAR, JULIE, SAINT-PREUX

 

Pendant cette fin de scène, Julie et Saint-Preux sont entres lentement et semblent continuer une conversation.

SAINT-PREUX.

Julie ! le ciel, qui nous avait si longtemps séparés, veut donc enfin nous réunir. Dans peu d’instants, vous serez ma femme.

WOLMAR.

Sa femme ! D’Orbe, tu m’as trompé !

D’ORBE, à part.

Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

SAINT-PREUX.

Et pourtant, lorsque l’heure approche où nous devons signer ensemble cet acte qui nous unit à jamais l’un à l’autre...

D’ORBE, bas à son ami.

Le contrat n’est pas encore signé.

WOLMAR.

Mais ils m’ont oublié !...mais ils s’aiment !

JULIE.

Saint-Preux, je vous comprends : dans ce moment, sans doute, votre cœur éprouve ce qui se passe dans le mien... l’heure approche, et après l’avoir tant désirée, nous voudrions la voir reculer encore.

SAINT-PREUX.

Et nous tremblons comme si la seule pensée de ce mariage était un crime.

D’ORBE.

Hein ! crois-tu qu’on t’oublie ?

JULIE, à Saint-Preux.

Venez, mon ami.

Elle lui prend la main, et le conduit devant le tableau, qu’elle découvre.

WOLMAR.

Que fait-elle ?

Julie s’agenouille devant le portrait, et Saint-Preux en fait autant.

À genoux, l’un et l’autre ?

D’ORBE.

Oui, devant toi ! c’est ton portrait... l’ouvrage de Julie.

WOLMAR.

Mon portrait ! son ouvrage !

D’ORBE.

Et vois comme il est ressemblant ! vois comme on t’oublie !

Ils se sont avances doucement, et Wolmar considère avec attendrissement son portrait, devant lequel sont toujours prosternés les deux jeunes gens. Ils se lèvent, et les deux vieillards, se reculant, sont de nouveau masques par les arbres.

JULIE, debout, mais toujours devant le portrait.

Wolmar, que ton ombre s’apaise et ne maudisse pas ceux pour qui tu as été si bon pendant ta vie... Si leur amour t’offense, tu es bien vengé ; désormais nous ne pouvons être heureux : tu es perdu pour nous, et trop de souvenirs, de regrets ; sont là pour glacer notre joie, pour détruire à jamais notre bonheur.

WOLMAR, d’une voix étouffée par les sanglots.

Julie... Ah ! mon ami, tu l’entends.

D’ORBE, pleurant aussi.

Décidément, elle t’oublie, cette femme-là.

SAINT-PREUX.

Mon père... pardonne-moi de n’avoir pu te sacrifier mes jours... c’était mon vœu, mon espoir, et, seul, tu as été frappé... Mais, au moment de contracter ce mariage, une frayeur, un remords invincible m’a ramené à tes pieds... comme autrefois, comme ce jour où tu me tendis les bras en m’appelant Charles de Wolmar... Comme alors, mon père, pardonne-moi : si de là-haut tu lis dans, mon  âme, tu sais que, maintenant encore, je voudrais donner ma vie pour racheter la tienne. Adieu, mon père.

JULIE.

Adieu !

WOLMAR, faisant deux ou trois pas vers l’endroit par où les jeunes gens s’éloignent.

Non, non, pas adieu... Julie... Charles... Ah ! la voix me manque.

Sa voix est altérée, affaiblie par l’émotion, et les deux jeunes gens n’ont pu l’entendre.

D’ORBE, pleurant.

À moi aussi.

WOLMAR.

Et je n’ai pas la force...

D’ORBE, de même.

Ni moi non plus.

Tous deux tombent comme épuisés sur le banc. Pendant ce temps Saint-Preux et Julie ont continue de se retirer lentement. Ils disparaissent.

 

 

Scène VI

 

WOLMAR, D’ORBE

 

Les deux amis se tiennent par la main, et gardent un instant le silence.

WOLMAR.

Ah ! cet instant vient d’effacer pour toujours jusqu’au souvenir de mes malheurs.

D’ORBE.

Oh ! les braves jeunes gens ! les braves jeunes gens !

À part.

Je les aurais souillés qu’ils n’auraient pas dit autre chose.

WOLMAR, avec joie.

Et maintenant, mon ami, mon cher d’Orbe... maintenant je suis de ton avis... je suis heureux... oh ! bien heureux de les avoir revus ; mais tu avais raison, il vaut mieux peut-être que je ne me sois d’abord pas présenté à eux.

D’ORBE.

N’est-ce pas ? Au moins, tu es sur d’avoir lu dans leurs cœurs et de les avoir bien jugés.

WOLMAR.

Je ne veux pas, je ne dois pas même avoir l’air de connaître ce projet de mariage... je dois leur épargner cet embarras, celte position pénible où ils devraient être en ma présence... ami, charge-toi d’abord de les prévenir, de les préparer... moi, je les ai revus, je puis attendre encore... Oh ! pas longtemps, bientôt, bientôt je reviens là, auprès de toi, auprès d’eux, pour vous embrasser tous.

D’ORBE.

Eh bien ! je vais les appeler et leur dire mais, pendant ce temps, où iras-tu, Wolmar ? que vas-tu faire ?

WOLMAR.

Et ! que sais-je ? j’ai de quoi occuper ma pensée... je suis heureux... Ah ! c’est une joie folle, indicible, incroyable !... c’est le bonheur de deux âges à la fois, celui d’un amant qui retrouve sa maîtresse, celui d’un père qui retrouve ses enfants... À bientôt, d’Orbe.

D’ORBE.

Oui, à bientôt.

Wolmar sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

D’ORBE, seul, puis CLAIRE

 

D’ORBE.

Il est heureux ! je le crois bien... ah ! c’est pour le coup que ma femme dira que je suis fou... que je perds la tête... on la perdrait à moins...

Appelant.

Claire !

Il marche vers le pavillon, et appelle encore.

ma femme !... Julie !... monsieur Charles ! venez, venez donc... mais arrivez donc, ma chère amie !

CLAIRE, entrant en riant.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? autant que je puis le voir, vous avez repris enfin toute votre gaîté.

D’ORBE.

Oh !oui, toute ma gaîté... Eh bien, Claire, je l’ai vu, ton bel inconnu, cet être mystérieux que le ciel nous envoyait, disais-tu, pour exciter ma jalousie.

CLAIRE.

Eh bien ?

D’ORBE.

Je l’ai vu, j’ai causé avec lui, je l’ai reconnu, je l’ai embrassé... nous sommes les meilleurs amis du monde.

CLAIRE.

Comment ? que dites-vous ?

D’ORBE.

Cet inconnu, c’est lui... lui-même... c’est mon ami, mon cher Wolmar !

CLAIRE.

Wolmar !

SAINT-PREUX et JULIE, qui viennent d’entrer, ont entendu le dernier mot, et répètent avec Claire.

Wolmar !

 

 

Scène VIII

 

D’ORBE, CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX

 

CLAIRE, s’écriant.

Ah ! mon pauvre d’Orbe... plaignez-moi, mes amis, je l’avais prévu, sa raison est égarée...

Tout le monde s’empresse autour du vieillard.

D’ORBE.

Là ! qu’est-ce que je disais ?... n’est-ce pas que j’ai l’air d’un fou ? ça ne m’étonne pas... et pourtant, c’est vrai ! c’est bien vrai !...

Prenant les mains de Saint-Preux et de Julie.

Mes enfants ! mes pauvres enfants, du courage ! on ne signera pas le contrat... c’est impossible... Wolmar existe... je l’ai revu...

CLAIRE, à ses amis.

Vous voyez si je m’abusais ; un accès de délire... oh ! que je suis malheureuse !

JULIE.

Mon tuteur, revenez à vous.

SAINT-PREUX.

Monsieur d’Orbe, voyez la tristesse de votre femme, la nôtre... rappelez-vous que votre ami, que mon oncle est tombé glorieusement sur un champ de bataille...

D’ORBE.

Oui, de bataille... on a cru cela... on s’est trompé... Moi, moi seul, je connais la vérité... mais ne me plaignez donc pas... ne me regardez pas avec cet air de pitié. Je vous dis que je l’ai vu ici, ici même... Claire, ce voyageur... c’était lui, bien lui, Wolmar, sorti des prisons d’Angleterre après une affreuse captivité...

JULIE.

Ah ! s’il était possible !

SAINT-PREUX.

Mon oncle...

CLAIRE.

Monsieur de Wolmar !

D’ORBE.

Il existe, il existe, je vous le jure... et vous-même, vous ne tarderez pas à le revoir... Claire, toi qui me connais bien, vois la joie qui brille dans mes yeux, vois quelle différence il y a entre le d’Orbe de ce matin, accablé, anéanti par la douleur, et celui d’à présent, heureux, ranimé, rajeuni par le retour de son vieux camarade... Claire, mais dis-leur donc de me croire, dis-leur donc que je ne suis pas fou.

CLAIRE.

Non ! mes amis... non, il n’était pas ainsi, lorsque je craignais pour sa raison... il dit vrai sans doute, et M. de Wolmar existe.

SAINT-PREUX et JULIE.

Il existe !

SAINT-PREUX.

Où est-il ? ah ! qu’il me tarde de le voir !

JULIE.

De tomber à ses genoux !

SAINT-PREUX.

Mais répondez donc, monsieur d’Orbe... ah ! ne nous faites pas attendre davantage... où est-il ?

D’ORBE.

Patience ! patience ! il va venir ! et vous tomberez, non pas à ses genoux, mais dans ses bras... Il veut vous surprendre, c’est à vous de lui rendre la pareille. Qu’il trouve tout disposé pour le recevoir. Une fête...

JULIE.

Oui, une fête, celle du retour.

SAINT-PREUX.

Elle remplacera celle qui devait se célébrer aujourd’hui, et du moins Julie, le bonheur de cette soirée sera exempt de trouble et de remords.

CLAIRE.

C’est bien, mes amis, c’est bien... que vos projets, que vos rêves soient pour toujours oubliés.

LES DEUX JEUNES GENS.

Pour toujours.

D’ORBE, qui a remonté la scène, appelant.

Joseph !... Pierre ! Dubois !... enlevez ce tableau... portez-le dans le grand salon... Ah ! ce voile funèbre... ce crêpe il n’est plus de saison... qu’il disparaisse... Des fleurs, des fleurs partout... et puis, il faut courir à l’instant... non, j’irai moi-même prévenir le notaire... tout le village, que le motif de notre réunion est changé, qu’il ne s’agit plus d’une noce, mais d’un retour. Toi, madame d’Orbe, donne tes ordres pour la fête. Monsieur Charles, attendez ici, à ma place, recevez votre oncle ; et vous, Julie, changez de toilette : vous n’êtes plus veuve. Ah ! décidément, je suis fou... mais c’est de joie... de bonheur !... Au revoir, au revoir, mes enfants.

CLAIRE, aux domestiques.

Suivez-moi.

Elle rentre avec eux dans le pavillon ; d’Orbe sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

JULIE, SAINT-PREUX

 

SAINT-PREUX.

Il existe !... ô mon Dieu ! tu le sais, ma première, ma seule pensée à cette nouvelle a été de te rendre grâce.

JULIE.

Et moi, je sens enfin que ma conscience est calme... et ne m’adresse plus de reproches. Auprès de vous, monsieur Charles, désormais, je ne tremblerai plus ; désormais, vous serez un frère pour moi...

SAINT-PREUX.

Et vous, Julie, une sœur pour Saint-Preux. Une sœur ! oui... ce nom est le seul que j’aie maintenant le droit de vous donner.

JULIE.

Ah ! c’est un bonheur plus grand peut-être que celui dont notre folie avait rêvé l’espérance.

SAINT-PREUX.

Oui, nous serons heureux.

JULIE.

Bien heureux !... et déjà, je crois...

Julie a dit ces mots presqu’en pleurant, clic se trouve auprès du bosquet où étaient assis les deux vieillards peu d’instants auparavant ; elle tombe sur le banc, comme épuisée par son émotion. Saint-Preux se rapproche, et, debout auprès d’elle, continue d’un air mélancolique.

SAINT-PREUX.

Julie, ma sœur... cette affection, cette tendresse si pure... oh ! sans doute, c’est encore pour nous, pour moi du moins, madame, un sort digne d’envie ; et bientôt, je l’espère...

Il semble se contenir un instant, puis enfin il achève sa phrase en fondant en larmes.

Ah ! Julie ! Julie, jamais je ne pourrai vous aimer comme une sœur.

JULIE.

Saint Preux... monsieur, que dites-vous ?

SAINT-PREUX.

Oui, madame, oui, il n’y a qu’un instant encore, auprès de ce portrait, au moment même de vous nommer ma femme, et le cœur tout plein de cette fatale passion que jamais, non, jamais je ne saurai vaincre, je pouvais du moins lui imposer silence, la contenir là, au fond de mon âme... Mes yeux se détournaient des vôtres, et je n’aurais pas osé vous dire : je t’aime !... car il m’aurait semblé que je vous parlais d’amour auprès d’un cercueil.

Pendant cette dernière phrase, Wolmar a reparu au fond du théâtre. Il entre, et sur le seuil de la grille il aperçoit Julie et Saint-Preux.

 

 

Scène X

 

JULIE, SAINT-PREUX, WOLMAR

 

WOLMAR.

Ah ! mes enfants, les voilà !...

Il se dirige de leur côté avec joie, marchant doucement, et comme disposé à venir se placer entre eux. Saint-Preux continue.

SAINT-PREUX.

Et maintenant... maintenant que ce mot est devenu pour moi ce qu’il était il y a deux ans, un crime... eh bien ! il est là, malgré moi, sans cesse sur mes lèvres, prêt à s’échapper, Julie... oui, je t’aime, je t’aime !

Une violente colère se peint sur la figure de Wolmar... Il ouvre sa redingote qui recouvre un vieil uniforme d’officier de marine, porte frénétiquement la main à son poignard, et le tire du fourreau. Ce mouvement, exécuté très vite, n’interrompt pas le dialogue des deux jeunes gens, qui devient au contraire, dès ce moment, plus vif et plus animé.

JULIE.

Ah ! par grâce, monsieur Charles !...

SAINT-PREUX.

Et je suis heureux et misérable tout à la fois, en apprenant qu’il existe, lui, heureux de son retour, et misérable de ta perte ; bien heureux de pouvoir embrasser mon général, de lui rendre chaste et pure, pour prix de tant de bienfaits, celle qui doit embellir sa vieillesse... mais misérable, oh ! mille fois misérable de n’avoir pas assez de courage pour aimer cette femme comme une sœur.

JULIE.

Monsieur... monsieur... n’aurez-vous donc aucune pitié de la pauvre Julie ?... voulez-vous qu’il voie, à son retour, cette rougeur qui couvre mon visage, ces larmes que je ne puis plus contraindre ?... voulez-vous enfin que je tombe morte à ses pieds lorsqu’il va nous revoir ?...

Elle tombe sur le banc, et la tête de Wolmar domine la sienne. Saint-Preux toujours debout près du bosquet ne peut le voir. Moment de silence, Wolmar, au dernier mot de Julie, a remis le poignard dans sa ceinture. Il prend des tablettes, et s’appuyant sur le piédestal d’une statue, écrit quelques lignes au crayon, s’interrompant de temps à autre pour entendre les mots les plus expressifs que vont se dire les deux jeunes gens pendant la fin de la scène. De ce moment, le langage de Saint-Preux est plus posé, plus lent, et prend une sorte de solennité.

SAINT-PREUX.

Pardon, pardon, madame... ce langage, vous ne l’entendrez plus à l’avenir... ce chagrin que j’éprouve, personne ne le verra, ne le saura désormais... Pour lui, pour M. de Wolmar, je me condamnerai à une agonie de tous les jours, de tous les instants... je saurai me faire un visage riant, paraître calme et indifférent auprès de Julie... enfin tout le monde, et lui surtout, en jetant sur moi le coup d’œil le plus pénétrant, le plus soupçonneux, pourra croire à mon bonheur, à ma joie, lorsque j’éprouverai là toutes les tortures de l’enfer. Lui, du moins, il sera heureux !

WOLMAR.

Heureux !

Il continue d’écrire.

SAINT-PREUX.

Et vous aussi, madame !

JULIE.

Moi !... ah ! pouvez-vous le croire ?... mon sort sera le vôtre, monsieur, et votre courage ne sera pas au-dessus du mien. Ma vie ! depuis longtemps, n’en ai-je pas fait le sacrifice, Charles ? Tous les deux, ne sommes-nous pas enchaînés à lui par la même reconnaissance ? Monsieur Charles, nous devons souffrir, nous ; mais à lui, nous lui devons le bonheur.

Musique joyeuse dans le lointain. Wolmar semble avoir fini sa lettre. Il arrache de son calepin le feuillet sur lequel il vient d’écrire, et sort précipitamment.

Tenez, entendez-vous ?... ce sont nos amis, ils viennent avec M. d’Orbe... pour célébrer avec nous le retour de M. de Wolmar.

Les deux jeunes gens gagnent le milieu du théâtre.

SAINT-PREUX.

Oui, une fête... et je vais y paraître... Oh ! ma joie sera sincère une fois encore !... car il va me presser dans ses bras.

JULIE.

Adieu, monsieur Charles ; c’est la dernière fois que Julie vous aura laissé lire dans son âme, c’est la dernière fois que nous pleurons ensemble.

SAINT-PREUX.

Oui, la dernière...

Ils sortent l’un à gauche, et l’autre à droite. La musique de fête continue en sourdine. Wolmar reparaît au fond à l’extérieur. Il est suivi d’un paysan à qui il remet le papier qu’il vient d’écrire, et il lui montre du doigt le côté où la musique se fait entendre comme pour lui indiquer de remettre son billet à d’Orbe.

WOLMAR.

À lui... entendez-vous ? à M. d’Orbe, à lui seul !... Allez.

Sortie du paysan.

 

 

Scène XI

 

WOLMAR, seul

 

Il est toujours sur le seuil et regarde au loin. Mon pauvre d’Orbe ! tout à l’heure, avec toi, je me livrais à la joie, aux plus folles espérances... et maintenant tout est détruit, renversé pour toujours... Adieu, mon rêve, mes illusions, adieu ! Misérable vieillard ! ah ! pour toi, maintenant le ciel est sombre, la liberté n’a plus de charmes ; maintenant le regrette l’absence, l’exil ; je regrette jusqu’aux horreurs de mon cachot, et je maudis le ciel qui ne m’a pas laissé mourir sur un champ de bataille...

Descendant la scène et regardant du côté du pavillon où loge Julie.

Julie ! Julie ! elle aimera Saint-Preux toute sa vie !... et près de toi elle s’efforcera pour paraître gaie, heureuse !... Ne l’as-tu pas entendu, Wolmar ? sa vie est un sacrifice qu’elle t’a fait ? elle est enchaînée à toi par la reconnaissance... Encore et toujours ces misérables mots, qui nous ont réunis l’un et l’autre ! la reconnaissance ! un sacrifice ! le devoir ! Saint-Preux et Julie...Chacun de vous va remplir son devoir !... et moi aussi, moi aussi, je remplirai le mien...

Il sort en courant avec une sorte de déliré, s’élance sur la montagne et la gravit d’un air désespéré. La musique est tout-à-fait rapprochée. Entrée joyeuse des paysans, qui ont tous des bouquets au côté ; à leur tête est d’Orbe, et ils viennent se grouper autour de lui sur le devant de la scène. Pendant ce temps, Wolmar disparaît au sommet de la montagne.

 

 

Scène XII

 

D’ORBE, LES PAYSANS

 

D’ORBE.

C’est bien, c’est bien, mes enfants... je suis content de vous... mais pas de bruit, silence ! entrez là, dispersez-vous dans toutes les allées du parc, et reparaissez ensemble de toutes parts, quand je vais vous appeler... venez vous presser à ses côtés, lui présenter vos bouquets, et crier avec moi : Vive M. de Wolmar ! notre ami, notre bienfaiteur à tous !... allez, allez...

À lui-même.

Est-il revenu ? les a-t-il embrassés déjà ? ah ! ce jour est le plus beau de ma vie !

Les paysans sont sortis doucement pur toutes les coulisses. Un seul est resté après les autres ; c ‘est celui à qui Wolmar a remis le billet : il s’approche de d’Orbe, lui présente le papier, le laisse dans ses mains, et va rejoindre les autres. D’Orbe regarde le papier avec surprise.

Quoi donc ? ah ça ! mais je ne me trompe pas c’est de sa main pourquoi diable m’écrire... lorsque tout à l’heure... ? « Mon ami, je m’abusais ! ils s’aiment toujours... je le sais, j’en ai la preuve... et ma présence serait le désespoir pour tous les deux... D’Orbe, ils ne me reverront pas. »

À lui-même.

Plaît-il ? que signifie... ?

Reprenant sa lecture.

« Tu leur diras que je veux qu’ils soient heureux, que leur ami, leur père, a béni leur union... » Mais je ne puis... je n’ose comprendre... « Toi, d’Orbe, regarde maintenant au sommet de la montagne, et tu verras, toi seul, tu verras le pauvre Wolmar te tendre la main pour te dire un éternel adieu !... »

S’écriant.

Ciel ! en effet... là-haut, auprès le cet abîme... Arrête, malheureux, arrête. au secours ! au secours... ah !

Il pousse un grand cri et tombe renverse la face contre terre aux pieds de la montagne.

 

 

Scène XIII

 

D’ORBE, CLAIRE, JULIE, SAINT-PREUX, DOMESTIQUES et PAYSANS

 

On rentre de toutes parts. On court à d’Orbe, on le relève, on le ramène sur le devant de la scène, effroi de tous les personnages.

CLAIRE.

D’Orbe, mon ami !... Julie. Monsieur... qu’avez-vous ?

SAINT-PREUX.

Que s’est-il donc passé ?

CLAIRE.

Tu as crié au secours, et personne n’était auprès de toi, et nul danger... allons, regarde-moi, reconnais-moi, je suis ta femme.

JULIE.

Et vous êtes entouré de tous vos amis.

D’ORBE.

Mes amis !... oui ; mais il manque le plus dévoué, le plus cher de tous.

TOUS.

M. de Wolmar... eh bien !...

D’ORBE.

Eh bien ?...

Il prend Claire par la main, Remmène dans un coin du théâtre et lui remet la lettre en la masquant à tous les autres personnages, qui suivent des yeux avec intérêt.

CLAIRE.

Grand Dieu !

Elle tourne avec effroi ses regards vers l’abîme ; puis, après un instant de silence, elle cache la lettre dans son sein, et dit à d’Orbe en lui serrant la main eu pleurant.

Ami... ayons la force de leur taire cet horrible secret, cette grande infortune, qui est désormais irréparable.

D’ORBE.

Oui, Claire... je te comprends... que nous servira-t-il de leur faire partager notre douleur ?...

Se rapprochant de Saint-Preux et Julie.

Mes amis, Claire ne s’était pas abusée... tantôt j’étais en délire.

SAINT-PREUX et JULIE.

Comment ?

D’ORBE.

En proie à cette affreuse vision qui ne cesse de me poursuivre, je vous ai annoncé un bonheur que nous ne devions pas avoir... M. de Wolmar a trop réellement cessé de vivre.

Mouvement général. D’Orbe continue en pleurant.

Désormais, vous pouvez être unis l’un à l’autre...mais, au nom du ciel, une grâce encore pour moi, pauvre insensé, qui ne tarderai pas à le rejoindre : attendez, attendez que je ne sois plus là...

Claire et les deux jeunes gens lui serrent les mains avec douleur et amitié, comme pour le supplier d’éloigner cette pensée. Il reprend toujours avec la même émotion.

Et puis aujourd’hui, au lieu de fête...une prière ! une prière pour celui qui n’est plus !!!

Il tombe à genoux, et tous les personnages en scène suivent son exemple.

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