La Navette (Henry BECQUE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 15 novembre 1878.

 

Personnages

 

ARTHUR

ALFRED

ARMAND

ANTONIA

ADÈLE

 

La scène se passe à Paris, de nos jours.

 

Le théâtre représente un salon élégant. Au fond, porte deux battants ; deux autres portes, à un seul battant, l’une à gauche, au premier plan, l’autre à droite, au second plan. À droite, au premier plan, en scène, un canapé. En scène également, à gauche, même plan, une table et ce qu’il faut pour écrire. Meubles divers.

 

 

Scène première

 

ANTONIA, ALFRED

 

Ils sont assis à une table de jeu qui occupe le milieu de la scène.

ANTONIA.

Quarante de bésigue. Vous entendez. Je marque quarante de bésigue. Prenez une carte. Prenez donc une carte. Jouez, n’est-ce pas, ou allez-vous-en.

ALFRED, jetant ses cartes.

Vous avez raison, Antonia, je m’en vais.

Il se lève et va prendre sa canne et son chapeau ; revenant près d’Antonia qui s’est levée à son tour.

Antonia ?

ANTONIA, passant devant lui et se dirigeant vers la porte de gauche.

Au revoir, mon ami.

ALFRED.

Où allez-vous ?

ANTONIA.

Vous le voyez, je passe dans ma chambre à coucher.

ALFRED.

Attendez, que diable, je vais partir.

ANTONIA, s’arrêtant.

Partez.

ALFRED, après un mouvement de mauvaise humeur, dépose sa canne et son chapeau sur la table de jeu et se rapproche d’Antonia.

Je ne vous comprends pas, ma chère Antonia. J’arrive, vous me faites une scène ; la scène m’impatiente, vous me mettez au bésigue ; le bésigue m’ennuie, vous me renvoyez.

ANTONIA.

C’est votre faute. Pourquoi êtes-vous venu si tard, quand je ne vous attendais plus ?

ALFRED.

Il me semble, ma chère Antonia, que j’ai bien le droit de venir ici à l’heure qui me plaît.

ANTONIA.

Le droit ! Le droit ! Vous ne parlez jamais que de votre droit ! Je ne me suis pas engagée avec vous à ne voir personne et à n’aller nulle part.

ALFRED.

Voyez comme vous êtes. Vous me priez de passer chez votre couturière, je suis bon enfant, j’y passe, je vous rapporte sa facture acquittée ; à peine m’avez-vous remercié du bout des lèvres.

ANTONIA.

Je m’en moque bien, d’une note de plus ou de moins.

ALFRED.

Remarquez que cette galanterie de ma part a été toute volontaire ; je n’y étais pas tenu par nos petits arrangements.

ANTONIA.

Nos petits arrangements ! Vous m’en parlez assez, de nos petits arrangements, pour que je ne les oublie pas ! Je me révolte à la fin. Monsieur se lève tard ! Monsieur déjeune avec ses amis ! Il va à la Bourse, à son Cercle, à l’Hôtel des Ventes, il va partout, monsieur, pendant que moi, sa maîtresse, je suis là, à faire des patiences en l’attendant. Vous êtes-vous occupé au moins de mon affaire ?

ALFRED.

Quelle affaire ?

ANTONIA.

Ne deviez-vous pas consulter une Compagnie d’assurances... pour ce méchant viager que vous me promettez depuis si longtemps ?

ALFRED.

J’ai été chez votre couturière.

ANTONIA.

Ce n’est pas assez. Il fallait aller aussi aux assurances. Partez-vous ?

ALFRED.

Je partirai quand je voudrai.

ANTONIA.

Restez alors.

Elle le quitte et entre à gauche.

 

 

Scène II

 

ALFRED

 

J’ai fait une bêtise !... J’ai fait une grande bêtise !... Autrefois mes relations avec Antonia étaient charmantes... Antonia avait un protecteur qui nous gênait bien un peu, mais cependant c’étaient des relations charmantes... J’ai voulu être le protecteur à mon tour. Pourquoi ?... Eh ! pourquoi ? Il y avait là une question de dignité qui se comprend. On se fatigue à la longue de ces ménages à trois, qui exigeraient de la part de la femme des précautions infinies, une délicatesse excessive... qu’elle n’a pas toujours. Ensuite, je désirais, par amitié pour Antonia, lui créer une situation exceptionnelle. entre la bonne et la mauvaise société... plus près de la bonne, autant que possible. Ainsi, Antonia et sa mère ne se voyaient plus depuis longtemps, ma première pensée a été de les réconcilier. Antonia et sa mère ne peuvent pas rester cinq minutes ensemble sans se prendre aux cheveux, mais c’est une compagnie pour cette enfant. Je rends justice à Antonia. Elle apprécie sérieusement le côté honorable de ma conduite avec elle ; mais les sacrifices pécuniaires que je m’impose ne lui suffisent pas. Elle est exigeante. Un jour ceci, un autre jour cela. Elle ne m’exploite pas, non, la pauvre enfant est incapable de m’exploiter. Elle me... elle me carotte, voilà le mot, elle me carotte. Eh bien ! je n’aime pas ça, c’est embêtant. Je sais bien qu’elle a raison après tout. Elle avait une position qu’elle a abandonnée pour moi. Elle est jeune, jolie, fidèle ; oh ! fidèle, elle l’est bien certainement. Elle me disait encore hier, en me rappelant le temps où je n’étais pas seul : Pour rien au monde, pour rien au monde, je ne recommencerais une existence pareille.

Antonia rentre ; Arthur paraît derrière elle, en lui tenant la taille ; elle referme la porte sur lui.

 

 

Scène III

 

ALFRED, ANTONIA

 

ANTONIA.

Comment ! Je vous quitte, vous voyez que j’ai assez de vous aujourd’hui, et je vous retrouve !

ALFRED.

Vous ne pensiez pas que je partirais sans vous dire adieu. Expliquez-moi, Antonia, cette persistance que vous mettez à me renvoyer et dont je ne suis pas dupe. Vous allez sortir ?

ANTONIA.

Je ne sors pas.

ALFRED.

Vous attendez quelqu’un alors ?

ANTONIA.

Je n’attends personne. Il ne vous manque plus que de me soupçonner et de me faire une scène de jalousie. Prenez votre chapeau, mon ami, donnez-moi la main et allez-vous-en, nous nous dirions encore des choses désagréables, c’est inutile.

ALFRED, obéissant machinalement.

Quand vous verrai-je ?

ANTONIA.

Quand vous voudrez.

Il gagne la porte du fond, Antonia remonte avec lui ; il hésite encore un instant et sort.

Enfin ! Le voilà parti !

Descendant la scène.

J’ai été folle de ce garçon-là et maintenant je ne peux plus le voir en face. Comme les hommes changent !

Allant à la porte de gauche et l’ouvrant.

Arthur ! Arthur !

 

 

Scène IV

 

ANTONIA, ARTHUR

 

ARTHUR, à part, après plusieurs signes de fatigue et de mécontentement.

Cette situation ne peut pas durer plus longtemps.

ANTONIA.

Sois gentil, mon Arthur, range cette table, serre ces cartes, que je ne les voie plus ! Allons !

ARTHUR, obéissant machinalement, à part.

Je fais le ménage... le ménage de l’autre.

Il ferme la table de jeu et la remet à sa place, près de la porte du fond, à droite.

ANTONIA.

Viens près de moi maintenant. À quoi penses-tu là ?

ARTHUR.

Je pense à nous... à nous trois.

ANTONIA.

Le sujet n’est pas plaisant, mon ami.

ARTHUR.

Je trouve aussi qu’il n’est pas plaisant. Si c’est ce que tu appelles passer la journée ensemble, moi là, toi ici... avec l’autre.

ANTONIA.

L’autre ! l’autre ! Plains-toi, je te le conseille.

ARTHUR.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

ANTONIA.

Rien. Je me comprends. Approchez, vilaine bête, vous ne méritez pas toute la peine qu’on prend pour vous. Quelle figure faites-vous à votre amie ? Une risette... tout de suite... mieux que cela... à la bonne heure.

ARTHUR.

Tu m’aimes, Antonia ?

ANTONIA.

Oui, je t’aime. Si je ne t’aimais pas, pourquoi te garderais-je ? Ce n’est pas pour ce que tu me donnes, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

J’attendais ce reproche.

ANTONIA.

Je ne te fais pas de reproche, mon ami ; tu n’as pas le sou, ce n’est pas ta faute.

ARTHUR.

Je n’ai pas le sou.

ANTONIA.

On sait bien que les jeunes gens ne roulent pas sur l’or ; mais j’en ai vu bien peu d’aussi panés que toi.

ARTHUR.

Pané ! Je suis pané !

À part.

Cette situation ne peut pas durer plus longtemps. Antonia ?

ANTONIA.

Mon ami ?

ARTHUR.

Qui sait, Antonia, je pourrais me réveiller demain avec de la fortune.

ANTONIA.

Je ne dis pas non. Il faut si peu de chose aujourd’hui pour faire fortune ; un coup de chien sur le Mobilier espagnol.

ARTHUR.

Une succession suffirait.

ANTONIA.

Oh ! les successions, on les attend toujours bien longtemps.

ARTHUR.

Elles viennent cependant... tard, beaucoup trop tard... mais elles viennent. Que penserais-tu d’une succession qui m’arriverait subitement, et où il y aurait pour deux personnes ? Que ferions-nous ?

ANTONIA.

Ça dépendrait de toi.

ARTHUR.

De moi seulement ?

ANTONIA.

Qu’est-ce que tu me demandes ? Qu’est-ce que tu veux savoir ? Oui, enfant, oui, si tu pouvais me donner tout ce qu’il me faut, je te sacrifierais bien vite ma position.

ARTHUR.

Est-ce bien vrai ? Me sacrifierais-tu ta position ?

ANTONIA.

À la minute.

ARTHUR.

Ça se dit.

ANTONIA.

Ça se fait aussi. Je ne rognonne pas, moi, Arthur, mais je ne suis pas toujours à la noce. Je voudrais bien vivre librement, à ton bras, toutes voiles dehors, sans cette tyrannie perpétuelle de l’autre, comme tu dis, qui est dans son droit après tout, et que je ne peux pas m’empêcher de plaindre ni d’estimer. Cent fois, mon ami, j’ai été au moment de le renvoyer. Je ne le fais pas, c’est pour toi, uniquement pour toi. Je me dis : Arthur n’est pas riche, mais il a besoin d’un peu de richesse autour de lui ; il aime mon luxe, il profite de mon confortable. Tu ne me comprends peut-être pas, Arthur, il n’y a que les femmes pour avoir de ces délicatesses-là.

ARTHUR, à part.

Cette situation ne peut pas durer plus longtemps.

ANTONIA.

Nous parlons là, mon ami, pour ne rien dire.

ARTHUR.

Je m’aperçois, Antonia, que tu n’es pas heureuse, tu ne peux pas être heureuse, et de mon côté, crois-le bien, je souffre beaucoup aussi.

ANTONIA.

Bah !

ARTHUR.

Il faut que je ferme les yeux sur bien des choses...

ANTONIA.

Lesquelles ?

ARTHUR.

Comment, lesquelles ? Mais, Antonia, quand on aime une femme, il n’est pas très agréable...ça d’abord n’est pas très agréable. Je ne me réjouis pas non plus de me tenir là, dans cette chambre...

ANTONIA.

Qu’est-ce que c’est que deux ou trois heures que tu emploierais peut-être beaucoup plus mal ?

ARTHUR.

Il ne s’agit pas du temps ; il s’agit de ma dignité, si tu veux le savoir.

ANTONIA.

Ta dignité, mon ami, est-ce qu’elle te préoccupe beaucoup ?

ARTHUR.

Prenez garde, Antonia, prenez garde. Il y a comme un parti pris de votre part de traiter ma dignité fort légèrement. Vous m’aimez, oui, vous me le dites et je vous crois, mais vous ne me considérez pas assez.

ANTONIA.

Gros bébête !

ARTHUR.

Non, vous ne me considérez pas assez. Celui que vous considérez, ce n’est pas moi, c’est l’autre.

ANTONIA.

Eh bien, mon ami, il faut bien qu’il ait quelque chose pour lui.

ARTHUR, brusquement.

Adieu, Antonia.

ANTONIA, surprise.

Adieu ?

ARTHUR.

Cette situation ne peut pas durer plus longtemps.

ANTONIA.

Pourquoi ?

ARTHUR.

D’abord elle te révolte.

ANTONIA.

Je n’ai pas dit cela.

ARTHUR.

Ensuite elle m’humilie.

ANTONIA.

C’est bien tard.

ARTHUR.

Il faut maintenant que je sois seul ou que je ne sois plus.

ANTONIA.

Est-ce un sacrifice que tu me demandes ?

ARTHUR.

Oui et non. Adieu, Antonia.

ANTONIA.

C’est bien. Comme tu voudras. Adieu, mon ami.

ARTHUR.

Adieu, Antonia. Il faut que je sois seul ou que je ne sois plus.

Il sort vivement.

 

 

Scène V

 

ANTONIA, puis ADÈLE

 

ANTONIA.

Il part ! Il me quitte ! Sans préparations, sans motifs, sans regrets ! Quand j’étais si heureuse avec lui et que je ne l’ai jamais plus aimé ! À quel propos ? Cette situation ne date pas d’hier, nous en avons ri ensemble plus d’une fois. Il avait quelque chose, bien certainement, qu’il ne m’a pas dit. Ah ! Arthur ! Arthur ! On ne se conduit pas ainsi avec une femme. Si elle fait mal, on la reprend ; si elle recommence, on la frappe ; mais on ne l’abandonne pas. Un garçon si bien, si aimable, plein d’esprit, plein d’esprit ! Je ne m’ennuyais pas une minute avec ce monstre-là !

ADÈLE, entrant par la porte de droite.

Voici deux lettres pour madame ; une que j’ai peut-être eu tort de prendre, et l’autre qu’un commissionnaire vient d’apporter.

ANTONIA.

Mets ces lettres dans ta poche, je les lirai la semaine prochaine.

ADÈLE.

Le commissionnaire est là, madame, il attend une réponse. Il m’a dit : De la part de M. Delaunay.

ANTONIA, surprise.

D’Arthur !

Elle prend la lettre, l’ouvre et lit.

« Chère Antonia, mon oncle est mort, je ne veux pas tarder plus longtemps à t’apprendre cette heureuse nouvelle. Sa succession, dont il ne faut pas t’exagérer l’importance, me permet cependant de devenir sérieux avec une femme. Si tu m’aimes comme je t’aime, il sera bien facile de nous entendre. Ce que l’autre faisait, je le ferai, ni plus ni moins. J’attends. » Cher Arthur ! Adèle, dis au commissionnaire qu’il embrasse ce monsieur pour moi ! Qu’il vienne ! Qu’il vienne immédiatement !

ADÈLE.

Bien, madame.

À part.

Je vais toujours mettre la lettre du petit sur cette table, madame l’ouvrira en la voyant.

Elle sort.

ANTONIA.

Quelle surprise ! Je disais bien aussi qu’il avait quelque chose. Il était sérieux et embarrassé. Embarrassé, pourquoi ? Qu’est-ce qui l’empêchait de parler plutôt que d’écrire ? On ne blesse jamais une femme en lui proposant... Elle est bête, sa lettre, mais je lui pardonne. Il ne sait pas. Il n’a pas l’habitude.

Allant à la table de gauche.

Vite ! Vite ! Le congé maintenant ! Je veux qu’Arthur, quand il va venir, me trouve déjà dégagée. Un congé de la bonne encre ! Pas de phrases ? Quelques épithètes seulement, il comprendra.

Écrivant.

« Imbécile ! Butor ! Dépensier pour lui et avare pour les autres ! Moraliste de carton ! Cornard ! »

S’arrêtant.

Faut-il le mettre ? Tant pis, je le mets « Cornard ! » C’est assez. Il ne mérite pas que je lui en écrive davantage. L’enveloppe maintenant.

Apercevant la lettre laissée par Adèle.

Une lettre, je la lirai tout à l’heure.

Écrivant l’adresse.

« M. Alfred Letourneur. Personnelle et urgente. » C’est fait.

Prenant la lettre laissée par Adèle.

Qu’est-ce qu’elle dit, celle-là ? Tiens, des vers !

Le mari qui surveille
Et l’amant qui se plaint ;
Le galant de la veille,
Celui du lendemain,

Dans leur mensonge infâme,
Ne trouvent qu’un seul mot
À crier à la femme
Sois fidèle, il le faut.

Mais rien ne vaut sur terre
Fantaisie éphémère
Et caprice d’un jour.

Entends la voix, ma belle,
Qui te dit sois fidèle,
Sois fidèle à l’amour.

Ils sont jolis, ces vers, très jolis ! Ils se comprennent ! L’auteur s’appelle ? Armand fé... fé... Félix ; non, pas Félix... Armand fecit... Fecit, c’est son nom de famille.

ADÈLE, rentrant.

M. Arthur, madame.

ANTONIA.

Qu’il entre !

Prenant la lettre qu’elle a écrite.

Adèle, porte cette lettre et qu’on ne nous dérange plus.

 

 

Scène VI

 

ANTONIA, ARTHUR, puis ADÈLE

 

ANTONIA.

Cher Arthur !

ARTHUR.

Chère Antonia !

ANTONIA.

Comme tu me tiens !

ARTHUR.

Comme tu me mènes ! Ma proposition te satisfait ?

ANTONIA.

Elle m’enchante.

ARTHUR.

Que tu es bonne de l’accepter !

ANTONIA.

Que tu es généreux de me l’offrir !

ARTHUR.

Ne me remercie pas, Antonia. Aimons-nous, avec dignité, avec loyauté, avec sérénité, je ne regretterai pas mon argent.

ANTONIA.

Ton argent, mon ami, celui de ton oncle. Si tu veux, notre première sortie sera pour ton oncle. Nous allons aller au cimetière, à pied, bras dessus bras dessous, comme deux nouveaux mariés, et nous déposerons sur sa tombe une couronne, avec cette inscription...

S’interrompant.

Comment s’appelait-il, ton oncle ?

ARTHUR.

Robinet.

ANTONIA.

Avec cette inscription : à Robinet, son neveu et sa nièce ! Nous mettrons : et sa nièce, je t’en prie.

ARTHUR.

Soit ! Nous mettrons : et sa nièce. Ainsi, Antonia, tu ne regrettes pas ce que tu perds ?

ANTONIA.

Je ne vois que ce que je retrouve.

ARTHUR.

Ton parti est pris ?

ANTONIA.

Mieux que cela. La chose est faite.

ARTHUR.

Je suis ici chez moi ?

ANTONIA.

Oui, mon ami, tu es ici chez toi.

ARTHUR, lui prend la main et la conduit au canapé.

Antonia, viens un peu, assieds-toi et causons. Causons comme deux amis, unis par leur affection avant tout, et sans que celui qui reçoit, mon Dieu, soit l’esclave de celui qui donne. Cependant tu dois comprendre, ma chère Antonia, qu’en me créant des engagements assez onéreux, j’ai entendu aussi me créer quelques droits.

ANTONIA, en appuyant sur le mot.

Naturellement !

ARTHUR.

Pourquoi me regardes-tu ?

ANTONIA.

Est-ce que je ne peux plus te regarder maintenant ?

ARTHUR.

Si je te parle des sacrifices pécuniaires auxquels je me suis décidé, ce n’est pas que je les regrette.

ANTONIA.

Il serait bien tôt, mon ami.

ARTHUR.

Ne m’interromps pas. Je compte seulement qu’ils me réussiront mieux qu’à ce pauvre garçon auquel je me substitue. Tu te conduisais avec lui... indignement, il n’y a pas d’autre mot. J’ai trouvé ça très drôle, je le reconnais, mais aujourd’hui où je prends sa place, si un autre devait prendre la mienne, ah ! je ne trouverais plus ça drôle du tout.

ANTONIA.

Lève-toi. Tourne un peu. Tourne donc. Qu’est-ce que c’est que cette toilette ?

ARTHUR.

Elle est bien, n’est-ce pas ? Distinguée et sérieuse. Elle m’avantage ?

ANTONIA.

Elle t’engraisse. Tu n’es pas aussi gros que ça d’habitude.

ARTHUR.

M’écoutes-tu ?

ANTONIA.

Je t’écoute.

ARTHUR, après s’être assis.

Dans notre nouvelle existence... je tiens à établir une démarcation complète entre celle qui commence et celle qui finit... dans notre nouvelle existence...

ANTONIA.

Approche. Baisse la tête. Un cheveu blanc !

Elle l’arrache.

ARTHUR.

Dans notre nouvelle existence...

ANTONIA.

Déjà des cheveux blancs, comme tu dégringoles !

ARTHUR.

Dans notre nouvelle existence.

ANTONIA.

Sais-tu que cette succession ne vient pas mal, s’il te pousse déjà des cheveux blancs.

ARTHUR, impatienté, se croisant les bras.

Antonia !

ANTONIA.

Je t’écoute, mon ami, je t’écoute.

ARTHUR.

Dans notre nouvelle existence, je serai très difficile, je t’en préviens, pour tes relations, pour tes plaisirs, et même pour tes lectures. Ainsi, quand l’Assommoir a paru, je te l’ai apporté, je ne te le permettrais pas aujourd’hui. Nous n’irons plus aux Variétés voir Judic quatre et cinq fois dans la même pièce. Non. Quand je te conduirai quelque part, je te conduirai aux Français ou à l’Opéra-Comique.

ANTONIA.

Ça me va, ça me va très bien. Mais toi, mon ami, seras-tu assez fort pour t’intéresser à des choses supérieures ?

ARTHUR.

Qu’est-ce que tu dis ?

ANTONIA.

Je dis : seras-tu assez fort ? Tu es gai, tu aimes à rire, tu comprends très bien une pièce du Palais-Royal, mais les choses supérieures !

ARTHUR.

Je continue, n’est-ce pas ?

ANTONIA.

Continue. Il me semble que tu ne seras pas assez fort.

ARTHUR.

Je désire que tu me remettes une liste de toutes tes amies où se trouvera inscrit leur nom d’abord, leur domicile... leur profession, quand elles en auront une. Sans profession, je comprendrai ce que ça veut dire. Tes amies, Antonia, celles que je connais, sont de jolies filles certainement, mais un peu toc.

ANTONIA.

Que veux-tu ? Je ne peux pourtant pas frayer avec des marquises. Présente-moi dans ta famille, alors !

ARTHUR.

N’exagérons rien. Je suis bien sûr qu’en vivant tranquillement, tu pourras trouver quelques bonnes relations ; voir des femmes convenables... des femmes séparées de leurs maris, par exemple... Il y en a.

ANTONIA.

Oui, il y en a quelques-unes.

ARTHUR.

Il y en a beaucoup... beaucoup.

Avec componction.

Je vais toucher maintenant un point plus délicat que les autres... Et ta mère ?

ANTONIA.

Eh bien ! quoi ? Ma mère !

ARTHUR.

Vous ne vous voyez toujours pas ?

ANTONIA.

Non, mon ami, non, ça nous arrange mieux l’une et l’autre.

ARTHUR.

Je te prie, Antonia, pas plus tard que demain, de faire une visite à la vieille madame Crochard et de te réconcilier avec elle. Il n’y a pas de meilleure société pour une femme que celle de sa mère.

ANTONIA, bâillant.

Est-ce tout ?

ARTHUR.

Oui, c’est tout, pour le moment du moins. Quand il me viendra d’autres choses, je te les dirai.

Elle va pour se lever, il la retient.

Est-ce que je me suis bien fait comprendre, Antonia ? En deux mots, qu’est-ce que j’ai voulu ? J’ai voulu d’abord donner à notre liaison un caractère honorable qui lui avait manqué jusqu’ici. J’ai voulu ensuite apporter dans ton existence quelques notions d’ordre, de délicatesse et de moralité.

ANTONIA, se levant.

Ah ! il est raseur ! C’est un raseur !

Allant s’asseoir près de la table.

Dites-moi, mon ami, vous m’aviez parlé quelquefois de vos parents, mais jamais de cet oncle à héritage ; voilà longtemps que vous l’avez perdu ?

ARTHUR, embarrassé.

Longtemps, non. Depuis cinq, six mois.

ANTONIA.

Ah ! depuis cinq, six mois. Je me souviens en effet d’un deuil que vous avez porté bien légèrement. C’était le sien ?

ARTHUR.

C’était le sien.

ANTONIA.

Pourquoi ne m’avez-vous pas dit la vérité alors ?

ARTHUR.

Veux-tu que je la dise aujourd’hui ? Je prévoyais bien ce qui arrive et que nous nous mettrions ensemble, mais je n’étais pas encore décidé. J’avais peur de m’emballer, là.

ANTONIA, à part.

Emballer !

ARTHUR.

Je suis sincère, tu vois.

ANTONIA.

Très sincère ! Emballer ! Qu’est-ce qu’il vous a laissé, votre oncle ?

ARTHUR, embarrassé.

Qu’est-ce qu’il m’a laissé, mon oncle ?

ANTONIA.

Oui, votre oncle... Robinet, qu’est-ce qu’il vous a laissé ?

ARTHUR.

Eh ! eh ! Cent cinquante mille francs.

ANTONIA.

Mettons deux cent mille, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Oui, ça se montera peut-être à deux cent mille francs.

ANTONIA.

Deux cent mille francs ! C’est gentil ! C’est une somme !

ARTHUR.

C’est une somme. C’est une somme, si on l’économise ; autrement on en verrait bientôt la fin.

ANTONIA.

Sonnez Adèle, qu’elle m’apporte mes effets.

ARTHUR.

Vous sortez ?

ANTONIA.

Nous sortons. Nous allons là-bas. C’est bien le moins que vous dépensiez quelques centaines de francs de fleurs et de couronnes pour un homme qui vous a laissé une fortune.

Elle se lève.

ARTHUR.

Quelques centaines de francs, comme elle va !

ANTONIA.

En revenant du cimetière, nous passerons chez ma modiste ; j’ai un petit compte à régler.

ARTHUR.

Ah ! non, Antonia, non, pas de compte.

ANTONIA.

Est-ce que je vous demande quelque chose ? Tranquillisez-vous, mon ami, vous ne vous emballerez pas avec moi. Je ne suis pas une femme dépensière ni exigeante, je vous l’ai montré assez longtemps.

ARTHUR, allant à elle.

Antonia, ce compte de ta modiste, est-il considérable ?

ANTONIA.

Considérable !

Il s’éloigne.

ARTHUR, revenant.

Voyons, as-tu quelque fantaisie, un caprice qui ne serait pas positivement ruineux ?

ANTONIA.

Je ne désire rien.

ARTHUR.

Rien ?

ANTONIA.

Rien. Plus tard, nous verrons, quand vous aurez fait des économies.

ARTHUR, s’éloignant.

Soit ! Plus tard ! Attendons !

ANTONIA, allant à lui.

Tu connais ça, toi, les Compagnies d’assurances ? Réponds. Les connais-tu, oui ou non ?

ARTHUR.

Je les connais comme tout le monde.

ANTONIA.

Il paraît que ces Compagnies-là, pour très peu de chose, elles vous constituent un viager.

ARTHUR.

Ah ! non, Antonia, non, pas de viager.

ANTONIA.

N’en parlons plus. J’y tiens et je n’y tiens pas. Je vis au jour le jour. Cependant ce serait une tranquillité pour vous, si vous veniez à mourir. Je vous ai déjà prié de sonner Adèle.

ARTHUR, après avoir sonné.

Un mot à propos d’Adèle. Qu’elle quitte ces habitudes de familiarité qu’elle a prises avec moi. Elle m’appelle M. Arthur et quelquefois Arthur tout court. Qu’elle dise monsieur, je suis le monsieur maintenant, qu’elle dise monsieur.

ANTONIA.

C’est bien, mon ami.

ADÈLE, entrant.

Madame m’a sonnée ?

ANTONIA.

Oui, donne-moi mon chapeau, une pelisse et des gants.

ADÈLE.

Madame veut-elle aussi sa clef ?

ANTONIA.

Ma clef ? Non, c’est inutile.

Adèle entre à gauche.

Vous avez une clef de mon appartement.

ARTHUR.

Oui.

ANTONIA.

Rendez-la-moi.

ARTHUR.

Non.

ANTONIA.

Ne faites pas l’enfant. Maintenant que vous êtes ici chez vous, que vous pourrez venir quand vous voudrez, carillonner le jour et la nuit, et vous n’y manquerez pas, vous n’avez plus besoin d’une clef.

ARTHUR.

C’est juste. Je n’ai plus besoin...

Il lui rend la clef.

ANTONIA, bas, à Adèle qui est rentrée, tout en s’habillant.

Adèle, regarde-le. Tu ne le trouves pas changé ?

ADÈLE.

Oh ! si, madame, ce n’est plus le même homme.

ANTONIA.

D’où venait cette lettre que j’ai trouvée sur ma table ?

ADÈLE.

On m’avait tant priée de la remettre à madame.

ANTONIA.

Tu diras à M. Armand de ma part qu’il écrit très bien.

ADÈLE.

Madame veut-elle le voir ? Il est là, dans ma cuisine.

ANTONIA.

Pourquoi me prévenir si tard ? Je ne peux plus maintenant.

ARTHUR.

Que se disent-elles tout bas ?

S’approchant d’Antonia.

Antonia, que disiez-vous à cette fille ?

ANTONIA.

Je lui faisais la recommandation dont vous m’avez parlé.

ARTHUR.

J’espère bien, Antonia, que vous ne me rendrez pas ridicule ?

ANTONIA, à part.

Non, je me gênerai.

Prenant une facture dans le tiroir de la table.

Tenez, mettez ça dans votre poche, c’est la note de ma modiste ; vous me ferez penser à vous la redemander.

ARTHUR.

Partons-nous ?

ANTONIA.

Je vous suis.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène VII

 

ADÈLE, puis ARMAND

 

ADÈLE.

Y a quelque chose, bien sûr, y a quelque chose ! On dirait que madame change son ménage. Je vais lui montrer l’appartement, au petit, il verra le reste un autre jour.

Allant à la porte de droite et l’ouvrant.

Entrez, monsieur, entrez.

ARMAND, après avoir regardé autour de lui.

Elle va venir ?

ADÈLE.

Non, elle est sortie.

ARMAND.

Sortie !

ADÈLE.

Oui, mais vous ne perdrez peut-être rien pour attendre. Madame a lu votre lettre qui a avancé vos affaires.

ARMAND.

Je le crois bien. Une dépense pareille d’imagination. Je me suis fendu d’un sonnet.

ADÈLE.

Quel âge pouvez-vous bien avoir ?

ARMAND.

Vingt ans.

ADÈLE.

Et c’est votre seule occupation de courir après les petites dames ?

ARMAND.

Je fais mon volontariat.

ADÈLE.

J’ai peut-être eu tort d’aider votre connaissance avec madame ; un garçon si jeune a si vite fait des sottises.

ARMAND.

Des sottises ! Je ne perds pas de vue les conseils de ma tante, une vieille douairière qui m’a élevé de très haut : « À ton âge, mon enfant, me dit-elle bien souvent, on paye... de sa personne. » Elle a le mot leste, ma tante, comme toutes les femmes de l’ancien régime.

ADÈLE, prêtant l’oreille.

Taisez-vous un peu. On vient d’ouvrir la porte.

Allant à la porte du fond et l’entr’ouvrant.

Tiens ! madame qui rentre ! Venez ici et tenez-vous derrière moi.

Ils se rangent au fond à gauche.

 

 

Scène VIII

 

ADÈLE, ARMAND, ANTONIA

 

ANTONIA, entre précipitamment et se dirige vers le canapé.

Quel butor ! Quel imbécile ! Me faire une scène semblable, à ma porte, pour un ami qui me salue !

Elle ôte son chapeau et ses gants.

ADÈLE, s’approchant.

À qui madame en a-t-elle ?

ANTONIA.

À qui ? Tu me le demandes ? À monsieur, qui est d’une jalousie et d’une violence insupportables !

Adèle fait signe à Armand de se montrer et sort.

 

 

Scène IX

 

ARMAND, ANTONIA

 

ANTONIA, l’apercevant.

Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

ARMAND.

Entends la voix, ma belle,
Qui te dit : soit fidèle,
Soit fidèle à l’amour.

ANTONIA.

Ah ! c’est vous, l’auteur de ces jolis vers que j’ai reçus. J’admets que vous m’envoyiez des vers, mais votre visite est au moins singulière.

ARMAND.

La seconde le sera beaucoup moins ; il n’y paraîtra plus à la troisième.

ANTONIA.

Il a de l’aplomb. Que me voulez-vous, monsieur ?

ARMAND.

Vous plaire.

ANTONIA.

C’est bien difficile.

ARMAND.

J’y arriverai.

ANTONIA.

Il est assez fat. Et que comptez-vous faire pour cela ?

ARMAND.

Vous aimer.

ANTONIA.

Voilà ce que vous avez dit de mieux jusqu’à présent. Êtes-vous gai d’abord ?

ARMAND.

Comme une bête !

ANTONIA.

Êtes-vous... tendre ?

ARMAND.

Je vous le promets.

ANTONIA.

Êtes-vous jaloux ?

ARMAND.

Pourquoi jaloux ? Le jaloux, c’est l’autre.

Elle sourit.

Puis-je m’asseoir ?

ANTONIA.

Non, monsieur, non, vous ne pouvez pas vous asseoir. Le jaloux n’aurait qu’à entrer.

ARMAND.

Vous me cacheriez. Où est la cachette, ici ?

ANTONIA.

Il est complet. Vous dites des folies, monsieur, mais c’est bien permis à votre âge.

ARMAND.

À notre âge, Antonia.

ANTONIA.

Eh bien ! vous m’appelez Antonia maintenant ! Soyez plus convenable ou je vais vous renvoyer.

ARMAND.

Vous êtes surprise, madame, de trouver tant d’ardeur, disons le mot, tant d’impatience dans un amour qui vous paraît bien jeune, et qui date pourtant d’une rencontre assez éloignée.

ANTONIA.

Une rencontre. Racontez-moi cela.

Elle s’assied.

ARMAND.

Vous souvenez-vous, il y a six mois à peu près, d’être allée au théâtre, à l’Odéon ?

ANTONIA.

À l’Odéon ?

ARMAND.

Oui. On y jouait un drame de l’Ambigu. Vous paraissiez très émue d’un accident arrivé à l’héroïne, en retrouvant peut-être le pareil dans votre existence. Devant ces jolis yeux mouillés de larmes, je me disais : « Elle pleure, c’est bon signe. Les froids calculs de l’intérêt n’ont pas encore étouffé sa sensibilité. Je pourrai me présenter chez elle. Elle me demandera si je suis gai, si je suis tendre, mais elle ne me demandera pas autre chose. » Me suis-je trompé ?

ANTONIA.

Non, mon ami, non, vous ne vous êtes pas trompé, et je vous suis reconnaissante de la bonne opinion que vous avez eue de moi. Mais cette histoire est-elle bien vraie ? Si elle était vraie, nous serions presque de vieilles connaissances.

ARMAND.

Ah ! Antonia, vous êtes bien en retard avec moi.

ANTONIA.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous.

ARMAND.

Il est sept heures, heure charmante, où la journée qui finit pour tout le monde commence seulement pour l’amoureux. Il tombe aux pieds de son idole et lui murmure cette douce prière : viens dîner avec moi.

ANTONIA, prêtant l’oreille.

Relevez-vous.

ARMAND.

Venez dîner avec moi.

ANTONIA.

Relevez-vous donc. Vous n’entendez pas qu’on parle dans l’antichambre ?

ARMAND, se relevant.

Je sais ce que c’est.

ANTONIA.

Dites vite.

ARMAND.

C’est lui, parbleu, l’autre,

Elle se lève et se dirige vers la porte du fond, il continue.

le banquier, le marchand de soieries, le commissionnaire en vins, l’homme dans les huiles ; il est éternel, il arrive toujours au même moment.

ANTONIA, à la porte du fond qu’elle a entr’ouverte.

Arthur !

Revenant précipitamment à Armand qu’elle entraîne vers la porte de gauche.

Entrez là, monsieur, et ne bougez pas.

 

 

Scène X

 

ANTONIA, ARTHUR

 

ARTHUR, embarrassé.

Bonjour, Antonia.

ANTONIA.

Bonjour... et bonsoir.

ARTHUR.

Vous me renvoyez ?

ANTONIA.

Je ne vous retiens pas.

ARTHUR.

C’est la même chose. Antonia ?

ANTONIA.

Vous partez, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Quand vous verrai-je ?

ANTONIA.

Un jour ou l’autre.

ARTHUR.

Est-ce une séparation que vous cherchez ?

ANTONIA.

Une séparation ! Les grands mots, tout de suite ! Une séparation ne me conviendrait pas en ce moment.

ARTHUR.

Faisons la paix alors, et ne boudez plus pour un mouvement de colère que j’ai regretté aussitôt.

ANTONIA.

Ne vous excusez pas, c’est inutile. Je ne désire pas d’explication. Je désire que vous me quittiez, que vous me laissiez seule. Mes heures de tristesse et de découragement sont à moi.

ARTHUR.

C’est bien. Je vais partir.

Tirant un papier de sa poche.

Tenez, serrez cette facture, j’ai passé chez votre modiste.

ANTONIA, après avoir inspecté la facture avec soin.

À l’avenir, vous attendrez pour solder mes fournisseurs que je vous en donne l’autorisation. Avez-vous appris quelque chose au moins chez ma modiste ?

ARTHUR.

Appris quelque chose ?

ANTONIA.

Oui ; vous n’avez pas essayé de la faire bavarder sur mon compte ?

ARTHUR.

Sur votre compte ? J’étais beaucoup plus préoccupé du sien. J’aurais cru, Antonia, qu’une galanterie...

ANTONIA, se montant un peu.

Quelle galanterie ? Vous vous croyez bien galant pour une méchante note que vous me rapportez acquittée. Je m’en moque bien, d’une note de plus ou de moins. Il ne manque pas de gens qui voudraient bien me payer, non pas une note, mais cinquante notes, toutes mes dettes.

ARTHUR.

Elle m’ennuie. Ses dettes, son viager, on ne parle plus que d’argent ici.

ANTONIA.

Apprenez, mon cher, à me connaître. Vous ne gagnerez rien avec moi à être jaloux et grossier, je vous en avertis. J’ai fait ce que vous avez voulu. J’ai congédié pour vous plaire un ami véritable, un homme comme il faut, un homme du monde, qui satisfaisait tous mes caprices et qui me témoignait une confiance absolue. Je ne l’ai jamais trompé...

ARTHUR.

Antonia !

ANTONIA.

Je ne l’ai jamais trompé. Prenez modèle sur lui ou le contraire pourrait bien vous arriver.

ARTHUR.

Mais le contraire... c’est bien ce que je demande... le contraire. Antonia, vous oubliez...

ANTONIA.

Je n’oublie rien, monsieur, rien. Je sais ce que vous m’avez demandé et ce que je vous ai promis. Je ne vous ai pas promis de l’amour. L’amour est au-dessus de tous les arrangements du monde. Je ne me suis pas donnée non plus pour une sainte. Mon passé est assez connu, Dieu merci, et, si vous me cherchez querelle pour un ami qui me salue ou pour une carte que je reçois, nous aurons des scènes toutes les cinq minutes.

ARTHUR.

Elle m’ennuie. Elle m’ennuie. Il ne s’agit plus d’un autre maintenant, elle me parle de tout le monde.

ANTONIA.

En voilà assez, mais n’y revenez plus. Donnez-moi la main... et allez-vous-en.

ARTHUR.

Comment ?

ANTONIA.

Vous voulez rester, mon ami ?

ARTHUR.

Certainement.

ANTONIA.

C’est bien. Restez.

Elle le quitte, va au fond, enlève la table de jeu et la remet à la place qu’elle occupait à la première scène.

ARTHUR, qui l’a regardée faire.

Oh ! le bésigue maintenant.

Changeant de ton.

Antonia ?

Silence.

Ma petite Antonia ?

ANTONIA.

Je ne vous écoute plus, mon ami.

ARTHUR.

Laisse-moi te dire un mot.

ANTONIA.

À quoi bon ? Je ne vous répondrai pas. Asseyez-vous et coupez.

ARTHUR, après s’être assis machinalement.

Antonia, j’ai fait une bêtise.

ANTONIA.

Laquelle ?

ARTHUR.

Nous étions plus heureux avant.

ANTONIA.

Avant quoi ?

ARTHUR.

Quand je n’étais pas seul.

ANTONIA.

Il est trop tard, mon ami, j’ai fait ce que vous avez voulu.

À Adèle qui vient d’entrer.

Qu’est-ce qu’il y a, Adèle ?

ADÈLE.

Monsieur est là, madame ; il dit que madame lui a écrit une lettre épouvantable ; il prie madame de lui pardonner.

ANTONIA.

Tu entends, Arthur ? Tu peux encore te raviser, si tu le veux. Que décides-tu ?

ARTHUR.

Tiens ! Voilà ce que je décide. Chut !

Il se lève sans bruit et sur la pointe des pieds se dirige vers la porte de gauche.

ANTONIA, courant sur lui.

N’entre pas.

Elle l’arrête et le place de telle sorte que, la porte ouverte, il se trouve caché derrière ; ouvrant la porte à Armand.

Sortez, monsieur ; ne dites rien, vous me perdriez.

Armand sort ; il traverse la scène en riant et gagne la porte de droite.

ARTHUR, entrant à gauche.

Déjà !

ANTONIA, à Adèle.

Fais entrer.

Elle reprend sa place à la table de jeu, Alfred entre piteusement.

Asseyez-vous, mon ami, je faisais des patiences en vous attendant.

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