La Mort d’Alexandre (Alexandre HARDY)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1621.

 

Personnages

 

L’OMBRE DE PARMÉNION

ALEXANDRE

PERDICE

ANTIGONE

MAGE CALDÉEN

ANTIPATRE

CASSANDRE

IOLAS

PAGE

ARISTANDRE

PLISTARQUE

DENIS

ROXANE

PHILIPPE

EUNUQUE

MÉDIE

CHŒUR D’ARGIRASPIDES

 

 

ARGUMENT

 

Alexandre le grand après l’expédition des Indes, corrompu par les flatteurs, se rendit ô odieux et redoutable aux Macédoniens, qui virent ses actions royales dégénérer en tyranniques : ainsi que le meurtre de Clitus, l’exécution de Philotas et de Parménion son père, jointe à celle de Callisthène en font foi : outre l’adoration de sa personne qu’il voulut introduire selon la coutume des Perses. Telles insolentes procédures incitèrent Antipatre et ses deux fils à conspirer sa mort, ce qui s’exécuta par le moyen d’Iolas le plus jeune d’eux, qui servant d’échanson au Roi, mêla dans son vin d’une certaine liqueur glacée et mortifère, prise des rochers de Nonacris en Arcadie : Alexandre averti par plusieurs sinistres présages, ne peut éviter son destin qui l’attendait en Babylone, selon la prédiction de Calanus et autres. Plutarque et Quinte Curce, d’où ce sujet est puisé, contenteront les curieux qui en désirent savoir davantage.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

L’OMBRE DE PARMÉNION

 

Monarque de qui l’heur fut égal au courage,

Les Dieux veulent punir l’intolérable outrage

De ton ambition, qui brasier dévorant,

Va l’Univers conquis, à leur trône aspirant.

Cesse d’imaginer que la bonne fortune

T’affranchisse, immortel, de cette loi commune

Qui court sur les humains sujets à même sort

Et que reçoit Charon pêle-mêle à un port.

Ces lauriers infinis qui t’ombragent la tête,

Accroissent à Cloton l’honneur de ta conquête,

Mais n’accuse, orgueilleux, qu’une témérité

Du cours entre-rompu de ta prospérité.

Tu te rendis le Ciel infléchible dès l’heure,

(Las au ressouvenir ombre encore je pleure)

Que seigneur absolu de mille nations.

Tu restas néanmoins serf de tes passions,

Jusques à dédaigner un Philippe pour père,

T’estimant fils du Dieu qui le monde tempère,

Jusques à t’enivrer du venin des flatteurs,

Ains du sang de ceux-là chez qui, vieux serviteurs,

Ta présomption fut à bon droit reprouvée.

Ta nouveauté de mœurs sans excuse trouvée :

Dès-lors, certes, dès-lors tu devins de bon Roi,

Tyran qui plante aux siens la haine avec l’effroi,

Clyte ce preux vieillard à qui tu dois la vie.

Premier à ta vengeance adonc plus qu’assouvie :

Hé que n’a point souffert Callisthène depuis.

Vif reclus en l’horreur des infernales nuits ?

Le sage Callisthène à qui nulle autre offense,

Qu’avoir, inexpugnable, entrepris la défense

De la liberté grecque en ne t’adorant pas.

Immortel de renom ne coûta le trépas ?

Pourquoi chercher ailleurs une preuve plus ample,

De ton ingratitude un plus cruel exemple.

Que sur ma propre race, et sur moi malheureux,

De trois enfants les deux tombèrent, valeureux,

Combattants à tes pieds, tigre de sang avide,

Et du tiers tu en lus l’exécrable homicide,

Tu craignis qu’un Philote aux armes nonpareil,

De tes faits quelque jour n’obscurcît le Soleil,

Moi suprême victime à ta rage immolée,

De qui l’âge es travaux de la guerre coulée,

De qui le long service à ton père et à toi,

En mon sang épanché confirmèrent ma foi.

Ô barbare, ô ingrat, ô superbe, n’estime

Que la grandeur des Rois amoindrisse leur crime,

Qu’un plus puissant là haut ne punisse, irrité,

Quiconque abusera de son autorité.

Quiconque dessous lui n’exerce la justice :

Ainsi tes cruautés creusent ton précipice,

Ainsi surpris du dol d’un funeste poison,

Tu péris en la fleur de ta prime saison,

Ta gloire t’abandonne au fort de sa carrière,

Mémorable sans plus a la race dernière,

En ce que tu vécus invincible toujours,

Tes exploits surmontant le nombre de tes jours.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, PERDICE, ANTIGONE, MAGE CALDÉEN.

 

ALEXANDRE.

Quel envieux démon s’affronte à ma fortune ?

Quel fantôme nuiteux mon repos importune ?

Que veulent ces pensers chimériques naissants,

Qui, l’esprit agité, me partroublent les sens ?

Non, désormais unique en l’empire du monde,

N’appréhende qui plus à tes vœux ne seconde,

N’appréhende qui plus se révolte, mutin.

Contre ta volonté, redoutable destin :

Paisible possesseur de la terre asservie,

Qui foules à tes pieds les périls et l’envie,

Cèdent les jeux de Mars aux ébats de Cypris,

Ton retour glorieux du voyage entrepris,

Ces peuples mis au joug chez qui lue l’aurore,

Doit les mêmes plaisirs de tes palmes éclore,

Que moissonna jadis ce premier conquéreur,

Qui remplit Cithéron d’une allègre fureur :

Perdice et Antigone, amis que j’idolâtre.

Me viennent à propos tous ces soucis rabattre :

En fin nous approchons les murs tant souhaités

De cette Babylon la reine des Cités,

Qui récompensera les fatigues souffertes

Au pompeux appareil des délices offertes,

Délices que saurez prendre modérément,

Car la vertu se perd en l’excès autrement.

PERDICE.

Seul portrait animé du Monarque suprême.

Seul en tes hauts exploits comparable à toi-même,

Ton aspect nous influe un désir généreux,

Ennemi du repos, de la gloire amoureux :

Ou si l’on s’abandonne à semblable relâche.

Ce n’est qu’afin que l’arc de nos travaux se lâche,

Travaux que ne pourrait supporter un Atlas,

Bien que tu ne serais de vaincre jamais las,

Que le principal fruit nous résulte de faire

Une trêve, aux labeurs journaliers, nécessaire,

Et nommément à ceux de l’homicide Mars,

Qui nous verra plus fors retenter ses hasards.

ALEXANDRE.

Ah qu’un juste regret me dévore dans l’âme.

Atteint chez les neveux du reprochable blâme.

Après Pore vaincu, de n’avoir au retour

Achevé d’asservir le terrestre contour :

Pareille occasion chauve n’a de reprise,

Négligée, elle rompt ma plus belle entreprise,

Négligée au refus du soldat insolant.

Le respect vers son Prince à l’heure violant,

À l’heure que ma gloire à son plein parvenue,

N’avait rien d’opposé qu’une légère nue.

Que le reste du monde ébranlé pâlissait,

Et sous le juste mors de ce bras fléchissait.

ANTIGONE.

Telle plainte, grand Roi, à ton Cratère touche,

Qui celle du commun t’exprima par sa bouche.

Du commun des soldats, que la nécessité

Fit sembler odieux à ta félicité.

Aucuns percés de coups, inutiles aux armes.

Presque épuisés de sang te sacrèrent leurs larmes,

Supplié de vouloir ces conquêtes borner,

Ou bien quelqu’autre vie à ta suite donner :

L’équitable sujet lui suggéra l’audace

De le dire, certain d’encourir ta disgrâce,

Qui ne pouvait durer, vu que son zèle ardent,

Se connaîtra toujours d’un Monarque prudent.

ALEXANDRE.

Ses persuasions vainquirent mon courage,

Et ma gloire ne peut ou référer l’outrage,

Qu’à la vieille rancœur du demi-Dieu Thébain,

Pour sa belle Cité que foudroya ma main.

Combien ce repentir m’afflige depuis l’heure,

Voire et m’affligera jusqu’à tant que je meure,

On ne le croirait pas, faire place au courroux

Vaut pis que rencontrer en face un lion roux.

PERDICE.

Sire, ce coup d’état chez l’Europe alarmée,

Apporta plus d’effet qu’une nombreuse armée,

Thèbes, digne exemplaire en sa destruction,

Retint les Grecs au joug de la sujétion,

D’un gênerai révolte elle éteignit les flammes

Couvées un long siècle en ces ingrates âmes,

Sa ruine jeta les fermes fondements

D’une grandeur en qui leur espoir tu démens.

Tu fis de médecin le sage ministère,

Qui tronque une partie ainsi que l’autre s’altère :

Celui mal avisé ne règne qu’à demi.

Qui se rend par douceur mépris de l’ennemi.

ALEXANDRE,

J’atteste, Jupiter, ta puissance infinie,

Mes desseins ne butter qu’à faire une harmonie

Des peuples de la terre unis sous mêmes lois,

Et qu’onc la cruauté n’inspira mes exploits,

Vainqueur aussi clément comme âpre à la victoire,

Nulle tâche ne peut obscurcir ma mémoire.

Tâche de violence expresse, que l’erreur

N’extorquât ainsi qu’homme à ma juste fureur.

ANTIGONE.

En cela parois-tu mériter, magnanime,

Du monde assujetti le sceptre légitime,

En cela Jupiter vénérable aux mortels.

S’obtint premièrement l’honneur de mille autels.

Car sa bonté vers eux précède la puissance,

Et quiconque a les cœurs en son obéissance.

Tirez par l’hameçon d’un traitement humain.

Par les bienfaits charmeurs conférez de sa main,

Celui sans doute fonde un règne de durée.

Sa grandeur sans le ter n’est que trop assurée,

Outre l’éternité du renom précieux,

Une place là haut l’attend dedans les cieux.

ALEXANDRE.

Ô fidèle conseil digne de qui le donne.

Digne du double appui qui soutient ma couronne,

Ne s’impute mon heur au nombre des lauriers.

Vous en estes le lustre invincibles guerriers

Que la vertu conçut, que redoute le vice,

Et qui de père en fils venus à mon service,

Capables, ne pouvez espérer après moi,

Moins que chacun le titre et la place de Roi.

Or le cours diverti de ces graves pensées,

Noyons dans l’heur présent les fatigues passées,

Qu’allègres on s’apprête à dépouiller les fruits,

Es campagnes de Mars péniblement produits,

Que du riche butin que l’univers nous donne :

Mais un vieil étranger me désire en personne

Par les gardes conduit, l’œil fixe dessus moi :

Et bien désires-tu quelque chose du Roi ?

MAGE.

Oui, que ta Majesté à course précipite

Fuie de Babylon la demeure maudite,

Qu’elle tourne le dos au lieu de son destin,

À ce lieu qui lui tend un piège clandestin,

Prévaut-toi, fils d’Ammon, d’un avis prophétique

Ores que tu le peux, contre le sort inique.

ALEXANDRE.

J’approuve en ce regard ton fidèle devoir,

Mais qui t’a du futur concédé le savoir ?

MAGE.

Un art que pratiqua Zoroastre, m’inspire

Que le vainqueur du monde en Babylone expire.

ALEXANDRE.

Tu serais donc de ceux qui, mages révérés,

Président l’avenir, d’oracles assurés.

MAGE.

Telle profession, quoi qu’indigne, m’honore,

Qui voit ton Orient sur le point de se clore.

ALEXANDRE.

Si la parque a prescrit le terme de mes jours,

Son dard en tous endroits m’assénera toujours.

MAGE.

Esquive seulement cette ville funeste,

Et l’âge d’un Nestor à survivre te reste.

ALEXANDRE.

La peur incompatible à mon los, ne veut pas

Que sur aucun sujet je recule d’un pas.

MAGE.

Qui peut fuir son malheur et ne le daigne faire.

N’est pas tant courageux, comme il est téméraire.

ALEXANDRE.

Craignent, craignent la mort ceux de qui le tombeau

La mémoire engloutit ne laissant rien de beau,

Mes gestes immortels chez la race future,

N’ont plus qu’appréhender de pareille aventure.

MAGE.

Tes ans à ta louange ajoutent prolongés.

Pour n’être du fardeau de vieillesse chargés.

ALEXANDRE.

Tu dis vrai, moyennant que rien ne dégénère,

Que la peur ne me donne une atteinte première.

MAGE.

Ô pauvre Prince aveugle en ta prospérité,

Ma voix t’apparaîtra la même vérité ;

Mais trop tard, mais alors que ton heure venue,

Qu’une fièvre mortelle, ardente et continue,

L’âme délogera de sa douce prison,

Au moyen d’une occulte et lâche trahison.

ALEXANDRE.

Tes superstitions, tes menaces frivoles

N’étonnent qui ne craint, non la chute des pôles

Retire toi, ne trouble, importun, mon repos.

Ou ne m’entretien plus d’un ennuyeux propos.

MAGE.

Le devoir acquitté que ma charge commande,

N’impute qu’à toi-même une coupe si grande,

Coupe de négliger le salubre conseil,

Qui te coûte aujourd’hui la clarté du Soleil.

Ô aveugles mortels, ô que la destinée

Inévitable, court sur toute chose née.

PERDICE.

Jaçoit que l’homme entier de la vertu conduit,

Ne se laisse emporter au scrupule séduit,

Maintes fois néanmoins de semblables augures

Servent à prévenir les disgrâces futures,

Servent, avant-coureurs, à montrer que les Cieux

Sont du salut, de qui les reçoit, soucieux :

Or qui donne à son dire une apparence forte,

Celui de l’Indien Calane s’y rapporte,

Ta majesté présente ouit sur le bûcher,

Ce sage en mots obscurs tel désastre toucher.

Retournez (nous dit-il) sur le point que la flamme.

Du corps sacrifié devait dissoudre l’âme,

Retournez Macédons, invincibles guerriers,

Jouir dans Babylon du fruit de vos lauriers.

Où je te reverrai, grand Monarque, en peu d’heure,

Parole qui depuis suspecte me demeure,

Parole qui depuis fait ce chef hérisser,

Du plutôt que l’esprit vient à la repasser.

ALEXANDRE.

Prolonge le destin ou abrège ma vie,

One elle ne sera qu’opportune ravie,

Pourvu qu’un successeur mon courage héritant,

N’aille, le frein du monde à quelque autre quittant,

Pourvu que sa valeur mes desseins accomplisse :

Ains de grâce si prêt d’avoir franchi la lice,

Permettez, immortels, que nos derniers exploits,

Donnent à l’univers d’irrévocables lois.

ANTIGONE.

N’en doute pas Monarque ornement de la terre,

Qui n’eus qu’un Dieu de père, et d élément la guerre,

Premier que ta belle âme abandonne le jour,

Placée au plus haut lieu du céleste séjour,

Nous ferons l’univers vue seule Province,

Qui ne reconnaîtra qu’Alexandre de Prince,

Mais lorsque tu voudras ne plus régner ici,

Le Soleil tout en deuil de ténèbres noirci,

Prédira ton départ, et la mère commune,

Avec des tremblements gémira l’infortune.

Moindres signes ne sont capables d’annoncer,

Qu’un si grand Héros veut au mortel renoncer.

ALEXANDRE.

Chacun sur le futur juge à perte de vue,

« La plus heureuse mort, est la mort moins prévue,

« Or ne la dévons nous craindre ne désirer,

« Ains aux vouloir des Dieux le notre mesurer :

Doncques humiliés, d’offrandes pacifiques

Voyons à divertir tels sombres pronostiques.

Et faire en Babylone un séjour passager,

Qui ne semble du tout la chose négliger.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ANTIPATRE, CASSANDRE, IOLAS

 

ANTIPATRE.

Justes Dieux ennemis de l’arrogance humaine,

Célestes qui savez l’équité de ma haine,

Toi Vierge Rhamnusie implacable à punir

L’orgueilleux insensé qui ne te voit venir.

Toi puissante fortune, en faneurs excessive

Vers l’ingrat qui te croit désormais sa captive,

Qui ne redoute plus tes périlleux revers,

Peu satisfait d’avoir subjugué l’univers ;

Comme plus outragée assiste, favorable,

Le dessein projeté d’un exploit mémorable,

Employé ma rancune à le précipiter

Ce Géant qui s’élève et qui t’ose irriter ;

Ce Lion devenu cruel de magnanime.

Depuis que sa grandeur son propre faix opprime,

Que le sang épuisé des Macedons guerriers,

D’un hémisphère a l’autre épanche ses lauriers :

Jusques à quand, mes fils, permettront nos courages

Passer impunément mille énormes outrages.

Qui menacent chacun de perdre tour a tour.

Après la liberté, la lumière du jour ?

Hélas ! que me valut de lui garder, fidèle,

Le sceptre paternel commis à ma tutelle ?

D’avoir infatigable et vieil sous le harnois

Servi son géniteur es principaux exploits ?

Puisque l’ingrat me prive au déclin de mon âge

De l’honorable fruit qui ses travaux soulage,

Qu’un successeur m’expulse et m’a contraint changer

La natale Émathie à ce bord étranger.

Où ma fortune attend nouvelle destinée,

La vôtre, quelque éclat de rage fort censée.

Secouons résolus au péril de cent morts,

Ce joug injurieux, brisons ce rude mors,

« Vaincre facilement obscurcit la victoire,

« En la difficulté git le plus de sa gloire :

Nous obligeons le monde en ce monstre défait,

Plus qu’avec tous les siens onc Alcide n’a fait.

CASSANDRE.

Sa cruauté vers moi l’infinité surpasse.

Cruauté qui me peint la honte sur la face,

Qui m’emplit l’estomac de vengeance et de fiel,

Mais fatale à l’auteur quoi qu’oppose le Ciel :

Sur le point que reçu du Tyran, domestique,

Une troupe observant la coutume persique,

Prosternez à genoux, l’idolâtre d’abord,

Spectacle intolérable à un courage fort,

Que ma franchise alors convertit en risée ;

Sa vanité du trait se tenant méprisée.

L’emporte, le dispense a un lâche courroux,

Qui presque m’écrasa dessus l’heure de coups :

Telle plaie a l’honneur si sensible restée,

Qu’incertain chaque fois sur ma mort contestée,

Ce bras l’avancerait, magnanime, sinon

Que ma perte en la sienne espère du renom,

Que sous sa chute éteint, mon âme ira contente

Réciter ce bel acte au juste Rhadamanthe.

ANTIPATRE.

Ma prévoyance peut sans péril, sans effort,

Le faire surmonter d’un ennemi plus fort.

IOLAS.

Sa coupable frayeur chaque jour augmentée,

Au moindre ombrage pris de cet autre Penthée,

Perd souvent l’innocence, or nous déjà suspects

Épiez, surveillez pour différents respects.

Ne devons bazarder un dessein qu’à l’extrême,

De ses entrepreneurs la ruine suprême,

Impossible quasi sans miracle des Cieux,

Qui semblent du salut d’un méchant soucieux.

ANTIPATRE.

Une feinte allégresse, un hypocrite zèle,

Déçu, l’attireront dans la trappe mortelle,

« Qui ne sait chez les Rois l’art de dissimuler,

« Hors d’espoir de fortune il s’en doit reculer,

Il n’exécutera jamais une entreprise

Que la postérité, recommandable, prise.

Qui survive exemplaire à l’injure des ans ;

Mes fils cela vaut fait, pourvu qu’obéissants.

CASSANDRE.

La garde qui l’enceint, étrangère affidée.

ANTIPATRE.

Sa personne pourrait d’un monde être gardée,

Que toi seul Iolas muni de l’instrument,

Trébuches cet Icare au creux d’un monument.

IOLAS.

La gloire du sujet récompense ma vie,

Si le destin permet qu’elle me soit ravie.

CASSANDRE.

Partageons le péril et le los à moitié,

L’honneur me le commande ainsi que l’amitié.

ANTIPATRE.

À l’endroit des lions la force tombe vaine,

Une fraude prévaut sur cette âme hautaine :

Mais premier que d’ouvrir le secret plus avant,

Gardons d’être écoutez d’aucun homme vivant.

IOLAS.

Nul reclus en ce lieu ne nous peut voir à l’heure.

ANTIPATRE.

Jamais occasion ne s’offrira meilleure,

 (Attendu le crédit à ton office acquis)

Que celle du banquet en délices exquis,

Préparé ce soir même au Tiran chez Médie,

Sa raison des vapeurs de Bacchus étourdie,

Là te le donne en mire, arme toi d’un grand cœur,

Et mêle avec son vin cette froide liqueur

Qu’auprès de Nonacris une roche distille.

Sa nature à l’instant perce tout, si subtile

Qu’aucun vaisseau, hormis la crampe d’un mulet,

Captive ne la tient, en lui seul on la met ;

Trois gouttes de cette eau mortelle à qui l’avale,

Éteignent peu à peu la faculté vitale,

Trois gouttes vengeront les outrages soufferts

De tant de preux guerriers qui peuplent les enfers.

Nous libérez d’un joug d’horrible servitude.

Afin que ses pareils fuyants l’ingratitude,

Apprennent à garder les bornes du devoir.

Et faire au bien public servir leur grand pouvoir.

IOLAS.

Ô rare invention de Palas inspirée.

Qui conduit ce chef-d’œuvre, à sa fin désirée,

Ô nepente certain des communes douleurs,

Printemps éternel d’un Hiver de malheurs,

Ô source mille fois heureuse, de qui l’onde

Plonge notre oppresseur dedans la nuit profonde,

Claire source qui vas nos misères tarir,

Ton renom désormais ne saurait plus mourir.

ANTIPATRE.

L’effet sur tout requis et non pas le langage,

D’un fâcheux labyrinthe ensemble nous dégage.

Le principal consiste en pareille action.

Sages, de ne montrer aucune émotion,

Froids, discrets, retenus, tels qu’à l’accoutumée,

Sans nul éclat de joie importune exprimée,

La moindre conjecture apparente suffit

À ces mouches de Cour qui en font leur profit,

Qui le Prince crédule, enchaîné par l’oreille,

Jettent sans peine au sang en urgence pareille.

CASSANDRE.

Nous ne resaluons rien sur le plus important.

L’indice du poison présuppose à l’instant

Ceux qui des officiers ont le soin de sa table,

Soumis à la rigueur d’un sort épouvantable,

Résolu de ma part, je ne les attend pas,

Et saurai lors m’aider d’un généreux trépas.

ANTIPATRE.

Simple, présumés-tu que j’allasse, stupide,

Pour défaire un Tiran commettre un parricide ?

M’exposer furieux et mes enfants aussi,

Faute de prévoyance, aux supplices ainsi ?

Non, ce venin secret ne laisse aucune marque

Chez ceux que sourdement il trahit à la parque,

Ne provoque la soif où les vomissements,

Ains petit à petit endort les sentiments,

Il trompe le savoir du médecin qui pêne,

À découvrir sa cause en semant sur l’arène :

Exécute sans plus, mon chef te pleige après,

Qui ne s’éloignera de l’entreprise exprès.

IOLAS.

Mon père, ne craignez que menace où torture,

Si le Ciel à nos vœux résiste d’aventure,

Me contraigne avouer, infâme délateur,

Autre de l’attentat origine et auteur ;

Sur moi seul du public, salutaire victime,

Je chargerai le faix de ce vertueux crime ;

Assez content, pourvu qu’il ne m’échappe pas,

Que l’insolent précède ou suive mon trépas.

ANTIPATRE.

Tu le peux croire mort la liqueur engloutie,

Plus froide qu’un glaçon des rochers de Scythie,

Et que tu n’encourras ne malheur ne danger,

Ma prudence ayant su d’heure les étranger.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, PERDICE, ANTIGONE

 

ALEXANDRE.

Monarque souverain qui lis dans nos courages,

Qui protèges les Rois tes vivantes images,

J’atteste, Jupiter, ce triple foudre ardant,

Arme dont les ingrats, juste, tu vas perdant,

Je l’invoque vengeur encontre ces perfides.

Que rendent mes bienfaits de ma perte cupides,

Qu’aveuglent les honneurs prodiguement donnés,

Que pour peu de service aux Rois parangonnés.

Ma dextre libérale élève d’ordinaire,

Plus qu’ils ne sont méchants, facile et débonnaire :

Le traître Apollodore établi vice-roi,

À qui de Babylone absent je me fioi,

Ose sur mon retour informer les augures,

Se fait de mes destins lire les aventures,

Dans l’entrailles tirée après le coup mortel,

D’une hostie qu’on vient d’égorger a l’autel :

Tu ne peux, déloyal, prendre le moindre ombrage,

Qui couvre le dessein de ton méchant courage,

Le révolte attenté se couvait la dessous.

Et tu l’aurais éclos ne craignant mon courroux.

ANTIGONE.

Possible un faux rapport blesse son innocence,

Tel sacrifice fait avec reconnaissance.

Pour la prospérité du voyage entrepris.

Pour te faciliter un victorieux pris.

ALEXANDRE.

Nullement, qui s’enquiert de notre destinée,

Sans doute la voudrait, en l’âme, terminée.

Joint que l’accusateur s’offre vérifier,

Qu’autre fin ne l’aurait mu de sacrifier :

Silence, examinons ce Mage qu’on amène,

Qui le doute levé nous tirera de peine,

Comme qui célébra tel mystère impieux :

Approche, la frayeur te fait baisser les yeux,

Mais répond véritable, après tu n’as que craindre,

À l’extrême n’attend qu’il te faille contraindre,

Ma clémence irritée inexorable alors,

Au lieu d’une, t’expose à mille et mille morts.

PERDICE.

Monarque qui t’obtins l’univers en partage,

De tes rares vertus incapable héritage,

Ma profession sainte un mensonge abhorrant,

Tira ce qu’elle sait, sans force, déclarant.

ALEXANDRE.

N’as-tu pas du vouloir exprès d’Apollodore,

Paravant mon retour des peuples de l’aurore,

Fait certain sacrifice aux mânes consultés

Sur semblable voyage et ses difficultés ?

Sur le terme accompli, bref ou long de ma vie,

Sa curiosité pleinement assouvie,

Éclairci du futur en faveur de ton art,

Sus, du secret au moins donne nous notre part,

Prononce hardiment ma sentence fatale,

Seul moyen d’éviter la peine capitale.

PERDICE.

Sire, contre mon gré la chose se passa,

Laquelle toutefois le devoir compassa.

De nulle qualité de mauvaise ne bonne.

Ne concernant l’état non plus que ta personne.

ALEXANDRE.

Dis-tu ces actions ne me concerner pas,

Qui veulent épier l’heure de mon trépas ?

PERDICE.

Elles n’ont le pouvoir d’accourcir où d’étendre

Le terme de tes jours, non même de l’apprendre.

ALEXANDRE.

Pourquoi donc eusses-tu pollué les autels,

À cette intention de sacrifices tels ?

PERDICE.

Sa curiosité s’obtint par violence

Ce qu’il vaut mieux noyer dans l’oubli du silence.

ALEXANDRE.

Toi même passeras au silence éternel,

Si semblable refus persiste, criminel.

PERDICE.

Plaise à ta Majesté, gagner ce point sur elle,

Que je ne sois corbeau d’une triste nouvelle.

ALEXANDRE.

Dépêche, mon loisir ne se prodigue ainsi,

Te tirant de péril ôte nous de souci.

PERDICE.

Au contraire le mal surpasse le remède,

Et de cette flammèche un âpre feu procède.

ALEXANDRE.

Vite, qu’on ne l’épargne au tourment mérité,

Qu’une gêne le force à dire vérité.

PERDICE.

Fils du Dieu foudroyant, aye égard à mon âge,

Envers moi ne commets un sacrilège outrage.

Qui discret jusqu’ici tâche de te cacher

Un prodige aperçu qui ne peut que fâcher :

Ores me voila prêt d’accomplir ta demande.

Sur tel point qu’il te plaît m’examiner, commande.

ALEXANDRE.

Représente, succinct, les signes observés,

Secrets, entre vous deux assistants, réservés.

PERDICE.

À ce remémorer tout le chef me hérisse,

Le foie se trouva sans tête au sacrifice,

De la victime ouverte et revue à loisir,

Pour moi sans pénétrer plus outre en son désir,

Une frayeur adonc m’apâlit le visage.

ALEXANDRE.

Ô que voilà, bons Dieux, un violent présage,

Un sombre pronostique et dur à digérer,

Or bien que pour avoir osé t’en ingérer

Tu mérites la mort, ma facile indulgence,

Sa peine te remet, n’exige autre vengeance,

Sinon que ta prière importune les Cieux

De préserver ce chef qui leur fut précieux,

De vouloir, apaisez, prendre soin de ma vie,

Va, ton office propre à cela te convie.

PERDICE.

Monarque la clémence et la même bonté,

J’accomplirai dévot, chez eux ta volonté.

ANTIGONE.

Oncques mâtin qui vit le lion magnanime

Prêt a le dévorer, n’approcha, que j’estime,

La crainte du chétif que ta douce pitié,

N’a, contre son espoir, d’un forfait châtié :

Rémissible forfait, en celui punissable.

Qui, comme d’un vaisseau échoué sur le sable,

Rumine, ambitieux, connaissant l’avenir,

Qu’il pourrait du naufrage, usurpé, retenir :

Mais, Sire, le devoir oblige mon service

À te dissuader ce scrupule qui glisse

Dans les faibles cerveaux, messéant à un Roi,

De l’univers dompté, la merveille et l’effroi.

ALEXANDRE.

N’imaginez, amis, que la parque épouvante

Un qui laisse, immortel, sa gloire survivante,

Un que toujours premier en la presse de Mars,

Semblent dorénavant redouter les hasards,

Autre appréhension ne trouble, ma constance,

Ne m’agite l’esprit faible de résistance,

Que celle qu’un bon Prince est obligé d’avoir,

Un Prince qui, vivant, désirera pourvoir

Aux désordres prévus, si la sœur implacable,

Sous le faix vertueux de ses desseins l’accable,

Si le destin jaloux ne donne à son désir.

De mettre en sûreté ses peuples à loisir,

Prévenu la dessus, le vouloir me dispense,

On doit à ma mémoire égale récompense :

Mais allons derechef les Dieux propicier,

Qui du salut des Rois se daignent soucier.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PAGE, ALEXANDRE, ARISTANDRE, DENIS, PLISTARQUE, ROXANE

 

PAGE.

L’étrange nouveauté d’illusion pareille,

M’épouvante les sens ravis en sa merveille,

Ces yeux ne s’osent croire à l’aspect incertain

D’un fantôme paru sous le semblant humain,

Immobile occupant une chaire parée,

Où le Roi se doit seoir, l’étuve préparée,

Have, défiguré, on dirait les enfers

Venir de détacher ce spectre de leurs fers,

Qui ses fixes regards attache contre terre,

Qui d’horreur la parole au gosier me resserre :

Or seul à mon devoir entre plusieurs resté,

Si faut-il avertir soudain sa Majesté,

Qu’il face exorciser cette ombre achérontée.

Ombre malencontreuse en son siège montée :

Sus, sus, courage, un bruit me rassure, entendu,

Voici venir le Roi longuement attendu :

Que ta Majesté, Sire, ores ne s’aventure

De passer cette porte et d’en faire ouverture.

ALEXANDRE.

Quel obstacle me peut retenir, insensé ?

PAGE.

Un spectre de l’Érèbe en éclair élancé,

Où prêt d’entrer au bain ta personne repose.

Tel prodige de soi malencontreux s’oppose.

ALEXANDRE.

Son bon sens l’abandonne, à tout événement,

Qu’Aristandre trouvé vienne soudainement ;

Toi précède à montrer l’image fantastique,

Conçue, à mon avis, d’un cerveau frénétique :

Ouvre vite, ne tien mes esprits suspendus,

Rien que signes mauvais d’heure à autre entendus.

PAGE.

Solide qui n’a point une substance aérée,

Le voilà, même forme à son corps demeurée,

Ton diadème au chef effroyable séant,

Et qu’un bruit impourvu alarme pour néant.

ALEXANDRE.

Aristandre des Dieux interprète fidèle,

Ton savoir au besoin secourable j’appelle,

Juge que nous ferons d’un que tu vois assis

En la place royale accroître mes soucis ;

Comme esprit qui s’emprunte une invisible nue,

Nul entrer ne l’a vu, ne sait d’où sa venue,

Si véritable corps ou démon fraudulent,

Use la, plus qu’humain, de ton art excellent.

Tire la vérité comme tu le peux faire,

Pour nous régler après sur ce douteux affaire.

ARISTANDRE.

L’importance du cas mérite bien qu’exprès,

Sa moindre circonstance on épluche de près,

Car quelque trahison lui donne l’origine,

Où il est messager de la fureur divine :

Or puis que l’examen me regarde, commis ;

Téméraire, di nous qui t’ose avoir permis

Une usurpation de la marque royale,

L’entreprise ne peut s’excuser déloyale,

Du parricide envers ce Monarque attenté,

Et que surpris, en vain ton aguet a tenté :

Sans te faire gêner nomme nous tes complices,

La confession franche allège les supplices,

Déclare nommément qui t’aurait introduit,

Quel espoir de guerdon proposé t’a séduit.

DENIS.

Le mensonge ne sert a qui rien mieux n’espère,

À qui le sort ne peut empirer la misère :

De Messine natif, plusieurs £as imposés,

Ou sans feindre, en un mot, plusieurs crimes osés,

De la mer jusqu’ici captif me confinèrent,

Mes luges souverains telle peine ordonnèrent,

Si qu’un siècle à garder l’enfer de la prison,

Mon mal que du trépas n’attendait guérison,

Alors que Sérapis déité tutélaire,

Paru majestueux, en cette nuit m’éclaire,

Rompt mes ceps et m’enjoint, libéré, de venir

La place que voyez d’Alexandre tenir,

Prendre son vêtement, ceindre son diadème.

Quant au sujet, ce Dieu le réserve soi-même,

Nul ne peut la dessus davantage savoir,

Car qui m’exigerait au delà du pouvoir ?

ALEXANDRE.

Tel fabuleux récit de vision divine,

Voile une trahison brassée à ta ruine,

Joint que le charme opère, invisible rendu,

Pour venir au dessus du dessein prétendu.

Aristandre chez qui ma sûreté repose,

À qui le Ciel ami révèle toute chose,

Débrouille mon esprit de sa perplexité,

Qui ta prudence implore à la nécessité.

ARISTANDRE.

Jaçoit que le moyen trop cruel d’apparence,

En ce prodige éteint cherche ton assurance,

Expiable victime aux mânes présenté,

Tu n’as que redouter, le péril absenté,

La cause du désastre avec son effet cesse,

Dépêchons, le destin que j’annonce te presse.

ALEXANDRE.

Soldats qu’on me l’emmène égorger hors d’ici,

Cela dût être fait, car je le veux ainsi.

DENIS.

Tu pourrais, sanguinaire, offrir une hécatombe,

Que le céleste arrêt irrévocable tombe

Sur ton chef menacé, qui me suivra de près.

Tes stériles lauriers convertis en cyprès.

ALEXANDRE.

Détourne, Jupiter, dessus nos adversaires,

Ces imprécations, au coupable, ordinaires,

Qu’une fin précipite en la fleur de mes ans,

Ne m’emporte commune à celle des Tyrans :

Tu sais, juge témoin, que ma vie innocente

Mérite chez Charon sa paisible descente,

Si Mars ne la butine, exorable à mes vœux,

Que si me prolonger son terme tu ne veux,

Si les fatales sœurs ordonnent que je meure,

Comme tous les mortels sont incertains de l’heure :

Ôte père, du moins, ces paniques terreurs,

Ces signes coup à coup tristes avant-coureurs

D’un trépas attendu que mille autres précèdent,

Réprime ces assauts qui mes forces excédent,

Qui font que le courage abattu se dément,

Sous la crainte sans plus d’expirer lâchement.

De ne pouvoir venger ma perte inopinée.

Et languir dans un lit (honteuse destinée)

ARISTANDRE.

L’extrême en chaque chose estimé vicieux,

Ne soyons arrogants ne superstitieux,

La crainte de la mort montre une âme timide,

Et son mépris l’approuve insolente ou stupide :

Quiconque a bien vécu, quiconque ainsi que toi

Ne fit actes jamais autres que de bon Roi,

Plein d’honneurs, adoré du reste de la terre,

Qui les fruits de la paix moissonne de la guerre,

Qui sait sa place acquise entre les dieux là haut,

Sur la parque un tel homme assuré se prenant,

Il attend, résolu, de pied coi sa venue,

Sans blêmir au présage envoyé de la nue,

Sans croire que prodige aucun puisse arriver,

Qui, d’un los immortel, suffise à le priver,

Ces consolations te dussent satisfaire :

Mais que veut celui-ci ? et quel prégnant affaire

L’achemine, effrayé plus que l’agneau recouds

Par son pasteur naguère à la rage des loups.

PLISTARQUE.

Ô étrange accident, ô sinistre aventure,

Ô miracle incroyable à la race future,

Dont le seul souvenir me hérisse d’effroi,

Son effet regardant la personne du Roi.

ALEXANDRE.

Quel murmure importun se perd dedans ta bouche ?

Parle haut, rapporteur de chose qui me touche.

PLISTARQUE.

Chacun, Sire, le tient ou le présume ainsi,

De ceux de qui tu es l’espoir et le souci.

ALEXANDRE.

Sus en ternies plus clairs, sans aucune remise,

Acquitte-toi vers nous de la charge commise,

Déclare hardiment ce qu’ajoutent les Dieux,

Aux autres précédents, de signes odieux.

PLISTARQUE.

Un monde curieux contemplait sur les lices.

Ces lions que tu fais (généreuses délices)

Nourrir dedans le parc, lors qu’on voit en courons,

L’animal ridicule et stupide sur tous,

Que Priape s’élut d’agréable victime,

Les venir affronter en combat légitime,

Terrassant d’un seul coup le plus rogue d’entr’eux,

Présage que chacun trouve malencontreux,

Que le devoir m’enjoint de ne vous taire. Sire,

Afin de prévenir ce qu’il semble prédire.

ALEXANDRE.

Dure prédiction, dure, non pas à moi

Qui n’espère Cloton m’exempter de sa loi.

Qui ce double regret dans le cercueil emporte,

Si tel augure doit m’ouvrir sa triste porte,

De souffrir impourvu par quelque lâche main

Jalouse de ma gloire, un trépas inhumain,

Et qu’après mon départ (malheur qui serait pire)

Un successeur indigne usurpe cet empire,

Un qui face mourir de honte vos lauriers,

Ma mémoire ternie, ô Macedons guerriers,

Mon ombre impatient viendrait de dessous terre

Venger ce déshonneur plus vite qu’un tonnerre,

Viendroit en tourbillon du trône l’arracher.

Qui coûte à vos labeurs innombrables, si cher.

ARISTANDRE.

Monarque des humains, l’heureuse expérience

T’oblige vers les Dieux d’une ferme fiance,

Éprouvant jusqu’ici leur soin particulier,

Rien, qui ta sûreté concerne, n’oublier :

Ces traîtres prévenus, dont la damnable envie

Comble ta gloire au lieu de t’abréger la vie,

Affermit ton état au lieu de l’ébranler,

Pourquoi donc se bâtir des chimères en l’air ?

Craindre plus que jadis ces apparences vaines,

La même incertitude es affaires mondaines ?

Juge, juge le Ciel pareil d’affection,

Prendre ton sacré chef en sa protection,

Et que leur châtiment exemplaire, ne souffre

Qu’autres veuillent après se perdre dans ce gouffre.

ALEXANDRE.

Hercule dessus l’hydre en fin resta vainqueur,

L’œuvre laborieux lui augmentant le cœur :

Mais or que droiturier un Monarque chemine.

Qu’il se moule au portrait de la bonté divine,

Qu’il ne soit que clémence, intégrité, douceur,

Le révolte pourtant le menace agresseur,

Nul bienfait n’apprivoise un monstre si farouche,

Nulle peur ne lui met le mors dedans la bouche :

Comment le pourrions nous ? si Jupiter es cieux,

Son venin tant de fois sentit pernicieux,

Attaqué, mal voulu de l’immortelle bande,

Bien que sans passion sa prudence commande.

Fortune ses faneurs contrepoise toujours

De quelques accidents qui traversent nos jours,

Son miel se distribue égal en amertume :

Mais Roxane troublée et contre sa coutume

S’achemine, qu’as-tu beau Soleil gracieux ;

Qui dissipes, paru, mes ennuis soucieux ?

ROXANE.

Ma prière vouée à ta Majesté, Sire,

La faveur, seule à seul, d’un silence désire,

Elle n’ose sortir tout ce monde présent,

Et au fruit prétendu de son espoir nuisant.

ALEXANDRE.

Retirez-vous amis, ma Reine le commande,

Chacun pour mon salut disperse son offrande,

Chacun sur ce sujet aille sacrifier,

Refuge principal où je me veux fier :

Toi forme désormais, compagne bien-aimée,

Ta requête obtenue aussitôt que formée.

 

 

Scène II

 

ROXANE, ALEXANDRE, MÉDIE

 

ROXANE.

Ma supplication présentée à genoux,

Ne tend qu’à conserver la vie à mon époux :

Au moins si sa grandeur de tel titre m’honore,

Grandeur que l’univers, incomparable, adore,

Grandeur que je conjure à cette heure, vouloir

Les avis du destin ne mettre à nonchaloir,

Avis réitérez d’augures sur augures,

De signes messagers d’infortunes futures.

Que le Ciel ici bas envoie, désireux

De ne ravir encor un Phœnix valeureux :

Ah certes voilà trop se permettre, incrédule,

Tels oracles reçus, un mépris ridicule :

Prend que le los acquis ne sympathise pas

À fuir aucunement un visible trépas,

En qualité de Roi qui tires, enchaînée,

Du monde assujetti l’entière destinée :

Tu dois, hélas tu dois à ton courage ôter,

Ce que père commun tu lui sais profiter.

Ainsi le bon Pilote au fort de la tempête,

Craint pour les passagers, non pour sa propre tête,

Et regagne le port plutôt qu’il ne ferait,

Si de sa seule vie un hasard s’encourait :

Ainsi ta Majesté, Babylone éloignée,

À notre sauveté doit la sienne épargnée,

Sauveté qui m’importe encore plus qu’à tous.

Me conservant un père, un Prince et un Époux.

ALEXANDRE.

N’afflige ton esprit de ce soin, ma lumière,

Phœbus n’accomplira sa seconde carrière,

Que ta charmeuse voix me trouve obéissant,

Ce qu’à peine obtiendrait Jupiter tout-puissant,

Je croirai ton avis, Roxane, à qui mon âme

Donne la primauté d’une jugale flamme,

Oui, mon honneur défère à ton fervent amour,

L’échange de la ville à quelqu’autre séjour :

Quoi que l’homme n’ait point de retraite assurée,

Contre le dard brandi d’Atrope colerée,

Dard qui pénètre tout, qu’elle tire à clos yeux

Sans faillir, nonobstant la distance des lieux.

ROXANE.

Ces hérauts du destin qui désignent la place,

Présupposent qu’ailleurs n’adviendrait sa menace.

ALEXANDRE.

Le superstitieux trouve à craindre partout,

Ixion qui jamais ne demeure debout,

Que poursuit (la fuyant) sa torture éternelle,

À qui l’âme pâlit sans cesse, criminelle :

Or moi que l’innocence assure, dois-je pas

Régler mes actions à un autre compas ?

Et croire que le Ciel, protecteur débonnaire,

Ne me saurait nier son asile ordinaire,

Ou que le terme échu, le terme de mes jours,

La parque en toutes pars me trouvera toujours.

ROXANE.

À ce conte voilà ma prière éconduite,

Me voilà, désastreuse, au veuvage réduite,

Qui me rendrait la mort agréable, sinon

Ce fruit prêt à sortir, doux présent de Junon,

Que tu fais avorter inhumain, parricide,

Possible autre Phœnix qui naîtrait d’un Alcide.

Ô chétive Roxane, ô que ton plus grand heur

Était de n’obtenir un fête de grandeur,

Précipice honteux qui cause ta ruine.

Et qui te dure moins, qu’au Soleil la bruine.

ALEXANDRE.

Approche, qu’un baiser apaise tes douleurs.

Et réprime le flux de ces humides pleurs,

Derechef, mon désir, je te donne parole,

Que cédant quelque chose à ta crainte frivole,

Babylone dans peu nos pas n’imprimera,

Alors pourras tu bien croire qu’on t’aimera,

Sage d’expérience, alors pourras-tu dire

Que l’Empereur du monde est serf de ton empire,

Que l’amour en tes yeux triomphe, mais voici

Médie qui nous vient divertir ce souci,

Son festin préparé n’attend que ma venue,

Qu’au sortir, dans le lit je te retrouve nue.

MÉDIE.

Plaise à ta Majesté mon banquet honorer

De sa présence sainte, et ne plus différer,

Qu’elle assiste, bénigne, à l’humble sacrifice

Offert exprès afin de la rendre propice.

Sa présence suffit à faire l’appareil

Plus splendide que n’est la table du Soleil.

ALEXANDRE.

Allons Médie, allons noyer dedans la coupe,

De nos soins journaliers l’inséparable troupe,

Nul ne sait de tous ceux du frêle genre humain,

Si sa joie le peut conduire au lendemain.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CASSANDRE, PAGE

 

CASSANDRE.

Peuples que le Soleil visite, quand sa course

Le porte du levant jusqu’au pôle de l’ourse,

Célébrez avec moi ce beau coup glorieux,

Qui sur vôtre Tyran reste victorieux :

le l’ai vu (quelle joie) engloutir un breuvage

Qui nous ôte de crainte et brise son servage.

Qui l’orgueilleux trébuche aux tartares ouverts,

Qui le rendra dans peu la pâture des vers :

Chef-d’œuvre que mon frère a d’une main hardie

Bravement accompli selon la trame ourdie,

Chef-d’œuvre que n’a peu divertir la splendeur,

Si redoutable a tous, d’une vaine grandeur :

Ni ce nombreux amas de gardes étrangères.

Telles autour de lui, qu’abeilles ménagères,

Lorsque leur sage Roi se prépare au printemps,

Pour picorer les fleurs, de les sortir aux champs.

Ô mémorable exploit, mon âme après ta vue

D’excessive liesse en tourbillons émue,

N’a permis là dedans faire plus long séjour,

Crainte que par le bruit elle ne vint au jour.

Et afin de choisir semblable solitude,

Ou ma voix contribue à ma béatitude,

Ou j’attend que quelqu’un Mercure officieux,

Confirme ce secours qui nous tombe des cieux,

Et réduit l’insolent au lugubre passage,

Ah voici qui mes vœux parfait en son message,

Triste, morne, éperdu, sans poumon, sans couleur,

Pourrons-nous pas savoir ta muette douleur ?

PAGE.

Ô festin mille fois et mille fois funeste,

Que celui qui repût de sa race Thieste,

Ô désastre incroyable, ô maudit accident,

Par qui notre Soleil penche à son Occident.

CASSANDRE.

Recevez-nous bons Dieux d’expiable victime.

Le seul chef garanti d’un Roi si magnanime.

PAGE.

Quelque démon sans doute inspire tes esprits,

Sur le perfide mal qui naguères l’a pris.

CASSANDRE.

L’apparence ? je viens de sortir de la salle,

Où gaillard, où d’humeur plus qu’onques joviale,

La grand’ coupe d’Hercule il vidait, couronné.

Le même aux conviez tour à tour ordonné.

PAGE.

Voilà que néanmoins une syncope étrange,

À des cris redoublés de torture, le range,

Son corps frissonne tout, et qui pis ne sait-on

Sur qui de l’incident rejeter le soupçon,

Moi commis de sa part, le médecins j’assemble,

Afin que du remède ils consultent ensemble,

Tu ne vas que trop tôt le voir à demi-mort,

Suivi d’un monde en pleurs, dont il fut le support.

CASSANDRE.

Ô nouvelle agréable, en bonheur infinie,

Ô justice des cieux sur une tyrannie,

Ô spectacle attendu contente mon désir,

Ne lui retarde plus le souverain plaisir,

De voir un qui tenait le monde en sa puissance,

Qui, rogue, à Jupiter impute sa naissance,

Qui se fait adorer, et ne présume pas

La terre soutenir, assez digne, ses pas,

De le voir prosterné de force et de courage,

Souffrir en ce venin la fureur d’une rage,

Venin qui peu à peu ses entrailles minant :

Mais au bruit entendu contiens-toi maintenant,

Spectateur attentif d’un miracle céleste,

Qui purge les humains de leur commune peste,

Qui relègue son âme aux ténébreux enfers,

Et notre liberté forgera de ses fers.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, empoisonné, PERDICE, ANTIGONE, ANTIPATRE

 

ALEXANDRE.

Invisible ennemi, serpent à qui l’envie

Sur le Caucase horrible en froideurs donna vie,

Traître prend quelque forme, à sorti de mon sein,

Sans me pouvoir venger, ne m’étouffe, assassin,

Fais qu’un juste combat vide notre querelle.

Ma gloire t’absoudra si tu gagnes sur elle,

Eusses-tu mis en un les corps de Gerion,

Les forces d’un Antée, et celles d’Orion :

Cartel insensé, ridicule menace

Vers l’extrême douleur qui les membres me glace,

Qui force mon courage à de honteux regrets,

Tel, ores, qu’un sanglier attrapé dans les rets,

On le perce de dars, que sa double défense

Impuissante, n’atteint la troupe qui l’offense.

Ô fortune jadis propice à tant d’exploits.

Qu’ils réduisent quasi le monde sous mes lois,

Ajoute à tes faveurs encor quelques années,

Prolonge, hélas, prolonge au moins nos destinées,

Jusqu’à ce peu qui reste à couronner, heureux,

De qui te reconnaît, les actes valeureux.

PERDICE.

Monarque magnanime entre les magnanimes,

Soleil, qui les vertus de tes rayons animes,

Ne soutire que la peur offusque sa clarté,

Pense que maint péril, fugitif écarté,

Péril à l’infini pire et plus redoutable,

T’éprouva comme un Dieu, de nature indomptable,

Outre que le printemps vigoureux qui te rit,

Du jour au lendemain tel accès ne nourrit.

ALEXANDRE.

Perdice laisse à part le zèle qui t’emporte,

Croyant sur mon sujet la vérité plus forte,

Tu m’as vu tout de sang et de plaies couvert,

Que le poumon ne s’est aux complaintes ouvert,

Qu’un seul sanglot ne fit vaciller ma constance,

Maintenant la douleur force sa résistance,

Ce ne sont point ici journaliers accidents,

L’impétueuse Cloton ravage là dedans,

Elle éteint peu a peu le flambeau de ma vie :

Meurtrière, hâte toi, désormais assouvie

Des secousses du mal qui déchirent ce corps,

Qui d’un peu de relâche augmentent leurs efforts,

Qui glacent ma poitrine, ah cruelle rétreinte,

Si quelqu’un d’entre vous aime son Roi sans feinte,

Qu’il abrège mes jours et ne permette pas,

Ces regrets féminins diffamer mon trépas.

ANTIGONE.

Jupiter protecteur divertira l’esclandre,

Son secours la santé première te va rendre,

Nos vœux le fléchiront, outre qu’a ce besoin,

Tu l’obliges, son fils, d’un tutélaire soin.

ALEXANDRE.

Absurde vanité, impieuse folie

Produite des vapeurs d’une mélancolie,

Qui dedans mon cerveau ne pénétra jamais,

Je ne crus onc amis, ne croirai désormais,

Autre qu’humain tirer l’origine mortelle,

Les Dieux n’ont avec nous aucune parentèle,

Impassibles, exempts de toute infirmité,

Sans un terme de jours qui vienne limité,

Sans corps qui puisse après résout en pourriture,

Altérer nullement sa première nature,

D’esprit seul composés, pur, sublime, parfait,

Bien contre ma créance autrefois ai-je fait,

Que mille nations barbares subjuguées,

Ensemble ne se sont au révolte liguées,

Pour m’estimer avoir quelque chose de plus,

Ains, qu’un Dieu les régit sous ma forme reclus :

Ah triste souvenir, ah vertu désastreuse,

Que me rapportes-tu qu’une lame poudreuse ?

Qu’une mort violente, en la prime saison,

Dieux, révélez au moins, d’où vient la trahison.

PERDICE.

Dieux, si quelqu’un se trouve en la masse du monde

De qui la perfidie à ce crime réponde,

De qui l’ingratitude ait osé conspirer,

Tel sacrilège, horrible à le remémorer,

Célestes, qu’un rayon de juste providence,

Le face maintenant venir en évidence :

Me fut-il reconnu père ou propre germain,

Je ne veux employer de bourreaux que ma main,

Elle fera frémir sous la peine exemplaire ;

Ne l’imaginons pas, cela ne se peut faire,

Titan sur l’heure aurait vers l’aube rebroussé,

Et Jupiter brandi mille dars, courroucé.

ALEXANDRE.

Fortune à mes desseins autrement favorable.

Rendit en ce seul point mon règne déplorable,

Qu’autre Prince jamais du tige Ématien,

Prince, qui possédât le sceptre que j’obtiens,

À l’égal n’agrandit un royal héritage,

Chacun sait que l’espoir demeura mon partage,

Que cupide d’honneur, es travaux entrepris,

Les richesses aux miens demeurèrent de pris,

Qu’un camp sous moi vainqueur, a butiné le monde :

Ma clémence outre-plus sans pair et sans seconde,

N’omit aucuns moyens qui pussent m’obliger

L’ingrate nation qui l’ose négliger,

Qui paye mes bienfaits de révoltes, d’injures,

De conspirations, d’ordinaires murmures,

Qui sur chaque action trouve à me syndiquer,

Sur chaque mandement de quoi me répliquer,

Et (reproche éternel) me donne fraudulente,

Me donne, parricide, une fin violente,

Ah cruels insensés, ma perte vous perdra,

Semblable bienfaiteur jamais ne reviendra.

ANTIGONE.

Non, quand le Ciel voudrait enjoindre à la nature

Ce chef-d’œuvre des Rois après ta sépulture,

Quand Pandore viendrait à verser derechef,

Tous les présents des Dieux prodigués sur un chef,

Unique, incomparable, en tes vertus divines,

Comme tu les fis vivre ainsi tu les ruines,

Tu fus leur temple saint, qu’oncques l’inique sort

Ne saurait rebâtir démoli par la mort :

Sans toi nous languirons, pareils à la baleine

Que son élément laisse à sec dessus l’arène,

Sans toi nous demeurons plorables orphelins,

Aux rigueurs exposés de tous astres malins,

Notre nef n’a sans toi de Pilote, qui puisse,

Empêcher que l’orage émeu ne l’engloutisse,

Nôtre heur hélas ! au tien trouve son occident :

Mais voici qui pourra divertir l’accident,

Philippe, ton savoir d’heureuse expérience,

Savoir, après le Ciel notre seule fiance,

S’implore maintenant par nos vœux épanchés,

Déployé à ce besoin ses secrets plus cachés,

Conserve à l’univers l’ornement de sa gloire,

À nous un commun père, immortel de mémoire,

Sa guérison redresse un Empire tombant,

Qu’autre Atlas ne saurait porter qu’en succombant.

PHILIPPE.

Pourvu que cela soit en l’humaine puissance,

Mon immuable foi, ma prompte obéissance

Ne se démentiront, si tôt qui j’aurai su

L’origine d’un mal insensible conçu :

Que ta majesté donc jusqu’a la moindre chose,

Sur sa douleur m’instruise et à nu me l’expose,

Sans la cause indiquer, oui, tant soit-il expert,

Le médecin sa peine inutilement perd,

Onc Pharmaque ne peut s’appliquer salutaire,

Où l’infirme obstiné sa langueur voudrait taire,

Sire, que ma prière obtienne ce pouvoir,

Aucun point ne s’omet en suite du devoir.

ALEXANDRE.

Ton zèle nous suffit, n’attente davantage

Esculape présent n’aurait pas l’avantage

De chasser, invoqué, la parque de mon sein,

Son secours et son art moindres que le dessein,

Ce corps jadis baigné dans les eaux froidureuses,

Du Cydne ressentit leurs forces dangereuses,

Mais cela ne fut rien, mis en comparaison,

D’un mal désespéré qui trouble ma raison,

Qui coule dans mes os des glaces continues,

Qui montre au point fatal mes heures parvenues,

Le cœur faible abattu veut résister en vain,

À l’effort recidif du tourment inhumain,

C’est fait je vais quitter la céleste lumière,

Ne pensez plus amis que d’une triste bière.

PHILIPPE.

Nature mainte fois dompte es corps vigoureux,

Des symptômes, autant voire plus rigoureux,

Sire, voyons quel trait prendra la maladie,

L’importance n’admet une cure hardie,

Où le simple vulgaire, épreuve de notre art,

Aux grands Rois tes pareils épargne le hasard,

(Si de pareils au moins l’univers est capable,)

Donc permets qu’en un lit chaque signe palpable,

J’observe curieux, afin que ce compas,

Une seconde fois te sauve du trépas.

ALEXANDRE.

Ô timide conseil à ma gloire funeste,

Tout ouvrage en la fin son auteur manifeste,

Un Empereur ne doit expirer que debout,

Plus apte que jamais le courage me bout,

Impatient de voir nos batailles dressées,

Montrer une forêt de piques hérissées :

Sus, sus, que derechef j’endosse le harnois,

Que cent mille clairons résonnent à la fois,

Assemblez ces guerriers dont la valeur fidèle,

Le monde assujetti me promet avec elle,

Faites tôt, la douleur me prévient abattu,

Ô prouesse, ô vigueur de jadis, où es-tu ?

L’envieuse Cloton te dérobe, voisine,

Et ma parole meurt recluse en la poitrine.

PHILIPPE.

Dieux, une pâmoison léthargique l’a pris,

L’excès du mal occulte assoupit ses esprits,

Vite, que la dedans reposer on l’emporte,

Et qu’un peuple inutile à son secours en sorte,

Rien ne l’offense tant pour l’heure que le bruit,

Et rien plus au devoir des médecins ne nuit.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CHŒUR D’ARGIRASPIDES, ALEXANDRE, PERDICE, ANTIGONE, EUNUQUE

 

CHŒUR.

Que voulons nous soldats différer davantage,
D’une sincère foi le véritable hommage
Offert a notre Roi ?
Ores que sa langueur peu à peu l’achemine,
Où habite le Dieu qui ravit Proserpine,
Dans un palais d’effroi.

Ce soleil valeureux qui s’éclipse du monde,
Ce phœnix en vertu qui n’a point de seconde,
Nous oblige à le voir,
Et les larmes aux yeux, les sanglots en la bouche,
Si l’extrême douleur ne le rend une souche,
Son adieu recevoir.

Qui sait si des mignons la suspecte feintise,

En telle extrémité son prince ne maîtrise,
De peur que nous présents :
L’attentat reconnu envers ce commun père,
Ne soyons, d’une race horrible de vipère.
Les vainqueurs suffisants ?

Quoi que ce soit l’aspect de ses compagnons d’armes,
Le ressuscitera nourri dans les alarmes,
Et lui tait plus de bien :
Que tout ce que saurait, ignorant sa nature,
Employer de secrets tentés à l’aventure,
Un art Péonien.

Allons donc résolus de son oracle apprendre,
Quel parti désormais il sera bon de prendre,
Au cas que le destin
Dérobe à l’univers le lustre de sa gloire,
Et que ce demi-dieu donne à la parque noire
Ses lauriers de butin.

ALEXANDRE.

Consolez-vous amis en l’heureuse journée,

Qui me tire des fers de ma peine bornée,

Ce corps à ses douleurs ne peut plus résister,

Ne l’âme en sa prison mortelle subsister,

Mes jours s’en vont finis non pas ma renommée

Parmi les nations de la terre semée ;

Sans regret d’expirer pendant l’âge plus beau,

Car ma meilleure part survivra le tombeau,

Et mon âge qui fut de petite durée,

Je répute assez long, sa gloire mesurée :

Joint que l’instable sort pourrait à l’avenir,

Le blanc immaculé de nos gestes ternir,

Que sa longue bonace est désormais à craindre,

Au lieu que trop content ores je n’ai que plaindre,

Qui trépasse en la fleur de mes prospérités.

Qui ne redoute plus les astres irrités,

Et qui ne vaut pas mieux que dans la sépulture,

Si proche de passer dans un calme qui dure.

PERDICE.

Plus l’oiseau d’Apollon sent la parque voisine,

Moins l’accord de sa voix prophétique décline,

Il s’efforce au contraire, en fredons plus mignards,

À montrer qu’il ne craint la pointe de ses dards :

Ainsi Roi sans pareil le mal ne diminue

En telle extrémité, ta prudence chenue,

Son lumineux soleil nous rayonne plus beau,

Non qu’aucun présume approcher le tombeau,

Jupiter invoqué, protecteur de sa race,

De la revoir debout nous donnera la grâce,

Plus propre que jamais au belliqueux étour,

Achevant d’asservir le terrestre contour.

ALEXANDRE.

Cessez d’entretenir une espérance vaine,

Les Macedons en moi n’ont plus de capitaine.

ANTIGONE.

Hé Dieux qui ces fardeaux peut donc porter après ?

La difficulté pend de ton oracle exprès.

ALEXANDRE.

La préférence ici les discordes augmente,

Au lieu de l’adoucir elle accroît la tourmente,

Mon choix n’en peut de vous à ce grade avancer,

Sans les autres égaux en vertus offenser.

PERDICE.

Arbitre souverain, seul arbitre capable,

Ne t’obéir serait un acte trop coupable.

ALEXANDRE.

Une pluralité de suffragantes voix,

À telle élection donne tout autre poids.

ANTIGONE.

Rien moins, ta volonté tiendrait la bouche close,

À ces ambitieux respirant même chose.

ALEXANDRE.

Roxane enceinte peut vous laisser après moi

(Faible attente pourtant) quelque surjon de Roi.

PERDICE.

Au cas que le bonheur permette sa gésine

Un nouvel orient nous éclore voisine :

Lequel, pendant le cours de la minorité,

Tuteur, surroges-tu à ton autorité ?

ALEXANDRE.

Une marque honorable expresse réservée,

Vous l’apprendra premier que mon heure arrivée,

Oui, premier que l’esprit abandonne ce corps ;

Mais quel bruit jusqu’ici s’épand de la dehors ?

Un murmure confus s’accroît et se renforce,

Comme qui du palais voudrait l’entrée à force.

ANTIGONE.

Sire, on va le sujet de l’Eunuque savoir,

Qui hâtif s’achemine ainsi qu’est son devoir.

EUNUQUE.

Des boucliers argentez la foule survenue,

Avec mille sanglots éclatés dans la nue,

Veut, quoi que certifie un contraire rapport,

Voir son prince à présent qu’elle soupçonne mort,

Prête de rompre tout et de perdre la vie,

Plutôt que n’assouvir telle pieuse envie,

Plaise à ta Majesté là dessus aviser,

Du plus expédient requis à l’apaiser.

ALEXANDRE.

Dure condition, nécessité cruelle,

Sollicitude aux Rois qui court perpétuelle,

Jusques à ne pouvoir trépasser en repos,

À des émotions sujets à tous propos :

Soit, faites les entrer ayant posé leurs armes,

Ils n’ont besoin pour nous désormais que de larmes,

Qu’en noirs habits de deuil, un cyprès en la main,

M’apprêter le convoi des obsèques prochain.

Venez, chers compagnons, dire l’adieu suprême

À qui ne vous aima jadis moins que soi-même,

À qui vous recommande une ferme union,

Et de ne donner prise aux rages d’Énion ;

Vers vos supérieurs humbles d’obéissance,

Afin de conserver l’ancienne puissance,

Afin que le discord ne perde, factieux,

Ce renom qui sous moi voile dedans les cieux.

Adieu, soldats, adieu, seuls aigles de ma gloire,

Que la vertu chez vous conserve ma mémoire,

Et chacun vitement s’écoule a petit bruit,

Attendu que rien plus à ma douleur ne nuit.

CHŒUR D’ARGIRASPIDES.

Monarque incomparable en tes vertus divines,

Premier que de la terre au Ciel tu t’achemines,

Reçois l’hommage saint d’une fidélité

À tes mérites due et à ta qualité ;

Hélas ne saurais-tu, Achille magnanime,

Impétrer de Pluton qu’il nous prenne victime ?

Qu’en ta place reçus, nous puissions bienheureux

Au monde conserver un Phœnix valeureux ?

Qui ne revivra plus de sa muette cendre.

Le Ciel n’a qu’un Soleil, la terre un Alexandre :

Du moins père commun, révèle à tes enfants

Le monstre qui t’éteint en l’avril de tes ans,

Déclare qui tu crois de ta perte coupable,

Que nous lui appliquions le supplice capable.

Las un somme revient tomber dessus ses yeux,

De la parque voisine éclair présagieux,

Laissons le après l’honneur de sa dextre baisée,

Dextre qui de lauriers a la terre épuisée,

Dextre qui sut donner la victoire et la mort,

funeste journée, ô cruauté du sort.

ALEXANDRE, s’éveillant.

Pourquoi romps-tu si tôt la trêve de ma peine

Morphée qui naguère embrassais ta germaine ?

Pourquoi me souffres-tu retitre mes langueurs,

Et d’un nouveau tourment soupirer les rigueurs ?

Soupirer, quelle honte à ce brave courage

Qui demeura vainqueur du martial orage,

Qui fut maigre les flots du Granique opposé,

Un monde a l’autre bord en armes disposé,

Arracher aux Persans une palme immortelle,

Qui Daire déconfit en la plaine d’Arbelle,

En la bataille d’Isse, et qui Pore vaillant

Jusqu’à l’extrémité, subjugua, bataillant :

Prêt à fondre plus loin si ma flotte guerrière,

Eût voulu de son heur poursuivre la carrière,

Eût voulu seconder ma généreuse ardeur

Capable d’asservir la terrestre rondeur.

Combien la du trépas me plaisait la fortune,

Non dans un lit pareil à l’ignoble commune,

Peu a peu dévoré de ce tourment maudit,

Qui le cœur (provenu d’Antipatre) me dit,

Oui, le traître Antipatre ou sa race maline.

Mais ma Roxane en pleurs, d’un époux orpheline,

Vient à son mandement prendre congé de lui,

Laissez nous seule à seul consoler notre ennui.

 

 

Scène II

 

ROXANE, ALEXANDRE, PERDICE, ANTIGONE

 

ROXANE.

Résolue a m’offrir sur la tombe, immolée,

Du prince des mortels victime désolée,

J’ose le supplier qu’il ne dédaigne pas

Sa fidèle moitié compagne du trépas,

Et que sa propre main m’adoucisse, hâtive,

Le passage fatal de l’oublieuse rive,

Qu’indicible faveur, je ne demeure ici

Proie, qu’une rivale égorge sans merci,

Proie qu’une rivale implacable en rancune,

Réserve à mille morts cruelles plutôt qu’une.

Sire, accordez-moi donc cette preuve d’amour,

Qu’avec mon seul appui j’abandonne le jour,

Que le vieil nautonier ne face qu’un voyage,

De nos esprits passez au letean rivage,

Autre esclave ne doit se prévaloir sur moi,

De ce suprême honneur que mérite ma foi.

ALEXANDRE.

Dessus un vain soupçon, ne t’afflige peureuse,

Et m’approche les hors de ta leurre amoureuse,

Et me baise, mon âme, une dernière fois,

Car l’impiteuse sœur me réduit aux abois,

Ce corps cède aux rigueurs de sa longue torture,

Dans peu je dois payer le tribut à nature.

Résous-toi de ma perte en la nécessité.

Fatale à ceux que tient le monde en sa cité,

Un gage précieux que ma couche te laisse,

Adoucira beaucoup le fiel de la tristesse,

Ancre de ta fortune il l’arrête à bon port,

Aime-moi seulement, encore après la mort,

Honore d’un époux la mémoire gardée,

Qu’ès champs élysiens repaîtra ton idée :

Et réprime ces pleurs qui hâtent mon trépas,

Qui forcent ma constance à reculer d’un pas.

ROXANE.

Hé Dieux que deviendra ta chétive Roxane,

Si tu passes premier la rive stigiane ?

Où trouve son veuvage un lieu de sauveté ?

Un asile où pouvoir gémir en sûreté ?

ALEXANDRE.

Ma parole te sert d’inviolable otage.

ROXANE.

Ici vôtre parole est de peu d’avantage.

ALEXANDRE.

Possible que Statire effraye à l’avenir,

Ton sort qui trouvera de quoi se soutenir.

ROXANE.

Quel soutien prévaudrait contre sa jalousie,

Mon unique support dans la tombe moisie ?

ALEXANDRE.

L’amour que je te porte y saura bien pourvoir,

Saura bien t’assurer ainsi que tu vas voir.

ROXANE.

La haute extraction royale de Statire,

En ce profond souci, à juste droit, me tire,

Des sujets naturels pour la gratifier,

Ne feindront, inhumains, de me sacrifier.

ALEXANDRE.

Nos Macédoniens avec une parole

Rendront, n’en doute pas, sa vindicte frivole,

Quel besoin de parole, un fruit conçu de moi

T’oblige après ma mort leur service et leur foi.

ROXANE.

Ah, Sire, là ma peur principale repose,

Que l’on me pousse vive en même tombe enclose,

Ce me sera trop d’heur, trop de contentement,

Le terme concédé que veut l’enfantement,

Terme qui pourrait rendre au monde la lumière

D’un Soleil valeureux en sa race guerrière.

ALEXANDRE.

Puissent les immortels de ce vœu t’exaucer,

Adieu, viens derechef ton époux embrasser,

Qui mourant desourdit sa langoureuse trame :

Or sus retire toi chère âme de mon âme,

Perdice, je la donne à ta protection,

Sur l’épreuve assuré de ton affection,

Prend ce cachet aussi comme enseigne royale,

Que la mienne résigne à ta dextre loyale.

Vous amis recevez de mandement dernier

Ce que vôtre devoir ne me saurait nier,

Une paix maintenue, une concorde sainte,

Qui par l’ambition ne se viole, enfreinte :

Mon empire assez grand vous suffit, divisé,

Pourvu qu’à l’amiable on y ait avisé,

Et qu’aucun successeur de ma couche ne sorte :

Adieu l’orque béant m’ouvre sa triste porte,

Adieu, vivez contents et heureux après moi,

Qui dévale, ombre vaine, en l’éternel effroi.

ROXANE.

Attend brave héros ta Roxane fidèle,

Pour ce petit moment ne te sépare d’elle,

Sa douleur la suffoque, et cette pâmoison,

Nos âmes réunit qui sortent de prison.

PERDICE.

Ô perte irréparable, ô Prince magnanime,

La mort chez toi commet un sacrilège crime,

Tes célestes vertus dussent, avec égard,

Maintenant émousser la pointe de son dard,

Te dussent conserver immortel à la terre,

Lieutenant de ce Dieu qui lance le tonnerre :

Mais premier qu’en ce deuil on s’embarque, courez

Eunuques et Roxane au besoin secourez,

Qu’on l’aille mettre au lit, immobile restée,

Déjà plus que demie au bord achérontée :

Ô inique fortune, ô astres trop malins.

Qui nous faites de père et de Prince orphelins.

ANTIGONE.

Puis espérez humains un bonheur de durée,

Une grandeur qui soit ici bas assurée,

Présumez que tenir le monde sous vos lois,

Que porter dans le Ciel vos belliqueux exploits,

Obtienne de la parque un moindre privilège,

Que le triste Minos ne vous cite à son siège,

Erreur, énorme erreur, vertus ne royauté,

Courage, extraction, richesses, ne beauté

Ne peuvent empêcher ce destin qui moissonne

Les hommes journaliers et n’excepte personne,

De la terre venus et en elle résous.

Même sort à la fin leur est égal a tous ;

Épreuve trop cruelle, épreuve trop certaine,

Qui, ce Monarque éteint, rend notre attente vaine,

Qui nous prive d’un Roi sans pareil désormais,

D’un Roi que j’univers renomme à tout jamais,

D’un Roi qui dans la tombe emporte nos courages,

D’un Roi qui le Nestor mérita les trois âges,

D’un Roi qu’on ne saurait dignement regretter,

Qui fit naître notre heur, et le fit avorter.

PERDICE.

Tels regrets superflus déshonorent sa cendre,

Joint qu’il faut au vouloir céleste condescendre,

Vouloir irrévocable, à qui le sens humain

Aveuglé du futur ne résiste qu’en vain :

Exemple si récent et si funeste, qu’ore

Une tremeur s’imprime à qui le remémore.

Babylone selon l’oracle des devins,

Devait de ce grand Prince accomplir les destins,

Absenté plusieurs fois sa fatale demeure,

N’empêche que chez elle, ô désastre, il ne meure,

Ainsi dessous les eaux frétille le poisson

Qui se prend, à la fin, du mortel hameçon,

Ainsi la mouche en fin voletante, n’évade

De l’araigne ocieuse, une caute embuscade :

Or contrains d’endurer tel outrage du sort,

Effectuons, prudents, la volonté du mort,

La fleur des Macedons au conseil assemblée,

Qui n’attende une mer furieuse, troublée,

À prévenir l’orage, et en notre union,

Éteigne le flambeau d’une fière Énion.

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