La Mort d'Henri IV (Claude BILLARD)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée devant la Reine Marie de Médicis, en 1610, l’année même de la mort d’Henri IV.

 

Personnages

 

LE ROI

LA REINE

LE DAUPHIN

LE PRINCE DE CONTI

LA PRINCESSE DE CONTI

M. DE VENDÔME

CHŒUR des Princes, Maréchaux, Officiers de la Cour

M. LE CHANCELIER

M. DE GUISE

M. DE MAYENNE

M. D’ÉPERNON

MADAME DE GUERCHEVILLE

LA MARQUISE D’ANCRE

SULLY

M. BOISDAUPHIN

L’HERMITE DE SURESNES

LE PÈRE

M. LAVARDIN

M. LE GRAND

M. DE MONTBASON

M. DE SAINT-GÉRAN

CHŒUR des Courtisans

CHŒUR des Parisiens

SATAN

LE PARRICIDE

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

SATAN

 

Je n’ai rompu mes ceps, je n’ai brisé ces chaînes,

Qui tant de siècles d’ans ont redoublé mes peines

Es gouffres plus hideux du Phlegeton bouillant,

Où les flots de bitume, et d’un souffre brûlant,

Le salpêtre, le naphte, et la fumée épaisse

De cent bouillons fumeux, animent vengeresse

La peine des damnés, leurs regrets douloureux,

Et le ver qui les ronge à jamais malheureux :

Je n’ai quitté l’obscur de ces nuits éternelles,

Qu’afin d’avoir l’honneur que mes mains criminelles

Rougissantes de pourpre, armées de fureur,

Soient teintes dans le sang du plus grand Empereur,

Du roi plus renommé, plus célèbre de gloire,

Qu’oncques éternisa le temple de victoire,

Que jamais le dieu Mars aie admiré vainqueur

Les lauriers sur le front, et les mirtes au cœur.

Depuis ce jour fatal, cette heure malheureuse,

Que mille légions, armée aventureuse,

Titanides ailés, sous mes drapeaux flottants

Combattirent le ciel, du ciel culbutants,

Froissez de milles éclats de l’ensoufré tonnerre,

Qui nous plongea cendreux dans le fonds de la terre.

J’ai été mal servi, moins encor assisté :

La vengeance, l’horreur, le sang, la cruauté,

M’ont si peu satisfait, qu’il semble que Mégère

Sommeille dans Paris, quelle n’aie vipère,

Ni cheveux de dragon, ni flambeaux animés

Qui ne soient endormis, qui ne soient consumés.

Si j’eusse rien valu, si j’eusse eu du courage

Autant que de vouloir, autant que d’avantage

En surprise, en desseins, ce grand Dieu foudroyant

M’eût quitté son empire, et le gros flamboyant

Des chérubins ailés, de ces heureux archanges

Servirait de trophée à mes justes louanges.

Mais je fus mal servi, le sort et le destin

Triomphèrent de moi leur plus riche butin.

Aux pôles ma valeur a servi de trophée,

Ce vent d’ambition aussitôt étouffée

Que je la fis paraître, eût à moins d’un clin d’œil

Pour tous sceptres l’enfer, les gouffres pour cercueil.

Quoi ? n’est-ce pas assez, mais bien trop, que tant d’âmes,

Tant d’anges, mes démons, ne président qu’aux flammes

D’un Cocyte bruyant, que formes si divins,

Par la seule rigueur des impétueux destins

Nous soyons déchassés de ces places vacantes

Que l’Éternel réserve aux troupes fainéantes

D’un tas de bandouillers, de paillards, d’assassins,

Qu’un soupir, une larme ôte d’entre mes mains :

Sans qu’encor l’Esprit Saint et la grâce divine

Retirant ces pendards, cette fausse vermine

Des abîmes d’Averne, au beau milieu des feux,

Ces cœurs ensanglantés guindent leur âme aux cieux :

Nous conjurent au nom de l’enfant de Marie,

Nom formidable au Styx, qui nous perd, nous décrie,

Fait démordre ma prise : et qu’un seul malotru,

La haire sur le dos, soit adoré, soit cru,

Doive faire miracle, aie plus de créance

Que tous mes régiments, mon sceptre et ma puissance.

Si Dieu règne là haut, s’il est le Jupiter

Qui fait mouvoir les Cieux, qui peut acravanter

De mil’ éclats de foudre à pointe rougissante

Tant de corps animez, la croupe noircissante

Du Caucase venteux, qu’a-t-il à quereller

Sur le rond de la terre ou l’ondoyant de l’air,

Qui doivent pour le moins me rester en partage,

Puisqu’il m’a fort banni du céleste héritage ?

Non, non, c’est trop pâti, c’est trop bravé les miens,

Je lui ferai sentir que mes ceps, mes liens,

Mes forces, mon empire et ma sombre couronne

Ont bien d’autres ressorts, autre effort de Bellone,

Qu’alors que peu rusé je lui quittai poltron

L’empyrée brillant pour le sombre Achéron.

Pour un seul monument, pour une simple offense,

Nous anges, nous créés d’une mortelle essence,

Sommes bannis du Ciel ; et ces traîtres mortels

Qui lui ont mille fois profané ses autels,

Blasphémé son nom saint, et vice dessus vice,

Transgresseurs de sa loi, mérité le supplice

Digne de leurs méfaits, un seul flot de leurs yeux,

Un simple repentir les campe dans les Cieux.

De quoi me peut servir ma substance éthérée,

Mon savoir infini ; ma valeur adorée,

Qu’immortel, souverain des abîmes plus creux,

La fuscine en la main, je range valeureux

Tant d’âmes sous mes lois, si le prince du pôle

M’arrête tout à coup, si la simple parole

Mon de lui, mais d’un ange, ou du moindre des saints,

Triomphe de mes vœux, renverse mes desseins ?

Ce qui m’offense plus, le comble de ma honte,

Ces volages Français dont la fougue est si prompte,

Vrai naphte au premier feu de ma tentation,

Ont beau faillir, pêcher, je ne vois nation

Plus chérie de lui, quand après mil offenses

Je les pense tenir jouet de mes vengeances,

C’est lorsqu’il leur pardonne, et les fait vicieux

Épurés par le feu régner dedans les Cieux.

Combien de fois, chétif, peu sûr en mes conquêtes,

Ai-je pensé fouler de mes deux pieds leurs têtes,

Les tenir en mes mains, appendre à mon palais

Les trophées sanglants de leurs plus grands méfaits,

Avoir semé la rage, et l’horreur, et les flammes,

Inondé de fureurs leurs cités et leurs âmes,

Qu’il les remet sur pieds ; purgés de leur défaut,

Comme fleur languissante en l’été le plus chaud,

Quand le Ciel, gros de nué, et bruyant de tonnerre,

Farde le sein de Veste, et détrempe la terre ?

En quel point de malheur, en quelle extrémité,

Se verront-ils réduits par la fatalité,

Quand les fils de Clovis, parricides Atrées,

Arrosèrent de sang, non les champs, les contrées,

Les bourgs et les cités, mais bien les temples saints

Submergés dans le sang de leurs neveux étains ?

Lorsque je mipartis l’union de leurs princes,

Qu’Orléans et Bourgogne ôtèrent les provinces

De leur premier repos, et que l’Anglais mutin

Vint à se prévaloir des restes du butin ;

Lorsque Charles neuvième en sa tendre jeunesse

Vit contre soi bander le peuple, la noblesse,

Bataille sur bataille, et la religion

Servir de couverture à leur ambition.

Mais jamais, non jamais (tromperesse espérance)

Je n’ai pensé, n’ai cru triompher de la France,

Qu’en ces troubles derniers, troubles infortunés

Où couchant de ma rester, ayant tous déchainés

Mes diables, mes démons, mes fureurs du Ténare,

La fière cruauté, l’humeur la plus barbare,

La rage, le pillage et l’inhumanité

Semé de bourg en ville, et de ville en cités,

On eût dit que les Lys exposés au pillage,

Tout ne fût qu’assassin, que meurtre et brigandage.

Mais quoi ? ce grand HENRI, ce monarque vainqueur,

Moins assisté de gens, que d’esprit et de cœur,

Avait l’ange, de Dieu qui le fit invincible

Surmonter les hasards : l’impossible, possible,

Lui raffermir le spectre, et les Lys abaissés

Furent de ce grand Mars aussitôt redressés.

Quelque aide qu’il en eût si lui ferai-je croire

Que j’ai pu mille fois lui rabaisser sa gloire,

Dessécher ses lauriers, et l’accabler bouillant

Lorsqu’il, hasardait tout sur l’ennemi sanglant,

Lorsque trop valeureux son âme martiale

Perçait, faussait, pressait d’une troupe inégale

Les rangs les plus épais bienheurant ses combats

Plus avec la valeur qu’au nombre des soldats.

Pauvre fat que j’étais d’autoriser ses armes

Le croyant être à moi, tout pipé de mes charmes,

Et sous ce faux aveu j’ai cent fois détourné

Les feux, les plombs, les coups de son chef couronné.

Ha ! qu’il m’a bien trompe ! son âme prompte et vive

M’a finement déçu ; tout à coup il me prive

De mes prétentions, abjure son erreur,

Se redonne à l’église et me met en fureur.

Mais si m’en vengerai-je, et l’ange qui l’assure

Ne m’empêchera pas que sanglant il ne meure

Assassiné par moi ; je dis moi, c’est moi seul

Qui peux faire changer ses trophées en deuil,

Ses palmes en cyprès, d’une main parricide

Flétrir tous les lauriers du brave Aëacide.

Je le veux, je le peux, j’en ai trop de moyens ;

Le malheur ordinaire à ces Tyrintiens

Doit retrancher ses jours au milieu des délices,

En sa plus grand’ fortune et plus doux exercices

Des pompes de sa cour je veux l’assassiner,

M’enrichir de sa gloire et ses ans butiner.

Ainsi le brave Achille, ainsi ce fort Alcide,

Ainsi Néoptolème et le grand Æcide

Vainqueur de l’Orient, ainsi ce roi berger

Qui fit Rome de rien, exposez au danger

Qu’ils attendaient le moins, en leur plus grand fortune,

Avouèrent sanglants que la parque commune

Aux princes, aux soldats, aux poltrons, aux vaillants,

N’épargne rien de grand, les met tous sur les rangs.

Il a beau se braver d’une armée royale,

De cent mil étendards, se promettre fatale

La grandeur de l’empire, et les sceptres du Nord,

En sa vive splendeur, lorsqu’il est le plus fort,

Ce lendemain du sacre, en cet heur, en sa pompe,

Je l’attends pour le perdre ; il n’y a rien qui trompe

Les rois en leur relief, que cet éclat plus grand

Où les huette le Ciel, où la mort les surprend.

Mais comment le meurtrir ? Invincible monarque,

Il semble être fée, seul vainqueur de la parque,

Seul dompteur des hasards : si craint, si redouté,

Que ses moindres éclairs, son œil de majesté,

Son abord fait trembler les bandas plus sanglantes,

Son cœur porte la glace aux âmes plus vaillantes,

Et ne sache meurtrier si barbare et sanglant,

Qui l’ose seulement aborder qu’en tremblant.

Quoi donc ? faute de cœur ou crainte d’entreprendre,

Moi qui peux terrasser le vaillant Alexandre

D’un breuvage glacé, je n’oserai poltron

L’immoler teint en sang aux dieux de l’Achéron.

Je ne me fie plus à ces fausses Mégères,

Ces louves Alectons, aux flambeaux, aux vipères

Des Érynes sans cœur, qui n’ont de cruauté

Non que pour les poltrons, pour un lâche Penthé,

Un Thyeste sanglant, une Dyrce entraînée,

Un Néron, un Créon, engeance abandonnée

Au premier coup de trait, au moindre vent du Nord

Qui souffle l’épouvante et leur donne la mort.

Çà, ça, démons vengeurs, çà, rages Titanides,

Plongez-moi ces fureurs dans les mers Atlantides,

Étreignez leurs serpents, éteignez leurs flambeaux,

Burinez sur leur flanc mille tourments nouveaux,

Châtiment mérité d’Alecton l’inhumaine

Qui n’a fait regorger les rives de la Seine

D’embrasement, de sang, d’un haras de serpents,

D’hydres, venin, poisons en mil âmes rampants.

Qu’il meure ; il faut le perdre, il faut que je transporte

Quelque diable fait homme, ou que moi même porte

Ces palmes, ces lauriers et ce trophée heureux

D’avoir seul atterré le roi des valeureux

Sous l’habit d’un maraud, d’un renégat de France,

(Puisqu’homme, ni démon n’en a pas l’assurance),

Je le veux poignarder, et de ce royal flanc

Tirer en trahison un océan de sang,

Mais sitôt, si soudain, de si prompte blessure,

Que l’ange gardien qui l’assiste et l’assure

Contre tant d’ennemis, voie son cœur percer,

Avant qu’avoir jugé qu’on l’ait osé penser

Avant que sa moitié, cette reine adorée

De âmes des Français, languissante, éplorée,

Aie l’heur à sa mort de lui clore les yeux,

De le vouer mourant aux puissances des Cieux.

Sus, sus, glaive forgé sur l’enclume d’Averne,

Trempé dedans le Styx, dans tes marais de Lerne,

Au traître sang de Nesse, armé de cruauté,

D’horreur, de désespoir et d’inhumanité,

(Je dis la plus barbare et la plus inhumaine.

Que les dogues de Scille, horreur Trinacrïeyne,

Que le fier Cannibale et les tigres félons,

Qu’aient onc fait rougir les sanglants Lestrigons) :

Ce bras malencontreux, cette main hasardeuse.

Qui rend en un clin d’œil la France malheureuse,

La chrétienté tremblante, et les plages du Nord

Glacées de la peur, vides de leur rapport.

Sois le seul Frostrale au temple d’un Alcide,

Mets l’Europe en rumeur de ce coup parricide

Seul digne de mon bras, indigne d’avoir eu

Autre tant de fureur que ma rage et mon feu.

 

 

Scène II

 

CHŒUR

 

Bienheureuse rive de Saine,
Ou les neveux du brave Hector,
Font renaître un beau siècle d’or,
Et tremper dedans l’Hippocrène
Les lauriers de ce grand Henri,
De cet Alcide favori
Non moins de la docte neuvaine.
Que des saintes fureurs de Mars
Qui le rend vainqueur des hasards.

Son Louvre, un second Capitole,
Doit commander à l’Univers ;
Déjà voit-on mis à l’envers
Les sceptres que le froid Æole
Fait trembler dessous ses drapeaux,
Non arrosés de moindres eaux
Que celles du blond Pactole,
Qui porte à la mer du Levant
Le sablon d’or qu’il va lavant.

La reine est déjà couronnée,
L’entrée se fera demain,
Et tout aussitôt haut la main,
Les nœuds de ce chaste hyménée
Ne peuvent tant serrer le roi,
Qu’il n’aille réduire sous soi
Cette province infortunée
Qui s’est jetée entre ses bras,
Qu’il inonde de ses soldats.

S’il faut qu’un jour cet Alexandre,
Armé à cru, le chef flottant
D’un panache pirouettant,
Pénètre aux rives de Scamandre,
On dira que Clèves, Brabant,
Ce Nord, ces palmes d’occident,
Sont l’amorce qui fit épandre
Ses autres plus dignes lauriers,
Mais dignes du roi des guerriers.

Sors d’ici, grand Roi ; ta fortune
Ne craint que cette grand’ cité,
Et ton démon semble irrité,
Lorsque ta valeur non commune
Triomphe ailleurs qu’au champ de Mars.
Ces armées, ces étendards
N’attendent plus que le Neptune
Qui doit, seul astre des Français,
Luire sur les flots Hollandais.

Grand prince, grand Roi, grand monarque,
Qu’à jamais fleurissent tes ans !
Ton automne est notre printemps ;
Ton bras, le dompteur de la parque,
Fait déjà fleurir ton Dauphin,
Et rend heureux notre destin,
Loin de la Carontide barque,
Nous fait, de tes veux embrasés
Jouir vifs des Champs-Élysées.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE ROI, SULLY

 

LE ROI.

M’y voilà tout porté ; je me trouve à la veille

De voir le nom Français, ce beau lys qui sommeille

Trop longtemps sous la paix, étendre ses lauriers,

Sa gloire, sa grandeur, et mes actes guerriers,

Sur Meuse, la Moselle, en ces mers germaniques

Proches de Calyston, et mesurer nos piques

Aux lances du Sarmate, aux flèches des Indois,

Que je puis espérer voir un jour sous mes lois,

Si je vis autant d’ans que mon plus vert automne

M’en promet rajeuni du seul bruit de Bellone.

J’ai vieilli sous la paix ; cette sombre saison

Ce séjour de Paris m’a rendu si grison,

Si morne, si pensif, si changé de moi-même,

Que je me méconnais : l’honneur d’un diadème,

Le lustre d’un état terni par le repos,

S’enrouille sous la paix, fait dessécher les os,

Les muscles, les tendons et les nerfs des provinces,

Quand le temple à Janus effémine leurs princes,

Trop longuement fermé, quand la tranquillité

Engourdit si longtemps un courage indompté.

Forcer son naturel, c’est combattre Nature,

C’est, comme les Titans, charger à l’aventure,

Sans chef et sans raison, monts sur monts glorieux,

S’affaiblir de soi-même, et s’opposer aux Dieux,

Moi qui suis tout de Mars, qui tout feu, qui tout guerre,

Dans un berceau d’acier vins respirer sur terre,

N’ai sucé d’autre lait que celui de l’honneur ;

Repu de même suc que le Centaure eût l’heur

De nourrir son Pélide, et dès l’âge plus tendre

N’eus onc moindres desseins que ceux d’un Alexandre :

Comme un autre Hannibal élevé dans un camp,

La trompette à l’oreille et les yeux sur le sang,

Pourrai-je si longtemps d’une âme casanière

Battre ici le pavé, ne voir que la lumière

À travers de ces murs, et demi-souverain,

Boire de l’eau de Seine, au lieu des flots du Rhin.

Mes alliés sur moi logent leur espérance,

Mes amis assaillis n’ont recours qu’à la France,

N’espèrent qu’en mes mains, comme on a vu toujours

Les princes dépouillés ne recourir qu’à nous.

Aurai-je bien le cœur, moi, qui suis tout courage,

De les laisser flottants au milieu de l’orage ;

Sans aide, sans support, sans se pouvoir vanter

Qu’au sceptre des Français est peint un Jupiter,

L’asile des mortels et le plus sûr remède

Des princes désceptrés qui l’invoquent en aide ?

Ha ! cela ne se peut, j’aime trop mes amis,

Je favorise trop, ceux qui se sont soumis

À ma protection, moi, moi, qui ne fais gloire

Qu’à pardonner, vainqueur sur le champ de victoire,

Calmer tous les discours des princes, mes voisins,

Soulager l’affligé, ne me tremper les mains

Jamais dedans le sang, et rendre nécessaires

À tout le nom chrétien mes armes tutélaires.

Portant ainsi la guerre, armé comme je suis,

Je fais voir et savoir aux uns ce que je puis,

En les favorisant : aux autres je fais croire

Qu’autant qu’il me plâtra je puis avoir de gloire.

Rien ne m’est impossible, et si je n’acquiers pas

Les sceptres, mes voisins, que je puis mettre bas

Dès lors qu’il me plaira, c’est qu’ayant la vaillance,

Je n’ai moins de justice, et ne veux de vengeance

Qu’autant que l’ennemi s’endurcit orgueilleux,

Qu’il s’oppose renard au lion valeureux.

Mes armes vont plus loin ; dedans un corps d’armée

Je ferai bien plus haut voler ma renommée :

Tant de faits hasardeux, sous mes combats derniers

Me semblent surannés, et trop secs les lauriers

Que jeune j’ai plantés ès plaines de la France,

Arrosées longtemps, de la vive abondance

D’un déluge de sang en cent lieux s’épanchant,

De tant d’osts foudroyés sous mon glaive tranchant.

Coutras, Arques, Yury, ni Fontaine Française

N’étaient qu’un avant jeu de la palme Hollandaise :

L’Empire m’est trop du, tous les Croissants lunés

Du superbe Ottoman me sont jà destinés.

J’ai assez de verdeur en ma blanche vieillesse

Pour faire voir au jour que jamais la prouesse

Ne s’alentit par l’âge, et que l’âge est conté

Aux seuls estropiés, au faible encaloté.

De tant d’honneurs suivis d’autres nouveaux trophées

Les armes du Dauphin se verront étoffées

Pour suivre ma brisée, et porter sur ses yeux

L’honneur d’être sorti d’un Roi victorieux,

D’un HENRY plus fameux, plus riche de louanges,

Que depuis cinq cens ans, ni les terres étranges,

Ni tout cet Occident en aie vu vainqueur

Mesurer sa conquête à l’égal de son cœur.

Je suis ce grand César, conquérant de la France :

Dix années de guerre, un siècle de vaillance,

Cet état tout ligué, l’Espagnol mis au bas,

Sont coups de ma valeur, le prix de mes combats.

Çà, çà, l’arme à la main, quittons cette frontière,

Que tout feu, que tout Mars, et d’une humeur altière

Ombragé de panache, et d’étendards en l’air,

Suivi de cent canons, de foudres et d’éclair,

Réverbéré des rais du beau fils de Latone

Bleutant sur l’acier des enfants de Bellone,

Je me vois à mon jour, à la tête d’un gros,

Le premier au danger, comme premier au los :

Que tout feu, que tout sang, et d’une main de foudre

Le perse rougissants, étendus sur la poudre

Tout autant d’ennemis que l’honneur des combats

Honorera vaincus atterrés de mes bras.

J’y suis, je pense y être, et le son des trompettes,

Des fifres, des tambours, le bruit de cent défaites,

Mille nues de poudre et mil’ éclats de coups,

Me jettent hors de moi, me rendent si jaloux

De moi-même à l’honneur, que jamais je ne pense

Y être assez à temps, tant j’ai d’impatience,

De fougue et de désir, élans pleins de fureur

Aux feux d’un Alexandre ou d’un César vainqueur.

SULLY.

Sire, il faudra partir dès l’heure que l’entrée

Aura du tout chassé cette saison astrée

Consacrée à la paix : l’ennemi se rend fort.

LE ROI.

Ses forces ne sauraient l’affranchir de la mort.

SULLY.

Non ; mais il tous peut traverser au passage.

LE ROI.

C’est tout ce que j’attends, et n’ai tel avantage

Que si la résistance honore mes combats :

Qui défait sans combattre, il ne s’honore pas.

SULLY.

Si faut-il toujours mieux remporter la victoire

Par ruse que par sang.

LE ROI.

Ce sont marques de gloire

Que les combats douteux, quand le démon vainqueur

Vient marquer, nos logis dans le temple d’honneur.

SULLY.

L’honneur est toujours un maître de la campagne.

LE ROI.

L’honneur est différent : l’un valeureux se baigne

Dans le Styx, comme Achille, et l’autre non sanglant

Tient d’un Nestor, d’Ulysse, un Fabie tremblant :

Je ne dis pas que l’art, la ruse et la finesse

N’égalent au combat bien souvent la prouesse ;

Mais j’aime toujours mieux un Alexandre aux mains.

Qu’un parjure Hannibal affinant les Romains. 

Ainsi tout m’est de guerre : employons l’un et l’autre ;

Si nous vivons deus mois, nous pourrons dire notre

L’étendue du Nord, et tout ce grand enclos

Que la mer Germanique arrose de ses flots ;

Et je ne sais quoi plus, dont je ferai la montre

Mais non qu’ayant gagné la première rencontre,

Et passé sur le ventre à ces présomptueux

Qui présument peu forts avoir le Ciel pour eux.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LA PRINCESSESSE DE CONTI

 

LA REINE.

Ha Dieu ! que j’ai de peur ! le ne sais quelle glace

Me fait trembler le cœur ; je vois de place en place

Cent présages de mort ; il n’est jour, il n’est nuit

Qu’une ombre ne m’étonne ; un fantôme me suit,

Je vois des feux en l’air, mes songes m’épouvantent,

La fraisai, les hiboux dessus le Louvre chantent

Toute nuit, à toute heure, et moi seule j’entends

Cent mortuaires sons du malheur que j’attends.

LA PRINCESSE DE CONTI.

Vous l’attendez, madame, et pourquoi ? qui nous presse,

En cet heur le plus grand, si loin de la tristesse

Que vous imaginez, ayant l’honneur de voir

Deux couronnes sur vous, et si grand le pouvoir

Que vous ayez acquis, qu’il n’est Reine sur terre

Pour s’égaler à vous ? Tous ces flots de la guerre

Rendront le Roi si grand, que de mille Césars

Pas un n’ira du pair avec cet autre Mars.

LA REINE.

C’est ce qui me fait craindre ; il est trop magnanime,

Trop braye et trop vaillant, mais qui fait peu d’estime

De son sang, de sa vie, à l’égal de l’honneur,

Qu’il va s’imaginant au champ de la valeur.

Je crains le fer, le sang, les plombs, les feux, les armes,

Que ne crains-je pour lui ? J’aurai cent mil alarmes

D’heure en heure en l’absence, et si je ne crois pas

Qu’un seul trait de ces peurs ne me plonge au trépas.

LA PRINCESSE DE CONTI.

Non, non, madame, non ; le Roi, si grand monarque,

Est faillé comme Achille, il commande à la Parque ;

La Parque aux mains de fer, ès lieux, plus hasardeux,

Ne l’osa regarder jamais entre deux veux.

LA REINE.

Achille mourut bien, et l’onde Stigiale

Ne prolongea ses jours, ni son heure fatale.

LA PRINCESSE DE CONTI.

Qui ne fut mort ainsi ? mortel par le talon,

Il fut assassiné par la main d’un poltron.

LA REINE.

Et c’est ce que je crains, le sujet de ma peine.

LA PRINCESSE DE CONTI.

L’espoir seul d’épouser la chaste Polyxène,

Fut sujet de sa perte, et sans cela jamais

Son invincible cœur n’eût fléchi sous le fait

De la fière Atropos : votre brave Æacide,

Votre Mars, votre tout, n’a, généreux Alcide,

Autre mort que vos yeux, et se vante entre nous

Qu’immortel aux hasards, il ne meurt que pour vous.

LA REINE.

Quels veux et quelle mort ! Laissons la raillerie

En ces glaces de peur.

LA PRINCESSE DE CONTI.

Mais laissons, je vous prie,

La glace entre vos feux, qui lui donnent le cœur

Que, vaincu de tous seule, il est par tout vainqueur.

Madame, assurez-vous ; je m’entends en présage,

Que ce couronnement couronnera votre âge

De la félicité, non que tous méritez,

Tous méritant bien plus que vos félicités ;

Mais telle, que le Ciel qui sait rostre mérite,

Vous fera bien quitter cette crainte maudite

Qui nous ternit les lys, les roses, et le prix

De ce beau sein d’albâtre, et cet œil de Cypris.

LA REINE.

Je m’en assure donc, puis que je prends créance

Ou de votre savoir, ou de la connaissance

Que vous pouvez avoir des Muses, nos neuf Sœurs,

Dont vous goûtez le miel, le sucre et les douceurs.

 

 

Scène III

 

CHŒUR

 

Le Roi se va rendre si grand
Par sa valeur et par les armes,
Que les sceptres de l’Occident,
Que le Nord, ferf de ses alarmes.
Que le Danube dépité
Suivra sa magnanimité.

Grand capitaine et si grand Roi,
C’est de lui seul que l’on espère
Voir en Levant fleurir la Foi,
Voir que l’un et l’autre hémisphère,
Sous même Dieu, sous mêmes lois,
Sous lui, ne parler que François.

Si crains-je les fureurs de Mars :
Souvent les palmes incertaines
Ploient sous le vent des hasards.
Et jamais les grands capitaines
Ne vivent le vrai cours des ans,
Ne meurent que percés sanglants.

On craint que l’ennemi, peu fort,
Tremblant sous ce prince invincible,
Machine par fraude sa mort :
Hélas ! il n’est rien impossible
À qui l’ose, à qui l’entreprend,
Quand la trahison nous surprend.

 

 

Scène IV

 

LE DAUPHIN, CHŒUR des Seigneurs de sa troupe

 

LE DAUPHIN.

Ha ! que je veut de mal à ces âmes bouillonnes,

Qui vont encor pousser aux sanglantes Bellonnes !

Le Roi, jà de lui-même assez bouillant et chaud,

Pour faire plus de cas d’un combat, d’un assaut,

Que de ce doux repos qu’après tant de victoire,

Il devrait moissonner sur ce champ de la gloire.

Il coquètera tout ; ce monarque invaincu,

À moins de rien, aura tout le monde vaincu,

Et puis, que ferons-nous ? Mais de quelles conquêtes

Pourrons-nous, mes amis, nous couronner les têtes,

Lorsque je serai grand, digne fils d’un tel Mars,

Bien qu’indigne d’un siècle où tous les étendards

Ployés, non employés, ma valeur et mes armes,

Dedans un cabinet, croupiront sous les charmes

Des dames de la cour, à l’égal de ces Rois

Dont l’Égypte et le Nil reconnaissent les lois ?

Un sceptre me déplaît s’il ne m’est honorable ;

J’aimerais ma foi mieux que le Ciel favorable

M’eût fait naître soldat, simple soldat de camp,

Tout couvert de blessure, arrosé de mon sang,

Mais couvert de lauriers, qu’à voir toute la terre

Sans gloire, sans bonheur, sans trophée de guerre.

Je ne puis pas juger ce qu’ont promis les Cieux

Aux feux de mon printemps, mais jeune ambitieux

De l’honneur paternel, à peine puis-je attendre

Ces premiers jours d’avril, temps auquel Alexandre

Brava contre les Grecs, lorsque ses fortes mains

Eurent l’heur d’atterrer la bande des Thébains.

Je désirerai bien que la goûte non forte

L’arrêtât pour deux mois, mais que ce fût de sorte

Qu’il en gardât le lit, et de mal point ou peu,

Afin que ces deux mois amortissent le feu

De Clèves et Juliers, jusques à tant que l’âge

Me permît d’y aller, pour montrer le courage

Qui ne me peut manquer d’un et d’autre côté.

Tel m’a pris pour en&nt, qui fuirait transporté

La trempe de mon fer. Hé ! mes amis, où est-ce ?

N’y serons-nous jamais, valeureuse noblesse ?

Pour Dieu, quittons l’étude et ces livres fâcheux,

Puisque l’on bat aux champs.

CHŒUR.

Si nos souhaits, nos vœux

Étaient bien exaucés, livre, leçon, étude,

Auraient leur laissé-courre aux murailles de Bude,

Ou bien en Canada. Quoi ! n’en savons-nous pas

Assez pour des guerriers ?

LE DAUPHIN.

Je ne suis jamais las

De courir tout un jour ; mais si je prends un livre,

La lettre me fait mal, et m’entête et m’enivre,

La migraine me tient : n’en sais-je pas assez

Pour l’aîné d’un grand Roi ? tous ces Rois, trépassés

Il y a si longtemps, ne savaient rien que lire,

Parler fort bon français et faire bien le sire :

Qu’en désire-t-on plus ? On m’a dit bien souvent

Que jamais philosophe ou quelque homme savant

N’eût beaucoup de valeur : un savant se défie,

Il craint mettre au hasard cette philosophie,

Ces livres, ce savoir, ces charmes les plus doux

Des Muses qui ne sont à l’épreuve des coups,

Comme l’est un bon casque, une forte cuirasse,

Et sur tout un grand cœur, tel que je l’ais de race.

CHŒUR.

Monsieur, priez le Roi qu’il vous mène à Juliers ;

Vous aurez le plaisir de voir tous ces guerriers,

Tant d’étendards flottants, de mèches allumées,

Tant de canons tonnants, de troupes animées

À vous servir, vous suivre, et sans être savant,

Vous savez qu’on court plus au soleil de levant,

Qu’à celui qui se perd ès flots de l’Hybérie.

LE DAUPHIN.

Je l’en ai supplié ; mais tant plus je le prie,

J’ai monsieur de Souvray contraire à mes desseins.

Il dit que je cours trop, que je lui sors des mains,

Et que, si je prends mal, son soin, sa diligence

Seront blâmés de tous : méchant âge d’enfance,

Un chacun te commande ; on a pour contrôleur

Père, mère, parents, la loi d’un gouverneur.

Priez le, mes amis, joignons tous nos prières ;

Il est bon quand il veut ; ses humeurs journalières

Sont douces au possible : il le voudra, pourvu

Que je n’échappe point, que je m’arrête un peu.

J’aime mieux pour trois jours si finement me feindre,

Qu’enfin il soit contraint à mes vœux se contraindre.

 

 

Scène V

 

CHŒUR

 

Courage, compagnons, courage ;
Nous verrons ces plaines de Mars,
Tant d’enseignes, tant de soldats :
Hé ! misérables, un peu d’âge,
Un petit plus d’ans dessus nous,
Pour donner et prendre des coups.

Nos livres nous seront de reste ;
Quel plaisir qui n’en verrait plus !
Ces leçons ne sont qu’un abus ;
Je ne puis mettre dans ma tête
Ce méchant latin étranger
Qui met mes fesses en danger.

Courre le lièvre à la campagne,
Monter d’heure en heure à cheval,
Marcher sous l’étendard royal,
C’est l’exercice où je me baigne :
À me faire étudier toujours,
Je serai mort dedans trois jours.

La plus belle philosophie
C’est d’être brave et valeureux ;
Ces livres me rendent peureux,
Delors qu’un livre me défie,
J’ai la fièvre, j’entre en frisson,
Et du maître et de la leçon.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE ROI, LA REINE, M. DE VENDÔME

 

M. DE VENDÔME.

Sire, s’il ne me faut que jeter à genoux,

Tendre et joindre les mains, prosterné devant vous,

Pour le bien de l’état, pour l’heur de la couronne,

Le salut de la Reine et l’espoir qui fleuronne ;

Sur monsieur le Dauphin, je ne refuse pas

De m’y mettre, et bien plus m’immoler au trépas,

Pourvu que vous gardiez, et que cette journée,

Où pend sur votre chef une heure infortunée

Dont je suis averti se passe surement.

LE ROI.

Celui qui tous l’a dît est un rêveur qui ment,

Par l’âge, par l’humeur, ou charmé d’espérance

Que quelque pension sera sa récompense.

LA REINE.

Cet avis n’est pas vain, et vous diriez qu’il suit

Le songe infortuné que j’ai fait cette nuit.

LE ROI.

Quelle crainte vous tient, quelles terreurs paniques,

Que moi qui ai passé par le fer, par les piques,

Par mille plombs sifflants, que cent canons en feu

M’ont jamais fait trembler, que les Parques n’ont peu

Ont douté d’affronter, n’ont osé voir en face,

Que pour un fol présage, une vaine menace,

J’aie appréhension sous le dire menteur

D’un fol mélancolique, un devin imposteur.

LA REINE.

Ce n’est pas un devin, mais un vrai Ptolémée ;

Vous savez quel il est : sa seule renommée

Nous peut bien faire foi qu’il se connaît assez

Aux fortunes qu’on court : tous vos périls passés,

Il vous les a prédits ; ce n’est pas de cette heure

Que par votre horoscope, il prédit, il s’assure

Du cours de vos destins.

LE ROI.

Et bien, qu’en a-t-il dit ?

LA REINE.

Par les règles de l’art, il présage, il prédit

Que ce jour malheureux porte l’heure fatale,

Qu’on doit craindre pour tous : la planète royale

Qui limite nos ans, mal vue de son Mars,

Vous dénonce aujourd’hui quelques sanglants hasards.

Mais si le jour se passe et si par ma prière

Vous pouvez éviter l’influence meurtrière

Qui vous va menaçant, il jure, il fait serment

Pour le savoir très bien, que trente ans seulement

Limiteront vos jours : que le plus grand du monde

Vous devez commander sur la terre et sur l’onde,

De l’Europe domptée, et que le lys François

Doit soumettre par vous le grand Turc à vos lois.

Et puis vous savez bien cet avis d’importance

D’un cavalier d’honneur qui mérite qu’on pense

À vous préserver mieux : que si ce n’est pour vous,

Qui bravez tant la mort, craignez-la pour nous tous,

Pour votre cher Dauphin, votre second Ascagne,

Pour vos autres enfants, pour moi, votre compagne,

Votre chère moitié, qui souhaite ma fin,

S’il vous arrive rien des revers du destin.

LE ROI.

Voyez quel imposteur ! qu’encore je demeure

Sur la terre tant d’ans, que tout blanc je ne meure ;

Encore de trente ans, cela ne se peut pas :

L’humide radical se fait voie au trépas,

Écoule par les ans, et ce monde d’années

Ne se peut prolonger des fières destinées :

À mon corps desséché pour avoir trop pâti

Sous les charges de Mars qui m’ont appesanti.

Non, non, c’est un menteur ; Il peut bien, véritable,

Avoir prédit au vrai que la terre habitable

Reconnaîtra mes lois, parce qu’il doit juger

Ce que je peux en guerre, et à quoi m’engager.

Qu’on mande mon carrosse ; il y va de ma gloire

De mépriser ces bruits, et croit que dans l’histoire

Seraient moins renommés mes faits et ma valeur,

Si je faisais plus cas des songes d’un rêveur.

LA REINE.

Les Ides de César tous sont assez connues.

LE ROI.

Ces Ides n’étaient rien que chimères ès nues,

Et crois que les Romains, par l’ennemi tentés,

Avaient bien peu de foi, mais trop de vanités.

M. DE VENDÔME.

Tant d’autres que César, depuis la foi plantée,

Sont péris par leur faute : une seule heure ôtée

Du cours de leurs destins arrodique leurs ans,

Pour ne vouloir s’aider de l’avis des savants.

LE ROI.

Ces faiseurs d’almanachs sont fous, mélancoliques,

Imposteurs, charlatans, des âmes frénétiques

Qui béent à l’argent, et cèdent en mentant

Que pour un sac de vents ils auront du contant.

Si j’y ajoutai foi tout le cours de mon âge,

Ce serait cela même : un plus digne présage

Est de bien servir Dieu, n’avoir qu’à lui recours,

Et croire que lui seul sait la fin de nos jours.

LA REINE.

Mais pour l’amour de moi, à ma seule prière,

Demeurez avec nous ; cette journée entière

N’est pas un si longtemps que, pour l’amour de moi,

Mon mérite ne puisse engager un grand Roi.

LE ROI.

Vous me conjurez trop ; et bien, faites qu’on mande

L’homme que vous savez, que par sa voix j’entende

Si c’est offenser Dieu de croire ces devins,

D’ajouter quelque foi au cours de nos destins.

 

 

Scène II

 

CHŒUR DES PARISIENS

 

Le Roi nous verra sur les rangs,
Nous aurons cet heur que les Grands
Feront cas de notre dépense.
Si Paris est l’œil de la France,
L’œil de Paris est ce grand Roi
Qui n’a moins d’honneur que de foi.

La Reine, sa chaste moitié,
Lui porte bien telle amitié,
Que sa belle âme est l’âme même
Du Roi que saintement elle aime :
Je dis ce grand Roi, ce vainqueur
Dont elle est l’œil, l’âme et le cœur.

Quel heur d’avoir à son côté
Les beaux lys, la fécondité
D’une moitié belle et divine,
De tant de beaux lys l’origine,
Qu’on verra sur leurs plus beaux ans
Comme leur père triomphants.

Les flots d’Arne ont toujours cet heur
Qu’ils mettent la France en honneur,
Et peuplent les bords de la Seine
De lauriers, de palme certaine,
Trophées portés sur les mains
Des princes les plus souverains.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LE PÈRE

 

LE ROI.

Résolvez-moi, bon bomme, en ce doute où je suis,

Je ne vous cèle point qu’il y a quelques nuits

Qu’inquiété, pressé d’épouvantables songes,

Je ne puis reposer : je sais que les mensonges

Et ceux-là ne sont qu’un : mais aussi sais-je bien

Que, souvent avertis de l’ange Olympien,

Nous évitons le mal penchant dessus nos têtes,

Si nous accommodons à ces signes célestes.

Mais dites moi, de grâce, et m’assurez au vrai

Sur l’avis d’un malheur s’il faut ajouter foi

Aux dits d’un astrologue ayant la connaissance

De son art par la règle et par l’expérience ?

Ces princesses ont su qu’en mon triste ascendant

Quelque malheur fatal, dessus mon chef pendant,

Me menace aujourd’hui : j’en ai mille prières

Pour éviter enclos ces menaces meurtrières

De ma nativité : que m’en conseillez-vous ?

LE PÈRE.

Sire, ce sont abus : nous croyons entre nous,

Fideles et chrétiens, nous, piliers de l’Église,

Que Satan est trompeur : ce traître se déguise

En cent mille façons pour tromper, séducteur,

Un esprit faible, et vain de son charme imposteur.

L’oracle d’Apollon feint de son artifice,

L’antre Trophonien misérable exercice

Des peuples dévoyés du vice combattus

Eurent entre les Grecs de pareilles vertus.

Le même séducteur a paru par les songes,

Par le vol des oiseaux, par les vaines mensonges

Ou de la Géomancie, ou de l’air, ou du feu,

Ou par astrologie, ainsi que peu à peu

Il s’est glissé, trompeur, en ces âmes plus vaines

Qu’il met dedans ses rais, fait voguer incertaines

En ces illusions qui déçoivent souvent

Lorsqu’on s’y laisse aller ; voire le plus savant,

Est tout hors de saison, sans aucune apparence,

Puisqu’il n’y a qu’un Dieu qui par sa prescience

Connaisse le futur, ayant seul limité

La course de nos ans par la fatalité.

Les démons peuvent bien avec la conjecture

Juger par le passé, de la chose future :

Et, délivrés qu’ils sont de la masse d’un corps

Et terrestre et pesant, montrer quelques efforts

De leurs esprits plus purs que la nature humaine,

Mais le tout par hasard ; et de cent mil’ à peine

Un seul touche le vrai. Dieu défend tons ces sors ;

Il en punit Saül, mit au nombre des morts

Julien l’apostat, tyran insatiable,

Qui n’avait que devin, ne croyait que leur fable.

Mais, sans avoir créance en ces menteurs devins,

On peut bien se garder, affermir ses destins.

LE ROI.

Quel garder, si toujours un démon nous cajole ?

Je serai donc contraint de faire ici l’idole,

Garder le cabinet, et pipé d’un trompeur,

Sacrifier, tremblant, au démon de la peur.

LE PÈRE.

Sire, se conserver, c’est acte de prudence.

LE ROI.

C’est Dieu qui nous préserve, il est en sa puissance ;

Je suis entre ses mains ; il m’a sauvé cent fois,

Et si je suis utile à l’Empire François,

Il me garantira : sa volonté soit faite

En terre comme au Ciel. Rien plus je ne regrette

Que de voir s’amuser et la Reine et la cour,

Et même ajouter foi à ce faux bruit qui court.

LA REINE.

Mais si pouvez-vous bien, sans commettre d’offense,

À ma seule prière, à mes vœux, à l’instance

Des dames que voici, de la cour, de nous tous,

Passer ici le temps ce seul jour entre nous.

LE ROI.

Je le veux, mais sans plus permettez qu’un quart d’heure

Je voie en quel état ce grand peuple s’assure

De vous faire demain l’honneur qui vous est du.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, seul, à genoux

 

Grand Dieu, qui de rien m’as formé,
De l’esprit de vie animé,
Régénéré sur le baptême,
Lavé de ton sang précieux,
Et poussé d’un amour extrême,
Acquis l’héritage des Cieux.

Grand Dieu, moteur de l’Univers,
Qui mets les sceptres à l’envers,
Foules les grandeurs souveraines
Quand il te plaît, quand tu le veux,
Juste châtiment, justes peines
Qui passent des fils aux neveux.

Tu m’as fait pétri de tes doigts,
Élevé sur tous les François,
Mis la couronne sur la tête,
Et cent fois détourné de moi
Mil et mille coups de tempête,
Calmée des rais de la foi.

Tu m’as, ayant de moi pitié,
Doué d’une chaste moitié,
Tiré de ses flancs ces trois princes,
Chers enfants, dont l’un après moi,
Les autres en d’autres provinces !
Règneront un jour dessous toi.

Ta sainte bonté m’a ravi,
Et tes grâces ont à l’ennui
Relui comme éclairs de ta gloire
Sur moi, sur mes bras assaillis,
M’ouvrant la porte à la victoire,
Pour commander aux fleurs de lys.

N’éloigne, grand Roi souverain,
De moi ton esclave, ta main,
Fais que ton Saint Esprit m’éclaire ;
Détourne de moi tout malheur,
Me préservant de l’adversaire,
Qui me charme d’un air trompeur.

Grand Dieu, que j’ai tant offensé,
Si mes offenses ont passé
L’infini des flots d’Amphitrite,
Ta miséricorde au pêcheur
Est toujours en son cœur écrite,
M’est toujours l’asile plus sûr.

Si je t’invoque à deux genoux,
Si je cours à ton œil plus doux,
Ne rends vaine mon espérance,
Et détourne fort loin de moi
Ce faux astre, cette influence,
Que l’on dit menacer le Roi.

Mais las ! s’il te plaît autrement,
Use, mon Dieu, de châtiment
Dessus cette chair si rebelle ; 
Pour l’âme, sauve-la, mon Dieu,
Donne-lui la gloire éternelle,
Et punis le corps en son lieu.

Si je me jette entre tes bras,
Assailli des divers combats
D’une conscience égarée,
Mon Dieu, que ce ne soit en vain ;
Donne-moi la palme assurée
Sur l’ennemi du genre humain.

Fais pleuvoir ta grâce et les traits
De ta bonté, des tes bienfaits,
Sur la Reine, sur mon lignage,
Sur mes sujets, sur moi, Seigneur,
Qui bats ma coupe infortunée,
Qui n’espère qu’en ta douceur.

Les lignées te béniront,
Les pauvres pécheurs te diront :
Sauveur des âmes pénitentes,
Grand Dieu souviens-toi du Jourdain,
Et des mers où l’on vit flottantes
Les enseignes de ton dédain...

Ta manne n’est mise en oubli,
Ta colonne qui n’a failli
À ces bandes tant affligées ;
Aussi peu le secours que j’eux,
Lorsque mes troupes assiégées
Voguaient sur les plombs et les feux.

Mais soit faite ta volonté,
Que l’arrêt de ta majesté
Contre moi, sur moi s’exécute.
Quant à l’âme, sauve-la-moi,
Et fais qu’elle ne soit en bute
Au faux ennemi de ta loi.

Ayant pitié, mon Dieu, me voilà trop contant ;
Je suis invulnérable ainsi que l’Aëacide :
Mes péchés sont lavés, et ce cœur repentant
Ne peut craindre les coups d’un Satan homicide.

Et ma vie et ma mort sot en la préscience
Du bon Dieu qui peut tout, qui ne lairra la France
Sans aide et sans support, comme de si longtemps
Il a toujours calmé nos troubles inconstants.

 

 

Scène V

 

CHŒUR

 

Nous avons trop d’heur de fortune ;
Jamais le destin n’importune
Qu’au comble des contentements.
Tout rit à ce Roi, ce grand prince ;
Je crains qu’une étrange province
Soit le sujet de nos tourments,
Et que sa fortune prospère
Ne trouve un plus grand adversaire.

Un corps en sa santé plus grande,
Il faut qu’à la fin il se rende
Sans durer en ce même état.
Il fait place à la maladie,
Et la fièvre enfin attiédie,
Quitte le fiébureux qu’elle abat,
La vicissitude ordinaire
Faisant large à son adversaire.

Un état, un sceptre est de même,
Soit que le démon qui nous aime,
Change d’amour ou de pouvoir :
Soit qu’une plus haute puissance
Par le cours de son influence
Suive les lois de son devoir ;
Soit que la matière commune
Pirouette autour de la lune.

La fortune de Polycrate
Lui tourna le dos, fut ingrate
De l’hommage qu’il lui rendait :
Tel fut le prince de Lydie,
Telle casse-tête étourdie,
Qui dedans Corinthe s’aidait
Des remèdes de la science
Pour soulager son indigence.

Changements, ne venez paraître
Sur ce grand pince, ce bon maître,
Père de l’état raffermi ;
Sa mort ne serait que la notre :
La guerre ne peut sous un autre
S’éloigner de nous qu’à demi ;
Il ne faut où ce prince éclaire
Point d’autre démon tutélaire.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE PARRICIDE, SATAN

 

LE PARRICIDE.

Démons, rages, fureurs, terreurs Achérontides,

Qui guidez, qui poussez, qui pressez, homicides,

Mes parricides mains, qui me donnez le cœur,

Mais bien qui me forcez d’affronter ce vainqueur,

Ce Roi qu’on fait si grand, pourquoi, fureurs poltronnes,

M’en donnez-vous l’ardeur, ces boutades félonnes,

Pour me les ramollir dès lors que furieux,

Je me sens ébloui des éclairs de se yeux.

Pourquoi vos feux brillants, vos couleuvres sanglantes

Toute nuit, à toute heure, à mes deux yeux sifflantes,

Me transportent les sens, me mettent en fureur,

Me jettent hors de moi, me rabattent l’horreur

Que ce barbare coup, cette emprise méchante

Faisait naître dans moi, si l’erreur qui me suit,

Lui présent, alentis, une éternelle nuit

De syndérèse errante au dehors de mon âme,

Ravale et met la glace aux tisons de la flamme

Qui me va consumant, me transporte, me rend

Aussitôt sans démon que le démon me prend.

Démons, corps enfumés des parfums de Cocyte,

Démons, mes seuls tyrans, race fausse et maudite,

Qui sortez de l’enfer pour me perdre en perdant

La fleur des valeureux, l’honneur de l’Occident,

Pourquoi me poussez-vous si souvent, à toute heure,

Sans me tenir la main ? Il faut qu’il meure,

Je le juge au transport qui me met hors de moi ;

Il faut que j’aie l’heur d’être meurtrier d’un Roi

Qui ne m’a point méfait : cruel, abominable,

Avorton de Satan, suis-je pas misérable,

Maudit comme Judas, voulant assassiner

Ce Roi doux et bénin, lui qui me fit donner

Le pardon d’un méfait, la grâce d’une offense,

Moi, méritant la mort, et non pas sa clémence,

Moi, méritant la gêne, et les ceps, et les fers

Les plus durs, les plus forts qui soient dans les enfers,

Et non le saint rayon de sa bonté royale

Qui m’a sauvé pour perdre, âme fière et brutale,

Mon sauveur et mon Roi, loin du Dieu tout-puissant,

Qui jà, déjà, me va de sa main punissante ?

Que sera-ce de moi, si plus je persévère ?

Que sera-ce des miens, de ma sœur, de mon père

Qui m’a cent fois maudit méchant comme j’étais

Et de race maudite et de sang de matois

D’une âme sanguinaire et de main homicide

Destinée au malheur d’un sanglant parricide,

D’un coup maudit de tous, Érostrate second,

Non pour mettre le feu dans le superbe rond

Du grand temple d’Éphèse, un miracle du monde,

Mais pour oser tremper dans le flanc, dedans l’onde,

Au pourpre d’un grand Roi mon fer maudit des Cieux,

Non moins que je le suis des hommes et des Dieux.

Ô malheur ! ô misère ! ô pauvre âme contrainte

Par le cruel démon qui l’a cent fois étreinte

De ses nœuds serpentins, autant de fois permis

Que j’en aie eu l’horreur, que je me sois remis

En moi-même plus doux, comme étant adversaire

D’un coup abominable et passant l’ordinaire

Des plus sanglants méfaits ; coup traître, malheureux,

Seul digne d’un Cyclope ; un Busyre impétueux.

Mon couteau, ce tranchant en mes mains exécrable,

M’a failli par trois fois, et trois fois misérable

Je l’ai rompu de pointe, et contraint de quitter

Ce dessein malheureux qui me vient transporter,

Me précipite au fond de l’engouffré Ténare,

Tel qu’au mont Oetean l’Alcide qui s’égare

Tout noircissant de rage et du venin coulant

Sur son corps, dans son sein en poison distillant.

Hier je le faillis dans la nef de l’église,

Et l’eusse exécuté ; ma funeste entreprise,

Douteuse, eût réussi, si l’on eût repoussé,

D’un grand coup de bâton mon bras trop avancé.

Si ce jour j’y faux plus, ou le jour de l’entrée,

Je retourne chez moi, engeance désastrée,

Non pour l’avoir osé, mais pour l’avoir failli.

Hélas ! pourquoi osé, mais pourquoi assailli ?

Un Roi, mon bienfaiteur, Roi qui, tout débonnaire,

Ne m’offensa jamais, n’y ne me fut contraire :

C’est mon mal, mon malheur, c’est ma fatalité

Qui transporte mes sens, m’a les yeux annuité

Des vapeurs du démon qui me suit, me transporte,

Fait comme à la Sybille, au possédé qui porte

Son enfer quand et soi, pressé dessous la main

Du plus fier ennemi de tout le genre humain.

Le ferai-je, démons ? aurai-je le courage ?

Mais me sortirez-vous de ce flottant orage

Où vous précipitez moi, ma témérité,

Ma rage, mon transport, mon inhumanité ?

Hasard, j’y suis porté, je l’entends, ce me semble ;

Le voilà dans son coche. Ha Dieu ! la main me tremble :

Il y a du malheur ; l’oserai-je affronter ?

Tous ces valets de pieds me viendront rebuter.

Baste pour le rebut, comme bête farouche

Je l’irai massacrer : si mon tranchant le touche,

C’en est fait, il le faut, je ne suis plus à moi ;

Le coup vient du démon qui me ravit à soi.

SATAN.

Pousse, on n’en verra rien, tu seras invisible ;

Moi, qui guide ta main, te rendrai tout possible ;

Et le coup et la perte, et les ailes au dos,

Comme Aenée jadis dedans son ombre enclos,

Je te ferai passer sans péril, sans encombre.

Quoi ! tu trembles, poltron ; la force ni le nombre

Ne doit t’épouvanter : c’est moi, c’est ma fureur,

Qui t’anime, te pousse et t’enflamme d’horreur.

 

 

Scène II

 

LE ROI, M. DE LAVARDIN, M. D’ÉPERNON, M. DE MONTBASON

 

LE ROI.

Tout ceci va très bien ; enrichi tout de même,

Ce grand corps de Paris montre bien comme il m’aime,

Qu’il honore la Reine, et qu’il a volonté

D’être toujours constant en sa fidélité.

M. DE LAVARDIN.

S’il vous a fort haï en ces guerres dernières,

Il changea tout d’humeur, quand les saintes prières

Des bons saints nos patrons vous remirent au sein

De la nef de saint Pierre : en changeant de dessein,

Vous les fîtes changer, et n’avoir plus en l’âme

Que le zèle, et la foi qui seule les enflamme.

LE ROI.

Le Français est tout bon, et s’il n’est altéré

De la division, qui le rende empiré,

De courage et d’humeur fidèle il persévère,

Il adore son Roi, l’honore comme père,

Et n’a rien de méchant.

M. D’ÉPERNON.

Si votre esprit divin

N’eût, affranchi d’erreur, quitté Bèze et Calvin,

Jamais, Sire, jamais ce peuple, la noblesse,

Le parlement, ce corps, cette bruyante presse

De riches citoyens ne vous eût désiré,

Ni vécu sous vos lois, vous croyant égaré.

Mais tout va pour le mieux ; le néant vous adore,

La noblesse vous suit, l’Église vous honore,

Le huguenot vous aime, ayant la liberté

De vivre en paix chez soi selon sa volonté.

M. DE MONTBASON.

Ces grands corps d’un état égalent l’harmonie

De la lyre des Grecs, où l’accord se manie,

Quand rien ne se dément, une corde lâchant,

L’harmonie se perd et la grâce du chant.

Tout ce grand corps, uni d’une harmonie égale,

Est trop heureux sous vous : la puissance royale,

En guerre comme en paix, fait sous sa majesté

Vivre le peuple heureux : et la tranquillité

Va rechercher la guerre aux plaines d’Allemagne,

En Clèves, en Juillers, où déjà Mars se baigne

Dedans un bain de sang, et vous rend valeureux,

Plus grand que tous les Rois, et bien plus heureux.

 

 

Scène III

 

LA REINE, LA PRINCESSE DE CONTI, M. DE GUERCHEUILLE

 

LA REINE.

Ha ! ma foi, je me plains ! J’aurais peu d’espérance

Qu’il fît beaucoup pour moi, puisque si peu j’avance

À le prier pour lui ; c’est manquer d’amitié,

Puisqu’il n’a de ses fils, non pas de moi pitié,

Non pas mêmes de soi qui voit bien que nos vies

Dépendant de la sienne, et quand et lui ravies,

Périraient tout à coup sous un même tombeau,

Triomphant des lauriers de mon chaste flambeau.

LA PRINCESSE DE CONTI.

Ce n’est faute d’amour ; c’est qu’il pense, madame,

Que le présage est vain : la valeur de cette âme,

Plus brave qu’un César, brûle de tant d’honneur,

Qu’elle craint donner prise au soupçon de la peur.

LA REINE.

Sa valeur si fameuse est par trop reconnue,

Valeur de Protogène a voulu peindre nue,

Vive flamme de Mars, riche palme de roi,

Qui ne recourt ailleurs, ne dépend que de soi.

M. DE GUERCHEVILLE.

Comme il est prompt et vif, vous le verrez de même

Retourner tout à coup.

LA REINE.

Je suis hors de moi-même,

Tout le corps me frissonne, et je crains le destin,

Ces astres me font peur, j’appréhende la fin.

M. DE GUERCHEVILLE.

Rassurez-vous, madame, ôtez ces terreurs vaines ;

Vous craignez pour un Roi, le roi des capitaines ;

Le monarque des Rois ; jamais prince indompté

Ne fut plus obéi, n’eût plus de majesté.

Quel moyen y a-t-il que rien lui puisse nuire ?

Ce grand sénat l’adore ; on voit la cour reluire

Par sa seule valeur ; tout tremble dessous lui :

Les princes, la noblesse et les siens n’ont appui

Que de lui, de ses bras : y a-t-il apparence

Qu’il courre nul hasard en ce cœur de la France ?

LA REINE.

L’exemple du feu Roi me fait glacer le cœur.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Cela fut bon jadis ; mais ce brave vainqueur

Ne prend point de parquets d’une dextre fatale.

LA REINE.

Lui ? ma foi, sur ma foi, sabelle âme royale

Est si commune à tous, de si facile abord,

Que s’il n’était aidé de son ange plus fort,

Le gardien des Rois, j’aurais toujours la crainte

De le voir mis par terre et sa personne atteinte.

Il est bon d’être franc et ne redouter rien ;

Mais d’avoir l’œil au guet, c’est le souverain bien

D’un Roi grand comme lui, Roi qui, prenant les armes,

N’est point sans ennemis, qui, douteux des alarmes,

Qu’ils auraient de sa main, feront ce qu’ils pourront

(Puisqu’il a tant de cœur, tant d’honneur sur le front),

Pour l’avoir de finesse.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Il retourne, madame ;

J’entends quelque rumeur.

LA REINE.

Ha mon Dieu ! je me pâme !

Ce sont cris, ce sont pleurs ; il y a du malheur.

Hé ! qu’on sache que c’est ; qu’on se hâte ; mon pleur,

Mon soupçon n’est pas vain. Je crains, je meurs, je tremble.

Quel tumulte est-ce ci ? quel monde qui s’assemble

Au milieu de la cour ? Ha ! je crains de trop voir ;

C’est ce coup malheureux qu’il n’a voulu prévoir ;

C’est ma perte, ma mort, la fière destinée,

Où m’engagea le Ciel avant que d’être née.

 

 

Scène IV

 

CHŒUR

 

Cache-toi, soleil, et cours vite
Dans le plus creux de l’Amphitrite ;
Ne découvre point de ton œil
La nuit de cet autre soleil,
Qui ne peut, ainsi que ta tresse,
Retourner vers nous par deux fois,
Et laisse l’Empire François
Noyé de pleurs, noir de tristesse.

Ce n’est pas sans leur sang épandre
Qu’on voit souvent les Rois descendre
Dans l’orque du gendre à Cérez :
L’infortune les suit de près,
La fortune leur porte envie,
Le destin les prend à parti,
Et jamais un prince averti
N’a l’œil à préserver sa vie.

Ou trop de cœur, ou nonchalance,
Ou bien trop de vaine assurance,
Qu’on n’ose entreprendre sur eux,
Ou crainte d’être dit peureux,
Les laisse coucher de leur reste.
Malgré leurs anges gardiens,
Ils se jettent dans les liens,
Le jouet des coups de tempête.

Si le bruit est bien véritable,
C’est l’acte le plus lamentable,
Le coup, le plus sanglant malheur,
Qui nous noie à jamais de pleur,
Qu’en cette infortunée France
Il nous soit jamais arrivé :
Dans Paris, un grand Roi privé
De sang, de vie et d’espérance.

Ce Mars qu’aux plus chaudes alarmes,
Dans le fer, les feux et les armes,
La Parque eût douté d’affronter ;
Ce descendant de Jupiter,
Sur sa félicité plus rare,
Se voit outreperser le flanc
D’un cœur félon, de main barbare.

Fiez-vous au bonheur des princes,
Tant de sceptres, tant de provinces
Qui dépendent de leur pouvoir ;
La mort à la fin nous fait voir
Que la grandeur moins assurée
Est celle d’un Roi florissant,
Qui semble mourir en naissant,
Qui n’a pas un jour de durée.

Tant d’hommes qui portent l’épée
L’ont souvent dans leur sang trempée ;
Et plus on est grand, de plus haut
Vient le malheur qui nous assaut :
La vie la plus traversée,
Plus affermie à la douleur,
Est celle des gens de valeur,
De cent mil’ orages pressée.

Le point d’honneur et les querelles,
Les inimitiés immortelles,
L’amour, les fureurs dans le flanc,
La mort, l’effusion de sang,
Apanages de la noblesse,
Que le vrai, le souverain bien
Gît bien ailleurs qu’en la richesse.

L’amour de Dieu, ses saintes flammes,
La tranquillité dans nos âmes,
La sûre médiocrité,
La patience et l’équité,
Point de procès, point de querelle,
Inconnu des grands et des cours,
C’est ainsi qu’on passe ses jours
Pour gagner la vie éternelle.

Puissé-je, sans trop de richesse,
Sans indigence qui me presse,
Non connu que de ma maison,
Ne voir jamais autre horizon
Que celui qui borne ma rue !
Toutes les fortunes des grands
Ce ne sont qu’orages, que vents,
Qu’un clinquant sorcier de la vue.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

L’HERMITE DE SURESNES

 

Dieu ! que de vanités ! et qu’heureux mon Suresnes

Où ne gèle jamais le vin de ma fontaine,

Où ces pompes, ce luxe, et ce tracassement

De mille chariots, l’embarras, le tirment

Des affaires du monde, et la vie perdue

De ces frisés de cour ne m’offensent la vue,

Ne me font mal penser et soupçonner en vain

Des vains élancements du fait de mon prochain.

On dit que tout Paris regorge de bombance,

Qu’à l’entrée demain la plupart de la France,

Flamboyante de fer, d’or, d’argent, de clinquants,

Mille feux, mille coups de cent canons tonnants,

Feront renaître encor ce chaos de mélange,

D’où sortirent les Cieux, l’Amphitrite, le Gange,

L’air, la terre, et les corps de tant de mixtions

Qui portent la nature à ses perfections.

Cela ne va que bien, quand le Roi le commande ;

On lui doit tout l’honneur, à la Reine si grande

En sceptres, en vertus, miroir de chasteté,

Qui, féconde, nous a trois princes enfanté,

Le bonheur de l’état ; et ne saurait-on rendre

Trop d’honneur à son Roi, ni trop pour lui dépendre.

Mais je crains, j’ai frayeur que tant de vanité

Ne trouble cette fête, et la fatalité

D’un siècle tout de sang me fait jeter des larmes,

Doutant quelque revers. La fortune a des charmes

Pour nous siller les yeux, et tel est au plus haut

De ses prospérités, qui n’attend que le saut.

Notre second Henri, grand Roi, chères délices

Du peuple et des guerriers, mourut courant en lices,

Au fort de sa grandeur ; en ses plus grands ébats,

Une lance fatale avança son trépas.

Henri, l’un de ses fils, belle âme infortunée,

Accablé de l’envie et de sa destinée,

Dans le corps d’une armée, encerné de guerriers,

Vit flétrir d’un couteau le vert de ses lauriers.

Je crains pour celui-ci ; je sais trop ses mérites,

Qu’il a l’ange avec soi, que ses palmes écrites

Dans les lambris du Ciel le vont plus haut guidant,

Que ne lui promettait son superbe ascendant

Mais les pêchés du peuple, et la cour toute en vice,

Le malheur de nos ans, l’athéisme qui glisse

Parmi les vanités, les meurtres, assassins,

Partisans, paillardise, et pillage et larcins,

Concussions, poisons, tout cela me fait croire

Que Dieu nous veut bientôt priver de tant de gloire,

D’un Roi si vertueux ; et nous ne sommes pas

Dignes d’en jouir plus, mais d’être mis si bas,

Privez de ce bon Roi, bannis de ce grand prince,

Que la désunion de province n province

Glisse dedans nos cœurs, et que le champ de Mars

Serve encor d’échafauds aux gros de nos soldats.

Toute chose a son tour : les affaires humaines

Suivent le cours des flots ; mais les plus incertaines

Sont celles des faveurs : celle qu’on tient des Cieux,

La santé, le bonheur qui ne peut être mieux,

Attend un changement, telle qu’un chaut extrême

La pluie qui le guette en orage se sème

Par bouillons inondés, et dès l’heure, à l’instant,

Les champs entre fendus vont sous l’onde flottant.

Ce grand sceptre est au comble, au plus de sa fortune,

Le Roi craint, absolu, la traverse importune

Des destins envieux semble craindre de Mars

Riche d’amis et d’or, assisté de soldats,

De poudres, de canon, rien ne lui est contraire,

Mais la vicissitude est un faux adversaire,

Qui nous prend en renard, vrai revers de la cour ;

Lorsqu’on y pense moins, elle donne le tour.

Dieu le sauve des mains et des armes sanglantes

De tous ses ennemis, bénisse ses attentes,

Bien-heure ses enfants, la reine et son état,

Bénisse son Église, et donne échec et mat

À l’hérétique, au vice, aux vanités du monde,

Me garde de pêcher, me conserve fécond

La fontaine où je bois, l’ermitage où je suis,

Et m’aille préservant des éternelles nuits,

Longeant mon âme au Ciel, ainsi que je l’espère,

Ainsi que je l’attends du grand Dieu qui m’est père.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LE PRINCE DE CONTI, LE PRINCE DE MAYENNE, M. DE GUISE, CHŒUR des Princes, CHŒUR des Officiers de la Couronne, CHŒUR du Parlement, M LE GRAND, M. DE SAINT GÉRAN

 

M. DE GUISE.

Serre boutique, serre, et, pour Dieu, qu’on s’assure :

Ce n’est rien, mes amis, ce n’est qu’une blessure.

Haut la main, compagnons, crevons tous ces courteaux,

Il n’y va pas de moins que la fin de nos maux.

Vous, messieurs, qui tenez le saint temple d’Astrée,

Secourez le public, cette cour désastrée,

Cet état ébranlé ; notre bon Prince est mort.

CHŒUR du Parlement.

Ha jésus ! ô bon Dieu !

M. DE GUISE.

Quittez ce déconfort :

Si pour le regretter ; mais faites diligence

Pour établir son fils pour l’heureuse régence

De la Reine affligée : Hé ! pour Dieu, hâtez-vous ;

Je m’en retourne au Louvre où les grands y sont tous,

Princes et maréchaux, officiers de couronne,

Qui n’ont qu’un Roi dans l’âme et détestent Bellone.

M. D’ÉPERNON.

Aux armes, compagnons, qu’on se hâte, soldats,

Qu’on mette balle en bouche, et que de toutes parts

On secoure le Roi : le Roi non déplorable ;

Il est mort sur mes bras. Fortune misérable !

Un traître l’a meurtri lorsqu’il parlait à moi,

Et que pas un de nous n’avait l’œil sur le Roi.

Qu’on mande les drapeaux, qu’à mèches allumées,

Et le tambour battant, ces bandes animées

Viennent au Roi, son fils, qu’il nous faut promptement

Mettre au siège royal : déjà le parlement

S’assemble aux Augustins, tous les grands, tous les princes,

Pour accoiser ce trouble et calmer les provinces.

Vous savez mon humeur, et comme je suis prompt :

Il m’importe de trop, ce me serait affront

Si les gardes manquaient à ce coup d’importance

Où il n’y va de moins que du sceptre de France.

CHŒUR des Courtisans.

Ha Jésus ! ô mon Dieu ! Le Roi, mort, étendu,

Nage dedans son sang ; hélas ! tout est perdu,

Et ce royaume en proie.

LA REINE.

Ô dolente princesse !

Ha ! nous sommes tous morts! Dieu ! quelle main traîtresse

L’a peu privé de vie ? Ô grand Roi ! ta valeur

Et ce trop de courage ont causé ton malheur.

Las ! dites-moi que c’est.

CHŒUR.

Le Roi, troublé de crainte

Que ces présages vains ne vous eussent atteinte

De glace et frissons, et qu’enfin trop de peur

Ne vous donnât la fièvre ou quelque mal de cœur,

Fit redoubler le pas ; le cocher s’évertue,

Un fouet siffle en sa main : l’air, le pavé, la rue

Sont en feu sous la roue, et le coche bruyant

Semble à celui d’Élide, à l’airain foudroyant

D’un Salmonée en l’air ; une épaisse fumée,

Une ondée d’écume est par ondes semée

Sur les chevaux pantois, et leur souffle ronflant

Est tout feu, tout furie en nues s’exhalant.

Sa garde sort du Louvre, accompagne son maître ;

Mais, trop bon qu’il était, il ne voulut permettre

Qu’ils vinssent plus avant, les renvoie au-dedans,

De peur que le travail ne les mît sur les dents.

Quelque valets de pieds trottent à la portière,

Le reste court dispo, et d’une aile légère

Passe à Saint-Innocent pour devancer le pas

De ce grand Roi, déjà victime du trépas.

Mais malheur, ô malheur ! dans la Ferronnerie,

Étroite comme elle est, une horrible furie,

Quelque maudit Satan de malheur avança

Un chariot chargé, qui nous embarrassa.

De deux valets de pied côtoyants la portière,

L’un le va dégager ; mais l’autre sa jarretière

Défaite de son nœud, le détourne écarté,

Et l’empêche des nœuds qu’il avait arrêté ;

Comme il se jartierait, que contre bas couchée,

Le Roi laissait aller sa tête mi-penchée,

Quelque diable fait homme, un foudre d’Alecton,

Déchaîné furieux des cachots de Pluton,

Tigre enragé, sanglant, sur le pendant s’accroche,

Plonge son fer cruel tout à travers la coche

Dedans le cœur du Roi, mais sitôt, si soudain,

Qu’avant qu’on y prît garde il l’avait dans le sein.

Tout à coup, tout à l’heure, il perd air et parole,

La bouche tout en sang, sa belle âme s’envole,

Après avoir vu temps l’œil au Ciel élevé,

Combattu le destin de son pur sang lavé.

Nous, tremblants, éperdus, plus mort que la mort même,

L’œil en pleurs, le cœur froid et le visage blême,

Le prenons, le dressons, et retournons ici,

D’où il sortit vivant ; nous l’amenons transi,

Au malheur de Paris, à la ruine entière

De nous tous, de l’état, de cette gent guerrière,

Qui ne perd ce vrai Mars, ce monarque vainqueur,

Qu’elle ne perde aussi l’espoir, l’âme et le cœur.

CHŒURS.

Et ce traître inhumain, ce diable parricide

Est-il vif ? est-il mort ?

CHŒUR des Courtisans.

Après tel parricide,

Sans nous il se sauvait ; on le prit à nos cris,

Et non trop effrayé ; mais au moins il est pris ;

Les gênes, les tourments et le supplice insigne

En feront découvrir la première origine.

LA REINE.

Ha ! deloente princesse ! ô pauvrette! Ô mon Dieu!

Que sera-ce de nous? En quel antre, en quel lieu

Serons-nous surement, maison abandonnée ?

Hélas ! pauvre étrangère ! hélas ! infortunée !

Tu devais bien quitter ton Arne doux-coulant,

Pour venir en ces lieux en larmes distillant

Du regret immortel de ma perte infinie.

Loin des miens, sans support, ma pauvre âme bannie

De tous contentements, et mes vœux appendus ;

Au seul tombeau d’un Roi qui nous a tous perdus ;

D’un grand Roi qui n’avait de son sceptre honoré,

De ses vœux, de son cœur, dont je fus adorée

D’amour et de respect. Prince grand, florissant,

Tout couvert de lauriers ; monarque si puissant,

Qu’il semblait que la main de l’averse fortune

Ne pût agir sur lui ; grand Roi que l’infortune,

Les foudres, les éclats et la fureur de Mars

N’ont jamais ébranlé : lui que tant de hasards,

Tant de coups, tant de feux, tant de balles sifflantes,

Tant de camps ennemis, tant de troupes vaillantes

Ne purent terrasser : qu’il faille qu’un poltron,

Un maraud, un mesquin, vaine ombre d’Acheron,

L’ait mis dans le cercueil ! qu’une charogne vile,

Tout au milieu des siens, dans le cœur de sa ville,

En plein jour, à couvert de cent mille étendards,

Ait tiré de son flanc mille ruisseaux épars

De ce pourpre royal, et que sa courte vie

N’aie été de la mienne à même heure ravie !

Impitoyable mort, secours des affligés !

Si ce n’est de moi seule, hé ! que j’ai bien changés

Tous mes lauriers du sacre aux cyprès d’une entrée

Lamentable à jamais ! hé ! que la sainte Astrée

S’éloigne bien d’ici, laissant mes fils et moi

À la merci du sort, en larmes, en effroi

Aux premiers vents émues, non des creux Æïlides,

Mais de mille mutins, de milles parricides,

Trop coutumiers à perdre et l’état et les Rois,

Brouiller, renverser tout, ternir les lys François !

Tu meurs, grand Roi, tu meurs, ne m’ayant voulu croire,

Pour n’avoir daigné joindre à tes faits, à ta gloire,

À tes palmes de Mars, comme trop bon, trop franc,

Autant de prévoyance à te garder le flanc,

Qu’il t’en était besoin, comme ayant à combattre

Tant d’ennemis épars, que tu pouvais abattre

Seulement d’un clin d’œil, l’ennuie et le destin,

Dès longtemps, de toujours conjurés à ta fin.

Larmes qui ruisselez sur mes yeux baignées,

Soupirs, nouveaux autans, fils de mes destinées,

Qui me mettez en feu ; douleurs, cuisants regrets

Qui me glacez de crainte et me percez de traits ;

Désespoir, seul tyran e plus épouvantable,

De mes fiers ennemis, qui me perds, qui m’accable

Des peines d’un Sysife, et des vaisseaux portés

Des Danaïdes sœurs, qui dessèche en été

Mon printemps fanissant, qui rends bute à l’envie,

Mes vœux, mon espérance et le cours de ma vie.

Que tardez-vous, cruels ? qu’Apollons furieux,

Ne faites-vous siffler des saints lambris des Cieux

Vos flèches contre nous, moi, Niobé seconde,

Moi, l’objet, le sujet des misères du monde !

Ha Dieu ! je n’en puis plus, soutenez-moi, je meurs,

Je n’ai vie, ni voix ; sans force, sans vigueur,

Vraie ombre du trépas, pour me perdre et pour suivre

Cette moitié de moi, que je ne dois survivre,

Si je ne suis ingrate, et qu’aux flots oublieux

Je n’ai plongé son nom, son mérite et ses yeux.

LE PRINCE DE CONTI.

Parmi vos pleurs, madame, il faut mettre remède

Au mal de cet état : je vous offre tout aide,

Tout service et ma vie, et ce qu’un vrai François

Doit et peut, comme issu du sang de tant de Rois.

M. DE MAYENNE.

Madame, ces soupirs sont de plus longue haleine ;

Vous aurez trop de temps pour arroser la peine,

Le deuil qui vous assaut, le soin qui vous attend ;

Vous pleurez par devoir ; mais pour devoir plus grand,

Il faut penser ailleurs, pourvoir à la couronne

Due à votre Dauphin ; tout ce peuple s’étonne,

La cour est en rumeur ; les moindres vents émeus

Sur ce commencement embraseraient de feux

Tout l’état désolé ; la pierre étant jetée,

Il n’y aurait plus temps d’enchainer ce Prothée.

Le Français est bouillant, au premier bruit qui court

Les voilà tous à terre ; et Paris et la cour

Sont regardés de tous ; ce qu’on y verra faire

Sera suivi du reste, et n’est rien si contraire

Au repos d’un état, sur la perte des Rois,

Que le bruit, l’épouvante et le sommeil des lois.

Assemblez au conseil ceux de cette couronne,

Et ce grand parlement, la plus sainte colonne

De la blanche Thémis : que monsieur le Dauphin

Nous soit proclamé Roi ; qu’on brave le destin

Par votre prévoyance, et que, Reine régente,

Vous soyez père et mère à sa vertu naissante.

M. D’ÉPERNON.

Vous n’êtes point, madame, étrangère aux beaux lys,

Puisque notre bon prince a dessus vous cueillis

Ces trois divins fleurons, enfants dignes du père,

Indignes, comme vous, du cours de leur misère.

Mais vous êtes Française, et pour telle nous tous,

Humbles, vous adorons : il n’y a plus pour vous

D’Arne, ni d’air Toscan, plus pour vous de Florence ;

Nous sommes tous à vous, toute votre est la France,

Et jurons, de cette heure, à votre majesté,

Tout devoir, tout respect, toute fidélité.

M. DE GUISE.

Il n’en faut pas douter, madame ; nos épées

Seront pour tout jamais dedans le sang trempées

De tous vos ennemis : nous sommes tous à vous.

Je viens du parlement ; ils sont assemblés tous,

Et pour cette couronne et pour votre régence.

CHŒUR de MM. Les Maréchaux officiers, et M. le Chancelier.

Il n’y a nul de nous qui ne die et ne pense,

Et n’en jure de même, et, madame, croyez

Que, lorsque nous serons par vous seule employés,

Nos vies, notre sang, nos désirs et nos âmes

S’animeront de zèle et brûleront de flammes

En la fidélité de naturels François,

Zélés à votre fils et vivants sous vos lois.

M. DE LAVARDIN.

Sous le Roi, mon bon maître, ayant pris nourriture,

Je semble plus au vif ressentir cette injure,

Par devoir, par humeur et par fidélité,

Que je jure immuable à votre Majesté.

Je vous offre une vie, une épée tranchante,

Celle de mille amis ; ma barbe blanchissante

Rajeunira toujours, lorsque j’aurai cet heur

De servir la couronne et de vous rendre honneur.

M. DE BOISDAUPHIN.

La moitié de mon nom montre l’obéissance

Par le nom de Dauphin que je dois à la France :

C’est à moi de jurer par le rang que je tiens,

Maréchal que je suis, d’employer mes moyens

Et ma vie et mon sang, comme une âme fidèle

Qui ne manque de cœur, ni de vœux, ni de zèle

Au Roi, à vous, madame, à l’état, aux beaux lys,

Si d’aucun ennemi je les vois assaillis.

M. LE CONNÉTABLE.

Premier baron chrétien, issu du sang illustre

De ces Montmorencys qui premiers furent lustre

Des valeureux Français combattants pour la foi,

Mon rang de connétable, et le seul nom du Roi

M’obligent d’exposer et le sang et la vie,

Comme jadis mon père : aussi n’ai-je autre envie,

Ni désir plus ardent, que de faire juger

Qu’en vain ne m’a voulu ce grand prince obliger,

Héritier de mon père en la qualité même

Qui me doit hasarder souvent ce diadème.

M. LE GRAND.

Et moi, quoi ! si les pleurs, les feux que je soupire,

Des regrets plus cuisants m’empêchent de le dire,

Mes effets parleront, et feront en tous lieux

Paraître que je n’ai plus de cœur ni plus d’yeux.

Que pour le soupirer, pour pleurer, misérable,

La mort d’un si grand Roi, vous êtes si faible,

Si fidèle en mes vœux, que l’heureux souvenir

De ce que je lui dois ne peut jamais finir.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Sur mon premier avril j’eus cet heur de paraître

Nourri d’un si grand Roi, chéri de mon bon maître.

Je jure aussi par l’heur que j’eus sous ce vrai Mars,

Suçant le lait d’honneur, portant les étendards

De ses chevaux légers, et me voir à la tête

Du gros de son Dauphin, où mon bonheur m’arrête,

De vivre et de mourir, non dessus autres lois,

Que de vous, que j’adore ainsi que je le dois,

Pour ne respirer rien que les feux de Bellone,

En vous suivant, madame, et servant la couronne.

LA REINE.

Vous m’obligez, messieurs, et vous prie de croire

Que mon fils à jamais en aura la mémoire :

Aidez-moi de conseil, et pour Dieu que vous tous,

Sans partialité, sans rancœur, sans courroux,

Mettiez la main à l’œuvre, où règne la concorde,

L’ennemi ni le sort n’y trouvent que remordre,

La brèche est remparée, imprenable aux assauts,

La paix chasse la guerre, et rejoint les vassaux,

D’indissolubles nœuds, vraie chaîne pressée

Des seuls nœuds Gordiens dont elle est enlacée.

 

 

Scène III

 

CHŒUR

En ces désolées provinces,
Nous perdons le plus grand des princes,
Un coup de la fatalité
De ce destin inévitable,
Rend sa mort d’autant lamentable,
Qu’il eût son malheur évité,
S’il ne se fût plongé soi-même
Aux gouffres de la parque blême.

Un Alexandre vit saisie
D’Acheron et de Pandosie,
La fatalité de ses jours :
L’autre Alexandre, grand monarque,
Courut de soi-même à la parque ;
Et Pyrrhe vit finir ses jours
Dans Arges, place inévitée,
À lui par l’oracle.

Souvent, mais toujours, à toute heure,
Celui que le Ciel veut qu’il meure,
Court lui-même à son dernier jour.
Courant à la mort, on l’évite ;
La fuyant, elle vient plus vite
Que ne vole et ne fond l’autour
Sur la craintive colombelle,
Pressée du choc et de l’aile.

Ni la grandeur du diadème,
Ni ce sceptre que plus on aime,
Gardes, amis ni lingots d’or,
Ni mille prévoyances vaines,
Ne peuvent aux grands capitaines
Prolonger l’heure de leur mort ;
Et grand et petit, tout y passe,
Butin de l’infernale nasse.

Tout notre fait est peu de chose ;
Ce grand Roi, qui voit sitôt close
La vive clarté de ses yeux,
Tout le monde eût dit qu’à sa perte
La couronne serait déserte,
Tous mêlés, l’enfer et les Cieux ;
Et cependant jamais nos palmes,
N’ont été, ne furent plus calmes.

C’est Dieu, ce grand Dieu favorable,
Toujours aux beaux lys secourable ;
C’est l’ange, notre protecteur,
Que le fils aîné de l’Église
A pour asile et pour franchise ;
C’est le sang de ce rédempteur,
Qu’en vain il ne voulut épandre,
Si nos chefs se couvrent de cendre.

Malheureuse l’âme endurcie ;
Jamais on ne vit accourcie,
La dextre du Dieu tout puissant,
Pourvu qu’on s’y veuille résoudre ;
Autrement les feux et la foudre
Vont tonnants, flambants, punissant
Un mutin Abyron, un Core,
Que l’enfer et le feu dévore.

La Reine se fond toute en larmes,
Ces fières sanglantes alarmes
L’ont mise si bas de langueur,
Qu’elle en est métamorphosée
À cette Niobé épuisée
De vie, de sang et de pleur ;
Comme elle meurt toute vivante,
De même vit-elle mourante.

Puissent le beau lys et la rose
Naître sur la tombe où repose
Ce Roi, ce grand Roi que ses lys
Ont eu pour un si ferme asile,
Que ni flots de guerre civile,
Ni voir ses desseins assaillis
Des vents, des feux, de la tempête,
Ne lui firent baisser la tête.

Puisse son fils, ce jeune Ascagne,
Battre un jour ardent la campagne
Dessus le Bosphore écumeux
Où passa la toison Phaside,
Digne de ce grand Aecide,
Vrai fils d’un père si fameux,
Qui n’a rien vu qui le seconde,
Et qui n’eut son pareil au monde.

Puissent, sous cette blanche mère,
Les autres fils, vrais fils du père,
Conquérir, l’épée à la main,
Les terres que les destinées
Leur ont de tout temps assignées ;
Et laissant l’Empire Germain
À l’aîné, former Trébizonde ;
En nouveau sceptre, en nouveau monde.

Depuis les palus Méotides,
Jusques aux bornes Atlantides,
Les lys sèmeront leur blancheur :
Trois frères, trois soleils sur terre,
Sages en paix, braves en guerre,
Auront la fortune avec l’heur :
Père très grand, mère très sage,
Sont les arrêts de mon présage.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LA MARQUISE D’ANCRE

 

LA MARQUISE D’ANCRE.

J’ai grand peur que l’ennui de ce malheur extrême

Ne nous la fasse perdre ; elle est hors de soi-même,

Pâle, défigurée en vraie ombre de mort,

Qui se fond en regrets, ne reçoit nul confort.

Bon Dieu ! qu’elle est changée ! Il me la faut soustraire

De ce penser mortel, son cruel adversaire.

Voudriez-vous bien, madame, à ce grand coup d’état,

Perdre toute espérance ! En ce cruel combat,

Des destins ennemis, au plus fort de l’orage,

Il ne faut pas manquer de ce brave courage

Qui vous a fait cent fois triompher de l’effroi,

Lorsqu’encor vous n’aviez épousé ce grand Roi.

LA REINE.

C’est le même courage et la même constance ;

Mais le mal est trop grand pour ne perdre assurance :

J’ai trop et trop perdu ; ce coup sanglant et fort

M’ensevelit vivante, et fait vivre en ma mort.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Tant d’autres, comme vous, ont perdu leur fortune ;

Nous le ressentons tous.

LA REINE.

Elle nous est commune,

Particulière à moi : c’est moi seule qui dois

La sentir plus au vif que pas un des François ;

Et plût à Dieu, mon cœur, que je fusse sous terre,

Perdue, ensevelie au mal qui me fait guerre,

Aux pleurs qui vont baignant ce visage terni,

Aux soupirs exhalés de mon deuil infini !

Que mes vœux, que ma vie eussent pris leur volée,

Avec moi, quand et moi, dans la voute étoilée !

J’ai trop servi de bute à la fureur du sort,

Plus sensible aux douleurs qu’aux transes de la mort.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Vous l’airiez comme en proie une maison butée

Des vents et de la mort !

LA REINE.

La fortune irritée

Contre moi seulement changerait à son tour.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Elle irait traversant ce Dauphin, votre amour ?

LA REINE.

Je ne le verrai pas.

LA MARQUISE D’ANCRE.

En l’idée divine.

Au trône de là-haut l’âme faite plus digne

Y voit tout, connaît tout : vous auriez trop de deuil

D’enterrer quand et vous son lustre en un cercueil.

LA REINE.

Mais je n’en saurais rien.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Dans ce céleste temple,

Toute chose est présente, un’ âme se contemple

En l’idée éternelle, y voit tout l’Univers,

Juge l’affliction, les mouvements divers

De ce qui lui fut cher, et ne peut, bien qu’exempte

Des passions d’esprit, qu’elle ne se ressente

Du mal de ses amis, de leur calamité,

Qu’elle sent plus au vif, mue de charité.

LA REINE.

Pour Dieu, n’en parlons plus ; laissons ma doléance

Rechercher dans le temps quelque ombre d’allégeance.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Le remède du temps est bon pour le commun.

LA REINE.

Quittez-moi, laissez-moi ; tout remède importun

M’afflige en cet accès : la plaie est trop récente

Pour la consolider, il faut que je la sente,

Qu’elle saigne et se purge : on me fera plaisir

De me laisser ainsi, si j’en ai le loisir,

Et si les actions d’une cour tant émue

Permettent tant soit peu que je quitte la vue

D’un tas de poursuivants qui viennent traverser

Le plaisir que j’ai seule à chérir mon penser.

LA MARQUISE D’ANCRE.

Certes, elle a raison ; ces premières alarmes

N’ont remède plus sûr, ni de plus fortes armes,

Pour adoucir l’ennui, qu’être quelque temps seul ;

Il faut la solitude à combattre le deuil,

Mais non pas pour toujours ; car c’est la continue

De la fièvre ou du mal, qui plus forte nous tue.

Ha ! flots d’Arnes azurés, près de vous ces beaux yeux

Avaient moins de grandeur, mais plus d’heur qu’en ces lieux,

Où le martel, l’ennui d’une âme au vif saisie,

Ont été bien souvent le suivre et l’ambroisie

De ma chère maîtresse ; et pour fin de son deuil

La Parque met son heur et sa gloire au cercueil,

Loin des siens, sans support ; sans un si grand orage,

Que les plus courageux en perdraient le courage !

 

 

Scène V

 

CHŒUR

 

Trêve de deuil ; par les larmes
Ne revivent pas les armes
Ni les ans de ce grand Roi ;
Il reluit dedans nos âmes,
Il voit le jour par les flammes
De nos cœurs et de sa foi.

Mais notre foi persévère
Sur ses fils dignes du père,
Et sur sa chaste moitié,
Qui montre par sa régence
Qu’encore le Roi vit en France,
En son temple d’amitié.

L’amour saint est invincible,
Il rend le cœur impassible
De l’oubli qu’il met si bas,
Qu’un seul coup de sa mémoire
Éternise sa victoire,
Et triomphe du trépas.

Belle et divine princesse,
C’est par toi que la jeunesse
Vieillit en ce jeune Roi,
Digne d’un saint pour ancêtre,
De ton bel œil pour son maître,
De tes vertus pour sa loi.

 

 

Scène VI

 

SULLY

 

Il est mort, ce grand prince, invincible monarque,

Que je n’eusse pas cru devoir rien à la parque,

Franc des traits de la mort et si souvent vainqueur

Des hasards plus sanglants, les palmes de son cœur ;

Il est mort, et la terre a bien l’heur et la gloire

De triompher d’un Roi, que l’honneur, la victoire,

Les trophées de Mars, les périls les plus grands

Avaient vu mille fois ouvrir, fendre les rangs,

Terrasser, foudroyer, tous en sang, tous en poudre,

Cent bataillons rompus de sa dextre de foudre,

Moins digne d’un César que de ce cœur François,

Qui pouvait asservir tout le monde à ses lois.

Hélas ! il est éteint ! une main parricide,

Un traître, un renégat, a meurtri cet Alcide

En sa plus grand’ splendeur, en son jour le plus beau,

Les destins ennemis l’ont mis sous le tombeau !

Et moi, je vis encor ! moi, je vois la lumière,

Chétif, je vois le cœur, non, mon heure dernière,

Si loin de mon bon maître, et privé de ses yeux,

Qui m’étaient des soleils, sainte flamme des Cieux,

Tels que ces feux jumeaux dont l’étoile opportune

Calme les flots émus, rassérène Neptune.

Tant de mois, d’ans, de jours je l’avais peu servir,

Sans qu’orage ou danger m’eût oncques su ravir

Ni séparer de lui : les sanglants exercices

Ont été sous ce Mars mes plus chères délices,

Sans éloigner ses flancs, sans le quitter jamais,

Moins au flot des combats qu’au calme de la paix,

Trop heureux d’exposer ma vie, mes années,

Sous ce César Français, chéri des destinées,

Suivi de son saint ange, assisté des hauts Cieux,

Jusqu’à son jour dernier, nuit fatale à mes yeux !

Il est mort ! et sans moi, sans m’avoir fait la grâce

(Moi qui m’approchais plus des soleils de sa face)

De me prendre avec lui, de s’assister de moi,

Jaloux de mon bon maître, idolâtre d’un Roi

Qui m’avait honoré des charges les plus belles

De tout ce grand état, haussé le cœur, les ailes,

Et le zèle et la foi pour emporter le faix,

Comme utile à la guerre et nécessaire en paix.

Je l’eusse accompagné dans les Champs Élysées,

Où ses rares vertus des demi-Dieux prisées,

Attirent près de soi superbe aimant de Mars,

Les Hectors, les Gastons, les indomptés Césars,

De grand Charles Martel, ce vainqueur Charlemagne,

Ce Roi saint, son aïeul, qui battent la campagne,

Prenants langue de lui, comme tous désireux

De voir, d’être éclairés du Roi des valeureux.

Là, séant au plus haut de ces mannes d’Élise,

Il leur conte sa mort, quelle était l’entreprise

Qu’il avait sur le rond de ce grand Univers ;

Quels furent ses combats, de combien de revers

Ses destins l’ont pressé durant l’âge plus tendre,

Quand sa dextre de Mars et son cœur d’Alexandre

Firent plus de miracle en dix ans de combats,

Que le ciel n’a de feux, que de glaces Atlas ;

Comme la Parque enfin, jalouse de sa gloire,

Perça son royal cœur, enviant la victoire,

Qui n’eût peu lui manquer en tant de grands desseins,

Quand ce traître Synon ensanglanta ses mains.

Bienheureux souvenir, que ton faux me console,

Quand je te pense voir, quand l’air de ta parole,

Semble encor me charmer, ravi de ta bonté,

D’un esprit si présent, comme ta majesté,

L’eût toujours, jeune ou vieil (si vieillesse on appelle

Une âme vive et prompte, une ardeur immortelle),

Verdeur de son printemps, et se membres si forts,

Que sa santé bravait tout l’empire des morts ;

Plein de vivacité, plus prompt, plus vif, plus vite

Que le vent, que l’éclair, que le flux d’Amphitrite.

Hélas ! cela n’est plus : il est mort, enterré,

Et je demeure encor’ triste, errant, éploré,

Solitaire, pensif, n’ayant en la mémoire

Que le deuil de ma perte et l’éclat de sa gloire.

La perte du commun me pressant encore plus

Pour le bien de l’état, pour ce grand corps confus

Avant l’ordre établi, des majestés des princes,

Et de ce grand sénat, au bien de nos provinces.

Heureux ressouvenir, d’avoir eu la faveur

De le servir fidèle, et lui sacrer mon cœur ;

Et que jamais désir ne m’a l’âme ravie

Tel que de le revoir, ou de perdre la vie

Pour revive avec lui : la vie d’ici-bas

N’étant loin de ses yeux qu’une ombre de trépas.

Ha ! si j’y eusse été, que d’un œil de Lyncée

J’eusse vu son meurtrier, sa fureur renversée

On de ma prévoyance, ou de mon heur plus grand,

L’eût sauvé, préserve de son triste ascendant,

Et donné le moyen que dans un corps d’armée

Il eût pu détourner cette étoile animée

À le perdre, en perdant le Roi plus florissant

Par la seule valeur de son bras si puissant.

Si je jour d’un combat, au milieu d’une armée,

L’épée teinte en sang, sa valeur renommée,

De cent mèches brûlée, et percée de plombs,

Parmi l’horreur l’effroi de flottants Aquilons,

De cent mille drapeaux et des feux de la guerre,

Accablée du nombre, eût versé dessus terre,

Son sang de mille coups, je n’aurai pas le deuil

De te voir traitrement poussé dans le cercueil.

Car, puisqu’il faut mourir, la mort plus honorable

D’un grand Roi, d’un Achille et la plus désirable,

C’est l’épée à la main, en ce champ de l’honneur,

Où mon Roi ne pouvait se perdre que vainqueur.

Mais nous l’avons perdu, mort au point de sa gloire,

Mort au jour de son heur, sur le seuil de victoire,

Prêt d’être le plus grand de tous ses devanciers,

Tout couronné de gloire, ombragé de lauriers.

Cela me fait mourir : ce coup me donne envie

De la suivre au tombeau, de goupiller la vie,

Que ne m’est aussi plus qu’un fardeau trop pesant,

Loin de l’aspect royal qui m’allait embrasant.

Heureux peuples de Mars, braves âmes Romaines,

Qui suiviez à la mort vos Rois, vos capitaines,

Vos maîtres, vos amis, en vous perçant le flanc,

Arrosez par vos mains de cent torrents de sang !

Que s’il m’était permis, si la loi du fidèle

Ne me le défendait, de quel cœur, de quel zèle,

M’ouvrirai-je le sein, pour suivre, plus heureux,

Mon prince, mon bon Roi, ce Mars tout valeureux !

En statue de sel je me vis immobile,

Sans pouls, sans yeux, sans vie, u premier bruit de ville,

Qui m’annonça, non pas le malheur de sa mort,

Mais sa seule blessure ; et depuis cet effort

De mon âme éperdue, à peine, misérable,

Me puis-je reconnaître, attristé, déplorable,

Sous ce grand coup du Ciel, non à mes seuls amis,

Mais aux plus durs de cœur de tous ses ennemis,

Que je puis avoir fais en bien servant mon maître.

Infortuné Sully ! trop heureux de paraître

Incapable en ton deuil, de confort, de conseil,

Tellement offusqué, que les rais du soleil

Ni du soleil royal les tresses adorées

Ne me luisent non plus qu’à ces Hyperborées,

Auxquels la sphère droite ôte six mois aux yeux

Les jumeaux de Latone, et la clarté des Cieux !

Cent fois heureux Ornane, ayant eu le courage

De t’offrir à la mort, prévoyant cet orage !

Vous, mannes bienheureux de tant de cavaliers ;

Vous, Givry, Chanlivant, aventureux guerriers ;

Vous, saint Luc, épandant votre sang sur la terre,

L’autre ayant échappé cent hasards de la guerre

Pour mourir en son lit, et ne survivre pas,

Comme moi, malheureux, ce grand prince au trépas !

C’est ma fatalité, c’est le coup de fortune

Que je craignais le plus, qui si fort m’importune,

Que je ne fais plus rien, sans force, sans vertu,

Que d’une âme mourante et d’un cœur rabattu ;

Aussi froid, aussi mort, aussi couvert de poudre,

Qu’on voit ces bûcherons, qui frappés de la foudre,

Entre mort et la vie, atteints d’un coup plus fort,

Balancent sur la vie, enjambent sur le mort.

 

 

Scène VII

 

CHŒUR

 

D’un César, d’un Alexandre,
D’un Roi des plus estimés,
Il n’en reste que la cendre,
Et ces lauriers renommés
Qui couvrent toute la terre,
Qui semblent porter la guerre.

Fiez-vous à la fortune,
Qui n’est qu’un sable mouvant ;
L’inconstance est toujours une,
Son fard nous va décevant :
Plus le sort est favorable,
Plus il paraît variable.

L’homme est un vaisseau de verre
Non plutôt fait que cassé ;
Comme il est pris de la terre,
En terre il est tôt passé ;
Et les plus grands, les monarques
Sont plus aguetés des Parques.

La grandeur qui nous transporte,
Cet or qui nous rend altiers,
Ce n’est pas ce qu’on emporte,
Il demeure aux héritiers ;
L’âme d’en retourne nue,
De même qu’elle est venue.

Tout ce qu’enlèvent de terre
Les Rois, les grands, les mortels,
Sont faibles palmes de guerre,
Les victimes des autels,
Et la charité qui donne
Autres biens, autre couronne.

N’avoir eu sa main sanglante,
Sa franchise et sa bonté,
Font que ce grand Roi se vante
D’être à l’Olympe monté,
Et qu’il y a différence
Du Ciel au sceptre de France.

PDF