La mort de l’Empereur Commode (Thomas CORNEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en 1657.

 

Personnages

 

COMMODE, Empereur de Rome

ÉLECTUS, Amant de Marcia

LÆTUS, Amant d’Helvie

MARCIA, Fille de Pertinax qui succéda à Commode

HELVIE, Fille de Pertinax qui succéda à Commode

FLAVIAN, Capitaine des Gardes de l’Empereur

LUCIE, Confidente de Marcia

JULIE, Confidente d’Helvie

 

La scène est à Rome.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MARCIA, HELVIE

 

HELVIE.

Je l’avouerai, ma Sœur ; c’est vous faire justice

Que de vous élever au rang d’Impératrice,

Tout paraît digne en vous des honneurs qu’on vous rend ;

Mais quoi que leur éclat ait d’illustre et de grand,

Tout mon cœur en tumulte et frémit et s’étonne,

Quand je viens à songer quelle main vous le donne,

Et malgré moi sans cesse une secrète horreur

Me fait trembler pour vous au nom de l’Empereur.

Commode en sa personne a tous les avantages

Donc les Dieux font briller leurs plus nobles ouvrages,

Et l’on voit son destin dans un rang glorieux

Compter depuis Trajan une suite d’Aïeux ;

Mais s’il en prit d’abord un orgueil légitime,

Il s’en est bientôt fait un appui pour le crime,

Et dans les cruautés qu’il nous fait éprouver,

Qui peut souffrir son choix, semble les approuver.

MARCIA.

C’en est trop, et j’ai lieu d’accuser votre zèle

S’il condamne la gloire où le Destin m’appelle,

Et si ce fier orgueil dont il se fait des lois,

Oppose un vain scrupule à l’éclat d’un beau choix.

Il est vrai que Commode a d’injustes maximes ;

Mais le Trône, ma Sœur, adoucit bien des crimes,

Et peu dans les plus noirs verraient assez d’horreur,

Pour y refuser place auprès d’un Empereur.

HELVIE.

D’une main odieuse il pourrait me déplaire.

MARCIA.

Vous faites vanité d’une vertu sévère ;

Mais pour vous jusqu’ici quelque appas qu’elle ait eu,

C’est un crime à la Cour d’avoir trop de vertu.

Ces actions par elle exactement guidées

N’y semblent tenir lieu que de belles idées,

Quelque sentier qu’elle offre, on prend le moins douteux,

Et qui peut s’élever ne croit rien de honteux.

HELVIE.

Je n’ai pas de la Cour assez d’expérience

Pour en avoir sitôt pénétré la science,

Et n’y songeant qu’à fuir de lâches intérêts,

J’en ignore aisément les plus nobles secrets.

MARCIA.

Je sais que le défaut d’une haute naissance

Du rang que nous tenons nous ôtait l’espérance,

Et que sans avantage ayant reçu le jour,

Nous regardions de loin les pompes de la Cour ;

Mais enfin aujourd’hui si l’on nous considère,

C’est plus de le devoir à la vertu d’un Père,

Que si du plus beau sang la brillante splendeur,

Sans cet illustre appui, soutenait sa grandeur.

Jusqu’ici Pertinax a su forcer l’envie

De ne rien dérober à l’éclat de sa vie,

Et par un vrai mérite il fut de ces Amis

Que laissa Marc Aurèle à Commode son Fils.

Comme élevant la Fille il honore le Père,

C’est Pertinax en moi, c’est son sang qu’il révère ;

Et de ces vieux Amis resté seul aujourd’hui,

C’est le zèle de tous qu’il récompense en lui.

HELVIE.

Soit qu’il ait craint le Peuple, ou respecté son âge,

Dites qu’il le seul qu’ait épargné sa rage,

Et qu’au premier avis contraire à ses souhaits,

Pour le perdre sans bruit il le tient au Palais.

MARCIA.

Mais, ma Sœur, si telle est sa lâche tyrannie,

Qu’à qui peut lui déplaire il en coûte la vie,

Quoi que pour son hymen vous m’inspiriez d’horreur,

Je dois pour Pertinax redouter sa fureur,

Et ne pas m’exposer par une vaine audace

À le voir sur un Père étendre sa disgrâce.

HELVIE.

J’aurais tort de combattre un motif si pieux.

MARCIA.

Et bien, si vous voulez, il n’est qu’ambitieux ;

Mais quoi qu’on en présume, au moins j’ai l’avantage,

Que Rome avec plaisir m’apprête son hommage,

Et semble triompher de pouvoir une fois

Applaudir au Tyran qui lui donne des lois.

Ne désavouons pas cette gloire éclatante ;

Pour mériter ses vœux remplissons son attente,

Et dans ce grand dessein cherchons à réussir,

Ou pour rompre ses fers, ou pour les adoucir.

Tant qu’a vécu sa Femme, on a vu la prudence

De ses emportements régler la violence,

Et peut-être à mon tour sur ce farouche esprit,

Si je tiens même rang, j’aurai même crédit.

HELVIE.

En effet, sa fureur au meurtre toujours prête

Des meilleurs Citoyens n’a pas proscrit la tête,

Et nous n’avons pas vu ce cruel Empereur

Tremper dès lors ses mains dans le sang de sa Sœur ?

MARCIA.

De cette indigne Sœur l’orgueilleuse manie

D’un injuste attentat fut justement punie.

Lucilla conspirant crût trop sa passion,

Et sa mort était due à son ambition.

HELVIE.

Ce sont belles couleurs pour fuir un juste blâme ;

Mais qui perd une Sœur peut bien perdre sa Femme,

Et sur quelques soupçons, si j’en crois un bruit sourd,

L’Impératrice même eut un destin bien court.

MARCIA.

Sur ces soupçons, ma Sœur, vous poussez loin le vôtre ;

Mais le destin d’autrui ne règle pas le nôtre,

Et fût, le précipice ouvert de toutes parts,

Il est beau de périr au Trône des Césars.

HELVIE.

Ce grand titre pour lui n’est plus qu’une ombre vaine.

Tel un Gladiateur il descend dans l’Arène,

Et jaloux de cet Art qu’il croit justifier,

Dans ce vil équipage il veut sacrifier.

Avec sa lâche Troupe il doit aller au Temple ?

MARCIA.

Je lui fis voir dès hier ce dessein sans exemple,

Mais comme en son pouvoir il en trouve l’aveu,

Qui veut le partager doit le combattre peu.

HELVIE.

Au moins si je tenais cette gloire si chère,

Dans son retardement j’aurais peine à me taire,

Et voudrais que l’hymen, par un succès plus prompt,

Épargnât à mon feu la crainte d’un affront.

À voir depuis quel temps l’Empereur le recule,

Sur l’offre de ses vœux on vous tient trop crédule ;

Sa foi de sa constance est un faible garant.

MARCIA.

Électus m’en répond par les soins qu’il me rend,

Et s’empresserait moins à les faire paraître,

S’il n’était assuré de l’esprit de son Maître.

Je l’ai prié pourtant, comme il peut tout sur lui,

D’oser encor pour moi lui parler aujourd’hui,

Et d’ailleurs, ce qui rend mon espérance entière,

Pertinax à Lætus fait la même prière.

Vous savez que Commode estimant son grand cœur,

Pour prix de ses exploits lui destine sa Sœur,

Et dans le rang pompeux où cet hymen l’élève,

Quoi qu’il veuille entreprendre il n’est rien qu’il n’achève,

Il honore mon Père, et le respecte en Fils.

Adieu, je vais savoir ce qu’il aura promis.

 

 

Scène II

 

HELVIE,  JULIE

 

JULIE.

Madame, tout d’un coup quelle est cette tristesse ?

HELVIE.

Hélas !

JULIE.

Vous soupirez ?

HELVIE.

Épargne ma faiblesse,

Et ne me force point à trahir un secret,

À qui je n’ai donné ce soupir qu’à regret.

JULIE.

S’il faut pour l’Empereur en croire votre haine,

L’hymen de Marcia n’est pas ce qui vous gêne,

Et vous l’en plaignez trop, pour voir d’un œil jaloux

Que l’éclat de son choix ne tombe pas sur vous ;

Mais dans un noir chagrin votre âme ensevelie

Quand le nom de Lætus...

HELVIE.

Ah, cruelle Julie !

Si tu vois que son nom étonne ma vertu,

Qu’il la fait chanceler, pourquoi le nommes-tu ?

JULIE.

Si j’avais su prévoir qu’il eût dû vous déplaire...

HELVIE.

Après ce que tu sais je n’ai plus rien à taire,

Et ton adresse en vain cherche à dissimuler

Qu’elle ait lu dans mon cœur ce que j’ai cru celer.

Au nom de ce grand homme un sentiment trop tendre

M’a surpris un soupir que je t’ai fait entendre.

Hé, qui n’a pas encore appris jusqu’à ce jour

Qu’un soupir de tendresse est un soupir d’amour ?

JULIE.

Quoi, vous aimez Lætus ?

HELVIE.

Oui, j’avoue à ma honte,

Que malgré moi je cède au feu qui me surmonte ;

Mais quand un vrai mérite a droit de nous charmer,

Peut-on se voir aimée et refuser d’aimer ?

Ce fut après l’éclat d’une indigne victoire

Que m’étant venu faire hommage de sa gloire,

Ma faiblesse avoua cet illustre Vainqueur

D’achever son triomphe en captivant mon cœur.

Dans un trouble inquiet ayant su me surprendre,

Je n’examinai rien de peur de m’en défendre.

Lætus par sa conquête éblouit mes désirs,

Il soupira pour moi, j’écoutai ses soupirs,

Et déjà dans ses vœux assuré de me plaire,

Il ne lui manquait plus que l’aveu de mon Père,

Quand un funeste choix qu’il n’eût osé prévoir,

Étonnant son amour, accable mon espoir.

Pour Époux à sa Sœur Commode le destine,

Il veut se déclarer, je résiste, il s’obstine,

Et son respect pour moi qu’il n’ose enfin trahir,

Aux ordres du Tyran le force d’obéir.

JULIE.

Il est vrai que sa mort, et la vôtre peut-être,

Eût suivi le mépris qu’il en eût fait paraître ;

Mais l’amour qui sur vous prenait tant de pouvoir,

S’est du moins refroidi par le manque d’espoir ?

HELVIE.

Ah, que tu conçois peu dans de si nobles flammes

Ce que c’est que d’aimer parmi les belles âmes !

Cet amour dont l’empire à nos sens est si doux,

Ne serait pas amour s’il dépendait de nous.

Comme un puissant mérite en nos cœurs le fait naître,

Il n’a point d’autre but que de se bien connaître.

Sans cesse il se contemple, et sans cesse est charmé

De trouver son objet si digne d’être aimé.

C’est alors que cédant à tout ce qu’il admire,

La raison convaincue affermit son empire,

Et quand un fier obstacle en vient troubler le cours,

On soupire, on se plaint, mais on aime toujours.

JULIE.

Et dans ces sentiments d’une entière constance,

Voyez-vous qu’en effet Lætus... Mais il s’avance.

HELVIE.

C’est lui-même. Ah, Julie, éloignons-nous d’ici.

 

 

Scène III

 

LÆTUS, HELVIE,  JULIE

 

LÆTUS.

Quoi, Madame, est-ce moi que vous fuyez ainsi,

Et tandis que mon cœur, ennemi de la feinte,

En ose pour vous plaire embrasser la contrainte,

Le vôtre dans mes maux prend-il si peu de part,

Que vous me refusiez la douceur d’un regard ?

HELVIE.

Ah, Lætus, dans l’état où je me vois réduite,

Qu’avec peu de raison vous blâmez ma conduite !

L’Empereur vous prépare un destin glorieux,

Qui sur le Trône seul doit arrêter vos yeux.

En vous chacun déjà respecte fon Beau-frère,

Et quand l’obéissance est pour vous nécessaire.

Je dois à votre amour épargner en secret

Tout ce qui le peut faire obéir à regret.

LÆTUS.

C’est donc ce qui vous porte à m’ordonner de feindre ?

Cet amour vous déplaît, vous le croyez éteindre,

Et que d’un fier Tyran les présents odieux,

Pour vous en délivrer m’éblouiront les yeux ?

Et bien, Madame, et bien, il est une autre voie

Par où vous assurer cette funeste joie,

Et d’un fatal hymen le refus éclatant

Rendra ma mort certaine, et votre esprit content.

HELVIE.

Hélas !

LÆTUS.

Parlez enfin, serez-vous inflexible ?

HELVIE.

J’ai toujours été juste, et jamais insensible

Et je vous avouerai qu’il m’aurait été doux,

Si le Ciel l’eût permis, d’oser vivre pour vous ;

Mais puisque enfin l’espoir n’a plus rien qui vous flatte,

Pourquoi vous obstiner dans une flamme ingrate ?

L’hymen de la Princesse est trop à redouter.

Quand on vous pressera pourrez-vous l’éviter,

Et ne voyez-vous pas...

LÆTUS.

Dans mon amour extrême

Tout ce que je puis voir, c’est seulement que j’aime,

Et qui sait d’un beau feu goûter le pur appas,

En d’autres objets ne voit rien que de bas.

Pour braver en aimant les plus rudes obstacles,

Il suffit qu’on ait droit d’espérer aux miracles,

Le temps en peut produire, et sans trop s’alarmer,

On vit toujours heureux pourvu qu’on ose aimer.

HELVIE.

Et bien, pour soutenir une si belle audace

Ne considérez point quel destin vous menace,

D’un aveugle transport suivez l’injuste loi ;

Mais en m’aimant enfin, qu’espérez-vous de moi ?

Voulez-vous que mon cœur charmé de sa victoire

S’ouvre à des sentiments qui blesseraient ma gloire,

Et que de mon repos le sacrifice offert

Soit l’inutile prix d’un amour qui vous perd ?

LÆTUS.

Non, Madame, et ce feu dont l’ardeur m’est si chère,

Est trop respectueux pour être téméraire.

Aussi ma passion, bien loin de m’aveugler,

Par votre seul mérite aime à se voir régler,

Et comme je connais bien mieux que vous ne faites,

Et le peu que je suis, et tout ce que vous êtes,

Je ne demande point qu’à mes brûlants désirs

Vous donniez cœur pour cœur, ni soupirs pour soupirs ;

Trop content si mes vœux obtiennent sur les vôtres,

Qu’ayant accepté l’un, vous écoutiez les autres.

HELVIE.

C’est trop, votre vertu m’accable, et je crains bien

Que vous n’obteniez tout en ne demandant rien.

Oui, ce profond soupir vous fait assez connaître

Que de sa passion mon cœur n’est pas le maître,

Et que ce triste hymen qui vous ôte ma foi,

A moins d’horreur pour vous, que de rigueur pour moi.

Contrainte à mon devoir d’immoler ma tendresse,

Je combats lâchement l’ennemi qui me presse,

Et ma vertu qu’alarme un tumulte secret,

Ne vainc qu’en soupirant, et triomphe à regret.

LÆTUS.

Ah ! si ce seul hymen que l’on me veut prescrire

S’oppose aux sentiments que l’amour vous inspire,

N’en étant point complice, est-il juste qu’enfin

Je demeure puni d’un crime du Destin ?

HELVIE.

Nommez crime ou malheur un ordre redoutable,

J’en regarde l’effet, et non pas le coupable.

LÆTUS.

De cette crainte en vain votre esprit est atteint,

Il n’en aura jamais.

HELVIE.

Vous y serez contraint.

LÆTUS.

À cet ordre inhumain croyez-vous que je cède ?

HELVIE.

Du mal qui vous poursuit c’est l’unique remède.

LÆTUS.

Quoi, mon amour vous touche, et je puis mériter

Qu’à l’infidélité vous osiez me porter ?

HELVIE.

Cet effort à mon cœur coûte plus qu’on ne pense.

Mais enfin du Tyran je sais la violence,

Et j’aime encore mieux dans un si rude sort

Regretter votre amour, que pleurer votre mort.

LÆTUS.

Le regretter, Madame ! Ah, que quoi qu’on entreprenne,

L’Empereur...

HELVIE.

Le voici. Quel malheur nous l’amène ?

Je vous quitte ; aussi bien le désordre où je suis

Forcerait mon visage à trahir mes ennuis.

 

 

Scène IV

 

COMMODE, LÆTUS, ÉLECTUS, FLAVIAN, SUITE de l’Empereur

 

COMMODE.

Quoi, Rome veut de moi cette indigne contrainte ?

J’en dois fuir le murmure, et respecter la plainte,

Et dans vos sentiments, c’est monter un cœur bas

Que de suivre un projet qu’elle n’approuve pas ?

ÉLECTUS.

Seigneur, mon zèle ici les a laissé paraître

Avec tout le respect que je dois à mon Maître,

Et si Rome se plaint, ses murmures secrets

Ont pour but votre gloire, et non ses intérêts.

Dans un grand Empereur elle tient tout auguste,

Elle sait qu’il n’est rien qu’il n’ait pu rendre juste,

Et cent fois ses transports ont marqué dans nos yeux,

Pour votre heureux triomphe, et sa joie et ses vœux.

Mais elle souffre enfin sitôt qu’elle contemple

Le rebut de la terre enflé de votre exemple,

De vils Gladiateurs dans l’opprobre vieillis,

En oser hautement paraître enorgueillis,

Et sur ce que pour eux vous montrez d’indulgence,

De leur indigne audace appuyez l’insolence.

Jugez de son excès après un tel abus,

S’ils vous servent d’escorte au Temple de Janus,

Et si comme eux armé vous célébrez la Fête,

Où suivant ses Statuts Rome aujourd’hui s’apprête.

C’est ce qui fait sa peine, et j’aurais cru manquer,

Si j’avais pu, Seigneur, ne vous pas l’expliquer.

COMMODE.

Oui, sans doute, Électus, j’ai tout sujet de croire

Que votre zèle ici n’agit que pour ma gloire.

J’ai toujours avec joie écouté vos avis,

Et ce sont presque en tout les seuls que j’ai suivis ;

Mais changer un dessein où Rome s’intéresse,

C’est en flattant ses vœux montrer trop de faiblesse.

Son orgueil plus avant pourrait se hasarder,

Et qui doit obéir prétendrait commander.

ÉLECTUS.

Non, Seigneur, son respect toujours ferme et sincère

Attache tous ses soins à celui de vous plaire ;

Mais elle ose penser que suivi du Sénat

Un illustre Empereur marche avec plus d’éclat ;

Qu’en ce noble appareil c’est sous d’heureux auspices

Qu’il peut offrir aux Dieux de justes sacrifices,

Et que cette présence est comme un fort secours

Qui rend le Ciel propice au bonheur de ses jours.

Outre qu’un juste effroi la pressant pour les vôtres,

Elle tremble à vous voir les confier à d’autres,

À des hommes sans foi, dont les sanglants combats

Portent sans peine au meurtre, et le cœur, et le bras.

Ce péril est pour elle une trop vive atteinte.

Daignez-vous l’épargner pour épargner sa crainte,

Et ne rejetez point un zèle officieux

Qui met en sûreté des jours si précieux.

COMMODE.

Et bien, il faut céder aux avis qu’on m’en donne,

Électus le croit juste, et Rome nous l’ordonne.

ÉLECTUS.

N’ayant plus rien pour vous, Seigneur, à redouter,

Sa joie au sacrifice aura lieu d’éclater.

COMMODE.

Non, borner ma puissance est toute son envie,

Rome a trop de fierté pour se croire asservie,

Et son orgueil encore, en ses folles erreurs,

Pour ses premiers Sujets compte ses Empereurs.

C’est assez pour la voir d’un sentiment contraire,

Qu’elle ait pu pressentir ce qui ce qui pouvait me plaire,

Soudain dans mes projets tout lui paraît suspect.

ÉLECTUS.

Ah ! Seigneur, jugez mieux de son profond respect,

Ces applaudissements où votre amour l’engage

Vous en rendent encor un pressant témoignage.

Elle ne cherche point s’il est dans le Sénat

Un sang dont l’union eût pour vous plus d’éclat,

Celui de Pertinax s’est fait assez connaître,

Il est à préférer, c’est le choix de son Maître,

Et ce qu’en Marcia l’on admire aujourd’hui

N’en souffre point ailleurs de plus digne de lui.

COMMODE.

J’aurais déjà du Trône approché ce grand Homme,

Mais j’ai dû redouter le murmure de Rome,

Et c’est ce qui m’a fait si longtemps balancer

Un projet que l’amour me force me force d’embrasser.

ÉLECTUS.

Seigneur, s’il m’est permis de vous parler pour elle,

Jamais un beau dessein ne remplit mieux son zèle,

Et Pertinax blanchi dans les plus grands emplois

A mérité ses vœux, méritant votre choix.

COMMODE.

Oui, Seigneur, sa vertu noblement confirmée

Du bonheur qui la suit trouve Rome charmée,

Et d’un auguste hymen le projet glorieux

Fait voir pour Marcia la justice des Dieux ;

Il rend de toutes parts l’allégresse publique,

Pour son heureux succès tout le Sénat s’explique,

Et de ses vœux soumis l’impatiente ardeur

Pour le bien de l’Empire en presse la splendeur.

ÉLECTUS.

Puisque Rome le veut, il faut qu’il s’accomplisse.

Au sang de Pertinax rendons enfin justice,

Et cessant de tenir mon choix irrésolu,

Faisons-lui partager le pouvoir le pouvoir absolu.

À Électus.

Voyez-le de ma part.

À Lætus.

Vous, faites qu’on apprête

Tout ce qui de Janus peut ennoblir la Fête,

Ordonnez-en la pompe avec un plein éclat,

Et surtout, ayez soin d’assembler le Sénat.

 

 

Scène V

 

LÆTUS, ÉLECTUS

 

LÆTUS.

Le pouvoir d’Électus est grand, je le confesse.

Empêcher l’Empereur de faire une bassesse,

Et presser un hymen que par vous il résout !

Ainsi que Rome enfin Marcia vous doit tout.

ÉLECTUS.

Attendez par la suite à juger de mon zèle.

Vous savez encor peu ce que j’ose pour elle,

Je le sais mal moi-même, et m’en sentant gêner,

Tout mon cœur malgré moi tremble à l’examiner.

LÆTUS.

Il est vrai que toujours l’Empereur fut à craindre

À qui ne sait point l’art de flatter et de feindre.

C’est assez pour l’aigrir que de lui résister.

ÉLECTUS.

Qui souhaite la mort la peut-il redouter ?

LÆTUS.

D’où naît ce sentiment ?

ÉLECTUS.

D’un destin déplorable,

Que je conçois à peine au moment qu’il m’accable.

Auprès de sa rigueur tous les maux ne sont rien.

LÆTUS.

Il vous paraîtrait doux si vous songez au mien.

J’aime, vous le savez, et la charmante Helvie

Sous ses lois en secret tient mon âme asservie.

Cependant l’Empereur troublant de si beaux nœuds,

Par un funeste choix tyrannise mes vœux.

Jugez ce que je souffre en ce malheur extrême,

Quand l’honneur qu’il me fait m’arrache à ce que j’aime,

Et que mon seul espoir est de finir mon sort

Sans oser découvrir la cause de ma mort.

ÉLECTUS.

C’est beaucoup que du moins lorsque l’Empereur presse

Son choix par trop d’empire irrite la Princesse,

Et que pour vous servir je tâche à le porter

À ne s’obstiner pas à la violenter.

Mais...

LÆTUS.

Vous n’achevez point ?

ÉLECTUS.

Ô penser trop funeste !

Allons, dans peu ma mort vous apprendra le reste ;

Heureux, si dans l’ennui dont mon cœur est atteint,

Je pouvais en mourant espérer d’être plaint.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MARCIA, LUCIE

 

MARCIA.

En vain de sa vertu la sévère maxime

Trouve de mon espoir l’appas illégitime,

Et tient le Diadème un objet de mépris,

Quand l’hymen d’un Tyran en doit être le prix.

Je sais qu’un naturel farouche et peu traitable

De cent proscriptions rend Commode coupable,

Mais tant de cruautés indignes d’un beau sang,

Déshonorant son nom, n’abaissent pas son rang,

Et quoi que leur excès mérite le tonnerre,

Il demeure toujours le Maître de la Terre.

Dans le brillant éclat de cette dignité

Souffrons à ses forfaits un peu d’obscurité,

Et ne voyons en lui que la gloire d’un titre

Qui de tout l’Univers nous peut rendre l’arbitre.

J’aime d’un si beau feu les pressantes ardeurs,

Et c’est là proprement la marque des grands cœurs.

LUCIE.

Elle est noble, elle est haute, et je doute qu’Helvie    

Ne la condamne en vous par un motif d’envie.

La Cour que sa fierté s’obstine à dédaigner

La pourrait voir sensible à l’espoir de régner

Dans toute sa vertu son humeur est altière,

Et s’il faut vous ouvrir mon âme toute entière,

Elle souffre à Lætus des entretiens secrets,

Dont je pénètre peu les justes intérêts.

Auprès de l’Empereur son crédit est extrême,

Et l’on blâme en autrui ce qui plaît en soi-même.

MARCIA.

Non, ma Sœur n’eut jamais de si bas sentiments,

Elle a le cœur trop bon pour ces déguisements,

Et si Lætus lui montre un peu de complaisance,

Un homme tel que lui rarement s’en dispense.

Ce faible et vain dehors t’a fait trop présumer,

Et ce n’est pas encor ce qui doit m’alarmer.

LUCIE.

Il est vrai que d’un choix où les Dieux vous secondent,

Les devoirs d’Électus hautement vous répondent.

Il est aisé de voir par toute leur ferveur

Qu’il brigue en vous déjà l’appui de sa faveur,

Et qu’ayant de son Maître et le cœur et l’oreille,

Il voit certain pour vous l’hymen qu’il lui conseille.

Ce zèle et vif et prompt, ces respects assidus...

MARCIA.

Ô devoirs, ô respects peut-être trop rendus !

LUCIE.

Quoi donc, à l’Empereur auraient-ils pu déplaire ?

MARCIA.

Je ne sais, mais...

LUCIE.

Parler, et tout à coup vous taire ?

MARCIA.

Ah, Lucie, oserai-je exposer à tes yeux

Le désordre inquiet d’un cœur ambitieux,

Et puis-je, dans l’orgueil dont la chaleur me presse,

Donner à tes désirs l’aveu de ma faiblesse ?

Moi-même elle m’étonne, et me force à rougir

De voir que sur mes sens ma raison n’ose agir.

Sans cesse cette indigne et lâche Souveraine

Leur montre en Électus une vertu si pleine,

Que charme d’un éclat qui les sait éblouir,

Ces Sujets révoltés refusent d’obéir.

Dans une haute estime autorisés par elle,

Ils engagent mon cœur dans leur parti rebelle,

Qui jugeant cette estime un tribut innocent,

Y croit de la justice, et sans peine y consent ;

Mais en s’examinant, qu’il y voit de surprise !

Il trouve de l’ardeur qu’un faux charme déguise,

Et que d’un fort mérite Électus soutenu

Le pousse avec plaisir dans un trouble inconnu.

Je ne sais que penser de cette ardeur secrète,

Mais si ce n’est qu’estime, elle bien inquiète,

Et l’on ne devrait pas avec plus de souci

Se défendre d’aimer, que d’estimer ainsi.

LUCIE.

L’amour avec l’estime a tant de ressemblance,

Qu’il est bien malaisé d’en voir la différence ;

Non que sans que l’on aime on ne puisse estimer,

Mais sitôt qu’on y songe, on commence d’aimer.

MARCIA.

Ah, malgré moi cent fois en consultant mon âme,

Sans prendre en cette estime aucun soupçon de flamme,

Je me suis écriée en cette douce erreur,

Que le Ciel n’a-t-il fait Électus Empereur !

Sans doute que l’amour jaloux de son empire

Cherchait de mon orgueil à me faire dédire,

Et qu’à l’ambition il voulait disputer

La conquête d’un cœur qu’elle osait lui vanter.

Mais quand même Électus de l’ardeur qui me gêne

Par un même ascendant partagerait la peine,

Ce cœur est trop rempli d’un vaste et noble espoir

Pour se laisser abattre à qui sait l’émouvoir.

Je sais que la vertu voudrait la préférence

Mais Commode Empereur emporte la balance.

Il est doux, il est beau de recevoir des Cieux

Ce destin éclatant qui leur donne des Dieux,

Et qui dans une gloire et sublime et profonde

Nous fait voir sous nos pieds tous les Trônes du Monde.

C’est là ce qui me charme, et quoi que jusqu’ici

Je sente qu’Électus...

LUCIE.

Madame, le voici.

 

 

Scène II

 

MARCIA, ÉLECTUS, LUCIE

 

MARCIA.

Et bien, qu’avez-vous fait ? me venez-vous apprendre

Ce que de l’Empereur il m’est permis d’attendre ?

ÉLECTUS.

Madame, vous servir m’est un emploi trop doux

Pour avoir différé de lui parler pour vous ;

Non qu’à se voir presser, souvent il ne rejette

Ce qu’avec passion nous savons qu’il souhaite,

Mais pour en redouter ce bizarre défaut,

L’illustre Marcia sait trop ce qu’elle vaut,

Et j’aurais mal rempli l’ardeur que j’ai pour elle,

Si la peur de l’aigrir eût arrêté mon zèle.

MARCIA.

Ce zèle généreux m’était déjà connu.

Enfin en ma faveur qu’avez-vous obtenu ?

ÉLECTUS.

Que dans peu les effets suivraient votre espérance.

Je viens à Pertinax d’en porter l’assurance,

J’en avais reçu l’ordre, et m’en suis acquitté.

MARCIA.

Ce que nous vous devons n’a rien de limité.

Aussi n’ai-je aspiré jamais à la Couronne

Que pour vous faire part du pouvoir qu’elle donne.

ÉLECTUS.

En vain ce faux espoir abuserait ma foi ;

Lorsque vous pourrez tout, vous pourrez peu pour moi ;

Encor peut-être alors voudrez-vous vous défendre

De m’accorder ce peu que j’oserais prétendre.

MARCIA.

D’ingratitude à tort c’est vouloir m’accuser.

Qui peut promettre tout, ne veut rien refuser,

Et je hais la vertu qui, quoi que je propose,

Vous fait prétendre peu quand je dois toute chose.

Un grand cœur est injuste à n’agir que pour soi.

ÉLECTUS.

Hélas ! c’est peu pour vous, mais c’est beaucoup pour moi,

Et puisque enfin le mien succombe à ma faiblesse,

Tout ce que je demande au tourment qui me presse,

C’est que vous consentiez à plaindre un malheureux

Que poursuit sans relâche un destin rigoureux,

Qui cherche malgré lui ce qu’il faut qu’il évite,

Qui voit un gouffre ouvert, et qui s’y précipite,

Et qu’enfin abandonne à tout votre courroux

L’indispensable loi de soupirer pour vous.

MARCIA.

Que m’osez-vous apprendre, Électus ?

ÉLECTUS.

Ah, Madame.

Déjà votre vertu s’indigne de ma flamme,

Et j’avais bien prévu qu’avec trop de rigueur

Son intérêt contre elle armerait votre cœur ;

Mais si je suis coupable en suivant votre empire,

C’est moins d’oser aimer, que d’oser vous le dire,

Et le plus fier scrupule examinant mon feu

N’y saurait condamner qu’un indiscret aveu.

Il m’échappe, et ma mort sans doute est légitime,

Si d’un crime forcé l’apparence est un crime.

J’en viens presser l’arrêt, mais il m’est rigoureux,

Si je meurs criminel plutôt que malheureux,

Et si ce feu qui règne en ce cœur qui vous aime

Porte un crime en son nom qu’il n’a pas en soi-même.

MARCIA.

S’il est vrai que ce cœur, trop prompt à s’enflammer,

Au peu que j’ai d’appas se soit laissé charmer,

Si de vos vœux secrets il m’a soumis l’hommage,

Vous me deviez au moins déguiser cet outrage,

Et ne me forcer pas à dégager le mien

D’une estime, où vos feux prendraient trop de soutien.

ÉLECTUS.

Quoi, Madame, il se peut que vous nommiez injure

Une ardeur si parfaite, une flamme si pure,

Qu’il semble qu’en effet rien n’en approche mieux

Que le profond respect que nous devons aux Dieux ?

L’amour n’arien en soi que de grand, que d’illustre,

Quand un lâche motif n’en ternit point le lustre,

Et que le propre amour qui le suit pas à pas

Emploie à le corrompre un inutile appas.

Le pouvez-vous mieux voir qu’en celui qui m’anime ?

Il vous offre en mon cœur une pure victime,

Un cœur qui d’intérêt pleinement dépouillé,

D’aucun regard vers moi ne l’a jamais souillé.

Quoiqu’il brûlât pour vous, il a bien su le taire

Voyant que l’Empereur s’efforçait à vous plaire,

Et que ce Trône Auguste où l’ont placé les Dieux

Offrait à vos désirs un appas glorieux.

Pour seconder l’espoir qu’il vous en a fait prendre,

Je n’ai point craint la mort que j’en devais attendre.

Vous m’avez commandé, j’ai su vous obéir,

On l’a vu balancer, on m’a vu me trahir.

J’ai pressé, combattu, remporté la victoire,

Jamais pour mon repos, toujours pour votre gloire ;

Un zèle infatigable a soutenu ma foi,

Sans cesse tout pour vous, et jamais rien pour moi.

Jugez par ces efforts où ma vertu m’engage,

Si l’amour qui m’enflamme a pu vous faire outrage,

Et si dans le respect qui l’ose mettre au jour,

Vous y pouvez blâmer que le seul nom d’amour.

MARCIA.

Je ne sais s’il n’a rien qui soit plus condamnable,

Mais je sais que j’écoute, et qu’il en est coupable,

Puisqu’un charme secret que j’ai peine à bannir,

Me force à la pitié quand je devrais punir.

ÉLECTUS.

Ah, Madame, il est vrai, je suis un téméraire

D’oser séduire ainsi votre juste colère,

Et de venir surprendre en vos sens abusés

Quelque pitié des maux que vous m’avez causés.

Aussi j’en trouverais l’audace illégitime

Si ma mort n’allait pas en expier le crime,

Et si de l’Empereur l’hymen par moi pressé

Ne m’en faisait pas voir le coup plus avancé.

Au moins ai-je en mourant une douceur extrême,

D’oser croire qu’un jour vous direz en vous-même,

Plaignant de mon amour le malheur éternel,

Électus en m’aimant ne fut point criminel.

Il suivit seulement un ordre inévitable

Qui le força d’aimer ce qu’il connut aimable ;

D’une vertu brillante il vit en moi l’appas,

Il n’était pas en lui de ne l’adorer pas.

Sans espoir, sans désir, sa passion fut pure,

Il souffrit sans se plaindre, il languit sans murmure,

D’aucun propre intérêt il ne fut ébranlé,

Et fût mort innocent s’il n’eût point trop parlé.

MARCIA.

Quoi que l’amour ait pris de pouvoir sur votre âme,

Le temps vous fera voir...

ÉLECTUS.

Il ne peut rien, Madame,

 

Et ce ne fut jamais dans les maux importants

Qu’on eut droit d’espérer quelque chose du temps.

MARCIA.

Au moins en vous fuyant j’empêcherai peut-être

Que du vôtre à me voir l’aigreur ne puisse croître.

Ce remède est pour vous le seul à souhaiter,

Et je m’éloigne exprès afin de le hâter.

ÉLECTUS.

Ah, ne me quittez point, et que mon mal s’aigrisse :

Madame, au nom des Dieux... hélas, quelle injustice !

Rien ne l’arrête, ô Ciel, ô Destins conjurés !

 

 

Scène III

 

LÆTUS, ÉLECTUS

 

LÆTUS.

Marcia se retire, et vous en soupirez ?

Je ne demande plus quelle est la rude atteinte

Qui tantôt devant moi vous forçait à la plainte.

L’amour de l’Empereur tient le vôtre gêné ?

ÉLECTUS.

Injurieux Ami, qu’avez-vous deviné ?

LÆTUS.

Un feu que la vertu soutient dans ce qu’il ose.

Si j’en plains les effets j’en admire la cause,

Et servir Marcia sans vous considérer,

Est le plus bel effort qu’elle puisse inspirer.

ÉLECTUS.

Aussi vous en voyez ma constance abattue.

De ce cruel effort la contrainte me tue,

Et si de quelque espoir il peut être adouci,

C’est que...

LÆTUS.

Ne dites rien, l’Empereur vient ici.

 

 

Scène IV

 

COMMODE, LÆTUS, ÉLECTUS, FLAVIAN, SUITE de l’Empereur

 

COMMODE.

Électus, allez voir si le Sénat s’apprête.

Voici l’heure bientôt de commencer la Fête,

Si tout est préparé vous m’en avertirez.

Suivez-le, Flavian ; vous, Lætus, demeurez.

Jusqu’ici ta vertu généreuse et fidèle

M’a fait voir dans tes soins un véritable zèle,

Respectueux, soumis, et qui me fait juger

Que des miens sur toi seul je dois me décharger.

En effet, mes faveurs sur d’autres répandues

Semblent partout ailleurs avoir été perdues.

Électus n’en sait plus ménager la douceur,

Et de mon confident il se fait mon censeur.

Presque en tous mes projets ma gloire s’intéresse,

L’un est honteux pour moi, l’autre plein de faiblesse,

Et jusqu’au rang illustre où je veux t’élever,

Il trouve des raisons pour ne pas l’approuver.

LÆTUS.

Seigneur, c’est qu’il connaît que cette récompense

Des plus ambitieux passerait l’espérance,

Ou que de la Princesse appuyant l’intérêt,

Il croit devoir combattre un choix qui lui déplaît.

Je m’en avoue indigne, et puisqu’elle s’irrite

De vous voir trop donner au peu que je mérite,

Souffrez que je renonce à l’honneur éclatant...

COMMODE.

Non, ce choix pour ma gloire est sans doute important,

Ma Sœur me connaît trop pour choquer mon envie,

À ne m’obéir pas il irait de sa vie,

Et je veux, quoi qu’on dise ou qu’elle puisse oser,

Que Rome avant deux jours te la voie épouser.

Par là je t’ôterai ces indignes alarmes

Qui bornant ton espoir en corrompent les charmes,

Et pour mieux relever l’éclat d’un si beau jour

Moi-même on m’y verra couronner mon amour.

Oui, je veux que l’hymen à cet amour propice

À Rome en même temps donne une Impératrice.

Déjà sur mes désirs prenant d’injustes droits

Je vois que Marcia s’assure de mon choix,

Mais sans doute Électus pour plaire à son envie,

À m’avoir trop pressé, ne l’a pas bien servie,

Et n’a fait qu’exposer à mon aversion

L’impatient orgueil de son ambition.

Vaine d’un bel espoir et de ma complaisance,

Elle ose comme lui m’étaler sa prudence,

Et je fais sur ma gloire un indigne attentat

Si je ne vais au Temple avec tout le Sénat.

Je cède, mais enfin je veux, quoi qu’elle fasse,

D’un conseil importun punir l’injuste audace,

Et que l’affront d’un Trône à ces vœux échappé

Me venge d’un pouvoir sur le mien usurpé.

LÆTUS.

Quoiqu’on ait fait, Seigneur, il est indubitable

Qu’ayant su vous déplaire on est toujours coupable ;

Mais Pertinax peut-être aurait dû mériter...

COMMODE.

Non, Pertinax ici n’a rien à redouter.

En faveur de son sang j’ai toujours même envie,

Et lui fais part du Trône en couronnant Helvie.

LÆTUS.

Helvie ?

COMMODE.

Oui, d’un beau feu mon cœur pour elle atteint

Déjà depuis longtemps soupire et se contraint.

L’amour de Marcia trop puissant sur mon âme,

Sans cesse m’opposait quelques restes de flamme,

Mais enfin aujourd’hui je le sens étouffé,

Et malgré cet obstacle Helvie a triomphé.

Crois-tu qu’il soit une âme et plus haute et plus belle,

Plus digne de ce Trône où mon amour l’appelle,

Et qui pour soutenir une aimable fierté

Mêle plus de douceur à plus de majesté ?

LÆTUS.

Peu l’égalent sans doute.

COMMODE.

Ajoute, si je l’aime,

Qu’un mérite parfait veut un amour extrême.

Enfin pour lui porter cet aveu glorieux,

Lætus, c’est sur toi seul que j’ai jeté les yeux.

Va charmer ses désirs avec cette nouvelle,

Plus le bonheur est grand, plus la surprise est belle,

Contre toute apparence on aime à s’élever.

Mais loin de m’applaudir qui t’oblige à rêver ?

LÆTUS.

Un scrupule, Seigneur, qui fait que j’appréhende

Que difficilement son esprit ne se rende,

Puisque, de quelque espoir que j’ose la flatter,

L’exemple de sa Sœur la peut inquiéter.

COMMODE.

Si par là de ma flamme elle craint l’inconstance,

Tu peux d’un prompt hymen lui laisser l’assurance,

Et lui jurer pour moi qu’à son choix dès demain

Elle me verra prêt à lui donner la main.

Juge alors si sa joie aura lieu de paraître.

Mais pour voir son estime en ta faveur s’accroître,

Dis lui que c’est par toi que j’ai connu l’erreur

Qui m’a fait si longtemps lui préférer sa Sœur,

Je l’avouerai moi-même, et veux qu’aucun ne doute

Que dans ce nouveau choix c’est toi seul que j’écoute.

LÆTUS.

Mais, Seigneur...

COMMODE.

Quoi, ton âme avec peine y consent ?

Crains-tu de Marcia le courroux impuissant,

Ou crois-tu son audace injustement punie.

FLAVIAN, rentrant.

Seigneur, on vous attend pour la Cérémonie.

COMMODE.

Il faut aller au Temple, adieu, sers mon amour,

Vois Helvie et me rends sa réponse au retour.

 

 

Scène V

 

LÆTUS

 

Sous quels plus rudes coups ma constance étonnée

Peut-elle au désespoir se voir abandonnée ?

Ce n’est donc pas assez qu’un choix injurieux

Jette sur mes désirs un joug impérieux,

C’est peu de la contrainte où sa rigueur m’engage,

D’un plus cruel destin il faut souffrir l’outrage,

Et me voir condamné par un ordre fatal

À mettre ce que j’aime au pouvoir d’un Rival ?

Ô Commode, ô Tyran dont la faveur m’accable,

Qui pour trop m’estimer rends mon sort déplorable,

Pourquoi, lorsque chacun gémit sous tes forfaits,

N’es-tu Tyran pour moi qu’à force de bienfaits ?

Me promettre ta Sœur, m’offrir ta confidence,

C’est arrêter mon bras, corrompre ma vengeance,

Que ne me laisses-tu le droit de te haïr ?

Que ne me laisses-tu le droit de te trahir,

Et de m’autoriser à chercher dans tes veines

La liberté de Rome, et la fin de mes peines ?

Je vois Helvie ? ô dieux ! par quel funeste sort

Pourrai-je la porter à résoudre ma mort ?

 

 

Scène VI

 

HELVIE, LÆTUS, JULIE

 

HELVIE.

Quoi, vous trouver ici lorsqu’au Temple on se presse ?

J’ai su me dispenser d’y suivre la Princesse,

Et des vœux criminels j’eus toujours trop horreur

Pour en faire jamais avecque l’Empereur.

LÆTUS.

Ah, Madame !

HELVIE.

D’où vient que votre cœur soupire ?

LÆTUS.

Hélas ! sans expirer pourrai-je vous le dire ?

L’Empereur...

HELVIE.

C’est assez, quoi que vous ayez fait,

D’un hymen qui vous gêne il presse enfin l’effet ?

LÆTUS.

Oui, Madame, il le presse, et j’en crains la menace.

Dans cette extrémité conseillez-moi, de grâce ;

Mon cœur à ma raison ne s’ose confier.

Parlez, que dois-je ?

HELVIE.

Obéir, m’oublier.

L’un et l’autre pour vous sans doute est nécessaire.

LÆTUS.

Suivez donc ce conseil, il est noble et sincère,

Et si j’ose douter, il vous doit être doux

De m’en pouvoir convaincre en le prenant pour vous.

Au moins de son effet l’avantage est insigne,

Il vous assure un Trône, et vous en êtes digne,

Et pour plus de vertus peut-être que les Dieux

N’ordonnèrent jamais un prix si glorieux.

HELVIE.

Que dites-vous, Lætus ?

LÆTUS.

Que l’Empereur vous aime,

Qu’il vous offre par moi la puissance suprême,

Qu’il veut vous épouser, qu’il s’y prépare ; hélas !

Madame, obéissez, mais ne m’oubliez pas.

Je sens que ma vertu plus faible que la vôtre,

En vous conseillant l’un, ne saurait souffrir l’autre ;

Mais avouez aussi qu’en ce funeste jour

Si j’ai moins de vertu, je montre plus d’amour.

HELVIE.

Dans le confus désordre où la mienne est réduite,

C’est en vain que mon cœur s’attache à sa conduite.

Elle est toute alarmée, il est tout interdit.

Ah, Lætus, que croirai-je, et que m’avez-vous dit ?

LÆTUS.

S’il vous faut de mon sort répéter l’injustice,

Souffrez à mes soupirs ce pitoyable office,

Si toutefois mon cœur, hors d’état d’espérer,

Quand vous montez au Trône, a droit de soupirer.

HELVIE.

C’est à quoi je crains peu que le Ciel l’autorise,

S’il ne doit soupirer que de m’y voir assise.

LÆTUS.

Doutez-vous d’un hymen qui vous y va placer ?

HELVIE.

Doutez-vous d’un refus que rien ne peut forcer ?

LÆTUS.

Comment n’en douter pas sans m’en rendre coupable ?

D’un injuste conseil vous n’êtes point coupable,

Vos sentiments par là me sont trop déclarés

Vous parliez d’obéir, et vous obéirez.

HELVIE.

C’est donner un peu trop peut-être à l’apparence,

Que de juger par là de mon obéissance.

Je vous la conseillais, mais vous savez, hélas,

Que l’on peut conseiller ce qu’on ne voudrait pas.

L’Amour que bien souvent aveugle trop de zèle,

Contre ce qu’il ordonne aime qu’on se rebelle,

Et n’agit contre soi par quelque ordre confus

Qu’afin de s’assurer la douceur d’un refus.

Non qu’en vous conseillant un hymen nécessaire,

Vous ne deviez penser que j’aie été sincère ;

Au moins si ma faiblesse eût triomphé de moi,

Ce cœur vous demeurant n’aurait trahi que soi,

Et l’affreuse rigueur d’un éternel silence

Aurait sans doute assez expié cette offense ;

Mais dans les sentiments peut-être un peu trop doux

Que l’amour malgré moi me fait prendre pour vous,

Quand l’hymen d’un Tyran serait cru légitime,

J’y voudrais résister pour m’épargner un crime,

Et ne pas m’exposer au coupable embarras

De lui devoir mon cœur, et ne le donner pas.

LÆTUS.

Puis-je dans cet aveu goûter assez ma joie

Lorsque je dois réponse au Tyran qui m’envoie ?

Que lui dirai-je, enfin.

HELVIE.

Que je ne puis souffrir

Qu’il ôte à Marcia ce qu’il me fait offrir.

LÆTUS.

Pour suivre la raison en connaît-il l’empire ?

HELVIE.

En dois-je écouter moins ce que l’honneur m’inspire ?

LÆTUS.

Son seul emportement règle sa volonté.

HELVIE.

Ma vertu contre lui fera ma sûreté.

LÆTUS.

D’un amour irrité la fureur est à craindre ?

HELVIE.

Et bien, s’il est besoin, j’ai du sang pour l’éteindre,

Et faire voir à tous qu’aux malheurs les plus grands

Qui peut oser mourir peut braver les Tyrans.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HELVIE, FLAVIAN, JULIE

 

HELVIE.

Quoi vers moi, Flavian, l’Empereur vous envoie,

Il veut que de nouveau ma fierté se déploie,

Et qu’un second refus serve à mieux découvrir

Que je suis au-dessus de ce qu’on vient m’offrir ?

FLAVIAN.

Je n’examine point par quelle grandeur d’âme

Vous mépriser le Trône en méprisant sa flamme,

Mais quelque noble orgueil qui nous puisse animer,

On doit feindre souvent si l’on ne peut aimer.

HELVIE.

Moi, que par une basse et molle complaisance

Je consente à trahir les droits de ma naissance,

Et montre un cœur d’esclave à qui m’a pu juger

Digne de la grandeur qu’il songe à partager !

Non, si j’ai rejeté d’abord le Diadème,

L’honneur veut que toujours je demeure la même,

Et ne saurait souffrir que ce cœur combattu

Par sa légèreté démente ma vertu.

FLAVIAN.

Le dessein serait beau, si votre résistance

Pouvait de l’Empereur vaincre la violence ;

Mais vous savez, Madame, où l’a souvent porté

L’inexorable abus de son autorité.

Aussitôt qu’il ordonne, il veut qu’on obéisse,

Son pouvoir est sa règle, et non pas la justice,

Ou plutôt pour maxime il a su concevoir

Que quiconque peut tout a droit de tout vouloir.

Je hasarde sans doute en parlant de la sorte,

Mais mon zèle pour vous sur mon devoir l’emporte,

Et je le peins Tyran, pour mieux faire éclater

Ce que de sa rigueur vous devez redouter.

HELVIE.

Quoiqu’il souffre d’empire à ses injustes flammes,

Il ne l’est pas assez pour forcer jusqu’aux âmes,

Et si par mon refus il se tient outragé,

En me privant du Trône il s’en croira vengé.

FLAVIAN.

Vous l’espérez en vain ; son feu semble s’accroître

Plus il se sent forcé de le faire paraître,

Et l’indignation dont on le voit surpris

Ne saurait pour l’éteindre aller jusqu’au mépris.

Si dans sa passion il en était capable,

Lætus aurait gagné cet esprit indomptable.

Il n’ait rien qu’il n’ait fait, il n’est rien qu’il n’est dit,

Pour lui voir au dédain donner ce qui l’aigrit,

Mais ses empressements à combattre sa flamme,

À d’injustes soupçons n’ont fait qu’ouvrir son âme,

Et lui persuader que par quelque intérêt

Il presse lâchement un nœud qui vous déplaît.

C’est par là qu’il m’emploie à ce fatal office ;

J’en connais la rigueur, j’en connais l’injustice,

Mais enfin il commande, et c’est vous dire assez

Qu’il pourra tout oser si vous n’obéissez.

HELVIE.

Je n’ai point attendu cette indigne menace,

Pour préparer mon cœur à toute ma disgrâce.

Je sais sous quelle atteinte elle peut redoubler,

Et la dédaigne trop pour en pouvoir trembler.

FLAVIAN.

N’en faites point l’essai si vous m’en pouvez croire.

Jamais à prendre un Sceptre on ne ternit sa gloire.

Et dans un rang si haut peu croiraient comme vous...

Mais l’Empereur paraît ; redoutez son courroux,

Madame, encore un coup, ce seul moment vous reste.

Gardez de le forcer à quelque ordre funeste,

Et sur vos sentiments faites assez d’effort

Pour bien user du droit de régler votre sort.

 

 

Scène II

 

COMMODE, HELVIE, FLAVIAN, JULIE, SUITE de l’Empereur

 

COMMODE.

Madame, à vos refus je viens ici moi-même

Abandonner encor l’honneur du Diadème,

Et soumettre au dédain qu’expliquent vos regards

L’impérieux orgueil du Trône des Césars.

Un tel aveu sans doute à votre humeur altière

Offre d’un beau triomphe une illustre matière,

Et c’est pour l’étaler aux yeux de l’Univers,

Que d’en pouvoir vanter le Maître dans vos fers.

Vous l’y voyez, Madame, et son amour profonde

Reçoit de vous les lois qu’il donne à tout le monde,

Vous forcez un pouvoir qu’il se crût conserver,

Et faites le destin de qui l’osa braver.

Oui, dans ce que je suis, ma volonté sans peine

En réglait jusqu’ici la balance incertaine,

Et la gloire d’un être approchant du divin

Permettait à mes vœux le choix de mon destin.

Il n’en est plus ainsi, vous en êtes l’arbitre.

Par vous de Souverain je n’ai plus que le titre,

Et je fais vanité d’abaisser à vos pieds.

La fière Majesté du Trône où je m’assieds.

Vous pouvez de moi-même en rejeter l’hommage,

Mais songez que l’Amour est sensible à l’outrage,

Et qu’à se trop permettre on peut tout hasarder,

Quand l’Esclave qui prie a droit de commander.

HELVIE.

Seigneur, de quelque orgueil que je sois soupçonnée,

Je me souviens toujours de ce que je suis née,

Et je rendrai sans cesse au rang que vous tenez

Les plus profonds respects qui lui soient ordonnés ;

Mais l’obligation de cette déférence

D’un devoir plus étroit n’a rien qui me dispense,

Et la sévérité de ses plus rudes lois

N’oppose aucun obstacle à ce que je me dois.

Je le connaîtrais mal si pour oser vous croire

À ma crédulité j’abandonnais ma gloire,

Et souffrais que par moi Pertinax abusé

À de nouveaux affronts fût encor exposé.

Dans l’éclat, dont son nom par ses actions brille,

Mon avantage seul est de me voir sa Fille,

Et si dans Marcia c’est peu pour votre foi,

Si vous l’y dédaignez, que feriez-vous en moi ?

COMMODE.

Lætus auprès de vous a mal servi ma flamme

Si ce faible scrupule alarme encor votre âme,

Puisque pour l’étouffer il a dû vous offrir

Ce que pour Marcia je n’ai pu me souffrir.

Ces soins à reculer toujours mon hyménée

De trop d’engagement marquaient ma foi gênée ;

Mais n’appréhendez point qu’un feu trop inconstant

Dérobe à votre espoir la gloire qu’il prétend ;

Avant que de céder, avant que de me rendre,

J’ai longtemps contre vous tâché de me défendre,

Mais je me vois contraint d’avouer mon vainqueur,

Et je lui viens offrir et mon Trône et mon cœur.

L’un est à vous déjà ; pour vous assurer l’autre

L’hymen peut dès demain unir mon sort au vôtre.

Consentez-y, Madame, et dans des vœux si doux,

Faites un peu pour moi quand je fais tout pour vous.

HELVIE.

Vous faites trop, Seigneur, et je serais injuste

Si j’osais abuser un Empereur auguste,

Et monter dans un Trône où son espoir trompé

Se plaindrait d’un Empire à faux titre usurpé.

Pour mériter ce rang que votre amour m’apprête

Il faudrait que mon cœur devînt votre conquête,

Et quelque vaste éclat qu’il fît sur moi tomber,

J’aime mieux n’être rien que de le dérober.

COMMODE.

Quoi, quand l’amour du Trône a pouvoir sur tout autre,

C’est peu que vous l’offrir pour mériter le vôtre,

Et l’Univers entier dans cette offre compris

D’un cœur que je demande est un indigne prix ?

Ce que l’ambition a de plus puissants charmes,

Pour vaincre sa fierté, n’a que de faibles armes ?

Si du Maître du monde il dédaigne la loi,

À qui donc se soumettre ?

HELVIE.

À moi, Seigneur, à moi.

Les Dieux m’en ont donné l’Empire pour partage,

Mes respects seulement vous en doivent l’hommage.

Et du plus fort pouvoir quel que soit l’ascendant,

Cet hommage rendu le laisse indépendant.

COMMODE.

Enfin, Madame, enfin je commence à connaître

Que j’ai tort de prier, pouvant parler en maître ;

J’en ai le droit, Madame, et l’orgueil le plus fier

Devrait s’en souvenir quand je veux l’oublier.

HELVIE.

Je m’en souviens, Seigneur, et vous montrer une âme,

Malgré l’espoir du Trône, incapable de flamme,

L’exposer toute nue et sans fard à vos yeux,

C’est vouloir vous traiter de même que les Dieux.

COMMODE.

Et bien, puisque l’amour n’y saurait trouver place,

D’un indigne refus il faut souffrir l’audace,

Soyez en liberté d’aimer ou de haïr,

Mais je commande enfin, c’est à vous d’obéir.

L’hymen où votre cœur trouve tant d’injustice,

S’il n’en est pas le charme, en sera le supplice,

Et puisque votre orgueil s’obstine à m’outrager,

S’il ne le peut abattre, il m’en saura venger.

HELVIE.

Et moi, Seigneur, et moi, j’oserai vous apprendre,

Qu’abandonnant ma vie au soin de m’en défendre,

Je sais pour en sortir cent chemins différents,

Si je vous vois marcher sur les pas des Tyrans.

COMMODE.

Oui, je serai Tyran, et puisqu’on se déclare,

Pour qui m’est trop cruel je veux être barbare,

Dépouiller le respect dont j’ai trop pris la loi,

Et perdre une pitié que l’on n’a pas pour moi.

Dans l’affreux désespoir où vous livrez mon âme

De ses plus noirs effets vous aurez tout le blâme,

Lorsque je m’en défends c’est vous qui m’y forcez.

Un mot pour l’empêcher peut encor être assez,

Mais enfin votre arrêt par le mien se prononce,

Songez-y. Flavian, attendez sa réponse,

Et si rien ne fléchit son esprit obstiné,

Exécutez soudain l’ordre que j’ai donné.

 

 

Scène III

 

HELVIE, FLAVIAN, JULIE

 

HELVIE.

Ma mort est résolue, et bien, me voilà prête,

Où faut-il, Flavian, que je porte ma tête ?

FLAVIAN.

Ah, Madame, voyez...

HELVIE.

Non, non, mon choix est fait,

Et quel que soit votre ordre, il en faut voir l’effet.

FLAVIAN.

Quelle en est la rigueur et pour l’un et pour l’autre !

L’Empereur veut du sang, mais ce n’est pas le vôtre,

Et si vous n’en changez l’impitoyable arrêt,

Celui de Pertinax est le seul qui lui plaît.

HELVIE.

De mon Père ! ah, je tremble, et ma raison s’égare,

D’un barbare Tyran ordre vraiment barbare !

Hélas ! et Flavian s’en est voulu charger ?

FLAVIAN.

D’assez fortes raisons m’y devaient obliger.

J’empêche au moins par là qu’une main plus hardie

N’en presse en Pertinax la noire perfidie,

Et ne pouvant enfin oublier aujourd’hui

Qu’en cent occasions j’ai commandé sous lui,

Je périrai plutôt que de sa mort complice,

On en puisse à mon bras reprocher l’injustice.

Mais hélas ! votre sort en sera-t-il plus doux ?

Sans le pouvoir sauver c’est me perdre avec vous.

Un autre à mon refus, plein d’une lâche audace...

HELVIE.

Ah, je puis, et j’en dois empêcher la menace.

FLAVIAN.

Madame, je vais donc assurer l’Empereur...

HELVIE.

Que tout mon sang est prêt d’assouvir sa fureur,

Que pour le satisfaire il n’est tourment ni peine...

FLAVIAN.

Pour fléchir sa rigueur votre espérance est vaine.

Piqué que son amour n’ait pu rien obtenir,

Par la perte d’un Père il croit mieux vous punir,

Et si pour son hymen vous n’êtes toute prête,

Je ne puis le revoir qu’en lui portant sa tête.

Avec de tels transports il l’a su commander

Qu’à moins qu’on ne lui cède...

HELVIE.

Et bien, il faut céder.

Je dois à la Nature un effort si funeste ;

Promettez tout, les Dieux disposeront du reste.

FLAVIAN.

Madame...

HELVIE.

Allez, de grâce, et me laissez du moins

Dans un sort si cruel soupirer sans témoins.

 

 

Scène IV

 

HELVIE, JULIE

 

JULIE.

Madame, ce triomphe obtenu sur vous-même

Sans doute auprès des Dieux sera d’un prix extrême,

Et contre votre espoir en obtiendra pour vous

Du plus heureux destin le revers le plus doux.

HELVIE.

Que le mien s’adoucisse ! hélas ! que veux-tu croire ?

JULIE.

Qu’à se faire obéir l’Empereur met sa gloire,

Et que se contentant de vaincre vos refus,

S’il voit vos vœux soumis, il ne pressera plus.

HELVIE.

Que tu le connais mal d’en juger de la sorte !

Toujours dans un Tyran l’injustice l’emporte,

Et Commode l’est trop pour pouvoir consentir

Au plus faible remords d’un juste repentir.

De quel fatal effet sa rigueur est suivie !

Il m’ôte jusqu’au droit d’attenter sur ma vie,

Et quelques rudes maux qu’on m’apprête à souffrir

C’est un crime pour moi que de vouloir mourir.

Où me réduisez-vous, ô devoir, ô nature ?

De vos sévères lois mon cœur en vain murmure,

Il faut vivre en dépit de mon noble courroux.

Ô nature, ô devoir, où me réduisez-vous ?

 

 

Scène V

 

MARCIA, HELVIE, JULIE, LUCIE

 

MARCIA.

Madame, car le Ciel à vos désirs propice

M’oblige à ce respect pour mon Impératrice,

Et je dois ajouter aux honneurs éclatants...

HELVIE.

Ma Sœur, n’affectons point d’importuns contretemps.

Quoi que vous présumiez de mes brigues secrètes,

Leur froideur vous sied mal en l’état où vous êtes.

MARCIA.

Il offre à votre cœur un triomphe assez doux.

HELVIE.

Au moins ce qui s’y passe est un secret pour vous.

MARCIA.

Lætus à mon défaut en a la confidence.

HELVIE.

Lætus y peut avoir plus de part qu’on ne pense.

MARCIA.

Vous faites de son zèle un glorieux essai.

HELVIE.

Si je lui dois beaucoup, je m’en acquitterai.

MARCIA.

Ce sentiment est juste, il vous a bien servie.

HELVIE.

Il l’a tâché peut-être aux dépens de sa vie.

MARCIA.

Tant de charmants appas à nuls autres pareils

Auprès de l’Empereur appuyaient ses conseils ;

Avec de tels seconds il n’avait rien à craindre.

HELVIE.

S’il a brigué pour moi, vous en êtes à plaindre.

MARCIA.

Commode en sa faveur aime à le publier.

HELVIE.

Je n’ai pas entrepris de le justifier.

MARCIA.

Cependant votre orgueil relâchant son audace

Aux vœux de l’Empereur a daigné faire grâce,

Pressé par Flavian il s’est enfin rendu ?

HELVIE.

J’ai suivi votre exemple, et fait ce que j’ai dû.

MARCIA.

C’est contraindre bientôt cet orgueil à se taire.

HELVIE.

J’apprends de vous, ma Sœur, à craindre pour un Père.

MARCIA.

Donc son seul intérêt arrache votre aveu ?

HELVIE.

Je vous dirais en vain ce que vous croiriez peu.

MARCIA.

Le prétexte est plausible, et d’une lâche injure

Empêche contre vous que Rome ne murmure.

Menaces et refus, tout est bien concerté.

HELVIE.

Le temps me purgera de cette lâcheté.

MARCIA.

De vos déguisements il publiera la honte.

HELVIE.

À la gloire souvent c’est par eux que l’on monte,

Et la vôtre du Sort pourrait braver les traits

Si vous vous déguisiez aussi bien que je fais.

MARCIA.

Moi, d’un vil procédé dissimuler l’outrage ?

HELVIE.

Je souffre que par là votre ennui se soulage,

Et puisqu’en éclatant il se peut modérer,

Je vous laisse Électus à qui le déclarer.

 

 

Scène VI

 

MARCIA, ÉLECTUS, LUCIE

 

MARCIA.

L’on me brave, Électus, et ma triste disgrâce

D’un orgueilleux mépris accroît l’indigne audace,

De mon jaloux destin il suit la trahison.

Tu la sais, tu la vois ; m’en feras-tu raison ?

Je l’attends de toi seul d’un Trône qu’on me vole,

De sa possession tu m’as porté parole,

Et si toujours la gloire est dans ton souvenir,

Par ton seul intérêt tu me la dois tenir.

ÉLECTUS.

Madame, plût au Ciel que mon sang, que ma vie

Fût le prix des grandeurs que le Sort vous envie,

Vous le verriez sur l’heure à vos pieds répandu

Vous assurer l’éclat du rang qui vous est dû,

Et par ce sacrifice offert à votre gloire

Mon cœur de mon amour consacrer la mémoire.

Mais puisque l’Empereur s’est voulu déclarer,

Il n’est plus rien pour vous qu’on en puisse espérer.

Malgré le fier refus qui doit aigrir sa flamme,

Il n’adore qu’Helvie elle règne en son âme,

Et j’emploierais en vain tout ce que je vous dois

À forcer sa raison de vous rendre sa foi.

MARCIA.

De ta parole en vain par là tu te crois quitte ;

Non que d’un plein effet mon cœur te sollicite,

Mais puisqu’en mon injure elle doit t’engager,

N’y pouvant mettre obstacle, aspire à me venger.

Par une belle audace empêche qu’on ne pense

Qu’avecque l’Empereur tu fus d’intelligence,

Et d’une indignité que je méritais peu

Va dans son lâche sang signer le désaveu.

Ta honte est attachée à celle qu’il m’apprête ;

Pour te justifier apporte-moi sa tête,

Et d’un noble courroux te laissant enflammer

Parais digne aujourd’hui d’avoir osé m’aimer !

Pour moi contre un Tyran c’est lui que tu dois croire,

Je te l’ai déjà dit, il y va de ta gloire,

Et s’il faut t’exciter où t’excite l’honneur,

J’oserai te le dire, il y va de mon cœur.

Dans les doux sentiments que ma vertu te cache

C’est à toi qu’il est dû quand il sera sans tache,

Et que ton bras vengeur, prompt à me secourir,

M’aura mise en état de te l’oser offrir.

ÉLECTUS.

Ah, quelque rude effort dont la rigueur l’opprime,

Ne mettez point si bas un cœur si magnanime.

Il est toujours d’un prix trop haut, trop relevé...

MARCIA.

Non, non, ton intérêt doit être conservé,

En vain du tien séduit la flamme trop ardente

T’en fait encor tenir la conquête éclatante,

Dans le honteux revers qui dégage ma foi

Le rebut d’un Tyran est indigne de toi.

Purge-le par sa mort d’une tache si noire,

Pour l’oser accepter rends-moi toute ma gloire,

Et d’un indigne affront confondant l’attentat,

Joins un éclat plus vif à son premier éclat.

ÉLECTUS.

Hélas !

MARCIA.

Quoi, ton ardeur pour moi toujours si prompte,

Ne m’offre qu’un soupir à réparer ma honte,

Et quelque dur mépris qui me force à rougir,

Tu me trouves à plaindre, et dédaignes d’agir.

Quelle suite attachée à mon malheur extrême

Fait qu’inutilement je te cherche en toi-même ?

Qu’as-tu fait d’Électus, et dans ce triste jour

Que devient sa vertu ? que devient son amour ?

ÉLECTUS.

L’une et l’autre a sur moi toujours le même empire,

Mais leurs droits sont divers, et c’est dont je soupire,

Puisque des deux côtés mon cœur trop combattu,

Voulant tout par amour, n’ose rien par vertu.

MARCIA.

Quoi, la tienne en ton cœur souffre tant de faiblesse

Que lui-même il te porte à trahir ta Maîtresse ?

Tu préfères par elle un Tyran à ta foi ?

ÉLECTUS.

S’il l’est pour tout le monde, il ne l’est pas pour moi,

Et lorsqu’en ma faveur chaque jour il s’explique,

Pourrais-je prendre part à la haine publique ?

De tout ce que je suis son bras est le soutien,

Pour élever mon sort il ne réserve rien,

Et l’oubli qui suivrait tant de marques d’estime

Des plus noires couleurs peindraient partout mon crime.

Jugez dans cet oubli quelle en soit l’horreur

Si j’y pouvais encor ajouter la fureur,

Et portant un poignard dans le sein de mon Maître

Joindre au titre d’ingrat l’infâme nom de traître.

MARCIA.

Je sais qu’à ton destin il abaissa le sien,

Que tu lui dois beaucoup, mais ne me dois-tu rien ?

ÉLECTUS.

Tout, où son intérêt ne combat pas le vôtre.

MARCIA.

Et bien, il t’est aisé d’accorder l’un et l’autre,

Et le Ciel aujourd’hui te laisse le pouvoir

De contenter l’amour, et remplir ton devoir.

Ne vois que mon injure, et non pas qui m’affronte

Sans songer dans quel sang cours en laver la honte,

Et si pour moi ton bras avec justice armé

Par la mort d’un Tyran croit s’être diffamé,

Soudain pour satisfaire à ta gloire outragée,

Venge-le sur moi-même après m’avoir vengée,

Et de ce même fer qui bornera son sort,

Ôte-moi la douceur de jouir de sa mort.

Ainsi tu donneras, sans être ingrat ni traître,

Sa vie à ta Maîtresse, et la mienne à ton Maître.

Ainsi vers lui, vers moi, tu seras dégagé

Si m’ayant satisfaite il meurt sur moi vengé.

Tu ne réponds point ; mais ta vue abaissée

Par un secret refus m’explique ta pensée,

Et mes yeux dans les tiens avaient trop vu d’abord

Avec ton cher Tyran ton lâche cœur d’accord.

C’est toi dont les conseils, loin de m’avoir servie,

Lui font en ta faveur me préférer Helvie,

Et l’offre de son Trône était pour donner jour

Au criminel aveu de ton indigne amour.

Comme alors sans espoir je le voyais paraître,

J’admirais ce qu’en vain je croyais bien connaître ;

Mais d’un éclat trompeur cet amour revêtu

Empruntait les dehors d’une fausse vertu,

Et sûr de tes projets, tu cherchais à me vendre

La lâcheté d’un cœur dont j’osais tout attendre.

ÉLECTUS.

Quoi, Madame...

MARCIA.

Il suffit, je n’écoute plus rien.

Mon bras pourrait agir où j’employais le tien,

Mais pour te punir mieux, et me punir moi-même

De t’avoir trop tôt avouer que je t’aime,

Il n’est rien que je n’ose afin de regagner

Ce Trône dont par toi je me vois éloigner.

Si trop d’abaissement suit ce que je propose,

Au moins rougiras-tu de t’en savoir la cause,

Et de voir par toi seul le pouvoir absolu

Être le prix d’un cœur que tu n’as pas voulu.

ÉLECTUS.

Ah, si jamais l’hymen où l’Empereur s’apprête...

MARCIA.

Tu perds temps, il me faut ou son Trône ou sa tête.

Je vais songer à l’un ; si tu veux m’obtenir,

L’autre dépend de toi, tu peux me prévenir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

COMMODE, FLAVIAN, SUITE de l’Empereur

 

COMMODE.

Vient-elle cette aimable et fière criminelle,

Qui te promettait tout pour mieux tromper ton zèle,

Et n’a feint de céder à mon ardent amour,

Que pour prendre son temps à me priver du jour ?

FLAVIAN.

On va vous l’amener, Seigneur ; mais j’appréhende

Que jusqu’à s’applaudir sa fureur ne s’étende,

Et que loin que son crime étonne sa fierté,

Elle n’ose à vos yeux en faire vanité.

Chacun tâche à l’envi de lui faire connaître

Qu’elle doit craindre en vous et son Juge et son Maître,

Qu’un peu d’abaissement peut tout pour son arrêt ;

On dirait à la voir qu’elle est sans intérêt.

Un sentiment obscur qu’un vif dédain enflamme

Étale dans ses yeux tout l’orgueil de son âme,

Elle en ose porter l’audace au plus haut point,

Et si vous m’en croyez, vous ne la verrez point.

COMMODE.

D’abord surpris d’un coup si noir, si détestable,

Je n’ai pu la souffrir, cette ingrate coupable,

Mais dans ce que sur moi ma flamme a de pouvoir,

Tu me voudrais en vain détourner de la voir.

Qu’on la laisse venir ; il faut que cette vue

Détermine en ses vœux mon âme irrésolue,

Et que ce fier Objet qui m’a trop su charmer

Achève, ou de m’aigrir, ou de me désarmer.

Ô crime, ô trahison trop lâche pour Helvie !

Quand je lui donne un Trône, attenter sur ma vie !

L’ingrate ! mais hélas ! c’est bien plus de rigueur

Qu’oser encor ensuite attenter sur mon cœur.

Il a beau se résoudre à prononcer contre elle,

S’il la connaît coupable il la voit toujours belle,

Il cède à des attraits qu’il ne peut soutenir,

Et punissant son crime il craint de se punir.

FLAVIAN.

Ce crime veut sans doute une pleine vengeance,

Mais on la peut, Seigneur, trouver dans la clémence,

Et l’âme abandonnée à ses remords secrets

A toujours son supplice et ses bourreaux tout prêts.

D’ailleurs Helvie est femme, et quoi qu’elle ait pu feindre,

Ce sexe en sa fureur n’est qu’un moment à craindre.

Comme un premier transport fait tout ce qu’il résout,

Il n’examine rien pour entreprendre tout,

Et sa faible prudence à ses conseils réduite

Perd ses plus grands projets, ou les laisse sans suite.

COMMODE.

Non, Flavian, un crime et si noir et si bas

Engage plus de cœurs qu’il n’a montré de bras.

Le coup qu’à d’autres mains ils auront cru remettre,

Et selon son transport croyant l’exécuter,

Fait avorter la trame à la précipiter.

Peut-être que ma mort où l’inhumaine aspire

Ouvrait à quelque Amant un chemin à l’Empire ;

Et que d’un attentat pour le Trône entrepris

Ce cœur qu’on me refuse était l’injuste prix.

Ah, c’est mon désespoir, si méprisant ma peine

Son amour pour un autre aigrit pour moi la haine.

C’est là, c’est ce qu’en vain je voudrais pardonner.

Je sais trop entre nous qui je dois soupçonner ;

Lætus, l’ingrat Lætus...

FLAVIAN.

Ah, Seigneur, c’est trop croire.

Lætus dans son devoir a toujours mis sa gloire,

Et jamais...

COMMODE.

Cependant Lætus avec chaleur

A combattu ma flamme, en a blâmé l’ardeur.

D’ailleurs, loin de presser l’hymen que je souhaite,

Le mépris de ma Sœur n’a rien qui l’inquiète,

Électus qui l’approuve a part en ses desseins,

Et dans leur procédé je vois ce que je crains.

Quoi qu’Helvie ait osé, l’un et l’autre est pour elle,

Et le seul Flavian me demeure fidèle.

FLAVIAN.

Seigneur, de tout mon sang je vous le signerai.

Commandez, ordonnez, et j’exécuterai.

COMMODE.

Contre mes Ennemis ton zèle inébranlable

Du plus secret emploi t’a fait trop voir capable,

Et s’il fallait qu’Helvie osât... mais la voici.

Fais-moi chercher Lætus, et qu’on l’amène ici.

 

 

Scène II

 

COMMODE, HELVIE, FLAVIAN

 

COMMODE.

Approche, ingrate, approche, et contrains ton audace

De soumettre ta haine à l’espoir de ma grâce ;

Offre-la pour victime à mon ressentiment,

Et tâche dans ton Juge à trouver un Amant.

Tu le peux, et mon cœur où ta beauté domine,

A peine à voir en toi la main qui m’assassine ;

D’une image odieuse il repousse les traits,

Et signe ton pardon au nom de tes attraits.

Voudras-tu l’accepter ? c’est moi qui t’en conjure.

Renonce à ta fierté, j’oublierai mon injure,

Ma passion m’en presse, et pour y consentir

Ce cœur, quoi qu’outragé, ne veut qu’un repentir.

HELVIE.

Tu triomphes, Commode, et ce que peu flexible

Ma haine auparavant n’aurait pas cru possible,

Tu me réduis au point de n’en voir la fureur,

Que pour haïr mon crime, et pour en prendre horreur.

Mon cœur le conçoit tel, que les plus rudes gênes

Pour l’expier assez semblent manquer de peines.

Emploie à m’en punir tout ce qu’ose le tien,

Ayant tout mérité je ne refuse rien.

COMMODE.

Ah, que je trouverais de quoi me satisfaire

Si j’osais m’assurer que tu fusses sincère,

Et que ta trahison te fît assez d’horreur

Pour te coûter ta haine, et m’acquérir ton cœur !

HELVIE.

Va, pour ton intérêt ainsi que pour ma gloire

Je te veux bien ici donner lieu de me croire,

Et te mettre en état, si tu t’es trop flatté,

De n’abuser jamais de ma sincérité.

Je te la montre entière en m’avouant coupable,

Non d’avoir voulu perdre un Tyran détestable,

Non d’avoir attenté sur tes jours odieux,

Mais d’avoir pu manquer un coup si glorieux,

De n’avoir su fournir au courroux qui m’enflamme

Dans un cœur tout Romain que le bras d’une Femme,

D’avoir vu sous le tien son effort avorter,

Et mérité la mort qu’il te voulait porter.

COMMODE.

Quoi, ta fierté s’élève à tel point d’insolence

Que tu fais gloire encor de braver ma clémence,

Et d’une audace impie armant ton cœur ingrat

Tu pousses ta fureur par delà l’attentat ?

Au moins si mon amour ne peut fléchir ta rage,

Sachant qu’il est des Dieux, respecte leur image,

Et songe que l’orgueil qui les outrage en moi,

Intéresse leur foudre à descendre sur toi.

HELVIE.

Je sais qu’un vif rayon de leur toute-puissance

Doit briller sur le front de ceux de ta naissance,

Mais si tu veux en toi me le voir respecter,

À nos yeux sur le tien fais qu’il puisse éclater.

D’un juste Prince en tout soutiens le caractère,

Et fais ce que les Dieux t’ont ordonné de faire.

Pour voir si leur respect règle tes actions,

Jette un moment les yeux sur tes proscriptions.

Vois de là sous ton nom tes provinces pillées,

De leur premier éclat tristement dépouillées,

Servir d’injuste proie à qui veut s’enrichir

Dans d’infâmes emplois ne craint pas de blanchir.

Vois-y, vois-y partout ce funeste ravage

Qu’exercent d’autre part l’avarice et la rage,

Lorsque de ton pouvoir leurs Tyrans revêtus

Se font de tes forfaits d’éclatantes vertus,

Et que pour t’imiter dans tes noires maximes

Regardant tes Sujets comme autant de victimes,

Ces demi-Souverains par de lâches rigueurs,

S’en immolant les biens, t’en dérobent les cœurs.

COMMODE.

Ta haine à tort sur moi par là s’ose répandre.

Si le désordre est tel me le vient-on apprendre ?

Me vient-on expliquer ces secrets attentats ?

HELVIE.

Et qui les doit savoir si tu ne les sais pas ?

Le Ciel t’a-t-il commis la puissance suprême

Pour la voir confiée à d’autres qu’à toi-même,

Et quand sur tes Agents tu fais tomber son poids,

Dois-tu à l’État répondre de leur choix ?

As-tu droit d’oublier qu’un conseil infidèle

Peut souvent éblouir, ou surprendre leur zèle,

Et qu’en eux comme en toi dans les moindres projets

L’ignorance ou l’erreur ne s’excusent jamais ?

Mais quand juste en ses mœurs et grand en sa personne

Un Prince à l’une ou l’autre en ton rang s’abandonne,

De son Peuple du moins par ce malheur trahi

Il est plaint en secret, et n’en est point haï ;

Mais ces destructions de Provinces entières

Sont de tes volontés les expresses matières.

Rome ne souffre rien d’affreux ni de sanglant,

Qui n’ait de toi l’appui d’un ordre violent,

Et dans les cruautés qui font qu’on t’y déteste,

Cette main qu’à tes jours je crus rendre funeste,

Ne faisait qu’usurper, à punir tes forfaits,

L’office de ce foudre à qui tu me remets.

COMMODE.

Je t’ai laissé vomir ta rage la plus noire

Pour chasser de mon cœur l’opprobre de ma gloire,

Un reste de tendresse à qui prêt à céder

Ce cœur, ce lâche cœur osait trop accorder.

Dis que ma cruauté, dis que ma barbarie

Réveillent dans le tien l’amour de la Patrie,

Et qu’en moi, par un zèle et sincère et parfait,

Tu lui sacrifiais le Tyran qu’elle hait.

Malgré toi mon soupçon à mes regards expose

D’un dessein avorté la criminelle cause,

Puisque si ta fureur n’eût que pour Rome osé,

Pour exécuter mieux tu m’aurais épousé,

Et sans rien hasarder, au gré de ton envie,

Choisi l’occasion de t’immoler ma vie.

HELVIE.

Tu m’offenses, Commode, à vouloir comme toi

Qu’Helvie en ses projets n’ait ni vertu ni foi.

Ce coup qui de tes jours devait finir la trame,

Aurais-je pu l’oser si j’eusse été ta Femme,

Et permettre à l’ardeur d’un illustre courroux,

Dans des nœuds si sacrés, la haine d’un Époux ?

D’une belle entreprise où la gloire me guide

L’hymen que tu pressais eût fait un parricide,

Et c’est pour un Tyran un trop glorieux sort,

Lorsqu’il en coûte un crime à qui résout sa mort.

COMMODE.

Tu crois ne pouvoir mieux cacher ce qui t’engage,

Qu’en entassant toujours outrage sur outrage,

Et qu’ils m’empêcheraient d’aller jusqu’en ton sein

Percer le vrai motif qui vient d’armer ta main ?

Quelque fière vertu dont tu fasses la vaine,

L’amour peut sur ton cœur encor plus que la haine,

Lui seul a fait ton crime, et contre ton espoir

Voici de qui peut-être on le pourra savoir.

 

 

Scène III

 

COMMODE, HELVIE, LÆTUS, FLAVIAN

 

COMMODE.

Viens t’expliquer, Lætus, c’est en faveur d’Helvie,

Son intérêt t’en presse, et l’honneur t’y convie.

Parle sans balancer, l’aimes-tu ? dis.

LÆTUS.

Seigneur...

HELVIE.

De quoi t’embarrasser ? Lætus aime l’honneur,

Lætus aime la gloire, et tu n’en dois attendre

Que ce que sa vertu t’a pu cent fois apprendre.

COMMODE.

Quoi, tu souffres qu’Helvie ici parle pour toi ?

Son crime ou son péril étonnent-ils ta foi ?

Crains-tu d’en partager ou la honte ou la peine ?

LÆTUS.

La crainte ne peut rien sur une âme Romaine,

Et par ses ordres seuls peut-être trop gardés

Vous ignorez encor ce que vous demandez.

Eux seuls à mon amour par une longue feinte

Ont d’un choix odieux fait souffrir la contrainte,

Et jusques à l’hymen qu’il eut à redouter,

Forcé mon désespoir de ne pas éclater ;

Mais enfin apprenant votre nouvelle flamme,

Il s’est avec horreur emparé de mon âme.

Résolu de vous perdre, elle a lu dans mes yeux

À quoi portait mon bras un transport furieux,

Et quoi qu’elle ait osé, c’est sur ma seule tête

Que de votre courroux doit fondre la tempête,

Puisque me prévenant elle n’a que tenté

Ce qu’avec plein succès j’aurais exécuté.

HELVIE.

Quoi, Lætus, s’il est vrai qu’un pur amour t’inspire,

Est-ce là m’en prouver le vertueux empire,

Et quand ma gloire avoue un illustre attentat,

La tienne a-t-elle droit d’en affaiblir l’éclat ?

Je t’aurais prévenu, toi dans la complaisance

M’ordonnait une indigne et basse obéissance,

Et toujours trop fidèle à ton lâche Empereur

Tâchait de son hymen à m’adoucir l’horreur ?

Je ne t’en blâme point, mais souffre à mon courage

D’un projet glorieux le parfait avantage,

Et qu’avec tout l’éclat qui suivra ce grand jour,

Je meure digne encor d’emporter ton amour.

LÆTUS.

En vain pour attirer tout le crime sur elle,

Elle offre mes conseils pour garants de mon zèle.

S’ils étaient d’obéir, c’était pour m’assurer

La gloire d’une mort que j’avais su jurer ;

Mais d’un transport secret n’ayant pu me défendre,

L’effet vous montre assez qu’elle a bien su l’entendre,

Et si son entreprise a pu le prévenir,

En étant seul la cause, on m’en doit seul punir.

COMMODE.

Ah, je l’avais bien vu qu’en cette âme inhumaine

Il fallait que l’amour appuyât tant de haine.

Ô criminelle ardeur, dont le honteux dessein

Arme Helvie et Lætus contre leur Souverain !

Dans un tel attentat qu’ai-je plus à connaître ?

L’un est déjà coupable, et l’autre le veut être,

Et tous deux à l’envi pour suprême bonheur

Du plus noir des forfaits se disputent l’honneur.

C’était là cette gloire et brillante et solide,

Ingrate, de m’oser préférer un perfide,

Un traître à qui mon cœur servant partout d’appui

N’a pu donner pour moi ce que j’ai pris pour lui ?

Va, n’appréhende plus que mon âme aveuglée

Te demande une foi lâchement violée,

T’aimer était un crime indigne de mon rang,

Et pour m’en voir punir j’abandonne mon sang.

Ose, ose le verser, je n’y mets plus d’obstacle,

Donne-toi la douceur d’un si charmant spectacle,

Mets en perçant mon sein ton entreprise à bout,

En l’état où je suis je t’avouerai de tout

 

 

Scène IV

 

COMMODE, MARCIA, HELVIE, LÆTUS, FLAVIAN, LUCIE

 

MARCIA.

Je ne viens point ici presser votre clémence

De combattre l’ardeur d’une juste vengeance,

Et de se signaler pour le pompeux éclat

Qui suivrait le pardon d’un indigne attentat.

Je viens, Seigneur, je viens pour nouvelle victime

Offrir à l’expier tout le sang qui m’anime,

Et réparer par là, puisqu’il est résolu,

Le coupable malheur de vous avoir déplu.

Il est juste, et la cause en vain m’en est suspecte,

C’est un ordre du Ciel qu’il faut que je respecte,

Lui qui des Souverains prend toujours l’intérêt,

Me souffrant votre haine, en a donné l’arrêt.

Sans voir, sans pénétrer qui me l’a suscitée,

L’avoir pu ressentir c’est l’avoir méritée,

Et je tiendrai mon sort et glorieux et doux

Si comme j’ai vécu je puis mourir pour vous.

COMMODE.

Qu’avec tant de fureur, qu’avec tant d’insolence

L’orgueil à me braver hautement se dispense,

Qu’après mille bienfaits un traître... ah, justes Dieux !

Leur crime sans horreur ne peut frapper mes yeux.

L’enfer n’a point de peine assez forte, assez rude...

Mais d’un transport aveugle où va la promptitude ?

Quoi que ce couple ingrat ait fait, ait projeté,

J’en suis le seul coupable, et j’ai tout mérité.

À Marcia.

Oui, Madame, c’est moi dont l’ardeur infidèle

Pour venger votre injure a corrompu leur zèle,

Et je me plains à tort qu’animés contre moi

Ils suivent mon exemple à me manquer de foi.

MARCIA.

La foi des Souverains est d’une autre nature,

Ils la donnent par grâce, et l’ôtent sans injure,

Et malgré mon espoir vous avez pu, Seigneur...

COMMODE.

Non, j’ai trop cru, Madame, un amour suborneur

Je rougis que son charme ait surpris mon courage ;

Il noircissait ma gloire en vous faisant outrage,

Et ce n’est pas assez pour en purger mon choix

De vouloir m’acquitter de ce que je vous dois.

D’une coupable Sœur à ma perte obstinée

Il faut à votre sort donner la destinée.

Lætus de ses appas n’a pu se garantir,

Ils veulent être unis, il faut y consentir.

Je vous les abandonne, et dans ce sacrifice

Ne remets qu’à demain à vous rendre justice.

Le trouble où ce succès m’a su précipiter

Pour calmer ses transports me force à vous quitter ;

Mais j’atteste les Dieux que rien n’est plus capable

D’altérer de ce cœur le décret immuable,

Et que l’effet demain justifiant ma foi,

Vous serez hors d’état de vous plaindre de moi.

MARCIA.

Ah, souffrez qu’à vos pieds, Seigneur...

 

 

Scène V

 

MARCIA, HELVIE, LÆTUS, LUCIE

 

MARCIA.

Il se retire,

Mais mon cœur rentre enfin dans son premier empire.

Ma Sœur, qu’avez-vous fait l’un et l’autre aujourd’hui ?

Qui l’aurait cru de vous ? qui le croirait de lui ?

HELVIE.

Sur la foi d’un Tyran vous prenez assurance ?

MARCIA.

Pour rien dissimuler il a trop d’imprudence,

Et s’il avait dans l’âme arrêté votre mort,

En vain à le cacher il aurait fait effort.

LÆTUS.

Ne nous alarmons point d’un malheur sans remède,

Le Ciel nous aidera si Rome ne nous aide.

Ah, si dans un péril qui veut un prompt secours,

Tout mon sang suffisait pour assurer vos jours...

HELVIE.

Tu n’as déjà que trop satisfait cette envie ;

À le hasarder moins tu m’aurais mieux servie,

En vain en te perdant tu crois me secourir.

LÆTUS.

Quoi, je vivrai, Madame, et vous voudrez mourir ?

MARCIA.

Le secret d’une flamme et si noble et si pure

Par un soupçon trop prompt m’a fait vous faire injure,

Mais j’ose croire aussi que des Dieux secondés

Mes soins lui rendront plus que vous n’en attendez.

HELVIE.

Puisque je suis réduite à ne la pouvoir taire,

Pour la justifier je vais trouver mon Père,

Quoi que tant de vertu sur elle ait su régner,

Que Lætus hautement m’y peut accompagner.

Vous pouvez cependant pour plus forte assurance

D’Électus qui paraît consulter la prudence.

Quoi que nous montre à craindre un sort injurieux,

Comme il connaît Commode, il en jugera mieux.

 

 

Scène VI

 

MARCIA, ÉLECTUS, LUCIE

 

MARCIA.

As-tu vu l’Empereur, Électus ?

ÉLECTUS.

Oui, Madame,

Il vient de me parler plein de trouble dans l’âme,

Et m’a pour votre hymen en tumulte ordonné

Tout ce que pour sa pompe on avait destiné ;

Mais dans cet ordre même un fier transport le guide,

Helvie est une ingrate, et Lætus un perfide.

C’est ce que j’en ai su.

MARCIA.

Je te l’avais bien dit,

Que je pourrais enfin regagner son esprit.

Quoi, tu l’as su permettre, et ton cœur en soupire ?

ÉLECTUS.

Hélas ! m’en croirez-vous si j’ose vous le dire !

MARCIA.

Parle, parle, de toi j’aime à tout écouter.

ÉLECTUS.

L’espoir sur sa parole a trop su vous flatter.

Quoi qu’il vous ait promis je lis dans sa pensée ;

Pour vous perdre, il suffit qu’il vous ait offensée,

Et que dans sa maxime on aide à se trahir

Lorsqu’on peut pardonner à qui nous doit haïr.

MARCIA.

Et que voudrais-tu faire en cette défiance ?

ÉLECTUS.

Céder, et par la suite éviter sa vengeance.

Puisqu’en secret sa haine y devant consentir,

Un prompt éloignement nous en peut garantir.

MARCIA.

Quoi, pour remède aux maux où tu me feins réduite,

Tu n’imagines rien de plus beau que la fuite,

Et mon cœur doit trouver plus de gloire aujourd’hui

À fuir avecque toi, qu’à régner avec lui ?

Quand Commode a dessein de couronner Helvie,

Tu ne vois rien alors à craindre pour ma vie,

Et je suis au hasard de perdre enfin le jour

Sitôt qu’avec le Trône il me rend son amour ?

Prends, prends les sentiments d’un cœur plus magnanime ;

En renonçant au mien, aspire à mon estime,

Et tâche à mériter que pour venger ma foi,

Je me sois abaissée à jeter l’œil sur toi.

ÉLECTUS.

Ah, Dieux ! pour m’outrager avec plus d’injustice

Voulez-vous être aveugle au bord du précipice,

Et ne pas voir qu’Helvie animant son courroux,

Ne l’attire pas plus sur elle que sur vous ?

Quoi qu’ait pu déguiser sa haine impitoyable,

Son crime auprès de lui rend tout son sang coupable,

Et vous, et Pertinax du même coup frappés,

Dans sa punition serez enveloppés.

MARCIA.

Quoi qui doive arriver, je suis la destinée

Où par ta lâcheté je me vois condamnée,

Et si j’ai pu descendre à des moyens trop bas,

J’ai dû les employer au refus de ton bras.

Au moins soit que je règne, ou soit que je périsse,

Ta flamme en tous les deux trouvera son supplice ;

Puisque exposée à tout par ton manque de foi,

Dans l’un et l’autre sort je suis morte pour toi.

ÉLECTUS.

Ah, si j’étais certain que la rage ou l’envie

Fît dessein d’attaquer une si belle vie,

Il n’est droit si sacré qu’en ce pressant besoin

Rome...

MARCIA.

Arrête, Électus, tu vas un peu trop loin.

Quelque horreur que tantôt te fît le nom de traître,

Tu sembles déjà prêt d’attenter sur ton Maître.

S’il m’abandonne à toi, c’est peu pour le punir,

Et s’il trompe ta flamme, il faut te retenir.

Règle mieux entre nous ton amour et ton zèle,

Ayant pu me trahir, demeure-lui fidèle,

Et content d’un seul crime, ose au moins aujourd’hui,

Étant vers moi coupable, être innocent vers lui.

ÉLECTUS.

Ah, que me dites-vous ?

MARCIA.

Qu’en ton zèle, en ta flamme

Toujours ton intérêt sait déguiser ton âme.

Aussi t’abuses-tu si tu peux présumer

Que sur tes faux soupçons je songe à m’alarmer.

Pour me voir consentir à ta jalouse envie,

Montre-moi que Commode ordonne de ma vie,

Et m’en convaincs si bien que par un beau retour

Je doive à ta vertu le prix de ton amour.

ÉLECTUS.

Et bien, Madame, et bien, obstinez vous à croire

Qu’un indigne intérêt me fait trahir ma gloire,

Et que quoi que je fasse à vous prouver ma foi,

J’affecte l’apparence, et n’agis que pour moi.

Je ne vous dirai plus que ce reproche accable

Le plus parfait amour dont un cœur soit capable.

Sans ce soupçon qu’en vain il vous a confié

Déjà mon désespoir l’aurait justifié ;

Mais vous devant ma vie, il faut encor suspendre

La résolution que vous me faites prendre,

Et ménager si bien le trépas où je cours,

Qu’il assure ma gloire en conservant vos jours.

Il sort.

LUCIE.

Vous l’avez maltraité.

MARCIA.

De Commode offensée

Ma flamme à son hymen ne consent que forcée,

Et puisqu’en vain par lui j’ai voulu me venger,

S’il me tient lieu de peine, il doit la partager.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MARCIA, LÆTUS, LUCIE

 

MARCIA, tenant les tablettes de l’Empereur.

Je ne le cèle point ; l’entreprise est si noire

Qu’à bien l’examiner j’ose à peine la croire,

Et douterais encor d’un si lâche dessein

Si je n’en connaissais l’ordre écrit de sa main.

Le barbare ! à sa haine abandonner ma vie !

S’immoler Électus, Vous, Pertinax, Helvie.

Et pour porter sa rage au dernier attentat,

Proscrire en même temps la moitié du Sénat !

Je ne puis sans horreur m’en souffrir la pensée.

LÆTUS.

Le Ciel soutient toujours l’innocence oppressée,

Et de cet attentat ne s’est montré d’accord,

Que pour nous donner droit de conspirer sa mort.

MARCIA.

Mais forçant son humeur, qui l’a rendu capable

De pouvoir déguiser un projet si coupable ?

D’oser jusqu’à la nuit en remettre l’effet ?

LÆTUS.

La crainte de laisser son ouvrage imparfait.

Eût-il pu sans surprise attaquer tant de têtes,

Qu’il n’eût contre la sienne ému mille tempêtes ?

Le sang de Pertinax du Peuple est respecté,

Le pouvoir d’Électus au Palais redouté,

Et l’Armée a pour moi peut-être assez d’estime

Pour en craindre un obstacle au courroux qui l’anime.

C’est l’unique raison de ces déguisements.

MARCIA.

J’avais conçu de lui de meilleurs sentiments,

Et n’aurais jamais cru qu’une brutale envie

Lui fît dans tout son sang vouloir punir  Helvie ;

Mais si cette union m’engage dans son sort,

Qu’a pu faire Électus pour mériter la mort ?

LÆTUS.

Donnez-vous la raison pour règle à sa colère ?

Pressant votre hyménée il a su lui déplaire,

Et sans qu’il ait besoin de prétextes plus grands,

C’est mériter la mort que déplaire aux Tyrans.

MARCIA.

Il me disait bien que sa feinte clémence,

Nous déguisant son cœur, assurait sa vengeance ;

Mais bien loin qu’il me fît redouter son courroux,

Je traitais ses avis d’un désespoir jaloux,

Et j’osais imputer à son amour extrême

D’envier à ma foi l’éclat du Diadème.

Cependant de ce feu toujours si mal traité

L’arrêt de son trépas montre la pureté ;

Ses conseils font son crime, et si par un faux zèle,

Flavian à son Maître eût craint d’être infidèle,

S’il n’en eût pas trahi les ordres inhumains,

Mon aveugle injustice achevait ses desseins.

LÆTUS.

Dans le juste soupçon que l’Empereur pût feindre,

C’était le seul pour nous que je voyais à craindre.

Comme Chef de la Garde en pouvant disposer,

Sûr d’exécuter tout, il eût pu tout oser ;

Aussi prévoyant bien qu’à quelque âpre tempête

L’hymen de la Princesse exposerait ma tête,

À l’insu de Commode un commerce secret

Me l’a fait voir Ami généreux et discret.

Par là, sur sa vertu prenant toute assurance,

De notre fier Tyran j’ai moins craint la vengeance ;

Et cru, quoiqu’il osât, que peu sans le trahir

Aux dépens de nos jours lui voudraient obéir.

MARCIA.

C’est beaucoup que sa rage ait été découverte ;

Mais comme d’Électus il a juré la perte,

Si contre sa coutume un scrupule incertain

Lui faisait refuser la Coupe de sa main ?

LÆTUS.

Non, non ; ne doutez point que sa fausse prudence

N’affecte jusqu’au bout la même confiance.

D’ailleurs, dans le Palais l’ordre est si bien donné,

Qu’il ne peut fuir le sort qu’il nous a destiné.

Rien ne nous laisse plus à craindre de surprise,

Et Flavian lui-même étant de l’entreprise,

Le fer, quoi qu’il arrive, au défaut du poison,

D’un trop juste arrêt nous doit faire raison.

Mais je vois Électus qui vous le vient apprendre.

 

 

Scène II

 

MARCIA, ÉLECTUS, LÆTUS, LUCIE

 

MARCIA.

Et bien, contre un Tyran que devons-nous attendre ?

La conspiration nous promet-elle effet ?

En viendrons-nous à bout ?

ÉLECTUS.

Madame, c’en est fait.

Loin que par quelque horreur de sa lâche vengeance

Commode ait pris de moi la moindre défiance,

Jamais sa gratitude avec tant de bonté

Ne parut applaudir à ma fidélité.

Un plein calme en ses yeux déguisant son courage,

Il a pris sans soupçon le funeste breuvage.

À juger par sa joie, on eut dit que les Dieux

Lui montraient dans sa perte un destin glorieux,

Qu’à Rome, à vous, à tous, s’offrant en sacrifice,

Il faisait sans contrainte un acte de justice,

Et que s’intéressant à tant de maux soufferts,

Son zèle n’aspirait qu’à venger l’Univers.

MARCIA.

Mais si de ce poison la vertu faible ou lente

À le perdre assez tôt se trouvait impuissante,

L’abandonner ainsi c’est servir son courroux,

Et lui donner moyen de s’armer contre nous.

ÉLECTUS.

Flavian qui l’observe assure l’entreprise,

Et de peur qu’à le voir vous ne fussiez surprise

Sachant qu’il a dessein de vous entretenir,

Pour vous y préparer j’ai dû le prévenir.

LÆTUS.

Je me retire donc pour éviter sa vue.

C’est contre moi surtout que sa rage est émue,

Et quand je vois son sort si prêt de s’achever,

M’exposer à ses yeux ce serait le braver.

 

 

Scène III

 

MARCIA, ÉLECTUS, LUCIE

 

MARCIA.

Quel chagrin dans ton cœur marque un secret supplice ?

Vient-il ou de sa perte ou de mon injustice ?

Son malheur ou le tien causent-ils ton ennui ?

Soupires-tu pour toi ? soupires-tu pour lui ?

ÉLECTUS.

Quoique vous ordonniez du beau feu qui m’anime,

Déjà dans mon respect je crois tout légitime,

Mais je dois avouer, puisque vous m’en pressez,

Que je plains en secret ce que vous haïssez.

Tout barbare et cruel que l’Empereur puisse être,

Si j’y vois un Tyran, j’y vois toujours mon Maître,

Et de mille bienfaits le pressant souvenir

M’accuse d’être ingrat quand j’ose le punir.

Aussi dans sa fureur si pour le satisfaire

Ma tête eût seule été l’objet de sa colère,

J’atteste tous les Dieux qu’on m’aurait vu périr

Plutôt qu’à l’attentat j’eusse pu recourir ;

Mais à voir que sur vous sa rage ose s’étendre

Mon amour aussitôt a dû tout entreprendre,

Et toutefois, hélas, toujours infortuné,

Peut-être cet amour est encor soupçonné.

MARCIA.

Juge mieux d’un transport que je crus légitime,

Je vois ton innocence en connaissant son crime,

Et tu me ferais tort si tu n’osais penser

Qu’aspirant à punir j’aime à récompenser.

Ta mort pour un Tyran lâchement résolue

Expose à mes regards ta vertu toute nue.         

J’en sais pour ton amour l’inexorable loi,

Et si j’ai de Commode en vain... Mais je le vois

 

 

Scène IV

 

COMMODE, MARCIA, ÉLECTUS, FLAVIAN, LUCIE

 

COMMODE.

Madame, enfin les Dieux par un bonheur suprême,

Pour mieux songer à vous, me rendent à moi-même.

Et chassent de mon cœur ces agitations

Qu’excitaient à l’envi deux fières passions.

L’amour et la colère avecque violence

Y pressaient tour à tour ma grâce et ma vengeance,

Et par l’une et par l’autre ardemment combattu,

Je n’ai pu qu’avec trouble employer ma vertu.

Dans les rudes assauts dont je souffrais l’atteinte

Peut-être en son triomphe elle a paru contrainte,

Et trop plein d’un transport qu’elle a su condamner,

En vous quittant trop tôt, je l’ai fait soupçonner.

Par ce haut et plein calme où vous voyez mon âme,

Jugez si ma retraite a bien servi ma flamme,

Et si de ce désordre entièrement remis,

J’aurai lieu de tenir ce que j’ai promis.

MARCIA.

Seigneur, je me croirais aussi lâche qu’ingrate

Si j’osais résister à l’espoir qui me flatte,

Et malgré vos serments autoriser ma foi

À douter des bontés que vous avez pour moi.

À me favoriser toujours accoutumées,

Électus après vous me les a confirmées,

Et m’a fait assez voir dans vos ordres donnés

La pompe des honneurs que vous me destinez.

COMMODE.

Quoi que de mes desseins il ait pu vous apprendre,

L’ordre qu’il a reçu les laisse mal comprendre.

Si pour notre hyménée il lui fait préparer

Tout ce que Rome doit aux soins de l’honorer,

Ces superbes dehors dont je la sollicite,

Ne sont qu’un faible essai de ce que je médite,

Et je les comblerai par un si digne prix

Que l’Univers entier en restera surpris.

C’est à quoi je m’apprête, et je veux que l’Histoire

Avecque tant d’éclat en consacre la gloire,

Que ce que de mon sort elle voudra marquer,

Sans nommer Marcia ne le puisse expliquer.

MARCIA.

Vous m’accablez, Seigneur, et mon âme confuse

Croit qu’en tant de faveurs un vain songe l’abuse,

Et présume si peu les pouvoir mériter,

Qu’à moins de s’en convaincre elle en voudrait douter.

Aussi quoi que j’emploie à vous faire paraître

Avec quels sentiments je les veux reconnaître,

De mes profonds respects les vœux les plus soumis

Remplissent mal un soin à leur zèle commis.

Mon cœur se voit encor réduit à l’impuissance

De vous montrer assez ce qu’il sent, ce qu’il pense,

Et la secrète ardeur que pour vous il conçoit,

Le peut seule acquitter de tout ce qu’il vous doit ;

Mais d’un effet si noble elle sera suivie,

Qu’autant que Rome a droit de condamner Helvie...

COMMODE.

Ah, Madame, de grâce, accordez-moi ce point,

Pensez, croyez tout d’elle, et ne la nommez point.

À ce nom malgré moi je sens que je m’enflamme,

Qu’à ses premiers transports je rends toute mon âme,

Et que d’un juste effort secrètement gêné,

Je voudrais révoquer l’arrêt que j’ai donné.

Daignez à mon amour épargner ce supplice,

Votre destin est grand, souffrez qu’elle en jouisse,

Et ne rappelez point ce qu’en mon souvenir,

Sans blesser notre amour, je ne puis retenir.

Mais Dieux ! quel accident tout à coup me menace ?

Quelle maligne humeur me fait sentir sa glace ?

Elle saisit mon cœur, en vain il la combat,

Ma force m’abandonne, et ma vigueur s’abat.

MARCIA.

Ne craignez rien, Seigneur.

COMMODE.

Ma faiblesse redouble,

Je tremble, je chancelle, et tout mon sang se trouble.

Soutiens-moi, Flavian, ne m’abandonne pas.

MARCIA.

À ce pieux office il prêtera son bras,

Et de vous obéir ne sait perdre l’envie,

Que quand vous le forcez de m’arracher la vie.

Vois ceci, vois, Commode ; en connais-tu la main.

Elle lui montre les Tablettes.

COMMODE, à Flavian.

Ah, traître, c’est ainsi...

MARCIA.

Tu t’emportes en vain,

Tu n’es plus en pouvoir d’ordonner son supplice.

Apprends qu’en ce moment je suis Impératrice,

Et qu’à Rome Électus voulant prouver sa foi,

T’a donné le poison qu’il a reçu de moi.

Vois par ce juste coup que je viens d’entreprendre

Ce qu’un règne pareil donnerait lieu d’attendre,

Puisqu’on n’en vit jamais de plus beaux, de plus grands,

Que ceux qui sont fondés sur la mort des Tyrans.

COMMODE.

Je sens qu’il faut mourir, que pour servir ta rage

Les Dieux injustement trahissent leur ouvrage,

Ces Dieux qui jusqu’ici de mes crimes auteurs,

Ne les punissant pas, s’en sont faits protecteurs.

Au moins je meurs content d’avoir traité sans cesse

Leur foudre suspendu d’impuissante faiblesse,

Et quoi que de la vie on fasse un si grand bien,

J’aime à l’abandonner pour ne leur devoir rien.

Qu’on m’emporte d’ici.

MARCIA.

Rendez-lui ce service

Aussi bien je craindrais de me voir sa complice,

Et que le désespoir d’expirer à mes yeux

Ne redoublât sa rage à blasphémer les Dieux.

 

 

Scène V

 

MARCIA, ÉLECTUS, LUCIE

 

MARCIA.

Dans le bruit éclatant que cette mort va faire,

Allez, cher Électus, vous êtes nécessaire.

Je sais bien que de Rome elle fait les souhaits,

Mais il faut empêcher le désordre au Palais.

ÉLECTUS.

Je cours joindre Lætus, et voir ce qui s’y passe ;

Non que des plus mutins j’appréhende l’audace,

Mais de vos intérêts incessamment jaloux

Je ne puis les porter sans m’éloigner de vous,

Je vous laisse un moment dans l’entretien d’Helvie.

 

 

Scène VI

 

MARCIA, HELVIE, LUCIE

 

HELVIE.

Ma Sœur, Commode enfin doit-il perdre la vie ?

Électus répond-il de ce qu’il entreprend ?

MARCIA.

Ce que mes yeux ont vu m’en est un sûr garant.

Sous l’effort du poison cet empereur infâme

Déjà plein de faiblesse est prêt de rendre l’âme ;

Tout blasphémant de rage on le vient emporter.

HELVIE.

Les Dieux pour Pertinax ont daigné m’écouter.

Par son seul intérêt je craignais la surprise.

MARCIA.

Il ne sait rien encor de toute l’entreprise ?

HELVIE.

Comme trop de vertu règle ce qu’il résout,

On attend le succès pour l’avertir de tout.

Dans le sort de Commode une forte tendresse

Malgré ses cruautés de tout temps l’intéresse,

Et quoique de sa haine il se tienne assuré,

Il n’eût vu qu’à regret que l’on eût conspiré.

MARCIA.

Cent bienfaits autrefois reçus de Marc Aurèle

Lui donnent pour ce Fils la ferveur de ce zèle ;

Mais il peut aujourd’hui connaître son erreur,

C’est le sang de Faustine, et non d’un Empereur,

Et par cent lâchetés l’abus de sa puissance

Ne le convainc que trop d’une fausse naissance.

HELVIE.

Cependant j’avais tort de croire qu’un Tyran...

MARCIA.

Sachons ce qu’il s’est fait, j’aperçois Flavian.

HELVIE.

On peut voir sans ses yeux ce qu’il faut qu’on en croie.

 

 

Scène VII

 

MARCIA, HELVIE, FLAVIAN, LUCIE

 

MARCIA.

Venez-vous, Flavian, achever notre joie ?

Le Tyran est-il mort ?

FLAVIAN.

Oui, Madame, et sa main

A du salut de Rome avancé le dessein.

Voyant que du poison l’extrême violence

L’avait de rien tenter réduit à l’impuissance,

Nous l’avions sur un lit malgré ses vains efforts

Abandonné sans crainte à ses derniers transports,

Quand par le désespoir ses forces ramassées

Lui souffrant d’expliquer l’horreur de ses pensées ;

Dieux, dont l’être n’est dû qu’à notre folle erreur,

A-t-il dit d’une voix qu’animait la fureur,

Vains dieux, aveugles Dieux, dont la jalouse envie

Destinait le poison pour la fin de ma vie,

Malgré vous jusqu’au bout je réglerai mon sort,

Et vous démentirai jusqu’au choix de ma mort.

L’a saisi d’un poignard, sa rage impatiente

Presse à coups redoublés la mort qu’il voit trop lente,

Et goûte au moins ce bien, s’il se perce le flanc,

Qu’au moment qu’il expire il voit couler du sang.

HELVIE.

Ô nobles mouvements d’un cœur né pour l’Empire ?

Avec Commode enfin la tyrannie expire,

Et le coup glorieux qui nous tire des fers,

Finissant nos malheurs, affranchit l’Univers.

MARCIA.

S’il voit l’heureuse fin de son triste esclavage,

C’est à Flavian seul qu’il doit cet avantage ;

Seul du salut public il s’est fait le soutien.

FLAVIAN.

À faire ce qu’on doit on ne mérite rien,

Et la moindre vertu dans toutes ses maximes

Établit le refus de commettre des crimes.

MARCIA.

Quand la faveur du Prince en doit être le prix...

Mais partout le Palais d’où viennent ces longs cris ?

HELVIE.

Doutez-vous que déjà cette mort ne soit sue.

MARCIA.

Nous allons donc savoir comment elle est reçue,

Je vois venir Julie.

 

 

Scène VIII

 

MARCIA, HELVIE, FLAVIAN, JULIE, LUCIE

 

MARCIA.

Et bien, Julie, enfin

Du barbare Commode on connaît le destin ?

JULIE.

Madame, ces hauts cris qu’au Ciel chacun envoie

Du Peuple et des Soldats vous expliquent la joie.

Sitôt que du poison il a senti l’effort,

Électus par les siens a publié sa mort.

Ce bruit en un moment a couru dans la ville,

Et comme enfin Lætus par un ordre facile

Avait fait au besoin tenir ses Amis prêts,

Tout le monde est en foule entré dans le Palais,

Mais la mort d’un Tyran où chacun s’intéresse,

N’est pas le seul sujet de ces cris d’allégresse.

Par un commun suffrage un Empereur élu...

MARCIA.

Que dites-vous ? ce choix est déjà résolu ?

Rome à Lætus sans doute en accorde la gloire.

HELVIE.

Votre crainte, ma Sœur, vous fait un peu trop croire,

Lætus a des Amis, mais il est généreux,

Et vous craignez en vain qu’il n’ait brigué par eux.

JULIE.

Il l’a fait toutefois, mais la brigue est si belle

Qu’à ses soins Électus ayant uni son zèle,

Pour voir régner la paix où régnait la fureur,

Tous deux ont proclamé Pertinax Empereur.

MARCIA.

Mon Père ! ah, justes Dieux !

JULIE.

Soudain sans plus attendre

Le nom de Pertinax s’est fait partout entendre,

Et chacun à l’envi d’une commune voix

Par ses cris redoublés a confirmé ce choix.

Mais j’en vois les Auteurs qui plein d’impatience

Viennent de ce succès vous donner l’assurance.

 

 

Scène IX

 

MARCIA, HELVIE, LÆTUS, ÉLECTUS, FLAVIAN, JULIE, LUCIE

 

MARCIA.

Enfin le Ciel pour nous s’est daigné déclarer.

L’Univers aujourd’hui commence à respirer,

Sa liberté renaît et par la mort d’un homme

Vous vous êtes montrés dignes enfants de Rome.

ÉLECTUS.

Si d’un titre si beau nous pouvons nous flatter,

Le choix d’un Empereur nous le fait mériter.

C’est par là seulement que notre gloire brille ;

Vous vous en crûtes Femme, et vous en êtes Fille.

L’État par Flavian heureusement sauvé

Aime à voir Pertinax à l’Empire élevé ;

Tous secondant un choix qu’il refusait de croire...

MARCIA.

Nous savons qu’à vous seuls nous devons cette gloire,

Et ma Sœur dans Lætus admire avec plaisir

La vertu d’un Amant qu’elle avait su choisir.

LÆTUS.

Si son cœur de mes vœux eut peine à se défendre,

Quand elle touche au Trône, oserais-je y prétendre ?

HELVIE.

Ce cœur vous devant tout, c’est outrager ma foi

Que craindre une grandeur que vous quittiez pour moi.

Et votre amour du mien doit flatter sa constance,

S’il peut dans mon devoir en trouver l’assurance.

LÆTUS.

Ô glorieux arrêt qui remplit mon espoir !

ÉLECTUS, à Marcia.

Qu’ai-je à combattre en vous par de là ce devoir,

Madame ? jusqu’ici ma flamme, quoi que pure,

D’un indigne soupçon n’a pu forcer l’injure.

Pour toucher votre cœur ai-je assez entrepris.

MARCIA.

L’aveu de Pertinax vous doit gagner ce prix ;

Mais pour vous l’acquérir, sans tarder davantage,

Dans sa grandeur nouvelle allons lui rendre hommage,

Et mériter qu’en vous il honore aujourd’hui

La vertu que les Dieux ont couronnée en lui.

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