La Mi-carême (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 2 avril 1874.

 

Personnages

 

BOISLAMBERT

MITAINE

LE BARON DE MORANCHARD

ALFRED

PAPONNET

PREMIER VICOMTE

DEUXIÈME VICOMTE

TROISIÈME VICOMTE

UN GARDE-FRANÇAISE

UN SERGENT DE VILLE

UN MARMITON

MARCELINE DE NANTOULAS

MARGUERITE LAMBERTHIER

VICTOIRE

MADAME PAPONNET

UNE BERGÈRE

 

À Paris, de nos jours.

 

Le théâtre en deux parties. À droite une loge de concierge. Au fond de la loge, une soupente praticable, fermée par des rideaux. On monte à cette soupente par un petit escalier de cinq ou six marches. À gauche, l’allée de la maison. Au fond de cette allée, face au public, la porte cochère. À gauche, au premier plan, les premières marches de l’escalier. Cloison vitrée entre la loge du concierge et l’allée. Dans cette cloison vitrée, le plus près possible du public, le petit vasistas par lequel le concierge communique avec les passants. Près de ce vasistas, le cordon. Au fond de la loge, un cor de chasse accroché à la muraille.

 

 

Scène première

 

MITAINE, VICTOIRE, dans la loge, UN GARDE-FRANÇAISE et UNE BERGÈRE

 

VICTOIRE, assise à la table, joue aux cartes avec Mitaine.

Encore cinq cents.

MITAINE.

Vous vous y habituez, au cinq cents !

VICTOIRE.

C’est chez ma maîtresse que j’ai pris cette habitude-là !

Bruit de cornet à bouquin. Victoire se bouche les oreilles. Arrivent, par l’escalier, le Garde-française et la Bergère.

LE GARDE-FRANÇAISE, dans l’allée.

Cordon, s’il vous plaît !

MITAINE, se levant et allant ouvrir le vasistas.

Ce sont mes petits locataires du cinquième... Bonsoir, mes enfants !

LE GARDE-FRANÇAISE.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

LA BERGÈRE.

Ouvrez-nous la porte, monsieur Mitaine.

Le Garde-française remet son bougeoir à Mitaine par le vasistas.

MITAINE.

Certainement, je vais vous l’ouvrir. Où allez-vous comme ça tous les deux ?

LA BERGÈRE.

Nous allons en face, à Valentino...

MITAINE.

Vous allez vous amuser...

Tirant le cordon.

Vous avez raison.

Sortent la Bergère et le Garde-française.

Certainement, ils ont raison.

VICTOIRE.

Je ne vous dis pas le contraire, monsieur Mitaine.

MITAINE, venant se rasseoir.

C’est aujourd’hui la mi-carême, pas vrai ?

VICTOIRE.

Oui, monsieur Mitaine.

MITAINE.

Et qu’est-ce que c’est que la mi-carême ?... un second mardi gras.

VICTOIRE.

Censément.

MITAINE.

Eh bien, moi, mademoiselle, j’ai une opinion... c’est que tout homme qui ne s’amuse pas le jour de la mi-carême est un mauvais citoyen.

VICTOIRE.

Oh !

Bruit de cornet à bouquin.

MITAINE.

Aussi, quand j’entends des gens qui s’amusent, je fais chorus avec eux. Tra la la la poum poum...

Fin du cornet à bouquin. On sonne. Mitaine tire le cordon. Entrent Marguerite Lamberthier et le premier vicomte.

 

 

Scène II

 

MITAINE, VICTOIRE, dans la loge, MARGUERITE, PREMIER VICOMTE, dans l’allée

 

PREMIER VICOMTE.

Voyons, Marguerite ?

MARGUERITE.

Laissez-moi tranquille...

PREMIER VICOMTE.

Cependant...

MARGUERITE.

Il n’y a pas de cependant...

PREMIER VICOMTE.

Marguerite ?

MARGUERITE.

Laissez-moi tranquille, je vous dis.

Elle ouvre la porte de la loge.

Ma femme de chambre est en haut.

VICTOIRE, sortant de la loge.

Me voici, madame.

MARGUERITE.

Montez-vite chez moi... et apportez-moi d’autres gants... et un manteau de fourrure.

VICTOIRE.

Bien, madame...

Elle monte par l’escalier.

PREMIER VICOMTE, suppliant.

Marguerite ?...

MARGUERITE, entrant dans la loge.

Restez-là, vous, et attendez-moi.

Elle ferme la porte au nez du premier vicomte et va tomber dans le fauteuil de Mitaine. Le Vicomte se promène dans l’allée en fumant son cigare.

MITAINE.

Madame semble irritée ?...

MARGUERITE.

Je suis furieuse...

MITAINE passe à la cheminée.

Je disais bien...

MARGUERITE.

Donnez-moi de l’encre et une feuille de papier...

MITAINE, prenant cela sur la cheminée.

Voici, madame...

MARGUERITE, écrivant.

Ce baron... ce baron qui vient chez moi tous les soirs...

MITAINE.

Monsieur le baron de Moranchard...

MARGUERITE.

Savez-vous ce que je viens d’apprendre sur son compte, il n’y a pas une heure, aux Variétés...

MITAINE.

Je l’ignore absolument.

MARGUERITE.

Il se marie dans huit jours !!!

MITAINE.

C’est révoltant !...

MARGUERITE.

On m’a donné des détails, il épouse une jeune veuve... madame de Nantoulas... aussi je me dépêche de lui signifier son congé. Il y a longtemps, d’ailleurs, que je cherchais un prétexte... il est assommant, ce baron...

MITAINE, le dos à la cheminée.

Tous les hommes ne sont pas aussi amusants que l’était ce pauvre monsieur de Boislambert.

MARGUERITE.

Ah ! Boislambert...

MITAINE.

En voilà un qui était gai, bon enfant.

MARGUERITE.

Vous l’aimiez bien ?...

MITAINE.

Oui...

MARGUERITE.

Moi aussi...

MITAINE.

Et pas fier... il entrait chez moi... il s’asseyait dans ce fauteuil où madame est assise... Et il causait...il riait... il me doit encore vingt-sept francs cinquante de voitures que j’ai payées pour lui... du temps qu’il aimait madame.

MARGUERITE.

Eh bien, j’ai grand’peur que vous ne les rattrapiez jamais, vos vingt-sept francs cinquante !... Pauvre Boislambert, je l’ai ruiné, complètement ruiné, où est-il maintenant ? Qui sait ce qu’il est devenu.

Fermant sa lettre.

Là, si mon baron ne comprend pas ce que cela veut dire...

Revient Victoire, par l’escalier, avec les gants et le manteau. Elle entre dans la loge.

VICTOIRE.

Voici, madame.

MARGUERITE, se levant.

Le baron de Moranchard viendra tout à l’heure, vous lui remettrez cette lettre.

VICTOIRE.

Oui, madame.

MARGUERITE, s’apprêtant à sortir.

Je vais souper. Je serai ici dans une heure. – Vous m’attendrez.

VICTOIRE.

Et, quand madame sera rentrée, madame voudra-t-elle me permettre d’aller au bal ?

MARGUERITE.

Oui, – mais attendez-moi. Bonsoir, monsieur Mitaine...

Elle sort de la loge.

MITAINE.

Bonsoir, madame.

Il tire le cordon.

MARGUERITE, au premier vicomte qu’elle trouve dans l’allée.

Allons, venez, vous...

PREMIER VICOMTE.

Mais enfin, Marguerite.

MARGUERITE.

Ça va recommencer ?...

PREMIER VICOMTE.

Non, mais enfin...

MARGUERITE.

Taisez-vous, vous êtes insupportable...

Elle sort avec lui. Bruit de cornet à bouquin.

 

 

Scène III

 

MITAINE, VICTOIRE, jouant

 

MITAINE, s’asseyant.

Traderidera... poum, poum... Vous voyez, je continue à faire chorus... Et vous, mademoiselle Victoire, est-ce que vous ne comptez pas vous amuser aussi ?

VICTOIRE, assise à la table.

Oh ! que si, monsieur Mitaine... dès que ma maîtresse sera revenue, je compte me déguiser en laitière et m’en aller au bal avec mon petit amoureux.

MITAINE.

Qui c’est-il, votre petit amoureux ? Est-ce que je le connais ?

VICTOIRE.

Vous le connaissez parfaitement, c’est un des locataires de cette maison.

MITAINE.

Allons donc ?

VICTOIRE.

À preuve qu’il est sorti... mais tout à l’heure il rentrera... et il trouvera une lettre que j’ai mise pour lui... sous le paillasson de l’escalier... une lettre dans laquelle je lui donne rendez-vous.

MITAINE.

Un locataire de cette maison ?...

VICTOIRE.

Oui.

MITAINE, badin.

Locataire ou concierge.

VICTOIRE.

Locataire.

MITAINE.

Qui ça peut-il être ?

VICTOIRE.

Cherchez...

On sonne. Mitaine tire le cordon. Entrent madame Paponnet et Alfred.

 

 

Scène IV

 

MITAINE, VICTOIRE, MADAME PAPONNET, ALFRED

 

MADAME PAPONNET, dans l’allée.

Viens, Alfred ! Alfred ! – Vous avez mon bougeoir, monsieur Mitaine ?

Elle a passé la tête par le vasistas.

MITAINE.

Oui, madame Paponnet, le voici ; vous rentrez tard aujourd’hui, ça n’est pas dans vos habitudes.

MADAME PAPONNET.

J’ai voulu accorder à mon neveu une petite distraction.

Elle se tourne vers Alfred. Celui-ci cache précipitamment une lettre qu’il vient de prendre sous le paillasson de l’escalier.

Si je ne lui en accordais pas de temps à autre, il en prendrait lui-même... il irait voir des femmes... c’est ce que je ne veux pas, monsieur Mitaine, c’est ce que je ne veux pas... je sais ce que c’est que les femmes... je l’ai été.

MITAINE, allumant le bougeoir.

Fichtre !

MADAME PAPONNET.

Où êtes-vous, Alfred ? Venez ici...

ALFRED, qui a lu la lettre et l’a mise dans sa poche.

Me voilà, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Il a bien travaillé hier : alors, pour le récompenser, je l’ai mené aux conférences du boulevard des Capucines... Tu t’es bien amusé, Alfred ?

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Maintenant tu vas venir te coucher.

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Et demain tu te remettras au travail.

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

MITAINE.

Bonsoir, madame Paponnet.

MADAME PAPONNET.

Prends le bougeoir, Alfred.

ALFRED, le prenant.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET, montant l’escalier.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

ALFRED.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

MADAME PAPONNET, dans l’escalier, appelant.

Alfred !...

ALFRED.

Me voilà, ma tante...

Ils disparaissent dans l’escalier.

 

 

Scène V

 

MITAINE, VICTOIRE

 

VICTOIRE, qui s’est levée.

Eh bien, c’est lui, mon amoureux...

MITAINE.

Qui ça, le petit bonhomme à madame Paponnet ?

VICTOIRE.

Juste. Il m’a rencontrée dans l’escalier... mais il n’a pas osé me parler, à cause de sa tante... il s’est contenté de se jeter à mon cou et de m’embrasser trois quatre fois de suite... j’en ai conclu qu’il avait quelque chose à me dire... en effet, il a fini par m’avouer qu’il mourait d’envie de se déguiser en mousquetaire.

MITAINE.

Brave jeune homme !!

VICTOIRE.

Avec un faux nez pour ne pas être reconnu... J’ai loué un faux nez, j’ai loué un costume de mousquetaire, j’ai mis le tout dans le paquet qui est là... et j’ai écrit à Alfred...

MITAINE.

La lettre... sous le paillasson ?

VICTOIRE.

Où je lui ai dit de s’échapper dès que sa tante serait endormie, et de venir s’habiller chez vous.

MITAINE.

Chez moi ?...

VICTOIRE.

Vous voulez bien, monsieur Mitaine ?

MITAINE.

Puisque je vous dis que, selon moi, tout homme qui ne s’amuse pas le jour de la mi-carême est un mauvais citoyen... je serais un mauvais citoyen moi-même, si je ne consentais pas.

Prenant le paquet et montant à la soupente.

Je vais porter le mousquetaire dans ma soupente, et votre jeune homme viendra s’habiller quand il voudra.

Il commence à monter l’escalier. On sonne.

VICTOIRE.

On sonne, monsieur Mitaine ; faut-il tirer le cordon ?

MITAINE, sur son escalier.

Ça m’obligera sensiblement...

Il disparaît dans la soupente. Victoire tire le cordon. Entre Boislambert.

 

 

Scène VI

 

MITAINE, VICTOIRE, BOISLAMBERT

 

BOISLAMBERT, entrant vivement dans l’allée.

L’escalier de Marguerite ! la porte cochère de Marguerite 

Entrant dans la loge.

C’est moi !

VICTOIRE.

Ah ! mon Dieu !... monsieur Mitaine, monsieur Mitaine...

MITAINE, reparaissant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

VICTOIRE.

Regardez... l’ancien à madame... monsieur de Boislambert...

MITAINE, descendant très vite.

Est-il possible ?...

BOISLAMBERT.

Oui, c’est moi, retour d’Amérique... après un an d’exil... je reviens et.je vous retrouve... la maison de Marguerite ! le portier de Marguerite ! la femme chambre de Marguerite !...

À Victoire.

Elle m’aime toujours, n’est-ce pas ?

VICTOIRE.

Certainement, monsieur, certainement.

MITAINE.

Il n’y a pas cinq minutes, elle me parlait encore de vous.

BOISLAMBERT.

Vraiment ?

MITAINE.

Oui, monsieur... ce pauvre Boislambert !... elle disait cela avec une voix qui m’arrachait des larmes... ce pauvre Boislambert, je l’ai ruiné, complètement ruiné...

BOISLAMBERT, avec orgueil.

C’est vrai ?

MITAINE.

Où est-il maintenant ?...

BOISLAMBERT.

Où est-il maintenant ?... et j’étais là, j’accourais... Ah ! Elle est chez elle ?

VICTOIRE.

Non, monsieur... mais si vous voulez attendre, madame rentrera dans une heure.

BOISLAMBERT.

Dans une heure ?

VICTOIRE.

Oui, monsieur...

BOISLAMBERT.

Ainsi, dans une heure, je verrai Marguerite.

VICTOIRE.

Oui, monsieur.

BOISLAMBERT, tombant dans les bras de Mitaine.

Ah !

MITAINE.

Eh bien, monsieur. Eh bien ?...

BOISLAMBERT, à Victoire.

Conduis-moi, je vais l’attendre chez elle...

VICTOIRE, embarrassée.

Chez elle ?...

BOISLAMBERT.

Oui, dans le petit salon.

VICTOIRE.

C’est que... monsieur...

BOISLAMBERT.

C’est que ?...

VICTOIRE.

Je n’ose pas vous laisser entrer chez madame parce que...

Silence.

BOISLAMBERT.

Parce que ?

VICTOIRE.

Parce que...

BOISLAMBERT.

Elle m’aime toujours, n’est-ce pas ?

VICTOIRE.

Certainement, monsieur, certainement... mais...

BOISLAMBERT.

Mais j’ai un successeur.

VICTOIRE.

Oui, monsieur.

Boislambert s’affaisse de nouveau dans les bras de Mitaine.

BOISLAMBERT, se relevant.

Est-il bien ?

MITAINE.

Peuh !...

BOISLAMBERT.

Il ne me vaut pas, hein ?

MITAINE.

Oh ! non... oh ! non...

BOISLAMBERT.

Et il est là-haut ?...

VICTOIRE.

Non, monsieur, mais il va venir.

BOISLAMBERT.

Alors, en restant ici, je le verrai passer.

VICTOIRE.

Oui, monsieur...

BOISLAMBERT.

Eh bien, ça me fera plaisir.

MITAINE.

Vous restez alors ?...

BOISLAMBERT.

Oui, je reste ; j’attendrai Marguerite ici, et, comme je meurs de faim, vous, Mitaine, vous allez passer chez Voisin et vous direz que l’on m’apporte à souper.

MITAINE.

Bien, monsieur.

Il va pour sortir.

BOISLAMBERT.

Voulez-vous de l’argent ?

MITAINE.

Oh ! non, monsieur... ça se trouvera avec le reste, ça se trouvera avec les vingt-sept francs cinquante.

BOISLAMBERT.

Quels vingt-sept francs cinquante.

MITAINE.

Rien, monsieur, rien... ne parlons pas de ça aujourd’hui... c’est une petite note de voitures... que j’ai payées pour monsieur, du temps que monsieur aimait madame... n’en parlons pas, nous avons tout le temps d’en parler... je vais chez Voisin.

Il tire le cordon.

Si quelqu’un sonne pendant que je ne serai pas là, vous aurez la bonté de tirer le cordon, n’est-ce pas, monsieur ?...

On entend des trompes de chasse, Mitaine va prendre la trompe qui est accrochée au mur de la loge.

Et moi aussi, j’en pince... Écoutez ça, monsieur. Écoutez ça.

Il sort en sonnant de toutes ses forces.

 

 

Scène VII

 

BOISLAMBERT, VICTOIRE

 

BOISLAMBERT, approchant une chaise.

Maintenant, mettez-vous là, et parlez-moi d’elle.

VICTOIRE, s’asseyant.

Vous l’aimez toujours, monsieur...

BOISLAMBERT, s’asseyant auprès d’elle.

Si je l’aime !... une femme pour qui j’ai dépensé quatre cent mille francs en vingt-deux mois.

VICTOIRE.

C’est beau ça !...

BOISLAMBERT.

Une femme à cause de qui je me suis brouillé avec toute ma famille... car j’ai une famille... on ne le dirait pas en me voyant... mais j’ai une famille, et qui me tient serré.

VICTOIRE.

Elle n’a pas tort !

BOISLAMBERT.

Quand je dis que je me suis brouillé avec ma famille à cause de Marguerite, ce n’est pas tout à fait exact... ce qui a causé la brouille, c’est que ma famille a voulu me marier.

VICTOIRE.

Oh !

BOISLAMBERT.

Oui, ma chère... avec une femme charmante... une veuve... madame de Nantoulas... Marceline de Nantoulas... Moi je n’ai d’abord dit ni oui ni non... mais, au dernier moment, pensant au chagrin que cela ferait à Marguerite, j’ai rompu... j’ai rompu de la façon la plus scandaleuse... le jour même du contrat. Alors, elle s’est fâchée pour tout de bon, ma famille... et elle m’a expédié à Chicago.

VICTOIRE.

Chicago... je connais ça... il en est venu un chez madame, un monsieur de Chicago.

BOISLAMBERT.

Et j’y suis resté pendant un an... dans une maison de banque, avec trois mille francs d’appointements... deux cent cinquante par mois.

Il se lève.

VICTOIRE, se levant.

C’était maigre...

Elle range les chaises.

BOISLAMBERT, gagnant la gauche.

Aussi n’en faisais-je qu’une bouchée... le jour où je les recevais, j’allais régulièrement les jouer... et je les perdais, non moins régulièrement. Enfin, ce mois-ci, la déveine s’est lassée... avec mes deux cent cinquante francs, j’en ai gagné sept ou huit mille... avec mes sept ou huit mille francs, j’ai eu l’idée d’acheter tous les billets d’un concert qui devait être donné trois jours plus tard par une société de perroquets chanteurs ; pendant ces trois jours j’ai revendu mes billets et je les ai revendus dix fois, vingt fois ce qu’ils m’avaient coûté... bénéfice net : quarante mille francs... Une fois que j’ai eu quarante mille francs dans ma poche, vous devinez ce que j’ai fait.

VICTOIRE.

Vous avez pensé à madame.

BOISLAMBERT.

Juste... il y a douze jours, je prenais le bateau à New-York ; hier, j’étais à Brest ; ce soir, je suis ici... chez Marguerite !!! Elle m’aime toujours, n’est-ce pas ?

VICTOIRE.

Certainement, monsieur !

Paraît Alfred. Il arrive par l’escalier avec une grande robe de chambre jaune à ramages, et un bonnet de coton, un bougeoir à la main.

 

 

Scène VIII

 

BOISLAMBERT, VICTOIRE, ALFRED

 

ALFRED, ouvrant la porte de la loge et entrant.

Où est-il le mousquetaire ?

BOISLAMBERT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

VICTOIRE.

C’est mon amoureux, monsieur.

BOISLAMBERT.

Il a tout à fait bon air.

ALFRED, donnant son bougeoir à Boislambert.

Tenez-moi ça, vous.

Il s’élance sur Victoire et il l’embrasse trois ou quatre fois, puis, reprenant son bougeoir.

Maintenant, rendez-moi ça ?...

BOISLAMBERT, vexé.

Ah çà ! mais...

VICTOIRE.

Il est comme ça... c’est la jeunesse !...

ALFRED.

C’est la jeunesse !

BOISLAMBERT.

Il est gentil !

VICTOIRE.

N’est-ce pas, monsieur ?

ALFRED.

J’ai fait tout ce que vous m’avez dit... J’ai attendu que ma tante fût endormie... et, dès qu’elle a été endormie, je suis descendu... D’abord, je n’osais pas... mais j’ai trouvé dans l’armoire un flacon de rhum... j’en ai bu la moitié... après ça, j’ai osé... Où est-il, le mousquetaire ?

VICTOIRE.

Il est là, dans la soupente de monsieur Mitaine... montez-y, et habillez-vous vite.

ALFRED.

Dans la soupente ?...

VICTOIRE.

Oui...

ALFRED.

On y va alors, on y va !... c’est la jeunesse !...

Il monte on trébuchant dans la soupente.

VICTOIRE, remontant.

Est-il gentil !...

BOISLAMBERT.

Malheureusement, cette beauté-là passera !...

VICTOIRE.

Oh ! non, monsieur.

À Boislambert.

Au revoir, monsieur.

BOISLAMBERT.

Vous partez...

VICTOIRE.

Oui, monsieur, je vais, moi, m’habiller en laitière... À tout à l’heure, Alfred !

Elle sort et monte par l’escalier. Alfred paraît dans la soupente, une botte de mousquetaire à la main.

ALFRED.

Je l’ai le mousquetaire !...

 

 

Scène IX

 

BOISLAMBERT, ALFRED, dans la soupente, derrière le rideau

 

BOISLAMBERT.

Mon projet est simple comme bonjour ! je laisse mon successeur monter chez Marguerite, et, quand Marguerite arrive, je lui propose de partir immédiatement avec moi pour Monaco. Elle accepte, nous partons...

ALFRED, dans la soupente, entr’ouvrant le rideau.

Dites donc, monsieur ?

BOISLAMBERT.

Eh bien quoi ?...

ALFRED.

Je n’osais pas d’abord... parce que j’avais peur de ma tante... mais, quand j’ai eu bu la moitié du flacon de rhum, j’ai osé...

BOISLAMBERT.

C’est bon, mon ami, c’est bon...

ALFRED.

Je crois bien que c’est bon !

Il disparaît.

BOISLAMBERT.

Nous arrivons à Monaco... je mets six mille francs trois fois de suite sur la rouge... la rouge sort trois fois de suite... après ça, je mets six mille francs sur la noire... la noire sort... encore trois fois sur la rouge, et la rouge sort les trois fois... une fois sur la noire, une fois sur la rouge... Ça sort toujours... on n’a pas idée d’une veine pareille !! ça me fait cinquante-quatre mille francs, je m’arrête... je m’arrête...

ALFRED, dans la soupente.

Dites donc, monsieur ?...

BOISLAMBERT.

Eh bien ?...

ALFRED.

Comment met-on ça, des bottes de mousquetaire ?

BOISLAMBERT.

L’une après l’autre.

ALFRED.

Merci, monsieur.

Il disparaît.

BOISLAMBERT.

Le lendemain, je ne gagne que trente-six mille francs... trente-six et cinquante-quatre font quatre-vingt-dix, ce qui, joint aux quarante mille que j’ai déjà...

ALFRED.

Monsieur ?

BOISLAMBERT.

Encore ?

ALFRED.

Je ne peux pas les mettre, les bottes...

Geignant.

Hein !... hein !

BOISLAMBERT.

Il n’y a pas moyen de faire sa caisse, avec un animal pareil... quatre-vingt-dix mille francs d’un côté, quarante mille de l’autre... ça fait cent trente mille francs, alors, je dis à Marguerite : faut-il continuer, faut-il nous eu tenir là ?... Marguerite me répond : Donne-moi d’abord les cent trente mille francs...

On sonne.

Mais je lui dis : tu n’es pas raisonnable, si je te donne les cent trente mille francs, qu’est-ce que je mettrai ? pour jouer, il faut mettre quelque chose... Si on ne mettait rien, tout le monde jouerait... Voyons, Marguerite, voyons, tu n’es pas raisonnable...

On sonne.

ALFRED.

Monsieur, monsieur ?...

BOISLAMBERT.

Ah ! vous allez me laisser tranquille, à la fin...

ALFRED.

Mais on sonne, monsieur, on sonne... à quoi ça vous sert-il de remplacer le concierge, si vous n’entendez pas qu’on sonne ?

On sonne plus fort.

BOISLAMBERT.

Tiens ! c’est vrai, on sonne !

Il tire le cordon : Marceline de Nantoulas, très voilée, entre dans la loge.

 

 

Scène X

 

BOISLAMBERT, MARCELINE, ALFRED, dans la soupente

 

MARCELINE.

Je suis riche, monsieur, je suis très riche... voici de l’argent.

BOISLAMBERT.

Mais, madame...

MARCELINE.

Voici de l’or... en échange de cet argent, en échange de cet or, je vous demanderai un service.

Elle va refermer la porte cochère qu’elle a laissée ouverte en entrant.

BOISLAMBERT, au public, montrant l’argent qu’il a dans la main.

Je vous prie do remarquer que je n’en distrais rien pour mes besoins personnels... je mets tout ça là, en tas ; ce sera pour Mitaine, quand il rentrera.

À Marceline qui rentre dans la loge.

Quel service, madame ?

MARCELINE, l’examinant.

Ah ! mon Dieu... mais c’est...

BOISLAMBERT.

Plaît-il ?

MARCELINE.

Monsieur de Boislambert...

BOISLAMBERT.

Vous me connaissez ?...

MARCELINE.

Parfaitement, je savais que vous étiez ruiné, mais j’ignorais que vous en eussiez été réduit à vous faire portier... je voulais dire concierge...

BOISLAMBERT, avec dignité.

Mais je ne le suis pas !...

ALFRED, dans la soupente, derrière les rideaux.

Hein ! hein !

Marceline regarde autour d’elle d’un air inquiet.

BOISLAMBERT, à part.

C’est cet animal de là-haut qui essaie d’entrer dans les bottes...

À Marceline.

Je vous assure, madame, que je n’en ai pas été du tout réduit à... Le concierge est sorti ; je le remplace momentanément, pour des raisons qu’il serait un peu long de vous expliquer.

MARCELINE.

Alors, ne me les expliquez pas, car je n’ai pas une minute à perdre. Je ne suis pas ce que vous pourriez croire, monsieur...

BOISLAMBERT.

Moi, madame, je ne crois rien du tout ; vous me connaissez, mais moi, je ne vous connais pas...

MARCELINE.

Je suis une honnête femme, monsieur.

BOISLAMBERT, cherchant à voir sous le voile de Marceline.

Autant que j’en puis juger, madame, c’est dommage.

MARCELINE.

C’est comme ça... Je suis une honnête femme, et vous allez comprendre ce que je viens faire ici ; je dois épouser dans huit jours le baron de Moranchard. Eh bien, savez-vous ce que je viens d’apprendre tout à l’heure, aux Italiens, sur le compte de monsieur de Moranchard que je dois épouser dans huit jours ?

BOISLAMBERT.

Non, madame, je ne le sais pas.

MARCELINE.

Je viens d’apprendre qu’il vient tous les soirs chez une cocotte qui demeure dans cette maison...

BOISLAMBERT, avec passion.

Marguerite... ma chère Marguerite !

MARCELINE.

Marguerite ! c’est bien cela... Marguerite Lamberthier.

BOISLAMBERT, à part.

C’est mon successeur...

ALFRED, continuant de geindre dans la soupente.

Hein !... hein !...

MARCELINE, étonnée.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

BOISLAMBERT.

Ne faites pas attention, ce sont des petites blanchisseuses qui passent !... Le jour de la mi-carême, vous savez...

MARCELINE.

Blottie dans une voiture, je suis allée l’attendre à la porte de son cercle ; il est sorti, il a pris un fiacre... et a donné l’adresse... c’était bien ici qu’il venait... je l’ai devancé, et me voici, monsieur, me voici et je l’attends.

BOISLAMBERT.

Nous l’attendons.

On sonne.

MARCELINE.

On sonne, monsieur, c’est lui, sans doute.

BOISLAMBERT.

Ce doit être lui.

MARCELINE.

Je vais le voir.

BOISLAMBERT.

Nous allons le voir.

Mettant deux chaises près de la porte vitrée.

Une pour vous, une pour moi... serez-vous bien pour le voir ?

MARCELINE, s’asseyant près du vasistas.

Très bien, je vous remercie.

BOISLAMBERT.

Ouvrons alors.

Il tire le cordon et vient s’asseoir près de Marceline. Entre le baron de Moranchard.

 

 

Scène XI

 

BOISLAMBERT, MARCELINE, ALFRED, dans la soupente, MORANCHARD

 

MARCELINE.

C’est bien lui !...

BOISLAMBERT.

Mes compliments, madame.

À part.

Il est infect !

Moranchard arrive lentement sur le devant de la scène ; là, il s’arrête.

MORANCHARD, dans l’allée.

Mais, me dira-t-on, tu n’aimes donc pas la femme que tu dois épouser dans huit jours ?... mande pardon, je l’adore... la preuve que je l’adore, c’est que, ce soir même, j’ai fait porter chez elle un bouquet énorme... et la corbeille... une corbeille magnifique !

MARCELINE, bas.

Qu’est-ce qu’il dit ?

BOISLAMBERT, bas.

Je n’entends pas.

MORANCHARD.

Mais alors, continuera-t-on... si tu adores la femme que tu dois épouser dans huit jours, comment se fait-il que tu viennes tous les soirs chez Marguerite Lamberthier ?... Je vais vous dire... C’est que j’ai promis à Marguerite de lui faire douze mille livres de rente le jour où je la quitterais : alors, dans l’intérêt même de mon futur ménage, j’aime autant la garder ; deux cent quarante mille francs de moins dans un ménage, c’est une chose grave, un mari qui a une maîtresse, c’est une chose grave, mais c’est une chose moins grave...

Il se dirige vers l’escalier.

Et puis je dis deux cent quarante mille francs... ça serait plus que ça... je serais obligé de vendre des valeurs... et comme il y a, en ce moment, sur toutes les valeurs de portefeuille une énorme dépréciation...

MARCELINE.

Il s’en va.

BOISLAMBERT.

Oui... il se décide.

Moranchard s’arrête et revient vers la loge.

Non, il revient...

MARCELINE.

Il va entrer ici... Monsieur... monsieur... je ne veux pas qu’il entre ici, je ne veux pas qu’il sache que je suis venue !

Elle se cache au fond de la loge.

BOISLAMBERT.

Soyez tranquille, madame, il n’entrera pas.

Jeu de scène. À deux, ou trois reprises, Moranchard essaie d’ouvrir la porte. Boislambert la referme, à la fin, Boislambert prend son parti, il sort, referme la porte derrière lui et se trouve dans l’allée en face de Moranchard.

BOISLAMBERT, agressif.

Vous devriez comprendre, monsieur, que si je m’obstine à refermer cette porte, c’est que je désire que vous n’entriez pas...

MORANCHARD, bon enfant.

C’est que je voudrais parler au concierge.

BOISLAMBERT.

Il n’y est pas...

MORANCHARD.

C’est vous qui le remplacez ?

BOISLAMBERT.

Avec avantage... j’ose le dire...

Avec intention.

Et ce n’est pas toujours facile de remplacer les gens avec avantage...

MORANCHARD.

Mademoiselle Marguerite Lamberthier, s’il vous plaît, elle est chez elle ?...

BOISLAMBERT.

Non, monsieur, elle n’y est pas.

MORANCHARD.

Et sa femme de chambre ?...

BOISLAMBERT.

Elle y est, la femme de chambre.

MORANCHARD.

Je vous remercie, voilà pour vous.

Il lui donne une pièce de cinq francs, et sort par l’escalier.

BOISLAMBERT, regardant ce que Moranchard lui a donné.

Cent sous !... Ah bien ! ceux-là, par exemple, je les garderai !

 

 

Scène XII

 

BOISLAMBERT, dans l’allée, MARCELINE, dans la loge, ALFRED, dans la soupente

 

ALFRED, se montrant brusquement à Marceline et agitant la casaque de mousquetaire.

J’ai mis les bottes et j’ai mis le faux nez... maintenant, je vais mettre la casaque.

MARCELINE, épouvantée.

Ah ! mon Dieu ! Ah ! au secours ! au secours !...

BOISLAMBERT, se précipitant dans la loge.

Qu’est-ce qu’il y a, madame ? qu’est-ce qu’il y a ?...

MARCELINE.

Là-haut... voyez...

BOISLAMBERT.

Veux-tu te cacher.

Alfred disparaît. On entend des cris : Alfred, où est Alfred ! et madame Paponnet se précipite par l’escalier.

 

 

Scène XIII

 

BOISLAMBERT, MARCELINE, ALFRED, MADAME PAPONNET, en camisole, avec des papillotes tout autour de la tête

 

MADAME PAPONNET, passant violemment sa tête par le carreau de la loge.

Où est Alfred ?...

MARCELINE, épouvantée.

Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

MADAME PAPONNET.

Je me suis réveillée... j’ai appelé Alfred... Alfred n’a pas répondu... Je me suis élancée dans sa chambre. Il n’y était plus... mais j’ai trouvé une lettre...

Agitant la lettre avec violence.

La voici, cette lettre, la voici...

BOISLAMBERT, lui montrant Marceline qui s’évanouit.

Monsieur le masque, je vous en prie...

MADAME PAPONNET.

Une lettre de femme... et cette femme attend Alfred à Valentino... Cordon, s’il vous plaît...

BOISLAMBERT.

Ah ! avec plaisir !

Il tire le cordon, la porte s’ouvre.

MADAME PAPONNET.

J’y vais à Valentino, moi aussi ! Je vais à Valentino chercher Alfred !...

Elle sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

BOISLAMBERT, MARCELINE, ALFRED, puis VICTOIRE

 

Dès que madame Paponnet est sortie de la loge, Marceline revient un peu à elle, mais elle retombe plus pâmée que jamais à la vue d’Alfred qui, à moitié vêtu en mousquetaire, s’élance hors de la soupente.

ALFRED.

Je vas me recoucher ! j’ai trop peur de ma tante, je vas me recoucher, je vas me recoucher.

Il s’élance hors de la loge, arrive à l’escalier et, là, rencontre Victoire.

VICTOIRE.

Eh bien ! Alfred ! Alfred !

ALFRED.

J’ai trop peur ! je vas me recoucher.

Il se sauve par l’escalier.

VICTOIRE, le poursuit en criant.

Alfred, Alfred.

 

 

Scène XV

 

BOISLAMBERT, MARCELINE, puis MITAINE et UN MARMITON

 

MARCELINE, assise près de la cheminée, s’évanouissant.

Ah ! j’en mourrai... ah !

BOISLAMBERT.

Madame... Voyons, madame.

Il lui ôte son voile.

Madame de Nantoulas !... la personne que.ma famille voulait absolument me faire épouser.

MARCELINE.

Oui, monsieur... c’est moi...

BOISLAMBERT.

Eh bien, madame, puisque le hasard nous remet l’un en face de l’autre dans une loge de concierge, je tiens à profiter de l’occasion pour vous expliquer...

MARCELINE.

Ne m’expliquez rien du tout. Donnez-moi seulement le bras jusqu’à ma voiture...

Boislambert offre son bras à Marceline et ils sortent de la loge. Au même instant, par la porte cochère, restée ouverte après la sortie de madame Paponnet, rentrent Mitaine et un marmiton portant une manne sur sa tête.

MITAINE, rencontrant Boislambert.

Voilà votre souper !...

BOISLAMBERT.

C’est bien ! je reviens.

Mitaine et le marmiton entrent dans la loge. Boislambert et Marceline s’en vont par l’allée.

C’était ma famille qui voulait me marier ; moi, je ne voulais pas... j’avais une passion dans le cœur, une passion dévorante...

Ils sortent par le fond. Arrivent par l’escalier Victoire et Alfred. Mitaine et le marmiton retirent les objets de la manne et mettent le couvert.

 

 

Scène XVI

 

MITAINE, LE MARMITON, VICTOIRE, ALFRED

 

ALFRED, se faisant traîner.

Non, je vous dis... j’ai trop peur... je veux aller me recoucher.

VICTOIRE, le tirant par la main.

Venez donc... Est-ce que vous n’êtes pas honteux... un homme, être poltron comme ça...

ALFRED.

Je ne suis pas poltron.

VICTOIRE.

Oh !

MITAINE, au marmiton, après avoir fini de mettre le couvert.

Là, c’est très bien.

Le marmiton sort de la loge, Mitaine est sur le pas de la porte.

ALFRED.

Non, je ne suis pas poltron... Vous allez bien voir que je ne suis pas poltron.

Il donne un violent coup de pied au marmiton... Celui-ci tombe sur Alfred à coups de poing, le jette par terre et sort par le fond. Alfred, par terre, avec orgueil.

Vous voyez bien que je ne suis pas poltron, mais j’ai peur de ma tante.

On sonne.

La voilà, ma tante ! la voilà ! la voilà !

Il se sauve par l’escalier, Victoire le poursuit en criant de plus belle : Alfred. Alfred. Entrent Marguerite et le premier vicomte. Mitaine alors s’élance, à son tour, par l’escalier.

MITAINE, criant.

Ce n’est pas votre tante, monsieur Alfred... C’est madame, descendez, mademoiselle Victoire, c’est madame...

Il sort par l’escalier.

 

 

Scène XVII

 

MARGUERITE, PREMIER VICOMTE, puis VICTOIRE

 

PREMIER VICOMTE, dans l’allée.

Voyons, Marguerite.

MARGUERITE.

Non, c’est impossible.

PREMIER VICOMTE.

Cependant...

MARGUERITE.

C’est impossible, je vous dis...

PREMIER VICOMTE.

Marguerite...

MARGUERITE.

Ah ! vous m’impatientez !...

Le premier vicomte remonte. Entre Victoire.

Eh bien, Victoire... le baron ?...

VICTOIRE.

Je lui ai donné la lettre, madame...

MARGUERITE.

Et il est parti ?...

VICTOIRE.

Non, madame, il est toujours là-haut.

MARGUERITE.

Ah ! montez chez moi alors, vous m’apporterez mon loup et mon domino.

VICTOIRE.

Bien, madame.

Elle sort. Entre Boislambert éperdu.

 

 

Scène XVIII

 

MARGUERITE, PREMIER VICOMTE, BOISLAMBERT

 

BOISLAMBERT.

C’est bien elle que je viens de voir rentrer... Marguerite, ma chère Marguerite.

MARGUERITE.

Monsieur de Boislambert ?

BOISLAMBERT.

Vous m’aimez toujours, n’est-ce pas ?

Mouvement du premier vicomte.

MARGUERITE.

Qu’est-ce que c’est ?

BOISLAMBERT, regardant le vicomte.

Ah ! c’est juste. Madame veut-elle me faire l’honneur d’entrer un instant chez le concierge ?... je voudrais lui dire deux mots en particulier.

MARGUERITE.

Allons, soit...

PREMIER VICOMTE.

Mais, Marguerite.

MARGUERITE.

Restez là, vous, et attendez.

Elle entre dans la loge. Boislambert et le premier vicomte échangent des regards irrités.

BOISLAMBERT, entrant dans la loge.

Enfin ! je la vois ! elle est là... je vais lui parler... il y a un an que j’attendais ça... Marguerite !... Marguerite !...

 

 

Scène XIX

 

BOISLAMBERT, MARGUERITE, dans la loge, PREMIER VICOMTE, se promenant dans l’allée, puis VICTOIRE

 

Marguerite tire de sa poche une petite glace, une boîte à poudre de riz et s’arrange la figure pendant toute la conversation.

MARGUERITE.

Eh bien ?...

BOISLAMBERT.

Eh bien, mais...

MARGUERITE.

Qu’est-ce que vous avez à me dire, voyons !...

BOISLAMBERT.

Mais j’ai à vous dire que... j’ai à vous dire... Vous m’aimez toujours, n’est-ce pas ?

MARGUERITE, très gaie.

Moi, pas le moins du monde...

BOISLAMBERT.

Hé ?

MARGUERITE.

Vous me demandez si je vous aime : je vous réponds, moi, que je ne vous aime pas le moins du monde.

BOISLAMBERT, à part.

Marguerite me paraît froide !

MARGUERITE.

Vous me trouvez mauvaise... pas du tout... je suis bonne... et c’est parce que je suis bonne que je ne veux pas que vous me passiez une seconde fois par mes griffes... Est-ce que vous croyez que je ne vois pas de quoi il retourne ?... vous avez, je ne sais comment, rattrapé un peu d’argent et vous vous dépêchez de ne l’apporter... Eh bien, je n’en veux pas...

BOISLAMBERT.

Ah !

MARGUERITE.

Non, je n’en veux pas... ruiner les gens une fois, c’est tout simple... il faut bien vivre... mais, après les avoir ruinés une fois, les ruiner encore, ce serait de l’acharnement, de la méchanceté... et, je vous le répète, je ne suis pas méchante... je suis bonne.

BOISLAMBERT.

Oh !!

MARGUERITE.

Ce pauvre Boislambert.

BOISLAMBERT.

Cette chère Marguerite...

MARGUERITE.

Il faudra venir me voir...

BOISLAMBERT.

Vous voulez bien.

MARGUERITE.

Je veux bien... Et même...

BOISLAMBERT.

Et même...

MARGUERITE.

Un de ces jours...

BOISLAMBERT.

Un de ces jours...

MARGUERITE.

Je dînerai avec vous...

BOISLAMBERT.

Quand cela ?...

MARGUERITE.

Voyons un peu... Demain... après-demain... après-après-demain... De samedi en quinze, ça vous va-t-il ?...

BOISLAMBERT, avec éclat.

Marguerite...

MARGUERITE.

Eh mon Dieu...

BOISLAMBERT.

Je vous aime toujours, moi...

MARGUERITE.

Je sais bien, après...

BOISLAMBERT.

Voulez-vous tout quitter pour me suivre ?

MARGUERITE.

Comme ça, tout de suite...

BOISLAMBERT.

Oui, nous partons pour Monaco... je mets six mille francs trois fois de suite sur la rouge, la rouge sort trois fois de suite...

MARGUERITE.

Il faut soigner ça, mon ami.

BOISLAMBERT.

Marguerite !...

MARGUERITE.

Il faut soigner ça, je vous assure.

Entre Victoire apportant le loup et le domino.

VICTOIRE.

Voici, madame, le loup et le domino...

MARGUERITE, tout en s’habillant.

Il continue à m’attendre, le baron ?

VICTOIRE.

Oui, madame...

MARGUERITE.

Eh bien, dès que je serai partie, vous irez, de ma part, le prier de sortir de chez moi... de sortir tout de suite... vous entendez...

VICTOIRE.

Oui, madame.

BOISLAMBERT, tout en l’aidant à mettre son domino.

Marguerite, voyons, Marguerite, ma petite Marguerite.

MARGUERITE.

Il faut soigner ça... Allons, monsieur, on m’attend.

Elle sort.

BOISLAMBERT.

Décidément elle est froide !

Elle sort de la loge, et entre dans l’allée. Victoire tire le cordon, entre le deuxième vicomte.

 

 

Scène XX

 

MARGUERITE, BOISLAMBERT, sur la porte de la loge, PREMIER VICOMTE, DEUXIÈME VICOMTE, VICTOIRE, puis TROISIÈME VICOMTE

 

DEUXIÈME VICOMTE, dans l’allée.

Marguerite, j’allais chez vous... vous venez au bal du Grand-Hôtel ?...

MARGUERITE.

Je partais, vous voyez.

DEUXIÈME VICOMTE.

Prenez mon bras, alors...

PREMIER VICOMTE.

Ah çà ! mais, monsieur...

DEUXIÈME VICOMTE.

Plaît-il, monsieur.

PREMIER VICOMTE.

J’ai offert mon bras, moi aussi ; monsieur.

DEUXIÈME VICOMTE.

C’est ça qui m’est égal, monsieur.

PREMIER VICOMTE.

Monsieur...

DEUXIÈME VICOMTE.

Eh bien... monsieur.

PREMIER VICOMTE, lui donnant une gifle.

Voici, monsieur.

DEUXIÈME VICOMTE, la lui rendant.

Voilà, monsieur.

PREMIER VICOMTE, nouvelle gifle.

Et vli.

DEUXIÈME VICOMTE, de même.

Et vlan.

Après les gifles données et reçues, les deux vicomtes, très courtoisement, se saluent et, le chapeau levé, échangent les répliques suivantes. 

PREMIER VICOMTE.

Et maintenant venez, monsieur, nous trouverons des témoins au cercle.

DEUXIÈME VICOMTE.

Je vous suis, monsieur. – Au revoir, Marguerite… vous ne nous en voulez pas ?...

PREMIER VICOMTE.

Au revoir, Marguerite...

MARGUERITE.

Bonsoir, messieurs.

Ils sortent.

BOISLAMBERT, passant sa tête par le vasistas.

Eh bien, mais... dites donc, Marguerite ?

MARGUERITE.

Quoi, mon ami ?

BOISLAMBERT, offrant son bras.

Puisqu’ils sont partis, hé ?

MARGUERITE.

Ce pauvre Boislambert ! Envoyez-moi ma femme de chambre.

BOISLAMBERT, à Victoire.

Victoire, madame vous demande.

Victoire sort de la loge.

MARGUERITE.

Allez dire au vicomte Raoul que je l’attends... vous le trouverez dans une voiture... là... dans la rue... à dix pas de la porte...

VICTOIRE.

Bien, madame.

Se dirigeant vers la porte cochère.

Cordon, s’il vous plaît ?

BOISLAMBERT, indigné, se révoltant.

Oh !

MARGUERITE, avec autorité.

Eh bien ?...

Boislambert tire docilement le cordon, Victoire sort.

BOISLAMBERT, après avoir tiré le cordon.

Dites donc, Marguerite ?...

MARGUERITE.

Quoi, mon ami ?...

BOISLAMBERT.

Est-ce qu’il y en avait autant que ça, de mon temps ?

MARGUERITE, riant.

Mais certainement, mon ami, certainement !

Revient Victoire, ramenant le troisième vicomte.

TROISIÈME VICOMTE.

Marguerite, ma chère Marguerite...

MARGUERITE, prenant le bras du vicomte, à Victoire.

Vous savez ce que vous avez à dire au baron.

VICTOIRE.

Oui, madame.

MARGUERITE, à Boislambert.

Bonsoir, mon ami, à bientôt, n’est-ce pas, à bientôt.

TROISIÈME VICOMTE.

Je suis allé voir ce notaire, pour l’hôtel... on demande trois cent mille francs.

MARGUERITE.

Eh bien ?...

Ils sortent.

 

 

Scène XXI

 

BOISLAMBERT, VICTOIRE, puis MITAINE, puis UN SERGENT DE VILLE

 

BOISLAMBERT, se mettant à table.

Et voilà les femmes à cause desquelles nous faisons le désespoir de nos familles.

VICTOIRE, à Mitaine qui descend par l’escalier.

Et Alfred... qu’est-ce que vous avez fait d’Alfred ?...

MITAINE.

Il a repris courage en buvant la seconde moitié du flacon de rhum... maintenant, il est en train de mettre une robe à sa tante... il trouve que, pour aller au bal, ce costume-là sera plus drôle que le costume de mousquetaire.

VICTOIRE.

Faut que j’aille voir ça !...je vais d’abord mettre monsieur le baron à la porte, et puis j’irai voir ça !...

Elle remonte par l’escalier. Mitaine entre dans la loge.

BOISLAMBERT, lui offrant un verre de Champagne.

Dites-moi, Mitaine ?

MITAINE, buvant.

Quoi, monsieur ?

Il s’assied en face de Boislambert.

BOISLAMBERT.

J’ai été l’amant de Marguerite pendant vingt-deux mois, j’ai été son portier pendant cinq minutes, eh bien, il me semble que j’en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu’en étant son amant pendant vingt-deux mois !

MITAINE.

Jugez un peu, monsieur, jugez ce que vous auriez appris si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois.

BOISLAMBERT.

Dites-moi, Mitaine.

MITAINE.

Quoi, monsieur ?

BOISLAMBERT.

Elle me trompait, n’est-ce pas ?...

MITAINE.

Oh ! monsieur ! vous pouvez vous en flatter !

BOISLAMBERT.

Elle me jouait des tours ?...

MITAINE.

Oh !

BOISLAMBERT.

Racontez-moi un peu les tours qu’elle me jouait...

MITAINE.

Oh ! non... je ne vous raconterai pas.

BOISLAMBERT.

Pourquoi ça ?...

MITAINE.

Parce que vous m’en voudriez...

BOISLAMBERT.

Au contraire, Mitaine, au contraire !...

MITAINE.

Ah ! oui... on dit ça, et puis après...

BOISLAMBERT.

Je vous assure que je ne vous en voudrai pas...

MITAINE.

Bien vrai ?

BOISLAMBERT.

Bien vrai...

MITAINE.

Eh bien, alors... je ne ferais ça pour personne, au moins...mais, vous, vous avez toujours été gentil avec moi, bon garçon, pas fier... Tenez, une chose, entre autres, vous rappelez-vous qu’un soir j’ai absolument refusé de vous laisser monter chez madame ?

BOISLAMBERT.

Ah ! oui... vous étiez bien gris, ce soir-là !

MITAINE.

J’étais bien gris.

BOISLAMBERT, se levant et passant.

Oh ! oui !... vous vous en alliez comme ça...

Il imite la démarche d’un homme ivre.

et vous vous mettiez toujours devant moi pour m’empêcher de monter. Vous parliez comme ça...

Imitant la voix.

Est-ce que je vous connais, moi ?... vous étiez tellement gris que vous ne me reconnaissiez pas... aussi je ne vous en ai pas voulu.

MITAINE, qui s’est levé.

Je n’étais pas gris, monsieur...

BOISLAMBERT.

Hein ?...

MITAINE.

Je m’en allais comme ça... je parlais comme ça... mais je n’étais pas gris du tout... seulement, madame m’avait dit : Mitaine, mon bon Mitaine, trouvez un moyen, celui que vous voudrez, ça m’est égal... mais il faut absolument que, ce soir, vous empêchiez monsieur de Boislambert de monter chez moi.

BOISLAMBERT.

Oh !

MITAINE.

Cinq minutes après, vous êtes arrivé ; alors, j’ai fait semblant de ne pas vous reconnaître, et je vous ai empêché de monter.

BOISLAMBERT.

Il me semble même, monsieur Mitaine, que, comme j’insistais...

MITAINE.

En effet, vous avez insisté...

BOISLAMBERT.

Il me semble que vous vous êtes permis...

MITAINE.

Oui... avec mon balai... mais je tapais à côté... monsieur... vous devez vous rappeler que, presque tout le temps, je tapais à côté...

BOISLAMBERT, furieux.

Monsieur Mitaine !!!

MITAINE.

Qu’est-ce que je vous disais ?... vous m’avez demandé la vérité, je vous l’ai dite... et voilà que vous m’en voulez.

BOISLAMBERT.

Non je ne vous en veux pas !

MITAINE.

Bien vrai ?

BOISLAMBERT.

Bien vrai !... Qui était-ce ?

MITAINE.

Celui qui ?... je n’ai jamais pu savoir, monsieur... j’ai essayé de faire jaser son chambellan, mais il ne parlait pas français.

BOISLAMBERT.

Son aide de camp !...

MITAINE.

Oui...

BOISLAMBERT, flatté.

Mais, alors, c’était... c’était un...

MITAINE.

Sans cela, est-ce que vous croyez que je me serais permis...

BOISLAMBERT.

Dites donc, Mitaine ?

MITAINE.

Quoi, monsieur ?

BOISLAMBERT.

Toute réflexion faite, j’ai peut-être eu tort de ne pas épouser madame de Nantoulas... elle était très jolie, madame de Nantoulas, et elle avait deux millions...

On sonne. Il va pour tirer le cordon.

MITAINE, arrêtant Boislambert.

Monsieur, par exemple !... je ne souffrirai pas, quand je suis là...

Il tire le cordon. Entre un sergent de ville.

LE SERGENT DE VILLE, dans l’allée.

Est-ce vraiment ici que demeure une dame Paponnet ?

MITAINE.

Oui, c’est ici.

LE SERGENT DE VILLE.

Eh bien, cette dame a fait du scandale à Valentino, on l’a fourrée au poste, et elle vous prie de venir la réclamer.

MITAINE.

C’est bien, j’y vais... À Valentino, dites-vous ?

LE SERGENT DE VILLE.

Oui, à Valentino.

BOISLAMBERT.

Mais, moi aussi, je veux m’en aller.

MITAINE, à Boislambert.

Ne vous en allez pas encore ; vous garderez la loge jusqu’à mon retour.

BOISLAMBERT.

Par exemple...

MITAINE.

Ah ! vous ne pouvez pas me refuser ça, monsieur de Boislambert !

Au sergent de ville.

Marchons, monsieur.

Il sort avec le sergent de ville.

 

 

Scène XXII

 

BOISLAMBERT, seul

 

Ainsi, j’aurai dépensé quatre cent mille francs en vingt-deux mois, tout ça pour me faire donner des coups de balai par un portier... et, après m’avoir donné des coups de balai, ce portier me priera de garder sa loge... Vous ne pouvez pas me refuser ça !... Tu vas bien voir comme je ne peux pas te refuser ça !... Cordon, s’il vous plaît !

Il le tire.

Merci !

Il sort sans fermer la porte cochère.

 

 

Scène XXIII

 

MORANCHARD, parlant dans l’escalier

 

Eh bien... c’est bon, on s’en va...

Dans l’allée.

Cordon, s’il vous plaît !...

Retournant dans l’escalier.

Mais quant aux douze mille livres de rente, vous pouvez dire à votre maîtresse...

Dans l’allée.

Du moment que c’est elle qui me met à la porte, n’est-ce pas ?... Cordon, s’il vous plaît.

Il va au fond de l’allée.

Madame de Nantoulas, ici !... qu’est-ce que ça veut dire ?

Il remonte précipitamment et rentre dans la loge.

Chut ! ne dites rien... Tiens ! Où est donc le portier ?

Entrent Marceline et Boislambert. Moranchard les voyant par le vasistas.

Le voilà avec madame de Nantoulas !

 

 

Scène XXIV

 

MARCELINE, BOISLAMBERT, MORANCHARD, dans la loge

 

BOISLAMBERT, portant une grande corbeille de mariage en satin blanc.

Mais quel heureux hasard, madame... je serais allé chez vous si je n’avais pas eu le plaisir...

MARCELINE, montrant la corbeille.

Voilà ce que j’ai trouvé en rentrant chez moi, monsieur... une corbeille de mariage envoyée par ce misérable... Alors, vous comprenez, l’indignation... j’ai tenu à lui rapporter tout de suite sa corbeille... Et il m’a paru piquant de la lui rapporter ici même.

BOISLAMBERT.

Très piquant, en effet... mais, dites-moi, madame ?

MARCELINE.

Quoi, monsieur ?

BOISLAMBERT.

Puisque vous rapportez la corbeille... c’est que vous ne voulez plus du mari...

MARCELINE.

Certainement non, je n’en veux plus !

BOISLAMBERT, à genoux.

Mais alors, vous êtes libre !... Ah !...

MARCELINE.

Que faites-vous, monsieur ?

BOISLAMBERT.

J’embrasse vos genoux !

MARCELINE.

Ici !... dans une allée.

BOISLAMBERT, se relevant.

Vous avez raison, madame... mais, si vous voulez me faire l’honneur d’entrer un instant chez le concierge...

À plusieurs reprises, il essaie d’ouvrir la porte de la loge. Le baron la referme chaque fois. À la fin, le baron lâche la porte. Boislambert manque de tomber ;  quand il entre dans la loge, il n’y trouve plus personne. Le baron s’est réfugié dans la soupente.

 

 

Scène XXV

 

BOISLAMBERT, MARCELINE dans la loge, MORANCHARD, dans la soupente, puis les PREMIER et DEUXIÈME VICOMTES, dans l’allée

 

BOISLAMBERT.

Et maintenant, madame, maintenant que nous sommes seuls !...

Il retombe aux pieds de Marceline.

MARCELINE.

Eh bien, monsieur !...

BOISLAMBERT, avec transport.

Je reprends la conversation où je l’avais laissée...

MORANCHARD, dans la soupente, avec désespoir.

Oh !

BOISLAMBERT, aux pieds de Marceline.

Je vous aime, madame.

On sonne.

MARCELINE.

On sonne, monsieur.

BOISLAMBERT.

Vous croyez ?...

MARCELINE.

J’en suis sûre...

BOISLAMBERT tire le cordon, puis retombe aux pieds de Marceline, Le premier vicomte entre et ferme la porte cochère.

Je vous aime, madame.

MARCELINE.

On n’a pas idée de ça !... après m’avoir abandonnée !...

PREMIER VICOMTE, passant sa tête par le vasistas.

Mademoiselle Marguerite Lamberthier ?

BOISLAMBERT, toujours à genoux.

Elle est sortie.

PREMIER VICOMTE.

Tenez, brave homme, prenez ces vingt francs, et laissez-moi l’attendre ici.

BOISLAMBERT.

Tant qu’il vous plaira !...

Le vicomte met un louis sur la tablette qui est devant le vasistas et se promène dans l’allée. À Marceline.

Je vous aime, madame.

On sonne.

MARCELINE.

On sonne encore, monsieur.

BOISLAMBERT.

Cette fois, j’ai entendu...

Il tire le cordon. Entre le deuxième vicomte. Regards échangés entre les deux vicomtes. Boislambert retombe encore aux pieds de Marceline.

Je vous aime, madame...

MARCELINE.

Je vous le répète, monsieur, on n’a pas idée de ça !... dans une loge de concierge.

DEUXIÈME VICOMTE, passant sa tête.

Mademoiselle Marguerite Lamberthier ?

BOISLAMBERT, à genoux.

Elle est sortie... mettez vingt francs là-dessus, et attendez-la dans l’allée !...

DEUXIÈME VICOMTE, passant les vingt francs.

Je vous remercie.

Promenade des deux vicomtes. Regards furieux.

BOISLAMBERT.

Je vous aime, madame, et j’ai l’honneur de vous demander votre main !...

MARCELINE.

Pour tout de bon, cette fois ?

BOISLAMBERT, se levant.

Pour tout de bon !... et je crois pouvoir vous assurer qu’en m’épousant vous serez la femme la plus heureuse du monde...

MARCELINE.

Bien sûr ?

BOISLAMBERT.

Oui, bien sûr !...

MARCELINE.

Ah !... alors, je puis bien vous l’avouer... ce baron de Moranchard... je ne l’épousais que par dépit... Au fond, j’en aimais un autre... et cet autre, c’était...

BOISLAMBERT.

C’était ?...

MARCELINE, se jetant dans ses bras.

Octave !

BOISLAMBERT.

Marceline !

MARCELINE, apercevant Moranchard.

Ah !

BOISLAMBERT.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MARCELINE, lui montrant Moranchard qui descend de la soupente avec la robe de chambre d’Alfred, le bonnet de coton, le faux nez et le bougeoir.

Là... là... voyez !...

MORANCHARD, après être descendu de la soupente.

Cordon, s’il vous plaît.

BOISLAMBERT.

Qui êtes-vous donc, monsieur ?

MORANCHARD, prenant Boislambert à part et bas.

Je suis le baron de Moranchard, celui qui devait épouser madame... j’ai mis ce déguisement pour échapper à une explication toujours pénible... et maintenant, je m’en vais. Je vous cède tous mes droits... il n’y a qu’une chose qui me vexe... c’est qu’elle ait pu me préférer un portier.

BOISLAMBERT.

Mais je ne le suis que par intérim... je suis habituellement monsieur de Boislambert.

MORANCHARD.

Monsieur de Boislambert.

BOISLAMBERT.

Oui...

MORANCHARD.

Eh bien, alors, dites donc... vous devriez bien me rendre un service...

BOISLAMBERT.

Quel service ?...

MORANCHARD.

Vous devriez bien me reprendre la corbeille, puisque c’est vous qui épousez, elle est très bien...

BOISLAMBERT.

Oui... elle n’est pas mal... qu’est-ce qu’elle vous a coûté ?

MORANCHAHD.

Quarante mille francs.

BOISLAMBERT.

Comme ça se trouve !

Il lui donne un paquet de billets de banque.

MORANCHARD.

Merci... il manque sept mille francs, mais j’y gagne encore ! – Cordon, s’il vous plaît...

BOISLAMBERT.

Comme concierge.

MORANCHARD.

Non, comme rival ! comme rival généreux !...

Ils se serrent la main.

BOISLAMBERT.

À la bonne heure !...

Il tire le cordon. Entre Mitaine, ayant à son bras madame Paponnet.

 

 

Scène XXVI

 

TOUT LE MONDE

 

MADAME PAPONNET, apercevant Moranchard qui a toujours la robe de chambre d’Alfred et qui sort de la loge.

Le voilà, Alfred, le voilà !...

Elle saute sur Moranchard, le bouscule, lui arrache son faux nez, et s’aperçoit que ce n’est pas Alfred.

Tiens, non, ça n’est pas lui...

Arrive, par l’escalier, Alfred complètement gris, criant et chantant avec Victoire.

Le voilà, le monstre, et il a mis ma robe des dimanches !

Elle saute sur Alfred. Entrent Marguerite et le troisième vicomte.

MARGUERITE.

Passons vite, Raoul, passons vite...

Ils s’engagent dans l’escalier.

PREMIER et DEUXIÈME VICOMTES, s’élançant derrière Marguerite.

Marguerite ! Marguerite !

MORANCHARD, suivant les vicomtes avec son bougeoir.

Marguerite ! Marguerite !

Ils disparaissent tous par l’escalier. Pendant ce temps, Alfred, que poursuit madame Paponnet, s’est réfugié dans la soupente. Marceline, dans la loge, continue à mourir de peur ; Boislambert est à ses pieds. Mitaine a pris Victoire par la taille et sonne du cor. Cris et cornet à bouquin au dehors. Lutte dans la soupente entre madame Paponnet et Alfred, etc., etc.

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