La Loge du portier (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)

Tableau-vaudeville en un acte

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase le 14 Janvier 1823.

 

Personnages

 

M. DE SELMAR, négociant, maître de la maison

PHILIPPE, valet de chambre

M. RAYMOND, propriétaire à Marseille

ADOLPHE, son neveu

MORODAN, cocher de M. Raymond

PIED-LÉGER, facteur de la poste aux lettres

LAFLEUR

MADAME JACOB, la portière

LE PETIT JACOB, son fils

ANNETTE, femme de chambre

 

À Paris.

 

Le vestibule d’un hôtel. Au fond, la porte cochère. À gauche, sur le premier plan, la loge du portier ; sur le second, un escalier dérobé. À droite sur le premier plan, le grand escalier d’honneur, avec une rampe en fer et en cuivre doré. Au coin de l’escalier, et sur le devant du théâtre, un grand poêle. Une grande lampe, non allumée, descend de la voûte.

 

 

Scène première

 

ADOLPHE, enveloppé d’un quiroga, et descendant l’escalier avec précaution

 

Sept heures viennent de sonner, et je puis sortir, je crois, sans être aperçu... Comment ! les portes de l’hôtel ne sont pas encore ouvertes ! il me semblait de là-haut avoir entendu... mais non, cette maudite portière est là qui dort tranquillement. Ces gens-là sont d’une paresse ! Et si les autres domestiques venaient à s’éveiller... je n’ose maintenant remonter par ce petit escalier que je connais si bien. Annette, la femme de chambre, n’aurait qu’à m’entendre, tout serait perdu. Quand j’y pense, quelle situation est la mienne ! Être obligé de me cacher, d’avoir recours au mystère, moi, avec les droits et le titre que j’ai !

On entend frapper.

Qui vient de si bon matin ?

Il se cache contre la rampe de l’escalier. On frappe de nouveau.

Cette fois, il faudra bien que l’on ouvre.

JACOB, qu’on ne voit pas et qui est dans la loge.

Ma mère, est-ce que vous n’entendez pas ? voilà la seconde fois que l’on frappe.

MADAME JACOB, dans la loge.

Eh bien ! lève-toi, et va tirer les gros verrous.

JACOB.

Ce n’est pas la peine : il était si tard hier que je ne les ai pas mis, c’a été plus tôt fait.

ADOLPHE, à part.

Voilà une maison bien gardée...

On frappe de nouveau.

Allons, ils n’en finiront pas.

JACOB.

Mais tirez donc le cordon ; on fait un tapage qui va réveiller ces dames.

On entend tirer le cordon, la porte du fond s’ouvre.

 

 

Scène II

 

PIED-LÉGER, avec sa boîte aux lettres, ADOLPHE, toujours caché

 

PIED-LÉGER, allant à la loge et frappant aux carreaux.

Mère Jacob, mère Jacob, c’est le facteur.

Air du Ballet des Pierrots.

Eh bien ! quand serez-vous levée ?
Peut-on s’éveiller aussi tard !

ADOLPHE, à part.

À merveille ! son arrivée
Pourra protéger mon départ.
Enfin, grâce à lui, je m’esquive ;
On voit souvent de ces jeux-là,
Et c’est parce que l’un arrive
Que bien souvent l’autre s’en va.

Il sort par la porte qui était restée ouverte.

PIED-LÉGER, se retournant et l’apercevant sortir.

Voilà un des bourgeois de l’hôtel qui est matinal.

Il frappe de nouveau à la loge.

Eh bien ! madame Jacob, vous réveillerez-vous ? Elle ne répondra pas... c’est pire que la Belle aubois dormant !

 

 

Scène III

 

PIED-LÉGER, MADAME JACOB, paraissant, le petit JACOB

 

MADAME JACOB.

Eh bien ! monsieur Pied-Léger, qu’y a-t-il ?

PIED-LÉGER.

Il y a que, depuis une heure, vous me faites attendre à la porte ; j’en ai l’onglée, et la distribution en souffre. Voilà d’abord vos journaux.

Cherchant parmi ceux qu’il a.

Monsieur Selmar, négociant, rue de la Chaussée-d’Antin.

MADAME JACOB.

Y sont-ils tous les trois ?

PIED-LÉGER.

Eh ! oui, y compris le Journal des Modes. Mais savez-vous, madame Jacob, qu’excepté vous on se lève de bon matin dans votre maison ? Au moment où j’entrais, il y avait un monsieur qui descendait l’escalier.

MADAME JACOB.

M. de Selmar serait déjà sorti ! à cette heure ! à pied ! cela n’est pas possible.

PIED-LÉGER.

Je vous dis que je l’ai vu... un petit, enveloppé dans un quiroga.

MADAME JACOB.

Un petit... et M. de Selmar est grand, et puis !...

À son fils.

dis donc, Jacob, est-ce que monsieur a un quiroga ?

JACOB.

Est-ce que je le sais ! ne me parlez pas de manteaux et de pelisses ; moi, ça m’embrouille.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

C’te mode nouvelle à moi m’ semble
Devoir produire des abus,
Par ce moyen tout l’ mond’ se r’semble,
Jeunes et vieux sont confondus :
Et l’autre soir vous savez comme
C’te jeun’ dame, en sortant d’ici,
S’en allait avec un bel homme
Qu’elle avait pris pour son mari.

MADAME JACOB.

Il faut cependant que ce soit monsieur, car il n’y a pas d’autre personne dans la maison ; l’hôtel entier n’est habité que par M. de Selmar et sa femme... et mademoiselle Gabrielle, leur fille ; pas d’autres locataires.

PIED-LÉGER.

Ce serait en effet assez bizarre.

Il regarde dans la loge.

Ah ! mon Dieu ! votre pendule va-t-elle bien ? Ma levée de huit heures qui devrait être terminée ! voilà vos lettres, nous réglerons une autre fois.

MADAME JACOB.

Dites donc, monsieur Pied-Léger, vous viendrez un de ces jours faire la partie de loto... Lundi nous recevons ; une soirée tranquille, sans cérémonie, le cidre et les marrons ; nous causerons des nouvelles du quartier.

PIED-LÉGER.

Justement j’en ai de bonnes : vous savez bien, la portière du numéro 9...

MADAME JACOB.

Cette jeune veuve ?

PIED-LÉGER.

Ah ! bien oui ! je vous apporterai une lettre de faire part... la mère et l’enfant se portent bien. À ce soir, madame Jacob, à ce soir, après la dernière levée.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME JACOB, JACOB, se mettant à déjeuner

 

MADAME JACOB.

Voilà une aventure bien singulière, et qu’il faut absolument que j’éclaircisse.

Elle cherche à entr’ouvrir les lettres, et à lire malgré le pli.

 

 

Scène V

 

JACOB, dans la loge, MADAME JACOB, M. RAYMOND, couvert d’une redingote brune

 

MADAME JACOB, à M. Raymond qui entre.

Qu’y a-t-il ? Que demandez-vous ?

RAYMOND.

C’est une lettre qu’on m’a dit de remettre à M. de Selmar ; on attend la réponse.

MADAME JACOB.

M. de Selmar n’y est pas. Quand je dis qu’il n’y est pas, c’est-à-dire qu’il pourrait bien y être, car moi je ne l’ai pas vu sortir.

À part.

Mais voilà un bon moyen pour connaître la vérité.

Haut.

Voulez-vous prendre la peine d’attendre ? je vais porter moi-même la lettre à M. de Selmar.

À part.

S’il est là-haut, il est bien évident que ce n’est pas lui qui tout à l’heure... Alors nous saurons peut-être quel est ce beau jeune homme qui ne demeure point ici et qui sort de si bon matin.

Haut à Raymond.

Je suis à vous.

À son fils.

Jacob, reste là, et garde bien la porte.

JACOB, criant.

Oui, ma mère.

 

 

Scène VI

 

JACOB, dans la loge, M. RAYMOND

 

RAYMOND.

Il paraît que madame Jacob, c’est la portière. Mais comment ne sait-elle pas si son maître est absent ou non ? Je crains bien alors que mon plan ne réussisse pas, et que ce déguisement... Après tout, qu’est-ce que je risque ? dans ma position...

Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.

Riche et garçon, j’avais pour espérance
Un seul neveu ; mais l’ingrat m’a quitté ;
Et je me trouve, au sein de l’opulence,
Sans nul parent, sans amis, sans gaieté.
Être heureux seul, cela ne peut suffire !
Il faut encor, pour contenter son cœur,
Un autre cœur à qui l’on puisse dire :
Je suis heureux, partagez mon bonheur.

On m’a écrit au fond de ma province pour me proposer une alliance honorable, une fortune solide, une jeune personne douce, aimable, modeste, enfin parfaite, comme toutes les demoiselles à marier ; mais qui me prouvera qu’on m’a dit la vérité ? Faut-il en croire mes correspondants ou aller aux informations ?... Moi j’ai toujours été un peu romanesque, un peu bizarre ; j’aime mieux m’en rapporter à moi qu’aux autres, j’aime mieux écouter qu’interroger. Me voici dans l’hôtel du beau-père, et je pense que, pour la guerre d’observation que je médite, il n’y a pas de position plus favorable que la loge du portier : c’est le seul endroit où l’on sache fidèlement ce qui se passe au premier ; c’est la partie officielle de la maison. Aussi j’y établis pour aujourd’hui mon quartier général, et, d’après les rapports favorables ou contraires, je formerai ma demande ou je reprendrai la poste... Qui descend le grand escalier ?... C’est la femme de chambre ; ce doit être, si je ne me trompe, un puissant auxiliaire.

 

 

Scène VII

 

RAYMOND, ANNETTE, descendant le grand escalier, JACOB

 

ANNETTE, allant à la loge.

Jacob, les lettres de madame ?

JACOB.

Voilà, mademoiselle Annette ; ces gens-là sont bien heureux d’avoir appris l’écriture ! si j’en savais autant, je vous écrirais tous les jours.

ANNETTE.

À moi, Jacob ?

JACOB.

Mais c’est la faute de ma mère, qui ne veut pas que j’aille à la classe du soir.

ANNETTE.

Il me semble que vous pouvez vous en passer, puisque j’ai la complaisance de vous donner de temps en temps des leçons d’écriture.

JACOB.

Oui, mais c’est si rarement ! je finirai par oublier.

ANNETTE.

Eh bien ! tantôt, au boudoir de madame, où je travaille toute la matinée...

JACOB, avec joie.

Ah ! oui, mademoiselle Annette.

ANNETTE.

Et surtout ne passez pas par le grand escalier et par l’antichambre : il y a toujours là Philippe, le valet de chambre, et les autres domestiques. Ce n’est pas certainement qu’on fasse du mal ; mais il n’est pas nécessaire que tout le monde sache... Ces gens-là sont si mauvaises langues !

JACOB.

Oui, surtout ce M. Philippe. Allez, j’ai de bons yeux, je suis sûr qu’il vous fait la cour, et qu’il ne vous est pas indifférent. Dieu ! que je suis malheureux !

ANNETTE.

Allons, Jacob, vous êtes un enfant, vous n’êtes pas raisonnable.

RAYMOND, à part.

C’est clair, le fils de la portière aime la femme de chambre ; intrigue subalterne qui ne me regarde pas.

JACOB.

Aussi, si ma mère l’avait voulu, il y a longtemps que j’aurais pris du service.

ANNETTE.

Du service, Jacob ?

JACOB.

Oui, je voulais me faire jockey, pour rapprocher les distances ; mais madame Jacob a des idées d’orgueil et de fierté ; elle dit que quand, depuis cinquante ans, on est portier de père en fils, il ne faut pas déroger ; elle fait des phrases ; elle dit comme ça que la livrée ne vaut pas l’indépendance du cordon... est-ce que je sais ? elle a un tas de raisonnements qui seront cause que là, devant mes yeux, je vous verrai en épouser un autre. Dieu ! ce M. Philippe, que je le déteste ! Il est bien heureux d’être valet de chambre ; si j’avais le bonheur d’être son égal !

ANNETTE.

Jacob, je vous ordonne d’être sage, de vous modérer. Déjà ce matin je n’ai pas été contente de vous ; je vous défends bien de recommencer. Si ces enfantillages-là vous arrivent encore...

JACOB.

Comment ! mademoiselle Annette, qu’est-ce que j’ai donc fait ?

ANNETTE.

Je vous ai bien entendu de grand matin dans le corridor ; qu’est-ce que cela signifie ? Vous savez bien que ma chambre est à côté de celles de ces dames, et vous allez marcher, vous arrêter devant ma porte, soupirer, et surtout vous faites un bruit en descendant le grand escalier...

RAYMOND, à part.

Oh ! oh !

JACOB.

Moi, mademoiselle !

ANNETTE.

Oui, sans doute : croyez-vous que je n’ai pas distingué es pas d’un homme ?

JACOB.

Ce n’était pas moi, je vous le jure ; et la preuve, c’est que je dormais, et que je rêvais à vous.

ANNETTE.

Ce n’était pas vous ?

JACOB.

Attendez, m’y voilà ! il n’y a pas de doute, c’était le monsieur de ce matin, le jeune homme au beau manteau.

ANNETTE.

Un jeune homme qui sortait de chez nous, à une pareille heure !

RAYMOND, à part, avançant.

Hein ! qu’est-ce que cela signifie ?

JACOB, à Annette.

C’est ma mère ! taisez-vous, je vous raconterai tout cela.

RAYMOND, de même.

Eh bien ! à la bonne heure ! voilà un commencement qui promet.

 

 

Scène VIII

 

RAYMOND, ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, descendant le grand escalier

 

MADAME JACOB.

Je n’ai pu entrer chez monsieur ; mais il paraît que décidément il y est, car madame m’a dit positivement qu’elle venait d’entrer dans son cabinet, où il était à travailler ; qu’il ne voulait recevoir personne ce matin,

À Raymond.

et que vous n’auriez de réponse que sur les dix heures. Ainsi, mon cher, repassez dans la matinée.

RAYMOND.

C’est qu’on m’a dit de ne revenir qu’avec la lettre de M. de Selmar.

MADAME JACOB.

C’est donc bien important ! En ce cas, vous ne risquez rien d’attendre, si vous avez le temps.

RAYMOND.

Oh ! je ne demande pas mieux.

JACOB.

Tenez, mettez-vous là, près du poêle, et puis, si vous savez lire, voilà les journaux pour vous amuser.

RAYMOND.

Pour m’amuser !

ANNETTE.

Ah ! donnez-moi le Journal des Modes.

RAYMOND.

Mais ils ne sont pas décachetés.

JACOB, les déployant.

Tiens, qu’est-ce que cela fait ? Ici, on les lit toujours avant les maîtres : ça, le sou pour livre et la bûche, c’est le fixe de notre état.

RAYMOND, à part.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Voilà tout ce que je désire !
Ce journal me sert à souhaits ;
Avec soin feignons de le lire,
Et prêtons l’oreille aux caquets :
Pour s’instruire c’est la recette,
Et je vais, quelle rareté !
Apprendre ici, la vérité
Tout en lisant une gazette.

ANNETTE, montrant Raymond.

Dites donc, madame Jacob, il a l’air d’un brave homme. il y aurait conscience à lui faire perdre son temps ; renvoyez-le.

MADAME JACOB.

Et pourquoi ?

ANNETTE.

C’est que monsieur ne lui donnera pas réponse aujourd’hui.

MADAME JACOB.

Puisque madame m’a dit...

ANNETTE.

C’est égal, je vous atteste, moi, que monsieur n’est pas ici ; et même je vous dirai plus, il n’y a pas couché.

RAYMOND, à part.

Comment ! mon beau-père !...

MADAME JACOB.

Il se pourrait ! et d’où le savez-vous ?

ANNETTE.

De Philippe, qui est entré ce matin dans sa chambre, dont la porte était fermée à double tour ; mais il avait sa double clef, et il m’a assuré que rien n’était dérangé dans l’appartement.

RAYMOND, ayant l’air de lire le journal, et avançant la tête.

Un instant ! redoublons d’attention.

 

 

Scène IX

 

RAYMOND, ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, PHILIPPE

 

MADAME JACOB.

C’est M. Philippe.

Allant à lui.

Comment ! mon cher ami, monsieur a passé la nuit dehors, et nous n’en savions rien ?

PHILIPPE.

Chut ! il y a là-dessous un mystère, mais nous le découvrirons.

RAYMOND, à part.

À merveille ! voilà un autre corps d’armée qui vient au secours.

PHILIPPE.

D’abord, on fait tout au monde pour cacher le départ de monsieur.

MADAME JACOB.

Je crois bien, puisque madame m’a dit tout à l’heure qu’il s’était renfermé dans son cabinet.

PHILIPPE.

Et à moi, elle m’a dit qu’il était sorti, il y a un quart d’heure, pour aller déjeuner en ville, rue Pigalle ; et, en ma présence, elle a donné l’ordre à Lafleur d’aller le prendre avec le cabriolet un peu avant dix heures.

MADAME JACOB.

C’est en effet à cette heure-là que madame m’a dit qu’il rendrait la réponse à ce brave homme

Montrant Raymond.

qui est là pour une affaire très importante.

À Raymond.

N’est-ce pas ?

PHILIPPE.

Un instant ; procédons par ordre. Il y a quelques jours que j’ai porté une lettre à l’agent de change de monsieur qui, en la lisant, s’est écrié d’un air mécontent : « Attendre à aujourd’hui, lorsque nous sommes en baisse ! » D’où j’ai conclu que monsieur faisait vendre ses rentes, et les faisait vendre avec perte.

MADAME JACOB.

C’est évident.

PHILIPPE.

Donc, il y était obligé ; donc, il avait besoin d’argent.

ANNETTE.

Mais monsieur a donné un bal la semaine dernière.

PHILIPPE.

Raison de plus !

Air : Tout ça passe en même temps.

Telle est la règle aujourd’hui :
Un banquier dans la détresse
Annonce un grand bal chez lui,
À venir chacun s’empresse ;
Il s’esquive avec adresse
Au doux bruit des instruments ;
L’honneur, les danseurs, la caisse,
Tout ça saute... en même temps.

Ce n’est rien encore ; je conduis monsieur hier matin en cabriolet chez un de ses amis ; je remarque dans la cour une chaise de voyage toute prête, et j’aperçois au bout de la rue des chevaux de poste, qu’on avait envoyé chercher ; et qui arrivaient. « Philippe, me dit monsieur, vous ne viendrez pas me prendre, je vais faire des adieux à un ami qui part, je ne reviendrai à l’hôtel que pour dîner ; mais si je n’étais pas rentré à cinq heures, qu’on ne m’attende pas. » Je n’ai rien dit, parce que ce pouvait être vrai, mais maintenant je me rappelle son air un peu embarrassé, un passeport qu’il y a quelques jours j’ai été faire viser pour Rouen, son appartement où il n’a pas mis les pieds... Il n’y a plus de doute, monsieur n’était pas hier à Paris.

MADAME JACOB.

Donc, il a été à Rouen pour affaire de commerce.

PHILIPPE.

Il sera revenu cette nuit et arrivé ce matin rue Pigalle, où il est censé avoir déjeuné, et où Lafleur doit aller le reprendre. Voilà son itinéraire mot pour mot, et il est impossible que cela ait pu se passer autrement.

TOUS.

Il a raison.

RAYMOND, à part.

D’où je conclus que mon beau-père est mal dans ses affaires.

MADAME JACOB.

Ce n’est pas tout, et nous avons bien d’autres nouvelles : un jeune homme est sorti ce matin de l’hôtel.

TOUS.

Un jeune homme !

ANNETTE.

Un jeune homme ! et comment ?

JACOB.

Air de Toberne.

Maintenant je devine.
Hier soir dans c’ logis
On frappe à la sourdine ;
Pour monsieur je l’ai pris ;
J’avais cru reconnaître...

PHILIPPE.

À qui donc se fier ?
Le prendre pour ton maître !

JACOB.

On s’ tromp’ quoique portier.
Qui sait ! l’on s’est peut-être
Trompé d’ même au premier.

TOUS, à voix basse.

Comment ! il se pourrait !
Voilà, voilà tout le secret !

ANNETTE.

Justement. J’y suis à mon tour : c’est lui que j’aurai entendu ce matin dans le corridor, sur les sept heures ; ce qui est très désagréable, parce qu’enfin, quoiqu’on ne soit qu’une femme de chambre, on tient à sa réputation.

PHILIPPE.

Attendez donc : un jeune homme d’une taille moyenne ?

MADAME JACOB.

Précisément ; le facteur l’a dit.

PHILIPPE.

M’y voilà peut-être.

MADAME JACOB.

Vous savez donc ?...

PHILIPPE.

Rien encore, mais nous n’en sommes pas loin.

TOUS.

Écoutons tous.

RAYMOND, à part.

C’est fini, ils vont trop m’en apprendre.

PHILIPPE.

Je revenais l’autre semaine, à pied, lundi dernier, le jour où j’avais été à cette noce ; il était quatre heures du matin ; en approchant des murs du jardin, j’aperçois un homme qui en descendait lestement. Je ne peux pas trop vous dire ce que j’éprouvai en ce moment ; mais par un mouvement involontaire, j’ouvrais la bouche pour crier au voleur ! lorsqu’un geste menaçant m’arrête juste à la première syllabe. « Tais-toi, je ne suis point un voleur ;. mais je t’assomme si tu parles. » Je ne réponds que par mon silence. « Tiens, voilà deux louis ; prends, et, sur ta tête, ne me suis pas. » Et il s’éloigne rapidement.

TOUS.

Eh bien ?

PHILIPPE.

J’ai pris les deux louis, et je l’ai suivi, mais de loin ; il s’est arrêté ici près, rue Saint-Lazare, maison du débit de tabac, a frappé à une allée ; la porte s’est refermée, et quelques minutes après j’ai vu de la lumière au second.

RAYMOND, à part, écrivant sur son calepin.

Rue Saint-Lazare, maison du débit de tabac, au second. C’est là qu’il faut maintenant établir mon quartier général. Diable ! une allée. C’est fâcheux ! il n’y aura pas de portière ; mais il y a des voisins.

Il se lève.

Pardon, madame, je reviendrai dans une heure.

Madame Jacob tire le cordon, il sort.

ANNETTE.

Quelles pouvaient être les intentions de ce jeune homme ?

PHILIPPE.

Il n’y a pas à hésiter : il venait pour madame, ou pour mademoiselle. Mais la circonstance d’aujourd’hui... monsieur qui se trouve à Rouen, vous entendez... tandis qu’une autre personne se trouve ici ; vous comprenez... Tout cela me fait croire que c’est pour madame.

MADAME JACOB.

Enfin, nous saurons bien.

PHILIPPE.

Sans doute, car c’est ici que s’éclaircissent tous les mystères.

Air de la ronde du Solitaire.

Qui connaît les nouvelles
De tout notre quartier ?
Par des récits fidèles
Qui va les publier ?
Qui sait que la lingère
Passe en cabriolet ?
Qui sait que la laitière
Met de l’eau dans son lait
C’est notre portière
Qui sait tout, qui voit tout
Entend tout, est partout.

TOUS.

Oui, c’est la portière
Qui sait tout, qui voit tout
Entend tout, est partout

PHILIPPE.

Écoutez, le bruit d’un cabriolet ! il s’arrête. C’est monsieur qui rentre.

On entend au dehors : Porte, s’il vous plaît !

JACOB.

Maman, je vais ouvrir la porte.

 

 

Scène X

 

ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, PHILIPPE, M. DE SELMAR, LAFLEUR

 

M. DE SELMAR, parlant à Lafleur.

Non, ce n’est pas la peine de rentrer le cabriolet, qu’il attende à la porte, je ressortirai peut-être tout à l’heure.

Descendant le théâtre, et à part.

Tout s’est passé à merveille : parti hier pour Rouen, revenu ce matin ; et personne ne s’en est seulement douté. Quand on le veut bien, on est toujours maître de ses secrets. Moi je ne me confie jamais à mes domestiques ; aussi, ils ne savent rien de mes affaires. Allons, la perte ne sera pas aussi considérable que je le croyais. Que je trouve ce matin seulement une soixantaine de mille francs, je fais face à tout, et mon crédit n’aura pas éprouvé la moindre atteinte.

Air du vaudeville des Habitants des Landes.

Qu’un négociant fléchisse,
Ou qu’un mari soit trompé ;
Qu’un autre nous éblouisse
Par un crédit usurpé ;
C’est du secret, du mystère,
Que tout dépend dans Paris
En amour, comme en affaire,
Pour les banquiers, les maris,
Tout va bien (Bis.)
Quand personne ne sait rien,
Tout va bien
Quand personne ne sait rien.

TOUS, à part.

Tout va bien,
Il ne peut nous cacher rien.

M. DE SELMAR.

Bonjour, Annette ; je ne t’ai pas vue ce matin, je suis sorti de bonne heure.

ANNETTE.

C’est vrai, monsieur.

M. DE SELMAR, à madame Jacob.

Mes journaux ?

Jacob les lui donne.

Voyons la rente.

PHILIPPE, qu’on a vu causer avec Lafleur, s’approchant d’Annette, lui dit tout bas.

Eh bien ! tout s’est passé comme je vous l’avais dit ; je ne me suis pas trompé d’une syllabe ; mais les maîtres sont d’une confiance, d’une bonhomie !... Ce n’est pas nous qu’on abuserait ainsi.

ANNETTE.

Non, sans doute.

JACOB, bas à Annette.

Vous ne m’avez pas dit à quelle heure, au boudoir ?

ANNETTE, vivement.

À trois heures, par le petit escalier, et taisez-vous !

M. DE SELMAR.

Il n’y a pas de lettres ?

MADAME JACOB.

En voici une qu’un commissionnaire a apportée, et qui doit être importante, car il a attendu deux heures et ne s’en est allé que quand il a eu perdu patience.

M. DE SELMAR, à part, après avoir parcouru la lettre.

Ah ! mon Dieu ! c’est de la part de ce riche propriétaire de Marseille, celui qu’on nous a proposé pour gendre !

Haut.

Et il ne m’a pas trouvé, et on l’a fait attendre !

À madame Jacob.

S’il revenait quelqu’un de la part de M. Raymond, ou bien si M. Raymond venait lui-même, qu’on le fasse monter sur-le-champ, qu’on le conduise dans mon cabinet. Entendez-vous, Philippe, et avec les plus grands égards.

Il sort par le grand escalier.

 

 

Scène XI

 

ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, PHILIPPE

 

PHILIPPE.

M. Raymond ! qu’est-ce que cela veut dire ?

MADAME JACOB.

Connaissez-vous cela ?

PHILIPPE.

Ah ! mon Dieu ! non.

JACOB.

Ni moi.

ANNETTE.

Ni moi ; je n’en ai jamais entendu parler.

Ils sont tous quatre réunis, et forment un groupe.

 

 

Scène XII

 

ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, PHILIPPE, M. RAYMOND, en habit de ville très riche

 

RAYMOND, à la cantonade.

C’est bien, c’est bien, restez à vos chevaux ; je n’ai pas besoin qu’on me suive, je m’annoncerai bien moi-même.

Aux quatre domestiques qui se retournent.

M. de Selmar est-il rentré ?

PHILIPPE.

Oui, monsieur.

Le regardant.

Ah ! mon Dieu !

ANNETTE, de même.

Comment ! il se pourrait ?

MADAME JACOB.

C’est le monsieur de tout à l’heure.

JACOB.

C’est le commissionnaire !

RAYMOND, froidement.

Voulez-vous bien me conduire vers lui, et annoncer M. Raymond ?

PHILIPPE.

Comment ! vous êtes M. Raymond ?

ANNETTE, aux trois autres.

C’est M. Raymond.

JACOB et MADAME JACOB.

M. Raymond !

RAYMOND.

Oui, lui-même.

À part.

Je conçois leur surprise ; et voilà un événement qui ouvre un vaste champ aux conjectures. Heureusement je n’ai rien à craindre : je ne suis pas leur maître ; et comme ils ne me connaissent pas, je puis, je crois, défier leur curiosité.

PHILIPPE, se rangeant, et montrant l’escalier.

Si monsieur veut prendre la peine de monter, Lapierre, qui est dans l’antichambre, annoncera monsieur.

Raymond sort par le grand escalier.

 

 

Scène XIII

 

ANNETTE, JACOB, MADAME JACOB, PHILIPPE

 

PHILIPPE, les rassemblant tous autour de lui.

Eh bien ! mes amis, concevez-vous ce que cela veut dire ? Voilà bien une autre aventure !

MADAME JACOB.

Ce matin, en commissionnaire, et une heure après, en beau monsieur !...

JACOB.

Je voudrais bien savoir s’il était déguisé ce matin, ou s’il l’est maintenant.

PHILIPPE.

Quel qu’il soit, nous découvrirons ce mystère, il y va de notre honneur ; et, pour moi, je pense d’abord...

On entend une sonnette.

C’est monsieur qui m’appelle. Il n’y a rien d’insupportable comme les maîtres ; ils vous sonnent toujours quand on est occupé.

ANNETTE.

C’est égal, ce M. Raymond avait des intentions ; et puisqu’il est venu déguisé, mon avis est que...

On entend une autre sonnette.

C’est madame qui a besoin de moi. Là, c’est comme un fait exprès ! je vous demande s’il y a moyen de rien savoir !

Les deux sonnettes se font entendre en même temps.

MADAME JACOB.

Mais allez donc ; monsieur et madame s’impatientent.

Air : Quel carillon.

Quel carillon
Dans ces lieux se fait entendre !
Quel carillon
Retentit dans la maison !

JACOB.

Il part, c’est bon !
Au boudoir je vais me rendre ;
Attention !
N’oublions pas la leçon.

TOUS.

Quel carillon
Dans ces lieux se fait entendre !
Quel carillon
Retentit dans la maison !

Philippe et Annette montent par le grand escalier, Jacob se glisse par le petit.

 

 

Scène XIV

 

MADAME JACOB, seule

 

Je n’en reviens pas. Et comment pénétrer ce mystère ? Dire qu’il était là tantôt avec une simple redingote brune, et maintenant

Allant à la porte, et regardant dans la rue.

Un bel équipage, deux chevaux gris, deux laquais et un cocher d’une ampleur ! il paraît qu’on ne maigrit pas à son service.

À la cantonade.

Entrez donc, monsieur, entrez donc ! vous devez avoir froid dans la rue ; et si vous vouliez vous chauffer un instant au poêle...

 

 

Scène XV

 

MADAME JACOB, MORODAN, en grosse redingote garnie de fourrure

 

MORODAN, entrant.

Ma foi, madame, ce n’est pas de refus ; mais c’est que j’ai là mes bêtes.

Parlant au dehors.

Là, là, Petit-Gris ! Saint-Jean, veillez un peu à mes chevaux.

MADAME JACOB.

Monsieur ne nous avait pas encore fait l’honneur de venir nous voir.

MORODAN, s’asseyant près du poêle.

Non, madame : nous sommes arrivés depuis peu de Marseille, et nous y retournons bientôt, car je crois que nous ne sommes ici que pour nous marier.

MADAME JACOB.

Vous marier !

MORODAN.

À ce que m’a dit Saint-Jean, le domestique de monsieur ; car je ne suis à son service que depuis trois jours ; il m’a pris dans les Petites Affiches, une feuille purement littéraire, avec laquelle je suis habituellement en rapport ; oui, c’est là que monsieur a trouvé ma notice : « Morodan, cocher-expert, connu pour aller vite. » Avec moi, il faut ou qu’on verse ou qu’on arrive, je ne connais que cela.

MADAME JACOB.

Vous dites donc que vous allez vous marier ? M. Raymond, votre maître, est donc veuf ?

MORODAN.

Non, nous sommes garçon, toujours à ce que m’a dit Saint-Jean. Monsieur avait un neveu avec qui il s’est brouillé, et qu’il est venu, je crois, chercher à Paris.

MADAME JACOB.

Vous y êtes donc établi dans ce moment ?

MORODAN.

Oui, nous demeurons rue de Tournon, n° 32 ; la maison est à nous, et justement, dans ce moment, nous avons besoin d’un portier.

MADAME JACOB.

Ah ! vous avez besoin...

À part.

Maudit cocher ! il n’arrivera pas.

MORODAN, parlant de sa place, aux chevaux.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que je vous disais ! entendez-vous le démon ! Ohé ! oh ! là, là. Ce Petit-Gris ne peut pas rester en place : aussi, c’est la faute de monsieur, qui ce matin nous a fait attendre deux heures au détour de la rue.

MADAME JACOB.

Comment ! ce matin vous l’avez attendu ? Sur les neuf heures, n’est-ce pas ?

MORODAN.

Oui, mais c’est une aventure, un déguisement ; il ne faut pas dire...

MADAME JACOB.

Je sais ce que c’est. Il est arrivé ici en redingote brune, en petite perruque.

MORODAN.

Je vois que vous êtes au fait. Eh bien ! alors, dites-moi donc ce que cela veut dire ?

MADAME JACOB, à part.

Il s’adresse bien !

MORODAN.

Il y avait une heure que je rongeais mon frein, quand monsieur est accouru. « Vite, rue Saint-Lazare, au débit de tabac... » fouette cocher ! Nous arrivons : monsieur se précipite dans la boutique ; et, du haut de mon siège, j’entends qu’on demande des renseignements sur un jeune homme qui demeure dans la maison, au second étage.

MADAME JACOB.

Je comprends, il nous aura écoutés : c’est le quiroga.

MORODAN.

Le quiroga !

MADAME JACOB.

Oui, oui, allez toujours.

MORODAN.

« Monsieur, reprend la marchande de tabac, le jeune homme dont vous parlez n’est pas rentré hier. »

MADAME JACOB.

Je crois bien, c’est cela même ; nous y sommes.

MORODAN.

« Mais voici un petit mot qu’il a envoyé à onze heures du soir : Qu’on ne m’attende point, je ne rentrerai pas. » Monsieur prend le billet, le regarde. « Dieux ! s’écrie-t-il, quelle écriture, il serait possible ! »

MADAME JACOB.

Il a dit cela ?

MORODAN.

Ces propres paroles : « Quelle écriture ! il serait possible ! »

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Soudain nous nous mettons en route,
Et jusqu’ici je l’ai conduit ;
Mais dans la voilure sans doute
Il aura r’pris son autre habit.
Tout confondu,
Quand je l’ai vu
En beau monsieur redescendre impromptu,
J’ dis : Quels chang’mens !
Si tant de gens
Qui roul’nt carrosse, ou derrière ou dedans,
De mon maître imitant l’allure,
Allaient, s’éveillant en sursaut,
Se trouver des gens comme il faut
En descendant d’ voiture !

Je vous le demande maintenant, qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME JACOB.

Eh bien ! je me le demande aussi ; mais patience, nous sommes sur la bonne route, nous y arriverons.

 

 

Scène XVI

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE, descendant virement l’escalier

 

PHILIPPE.

Madame Jacob, madame Jacob, j’ai des nouvelles.

MADAME JACOB.

Et moi aussi.

PHILIPPE, montrant Morodan qui s’est assis auprès du poêle.

Quel est ce cocher étranger ?

MADAME JACOB.

Il est de la maison de ce M. Raymond.

PHILIPPE, le saluant.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

MORODAN, se levant et saluant aussi.

Monsieur, c’est moi qui...

PHILIPPE,

Je vous en prie, je suis chez moi ; restez donc.

MORODAN.

Du tout, j’ai l’habitude d’être assis ; si vous vouliez prendre mon siège...

PHILIPPE.

Ne faites donc pas attention, je passe ma vie à être debout. Je crois avoir déjà eu l’honneur de voir monsieur ; n’avons-nous pas dîné ensemble chez ce prince russe ?

MORODAN.

C’est mon avant-dernière maison. Nous nous sommes aussi rencontrés quelquefois à l’Opéra.

PHILIPPE.

L’année dernière ; cette année, nous sommes abonnés aux Bouffons.

MORODAN.

Et vous avez bien raison ; j’aime mieux ce théâtre, la salle est plus petite, et il fait plus chaud... sous le péristyle.

MADAME JACOB.

Eh ! messieurs, vous parlerez spectacle une autre fois.

À Philippe.

Racontez-moi vite ce que vous savez. Vous pouvez tout dire devant monsieur ; c’est un bon enfant.

PHILIPPE.

Ah ! c’est un bon’ enfant ; eh bien ! mes amis, le maître de monsieur est un prétendu ; il vient pour épouser mademoiselle.

MADAME JACOB.

Eh ! nous le savons de reste.

PHILIPPE.

Mais l’explication a été chaude, car on entendait leurs voix de l’antichambre.

MADAME JACOB.

Et vous n’avez pas écouté ?

PHILIPPE.

J’étais de là, l’oreille contre la porte, « Monsieur,

À Morodan.

disait votre maître, on m’a trompé sur votre fortune ; je sais que dans ce moment vous êtes gêné. – Monsieur, disait M. de Selmar, il n’est pas nécessaire de parler si haut ; je vois que vous refusez de vous allier à nous, mais ce n’est pas une raison pour me perdre. – Au contraire, je viens pour vous sauver, et j’ai cent mille francs à votre service ; mais c’est à une condition... »

MADAME JACOB.

Eh bien ! cette condition ?

MORODAN.

Oui, quelle est-elle ?

PHILIPPE.

Je ne l’ai pas entendue, car monsieur venait à la porte qu’il a ouverte. « Philippe ! » Vous comprenez bien que j’étais déjà à dix pas de là, assis près de la croisée, tenant à la main le Solitaire, et feignant de dormir, comme quelqu’un qui aurait lu. « Philippe ! » J’étends les bras, je me trotte les yeux... « Descendez et défendez ma porte, je n’y suis pour personne. – Et nous, reprend votre maître, passons chez ces dames. » Alors...

On frappe.

Hein, qui est-ce qui frappe ?

MADAME JACOB, tirant le cordon sans regarder.

C’est égal, allez toujours.

 

 

Scène XVII

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE, ADOLPHE

 

ADOLPHE.

M. de Selmar ?

PHILIPPE, le regardant.

Ah ! mon Dieu ! si je ne me trompe...

ADOLPHE.

M. de Selmar ?

MADAME JACOB, à part.

N’oublions pas la consigne.

Haut.

Monsieur est sorti.

ADOLPHE.

Sorti !

PHILIPPE.

Oui, monsieur.

ADOLPHE.

Tu mens, coquin !

PHILIPPE, à demi-voix.

Monsieur me reconnaît ; moi aussi, je reconnais monsieur. Lundi dernier, la nuit, le mur du jardin... oh ! je n’ai rien dit.

ADOLPHE, lui donnant une bourse.

Prends, et tais-toi.

PHILIPPE.

Je prends, et je me tais.

Bas.

Monsieur est chez lui.

ADOLPHE, de même.

C’est bon.

Haut à madame Jacob.

Vous dites donc que monsieur ne reçoit pas ; il y a pourtant une voiture à la porte.

MADAME JACOB.

C’est égal, dès que monsieur dit qu’il n’y est pas.

À part.

Est-il obstiné !

PHILILPE, bas.

C’est la voiture d’un futur.

ADOLPHE.

Un futur !

PHILIPPE, bas.

Il vient pour épouser.

ADOLPHE, à part.

Épouser ! c’est ce que nous verrons... Mais je suis bien bon, n’ai-je pas la clef ? et cet escalier dérobé...

Haut.

Adieu, adieu, mes amis ; puisque votre maître n’est pas visible, je reviendrai demain.

Il fait semblant de sortir par le fond, et se glisse par le petit escalier.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE

 

MADAME JACOB.

Eh bien donc, monsieur Philippe, continuez, puisqu’enfin le voilà parti.

PHILIPPE.

Parti... Ah ! madame Jacob ! Aurez-vous donc toujours des yeux pour ne point voir ?

MADAME JACOB.

Comment !

PHILIPPE.

Il est monté par le petit escalier.

MADAME JACOB.

Vous l’avez vu ?

PHILIPPE.

Oui, sans doute. Il paraît qu’il connaît le chemin ; et puisqu’il faut tout vous dire, c’est le jeune homme de l’autre soir, le monsieur aux louis d’or.

MADAME JACOB.

J’y suis ; c’est le manteau de ce matin, ce monsieur qui venait pour...

PHILIPPE.

Ou pour... car nous ne savons pas encore au juste ; mais, je vous le demande, madame Jacob, quelles mœurs !

MORODAN.

C’est pourtant vrai, quelles mœurs ! Ce n’est pas dans notre classe que...

PHILIPPE.

Moi, je ne loge pas au premier, je ne suis qu’un laquais ; mais, si j’épouse Annette, c’est que je sais à quoi m’en tenir. Mademoiselle Annette est la sagesse même.

MADAME JACOB.

Oh ! oui, la sagesse même. Où donc est ce petit Jacob ?

Appelant.

Jacob !... Moi qui avais une commission à lui donner !

 

 

Scène XIX

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE, ANNETTE

 

ANNETTE.

Ah ! mes amis ! si vous saviez, l’émotion et surtout la surprise...

PHILIPPE.

Eh bien ! Annette ? ma chère Annette ! elle se trouve mal !

MADAME JACOB.

Tenez, c’est des vapeurs dans le genre de madame.

ANNETTE.

Ce ne sera rien. Le flacon de ma maîtresse, dans mon tablier...

PHILIPPE, prenant le flacon dans la poche d’Annette.

Le voilà... elle revient.

ANNETTE.

Dans un autre moment, il y aurait eu de quoi se trouver mal tout à fait... Imaginez-vous que, tout à l’heure, dans le boudoir de madame, où j’étais à travailler seule, voilà que tout à coup nous entendons, c’est-à-dire j’entends madame qui crie : « Annette ! Annette ! ouvrez, pourquoi êtes-vous enfermée ? »

PHILIPPE.

Vous étiez enfermée !

MADAME JACOB.

Mais où donc est Jacob ? je croyais qu’il était là !

ANNETTE.

Oui, je ne sais comment, par inadvertance. Enfin je me dépêche le plus possible ; j’ouvre, et je vois ma maîtresse et sa fille, avec monsieur et cet étranger... M. Raymond.

PHILIPPE.

Comme je vous le disais tout à l’heure, ils étaient passés chez ces dames.

ANNETTE.

« Annette... sortez, » me dit ma maîtresse, et la porte se referme.

PHILIPPE.

Il fallait faire comme moi, écouter.

ANNETTE.

Impossible, ils parlaient à voix basse ; mais que disaient-ils ? voilà ce que je ne pouvais deviner ; aussi la curiosité, l’impatience, d’autres idées encore, tout cela réuni fait que je n’y puis plus tenir ; je tourne le bouton de la porte, et j’entre audacieusement. « Madame a sonné ? – Du tout, mademoiselle. – Je demande pardon à madame, je suis certaine d’avoir entendu sonner. – Vous vous êtes trompée, laissez-nous. » Dans ce moment, la porte, que j’avais laissée tout contre, s’ouvre avec fracas ; un jeune homme se précipite...

MORODAN.

Parbleu ! celui de tout à l’heure.

PHILIPPE.

Je vous disais bien qu’il était monté.

ANNETTE.

En l’apercevant, mademoiselle jette un cri...

MORODAN.

Décidément c’était pour mademoiselle.

ANNETTE.

Mais le jeune homme regarde l’étranger.

PHILIPPE.

Ah ! mon Dieu ! ils vont se battre !

MORODAN.

Mon maître, se battre !

À Philippe.

Monsieur, voilà nos deux maisons brouillées.

ANNETTE, ayant l’air de reprendre haleine.

Le jeune homme regarde l’étranger, s’élance vers lui... Celui-ci lui tend les bras, et ils s’embrassent tous deux, tandis que monsieur, me poussant par les épaules, me met hors du cabinet, et tout cela si rapidement que j’ai à peine le temps de me reconnaître ; je descends, je me trouve mal, et voilà.

PHILIPPE.

Air de Turenne.

Mais que veut dire ce mystère ?
Et quels sont ces deux inconnus ?

ANNETTE.

Est-ce son fils ?

MADAME JACOB.

Est-ce son père ?

MORODAN.

Attendez donc !... je n’y suis plus.

TOUS.

Nos soins seraient-ils superflus ?

MADAME JACOB.

Faut-il souffrir que par de tels outrages
Un maître ainsi blesse nos intérêts ?

PHILIPPE.

Garder pour eux tous leurs secrets,
C’est presque nous voler nos gages.

C’est fini ; au moment où nous croyions tenir le fil, le voilà plus embrouillé que jamais, et nous n’y sommes plus.

MORODAN.

Il est de fait que vous n’y êtes plus.

MADAME JACOB.

Et dire que nous ne pourrons pas pénétrer ce mystère !

 

 

Scène XX

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE, ANNETTE, JACOB

 

JACOB, descendant le petit escalier.

Ma mère, madame Jacob... ohé... les autres !

MADAME JACOB.

Ah ! le voilà enfin... Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

JACOB.

Allez, de fameux événements ! et je peux vous en apprendre, car je connais toute la manigance.

TOUS.

Il serait possible !

MADAME JACOB, le caressant.

Quand je vous le disais, est-il gentil ! Parle donc, mon enfant.

TOUS.

Eh ! oui, parle vite.

PHILIPPE.

Mais par quel moyen as-tu appris ?...

JACOB.

Par quel moyen ? ça c’est mon secret à moi, vous ne le saurez pas ; mais pour celui de nos maîtres, c’est différent. Imaginez-vous donc que M. Adolphe, qui vient d’arriver, est le neveu de M. Raymond.

ANNETTE.

Son neveu !

MORODAN.

Notre neveu !

JACOB.

Eh ! oui vraiment ! il était dans la disgrâce de son oncle, au sujet d’un mariage qu’il avait refusé à Marseille. Alors, il était venu ici à Paris, et il était tombé amoureux de mademoiselle.

MADAME JACOB, à Philippe.

Amoureux de mademoiselle, vous le voyez.

PHILIPPE.

Parbleu ! c’est moi qui vous l’ai dit.

MORODAN.

Du tout, vous disiez de madame.

ANNETTE.

Laissez-le donc achever.

JACOB.

Étant sans fortune, et brouillé avec son oncle, il n’osait pas lui parler de son amour et demander son consentement ; d’un autre côté, M. de Selmar lui aurait refusé sa fille. Alors, depuis quelques jours, et sans en parler à personne, ils s’étaient mariés secrètement.

TOUS.

Secrètement !...

ANNETTE.

Vous voyez, monsieur Philippe, avec vos idées... moi j’étais bien sûre que ma maîtresse...

JACOB.

Là-dessus, des reproches, des explications, des pardons avec des sanglots ; mon père ! ma fille ! et ainsi de suite. Finalement, il a été convenu que, pour l’honneur de la famille, cela serait tenu secret ; que le mariage ne serait censé avoir lieu qu’aujourd’hui ; qu’on allait tout préparer pour cela, et qu’on ne parlerait pas des soixante mille francs que M. Raymond doit prêter à notre maître. Alors, ils se sont tous réconciliés et sont enfin sortis du boudoir ;

Bas à Annette.

heureusement pour moi, car j’étouffais.

ANNETTE, bas, d’un air d’intérêt.

Comment ! vous étouffiez ?

JACOB, de même.

Oui, cette armoire, où vous m’aviez fait cacher, était si étroite !

ANNETTE, de même.

Taisez-vous, voici ces messieurs.

 

 

Scène XXI

 

MADAME JACOB, MORODAN, PHILIPPE, ANNETTE, JACOB, M. DE SELMAR, M. RAYMOND, ADOLPHE

 

M. DE SELMAR.

Mon cher Raymond, mon cher Adolphe, si vous saviez combien je suis heureux de cette alliance ! mais vous sentez comme moi que la plus grande discrétion...

RAYMOND.

Moi, d’abord, je vous réponds de mes gens.

M. DE SELMAR.

Moi des miens ; et la bonne raison, c’est qu’ils ne savent rien.

PHILIPPE, à Adolphe.

J’espère que monsieur est content de moi, et que maintenant qu’il va être notre maître, il ne m’oubliera pas.

M. DE SELMAR.

Comment ! Philippe, vous savez...

PHILIPPE.

Oui, monsieur : les bonnes nouvelles se répandent vite, et comme madame nous avait promis que le jour du mariage de mademoiselle...

M. DE SELMAR.

En effet. Eh bien ! quand ma fille se mariera, ce qui ne va pas tarder, nous verrons.

PHILIPPE.

Ah ! monsieur, je suis tranquille ; c’est comme si c’était déjà fait.

M. DE SELMAR.

Hein ! qu’est-ce que cela signifie ?

PHILIPPE.

Que, quand même nous connaîtrions la vérité, ce n’est pas avec des domestiques aussi fidèles et aussi dévoués à leurs maîtres qu’il y a jamais rien à craindre.

RAYMOND, bas à M. de Selmar.

Ils sont au courant de tout.

M. DE SELMAR.

Puisque vous étiez si bien instruits, pourquoi dès hier ne m’avoir pas averti ?

ANNETTE.

Monsieur sait bien qu’hier c’était impossible.

M. DE SELMAR, troublé.

Ah ! c’était... Allons, ils n’en ont pas manqué un.

RAYMOND.

Ce n’est pas étonnant ; si vous aviez pris les mêmes précautions que moi...

MADAME JACOB, faisant la révérence à M. Raymond.

Puisque monsieur n’a pas de portier pour sa maison de la rue de Tournon, n° 32, s’il voulait prendre mon fils Jacob...

RAYMOND.

Comment ! vous savez qui je suis ?

MADAME JACOB.

Qui ne connaît M. Raymond, riche propriétaire de Marseille ?... J’ose croire que monsieur en serait content, et que pour le zèle, l’activité et la discrétion...

RAYMOND.

Oui, il est à bonne école.

M. DE SELMAR, bas à Raymond.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? et quel parti faut-il prendre pour échapper à la maligne curiosité de ces argus ?

RAYMOND.

Aucun, mon cher ami ; et puisqu’on ne peut se soustraire à cette surveillance intérieure, à cette inquisition domestique ; puisqu’il est impossible de leur cacher aucune de nos actions, tâchons qu’elles soient toujours telles qu’on n’y puisse rien blâmer, et rappelons-nous toujours ce poêle qui disait :

« La loge du portier
« Est le vrai tribunal où se juge un quartier. »

Vaudeville.

Air : Dieu ! que c’est beau ! (La Petite Lampe merveilleuse.)

RAYMOND, à Jacob.

De mon hôtel je te crois digne
D’être portier : sois donc heureux ;
Mais retiens bien cette consigne :
Quand il viendra quelques fâcheux,
Ferme bien la porte sur eux :
Mais lorsque vient l’humble mérite,
Quand la beauté me rend visite,
Sur-le-champ en portier discret :
Le cordon s’il vous plaît !

M. DE SELMAR.

Qu’une maison soit opulente,
Que le maître occupe un emploi ;
Soudain l’amitié diligente
Frappe à la porte... Ouvrez, c’est moi ;
Croyez à mon zèle, à ma foi ;
Mais le jour du malheur arrive,
Soudain l’amitié fugitive
S’écrie, en faisant son paquet
Le cordon s’il vous plaît.

PHILIPPE.

Des demandeurs la foule est grande,
Et même chez nos grands seigneurs
Chacun en veut, chacun demande
Ou de l’argent ou des honneurs.
L’un voudrait avoir une place,
L’autre, se courbant avec grâce,
Dit, en présentant son placet :
Un cordon, s’il vous plaît !

MORODAN.

Moi, j’en conviens, de la Turquie
J’aime assez les goûts et les mœurs ;
On y vit sans cérémonie.
On y meurt plus gaiement qu’ailleurs ;
Sitôt qu’un muet vous arrête,
Loin de fuir pour sauver sa tête,
On dit, en baissant son collet :
Le cordon, s’il vous plaît !

JACOB, au public.

Que de portiers, dans leur paresse,
Craignent de tirer le cordon !
Moi, messieurs, je voudrais sans cesse
Avoir du monde à la maison ;
Aussi, messieurs, je vous exhorte
Venir souvent à ma porte
Dire en prenant votre billet :
Le cordon, s’il vous plaît !

PDF