La Grisette au vert (Adolphe D’ENNERY)

Tableau mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 8 juillet 1840.

 

Personnages

 

COURTOIS

RAYMOND

FRANÇOIS

SIMONNE

JULIA

FIFINE

AGLAÉ

LISKA

 

La scène se passe dans un village aux environs de Paris.

 

Le théâtre représente un paysage. À gauche da spectateur, une ferme. À droite, sous les arbres, se trouvent deux bancs de pierre.

 

 

Scène première

 

SIMONNE, JULIA

 

SIMONNE.

Tu dis donc, Julia, que tu te trouves heureuse ici ?

JULIA.

Très heureuse, ma bonne tante.

SIMONNE.

Et que, depuis un mois que tu as quitté Paris pour venir habiter not’ ferme, tu ne t’ennuie pas de vivre au milieu des poules, des canards, et de moi...

JULIA.

M’ennuyer... mais je n’ai jamais été si gaie, si contente, si joyeuse... oh ! la vie pure et simple des champs vaut bien mieux que le tumulte des villes. Et maintenant, je le déleste ce Paris, qui pour le malheur des jeunes filles est semé de séductions, de bals et de clercs d’avoués.

SIMONNE.

On sème de tout ça à Paris ?...

JULIA.

Et ça y pousse... les clercs d’avoués, surtout ; vous savez, mauvaise herbe...

SIMONNE.

Mais, comme tu as su résister à tout ça.

JULIA.

Je crois bien.

Air d’Actéon.

Souvent, un amant.
Ment,
En offrant sa foi ;
Moi,
J’ veux qu’il soit toujours
Fidèle en amours ;
Oui, j’ai, d’un trompeur.
Peur,
Car je connais mon cœur.
D’ses soucis
Aussi je me ris,
S’il dit, quelquefois à mes genoux,
Aimons-nous,
Mon cœur lui répond :
Bon,
Et pois ma raison :
Non !

SIMONNE.

Enfin, tu ne regrettes même pas tes jolies robes de Paris que tu as changées contre elles de notre village.

JULIA.

Est-ce que vous me trouvez moins jolie comme ça ?

SIMONNE.

Au contraire.

JULIA.

Et d’ailleurs, c’est si caméléons, ces hommes, si changeurs... Ah ça ! l’heure se passe. Il faut que j’aille disposer les provisions, et charger

L’âne pour le marché.

SIMONNE.

Non, laisse-moi d’abord te préparer ton déshabillé bleu, et ta jolie cornette...

JULIA.

Ah ! c’est inutile, ma tante ; je vous le répète, j’ai dit adieu à toutes les séductions, les hommes ne me sont plus de rien, même les clercs d’avoués.

SIMONNE.

Bah ! bah !... j’y vas toujours ; quand tu verras tout ça, tu ne pourras pas y résister...

Elle sort.

 

 

Scène II

 

JULIA, seule

 

Bonne tante, est-elle attentionnée, aux petits soins... ah ! vie pure, calme et naïve... En v’là une drôle d’histoire tout d’même... moi, Julia Godivet, la plus joyeuse modiste de la rue Vivienne, moi que les jeunes gens faisaient le rond pour me voir devant le magasin de Mme Dumont, et que j’avais tant de soupirants et d’adorateurs que j’aurais pu, en temps de guerre, en prêter un régiment au gouvernement... je me trouve ici, à Asnières, fille de ferme, simple paysanne... Ah ! Raymond ! Raymond, voilà votre ouvrage, m’avez-vous assez victimée...

On entend chanter au dehors.

Qu’est-ce que c’est que ça... tiens, des jeunes filles à ânes, ah ! comme il y en a...

PLUSIEURS VOIX.

Par ici, par ici. Mesdemoiselles !...

JULIA.

Ah ! mon Dieu, je ne me trompe pas... Fifine, Aglaé, Liska... tout le magasin... rentrons vite ; elles qui ignorent ce que je suis devenue...

Elle va pour entrer à la ferme, les jeunes filles viennent à sa rencontre ; elle est forcée de revenir sur ses pas.

 

 

Scène III

 

JULIA, FIFINE, AGI.AÉ, etc.

 

CHŒUR.

Air : Mire dans mes yeux.

Amusons-nous aujourd’hui,
Puisque c’est dimanche ;
Du lundi
Au samedi
C’est un long ennui.
Prenons ici, not’ revanche.
Il faut saisir
Le plaisir.

FIFINE.

Ah ! une paysanne, elle nous indiquera notre chemin.

JULIA.

Pourvu qu’elles ne me reconnaissent pas...

Elle se cache.

AGLAÉ.

Dites donc. Mesdemoiselles, il faut nous amuser de cette fille des champs...

TOUTES.

Oui, oui...

FIFINE.

Alors, laissez-moi porter la parole... dites-moi, paysanne...

JULIA, à part.

Paysanne... oh ! ce ton, mademoiselle chipie, vas...

FIFINE.

Peut-on avoir du lait chaud, z’en payant, bien entendu...

JULIA, à part.

Oh ! z’en payant... ça fait son éduquée, et ça signe avec une croix, fallait toujours que je fasse les réponses à ses billets doux...

LISKA.

Eh bien ! vous ne répondez pas...

JULIA, se cachant toujours et parlant en paysanne.

Dame, mes belles demoiselles, c’n’est point l’heure d’traire...

TOUTES.

Oh ! l’heure d’traire... l’heure d’traire...

JULIA.

Pardon, excuse si j’parlons mal, vous êtes peut-être des dames bien zuppées, tandis que moi...

FIFINE.

Nous sommes un pensionnat de jeunes personnes en promenade... et...

JULIA.

Un pensionnat... oh ! fameux celui-là...

AGLAÉ.

Et nous avons besoin de nous rafraîchir... ainsi, la fille.

JULIA.

La fille, la fille... oh ! j’ai des démangeaisons atroces dans les doigts...

FIFINE.

Mais allez donc, moi qui n’ai rien pris depuis mon chocolat de ce matin...

JULIA.

Du chocolat... elle qui ne déjeune qu’avec du raisiné on des poires cuites au four.

AGLAÉ.

J’expire de besoin, je sens que je vais m’évanouir...

TOUTES.

Et moi aussi... et moi aussi...

Elles s’asseyent sur des bancs.

JULIA.

Si ça fait pas mal... évanouissement général, ça va être cocasse... oh ! quelle idée, je vas leur faire une peur soignée : un instant, Mesdemoiselles, avant de vous évanouir tout-à-fait, si vous voulez entrer à la ferme, on vous servira, nous avons une dame de Paris, bien comme il faut, une nommée... attendez donc, une nommée Mme Dumont

TOUTES, avec effroi.

Mme Dumont.

JULIA.

Tiens, vous la connaissez... c’est p’t-être votre maîtresse de pension...

FIFINE.

Mesdemoiselles, je crois qu’elle nous raille...

JULIA.

Plus souvent, est-ce que j’oserais... moi, me moquer de Mlle Fifine qui ne se nourrit que de chocolat.

FIFINE.

Mon nom...

JULIA.

De mamzelle Aglaé qui a des vapeurs...

AGLAÉ.

Elle me connaît.

JULIA.

Et de tout le magasin qui a des attaques de nerfs...

TOUTES.

Le magasin...

FIFINE, s’approchant et la regardant.

Ah mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là...

AGLAÉ.

Je ne me trompe pas...

FIFINE.

Mais c’est elle... c’est...

JULIA, au milieu.

Eh bien ! oui, c’est moi, Julia...

TOUTES, l’entourant.

Julia... c’est Julia !...

FIFINE.

Toi, ici...

AGLAÉ.

En petite paysanne !

FIFINE.

Bien sage, bien vertueuse !

JULIA.

Vous êtes bien des jeunes pensionnaires...

FIFINE.

Et doit-on bientôt te couronner rosière.

JULIA.

Oui, mes bonnes amies, le jour où votre maîtresse de pension vous donnera des prix de vertu.

FIFINE.

Trêve de plaisanterie... sais-tu que c’est mal à toi d’avoir disparu tout d’un coup...

AGLAÉ.

Nous t’avons crue asphyxiée...

FIFINE.

Ou enlevée par un milord.

AGLAÉ.

Et ce pauvre Raymond, si tu savais dans quel état ça l’a mis.

JULIA.

Lui, à cause de qui j’ai quitté le magasin... le perfide... le...

FIFINE.

Ça n’empêche pas qu’en apprenant la nouvelle, ça lui a fait un drôle d’effet.

JULIA

Par exemple ?...

FIFINE.

Ah oui! le pauvre garçon... il est devenu pâle, jaune et triste, triste ; il ne buvait plus, il ne mangeait plus.

JULIA.

En vérité.

FIFINE.

Enfin, ma chère, trois semaines après...

JULIA.

Eh bien !

FIFINE.

Le malheureux !...

JULIA.

Achève donc !

FIFINE.

Il s’est marie !

JULIA.

Ah ! le scélérat... s’il était mort, du moins, je lui aurais pardonné... marié... en êtes-vous bien sûres ?

FIFINE.

Dame !... on me l’a dit... ou du moins c’est pour ça qu’il est parti pour la Champagne.

AGLAÉ.

Ah ça ! maintenant que te voilà retrouvée, tu vas venir avec nous.

JULIA.

Du tout, réforme complète et éternelle, je reste ici.

FIFINE.

Comment, c’est décidé.

AGLAÉ.

C’est une folie, regarde-moi, est-ce que je n’ai pas été trahie bien des fois, par ces monstres d’hommes, le dernier surtout, un clerc d’avoué qui m’a fuite juste la veille du jour de l’an.

JULIA.

N’importe, mon parti est pris...

FIFINE.

Ainsi, tu renonces à Paris, à ses fêtes... à l’amour.

JULIA.

À l’amour, j’ai mes idées là-dessus, rien ne peut me faire changer.

FIFINE.

Bah ! tu réfléchiras... écoute... nous restons ici jusqu’à ce soir, et au moment de notre départ, tu nous diras ton dernier mot.

JULIA.

Oh ! je ne varie pas, moi !...

AGLAÉ.

Bah ! nous verrons, tantôt... au revoir, nous allons déjeuner.

JULIA.

Entrez là, à la ferme, vous trouverez des œufs et du lait.

TOUTES.

Au revoir... au revoir !...

CHŒUR.

Air : Mire dans mes yeux.

Amusons-nous aujourd’hui, etc.

 

 

Scène IV

 

JULIA, seule

 

Oui, certes, je reste ici ; d’abord, je m’y porte mieux qu’à Paris. Mais voyez ce Raymond, qui se marie au bout de trois semaines ; oh ! les scélérats d’hommes... à Paris, ils sont plus fins et plus rusés que nous, tandis qu’ici, et sons l’habit de paysanne, c’est bien le moins que je tourne la tête à deux ou trois pour m’en moquer ensuite.

Air.

Ah ! pauvres femmes que nous sommes,
Que de pièges nous sont tendus ;
Il faut, pour résister aux hommes,
Trop de courage el de vertus.
S’il est vrai qu’ par la premièr’ femme
Ils furent perdus et trompés,
Depuis, les monstres, sur mon âme,
Se sont joliment rattrapés.

Aussi, qu’il m’en tombe jamais un sous la main, je suis bonne et sensible, mais celui-là paiera pour tous ; oui, je vengerai la communauté des grisettes ; d’ailleurs, les amoureux. Je n’en veux plus, c’est des bêtises, el comme je suis décidée a ne plus aimer personne, je veux prendre un mari... Ah tiens ! un domestique, un groom.

 

 

Scène V

 

JULIA, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS.

Serviteur, Mamzelle, pourriez vous m’indiquer une bonne auberge... et puis...

JULIA.

Bon, bon, je sais ce qu’il vous faut ; là-bas, sur la grande place, Coquard, à la barque à Caron, une remise pour la voiture, une écurie pour les chevaux, du vin pour vous, et une bonne chambre pour voire jeune maître ; car je suppose...

FRANÇOIS, à part.

Elle a de l’intelligence, la petite.

Haut.

Oui, Mademoiselle, oui, mon maître est jeune, je pourrais même dire que j’en ai deux de maîtres.

JULIA.

Ah ! il est marié ?...

FRANÇOIS.

Non ! c’est un de ses amis qui voyage avec lui.

JULIA.

Ah !... et qu’est-ce qu’ils font, d’où viennent-ils, où vont-ils... sont-ils jolis garçons.

FRANÇOIS.

Pardon, jeune fille, mais...

JULIA.

Bon, bon, je saurai tout ça par moi-même...

À part.

C’est peut-être le sort qui me les envoie

Haut.

Vous dites donc qu’ils sont jolis garçons...

FRANÇOIS.

Mais oui, il y en a un qui n’est pas mal.

JULIA.

Et l’autre...

FRANÇOIS.

L’autre a beaucoup d’argent.

JULIA.

Et sont-ils spirituels !...

FRANÇOIS.

Y en a un qui n’est pas bête.

JULIA.

Et l’autre.

FRANÇOIS.

L’autre a beaucoup d’argent.

JULIA.

Compris... et s’ils restent quelque temps dans le village... gare à eux, je me vengerai de M. Raymond.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

FRANÇOIS

 

Jolie, curieuse, coquette... voilà trois qualités qui nous fixent ici pour trois grands jours au moins... Quelle drôle d’idée ils ont, tous les deux, de m’envoyer en avant, sous prétexte de découvrir des logements, tandis qu’au contraire chacun me paie en secret de l’autre pour découvrir des jeunes filles, afin, comme ils disent, de charmer l’ennui du voyage, et c’est difficile de les satisfaire, ils ont des goûts si différents, l’un les veut pures, sages et naïves... l’autre au contraire aime la gaîté, la malice... enfin, il faut à l’un des anges... à l’autre... des démons.

 

 

Scène VII

 

RAYMOND, COURTOIS, FRANÇOIS

 

RAYMOND.

Par ici, par ici, mon cher ami, voilà François que vous demandez à cor et à cris...

COURTOIS.

Ah ! enfin... approche ici, galopin...

Bas.

Eh bien !...

RAYMOND, bas.

Qu’as-tu découvert ? 20 francs pour toi, si je suis content.

COURTOIS.

Une horrible volée, si je ne suis pas satisfait.

FRANÇOIS.

Diable, et moi qui n’en ai vu qu’une, comment arranger ça.

COURTOIS.

Voyons !...

FRANÇOIS.

Ah bah ! au petit bonheur...

Bas à Courtois.

Là, dans cette ferme, une jeune fille charmante, la douceur, la candeur, la timidité... un ange.

COURTOIS.

Un ange !...

FRANÇOIS, bas à Raymond.

Une petite fille délicieuse, l’air agaçant, mutin, éveillé... un démon.

RAYMOND.

Un démon.

FRANÇOIS.

Dix-neuf ans, petits pieds, grands yeux, la première porte h gauche.

RAYMOND.

Très bien.

COURTOIS.

Je suis content de toi ; tiens, vas boire à ma santé...

Il lui donne de l’argent.

RAYMOND.

Ah !... et pour moi, pour moi aussi, mon cher Courtois, c’ost un garçon actif et intelligent.

Courtois lui en donne de nouveau.

FRANÇOIS, bas.

Ça va bien jusqu’ici, mais si ma ruse se découvre, je suis battu, rossé, chassé ; allons retrouver la petite, il n’y a qu’elle qui puisse me tirer de là...

Haut.

Je vais faire préparer les logements de ces Messieurs.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

COURTOIS, RAYMOND

 

RAYMOND.

Eh bien ! mon cher ami, nous allons donc faire une petite halle ici ?...

COURTOIS.

Je halterai volontiers ?...

RAYMOND.

Convenez que depuis un mois je vous fais mener joyeuse vie.

COURTOIS.

D’accord, mais ça coûte gros ; il est vrai que je guis riche... je reçois un jour d’un notaire de Paris, votre patron, une lettre qui me comble de joie en m’apprenant la perte douloureuse que je viens de faire dans la personne de feu mon oncle... ce vieux défunt me laissait 15 000 livres de rente, et comme tes affaires vous avaient amené dans notre province située au fond de la Champagne, vous m’offrez de m’accompagner jusqu’à Paris...

RAYMOND.

Je pense que vous n’avez pas à vous plaindre, nous nous convenons à merveille, j’ai de l’esprit, et vous avez de l’ardent, je défraie la conversation...

COURTOIS.

Et moi, je défraie les auberges... c’est vous aussi qui m’avez fait prendre un gro... om, comme vous dites... un domestique qui est mieux mis que moi... il est mieux mis que moi...

RAYMOND.

Mais enfin, quel motif vous attire à Paris ?

COURTOIS.

Je vais vous le confesser... regardez-moi en face, jeune parisien, et dites-moi franchement de quoi je vous fais l’effet.

RAYMOND.

Mais...

COURTOIS.

Voyons, voyons, sans flatterie... regardez bien...

RAYMOND.

Dame !... Je vous trouve l’air un peu...

COURTOIS.

Un peu ?... plus franc que ça, donc, plus franc que ça... vous voulez dire beaucoup... ça m’est égal, allez !... j’ai de l’argent, je suis riche, très riche, mais si j’avais de l’esprit avec ça, je passerais pour un phénomène.

RAYMOND.

Mais vous ne me dites pas...

COURTOIS.

Ce qui me conduit ù Paris... m’y voilà, il est donc convenu que j’ai beaucoup de ce petit air que vous disiez tout à l’heure, c’est fâcheux... mais quelque fois c’est utile... quand on veut s’unir par exemple, les femmes aiment assez ça.

RAYMOND.

Chez un mari, c’est possible !...

COURTOIS.

Or, j’en avais trouvé une, de femme, jeune, jolie, et qui m’aimait, qui m’aimait horriblement... viens donc la nouvelle de mon héritage, et sans désemparer je cours chez mon amante qui ne m’attendait pas... je frappe, on ouvre, j’entre sans qu’elle me voie et j’entends sa petite voix douce et amoureuse, qui me dit : Est-ce vous, Nicolas !

RAYMOND.

Nicolas ?...

À part.

Ah ! grand Dieu !

COURTOIS.

Quelqu’inconnu, plus laid à lui tout seul que vous et moi ensemble.

RAYMOND.

Merci...

COURTOIS.

Or, je m’appelle Épicharis Courtois, et non pas Nicolas, et à ce nom, à cet horrible nom, je m’élance à l’intérieur, et je vois fuir, par la fenêtre, un jeune homme, un scélérat... qui avait juste votre tournure.

RAYMOND.

Aie... La nuit, tous les chats...

COURTOIS.

C’est ce que je me suis dit ; mais enfin, à sa vue, la fureur me transporte, j’éclate, je brise les vitres, je casse notre mariage, j’abandonne le village et la perfide eu lui léguant ma malédiction.

RAYMOND.

Et la jeune fille se nommait ?

COURTOIS.

Elle s’appelait Élisa ?...

RAYMOND.

Élisa Potichon...

COURTOIS.

Juste, comment le savez-vous ?

RAYMOND, à part.

Ah ! le malheureux !...

Haut.

Mais... c’est que... c’est que je vous l’ai entendu nommer dans vos rêves.

COURTOIS.

C’est possible, je rêvasse quelquefois de l’ingrate.

RAYMOND.

Ainsi, vous venez avec moi...

COURTOIS.

Chercher une femme douce, aimable, candide.

RAYMOND.

Et cætera, et cætera... et tout ça à Paris, Paris que j’ai fui, moi, ù cause d’une nommée Julia.

COURTOIS.

Julia !

RAYMOND.

Une jeune modiste ravissante, et dont je me suis séparé le désespoir dans le cœur, parce que je devais contracter en Champagne un mariage qui a manqué.

COURTOIS.

Nous nous consolerons ensemble... seulement, mon ami, mon meilleur ami... j’ai une chose qui me désole, qui me désespère, qui me taquine enfin.

RAYMOND.

Quoi donc ?...

COURTOIS.

J’ai remarqué que chaque fois que je rencontrais une jeunesse... qu’elle me plaisait, crac... elle vous plaisait aussi.

RAYMOND.

Sympathie... communauté de goûts.

COURTOIS.

Très bien... mais vous me les soufflez régulièrement !...

RAYMOND, à part.

S’il savait d’où cela date, l’infortuné... oh ! Élisa, vous m’avez fait trahir un véritable ami.

COURTOIS.

Pourtant, mon cher, aujourd’hui, j’ose me flatter qu’il n’en sera plus de même.

RAYMOND.

Comment ?... auriez-vous en vue quelque nouvelle conquête.

COURTOIS.

Non, non... rien du tout...

À part.

Allons rejoindre François pour qu’il m’indique la beauté en question ; si j’ai neuf minutes d’avance... je le défie de m’enlever son cœur...

Haut.

Au revoir, mon bon ami.

RAYMOND.

Comment... vous me quittez déjà !

À part, regardant à droite.

Que vois-je ?... une jeune fille... oh ! qu’elle est jolie !... celle que François m’a indiquée, sans doute...

Haut.

Que je ne vous retienne pas, mon bon Courtois.

COURTOIS.

À bientôt ! mon joli Raymond !

RAYMOND, à part.

Tu as beau te dépêcher, tu arriveras toujours trop tard.

COURTOIS, à part.

Cette fois, tu perdras tes peines, je t’enfonce à perpétuité.

Ensemble.

COURTOIS.

Je vais quitter ces lieux,
Mais bientôt, je l’espère,
La beauté qui m’est chère
Va combler tous mes vœux.

RAYMOND.

Allons, quittez ces lieux,
Et bientôt, je l’espère,
Celle qui vous est chère
Aura comblé vos vœux.

 

 

Scène IX

 

RAYMOND, puis JULIA

 

RAYMOND.

Oui, va, va, mon brave compagnon de voyage ; ah ! tu ne te contentes pas de tes malheurs passés, tu veux courtiser encore de jeunes et jolies filles... ce ne sera pas celle qui vient là toujours... Attention... et souvenons-nous que nous sommes clerc de notaire.

JULIA, à part.

Ah ! c’est le parisien... souvenons-nous que nous avons été modiste.

RAYMOND, toussant.

Hum !... hum !...

JULIA, toussant.

Hum !... hum !...

RAYMOND.

Donnons-lui le temps de s’apercevoir de mes avantages physiques...

Il se promène sans la regarder.

JULIA, le considérant.

Ah ! mon Dieu !

À part.

Mais je ne me trompe pas... c’est mon scélérat... mon perfide... oh !

ma vengeance, ma vengeance, voilà le moment de l’exercer mais solidement.

RAYMOND, s’approchant.

Ma belle enfant.

Il la regarde.

Ah ! grand Dieu !

JULIA.

Quoi donc ?

RAYMOND.

Ces yeux... ce nez... cette bouche...

JULIA, feignant l’effroi.

Eh bien !...

RAYMOND.

Cet air... ces traits... ce visage...

JULIA.

Est-ce qu’y m’y pousse que’que chose...

RAYMOND.

Julia, si c’est toi, dis-le...

JULIA.

Julia !... J’ m’appelle Félécité Toinon.

RAYMOND.

Toinon !...

JULIA.

Toinon... Félécité, c’est moi.

RAYMOND

Mais cette voix, c’est bien elle... et votre âge ?

JULIA.

J’aurai vingt ans, aux épinards prochains.

RAYMOND.

Vingt ans, c’est encore elle... et vous êtes depuis longtemps dans ce village ?

JULIA.

Dame !... d’puis vingt ans tout rond.

RAYMOND.

Tout rond... depuis vingt ans... ce n’est donc pas elle...

JULIA.

Même que j’ vas t’être décorée rosière.

RAYMOND.

Rosière... oh ! décidément, ce n’est pas Julia.

JULIA.

Ah ça ! pourquoi que vous me faites toutes ces questions-là ?

RAYMOND.

C’est que vous ressemblez d’une manière étrange à une jeune fille...

JULIA.

Mais dame !... à quoi que vous voudriez que je ressemblisse, à un jeune garçon ?

RAYMOND.

Non... je dis à une jeune fille, que j’ai éperdument aimée.

JULIA.

Ah !

RAYMOND, à part.

Elle ne se trouble pas...

Haut.

À une jeune fille que j’aime toujours !...

JULIA.

Ah !...

RAYMOND, à part.

Oh ! si c’est toi, je te forcerai bien à le trahir.

Haut.

Mais, hélas... l’inconstante m’a indignement trompé.

JULIA, à part.

Oh ! que c’est malin... vilaine couleur.

RAYMOND, sur le même ton.

Mais, hélas ! l’inconstante m’a indignement trompé.

JULIA.

Ah !

RAYMOND, la contrefaisant.

Ah !... ah !... ah !... toujours la même réponse.

JULIA.

Mais dame... je ne vous comprenons pas.

RAYMOND.

Vous ignorez donc ce que c’est que l’amour ?

JULIA.

C’te bêtise... puisque j’ vas être rosière.

RAYMOND.

Rosière... rosière...

La regardant.

Au fait, je la trouve mieux que Julia.

JULIA, à part.

Voyez-vous ça !

RAYMOND.

Cette fraîcheur... cet éclat... et puis Julia n’avait pas une si petite main... un pied si délicat.

JULIA.

Tiens, tiens !...

RAYMOND.

Julia n’avait pas cette taille élancée, et surtout si mince !

JULIA, à part.

Bêta !...

Montrant la longueur de son doigt.

Je suis grossie de tout ça !

RAYMOND.

Enfin, Julia est une ingrate, une perfide que j’oublie, et si vous voulez... ravissante...

JULIA.

Félécité Toinon... c’est un joli nom... pas vrai !

RAYMOND.

Eh bien ! ravissante... Toi... non... si vous le voulez je mets à vos pieds... mon cœur, mon âme et ma vie.

JULIA.

Toul ça à mes pieds !...

RAYMOND.

Oui, si vous me promettez de m’aimer un peu.

JULIA.

Vous aimer... j’ veux bien... j’aime les blonds, d’abord.

RAYMOND.

Enfin, si vous consentez à me suivre à Paris.

JULIA.

Vous suivre, je le veux ben encore ?...

RAYMOND.

Il se pourrait !

JULIA.

Il se pourra... la semaine prochaine !

RAYMOND.

Comment ?

JULIA.

Faut bien attendre huit jours pour que j’emporte ma couronne de rosière.

RAYMOND.

Sa couronne de rosière... Ah ça ! se moque-t-elle de moi.

JULIA, bas.

Non... a s’ gène...

Haut.

Eh bien ! est-ce que ça ne vous va pas ?

RAYMOND.

Si fait, je ferai tout ce que voudrez... car je n’y comprends rien... mais cette ressemblance étrange entre Julia et Toinon, ce rapprochement de paysanne et de grisette, ce mélange de diable et de sainte... tout cela me bouleverse, me rend fou, et qui que tu suis, Toinon ou Julia, modiste ou rosière, je sens... ma fui, je ne m’en défends pas, je sens que je t’aime.

Il se met à genoux.

JULIA, à part.

Ô ma vengeance... ma vengeance.

RAYMOND.

Air : Trompons-nous.

Ici j’implore à vos genoux
Un seul mot, un regard de vous.

JULIA.

Vous m’aimez, quoi vraiment.

RAYMOND.

J’en fais ici le serment.

JULIA.

Vous serez constamment...

RAYMOND.

Un fidèle et tendre amant !

JULIA.

Sans regret, sans effroi,
Toujours soumis à ma loi.
Vous jurez (bis)
D’ n’adorer jamais que moi ?

RAYMOND.

À vos pieds (bis)
Je jure...

JULIA.

C’est très bien...
Et moi... Je ne promets rien.

Ensemble.

RAYMOND.

C’est vraiment
Désolant,
Rien n’égale mon tourment,
Quel supplice est le mien,
Elle ne s’engage à rien.

JULIA.

Ah ! vraiment
C’est charmant,
Rien n’égale son tourment,
Quel supplice est le sien,
Déjà, je me venge bien.

JULIA.

Ah ! mon Dieu, on vient, si on me trouve avec un beau jeune homme, adieu ma réputation, ma vertu et ma couronne.

RAYMOND.

Eh bien ! soit, je me sauve, mais un mot, un seul... je vous reverrai, n’est-ce pas ?...

JULIA.

Oui...

RAYMOND.

Et vous m’aimerez...

JULIA.

Foi de Toinon... allez.

RAYMOND.

À bientôt !...

JULIA, le repoussant.

Mais allez... allez donc.

Il sort.

Ah ! ah ! ah ! ça se pique d’être plus malin que nous... ça se flatte de connaître les femmes, et ça ne sait pas en reconnaître une qui ne fait que changer de robe... décidément, les hommes sont des cornichons.

 

 

Scène X

 

JULIA, FIFINE, AGLAÉ, LISKA, GRISETTES

 

CHŒUR.

Air : À l’amour, à la folie.

Nous accourons toutes ensemble
Julia, lorsqu’auprès de toi
C’est l’amitié qui nous rassemble,
Il faut ici suivre sa loi.

JULIA.

Encore vous, mes bonnes amies ?

FIFINE.

Oui, ce sont nous... qui venons faire auprès de toi une grande «‘t dernière démarche.

JULIA.

Oh ! bien inutile... mais apprenez...

AGLAÉ.

Ne l’interromps pas... tu parleras après.

FIFINE.

Comment, tu veux rester ici... tu nous vantes la vie des champs... moi, d’abord, je ne te fais pas compliment du lait de la ferme, il n’est pas très catholique quoiqu’il soit extrêmement baptisé.

AGLAÉ.

Ah ça ! c’est bien vrai !

TOUTES.

Oui, oui, c’est vrai... c’est vrai !

FIFINE.

Quand aux œufs à la coque, il fallait les garder jusqu’à après-demain.

JULIA.

Comment ?

FIFINE.

Deux jours de plus sous la poule, ça faisait des petits poulets très agréables... et si tout le reste de ce qui le séduit dans la vie pastorale répond à ce commencement-là... il est impossible que tu ne reviennes pas avec nous.

JULIA.

Jamais, jamais... au grand jamais !...

AGLAÉ.

Mais qu’y a-t il donc ici de si séduisant ?... de gros bêtas de paysans... qui vous donnent de grosses tapes en vous regardant avec des gros yeux bêtes.

JULIA.

Et ce calme de l’âme, cette tranquillité du cœur que vous ne comptez pour rien.

FIFINE.

Bah ! est-ce qu’on croit à ces bêtises-là dans la rue Vivienne.

JULIA.

Comment, Mademoiselle...

FIFINE.

Eh ! ma chère !

Air de Fanchon.

Lorsque, dans ce village,
Tu fais vœu d’être sage,
Sans douter,
Puis-je t’écouter ?
Une grisette aimable.
Sous l’humble chaume du fermier.

JULIA, parlant.

Eh bien !...

FIFINE.

Ça m’ fait l’effet du diable
Au fond d’un bénitier.

JULIA.

C’est possible... mais je vous répète que je ne pars pas avec vous.

AGLAÉ.

Alors, Mesdemoiselles, c’est la perte de M. Raymond qui lui a tourné la tête.

JULIA.

Mais apprenez donc que je l’ai revu.

TOUTES.

M. Raymond ?...

FIFINE.

Ah bah !... lui, où ça ? quand ? comment ?

JULIA.

Ici, tout à l’heure, et je l’ai persuadé qu’au lieu de la grisette qu’il croyait reconnaître, il n’avait devant les yeux qu’une jeune paysanne bien simple, bien naïve.

AGLAÉ.

Et il l’a cru !

JULIA.

Parfaitement !...

FIFINE.

Ah ! l’imprudent, si crédule que ça... et il se marie !...

AGLAÉ.

Est-ce qu’il est ici avec sa femme ?

JULIA.

Sa femme, non... il est venu, m’a-t-on dit, avec un ami que je n’ai pas encore vu... un homme très laid...

Les modistes s’éloignent.

Très bête...

Elles s’éloignent encore.

Et très riche.

TOUTES, se rapprochant.

Ah !...

FIFINE.

Et où est-il ?

AGLAÉ.

Est-ce qu’il est reparti ?

LISKA.

Comment s’appelle-t-il ?

JULIA.

Il se nomme M. Courtois, et il est encore ici.

TOUTES.

Il est ici...

Elles arrangent leurs toilettes.

AGLAÉ.

Fifine... est-ce que mon jupon passe.

LISKA.

Ah ! je crois que mon fichu est de travers !

FIFINE.

Mesdemoiselles, est-ce qu’il ne me reste pas de jaune d’œufs à la bouche.

JULIA.

Mais qu’avez-vous donc, on dirait que ce M. Courtois vous fait de l’effet.

FIFINE.

Moi, ça m’est bien égal, j’ai trois ambassadeurs qui me font la cour.

JULIA.

Trois ambassadeurs et un commis de la rue des Moineaux.

AGLAÉ.

Et moi. Mesdemoiselles, il y a un jeune homme qui m’offre de m’épouser... et il est premier clerc.

FIFINE.

Oui, il est premier clerc dans une étude d’épicier-droguiste.

TOUTES, riant.

Ah ! ah ! ah !...

JULIA.

Enfin. Mesdemoiselles, je vous abandonne le Courtois, mais quant à l’autre, à ce monstre de Raymond, il faut que vous me promettiez de ne pas trahir mon incognito, au besoin même, de ne pas me reconnaître devant lui, et j’exige un serment.

TOUTES.

Oui, oui, un serment !

JULIA.

Mais chut ! on peut nous entendre.

CHŒUR.

Air de la Lucia.

Jurons, jurons, haine aux trompeurs,
Mais chut, tachons nous taire,
Et qu’au lieu d’amour, dans nos cœurs,
Se glisse la colère.

JULIA.

Oublions nos rêves menteurs
Et leur douce chimère !

TOUTES.

Jurons, jurons, etc.

JULIA.

On vient, rentrez à la ferme, et souvenez-vous du mot d’ordre : prudence et discrétion.

TOUTES.

Oui, oui, prudence et discrétion...

Reprise du chœur.

Elles sortent.

 

 

Scène XI

 

JULIA, puis COURTOIS

 

COURTOIS.

Impossible de rencontrer la petite...

Apercevant Julia.

Ah !

JULIA.

Bon, ce doit être l’autre ?...

COURTOIS.

C’est elle, je la reconnais aux battements de mon cœur... il imite les accents d’un moulin... trouvons une manière adroite d’entamer...

JULIA.

Voyons comment il va s’y prendre, celui-là.

COURTOIS, chantant.

Ah ! que l’amour est agréable...

JULIA, sans le regarder.

Elle est de toutes les saisons.

COURTOIS, à part.

Oh ! ça prend...

Chantant.

Un bon bourgeois dans sa maison.

JULIA, à part.

Est-ce qu’il croit que je rais chanter deux heures avec lui ?...

COURTOIS.

Un bon bour...

À part.

Elle ne sait peut-être pas le reste... voyons un autre moyen...

Haut.

Mademoiselle ?...

JULIA.

Monsieur

COURTOIS, cherchant.

Mademoiselle... heu...pourriez-vous me dire l’heure qu’il est s’il vous plaît !...

JULIA, à part.

Est-il bête...

Haut.

L’heure qu’il est...

Elle tire à Courtois la montre qu’il a dans la poche de son gilet et la regarde.

Il est deux heures un quart... voilà.

Elle lui remet sa montre dans sa poche.

COURTOIS, qui reste ébahi.

Ah !... je... je vous remercie bien... je...

JULIA.

Est-ce que vous êtes malade ?

COURTOIS.

Moi, non... est-ce que j’ai l’air ?...

JULIA.

Vous avez l’air tout chose.

COURTOIS.

C’est vous qui me produisez cet effet-là ?

JULIA.

Moi.

COURTOIS.

Oui, car je n’en doute pas... vous êtes celle que mon groom m’a dépeinte... oh ! n’est-ce pas que vous êtes celle...

JULIA.

Dame, si c’est un grand, rouge de cheveux, et jaune de culottes, c’est vrai que je l’ai vu.

COURTOIS.

Et ce qu’il m’a dit de vous est-il vrai aussi.

JULIA.

Ça dépend !

COURTOIS.

Il a dit d’abord que vous étiez jeune !

JULIA.

Dame... j’ai dix-neuf ans, neuf mois.

COURTOIS.

Et neuf mois !... il a dit ensuite que vous étiez jolie !

JULIA.

Ce n’est pas moi qui peut en juger.

COURTOIS.

Et enfin, candide et pure !

JULIA.

Pour c’qu’est de ça je ne sais pas c’que c’est

COURTOIS.

Oh ! innocence des champs, qu’on voit bien que vous n’avez jamais fréquenté les grandes villes.

JULIA.

Au contraire... je sois allée à Paris !

COURTOIS.

À Paris, vous ne m’induisez pas ?...

JULIA.

Peu de temps, mais assez pour le détester.

COURTOIS.

Vous avez été à Paris, et il ne s’est pas trouvé là des boisseaux d’hommes pour vous combler de carrosses et de chapeaux à plumes, pour vous cribler de diamants et de domestiques... oh ! mais tes Parisiens sont donc bêtes à manger de la farine, je les comparerais à des oies, si je ne craignais d’humilier ces volailles.

JULIA.

Vous me trouvez donc gentille ?...

COURTOIS,

Gen... gentille ?... mais c’est-à-dire que je vous trouve... oh Dieu ! je sens déjà que je vais rêver de vous, que je vais vous idolâtrer davantage d’heure en heure, de jour en jour, et de nuit en nuit.

JULIA, à part.

Si on voulait pourtant, comme on mènerait ça.

COURTOIS.

Je sens... voyez-vous... je sens...

JULIA.

Voyons, qu’est-ce que vous sentez encore ?...

COURTOIS.

Votre nom, je veux le prononcer cent vingt fois par minute.

JULIA.

Mon nom !... Anne-Marie-Louison-Félécité Gaillardon,

À part.

prononce donc ça cent vingt fois par minute, va.

COURTOIS.

Diable... alors, non... cent vingt fois, c’est beaucoup... mais n’importe, il restera gravé là, sous la flanelle.

JULIA.

Vraiment... mais vous me faite peur !

COURTOIS.

Oui, Anne-Marie-Toinon, etc., etc... je veux te consacrer ma vie... et je jure à tes pieds...

JULIA, à part.

À mes pieds ! deux déclarations en un jour, ah ! y avait longtemps que ça ne m’était arrivé.

COURTOIS.

Vous ne répondez pas Anne-Marie-Toinon, etc.

JULIA.

Je suis toute tremblante, Monsieur.

Air du Moulin.

Ah ! laissez-moi, de grâce,
Ou je vais quitter la place,
J’ai bien peur, laissez-moi !
Ou je vais mourir d’effroi.

COURTOIS.

M’aimez-vous, ô ma chère ?

JULIA.

Mon Dieu qu’il est vilain.

COURTOIS.

Près d’ vous je suis sincère.
Mon cœur bat comme un moulin,
Ça fait, tic tac,
Tic tic, tic tac.

ENSEMBLE.

Ah ! répondez, de grâce,
Et ne quittez pas la place,
Ma chère, écoutez-moi !
Et bannissez votre effroi.

JULIA.

Ah ! laissez-moi de grâce, etc.

Mais laissez-moi...

Il lui baise les mains.

Laissez-moi, mais laissez-moi donc.

Elle lui donne un soufflet et se sauve.

COURTOIS.

Oh ! quelle vertu... mais c’est égal, elle ne s’est enfuie que parce qu’elle me trouvait dangereux... oui, ça marche... ça trotte assez bien, je crois que la petite s’éprendra de mes charmes.

 

 

Scène XII

 

COURTOIS, SIMONNE

 

SIMONNE, entrant.

Impossible de retrouver ma nièce, ces petites me font enrager.

COURTOIS.

Mlle parle de sa nièce, ça doit être la tante, il faut que je prenne des renseignements... Villageoise, recevez mes compliments... vous avez une nièce !

SIMONNE.

Je le sais bien, que j’ai une nièce !...

COURTOIS.

Non je dis, une nièce ravissante ?

SIMONME.

Et sage donc. Monsieur.

COURTOIS.

Elle m’a fait cet effet-là, et je m’y connais.

SIMONNE.

D’abord, à Paris, elle a toujours vécu parmi ce qu’il y a de mieux, parmi les femmes les plus vertueuses, les fleuristes, les modistes.

COURTOIS.

Ah ! ce sont les femmes les plus... de Paris...

SIMONNE.

Pardine, ça se comprend : ces jeunesses, ça ne travaille que pour les dames, alors, ça ne voit jamais d’hommes, de la semaine.

COURTOIS.

Au fait, c’est juste, ça ne voit jamais d’hommes.

SIMONNE.

Et les dimanches donc, elle les passait dans des endroits que rien qu’au nom, ça doit être très vertueux.

COURTOIS.

Vraiment ?...

SIMONNE.

Elle allait... attendez donc, elle allait... à la Chaumière, par exemple.

COURTOIS.

La Chaumière ! comme c’est simple et naïf.

SIMONNE.

À Montesquieu !...

COURTOIS.

J’en ai entendu parler... un grand homme de l’antiquité ; on doit faire, dans l’endroit de ce nom, des sermons... de la morale.

SIMONNE.

Et enfin... à l’Ermitage !...

COURTOIS.

Oh ! Dieu ! l’Ermitage... l’Ermitage, voilà qui est pur, qui est saint... qui est...

SIMONNE.

Et j’ai su qu’à l’Ermitage, Monsieur, elle avait passé des nuits entières, tant elle s’y trouvait heureuse et paisible.

COURTOIS.

Oh ! assez, assez... tout ce que vous me dites là me transporte, me ravit, je l’adore, j’eu deviens bête !

SIMONNE.

Qu’est-ce qu’il a donc, ce Monsieur !...

 

 

Scène XIII

 

COURTOIS, SIMONNE, RAYMOND

 

RAYMOND, entrant.

Charmante, délicieuse !...

COURTOIS.

Ah ! c’est vous, mon ami, mon cher Raymond !

RAYMOND.

Vous voyez un homme enchanté.

COURTOIS.

Et vous avez en face l’humain le plus heureux de France, et je ne sais même pas si la Navarre en produit de plus fortunés.

SIMONNE.

Qu’est-ce qu’ils ont donc tous les deux ?

COURTOIS.

Figurez-vous que j’ai rencontré ici la femme la plus charmante, la plus jolie.

RAYMOND.

Comme moi !...

COURTOIS.

Non, bien plus jolie que vous !...

RAYMOND.

Vous ne m’entendez pas... Je suis amoureux.

COURTOIS.

Et moi aussi !

RAYMOND.

D’une femme !

COURTOIS.

Et moi aussi !

RAYMOND.

Taisez-vous donc, d’une femme gaie, vive, piquante.

COURTOIS.

Et moi, simple, naïve, candide.

RAYMOND.

Peut-être un peu coquette, mais spirituelle comme un petit diable.

COURTOIS.

La mienne, au contraire, d’une douceur, d’une candeur...

SIMONNE.

Où ont-ils pu trouver tout ça.

COURTOIS.

Mon cher, recevez mon compliment !

RAYMOND.

Et vous, recevez le mien !...

COURTOIS.

Enfin, j’aimerai donc une fois sans que vous m’avez devancé... je grille de vous la faire connaître.

RAYMOND.

Et moi, de vous la présenter.

JULIA, en dehors.

Ma tante !... ma tante !

COURTOIS, à part.

Ah ! j’entends son cri.

RAYMOND, à part.

Bon, c’est elle que j’entends !...

 

 

Scène XIV

 

COURTOIS, SIMONNE, RAYMOND, JULIA

 

Chacun des deux va la prendre par la main.

RAYMOND.

Mon cher Courtois !

COURTOIS.

Mon bon ami Raymond !

RAYMOND.

Voici la...

COURTOIS.

Je vous présente celle...

RAYMOND.

La jeune personne dont il est question.

COURTOIS.

La jeune fille que je vous disais.

RAYMOND.

Hein ?... qu’est-ce que vous dites donc ? c’est Mademoiselle dont je suis épris !

COURTOIS.

Mais du tout, du tout, c’est celle dont je suis amoureux.

RAYMOND.

Allons donc, vous êtes fou !

COURTOIS.

Mais vous battez les champs, mon bon ami.

SIMONNE, à Courtois.

Comment, comment, la jeune fille si sage...

COURTOIS.

C’était elle...

SIMONNE, à Raymond.

Cette jeunesse si coquette ?...

RAYMOND.

C’était elle...

SIMONNE, à Courtois.

Ce petit ange, enfin ?...

COURTOIS.

C’était elle...

SIMONNE, à Raymond.

Ce diable, ce démon, ce lutin.

RAYMOND.

C’était elle... toujours elle...

SIMONNE.

Ah ! tâchez donc de vous entendre.

JULIA.

Voilà que ça s’embrouille, ça devient très divertissant.

RAYMOND.

Il y a erreur, c’est sûr... François !... François !... le drôle est dans quelque cabaret... mais je saurai le trouver.

Air de l’Élissire d’Amor.

Du cabaret À la ferme,
Je cours aux renseignements.
Car je prétends mettre un terme
À mon doute, à mes tourments ;
Ce mystère est incroyable,
Et sans ménager mes pas,
Oui je vais...

COURTOIS.

Allez au diable,
Mais surtout n’en r’venez pas.

ENSEMBLE.

Du cabaret à la ferme,
Il court, etc.

Raymond sort.

 

 

Scène XV

 

COURTOIS, SIMONNE, JULIA

 

COURTOIS.

Encore une fois sur mon passage... ah ! c’est trop fort, c’est trop fort, et il me l’enlèverait aussi... non, ça ne sera pas... jeune fille !

JULIA.

Monsieur !...

COURTOIS.

Je suis bel homme !... très bel homme !...

JULIA.

Vous ?

COURTOIS.

C’est connu, mab je ne m’en fais pas gloire, je suis modeste ; de plus, je possède une fortune de 15 000 livres de rentes.

JULIA.

Où veut-il en venir ?...

COURTOIS.

Si vous voulez, je vous épouse !

SIMONNE.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

JULIA.

Hein ?... quoi ?... comment, vous m’épousez, avec le maire, l’adjoint, et la fleur d’oranger... ah ! voilà que je m’évanouis comme les autres, ce matin.

COURTOIS.

Les renseignements que j’ai pris, tout ce que m’a dit votre tante... encore une fois, consentez-vous, 15 000 livres de rente ?

JULIA.

Ma tante, mordez-moi, s’il tous plaît.

SIMONNE.

Comment ?

JULIA.

Mordez-moi !... je veux savoir si je rêve.

 

 

Scène XVI

 

COURTOIS, SIMONNE, JULIA, RAYMOND, FIFINE, AGLAÉ, LISKA, GRISETTES

 

RAYMOND.

Voilà des renseignements... j’amène des renseignements.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Galop de la retraite.

Nous accourons ;
Sur vos soupçons,
Oui, tout ici,
Doit être éclairci,
Et l’on saura,
On connaîtra,
Si c’est bien là,
Votre Julia.

RAYMOND.

Plus d’erreur, en vain, du village
Vous prenez les airs, le maintien.

JULIA.

Adieu donc, mon beau mariage.
Plus moyen
De déguiser rien.

CHŒUR.

Nous accourons, etc.

COURTOIS.

Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

RAYMOND.

D’anciennes connaissances que j’ai retrouvées ici, par miracle, et tout va s’expliquer enfin.

Prenant la main de Fifine qu’il place en face de Julia.

Eh bien ?

FIFINE.

Eh bien ?

RAYMOND.

Comment ?

FIFINE.

Quoi ?

RAYMOND.

Vous ne la reconnaissez pas ?

Julia lui fait un signe.

FIFINE.

Ah ! si fait !...

RAYMOND.

À la bonne heure !

FIFINE.

C’est la nièce de la mère Simonne, la fermière d’ici !

JULIA.

Je respire !

SIMONNE.

Pardine, oui !

COURTOIS.

Mais c’est connu, ça.

RAYMOND.

Comment, ce n’est pas votre ancienne camarade ; une modiste de votre magasin ?...

FIFINE.

Elle... ah ! ah ! ah !

TOUTES.

Ah ! ah ! ah !... il est fou !

COURTOIS.

Mon ami, vous êtes fou, il faut prendre garde, c’est malsain.

RAYMOND.

Ainsi, je me suis trompé ; adieu mes illusions, mes beaux projets.

JULIA.

Qu’est-ce qu’il dit ?

COURTOIS.

Et à demain notre mariage !

TOUS.

Leur mariage ?

RAYMOND.

Moi qui croyais l’avoir retrouvée, qui espérais recommencer cette belle existence de l’été dernier.

AGLAÉ.

Eh bien ! et votre femme donc ?...

RAYMOND.

Est-ce que je suis marié !...

JULIA.

Comment ?

RAYMOND.

Le souvenir de l’ingrate me suivait partout... et j’ai tout rompu, je suis resté garçon.

JULIA.

Ah ! voilà un beau trait !

COURTOIS.

Allons... ma jolie épouse.

JULIA.

Votre épouse... c’est que...

COURTOIS.

C’est que... quoi ?...

JULIA.

Je ne suis peut-être pas tout-à-fait aussi simple, aussi naïve que vous le pensez !

COURTOIS.

Oh ! que si, oh ! que si !

JULIA.

C’est qu’en effet, j’ai été un peu modiste à Paris.

RAYMOND.

Hein ?...

FIFINE.

Bon, v’là qu’elle évente la mèche.

COURTOIS.

Modiste, je sais ça... mais qu’est-ce que ça me fait... les modistes, ça ne travaille que pour les femmes... et alors...

JULIA.

C’est que j’ai été quelquefois à la Chaumière !

COURTOIS.

Je sais ça...

RAYMOND.

À la Chaumière !

JULIA.

Quelquefois à l’Ermitage !

RAYMOND.

L’Ermitage !

COURTOIS.

Je sais ça, et aussi à Montesquieu !... et un tas d’autres endroits qui doivent être aussi vertueux que leurs noms, mais je sais ça, je sais ça.

RAYMOND.

Des endroits vertueux, dites-vous... achevez, Mademoiselle, achevez, de grâce.

JULIA, regardant Courtois.

Ah ! ma foi, décidément, il est trop bête !...

COURTOIS, à Raymond.

Vous êtes trop bête, mon ami,

JULIA.

Mais du tout... vous, Monsieur.

COURTOIS.

Moi !

JULIA.

Sachez donc qu’une modiste... c’est...

COURTOIS.

C’est...

JULIA.

Air d’Yelva.

Pour la douceur, la grisette est un ange,
C’est un dragon pour son austérité,
De sentiment, jamais elle ne change,
C’est un terr’ neuv’ pour la fidélité.

COURTOIS.

Alors, pourquoi me mettre l’âme en peine
Si vous avez des trésors aussi beaux.

JULIA, parlant.

Ah ! dame, c’est que...

Ces vertus-là, ça s’exerc’ tout’ la s’maine,
Mais le dimanche est un jour de repos.
Ces pauv’ vertus qui s’exercent tout’ la s’maine,
Il leur faut bien un p’tit jour de repos.

COURTOIS.

Comment, un jour de repos ?...

JULIA.

On danse à la Chaumière, on danse à l’Ermitage, on danse à Montesquieu.

COURTOIS.

On danse... et vous avez fait comme les autres.

JULIA.

Le tout avec M. Nicolas Raymond.

COURTOIS.

Nicolas... qu’est-ce qui a dit Nicolas ?... qu’est-ce qui se nomme Nicolas ?

FIFINE.

Mais c’est Monsieur.

COURTOIS.

Lui !...

RAYMOND.

Julia... je ne m’étais donc pas trompé.

JULIA.

Je vous pardonne, en faveur du mariage rompu.

COURTOIS.

Ah ! j’avais donc bien reconnu son horrible tournure, et tu dis que tu es mon ami... et tu veux me suivre partout, pour que si je me marie... ah ! mais tu ne m’attraperas pas, Nicolas... je romps l’amitié, et si Mlle Fifine veut accepter mon cœur et mon hommage...

FIFINE.

Moi mais vous ne me connaissez pas ?

COURTOIS.

Si fait... je vous ai vue depuis longtemps... dans mes rêves.

FIFINE.

Dans vos rêves...

RAYMOND.

Et maintenant, Mesdemoiselles, retournons à Paris.

COURTOIS.

Allons, c’est dit, ça me va, je vous vas, vous m’allez, nous nous allons... allez, la musique.

CHŒUR.

Air : Enfin, dans ce jour.

Enfin, dans ce jour,
Pour le village
Quel avantage,
Nous voyons l’amour
Renaître enfin dans ce séjour.

JULIA.

Air de Céline.

Tout à l’heur’ plein de confiance
Et de moi, Courtois enchanté,
Vient de prendre avec complaisance
Chaque défaut pour une qualité !
Cet exemple est je crois fort sage, 
À notr’ auteur loin d’chercher un procès
Fait’s en autant pour son ouvrage,
Et nous aurons un fier succès.

CHŒUR.

Enfin, dans ce jour, etc.

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